SECTION 2. LA NATURE ET LE FONCTIONNEMENT DU
COMITÉ JUDICIAIRE
La nature du Comité Judiciaire est incertaine et
variable. Cette institution n?a pas d?équivalent au monde. Elle
constitue une catégorie en elle- même et peut être
qualifiée sans dérobade d?institution sui generis532.
Sa nature reste controversée. En faire une analyse ne relève pas
de la pure spéculation intellectuelle mais démontre
l?étendue de la charge et de la responsabilité de la Haute
Instance londienne. Bien de conséquences juridiques pratiques et
importantes peuvent s?attacher au fait que l?on qualifie le Comité
Judiciaire de tel ou tel type d?organisme (sous-section 1).
On verra dans un deuxième temps comment l?essence
indéterminée et variable du Comité Judiciaire qui, tout en
influant sur le fonctionnement de
532 MC WHINNEY Edward, cité note 438, v. p. 49. L?auteur
parle d?une institution anormale.
l?institution, accorde aux procès constitutionnels des
normes juridiques une forme contentieuse très affirmée
(sous-section 2).
Sous-section 1. La nature du Comité Judiciaire
Deux séries de questions se posent à propos de
la nature du Comité Judiciaire. La première est relative à
sa nature administrative ou juridictionnelle: est-il un organe consultatif ou
une juridiction (paragraphe 1) ? La deuxième a trait à sa nature
nationale ou étrangère: est-il un tribunal mauricien ou
britannique (paragraphe 2) ?
Il convient surtout, en répondant à ces
questions, non pas de prendre position en faveur d?une des thèses en
présence, mais de souligner au mieux la nature variable, donc plurielle,
du Comité Judiciaire. Cette caractéristique du Comité
Judiciaire nous permettra de tirer un enseignement majeur sur la haute
qualité de l?institution.
Paragraphe 1. La problématique organe
consultatif ou juridiction
Dans le silence des textes, la doctrine en
général et le Comité Judiciaire lui-même expriment
la thèse juridictionnelle de la Haute Instance (B). Mais les traits de
son caractère d?organe purement administratif demeurent très
apparents (A).
A. Un organe administratif et consultatif
Plusieurs traits généraux (a) caractérisent
sa nature de simple comité et principalement son moyen d?action, la
rédaction des avis (b).
a. Les traits généraux
En premier lieu, il convient d?observer que le
législateur a choisi comme nom de l?institution la dénomination
de comité, terme prosaïque des organes administratifs. Le
Comité Judiciaire est un comité au sein d?une instance
exécutive et consultative, le Très Honorable Conseil Privé
de Sa Majesté le Souverain d?Angleterre533. Dans sa forme
initiale il n?a pas d?autonomie
533 Monsieur Coen G. Pierson constate que «le
Comité Judiciaire n?était pas institué comme une cour. Il
était et est toujours techniquement un organe d?investigation (an
investigating body) qui rapporte ses constatations». V. PIERSON Coen
G., cité note 104, v. p. 9.
Aussi, lors d?un débat à la Chambre des Lords,
Lord Cairns avait soutenu que: «... the Judicial Committee of the Privy
Council has no jurisdiction whatever. It is a consultative body», in
SWINFEN B. David, cité note 38, v. p. 18.
organique et de structure propre. Le Comité Judiciaire
n?a aucune existence en dehors du Conseil Privé. Il est un organe
interne du Conseil et est supplanté par ce dernier à la fois dans
l?opinion publique et officiellement. L?avis du Comité Judiciaire est
publié dans les recueils de jurisprudence britanniques comme celui du
Conseil Privé.
En second lieu, comme nous l?avons déjà fait
allusion, les membres du Comité Judiciaire ne sont pas, du point de vue
de la stricte théorie juridique, en tant que conseillers privés,
inamovibles comme le sont les hauts magistrats. Au sein du Comité
Judiciaire, ils occupent leur fonction à la seule discrétion et
au bon vouloir du Monarque, comme de vrais conseillers. Ils ne sont inamovibles
qu?en tant que juges à leurs juridictions d?appartenance et non en tant
que conseillers mis à la disposition du Souverain bien que les moeurs
politiques anglaises confondent les deux situations.
Il convient de relever que les membres du Conseil
Privé, parce qu?ils sont des conseillers, ne portent pas de costume
judiciaire, la toge, l?épitoge, et la perruque comme le font les hauts
magistrats britanniques534. Egalement, l?architecture même de
l?édifice dans lequel se trouve le Comité Judiciaire ne ressemble
en rien à celui d?un palais de justice traditionnel. L?hôtel du
Conseil Privé a la forme d?un bâtiment abritant des services
administratifs plutôt qu?une architecture qui, par son style et
ornementation535, rend intelligible ses fonctions
juridictionnelles.
Par ailleurs, du moins en théorie, le Comité
Judiciaire n?a jamais, contrairement aux cours de Common Law, été
lié par sa propre jurisprudence. Sa nature administrative et non
juridictionnelle l?exempte de la règle du
précédent536.
Enfin, il convient de souligner que le juge réel est le
Souverain. La justice est retenue et non déléguée pour la
majorité des pays ayant conservé le droit de recours à
Londres. Le Comité Judiciaire avait affirmé ce principe avec
force en critiquant une loi qui prévoyait la saisine du Conseil
Privé d?Angleterre car le pourvoi était en réalité
adressé à Sa Majesté en Conseil (Her Majesty
in
534 Au Comité Judiciaire, seuls les auxiliaires de justice
sont contraints de porter leurs habits traditionnels.
535 La chambre d?audience du Comité Judiciaire ne
comporte aucun faste de type de la première chambre civile de la Cour de
Cassation française. Elle est néanmoins une chambre
élégante et est décrite comme «a pleasant looking
room, the size of a largish dining room in a country house and having the same
smell of leather, English gentlemen and old, old dust», in RANKIN George,
Sir, cité note 13, v. p. 11.
536 MC WHINNEY Edward, cité note 438, v. p. 54-55.
Council)537. Il revient au Souverain de
trancher en Son Conseil les litiges qui sont portés devant lui et le
Comité Judiciaire ne donne théoriquement qu?un avis au Souverain
sur la décision à donner au litige.
b. La fonction de donner des avis
Le critère matériel, la nature stricte de la
mission du Comité Judiciaire, fait de l?institution un organisme
administratif. Est une juridiction, notamment du point de vue français,
l?organisme faisant partie de la hiérarchie des tribunaux
habilité à rendre des décisions, à trancher des
litiges et à dire le droit538, ce qui implique a contrario
l?exclusion du caractère juridictionnel dès lors qu?il n?a que le
pouvoir de formuler des propositions539. Or le Comité
Judiciaire ne peut que préparer au nom du Conseil Privé un
véritable rapport qui est soumis au Souverain540. Le rapport
est rédigé sous la forme d?un avis et conclut par une formule de
recommandation au Souverain telle que: «Leurs Seigneuries conseilleront
humblement Sa Majesté en ce sens»541. Le Souverain
traduit en Ordonnance542, qui a valeur de décision de
justice, les dispositifs du rapport543.
Ce rapport ne devait, jusqu?en 1966, comporter que l?avis
majoritaire du collège des Lords. L?avis devait être unique (a
single opinion). Il était rédigé par un Lord
appelé techniquement le rapporteur. L?avis était
considéré comme ayant été délivré par
le Conseil Privé dans son entité. A l?inverse de la tradition
observée dans les juridictions anglaises de droit commun,544
l?expression d?une opinion dissidente par un juge était interdite au
Comité Judiciaire. Deux raisons imposaient cette conduite: les juges de
la Haute Instance sont a priori des conseillers privés du Souverain et,
en tant que conseillers, ils étaient tenus par une vieille obligation de
garder secrètes les délibérations du Conseil
537 CJCP: 9 décembre 1896, The Dominion of Canada c/
Attorney-General for Ontario, AC, 1897, pp. 199 à 213, affaire
canadienne Lord Watson rédacteur de l'arrêt. Le juge souligne que:
«The concluding part of that enactment ignores the constitutional rule
that an appeal lies to Her Majesty and not to this Board; and that no such
jurisdiction can be conferred upon their Lordships, who are merely advisers of
the Queen...», ibid., p. 208.
538 WEIDERKEHR Georges: «Qu?est-ce qu?un juge ?»,
pp. 575 à 586, in MELANGES EN L?HONNEUR DE ROGER PERROT: «Nouveaux
juges, nouveaux pouvoirs ?», Dalloz, 1996, 598 p., v. p. 581-82.
539 GOHIN Olivier: «Qu?est-ce qu?une juridiction pour le
juge français ?», DR, 1989, n° 9, pp. 93 à 105.
540 Article 3 de la Loi de 1833 sur le Comité
Judiciaire.
541 «Their Lordships will humbly advise Her Majesty
accordingly».
542 L?Ordonnance équivaut à un acte
juridictionnel (judicial act). V. CJCP: 11 décembre 1963,
Ibralebbe c/ Reginam, All ER, 1964, vol. 1, pp. 251 à 261, affaire de
Ceylan, Vicomte Radcliffe rédacteur de l'arrêt.
543 L?Ordonnance vise le rapport en ces termes: «Attendu
qu?en ce jour a été lu au Conseil un rapport du Comité
Judiciaire du Conseil Privé...».
544 Dans les cours britanniques, chaque juge rend son propre
jugement (seriatim judgment). Un juge peut soit faire un exposé
pour renforcer les raisons apportées par un autre juge (concurring
opinion) et se rallier à lui soit encore exprimer une opinion
dissidente (dissenting opinion).
Privé545. Une Ordonnance de 1627 disposait
qu?aucune publication ou diffusion ne pouvait être faite des votes et de
la manière dont ils étaient émis546. Aussi,
comme le rapport établi par le Comité Judiciaire est
adressé au Souverain, ce dernier ne devait recevoir qu?un avis faisant
l?objet d?une unanimité de la part des conseillers547.
Cependant, depuis 1966, l?expression d?une ou plusieurs
opinions dissidentes par les conseillers est autorisée548, ce
qui a juridicisé davantage l?institution.
B. Une juridiction
Malgré la survivance de ses traits administratifs, la
nature juridictionnelle du Comité Judiciaire transparaît dans son
fonctionnement comme une cour de justice (a) et, à l?égard de
Maurice, du fait que le Souverain lui a délégué ses
pouvoirs juridictionnels (b).
545 V. le texte du serment prêté par tous les
conseillers privés in ANSON William R., Sir: «The law and custom of
the Constitution», volume II, tome 1, «The Crown», Oxford,
Clarendon Press, 1935, 325 p., v. p. 153.
546 SWINFEN David B., cité note 38, v. p. 222.
547 M. Reeve, secrétaire du Conseil Privé,
disait que: «What would be the position of the Sovereign if at the very
moment when a report is laid before Her for approval... a particular
representation is laid before Her Majesty from a minority of the Committee...
advising Her Majesty not to give effect to the report of the Committee but to
interpose the Royal authority for the purpose of suspending or defeating it
?», in SWINFEN David B., cité note 38, v. p. 266.
548 V. Ordonnance du 4 mars 1966 sur les opinions dissidentes
(Dissenting Opinions Order 1966).
a. Le fonctionnement comme une cour de justice
De même qu?en matière politique le Souverain
détient tous les pouvoirs exécutifs mais dans la pratique ne les
exerce que sur proposition du gouvernement, en matière juridictionnelle,
il suit l?avis exprimé par le Comité Judiciaire. La pratique, qui
se démarque de la théorie, fait du Comité Judiciaire une
cour de justice549. L?existence d?une convention constitutionnelle
propre à l?Angleterre a permis au Comité Judiciaire de
s?auto-proclamer comme une cour de justice550 dans un arrêt de
1935. Dans cet arrêt, le Lord-Chancelier Vicomte Sankey écrivit
qu?il «est évident que le Comité Judiciaire est
considéré par la Loi (de 1833) comme un organe juridictionnel ou
une cour... En vertu d?une convention constitutionnelle, ce serait un fait non
encore produit et impossible à imaginer que Sa Majesté en Conseil
n?accorde au rapport du Comité Judiciaire, qui est en
réalité une juridiction suprême, tout son
effet»551. L?Ordonnance en Conseil, qui donne force juridique
au rapport, ne fait que se référer à celui-ci de
manière laconique et entérine, sans nouvelle
délibération, la décision du Comité Judiciaire.
L?Ordonnance ne vaut que pour la forme.
Par ailleurs, comme nous l?avons vu, le Comité
Judiciaire est en réalité composé de juges
professionnels552 et la procédure suivie devant le
Comité est complètement juridictionnalisée553.
L?audience est publique et chaque plaideur peut se faire assister par un ou
deux avocats. A l?audience, les membres du Comité Judiciaire ont tous
les pouvoirs juridictionnels nécessaires à la conduite du
procès, tels ceux d?interroger les éventuels témoins, de
trancher eux-mêmes les questions incidentes. Le Comité Judiciaire
a le pouvoir d?établir, sans intervention du Souverain, certaines
règles de procédure à suivre devant lui554 et
les membres du Comité sont protégés comme des juges au
moyen du droit
549 «The Judicial Committee of the Privy Council is in
form an executive organ, but is in fact an independent court of law»,
BRADLEY A. W. et EWING K. D.: «Constitutional and administrative
law», Londres, Longman, 1994, 11e édition, 782 p., v. p. 60.
550 CJCP: 6 juin 1935, British coal Corporation c/ The King,
AC, 1935, pp. 500 à 523, affaire de Canada, Vicomte Sankey
rédacteur de l'arrêt.
551 «It is clear that the Judicial Committee is regarded
in the Act (of 1833) as a judicial body or court... According to constitutional
convention it is unknown and unthinkable that His Majesty in Council should not
give effect to the report of the Judicial Committee who is thus in truth an
appellate court of law», ibid., pp. 510-11.
552 Selon Lord Haldane: «We are really judges... the
Judicial Committee is made up of men who are already or have been judges in the
higher English appellate courts or the House of Lords itself», in BETH
Loren P., cité note 15, v. p. 224. V. aussi CJCP: 25 juillet 1923,
Alexander E. Hull and Company. c/ A. E. M?Kenna, IR, 1926, pp. 402 à
410, affaire de l?Irelande, Vicomte Haldane rédacteur de l'arrêt.
Il atteste que: «We are not ministers in any sense: we are a committee of
Privy Councillors who are acting in the capacity of judges...», ibid.,
p.403.
553 Le Comité Judiciaire est administré par un
greffier-secrétaire (Registrar).
554 Article 11 de la Loi de 1844 sur le Comité
Judiciaire.
britannique de l?outrage à magistrat555..
Ainsi, le critère procédural fait du Comité Judiciaire une
véritable juridiction. D?ailleurs la chambre d?audience du
Comité, qui exprime en structure la nature de la procédure,
ressemble en tout point à celle d?une cour de justice.
Enfin, il est à souligner que l?avis du Comité
Judiciaire est rendu public avant même qu?il ne soit adressé au
Souverain du fait qu?il est considéré comme le véritable
arrêt comportant les motifs de droit de la décision. En outre, il
est publié dans les recueils.
b. La justice déléguée
Lors de la modification du statut de Maurice en
République en mars 1992, le Monarque britannique, n?étant plus le
Chef de l?Etat de l?île Maurice, a délégué au
Comité Judiciaire ses pouvoirs juridictionnels à l?égard
de cet ancien dominion, l?île Maurice, en vertu d?une convention
implicite avec les autorités mauriciennes. Une Ordonnance en Conseil du
15 juillet 1992556 a substitué le système de justice
déléguée (au Comité Judiciaire) à celui de
justice retenue. Le Comité Judiciaire est désormais investi d?un
pouvoir propre de décision concernant les appels interjetés
contre les décisions des cours mauriciennes comme celles de certaines
Républiques du Commonwealth, telle Trinité et Tobago. Le
Comité Judiciaire est devenu autonome et s?est affranchi organiquement
de la tutelle royale. Sa fonction est de dire le droit lui-même à
l?égard de ces pays. Il répond aux critères
nécessaires pour être qualifié de juridiction.
En droit positif mauricien, le Comité Judiciaire est
donc une véritable cour de justice. L?interrogation du juriste n?est pas
pour autant épuisé sur la nature de la Haute Instance
londonienne.
555 V. supra. Il est à noter qu?à
l?entrée du Comité Judiciaire à la Downing Street, un
panneau indique que le fait de prendre une photographie à
l?intérieur de l?institution constitue un délit d?entrave au bon
fonctionnement de la justice comme dans toute autre cour en Angleterre.
556 The Mauritius Appeals to the Judicial Committee Order 1992
(N° 1716).
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