Paragraphe 2. Les éléments du
modèle américain
Le modèle de contrôle diffus de la Loi est
répandu dans les pays de Common Law du fait de l?unicité de
l?ordre juridictionnel et du rapprochement structurel des Cours Suprêmes
des Etats du Commonwealth de celle des Etats- Unis d?Amérique.
A l?île Maurice, où le système juridique
appartient en grande partie à la famille de Common Law, certains
éléments du modèle américain de contrôle,
notamment le contrôle diffus (A) et la voie d?exception (B) sont
utilisés dans le contentieux constitutionnel.
A. Le contrôle diffus
Du fait même de l?existence d?un contrôle par voie
d?action centralisé, le contrôle diffus mauricien (b) se
démarque légèrement du modèle américain
(a).
a. Le modèle diffus stricto sensu
Le modèle américain est conçu d?après
l?idée que le juge ordinaire doit, dans tous les procès, non
seulement appliquer la Loi mais le droit768. Il en
768 GREWE Constance et RUIZ Fabri Hélène:
«Droits constitutionnels européens», PUF, 1995, 661 p., v. p.
70.
résulte que tout juge, peu importe son niveau dans la
hiérarchie des juridictions, est habilité à écarter
des normes, y compris législatives, qui se trouveraient en contradiction
avec la norme supérieure. Tout juge a un pouvoir propre de
vérifier la régularité des Lois. Le contrôle de
constitutionnalité est donc déconcentré et il appartient
en dernier lieu à la juridiction suprême d?assurer l?unification
de la jurisprudence par le biais de la règle du précédent
(stare decisis).
b. La variante mauricienne
L?article 84-1 de la Constitution mauricienne dispose que
lorsqu?une question d?interprétation de la Constitution est
soulevée devant un tribunal inférieur à la Cour
Suprême et qu?il estime que la question touche à un point de droit
important, il surseoit à statuer et renvoie la question devant celle-ci.
Cette disposition peut être l?objet d?une double lecture. D?abord elle
enlève de la compétence des tribunaux inférieurs (les
Cours de District, la Cour Intermédiaire, la Cour Industrielle et le
Tribunal Anti-Corruption) le pouvoir d?interpréter la Constitution. Ce
pouvoir est conféré aux seuls juges de la Cour Suprême.
Mais une seconde lecture, découlant de la pratique des juges a quo, leur
permet d?appliquer eux-mêmes la Constitution. En effet, l?article 81-1
leur permet a contrario d?examiner toute norme constitutionnelle dès
lors que la question préjudicielle ne touche pas à un point de
droit jugé important769 et il leur revient d?apprécier
souverainement l?importance du point soulevé. Dès lors, le juge
du principal peut interpréter lui-même toute norme
constitutionnelle qu?il ne considère pas importante. En éludant
le renvoi pour interprétation, le juge inférieur se prononce
nécessairement sur le contenu et la portée du texte
constitutionnel770. Il se prononce également sur la
constitutionnalité de la Loi litigieuse mais conclut
nécessairement, dans ce cas de figure, à sa conformité
à la norme supérieure. Il est une stratégie commune
à tous les juges de limiter le
769 Cette solution est proche du modèle italien. En
Italie, la question constitutionnelle préjudicielle est renvoyée
si elle est déterminante à l?issue du litige. V. VEDUSSEN Maro:
«Les recours des particuliers devant le juge constitutionnel dans une
perspective comparative», pp. 153 à 192, in DELPEREE
Françis: «Les recours des particuliers devant le juge
constitutionnel», Economica, 1991, 221 p.
770 CSM: 13 février 1969, Mootee c/ The Queen, MR,
1969, pp. 34 à 48, le Chef-Juge Sir Michel Rivalland rédacteur de
l'arrêt et CSM: 20 octobre 1989, Duval c/ District magistrate of Flacq,
LRC, 1990, vol. constitutional, pp. 570 à 577, les juges Glover et Sik
Yuen rédacteurs de l'arrêt. Ils soulignent que: «The District
magistrate held... that no substantial question of law pertaining to the
interpretation of the Constitution had arisen», ibid., p. 572. Dans ce
dernier arrêt, la Cour Suprême, en déboutant le
requérant, confirme le pouvoir d?interprétation d?une norme
constitutionnelle jugée, à bon droit, non importante par le juge
du principal.
renvoi des questions préjudicielles car les juges veulent
assurer eux-mêmes leur mission de dire le droit771.
Par ailleurs, le caractère diffus du système
mauricien de contrôle résulte du fait que plusieurs juridictions
ont compétence pour assurer un contrôle de
constitutionnalité des Lois, à savoir, la Cour Suprême (en
première instance), la formation d?appel de la Cour Suprême (en
deuxième instance), la formation d?assises de la même
cour772, éventuellement la Cour Martiale773, et,
évidemment, le Comité Judiciaire774.
B. L'exception
d'inconstitutionnalité
Le contrôle de constitutionnalité par la voie
d?exception constitue le critère majeur du modèle
américain depuis sa découverte par le juge en chef John Marshall
en 1803 dans l?arrêt Marbury c/ Madison775 alors même
que la Constitution américaine n?a pas expressément prévu
le contrôle juridictionnel de la Loi776. Le contrôle ne
s?exerce qu?à titre incident777. Une partie à un
procès conteste la constitutionnalité d?une Loi qui est
appliquée778. Le tribunal, avant d?examiner l?affaire au
fond, examine la Loi pour décider si elle est ou non constitutionnelle
et applicable au cas d?espèce. Le contrôle est donc concret
(in concreto) et s?exerce à propos d?un cas précis. Il
n?est pas abstrait comme dans la voie d?action. L?intérêt majeur
de l?exception d?inconstitutionnalité est qu?il permet au juge, à
tout moment de la vie d?une Loi, de la contrôler et éventuellement
de l?écarter du corpus juridique779 d?autant plus qu?une Loi
peut être conforme à la norme supérieure à un
certain moment de son existence et cesser de l?être plus tard. La
Constitution est une norme en constante évolution et création en
vertu de l?interprétation qu?en font les juridictions.
Comme aux Etats-Unis, le contrôle par la voie d?exception
n?est pas expressément prévu par la Constitution mauricienne.
L?article 84 de la
771 Cette attitude n?encourage pas les procédures
dilatoires qui ralentiraient ou paralyseraient l?action de la justice. Ce
filtrage serré des juges a quo évite un allongement
inconsidéré des procédures.
772 Article 80-1 CM.
773 Article 84-1 CM.
774 Articles 81-1-a et 84-2 CM.
775 LEVASSEUR Alain: «Droit des Etats-Unis»,
Précis-Dalloz, 1994, 388 p., v. p. 42.
776 TOINET Marie-France: «Le système politique des
Etats-Unis», PUF, Thémis, 1987, 629 p., v. p. 96.
777 Sur la pratique de l?exception
d?inconstitutionnalité en droit comparé v. CONAC Gérard et
MAUSS Didier: «L?exception d?inconstitutionnalité», STH, Les
Cahiers Constitutionnels de Paris 1, 1990, 143 p.
778 RENOUX Thierry S.: «L?exception telle est la
question», RFDC, 1990, pp. 651 à 658.
779 CSM: 16 octobre 1990, Babajee c/ Appadoo, MR, 1990, pp.
175 à 180, le juge Glover rédacteur de l'arrêt. Dans cette
affaire, le juge mauricien censure l?article 1463 du Code Napoléon pour
cause de discrimination sexuelle.
Constitution n?évoque pas l?hypothèse d?un
renvoi des questions d?interprétation de la Constitution qui permet aux
parties d?obtenir dès l?instance du premier degré une
interprétation de la Cour Suprême. Mais une authentique exception
d?inconstitutionnalité a été développée de
façon prétorienne dans les niveaux supérieurs de la
hiérarchie juridictionnelle. L?exception d?inconstitutionnalité
est devenue un moyen de recours à la fois à la formation d?appel
de la Cour Suprême et au Conseil Privé. Elle constitue en appel et
en cassation un moyen de droit nouveau accepté sans grande
réticence par le juge local780 et le Comité
Judiciaire781. La Cour Suprême se permet aussi d?invoquer
d?office (proprio motu) l?irrégularité d?un texte en
appel et invite alors les parties à s?expliquer sur le
point782 ou, dans le cas d?une inconstitutionnalité
manifeste, statue directement sur la question.
780 CSM: 27 juillet 1972, Director of Public Prosecutions c/
Masson, MR, 1972, pp. 205 à 216, le juge Ramphul rédacteur de
l'arrêt.
781 CJCP: 18 février 1992, Ali c/ Regina, cité note
635.
782 CSM: 24 juin 1970, Ng Yelim c/ Chinese Chamber of
Commerce, MR, 1970, pp. 125 à 131, le juge Garrioch rédacteur de
l'arrêt. «The parties to these appeals have been heard on a point
raised proprio motu by this court concerning the effect of section 82(2) of the
Constitution of Mauritius on section 3(3) of the Landlord and tenant (control)
Ordinance 1960...», ibid.
*
Schématiquement, le système mixte de
contrôle de constitutionnalité applicable à Maurice peut
être présenté ainsi. Si le système se définit
de façon organique, par le fait que c?est le juge ordinaire qui
intervient, il devrait être rattaché au contrôle diffus
américain. En revanche, si on privilégie le critère
fonctionnel, l?existence d?un véritable contentieux constitutionnel, il
est indéniable qu?il existe à Maurice une bonne dose de
concentration.
Enfin, un constat s?impose: le système mixte
représente indéniablement l?apogée du constitutionnalisme.
La participation du citoyen au contrôle de la Loi permet d?affermir la
justice783. Le système mauricien mérite d?être
davantage mis en oeuvre et exploité par les justiciables. Les
auxiliaires de justice mauriciens doivent accroître leur connaissance en
contentieux constitutionnel. Naturellement, l?efficacité du
contrôle dépend aussi largement des moyens que s?offre le juge, en
l?occurrence, le juge londonien.
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