Paragraphe 1. La montée du nationalisme
A l?instar de la France, l?Angleterre était contrainte de
s?engager dans un processus de décolonisation après la guerre
(A).
Le Comité Judiciaire, perçu dans le Commonwealth
comme un organe de l?Empire britannique, devenait incompatible avec le statut
d?Etats indépendants des anciennes colonies. La mise en cause de
l?institution s?était intensifiée (B).
A. L'émancipation des territoires
Les colonies et dominions se rangèrent aux
côtés de la Grande-Bretagne lors des deux grands conflits
mondiaux. Les Premiers ministres des dominions étaient en
conséquence invités, dès le premier conflit, à
participer aux séances du Conseil de guerre (War Cabinet) qui
devint, par la suite, le Conseil de guerre impériale(Imperial War
Cabinet). L?Inde, compte tenu de son importance démographique,
était elle aussi représentée dans les conférences
ultérieures.
Les dominions participèrent à la
définition de leurs politiques extérieures et, notamment, aux
négociations de paix de 1919. Ils signèrent le Traité de
Versailles de la même année. Ils devinrent ensuite membres de la
Société des Nations.
Ce nouveau rapport de force avait contraint la Grande-Bretagne
à négocier elle-même avec ses dominions et colonies (a) et,
éventuellement, à leur accorder l?indépendance (b).
a. Le processus d'émancipation des territoires
Pour maintenir l?unité de l?Empire dans les prises de
position sur le plan international, la Grande-Bretagne organisa, en 1926, une
conférence sur le devenir de l?Empire. Le gouvernement de Londres
était déterminé à faire disparaître les
dispositions juridiques de l?Empire contraires à l?égalité
de statut entre l?Angleterre et les dominions. Il fut adopté une
résolution dite «la déclaration de Lord Balfour» selon
laquelle le Royaume-Uni et les dominions seraient des communautés
autonomes et égales en statut et ne seraient subordonnées les
unes aux autres sous aucun aspect de leurs affaires intérieures ou
extérieures.
Cette déclaration constatait l?existence au sein de
l?Empire d?un groupe de nations indépendantes, dont le seul lien
organique entre elles et la Grande- Bretagne était l?institution royale.
La Loi britannique de 1931 sur le Statut de Westminster (Statute of
Westminster Act), qui reprenait les termes de la déclaration de
Lord Balfour, disposait que le Parlement de Londres ne pouvait
légiférer à l?égard d?un dominion qu?à la
demande expresse de celui-ci. Les Parlements des dominions devenaient
entièrement souverains. La Loi de 1931 abrogea la Loi de 1865 sur la
validité des lois coloniales. Quant au Comité
Judiciaire144, les dominions possédaient la faculté
d?abolir à leur égard sa j uridiction145.
En ce qui concerne les colonies, leur volonté de
s?émanciper atteignit un point culminant après la deuxième
guerre. L?Inde réclamait le départ des anglais. Dans les autres
pays d?Asie, un sentiment anti-européen avait pris naissance et la
population se dressa contre la tutelle européenne146. De
même, les colonies africaines revendiquaient le droit à
l?indépendance.
Devant cette poussée du nationalisme, le gouvernement de
Londres décida de conduire les territoires coloniaux au stade du
gouvernement autonome (self-
144 JENNING Ivor: «The Statute of Westminster and appeals to
the Privy Council», LQR, 1936, pp. 173 à 188.
145 Les dominions s?étaient émancipés en
1931. A l?exception de l?Afrique du Sud, qui accéda au statut de
République en 1961, les dominions demeurent des monarchies
constitutionnelles où le souverain est la Reine Elisabeth II. V. BRADY
Alexander: «Democracy in the Dominions», Londres, University of
Toronto press, 1955, 614 p.
146 GRIMAL Henri, cité note 114, v. p. 98.
government)147 dans le cadre du
Commonwealth148. L?Angleterre ne s?était pas opposée
à l?émancipation de ses colonies et avait proclamé son
attachement au droit de ses colonies à disposer d?elles-mêmes.
147 L?Angleterre renonça volontairement à sa
souveraineté politique pour s?assurer, grâce à un climat de
bonne entente, le maintien de ses liens commerciaux et monétaires. V.
GRIMAL Henri: «La décolonisation, de 1919 à nos jours»,
Bruxelles, Editions Complexes, 1985, 351 p., y. p. 179.
148 CONAC Gérard, in CONAC Gérard (dir),
cité note 18, y. p. XI.
b. Le transfert de souveraineté
L?objectif du gouvernement de Londres était
d?accélérer l?évolution politique et constitutionnelle des
territoires d?outre-mer afin que des conditions d?installation d?un
gouvernement stable et responsable fussent présentes. Le Commonwealth
des Nations, organisation créée juridiquement par la Loi de 1931
sur le Statut de Westminster et qui s?était substituée
progressivement à l?Empire, fut un élément favorable
à la politique évolutive mise en oeuvre par
l?Angleterre149. La Communauté des Nations avait permis le
passage en douceur des colonies de l?Empire au stade d?Etats
indépendants du Commonwealth.
Ainsi, dès la fin de la deuxième guerre
mondiale, les autorités locales des grandes colonies, tels
l?Inde150 et le Ceylan (Sri Lanka), étaient
appelées à former des gouvernements qui devaient progressivement
prendre la direction des affaires politiques des dirigeants britanniques,
notamment du Gouverneur. Les institutions créées, le Conseil
Exécutif et le Conseil Législatif, qui devenaient ensuite
respectivement le gouvernement et le Parlement, traduisaient
profondément la nature des institutions du régime parlementaire
de la Grande - Bretagne. L?Inde obtint, même si le modèle
d?évolution n?avait pas fonctionné parfaitement, son
indépendance en 1947151 et le Ceylan en 1948.
Le processus d?évolution vers l?émancipation fut
très rapide en Afrique anglaise152. L?introduction des
autochtones dans les conseils locaux avait accéléré les
revendications nationalistes. Chaque réforme et chaque avancée
proposée et octroyée par la Grande-Bretagne furent
dépassées par de nouvelles revendications jusqu?à
l?accession des pays à l?indépendance. L?Angleterre
établissait alors une Constitution dite finale? pour chaque
nouveau pays.
B. Le retrait des nouveaux Etats du champ de
compétence du Comité Judiciaire
Depuis la promulgation de la Loi de 1931 sur le Statut de
Westminster, les juristes et politiques de certains dominions, puis des
nouveaux Etats du
149 JUDD Denis et SLINN Peter: «The evolution of the modern
Commonwealth 1902-80», Londres, Macmillan, 1982, 171 p., v. p. 97 et s.
150 FISCHER Georges: «Le Parti travailliste et la
décolonisation de l?Inde», Paris, Librairie François
Maspéro, 1966, 341 p.
151 PARSAD Rajendra: «The new Indian Constitution», pp.
123 à 133, in BAILEY Sydney D. (dir): «Parliamentary Government in
the Commonwealth», Londres, Hansard Society, 1951, 217 p.
152 «L?avance constitutionnelle était l?aspect le
plus important de la nouvelle politique. Elle ne posait, en principe, du
côté de la Grande-Bretagne, aucune difficulté doctrinale:
les territoires africains auraient simplement à suivre la voie
déjà tracée par les dominions et Ceylan», GRIMAL
Henri, cité note 147, v. p. 225.
Commonwealth, avaient mis en avant les imperfections et
l?archaïsme de l?institution londonienne et demandait par
conséquent sa dissolution.
Il serait utile de recenser les critiques émises à
l?encontre du Comité Judiciaire (a) avant d?évoquer
l?appauvrissement de sa compétence (b).
a. Les griefs invoqués par les nouveaux Etats
Les critiques à l?égard du Comité
Judiciaire furent nombreuses et variées. La réticence
fondamentale au droit de recours au Comité Judiciaire provenait, non pas
des imperfections du système, mais plutôt de son existence
même. En accédant à l?indépendance, les nouveaux
Etats considéraient les appels à Londres comme incompatibles avec
leur souveraineté parlementaire et judiciaire. Cet argument tenace fut
le refrain de toute réflexion sur la justice londonienne par les
autorités des nouveaux Etats. Le Comité Judiciaire
représentait un des derniers insignes du colonialisme153.
Aussi, certains juristes du Canada considéraient que la Haute Instance
londonienne portait atteinte à la crédibilité de la Cour
Suprême et inhibait le développement de son statut et de son
prestige154. La Cour Suprême s?éclipsait devant le
Comité Judiciaire.
Les dirigeants politiques canadiens voyaient dans le maintien
de la juridiction londonienne une anomalie. Les litiges d?ordre constitutionnel
d?un grand pays, tel le Canada, ne pouvaient être tranchés par un
organe juridictionnel étranger, autrement dit un tribunal
anglais155. L?éloignement géographique du
Comité Judiciaire portait préjudice à la
légitimité de ses décisions. Le juge londonien ne
disposait pas d?une bonne connaissance des situations et des subtilités
locales nécessaires à la bonne administration de la
justice156 d?autant que le Comité Judiciaire était
composé à majorité ou unanimement de juges anglais.
Très peu de juges des ex-colonies furent nommés membres du
Conseil Privé malgré l?existence de dispositions
législatives à cet effet157. Par ailleurs, la
composition de la formation de jugement du Comité
153 GORDON G. M., DE B. FARRIS J. W. et SCOTT F. R.:
«Abolition of appeals to the Privy Council: A symposium», CBR, 1947,
pp. 557 à 572. v. p. 571.
154 «The existence of the Privy Council undermined the
credibility of the Supreme Court and inhibited the development of its status
and prestige», CAIRNS Alain.: «The Judicial Committee of the Privy
Council and its critics», RCSP, 1971, pp. 301 à 345, v. p.
344-5.
155 GUIFFAULT Didier, cité note 126, p. 14.
156 «The real complaint against the Committee in terms of
judicial competence was that, its very nature, being composed in practice of
entirely of U.K. judges, it could not possibly match local practitioners in
their knowledge of local law and conditions», SWINFEN David B.,
cité note 38, v. p. 11.
157 Les Etats du Commonwealth n?avaient pas les mêmes
garanties de représentation au Comité Judiciaire que les
écossais en ont à la Chambre des Lords. Seuls les dominions et
l?Inde pouvaient avoir un de leurs juges siéger au Comité
Judiciaire.
Judiciaire variait de temps en temps. Le personnel
n?était pas stable car les juges étaient désignés
de manière occasionnelle'58 et la jurisprudence, en ce qui
concernait le Canada, fut fluctuante, voire contradictoire d?autant que le
Comité Judiciaire n?était pas lié par ses propres
décisions.
L?égalité d?accès de tous les
justiciables à la justice londonienne n?était pas assurée.
Très coûteuse, la justice londonienne était
fondamentalement injuste. Les moins fortunés furent
défavorisés. L?aide juridictionnelle prévue (qui a pour
appellation formâ pauperis?) ne permettait pas à tous
les justiciables de revenus modestes d?en bénéficier. Seuls ceux
qui ne possédaient pas plus, à l?époque, de £ 5
pouvaient recevoir cette aide.
b. L'appauvrissement du champ de compétence du
Comité Judiciaire
Plusieurs pays mirent fin à la compétence du
Comité Judiciaire à leur égard et il serait utile de
rappeler quelques grandes dates.
Le premier pays à abolir le droit d?appel au
Comité Judiciaire fut l?Etat Libre d?Irlande (The Irish Free
State). La Constitution de 1922 avait établi une Cour Suprême
mais elle ne comportait aucune disposition relative au droit de recours au
Souverain d?Angleterre. Le Comité Judiciaire s?était reconnu
compétent à l?égard de l?Etat Libre d?Irlande en
considérant que son pouvoir relevait d?une convention constitutionnelle
bien établie. En 1933, le Parlement irlandais adopta une Loi
Constitutionnelle annulant le droit de recours au Roi d?Angleterre.
L?histoire de l?abolition des appels par le Canada fut
passionnée. En 1926, une première tentative d?abolition partielle
du droit de recours fut tenue en échec par le Comité Judiciaire.
Le tribunal londonien annula la disposition législative qui lui est
relative en vertu de la Loi de 1865 sur la validité des lois coloniale
s'59.
Nous avons vu qu?en 1931 la Loi sur le Statut de Westminster
proclama la souveraineté des parlements des dominions. Ainsi en 1933, le
Parlement canadien vota une Loi réformant le Code Pénal dans le
but de revenir sur le
158 «(It was) a court of fluctuating personnel
characterised by the intermittent appearance and quick disappearance of many
members», MAC DONNALD Vincent: «The Privy Council and the Canadian
Constitution», CBR, 1951, pp. 1021 à 1037, v. p. 1024.
159 CJCP: 25 février 1926, Nadan c/ The King, AC, 1926,
pp. 482 à 496, affaire canadienne, Vicomte Lord-Chancelier Cave
rédacteur de l'arrêt. Selon le juge, la loi canadienne violait la
Loi de 1833 sur le Comité Judiciaire.
dispositif de la précédente décision du
Comité Judiciaire. En vertu du nouvel ordonnancement juridique, le
Comité Judiciaire confirma la validité de la Loi
canadienne160.
Le droit d?appel demeurait en droit privé et public
(civil matters), mais les décisions du Comité Judiciaire
furent mal accueillies au Canada. L?activisme judiciaire de la Haute
Juridiction donnait l?impression qu?elle poursuivait une politique colonialiste
dans l?interprétation de la Constitution canadienne161. Le
Comité Judiciaire avait, selon ses adversaires, substitué son
idéologie politique aux lois votées par les représentants
du peuple canadien162. Il semble qu?au-delà des
argumentations étayées, la réticence canadienne envers le
Comité Judiciaire se situait sur un plan politique. Les autorités
fédérales voulaient consolider la nation canadienne. Le
Comité Judiciaire, soutenant le gouvernement britannique, tenait
à empêcher la montée en puissance d?une telle nation qui
aurait pu suivre le pas des Etats-Unis d?Amérique et se déclarer
indépendante.
Une proposition de loi tendant à abolir le recours
juridictionnel à Londres fut adoptée en 1939163.
Déférée au Comité Judiciaire, le juge
prononça la conformité de la Loi à la
Constitution164.
Quant à l?Inde, elle supprima, une fois la
République proclamée en 1947, tout droit de recours au
Comité Judiciaire165 et délégua toute la
compétence de ce dernier à une Cour fédérale
suprême. Depuis son retrait du champ de compétence du
Comité Judiciaire, le nombre général de pourvois des pays
à Londres s?était diminué considérablement. Il y a
lieu de souligner que les appels de l?Inde, du fait de leur nombre,
étaient tranchés par une formation spéciale du
Comité Judiciaire166.
Le conflit entre le Comité Judiciaire et la Haute Cour
de l?Australie fut intense167. La Haute Cour avait refusé
d?appliquer les précédents du Comité Judiciaire et
refusait systématiquement d?accorder aux requérants une
160 CJCP: 6 juin 1935, British Coal Corporation c/ The King, AC,
1935, pp. 500 à 523, affaire du Canada, Vicomte Sankey rédacteur
de l'arrêt.
161 CAIRNS Alain, cité note 154, v. p. 312 et s.
162 MARSHALL H. H., cité note 134, v. p. 701. Lors des
débats sur la proposition de loi tendant à abolir le droit de
recours à Londres, un député fit remarquer que: «Le
droit d?appel existait pour les colonies. Le Canada n?est pas une
colonie», ibid.
163 LIVINGSTON William S.: «Abolition of appeals from
Canadian courts to the Privy Council», HLR, 1950-51, vol. 64, pp. 104
à 112.
164 CJCP: 13 janvier 1947, Attorney-General for Ontario c/
Attorney-General for Canada, AC, 1947, pp. 127 à 155, affaire de Canada,
Lord-Chancelier Jowitt rédacteur de l'arrêt.
165 EDDY J. P.: «India and the Privy Council: the last
appeal», LQR, 1950, vol. 66, pp. 206 à 215. 166 CAMPELL Enid M.:
«The decline of the jurisdiction of the Privy Council», ALJ, 1959,
pp. 196 à 209.
167 SAWER G.: «Appeals to the Privy Council», OLR,
1970, vol. 2, pp. 138 à 149.
autorisation de se pourvoir au Conseil Privé.
Réagissant à cette attitude, le juge de la Downing Street
admettait plus libéralement les demandes d?autorisation de se pourvoir
devant lui. Les autorités politiques de l?Australie réagissaient
à leur tour en limitant de manière progressive les cas
d?ouverture d?un pourvoi à Londres. En 1975, le droit de former un
pourvoi contre un arrêt de la Haute Cour fédérale au
Comité Judiciaire fut aboli. Seuls les Etats
fédérés pouvaient encore maintenir le droit de recours au
Conseil Privé à l?encontre des décisions des cours
suprêmes fédérées. Aussi, la Haute Cour
fédérale affirmait sa souveraineté en déclarant que
ses précédents prévalaient sur ceux du Comité
Judiciaire en cas de conflit. Le Comité Judiciaire dénonça
sévèrement cette prise de position168. Suite à
un accord entre tous les Premiers ministres des Etats
fédérés de l?Australie, il fut adopté, en 1985, une
Loi mettant définitivement fin au droit des australiens de se pourvoir
au Souverain.
Au cours des années soixante-dix et quatre-vingts,
nombreux Etats africains du Commonwealth avaient suivi l?exemple des dominions.
Le Comité Judiciaire s?affaiblit et ne s?adaptait pas à
l?évolution du Commonwealth. L?institution ne s?était pas
transformée malgré les propositions faites en ce sens par des
pays alors encore soumis à sa juridiction et par des dirigeants
britanniques.
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