Paragraphe 1. La question de la peine de mort
Comme dans beaucoup sociétés, le problème
de la peine capitale1043 a provoqué dans le Commonwealth,
notamment devant le Tribunal de la Downing Street, la passion dans les
discussions théoriques et juridiques et de remarquables revirements dans
l?application pratique.
Le débat s?est porté sur la
constitutionnalité de la sanction (A) et s?est évolué
ensuite sur la mise à exécution de la peine (B).
A. La constitutionnalité de la peine
Le Conseil Privé a déclaré la peine de
mort conforme à la Constitution (a). Ce point de vue, bien que maintenu,
s?inscrit-il dans l?évolution historique de la jurisprudence des
juridictions des droits de l?homme sur ladite peine (b) ? Une étude de
droit comparé nous permettra d?effectuer une appréciation
critique de la jurisprudence du Comité Judiciaire et pousser plus avant
notre analyse.
1043 NORMAND Marcel: «La peine de mort», PUF, Que
sais-je ?, 1980, 127 p.
a. La déclaration de constitutionnalité
Les peines corporelles et la peine de mort, le châtiment
suprême, avaient existé dans tous les pays. Au Royaume-Uni, la
peine corporelle fut maintenue jusqu?au vingtième siècle. Les
coups de fouet ne furent abolis qu?en 19481044 mais le
châtiment corporel survécut dans l?île de Man jusqu?en
19781045. En Angleterre, la légitimité juridique de la
peine de mort n?est pas totalement mise en cause bien que les exécutions
n?aient plus lieu. Elle subsiste en cas de haute trahison et fut abolie de
manière progressive pour les crimes (felonies) de droit commun.
Une Loi de 1965 avait supprimé la peine pour une durée de cinq
années et une autre Loi, promulguée en 1969, déclara
l?abolition permanente. L?Angleterre n?est toutefois pas signataire du
Protocole n° 6 relatif à l?abolition de la peine de mort à
la Convention Européenne des Droits de l?Homme1046.
La République de Maurice est considérée
juridiquement comme un pays rétentionniste, ou plutôt à
l?heure actuelle, un pays abolitionniste de fait. La peine de mort fut
sérieusement contestée par une majorité de
députés. Après avoir fait procéder à
quelques exécutions, le gouvernement de Sir Aneerood Jugnauth fit
adopter en 1995 par l?Assemblée Nationale un projet de
loi1047 suspendant la sentence de mort1048. Cependant, ce
projet ne reçut l?assentiment du Chef de l?Etat et fut renvoyé
à l?Assemblée pour une nouvelle
délibération1049. Il ne fut plus inscrit à
l?ordre du jour de l?Assemblée qui s?était renouvelée
après.
A Maurice, comme dans les pays ayant une Constitution de type
Westminster, la peine capitale en soi (per se) est
considérée comme conforme à la Norme
Fondamentale1050. En effet, les Constitutions du
Commonwealth1051, à la manière de la Convention
Européenne des Droits de l?Homme, proclament le droit à la vie
sous réserve notamment d?une limitation: la sanction de la peine
1044 FRY Margery: «La réforme pénale anglaise
de 1948», RSC, 1951, pp. 619 à 631. 1045 CEDH: 25 avril 1978, Tyrer
c/ Royaume-Uni, PCEDH, 1978, série A, vol. 26, 32 p.
1046 Il semble qu?il se dessine en Europe une norme d?ordre
public d?interdiction de la peine capitale. V. CE: 15 octobre 1993, affaire
Madame Aylor, RDCE, 1993, pp. 283 à 293, conclusion du commissaire du
gouvernement Vigouroux.
1047 Projet de loi de Sir Maurice Rault, ministre de la
justice, intitulé abolition de la peine de mort.
1048 MARIMOOTOO Henri: «Le crime d?Etat en sursis», WE,
6 août 1995, p. 7.
1049 Le Président de la République contestait la
peine substitutive, la réclusion criminelle à vingt ans qu?il
jugeait insuffisante.
1050 CJCP: 15 octobre 1980, Ong Ah Chuan c/ Public Prosecutor,
AC, 1981, pp. 648 à 674, affaire de Singapour, Lord Diplock
rédacteur de l'arrêt. Il affirme que: «it was not suggested
on behalf of the defendants that capital punishment is unconstitutional per se.
Such an argument is foreclosed by the recognition in article 9(1) of the
Constitution that a person may be deprived of life in accordance with
law», ibid., p. 672.
1051 L?article 4-1 de la Constitution de Maurice est ainsi
rédigé: «Nul ne peut être intentionnellement
privé de la vie sauf en exécution d?une décision de
justice le condamnant pour crime».
capitale prononcée par une cour de justice
compétente. Aussi, les Constitutions du Commonwealth, comportent une
clause conférant une sorte de brevet de constitutionnalité
à tout type de peine pratiqué ou prévu juridiquement avant
l?entrée en vigueur de la Constitution ou avant une date
fixée1052. Ces peines et sanctions ne peuvent être
considérées comme étant inhumaines et
dégradantes1053.
En vertu de ces dispositions, le Comité Judiciaire
s?interdit de contrôler la peine de mort, ou, comme le formule le juge,
de substituer son propre jugement à celui du législateur sur la
question1054. Le juge londonien se range à la jurisprudence
de la Cour Européenne des Droits de l?Homme. La peine de mort ne viole
pas la protection contre les peines inhumaines et dégradantes.
L?exception prévue au droit à la vie est une exception
générale, à tous les articles du catalogue des
droits1055. Il y a lieu de lire toute la Constitution en harmonie
avec l?exception au droit à la vie afin que celle-ci ne soit pas
réduite à néant. Davantage encore, le Comité
Judiciaire affirme que, du moment où la peine de mort était
prévue par une loi antérieure à la Constitution, elle
échappe au contrôle du juge1056. Si aucune loi
antérieure à la Constitution n?avait prévu le mode
d?exécution de la sentence, le juge londonien considère que la
pratique de la Common Law comble le vide juridique1057. Aussi, le
juge londonien ne contrôle ni la proportionnalité entre la
gravité de l?infraction et le degré de la peine ni l?absence de
discrétion laissée au juge du fond quant au prononcé de la
peine si la culpabilité est retenue. Il considère que la peine de
mort peut constitutionnellement être une peine
obligatoire1058.
Si logiques et si bien construits qu?ils soient, les
arrêts du Comité Judiciaire n?en apparaissent pas moins
regrettables. L?indifférence, la neutralité, la rigueur juridique
du Comité Judiciaire sur la question de la peine de mort ont
provoqué les plus grandes réserves et contestations de la
doctrine. En ce sens, Monsieur le Professeur David Pannick soutient qu?en
contentieux constitutionnel (constitutional adjudication) la solution
donnée par le juge est
1052 Article 7 CM. 1053 Ibid.
1054 CJCP: 15 mai 1975, Micheal de Freitas c/ George Ramoutar
Benny, AC, 1976, pp. 239 à 248, affaire de Trinité et Tobago,
Lord Diplock rédacteur de l'arrêt.
1055 CEDH: 29 janvier 1989, Soering c/ Royaume-Uni, 1979,
série A, vol. 161, 83 p., v. p. 40, paragraphe 103.
1056 CJCP: 19 janvier 1966, Simon Runyowa c/ The Queen,
cité note 827.
1057 CJCP: 3 avril 1995, Larry Raymond Jones c/ Attorney-General,
WLR, 1995, vol. 1, pp. 891 à 897, affaire des Bahamas, Lord Lane
rédacteur de l'arrêt.
1058 «There is nothing unusual in a capital sentence
being mandatory. Indeed its efficacy as a deterrent may be to some extent
diminished if it is not. At Common Law all capital sentences were mandatory?,
CJCP: 15 octobre 1980, Ong Ah Chuan c/ Public Prosecutor, cité note
1050, v. p. 673.
toujours empreinte d?une discrétion. En vertu de cette
proposition, le juge londonien aurait dû prêter attention aux
considérations humaines et affectives. Il aurait dû, dans les cas
difficiles, faire primer le jus? sur le lex?. Or, le
Comité Judiciaire avait privilégié la solution
inverse1059.
Il ne faut pourtant sombrer dans une vision pessimiste de la
jurisprudence londonienne. On assiste dans des cas mauriciens à une
volonté des juges de la Downing Street de remettre en cause,
fût-ce de manière indirecte, la peine capitale. En effet, la Haute
Juridiction a, au cours de cette décennie, fait reculer à Maurice
la peine de mort même si elle demeure une sanction valide. Auparavant, il
faisait preuve d?une grande retenue à l?égard des moyens de vice
de forme et de procédure invoqués par les plaideurs mauriciens
dans les affaires impliquant la sanction capitale1060. Depuis le
début des années quatre-vingt-dix, elle a annulé la Loi
prescrivant cette sentence aux personnes reconnues coupables de trafic de
stupéfiants au motif qu?elle viole le principe de la séparation
des pouvoirs1061, et dans une autre affaire, a commué la
peine en emprisonnement à vie1062.
Une nouvelle jurisprudence est peut-être en train de
voir le jour. Nous voici à un tournant, à un moment crucial de
l?acceptation de la peine de mort dans les sociétés modernes du
Commonwealth. Un regard sur le droit comparé est dès lors
intéressant et pourrait éventuellement servir de guide au
développement à la jurisprudence londonienne.
b. La constitutionnalité de la peine de mort en droit
comparé
Comme de nombreux textes primaires de droit
international1063, ni les Constitutions du Commonwealth, ni le
Comité Judiciaire n?ont aboli la peine de mort. Cette position
conservatrice est aussi conforme à celle de la majorité des
juridictions constitutionnelles du monde. Elle pourrait être remise en
cause en ce sens que la peine de mort est de plus en plus
considérée comme une peine cruelle, inhumaine et
dégradante.
La moitié des Etats des Etats-Unis d?Amérique n?ont
pas encore aboli la peine de mort et la Cour Suprême
fédérale a déclaré cette sentence en soi
1059 PANNICK David: «Judicial review of death penalty»,
Londres, Duckworth, 1982, 245 p. 1060 CJCP: 2 octobre 1984, Louis
Léopold Myrtile c/ The Queen, cité note 570.
1061 CJCP: 18 février 1992, Ali c/ Regina, cité
note 635.
1062 CJCP: 18 avril 1994, Roger France Pardayan De Boucherville
c/ The State, affaire de Maurice, Lord Keith rédacteur de
l'arrêt.
1063 SCHABAS William A.: «The abolition of death penalty in
international law», Cambridge, Grotius Publications Ltd, 1993, 384.
constitutionnelle parce que prévue expressément
par la Loi Fondamentale1064. Cependant, la Cour met l?accent sur la
nécessité de respecter les garanties procédurales et se
déclare compétente pour contrôler les lois
répressives qui enlèvent au juge du fond sa discrétion
quant au prononcé de la sentence ou une autre peine une fois la
culpabilité de l?accusé reconnue. La Cour, contrairement au
Comité Judiciaire, considère que la peine de mort obligatoire
(mandatory) n?est pas constitutionnelle. Elle dénie au juge le
droit de faire bénéficier au coupable des circonstances
atténuantes (mitigating circumstances). Aussi, la Cour interdit
l?application de la peine aux mineurs et aux déficients
mentaux1065.
Des organes supranationaux, seul le Comité des Droits
de l?Homme des Nations Unies du Pacte relatif aux droits civils et
politiques1066 a posé les premiers jalons tendant à
interdire la peine de mort alors même que le Pacte susmentionné
l?autorise expressément. Le droit à la vie de l?article 6 du
Pacte est considéré comme un droit pratiquement intangible et le
droit le plus suprême1067. Cette lecture implique que
l?article 6 n?est sujet à aucun aménagement et s?inscrit à
l?encontre de la lettre de l?énoncé du texte dans son ensemble.
Le raisonnement du Comité des Droits de l?Homme se développera en
reconnaissant dans une décision majoritaire que la peine de mort peut en
soi être considérée comme inhumaine et dégradante
aux termes de l?article 7 du Pacte1068. Le Comité des Droits
de l?Homme marque définitivement sa volonté de ne pas être
lié par le texte quels que soient ses degrés de contraintes afin
de pouvoir faire évoluer le débat sur la peine capitale et
répandre l?idée selon laquelle l?abolition de cette sentence,
conformément au Préambule du deuxième Protocole Facultatif
se rapportant au Pacte, «contribue à promouvoir la dignité
humaine et le développement progressif des droits de
l?homme»1069.
La Cour Constitutionnelle de l?Afrique du Sud aura le
mérite de s?être livrée à une interprétation
très dynamique et concrète de la notion de
1064 CSEUA: 2 juillet 1976, Gregg c/ Georgia, US, 1976, vol.
428, pp. 153 à 241, le juge Stewart rédacteur de l'arrêt
majoritaire. V. Kauffmann Sylvie: «Aux Etats-Unis, une exécution
capitale par semaine», Le Monde, 22-23 septembre 1996, p. 12.
1065 VROOM Cynthia: «La nouvelle jurisprudence de la Cour
Suprême américaine sur la peine de mort», RSC, 1989, pp. 832
à 841.
1066 MC GOLDRICK Dominic: «The Human Rights Committee:
its role in the development of International Convenant on Civil and Political
Rights», Oxford, Clarendon Press, 1994, 576 p.
1067 «La valeur de la vie est incommensurable pour tout
être humain et le droit à la vie consacré par l?article 6
du pacte est le droit suprême», CDHNU: 30 juillet 1993, Joseph
Kindler c/ Canada, Communication n° 470/1991, RUDH, 1994, pp. 165 à
181, v. avis de Bertil Wennegrenn, p. 175.
1068 «Le Comité est conscient de ce que, par
définition, toute exécution d?une sentence de mort peut
être considérée comme constituant un traitement cruel et
inhumain au sens de l?article 7 du Pacte», CDHNU: 5 novembre 1993, Ng c/
Canada, Communication n° 469/1991, RUDH, 1994, pp. 150 à 165, v. p.
159, paragraphe 16.2.
1069 Deuxième Protocole Facultatif se rapportant au Pacte
International relatif aux droits civils et politiques visant à abolir la
peine de mort du 15 décembre 1989.
traitement inhumain1070. Soucieuse de donner plein
effet au droit à la vie, la cour s?est montrée
particulièrement audacieuse en déclarant avec une très
grande force que la peine de mort, indépendamment de la Constitution Sud
Africaine de 1993, est une peine cruelle et dégradante parce qu?elle
enlève à la personne condamnée toute
dignité1071 et la considère comme un objet à
éliminer par l?Etat1072. Elle souligne que l?exécution
d?une personne ne met pas seulement fin à l?exercice du droit à
la vie mais à tous les autres droits constitutionnels. Cette conception
de la peine capitale a pour mérite de la définir de
manière concrète et non juridique et abstraite. Cette conception
est proche de celle mise à l?avant par Amnesty
International1073.
Le juriste pourrait souhaiter d?avantage de juridicité
dans l?appréciation de la Cour Constitutionnelle de l?Afrique du Sud,
mais très pragmatique, elle exerce son contrôle avec
intensité et même sur l?opportunité de la sanction afin
d?être progressiste dans la protection des droits. En engageant un
véritable débat sur la légitimité de la
sanction1074, le juge soutient que la peine capitale ne comporte
aucun caractère intimidant et dissuasif (is not
deterrent)1075. Le risque d?erreur judiciaire (risk of
miscarriage of justice), inhérent au système même de
la justice, impose que ladite sentence ne soit plus appliquée. La
condamnation par erreur d?un homme à une peine d?emprisonnement peut
donner lieu à réparation et non l?exécution erronée
d?un homme1076. La peine capitale est une peine irréparable
1077.
On aurait sans doute aimé que le Comité
Judiciaire montre, à l?instar du Comité des Droits de l?Homme et
de la Cour Constitutionnelle de l?Afrique du Sud, plus d?audace sur la question
de la constitutionnalité de la peine de mort, mais il est en somme
bloqué par le caractère lacunaire des moyens invoqués par
les requérants. Ceux-ci n?ont pas soutenu l?inopportunité de la
sanction ou
1070 KEIGHTLEY Raylène: «Torture and cruel inhuman
and degrading treatment of punishment in the UN Convention against torture and
other instruments of international law: Recent developments in South
Africa», SAJHR, 1995, pp. 379 à 400.
1071 GRAHL-MADSEN A.: «The death penalty, the moral,
ethical and the human rights dimensions: the human rights perspective»,
RIDP, 1987, pp. 567 à 581.
1072 «Death is a cruel penalty... and it is degrading
because it strips the convicted person of all dignity and treats him or her as
an object to be eliminated by the state», CCAS: 6 juin 1995, The State c/
Makwanyane, SALR, 1995, vol. 3, pp. 391 à 521, le Président
Chakalson rédacteur de l'arrêt principal, v. p. 409-10.
1073 AMNESTY INTERNATIONAL: «La peine de mort, quand
l?Etat assassine», Editions Amnesty International, 1989, 120 p.
1074 THORSTEN Sellin: «The penalty of death»,
Londres, Sage Library of Social Research, 1980, 190 p.
1075 CCAS: 6 juin 1995, The State c/ Makwanyane, cité note
1072, v. p. 443.
1076 Ibid., p. 421.
1077 Le Comité Judiciaire s?accorde sur ce point et
ainsi exige des autorités locales le devoir d?accorder aux
condamnés la possibilité d?exercer tout moyen de recours avant
leur exécution. «Execution of a death warrant is an uniquely
irreversible process», CJCP: 13 juin 1995, Thomas Reckley c/ Minister of
Public Safety and Immigration, cité note 591, v. p. 396.
encore sa violation constitutionnelle du fait qu?elle ne porte
pas seulement atteinte au droit à la vie, ce qui est autorisé,
mais à tous les droits fondamentaux. Une fois exécutée,
une personne perd tous ses droits. Mais que nul n?en disconvient ! La Haute
Instance londonienne a manifesté une attention particulière
à propos de la mise en exécution de la peine.
B. La constitutionnalité de la mise à
exécution de la peine
Une fois l?indépendance acquise, les nouveaux Etats du
Commonwealth ont évolué politiquement et socialement très
vite. Cette transformation, ce changement de moeurs, a souvent contraint le
Comité Judiciaire à adapter sa jurisprudence aux données
nouvelles.
Comme dans beaucoup d?autres matières, les Sages ont
opéré un revirement de jurisprudence sur la question de la mise
à exécution ou les circonstances d?application de la sentence de
mort. Dès lors, il convient d?analyser la jurisprudence
antérieure (a) et, ensuite, la jurisprudence récente (b).
a. La jurisprudence antérieure
Des avocats au Conseil Privé avaient tenté
d?attaquer de front la constitutionnalité des retards accusés
dans la mise à exécution de la sentence de mort à
l?égard des condamnés. Est-ce que le fait de ne pas avoir
pendu1078 le condamné après écoulement d?un
certain temps ne rend-t-il pas son exécution désormais contraire
à la Constitution au regard de la protection contre les peines
inhumaines et dégradantes ? Le Comité Judiciaire reconnaissait
qu?un délai excessif est un facteur à prendre en
considération par le Chef de l?Etat lors de l?exercice de ses pouvoirs
de grâce1079 et déplorait la pratique de
l?exécution retardée1080. Néanmoins, la Haute
Instance faisait preuve d?une prudence et même d?une timidité
inhabituelles. Son raisonnement était le suivant. La Constitution
autorisait l?application de tout type de peine pratiqué avant son
entrée en vigueur. Puisqu?il n?existait aucun recours contre le
délai intervenu dans l?exécution pendant la période
précédent l?indépendance, l?exécution demeure,
même retardée, une sanction valide.
1078 Dans tous les pays de Common Law, le condamné
à mort est traditionnellement pendu et non guillotiné.
1079 CJCP: 28 juin 1982, Noël Riley c/ Attorney-General,
cité note 571.
1080 CJCP: 12 juin 1979, Stanley Abott c/ Attorney-General, WLR,
1979, vol. 1, pp. 1342 à 1349, affaire de Trinité et Tobago, Lord
Diplock rédacteur de l'arrêt.
Cette attitude a été l?objet des critiques les
plus vives à la fois de la doctrine1081 et de certains Lords
judiciaires eux-mêmes. Regrettant l?interprétation austère
de la Constitution par leurs pairs, les Lords Scarman et Brightman ont, dans
l?affaire Noël Riley, estimé que l?attente par un prisonnier de sa
pendaison lui provoque des souffrances mentales et une angoisse d?une
intensité particulière qui deviendrait cruelle si elle dure
pendant plusieurs années1082.
Le Comité Judiciaire fut par la suite sensible aux
arguments des juristes des droits de l?homme et au développement de la
jurisprudence des cours internationales.
b. La jurisprudence nouvelle
Le Comité Judiciaire a fait un spectaculaire revirement
de jurisprudence et pose des principes non encore consacrés par ses
homologues étrangers en vue de témoigner de sa volonté
à résoudre des situations tragiques1083. Les sept
Lords judiciaires composant la formation de jugement dans l?affaire Earl
Pratt1084 indiquent qu?ils interpréteront la Constitution
«de façon à ce qu?elle préserve les règles de
civilité qui interdissent tout acte inhumain quand bien même il ne
serait assimilable à la barbarie du
génocide»1085. Ils confèrent à l?article
protégeant l?individu contre les traitements dégradants,
conçu initialement comme une réponse aux crimes abominables du
nazisme, un nouveau dynamisme et une place prééminente dans la
sauvegarde de la dignité de l?homme.
Le raisonnement de la Haute Juridiction de Londres est
très humaniste, notamment en raison de la belle part attribuée
aux sentiments de bienveillance que tout individu doit éprouver à
l?égard d?un condamné à mort. Elle déclare avec
éloquence que l?homme nourrit une répulsion instinctive contre la
perspective d?exécution de quelqu?un qui a vécu sous la sentence
de la mort pendant des années. Il est inhumain de faire vivre longtemps
un homme dans
1081 ANTOINE R. M. B.: «The Judicial Committee of the
Privy Council, as inadequate remedy for death row prisoners», ICLQ, 1992,
pp. 179 à 190 et ZELLICK Groham: «Fundamental rights in the Privy
Council», PL, 1982, pp. 344 à 346.
1082 CJCP: 28 juin 1982, Noël Riley c/ Attorney-General,
cité note 571, v. opinion dissidente des Lords Scarman et Brightman, pp.
561 à 570.
1083 SCHABAS William A, cité note 557, v. p. 915.
1084 CJCP: 2 novembre 1993, Earl Pratt c/ Attorney-General,
cité note 641
1085 «... their Lordships... prefer an interpretation of
the Constitution that accepts civilised standards of behaviour which will
outlaw acts of inhumanity, albeit they fall short of the barbarity of
genocide», ibid., p. 1014.
l?angoisse, dans ce qui est communément appelé
le couloir de la mort1086. Par cette prise de position, le
Comité Judiciaire s?aligne ici sur la jurisprudence de la Cour
Européenne des Droits de l?Homme1087. La sentence de mort,
pour être admissible, doit être exécutée rapidement,
telle qu?elle était pratiquée en Angleterre.
Déterminé à protéger davantage les
droits fondamentaux, le juge de la Downing Street poussera son analyse à
l?extrême et se départira, à bon droit à notre avis,
des grandes juridictions de droits de l?homme tels le Comité des Droits
de l?Homme des Nations Unies et la Cour Européenne des Droits de
l?Homme. Le Comité Judiciaire franchit un pas salutaire dans son
appréciation du délai d?attente dans le phénomène
du couloir de la mort.
Le Comité des Droits de l?Homme est formel. Une longue
période d?incarcération avant l?exécution n?est pas
cruelle tant qu?elle est imputable au condamné qui a emprunté
toutes les voies de recours possibles1088. Il semble que la Cour
Européenne n?a pas souhaité trancher expressément le
débat sur la question. Dans l?affaire Soering
précitée1089, elle souligne qu?il est impossible
d?éviter l?écoulement d?un certain délai entre le
prononcé et l?exécution de la peine à cause du
caractère démocratique de l?Etat, en l?occurrence la Virginie,
qui organise la contestation et les voies de recours. L?attente provenant de la
contestation juridique engagée par le condamné est
considérée comme étant de son propre fait et est
régulière.
Le raisonnement susmentionné était soutenu par
l?Etat défenseur devant le Comité Judiciaire. Il ne pouvait
être, soutenait le procureur de la Jamaïque, inhumain d?accorder au
condamné les moyens de prolonger sa vie en engageant tous les recours
juridictionnels existants1090. Leurs Seigneuries rejettent cette
1086 «There is an instinctive revulsion against the
prospect of hanging a man after he has been held under sentence of death for
many years. What give rise to this instinctive revulsion ? The answer can only
be our humanity. We regard it as an inhuman act to keep a man facing the agony
of execution over a long period of time», ibid., p. 1010.
1087 CEDH: 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni, cité
note 575 et v. aussi SUDRE Fédérick: «Extradition et peine
de mort: Arrêt Soering», RGDIP, 1990, pp. 103 à 121.
1088 CDHNU: 30 juillet 1993, J. Kindler c/ Canada,
Communication n° 470/1991, RUDH, 1994, pp. 165 à 181. «Quant
à la question de savoir si le phénomène du quartier des
condamnés à mort, phénomène lié à la
peine capitale, constitue une violation de l?article 7, le Comité
rappelle sa jurisprudence selon laquelle des périodes
prolongées de détention dans des conditions
sévères, dans un quartier des condamnés à mort, ne
peuvent être considérées comme constituant un traitement
cruel, inhumain ou dégradant si le condamné se prévaut
simplement des recours en appel?», ibid., p. 172, paragraphe 15.2.
1089 CEDH: 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni, cité
note 575, v. p. 44, paragraphe 111. La Cour Européenne sanctionne
toutefois la très longue durée, de six à huit ans,
à passer dans le couloir de la mort à cause des circonstances
particulières du cas de l?espèce.
1090 CJCP: 2 novembre 1993, Earl Pratt c/ Attorney-General,
cité note 641, v. p. 1011.
argumentation et appliquent l?approche de la Cour
Suprême indienne1091. L?Etat qui maintient la peine capitale
doit en contrepartie instaurer un système de recours rapide, et si la
procédure juridictionnelle s?échelonne sur plusieurs
années, la responsabilité de la durée excessive de
l?attente devra être imputée au système, donc à
l?Etat. Elle ne peut reposer sur le condamné1092. Ce dernier
instinctivement tentera de prolonger au maximum sa vie. Sur la base de cette
proposition, le Comité Judiciaire conclut que la lenteur de la justice
n?est pas compatible avec le maintien de la sanction ultime de la peine de
mort. Le juge londonien cherche à éradiquer dans les pays soumis
à sa juridiction le phénomène dit du couloir de la mort et
déclare que l?attente prolongée est contraire à la
Constitution de type Westminster. Cette approche est digne de la plus grande
approbation.
Au terme de leur analyse, les Sages de la Downing Street
posent une règle rigoureuse. Toute exécution qui intervient
au-delà de cinq années après le prononcé de la
sentence violerait la Constitution1093 parce que tombant dans le
seuil de souffrance interdit. Au-delà de cette période, le
condamné peut saisir la Cour locale d?une requête tendant à
commuer sa peine en réclusion criminelle à
perpétuité1094. Cette règle a été
étendue par le Conseil Privé à plusieurs pays du
Commonwealth1095 dont l?île Maurice1096. Par
ailleurs, le Comité Judiciaire a récemment
considéré que le délai de cinq années n?est pas
rigide1097 et qu?il peut être réduit1098.
1091 CSI: 16 février 1983, T. V. Watheeswaran c/ The
State of Tamil Nadu, SCR, 1983, vol. 3, pp. 348 à 362, le juge Chinnappa
Reddy rédacteur de l'arrêt, v. p. 353.
1092 «In their Lordships? view a state that wishes to
retain capital punishment must accept the responsibility of ensuring that
execution follows as swiftly as practicable after sentence, allowing a
reasonable time for appeal and consideration of reprieve. It is part of the
human condition that a condemned man will take every opportunity to save his
life through use of appellate procedure. If the appellate procedure enables the
prisoner to prolong the appellate hearings over a period of years, the fault is
to be attributed to the appellate system that permits such delay and not to the
prisoner who takes advantage of it. Appellate procedure that echo down the
years are not compatible with capital punishment. The death row phenomenon must
not become established as part of our jurisprudence.», CJCP: 2 novembre
1993, Earl Pratt c/ Attorney-General, cité note 641, v. p. 1014.
1093 «These considerations lead their Lordships to the
conclusion that in any case in which execution is to take place more than five
years after sentence, there will be strong grounds for believing that the delay
is such as to constitute inhuman and degrading punishment or other
treatment?», ibid., p. 1016.
1094 CJCP: 2 novembre 1993, Trevor Walker c/ The Queen, WLR,
1993, vol. 3, affaire de la Jamaïque, Lord Griffiths rédacteur de
l'arrêt.
1095 V. par exemple CJCP: 24 mai 1995, Peter Bradshaw c/
Attorney-General, WLR, 1995, vol. 1, pp. 936 à 944, affaire de la
Barbade, Lord Slynn of Hadley rédacteur de l'arrêt.
1096 CJCP: 18 avril 1994, Roger France Pardayan De Boucherville
c/ The State, cité note 1062.
1097 CJCP: 6 novembre 1995, Linclon Anthony Guerra c/ C.
Priani Baptiste, AC, 1996, pp. 397 à 420, affaire de Trinité et
Tobago, Lord Goff of Chieveley rédacteur de l?arrêt, v. p. 414.
1098 CJCP: 14 octobre 1996, Henfield c/ The Attorney-General
of the Commonwealth of the Bahamas, WLR, 1996, vol. 3, pp. 1079 à 1092,
affaire des Bahamas, Lord Goff of Chieveley rédacteur de l?arrêt.
Dans cette affaire, le juge réduit le délai à 3 ans et
demi. V. ibid. p.1084
La décision du Comité Judiciaire a pour effet de
rendre inexécutables les sentences de mort. Le délai de cinq
années est court et le condamné peut, par utilisation d?une
multitude de voies de recours, faire écouler ce temps. Après sa
condamnation par la cour d?assises, le condamné pourrait engager un
recours sur un point de droit devant la cour d?appel et se pourvoir en
cassation au Comité Judiciaire. Nous avons vu que la procédure au
Comité Judiciaire est longue. Si son pourvoi est rejeté, il
pourrait contester la constitutionnalité de la sanction devant la cour
locale et interjeter appel de la décision de ladite cour devant le juge
londonien. S?il est une nouvelle fois débouté, il pourrait
engager alors des procédures devant les instances internationales. Le
Comité Judiciaire a encouragé la saisine de ces instances, tel le
Comité des Droits de l?Homme des Nations Unies1099 en faisant
ressortir que l?internationalisation des droits de l?homme est un
progrès important de la civilisation depuis la deuxième grande
guerre. Il invite les Etats à accorder à leurs décisions
une grande autorité morale1100. En dernier lieu, le
condamné à mort pourrait solliciter du Chef de l?Etat, l?exercice
de ses pouvoirs de grâce. Dans la pratique, l?épuisement de ces
voies de recours n?intervient qu?après un minimum de six à sept
années après le prononcé de la peine.
On pourrait peut-être soutenir que le Comité
Judiciaire interdit en réalité la peine de mort. Son raisonnement
ne serait qu?une façade de motivation juridique d?une prise de position
relevant plutôt de la morale1101. La morale occupe une place
privilégiée dans la réflexion du juge londonien. Le juge
veut défendre la dignité humaine même s?il s?agit d?un
criminel.
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