Théâtre et
théâtralité
dans
Les Enfants du paradis.
Mémoire de maîtrise
d'études
théâtrales et
cinématographiques.
de Fabienne DESEEZ.
Dirigé par monsieur Francis Vanoye.
PARIS X. Nanterre.
Année 2002
Les Enfants du paradis :
Tables des matières
Introduction. P.6
Présentation du film et
distribution.P.12
I. Le théâtre de tous les
théâtres : Le
Boulevard du Crime. P.14
I.1. la naissance du Boulevard du Crime.
I.2. Le théâtre dans la rue.
P.16
La baraque foraine. La parade.
I.3. les théâtres dans le film.
P.18
Le théâtre de Madame Saqui. P.18
Les Funambules. P.21
Jean Gaspard Baptiste Deburau : Le théâtre du geste.
P.22 Frédérick Lemaître : Le théâtre du verbe.
P.29
Le Grand Théâtre. P.33
II. La Théâtralité.p.34
II.1. Le théâtre au cinéma.
P.34
a)restitution du théâtre au
cinéma.P.34 b)Nous sommes des spectateurs mutants.P.34 c)La
théâtralité du récit. P.41
- Les trois unités.P.41
- Un monde cloisonné.P.42
- L'importance des portes.P.44
- L'exposition.P.46
II.2. La théâtralité des
personnages. P.48
a) La présentation des personnages.
P.48
b) Le jeu du geste.P.50 - la
théâtralité des personnages dans leur vie. P.50 - Jeux
décalés. P.51 - Jeux caricaturaux. P.52 - Les sentiments des
hommes théâtralisés. P.53
- Pleins feux sur Garance. P.55
c)Le jeu du verbe. P. 56
- de longues tirades. P.57
- un langage poétique. P.58
III. La mise en abîme.P.60
III.1. Le reflet du théâtre dans la fiction.
P.61
a) La ville et ses lucarnes.P.61
- Ménilmontant : ville de lumières. P.61
- D'une lucarne à l'autre : un spectacle shakespearien.
P.63
b) Les enfants du paradis sont des enfants de
théâtre.P.64 - L'aveugle et le passant. P.64
- Le Rouge-Gorge : Les coulisses de la rue, un autre
théâtre.P. 66
III.2. Le reflet de la vie dans l'art.P.67
a) Les acteurs jouent sur scène ce qu'ils sont
dans la vie. P.68
- Garance s'isole dans son reflet. P.68
- Une déesse, un Pierrot enfantin, un arlequin
séducteur. P.70
III.3. la vie et le théâtre : deux
spectacles qui s'affrontent. P. 73
- Le théâtre défenseur de l'opprimé.
(Le vol de la montre.) P. 73
- Le théâtre miroir de la vie. ( L'acteur et le
truand.) P.74 - La vie au théâtre. (L'Auberge des Adrets.)
P.76
IV. Les Enfants du paradis : une
comédie
de boulevard. P.79
- Des personnages romantiques dans un mélodrame. P.79 -
L'héroïne partagée entre vertu et solitude. P.81
- Garance, l'innocente victime : un canevas de
mélodrame. P.86
- Garance, héroïne romantique d'un vaudeville
mélodramatique. P.88
V.Conclusion.P. 94.
Filmographie. P. 97 Bibliographie. P.
99 Annexe
INTRODUCTION
Les Enfants du paradis, un des plus beaux fleurons du
cinéma français, reste une énigme encore aujourd'hui. Le
tournage de ce film a nécessité un budget colossale. Son
coût est estimé à 58 millions de francs, soit trois fois
plus que les autres films français tournés à la même
époque. Sa durée exceptionnelle de trois heures et quinze
minutes, oblige Marcel Carné et Jacques Prévert à scinder
leur film en deux parties. Les Enfants du paradis,
réalisé pendant une des périodes les plus sombres qu'ait
connu notre pays, est doté d'une distribution prestigieuse. Les acteurs
évoluent dans les décors grandioses d'Alexandre Trauner. Ils sont
habillés de costumes somptueux dessinés par Mayo. Tous ces moyens
mis bout à bout, donnent au film l'allure d'une gigantesque fresque
historique. Que ce fabuleux film ait pu aboutir, demeure un mystère,
compte tenu du contexte politique, économique et social qui
l'entoure.
C'est sous l'initiative de Jean-Louis Barrault,
élève d'Etienne Decroux, passionné de pantomime, qui croit
en l'importance de l'expression corporelle au théâtre, que
l'idée va naître. En 1942, Barrault est en vacances à Nice.
Il confie à ses amis Marcel Carné et Jacques Prévert,
l'anecdote du mime Deburau. Alors que le mime se promène aux
bras de sa femme, un jeune homme l'insulte lui, et sa femme.
Fou de colère, Deburau le frappe sur la tête avec sa canne,
suffisamment violemment pour que le malotru succombe à ses blessures.
Les parisiens affluent à son procès. Ils veulent entendre le mime
parler.
Dans le Paris post-révolutionnaire du
19ème siècle. Les théâtres foisonnent,
notamment, sur le boulevard du Temple. Les parisiens accourent en masse,
applaudir Frédérick Lemaître dans L'Auberge des
Adrets et les pantomimes du désormais célèbre Deburau.
Pierrot amoureux, Pierrot, mélancolique, Pierrot la lune, si
chère à Prévert. Pierrot, que nous connaissons tous sans
le savoir, c'est Baptiste ! C'est Deburau ! Ce qui intéresse Jean-Louis
Barrault, c'est la confrontation du théâtre parlant et du
théâtre muet par le biais de ces deux monstres de la scène
théâtrale. Jacques Prévert entreprend d'importants travaux
de recherche historique qui serviront de base au film, s'inspirant largement
des écrits de Jules Janin, paru en 1832, Deburau, histoire du
théâtre à quatre sous. Mais ce qui le décide
à écrire le scénario, c'est sa fascination pour un
contemporain du mime, Lacenaire, qui lui aussi, défraya la chronique. Ce
criminel, doué d'un sens aigu pour la poésie, est condamné
à mort pour avoir tué un homme. Il écrit ses
mémoires en prison, pour la postérité. Lacenaire servira
de modèle au
personnage héros de mélodrame, Robert Macaire
interprété par le brillant Frédérick
Lemaître. Le comédien fera du personnage, le personnage phare de
sa carrière. Son public, toujours plus friand, ne se lassera jamais de
le retrouver sur les planches. Un film d'une heure et demie ne suffit pas pour
raconter la vie de trois personnages cultes que sont Deburau, Lemaître et
Lacenaire, auxquels ajoutent Garance et le comte de Montray inventés de
toutes pièces par le scénariste et le réalisateur.
Jean-Louis Barrault est le mime Deburau, Pierre Brasseur,
Frédérick Lemaître, Marcel Herrand, Lacenaire et Arletty,
Garance. Cette dernière, dontle surnom désigne une fleur,
s'appelle en réalité, Claire ; Claire comme de l'eau de roche
, dans un pays où la réalité est devenue tellement
sombre, que cette affirmation sans ambages, ressemble à un défi
adressé à la France. Garance, belle et légère comme
une fleur, libre comme un oiseau, gaie comme un pinson, est le point
commun entre les quatre hommes, mais aucun ne réussira à la
garder.
Nul doute que traiter un tel sujet exige une durée
beaucoup plus longue que la moyenne. Le producteur, André Paulvé,
suite à l'énorme succès du précédant film,
Les visiteurs du soir, signé par le réalisateur et le
poète, est prêt à foncer tête baissée, dans
cette nouvelle aventure, à la condition que les Enfants du paradis
soit projeté en deux parties
d'égale longueur. C'est décidé, la
première partie
s'intitulera : le Boulevard du Crime et la seconde,
l'homme blanc.
Le film sera tourné, et pourtant, ce ne sont pas les
difficultés qui ont manqué, remettant en cause le tournage.
Les Enfants du paradis ont failli ne jamais voir le jour. Il faudra 19
mois, presque deux ans, pour que le film s'inscrive sur les écrans.
Selon les dires d'Alexandre Trauner, aucun film tourné à cette
époque n'a connu plus d'obstacles à sa réalisation. A
peine commencé, le tournage doit s'interrompre. Les italiens, qui
coproduisent le film, n'ont plus les faveurs d'Hitler. André
Paulvé est soupçonné d'être juif. Jean-Louis
Barrault, qui doit honorer son contrat qui le lie à La Comédie
Française, quitte le tournage pour mettre en scène Le soulier
de Satin de Paul Claudel. Les décors extérieurs du boulevard
du Temple sont endommagés. Les réparations qui requièrent
deux mois de travail, coûtent cher. Le compositeur et le
décorateur, sont juifs. Le Vigan, qui interprète le rôle du
marchand d'habits, est un antisémite notoire. Il fuit la France alors
que le tournage n'est pas terminé. Les scènes d'Othello
subissent de nombreuses interruptions dues aux bombardements. Les
Enfants continuent leur chemin bravant tous les dangers. Le
bébé naîtra.
Ce film, que beaucoup considèrent comme un miracle
cinématographique, représente une référence aux
yeux du monde. Pour les américains, Les Enfants du paradis sont
l'équivalent d'Autant en emporte le vent, (Gone with the
wind). Ce qui est frappant, c'est que le film américain soit
réalisé dans une situation d'extrême opulence d'un pays
riche en temps de paix et que le film français, se fasse dans un
contexte de guerre extrêmement pénible et contraignant
n'engendrant que des complications, à chaque fois résolues. C'est
comme si Marcel Carné pouvait tout se permettre. Il s'amuse à
déjouer le mauvais sort qui s'acharne sur son film. Une fois la machine
en route, le 17 août 1943, rien ni personne n'a pu arrêter ce vaste
projet, même pas le débarquement allié en Sicile le 10
juillet 1943. Les alertes sont des fausses alertes. Les interruptions ne sont
que passagères. Le tournage du film reprend le dessus de plus belle,
protégé des Dieux. Marcel Carné, enfant capricieux, de ce
qu'on a appelé plus tard, l'âge d'or du cinéma
français, voit toutes ses volontés se réaliser les
unes après les autres, comme sous l'effet d'une baguette magique
invisible. Commencé au beau milieu de la guerre, le tournage du film a
lieu indifféremment en zone libre, et en zone occupée. Les
enfants du paradis, douillettement installés dans leur cocon sont libres
de toute entrave. Ils respirent la liberté qui n'existe plus au dehors
et qui manque tant aux français. La
situation politique de la France glisse sur eux, comme de
l'eau de pluie dans les gouttières.
Le 9 mars 1945, Les enfants du paradis font leur
première sortie, au palais de Chaillot. Ils dévoilent au monde le
visage radieux de la liberté enfin retrouvée.
Après les Enfants du paradis, la façon
de jouer au théâtre ne sera plus pareille. Le grand
Frédérick Lemaître, qui représente le
théâtre du verbe, nous fait rire. Il nous tient en haleine en
multipliant ses effets théâtraux totalement improvisés et
tellement vrais. Le mime Baptiste, qui représente le
théâtre du geste, a l'art de nous attendrir avec ses états
d'âme enfantins qui vont de l'extrême mélancolie à la
joie la plus débordante. Prévert y ajoute sa poésie. Le
tout savamment additionné, nous offre le cadeau d'une valeur
inestimable, au gré de la pellicule qui se déroule sous le regard
attentif du projectionniste, d'un art vivant, le reflet de la vie et de ce
qu'on veut y voir.
Pathé Consortium Cinéma
présente
Les Enfants du paradis.
Scénario et dialogues de Jacques
Prévert. Décors : Alexandre Trauner. Musique : Joseph
Kosma. Costumes : Mayo. Studios Pathé Cinéma
(Paris-Joinville) et La Victorine (Nice.)
Distribution.
Garance : Arletty
Baptiste : Jean-Louis
Barrault Frédérick Lemaître : Pierre
Brasseur
Lacenaire : Marcel Herrand
Le comte Edouard de Montray : Louis Salou Le
marchand d'habits : Pierre Renoir
Nathalie : Maria Casarès
Avril : Fabien Loris
Anselme Deburau : Etienne Decroux Fil de Soie :
Gaston Modot Madame Hermine : Jane Marken
Le commissaire : Paul Francoeur Le régisseur
des Funambules : Pierre Palan Georges : Jacques Castelot Le concierge des
Funambules : Léon Larive Scapia Barrigni : Albert
Rémy Célestin : Robert Dhéry L'encaisseur : Maurice
Schutz L'employé des bains turcs : Habib Benglia 1er auteur :
Auguste Boverio 2ème auteur : Paul Demange 3ème auteur :
Jean Diener Le directeur du Grand Théâtre : Rognoni Le
gendarme : Louis Florencie Un ami du comte : Jean Gold Baptiste Deburau
Junior : Jean-Pierre Delmon Marie : Marcelle Monthil Le vendeur de
billets : Lucien Walter. Iago : Jean Lanier
I. Le théâtre de tous les
théâtres : Le
boulevard du Crime.
I.1. La naissance du boulevard du Crime
Dans son ouvrage, Les théâtres du Boulevards
du Crime, Henri Beaulieu nous explique qu'à l'origine, le boulevard
du Temple est un fossé creusé en 1536 derrière l'enclos du
Temple. Sa fonction est de protéger Paris des invasions. Devant ce
fossé, il y a un terre-plein sur lequel, un siècle plus tard, on
plante quatre rangées d'arbres.
Au XVIIIème siècle les habitants du Marais,
aiment s'y promener, pour changer des rues tortueuses et étroites qui
bordent leurs habitations.
Les forains et les bateleurs y installent leurs baraques
pendant la fermeture des grandes foires périodiques.
Jusqu'à la Révolution Française, le
Boulevard du Temple est une foire continuelle où se côtoient
toutes les couches de la société confondues : gens du monde,
femmes galantes et gens du peuples.
A partir de midi, la parade se donne sur une
estrade surélevée, ou sur un balcon. Des danseurs de corde et
des
comédiens aboyeurs rameutent le public de passants
à l'intérieur du théâtre.
Après la Révolution de 1789, les
théâtres jouissent d'une grande liberté. Le décret
de 1791 autorise : Tout citoyen à élever un
théâtre public et à y faire représenter des
pièces de tous les genres. On assiste alors à une
véritable floraison des théâtres et salles de spectacles,
dont la grande majorité se trouve rive droite.
En 18O7, sous le Premier Empire, Napoléon veut
protéger l'élite du théâtre, notamment, La
Comédie Française, l'ancien théâtre de Richelieu.
Le théâtre, divertissement principal d'une
population française, dont plus du tiers est illettré, laisse
imaginer les craintes des pouvoirs en place.
Aussi Napoléon supprime de nombreuses salles et lieux.
Il
subventionne huit théâtres qu'il considère
dignes de ce nom : La Comédie française, Le Vaudeville, La
Gaîté, l'Ambigu, les Variétés, l'Opéra
Comique, L'Opéra, L'Odéon.
Sous la Restauration, on assiste à la
réouverture de nombreuses salles, dites secondaires, fermées par
Napoléon. Le Boulevard du Temple retrouve sa physionomie post-
révolutionnaire. Le lieu où le théâtre règne
en maître à Paris, est, sans conteste, le Boulevard du Temple,
surnommé le boulevard du Crime, allusion aux mélodrames qui y
sont
joués chaque soir. Ces spectacles ont pour personnages
principaux des malfaiteurs, fictifs où réels. Ils mettent en
scène leurs crimes crapuleux, à la grande joie des
spectateurs.
Situé dans un quartier populaire, le Boulevard du
Temple propose pas moins d'une dizaine de salles côte à côte
sur 500 mètres. Parmi eux, le théâtre de Madame Saqui, les
Funambules, l'Ambigu-Comique, théâtres vivant exclusivement de
leurs recettes. La rue est l'antichambre du lieu théâtre. Elle
tient lieu de publicité. Les saltimbanques attirent les passants dans
leur théâtre en faisant des parades.
C'est dans cette atmosphère de liberté
d'expression fêtée par l'omniprésence du
théâtre, que Marcel Carné et Jacques Prévert
plantent leurs décors.
I.2. Le théâtre de la rue.
Au levé de rideau, nous découvrons les baraques
foraines du boulevard du Temple. Une immense tente se dresse devant nos yeux.
Un aboyeur se trouve devant l'entrée sordide de la baraque. Des
roulements de tambours nous annoncent qu'un événement important
va avoir lieu. Un panneau en toile représente le spectacle.
L'entrée sert de rideau de scène. L'aboyeur soulève la
toile, invitant les curieux à entrer.
L'aboyeur : Entrez, entrez !... La vérité est
ici... Venez la voir...
Garance est assise dans un tonneau, que nous devinons rempli
d'eau.
Plus loin, nous découvrons l'entrée des artistes
du théâtre des Funambules, puis sa façade. Sur une
estrade surélevée, des danseurs à corde et des
comédiens aboyeurs rameutent le public par le biais du
théâtre, comme il est de coutume. Les artistes, en faisant preuve
d'une inventivité remarquable, mettent en scène des mini
spectacles qui donnent un avant goût de ce que le public pourra
découvrir dans le théâtre. Deux personnages sont
représentés, opposés dans leur caractère : l'un est
malin, l'autre balourd.
Anselme Deburau, père de Baptiste, en costume de
Cassandre est l'aboyeur. Baptiste, a une perruque aux cheveux filasses sur la
tête, avec un chapeau. Son visage enfariné laisse entrevoir le
futur Pierrot qui fera la gloire des Funambules. En retrait, assis sur
un tonneau, il semble complètement détaché de ce qui se
passe.
On entre dans le temple de la pantomime et des Arlequinades. La
majorité des pièces se jouent dans des théâtres
à l'italienne où la scène, disposée en demi-cercle,
permet de mettre le décor en perspective. Elle donne ainsi l'illusion
d'un espace plus grand que les limites véritables de la
scène.
I.3. Les théâtres dans les Enfants du
paradis.
Le Théâtre de Madame Saqui
Epoque 1. Aux Funambules. Le directeur :
« Mais ce n'est pas possible ! Vous n'allez pas travailler chez Saqui
? »
Madame Saqui naît quatre ans avant la Révolution
Française, et meurt quatre ans après la destruction du Boulevard
du Crime par Haussman.
Elle est la fille de l'acrobate Jean Baptiste Lalanne. Elle
travaille dans la même troupe que son père, chez Nicollet et
apprend à être danseuse de corde. Rapidement, elle se
révèle être une acrobate particulièrement
douée. Très populaire, elle fait de nombreuses tournées en
province. Elle parcourt l'Europe, à la suite de l'empereur.
Elle ouvre une salle de spectacles boulevard du Temple : le
Spectacle Acrobate spécialisé, dans les pantomimes, danses
à corde et les arlequinades à la manière italienne.
Ses danseurs s'appellent, Rovel, Williams, Charigni, Boigni.
Le théâtre de madame Saqui est situé
à côté du théâtre des Funambules. Ces
deux théâtres se font une concurrence acharnée en proposant
les mêmes types de spectacles : pantomimes, arlequinades et danses de
corde.
Le 31 mai 1821, Les Funambules et le théâtre de
Madame Saqui s'associent, et redéfinissent la répartition des
genres de spectacles représentés. Les Funambules se
spécialisent dans la pantomime, et le spectacle Acrobate de Madame Saqui
opte pour les danses de corde et les exercices de tapis. On voit alors des
artistes comme les Chiarigni, qui travaillent pour madame Saqui, jouer aux
Funambules. Cette association n'est que de courte durée,
puisqu'elle ne dure que neuf mois. Selon Beaulieu, c'est madame Saqui qui rompt
cette union. Celle-ci trouve que les Funambules s'accaparent le public. Cette
concurrence entre les deux établissements se répercute sur les
relations entre les artistes. Selon Tristan Rémy, les Chiarigni et les
Deburau ne s'entendent pas du tout. Eclate une bagarre non jouée, sur
scène pendant un spectacle.
C'est logiquement de cette bagarre dont il est question dans
le film de Carné, au début du boulevard du Crime, que nous
entrevoyons des coulisses des Funambules. Le directeur des Funambules
se confie au régisseur sur les tensions internes qui cohabitent dans son
théâtre. Il n'est pas question des Chiarigni, ni des Boigni, qui
travaillent tous dans l'équipe de Madame Saqui, mais d'un nom
très voisin, qui pourrait être
un amalgame : les Barrigni. C'est à la suite de cette
dispute que Jean Gaspard Baptiste apparaît comme l'artiste providentiel
à qui Bertrand fait appel, sur le vif, pour rétablir la
situation, en interprétant le rôle de Pierrot Selon Tristan
Rémy, c'est à ce moment là qu'il s'appellera Baptiste tout
court, car Bertrand, le directeur, le présente par cet unique
prénom au public. C'est là que Carné et Prévert
font leur entrée en scène. Frédérick Lemaître
joue le lion et Baptiste reprend Pierrot dans le même spectacle. Ce qui
ne correspond pas à la réalité historique.
Frédérick Lemaître n'a jamais joué avec Deburau.
C'est également la seule fois où nous entendrons prononcer le nom
de madame Saqui. Elle représente l'esprit belliqueux de la concurrence.
Il est clair qu'il y a deux camps : celui des Saqui et celui des Deburau.
Rétrospectivement, nous n'avons que les témoignages de
l'époque pour nous éclairer sur les faits. Ces deux
théâtres, aujourd'hui disparus, laissent place aux mythes : Les
Funambules avec le Pierrot de Deburau, et les acrobates de Madame Saqui.
Toujours si l'on en croit l'anecdote rapportée par Beaulieu, la
création des Funambules ne serait pas sans rapport avec Madame Saqui,
elle-même.
Les Funambules.
Le théâtre des Funambules, se spécialisant
dans la pantomime, voit le jour en 1816. Henri Beaulieu, dans son ouvrage
Les théâtres du Boulevard du Crime, nous conte l'anecdote
de ce qui pourrait être à l'origine de la création des
Funambules par MM Bertrand et Fabien.
Bertrand est voiturier à Vincennes. Il assure le trajet
Paris/Vincennes, Vincennes/Paris. Un jour, alors qu'il transporte Madame Saqui
et son mari, il a une violente dispute avec elle. Mme Saqui l'injurie. Il jure
de se venger et s'associe avec son ami Fabien, qui vend des parapluies, mais
qui est grand amateur de spectacles de boulevard. Ils fondent alors Les
Funambules, juste à côté du théâtre de Madame
Saqui, pour lui faire concurrence. Pour se faire, ils engagent
Frédérick Lemaître, pensionnaire de l'Odéon, puis la
famille Deburau. Jean Baptiste, cadet des trois garçons est le seul des
Deburau à faire toute sa carrière aux Funambules. Quant
à Frédérick Lemaître, il n'y fait qu'un bref
passage, à ses débuts. C'est à Jean-Gaspard Baptiste
Deburau et à son immense talent, que le théâtre devra son
succès. Bientôt, Les Funambules détrônent le
Spectacle Acrobate de Madame Saqui. Relogé, après les travaux du
baron Haussman, le théâtre des Funambules, ne survivra pas
à la disparition du mime.
Jean-Gaspard Baptiste Deburau : Le théâtre du
geste.
Afin de mieux comprendre qui est Jean-Gaspard Baptiste
Deburau, je me suis essentiellement basée sur les écrits de
Tristan Rémy. Dans son ouvrage sur le célèbre mime,
Tristan Rémy suit la vie de l'artiste pas à pas avec un grand
souci d'authenticité, contrairement à Jules Janin, qui a
vécu à la même époque et qui n'a pas le recul
nécessaire que donne le temps pour faire preuve d'une réelle
objectivité. Il nous restitue méticuleusement l'histoire du mime
sans lui faire de concession. Jean-Louis Barrault en écrit la
préface.
M. Tristan Rémy, aujourd'hui, avec une
érudition qui force l'admiration, réussit avec son Jean Gaspard
Deburau, à faire apparaître devant nous le véritable
Deburau de l'histoire. Celui-là sent l'authenticité.
Extrait de la préface de Jean-Louis Barrault.
Le père de Jean-Gaspard Deburau, Philippe Deburau,
français d'origine, naît à Amiens en 1761. Il débute
sa carrière dans l'armée. En 1794, il combat pour l'Autriche,
alors en guerre contre la France. Il est affecté au
11ème régiment d'infanterie autrichienne. C'est sans
doute pour cette raison, que de retour en France, il prétendra
être originaire de Bohême. Il rejoint l'armée de
Condé en 1799. En 1802, il est montreur de marionnettes. En 1814, il
s'installe
officiellement à Paris, non loin du boulevard du
Temple. Deburau mène une vie de saltimbanque. Il est danseur de corde.
Avec sa petite famille, il présente des numéros tels que La
Pyramide d'Egypte ou La Grande Marche Militaire. Il est
intéressant de constater que dans le film de Carné, Deburau
père, pendant sa parade, est accompagné par des musiciens
habillés en hussards polonais, peut-être un clin d'oeil
à son passé en Europe de l'Est.
La troupe Deburau se forge bientôt une solide
réputation, meilleurs danseurs de corde serait que les Chiarigni,
Lalanne et Saqui. En 1816, M. Bertrand, directeur des Funambules les
embauche.
Voici la troupe dans l'ordre : Deburau père,
Nievmensek, dit Franz le fils ainé, Etienne, le fils cadet, Jean-Gaspard
Baptiste, Melle Dorothée, fille ainée et Melle Catherine, fille
cadette.
Jean-Gaspard Baptiste n'est pas présenté comme
un des fils de Deburau, pourquoi ?
Dans le film de Carné, sur l'estrade, devant la
façade des Funambules, Anselme Deburau, le père de
Baptiste, se présente comme un acteur prestigieux. Il n'a aucune
considération pour son fils dont il dit qu'il n'est pas le sien. Il
parle de lui avec mépris et ne prononce pratiquement jamais son
prénom. Il exprime violemment son rejet pour ce fils
illégitime, indigne de lui. Il le frappe d'un grand coup
de batte sur son chapeau sous les rires du public.
Le Cassandre (interprété par Anselme Deburau ) :
... la honte de la famille... Le désespoir d'un père
illustre... Mais quand je dis mon fils... fort heureusement
j'exagère...
Il est intéressant de voir le revirement total du
père, lorsque Baptiste commence à être connu. En bon
aboyeur, ce n'est plus lui qu'il présente, mais son fils dont il est
fier. Le père qui écrasait le fils de sa prestance, se range
derrière lui, de la même façon.
Anselme :... L'incomparable Baptiste mon propre fils, dont
son père peut être fier...
Dans la biographie de Tristan Rémy, nous apprenons que
Jean- Gaspard Baptiste, né en 1796, a passé son enfance à
l'étranger, ne parle pas bien le français. Doit-on voir cela
comme un signe de prédestination de l'artiste à la pantomime ? Ce
qui est sûr, c'est qu'il n'est ni sauteur, ni acrobate, contrairement
à la troupe Deburau. Il ne peut alors occuper que des emplois de
figurant, d'où l'image que nous avons de lui, sur l'estrade de la
parade. Etre solitaire, comme statufié, un personnage
égaré qui, cependant, parvient
à nous émouvoir par l'expression de souffrance
qu'affecte son visage blanchi.
Extrait du scénario de Prévert. début de la
1ère époque : Le boulevard du Crime.
... tout seul, à l'écart,... immobile comme
un mannequin de cire,... silencieux, craintif,..., dépaysé, sans
défense, lunaire et visiblement « ailleurs »
Selon Tristan Rémy, la naissance de Pierrot Deburau se
fait en deux temps. Baptiste doit remplacer l'acteur Blanchard, dit La
Corniche, parce que celui-ci approchait de trop près la nièce du
directeur M. Bertrand. Le personnage de la Corniche a un chapeau de laine, Il
ressemblerait à celui du personnage de Carné et Prévert
qu'interprète Baptiste pendant la parade.
A la suite d'une dispute entre Madame Saqui et M. Bertrand,
Chiarigni, qui interprétait Pierrot aux Funambules, décide de
retourner dans la troupe de Madame Saqui et quitte Les Funambules. C'est
Baptiste qui reprend son rôle. Dans le film, on voit une violente bagarre
éclater sur scène, en plein spectacle, opposant les Barrigni et
les Deburau. Scarpia Barrigni annonce son départ au directeur. Il va
rejoindre madame Saqui. Baptiste modifie le costume de Pierrot
qu'interprétait Chiarigni/Barrigni. Son serre tête
blanc, qui devient noir, contraste avec sa face blafarde. Ainsi
naît l'homme en blanc.
Il a plusieurs enfants dont un fils, Charles, qui naît
en 1829. Dans le film, nous ne voyons qu'un enfant. Celui qu'il a eu avec
Nathalie, personnage inventé par Prévert. Il s'agit probablement
de Charles. On peut l'imaginer comme celui qui prendra sa suite, puisque le
petit garçon, dont le prénom n'est jamais prononcé dans le
film, s'appelle : Le petit Baptiste. Comme si le scénariste voulait nous
faire comprendre, que le fils de Baptiste n'existera que dans l'ombre de son
père. Comme si le prénom de Baptiste était devenu le
prénom de son personnage, au même titre que Pierrot. L'individu
disparaît derrière l'universalité du personnage qu'il a
incarné. Le personnage se transmettant de père en fils, L'artiste
disparaît derrière le personnage culte. Baptiste est mort, vive
Baptiste ! Sacha Guitry, fasciné par la contamination du
théâtre sur la vie de l'acteur, écrit, en 1918, une
pièce qui porte le nom du mime. Le père vieillissant doit
céder sa place à son fils. Dans leur habits de Pierrot, le
père et le fils ne font qu'un. Pour le public, venu nombreux, c'est
Pierrot qu'il applaudit. En 1846, Jean-Gaspard Deburau meurt, accidentellement.
Charles, par sa ressemblance avec son père, le remplace. Il fait revivre
son père aux yeux du public qui retrouve en lui
Baptiste. C'est Charles qui joue, et c'est Baptiste que le
public applaudit.
Dans le film de Marcel Carné, Baptiste écrit une
pantomime : Le Palais des Mirages ou L'Amoureux de la Lune dans la
première époque du film. En 1842, Cot d'Ordan, l'administrateur
des Funambules, écrit pour Deburau une pantomime d'un genre
nouveau, Le marchand d'habits qui marquera le sommet de la gloire du
mime. Cette pantomime est reprise dans le film dans la deuxième
époque.
Loin d'être une comédie, cette pantomime macabre,
située entre Don Juan et Hamlet, raconte l'histoire de
Pierrot, chassé par son maître parce qu'il est tombé
amoureux d'une duchesse. Pour faire la cour à sa belle, il tue un
marchand d'habits afin de se procurer des vêtements décents. Au
moment de conduire la duchesse à l'autel, le spectre du marchand
d'habits apparaît, saisit Pierrot, le tue et l'entraîne dans un
gouffre.
L'Amoureux de la Lune, pantomime écrite par
Baptiste, est le seul moment du film où Frédérick
Lemaître, Baptiste et Garance sont réunis alors qu'ils sont tous
trois au début de leur carrière. Après L'Amoureux de
la lune ou Le Palais des Mirages, Garance ne joue plus.
Frédérick Lemaître quitte les Funambules pour Le Grand
Théâtre, très vraisemblablement L'Ambigu-Comique. On peut
se demander pourquoi Prévert et
Carné ont donné une appellation fictive à
L'Ambigu-Comique alors qu'ils ont laissé le nom réel aux
Funambules. Par ailleurs, le théâtre de Mme Saqui est
mentionné. On a vu que les Funambules étaient sujets à de
violentes divisions entre artistes. L'hypothèse possible est que les
Deburau furent des danseurs de corde, de même que Madame Saqui. L'autre
nom pour danseur de corde est Funambule. Batiste représente l'image de
Pierrot dans la lune, qui voyage la nuit, parmi les petites gens de la rue.
Cette vision de Pierrot que véhicule Deburau, ne pouvait que
séduire le poète et le réalisateur.
Dans le film, Frédérick Lemaître et
Baptiste prennent un verre ensemble au comptoir d'une gargote. Le contraste
entre les deux acteurs est saisissant. Frédérick a des ambitions
de grands hommes. Baptiste se complaît à s'assimiler aux gens du
peuple.
Frédérick Lemaître monopolise la
conversation, tandis que Baptiste reste muet. Il définit son travail de
comédien, lui confie son ambition de devenir un homme aussi grand au
théâtre que les grands hommes de l'histoire.
Frédérick Lemaître :... tous les grands
de ce monde... ils ont joué leur rôle et maintenant c'est mon
tour.
Baptiste répond d'un sourire, comme si la seule
expression de son visage suffisait à exprimer les mots qu'il ne dit
pas.
Frédérick les traduit en donnant une
définition de son travail de mime et en en faisant l'éloge.
Frédérick est l'homme du théâtre du verbe. Les mots
suffisent à son bonheur. Sans eux, il éprouve un sentiment de
grande frustration. Il a besoin des mots pour exprimer les grands hommes.
Baptiste est l'homme du théâtre du geste. Il s'exprime uniquement
avec son corps. Il raconte son histoire sans rien dire.
Baptiste : Pourtant, ce sont de pauvres gens, mais moi, je
suis comme eux.
Il n'y a rien d'étonnant à ce que Jacques
Prévert ait décidé de débaptiser L'Ambigu-Comique
pour le Grand Théâtre, le seul théâtre digne du grand
Frédérick Lemaître.
Frédérick Lemaître : Le
théâtre du verbe.
Dans son ouvrage Les Anciens Théâtres de
Paris, Georges Cain nous apprend que Frédérick
Lemaître débute en réalité aux
Variétés Amusantes en 1816. Il est alors âgé de 16
ans. Le directeur Lazarri est séduit par son physique. Il le prend comme
pensionnaire et lui donne le rôle du lion qui apparaît dans une
pantomime babylonienne : Pyrame et Thisbe. La même année,
il quitte Les Variétés Amusantes et se fait embaucher
aux Funambules. L'année suivante, Franconi
l'embauche au Cirque Olympique où il interprète des
pantomimes dialoguées d'Othello d'après l'oeuvre de
Shakespeare.
En 1820, il entre à l'Odéon, quitte
l'Odéon. Il créée, nous le verrons plus tard, le
mélodrame : L'auberge des Adrets à L'Ambigu-Comique.
Il est très apprécié des romantiques, notamment
Victor Hugo. Il joue Ruy Blas ainsi que des oeuvres de Shakespeare. A sa mort,
Victor Hugo lui fait une oraison funèbre.
Dans les Enfants du paradis, Frédérick
Lemaître cherche à se faire embaucher. Quand le directeur du
théâtre lui demande ce qu'il sait jouer, le jeune acteur
répond : « Des Lions ! » en rugissant comme un lion. C'est
pour jouer ce rôle-là qu'il est d'abord embauché dans le
film.
Frédérick : Toujours des lions... Je connais
à fond le répertoire de lions : Le Golfe du Lion, La
Constellation du Lion, Richard Coeur de Lion, la Constellation du Lion,
Pygmalion...
On note au passage, que Frédérick Lemaître
a le sens de l'humour. Il dresse une énumération trop abondante
pour être vraie, de tous les rôles de lion qu'il a joués. Il
fait des jeux de mots avec le son Lion pour élargir la liste. On sent
chez lui, une certaine lassitude pour l'emploi. Sans doute,
l'acteur a t'il quitté son employeur
précédent parce qu'il voulait jouer autre chose que le lion.
Mais aux Funambules, tout est bon pour se faire
embaucher. Jacques Prévert, qui ne tient pas toujours scrupuleusement
compte de la chronologie historique, nous montre un Frédérick
Lemaître déjà très sensible à l'oeuvre
shakespearienne faisant des allusions à Roméo et
Juliette au directeur des Funambules, qui ne connaît pas
ces oeuvres. On sent les divergences de points de vue sur le
théâtre entre les deux hommes, ce qui sera une des raisons du
départ de Frédérick Lemaître, qui n'est pas encore
en mesure de choisir ce qu'il veut jouer.
Frédérick Lemaître : Bien peu de gens
hélas ! connaissent et apprécient Shakespeare.
Le directeur : Et vous qui vous connaît ? Qui vous
apprécie ?
A travers les dialogues de Prévert, le directeur
exprime son regret de ne pas pouvoir jouer autre chose que de la pantomime, du
théâtre très gestuel, où les mots n'ont pas la
parole. Dans cette réplique, il apparaît que le
théâtre n'est pas si libre que cela.
Le directeur : ... Ici... On n'a pas le droit de jouer
la Comédie !... Parce qu'on nous brime... Parce qu'on nous
craint...
Ils savent que si on jouait, ils n'auraient qu'à
mettre la clé sous la porte, les autres, les beaux, les grands, Les
nobles théâtres !...
Le directeur fait allusion à la popularité des
théâtres du boulevard du Crime et de l'intérêt qu'ils
provoquent dans toutes les couches de la société. Pour qu'ils ne
puissent pas concurrencer les théâtres, comme la Comédie
Française ou L'Odéon, le gouvernement en place lui retire le
droit de parler si cher aux auteurs de théâtre et aux acteurs
amoureux des mots comme Frédérick Lemaître.
Ce qui n'empêche pas Frédérick
Lemaître de parler au Grand Théâtre dans la seconde
époque. L'acteur est au sommet de sa gloire. Il interprète le
fameux rôle de Robert Macaire, dans le mélodrame l'Auberge de
Adrets. A la fin de la deuxième époque, il réalise
enfin son rêve de jouer Shakespeare. Il incarne Othello dans un
théâtre qui semble tout aussi grand que le Grand
Théâtre, mais le public du paradis a disparu. L'acteur a atteint
son but. Il joue les grands de ce monde pour la masse dirigeante.
Le Grand théâtre.
On sait que l'Auberge des Adrets est
créée en 1823 à l'Ambigu-Comique qui est un grand
théâtre comparativement au théâtre des
Funambules.
On y joue essentiellement des mélodrames. Le terme
Ambigu, désigne une pièce d'un genre indéterminé.
Dans la même pièce, on joue parodies, drames, comédies,
chants et danses.
A la suite d'un incendie qui survient en 1827, L'AmbiguComique
est relogé, en dehors du boulevard du Crime, sur le boulevard Saint
Martin. Il devient Les Folies Dramatiques où
Frédérick Lemaître donnera Robert Macaire, une
nouvelle version de l'Auberge des Adrets.
II. La théâtralité.
Yves Lavandier écrit : La dramaturgie a cette
faculté de faire communier image, pensée, désir et
émotion, de permettre au spectateur de se fondre partiellement dans
l'autre.
Marcel Carné nous communique par sa façon de
filmer, que l'histoire que nous allons voir s'apparente à une
pièce de théâtre. Il y a une volonté de la part du
scénariste et du réalisateur de nous projeter dans un monde
où les protagonistes vivent leur vie comme ils jouent au
théâtre. La vie est un jeu que le théâtre reproduit
pour le plaisir du public. Carné nous invite à entrer dans ce
jeu. Nous sommes tour à tour, spectateurs au paradis, spectateurs de la
vie des personnages, de leurs envies, de leurs émotions.
II.I. Le théâtre au cinéma.
a) Restitution du théâtre au
cinéma.
Le film débute et se termine sur le rideau de
scène. Nous avons un premier baisser de rideau à la fin de la
première époque, comme pour annoncer un entracte et un autre
à la fin de la seconde époque pour signaler la fin de l'histoire.
La caméra est placé dans l'orchestre. Le statisme de la
caméra
sur le rideau donne l'impression d'une photo. La caméra
garde les yeux rivés sur le rideau pendant tout le déroulement du
générique en surimpression. Le rideau s'ouvre sur le décor
du boulevard du Temple. Par ailleurs, la pantomime du Palais des
Mirages sera presque toujours filmée frontalement, la caméra
dans l'orchestre. L'ouverture du rideau s'effectue en temps réel au
théâtre. Quand le rideau s'écarte, nous avons un effet de
décor urbain sur toile de fond. La caméra fait un travelling
avant sur le décor qui s'anime subitement et qui nous
déstabilise. Le théâtre nous conduit hors de ses
frontières par le biais du cinéma. Au delà de ce que nous
voyons, nous comprenons que le théâtre est l'antre de
l'imaginaire. Il s'insinue dans la vie et la reproduit sur sa scène.
C'est le fondement même des Enfants du paradis.
Carné utilise également le fondu au noir quand
Garance retrouve Frédérick Lemaître au Grand-Relais. Ce
procédé cinématographique est utilisé très
fréquemment au théâtre aujourd'hui. Il permet de ne pas
abuser du rideau. Il signifie que l'acte n'est pas terminé. L'action en
cours s'achève. Nous savons ce qui va suivre. Nous n'avons pas besoin de
le voir. L'imagination et l'esprit de déduction font le reste. Marcel
Carné, pour des raisons de bienséance, dues en grande partie
à l'époque, fait l'ellipse de l'évidente scène
d'amour qui suit. Nous ne savons pas si Frédérick et Garance
restent ensemble dans la même chambre
jusqu'au réveil. On peut imaginer que Madame Hermine
apporte le petit déjeuner à Frédérick qu'elle croit
seul, et trouve la chambre vide. Elle entend des éclats de rires dans la
chambre de Garance et reconnaît la voit de Frédérick. Son
visage se durcit. On comprend alors sa déception. Rien de tout cela, ne
nous est montré. Mais lorsque nous voyons entrer Frédérick
dans la chambre de Garance, le fondu au noir nous en dit bien assez long.
La caméra de Carné est aussi pudique que le
théâtre. La séquence suivante , nous sommes devant la
façade des Funambules en extérieur jour.
Carné fait des ellipses sur des scènes qui ne
correspondent pas aux règles de bienséance au
théâtre. Nous ne voyons pas les scènes d'amour. Nous
supposons que Madame Hermine et Frédérick Lemaître ont eu
une relation charnelle ensemble par le comportement qu'ils adoptent l'un envers
l'autre et les mots qu'ils s'échangent. Dès leur première
rencontre, Madame Hermine propose à l'acteur une chambre en arborant un
sourire très engageant qui montre qu'elle n'est pas du tout insensible
aux charmes de Frédérick. Elle se met à son diapason en
lui assurant qu'il ne la dérangera pas, car elle aussi, s'endort
tardivement, façon déguisée de dire à l'acteur
qu'elle est disponible pour lui. Plus tard, Baptiste retourne au Grand-Relais,
accompagné de Garance, nous savons qu'il s'est passé quelque
chose entre Frédérick et la
gérante. Madame Hermine, met du temps pour
répondre à l'appel de Baptiste. Elle reboutonne son corsage. Elle
répète pour elle-même des paroles prononcées par
Frédérick : Silencieux et furtif comme un chat dans la nuit.
Nous comprenons que lorsque Baptiste et Garance sont arrivés, elle
se trouvait avec lui.
Nous n'assistons pas à l'assassinat manqué de
l'encaisseur au Grand-Relais et à l'assassinat réussi du comte de
Montray aux bains turcs. Lacenaire et son acolyte, Avril, ont loué une
chambre au Grand-Relais. Ils se postent derrière une porte. Celle-ci
fait office de rideau. Nous attendons l'arrivée de l'encaisseur. Mais le
rideau ne se lève pas. Les hurlements de l'encaisseur nous alertent de
son agression.
Aux bains turcs, la caméra flashe sur le comte de face.
Lacenaire s'avance en mettant la main à l'intérieur de son gilet.
On sait que c'est là qu'il cache son arme. Il sort du champs. La
caméra zoome avant sur Avril collé au mur. L'expression du visage
d'Avril, spectateur reflète le meurtre qui a lieu. Le bruit d'un corps
tombant dans l'eau ainsi que le gros plan sur la main du comte qui pend sur le
rebord de la baignoire, nous confirment la mort de celui-ci.
Très souvent, Carné film les entrées et
sorties des personnages en plan moyen pour en renforcer l'effet
théâtral. Quand Garance et Lacenaire apparaissent au Rouge-Gorge,
la porte qui s'ouvre devant eux, a remplacé le rideau de
scène.
Les coups traditionnels sont remplacés par l'annonce,
en aparté de Jéricho : Tiens voilà des gens du
monde. Garance et Lacenaire sont filmés en plan moyen. Tous les
regards de l'assistance sont portés sur le couple.
Accusée à tort, de complicité dans
l'agression de
l'encaisseur, Garance voit les portes se fermer devant elle,
Pour échapper à cette injustice, elle tend la carte de visite de
son protecteur le comte de Montray. Carné filme la scène de
façon théâtrale, en plan semi-général, qui
est la vision de la scène que nous aurions si elle était
jouée au théâtre. Nous ne voyons pas ce qui est
écrit sur la carte dans la mesure où la caméra n'en fait
pas de gros plan. Nous supposons qu'il s'agit du comte de Montray qui lui a
offert sa protection. Comme pour l'assassinat aux bains turcs, le
cinéaste insiste sur les réactions des protagonistes pour
éclairer sur ce que nous ne voyons pas. La caméra s'attarde
anormalement au cinéma sur le plan général de la
scène figée où Garance se tient debout au centre de la
pièce. Comme à la fin d'un spectacle de théâtre, les
acteurs se figent et le rideau tombe. Dans le film, le rideau tombe sur le fond
musical de Joseph Kosma. FIN DE LA PREMIERE EPOQUE apparaît en
surimpression.
b)Nous sommes des spectateurs mutants.
Carné nous invite à devenir des enfants du
paradis en nous entraînant au théâtre. Nous nous identifions
aux spectateurs. Nous attendons patiemment que le rideau s'ouvre. Sa lente
ouverture excite notre curiosité.
Nous observons la scène à travers le regard de
différents protagonistes placés à divers endroits de la
salle. Ensemble, nous nous émerveillons devant le spectacle du
Palais des Mirages. Nous sommes au poulailler avec le peuple de Paris, au
balcon avec le comte de Montray. Nous aurions pu aussi retrouver Madame Hermine
dans l'orchestre. La gérante du Grand-Relais, était venue, elle
aussi, au spectacle, admirer secrètement Frédérick
Lemaître dans un numéro de pantomime intitulé Le Palais
des Mirages. Le scénario de L'Avant-scène Cinéma,
nous indique que cette séquence a été coupée au
montage définitif. Nous regardons la scène des coulisses en
compagnie du père de Baptiste et du directeur. La caméra fait un
plan moyen de la scène vue par eux. Nous voyons à travers leurs
yeux, ce qui nous donne l'illusion de faire partie intégrante du film.
Cette sensation est renforcée par le fait que nous sommes
également des spectateurs, assis dans une salle de cinéma,
remplie par d'autres spectateurs. Peut-être même que nous nous
trouvons dans un ancien théâtre à l'italienne, sur le
modèle de celui
des Funambules, transformé en cinéma. La mise en
abîme est totale. Nous sommes dans la même contexte que le public
du paradis. Nous partageons son enthousiasme pour la pantomime. Nous nous
évadons du monde clos du théâtre. Nous nous frayons tant
bien que mal, un chemin dans l'univers saturé du boulevard du Temple
grouillant de monde, où règne une atmosphère de
fête. Il semble que l'écran n'est pas assez grand pour contenir la
foule qui s'entasse. Nous nous confondons aux badauds qui assistent à la
parade, devant la façade des Funambules et assistons aux premiers pas de
Baptiste sur l'estrade de la parade.
Nous surprenons la vie privée des protagonistes acteurs
et nous les voyons vivre comme s'ils étaient sur scène et nous au
théâtre. Quand Garance et Frédérick Lemaître
se retrouvent au Grand-Relais, chacun se penche à son balcon respectif.
La plupart des plans sont des plans américains en champ et contrechamp
sur les deux protagonistes. Nous passons d'une chambre à l'autre au
gré de la caméra. Puis, un plan américain sur la chambre
vide de Frédérick nous indique que nous pouvons prendre place sur
le balcon, les deux protagonistes se sont rejoints. Comme au
théâtre, nous sommes au balcon.
c) La théâtralité du récit.
Les trois unités.
La structure narrative des Enfants du paradis
fonctionne comme une pièce de théâtre. Prévert
et Carné suivent les grandes règles du théâtre. Le
déroulement de l'action suit l'ordre chronologique de l'histoire. Il n'y
a pas de flashback. Des scènes d'exposition nous informent de ce que
nous avons besoin de savoir pour comprendre ce qui se passe. Malgré
cela, il nous est difficile de nous repérer dans le temps, car nous
n'avons pas de repère spatio-temporel. Le prologue du début de la
seconde époque en surimpression sur le rideau de scène, donne un
résumé de la première époque. Il nous indique que
quelques années ont passé. L'absence de transition
spacio-temporelle immobilise le temps, comme une eau stagnante qui renvoie aux
personnages une image inchangée d'eux-mêmes. Le seul
élément qui contrarie cette immuabilité est l'apparition
du petit Baptiste. La présence de l'enfant, nous indique de façon
implicite, le mariage de Nathalie et du mime, et matérialise le temps
écoulé entre les deux époques. Prévert et
Carné privilégient un monde essentiellement limité
à un lieu, le boulevard du Temple. Les protagonistes baignent dans la
théâtralité, au théâtre comme dans leur
vie.
Le fait même qu'ils se présentent revêt un
caractère théâtral, sous forme de commentaires discrets en
aparté ou publiquement.
L'intervention d'une tierce personne empêchant les
amoureux de se dire leur amour, procédé classique au
théâtre, est reproduite dans le film. L'arrivée de Nathalie
interrompt les confidences amoureuses de Baptiste et Garance. Les dialogues de
Prévert, riches en poésie évoquant la
réalité concrète, justifient pleinement le statisme de la
caméra et le parti pris du réalisateur, de donner à
l'image un aspect pictural. A ce propos, Marcel Carné confiera, dans un
documentaire qu'il a accordé à Arte, en 1994 intitulé
Ma vie à l'écran de Jean-Denis Bonan, sa frustration de
ne pas avoir pu filmer en couleur.
Un monde cloisonné.
Carné nous plonge dans un univers cloisonné, qui
trouve sa respiration dans le mouvement des portes qui s'ouvrent et se ferment
sur les entrées et sorties des protagonistes. La plupart des
scènes sont tournées en intérieur, au
théâtre, à l'hôtel, on encore dans une auberge. Le
boulevard du Temple est tourné dans les studios de la Victorine. La
masse humaine qui s'y presse, renforce l'impression d'étroitesse qui y
existait avant les travaux du baron Haussmann. Les personnages sont
entourés d'une double cloison ; celle des
hommes et celle des murs des bâtiments dont la hauteur
nous prive d'horizon. Après l'agression de l'encaisseur, Garance doit
fendre la foule pour atteindre le porche du Grand- Relais. La vision du ciel
apparaît au lever de rideau, mangé par la façade des
théâtres qui sont au centre de l'oeuvre. Nous retrouvons ce
sentiment d'asphyxie, dans le métro aux heures de pointe où le
moindre mouvement est une atteinte à l'espace vital de l'autre. Un mur
humain obstrue les issues et nous empêche de monter. Nous regardons,
impuissants, les trains bondés s'en aller, sous nos yeux.
Baptiste court après Garance. Des Pierrots,
insouciants, dessinent une farandole autour de lui, l'empêchant
d'avancer. Nous sommes saisis par cette image de Baptiste retenu par la foule
qui l'empêche de suivre son instinct qui est de rejoindre Garance.
Baptiste, retenu par la foule ne peut pas s'en aller. Les Pierrots lui
rappellent qu'il est un enfant du spectacle. Son ciel, c'est le paradis. Il
appartient au boulevard du Temple et ne peut en partir. Le public est là
pour le retenir.
La seule scène du film réellement tournée
en extérieur est la scène de duel dans la deuxième partie.
Elle rappelle la partie de chasse de La règle du jeu
tournée par Renoir, juste avant la guerre. Elle représente,
un hymne à la nature. Le paysage en plan général,
légèrement en contre-plongée, est la plus importante
ouverture sur le ciel que nous ayons dans le
film. Cette séquence se distingue des autres
scènes du film dans lesquelles l'action principale se situe sur un
même lieu, le boulevard du Temple. L'espace contigu filmé nous
rappelle celui du théâtre.
L'importance des portes.
Le film est ponctué par les entrées et sorties
des protagonistes. Celles-ci donnent une respiration au statisme
général du film. Le cinéaste fait des plans sur les portes
à chaque fois qu'elles s'ouvrent où se ferment. La porte tient
lieu de rideau ajouté à la vie réelle. Elle annonce un
changement. Comme au théâtre, elle renforce l'impression de
mouvement et l'importance de celui qui entre dans la séquence. Elle fait
la transition d'une scène à une autre par l'entrée d'un
troisième personnage qui interrompt la discussion en cours. Aux
Funambules, le régisseur prévient Baptiste et Nathalie qu'ils
doivent bientôt entrer en scène marque la transition d'une
scène à une autre par l'entrée d'un troisième
personnage qui interrompt la discussion en cours. Le travail du
régisseur est mis en valeur par son entrée. Il joue le rôle
important du coordinateur. Il fait le lien entre les coulisses et la
scène. Nous nous attendons à le revoir souvent faire de
brèves apparitions, pour rappeler à l'ordre les comédiens.
Les portes sont souvent filmées en
plan moyen. L'entrée du couple Lacenaire/Garance au
Rouge- Gorge se fait notamment, en plan moyen. Prévert précise,
dans le scénario paru dans L'Avant-Scène Cinéma, que le
criminel fait là une entrée très réussie.
L'extrême lenteur des déplacements des comédiens d'un
endroit à l'autre d'une même pièce accentué par le
choix des plan de la caméra. Le plan en mouvement panoramique, agrandit
les lieux. Quand le comte de Montray entre dans le boudoir de Garance. On le
voit refermer la porte derrière lui. La pièce semble immense. La
caméra suit son déplacement en panoramique. Le mouvement des
portes qui s'ouvrent et se ferment sur les entrées et sorties des
protagonistes ajoute une respiration obligeant les spectateurs que nous sommes,
à avoir le regard contemplatif du poète. L'importance
donnée aux portes nous confirme que le lieu de l'action tient une place
prépondérante et qu'il variera peu.. L'entrée dans une
pièce correspond à l'entrée en scène d'un
personnage dont la présentation se passe de commentaire, la vision
suffit pour nous donner une idée du personnage. Ainsi dans
l'échoppe de l'écrivain, la porte s'ouvre en plan moyen sur
Jéricho. On le voit entrer dans les moindres détails. Il est
voûté. L'hypocrisie se dégage de son personnage.
L'exposition.
Poussés sans doute davantage par une volonté
perfectionniste de souci du détail, Carné et Prévert ont
recourt aux scènes d'exposition. Par exemple, nous sommes
informés qu'une agression va avoir lieu en deux temps. Lacenaire se
prépare à tuer l'encaisseur dans l'appartement qu'il a
loué au Grand- Relais. Cette séquence nous annonce l'action qui
va suivre. Le criminel explique à son complice la démarche
à suivre, comme s'il s'agissait d'une mise en scène dont il
serait l'instigateur. Lacenaire donne ses dernières consignes de jeu
à son comédien.
Lacenaire : Alors, compris, il frappe, j'ouvre, tu frappes
à ton tour. Et si besoin est je termine la chose.
Après l'agression, Au Lionceaux du Temple,
Lacenaire fait u n débriefing à son comédien
Avril.
Dans la cour du Grand-Relais, Mme Hermine, en bonne concierge
qui ne faillit pas à sa réputation, est en grande discussion avec
sa voisine. Elle fait la gazette de son hôtel. Cette séquence sert
à nous expliquer comment Lacenaire a mis en place son plan.
D'après la description que la gérante fait d'un certain M.
Forestier qui a loué un appartement, quinze jours plus tôt, et
qu'elle n'a vu que deux fois, nous
comprenons qu'il ne peut s'agir que de Lacenaire à :
Parfait... d'une distinction ! On comprend que Madame
Hermine n'a pas beaucoup d'estime pour Garance. Pour la logeuse, Garance n'est
qu'une mangeuse d'hommes, mal élevée, dont
Frédérick Lemaître est la victime.
Mme Hermine : Quand je pense à la manière dont
elle a embobiné ce pauvre M. Frédérick.
Nous percevons déjà le parti pris de Madame
Hermine en défaveur de Garance de Madame Hermine après
l'agression, lorsqu'elle est questionnée par le commissaire.
L'utilisation de cartons avec des frisures, à l'instar
du cinéma muet, nous résume l'époque
précédante. Les cartons font la transition entre la
première et la seconde époque. Ce procédé est
repris par la suite dans des mises en scène de théâtre,
notamment pour Brecht.
Prévert, pour susciter notre intérêt
à l'histoire, et garder notre attention en éveil, nous sert des
coups de théâtre.
A l'auberge du Rouge-Gorge, Garance veut danser. Et c'est
Baptiste, hors-champ, qui lui propose la danse avant même que Lacenaire
n'ait eu le temps de donner une réponse.
II.2. La théâtralité des
personnages.
a) La présentation des personnages.
La présentation d'un personnage est un acte
théâtral qui passe par les mots, que ce soit en aparté,
à l'insu de celui qui est visé, ou publiquement. Des coulisses
des Funambules, le directeur et Anselme Deburau, très fier de son fils,
regardent le spectacle. Tous deux s'émerveillent des performances
d'acteur de Baptiste et de Frédérick Lemaître.
Anselme : ... des lauriers semblables à ceux qui
ornent le front de son père ont poussé d'un seul coup sur la
tête de mon fils !
Le directeur : Et celui-là, vous croyez qu'il n'est
pas prodigieux... lui aussi.
Anselme : Evidemment, il a quelque chose dans le ventre...
Mais ce n'est pas un mime.
De sa loge, le comte de Montray, venu avec deux amis voir
Phoebé, s'extasie devant la beauté de Garance. Nous apprenons par
ses amis que le comte vient tous les soirs voir le spectacle, mais qu'il n'a
pas encore abordé Garance. Ainsi, nous apprenons sa position sociale qui
en fait pour Garance un protecteur éventuel.
Dans les coulisses des Funambules le régisseur commente
l'humeur rêveuse de Nathalie touchée par l'amour. L'amour nous est
décrit comme un virus qu'on attrape en posant ses yeux sur ce qui est
défendu. Nathalie est condamnée à rêveuse.
Rongée de l'intérieur par l'amour qu'elle ressent pour Baptiste,
elle est insensible à tout ce qui l'entoure.
Le régisseur : Pas possible, c'est contagieux. La
voilà, elle aussi, changée en statue de sel. Ah ! c'est beau
l'amour..., ça rend gai !
Pendant la parade, Anselme Deburau présente son fils,
comme étant la honte de sa famille, aux badauds qui passent. Garance se
présente au cours d'un interrogatoire imposé par le commissaire,
le sergent de ville, de l'encaisseur agressé et madame Hermine.
Frédérick Lemaître, lui, se
présente sans l'aide de personne, en faisant un numéro de
comédien. Devant l'entrée des artistes, il improvise une
chorégraphie et oblige le concierge à changer de place pour
prendre la sienne. Il prend le bras de ce dernier, et lui désigne
Garance traversant le boulevard. Le concierge est spectateur de la façon
dont le jeune acteur débutant aborde les femmes. Pour ne rien louper du
spectacle de Frédérick se déplaçant jusqu'à
Garance, la
caméra recule rapidement en panoramique et le suit. Il
dépasse Garance en feignant de ne pas l'avoir vue.
b) Le jeu du geste.
Un bon comédien de théâtre est contraint de
parler fort, avec emphase. Il amplifie ses gestes s'il veut être vu et
entendu. Au cinéma, le comédien qui adopte ce jeu peu naturel, se
couvre de ridicule. Dans les Enfants du paradis, tous les personnages
ou presque ont un jeu particulièrement théâtral. Cela ne
choque pas, par l'absence quasi totale de gros plans. Carné, filme comme
s'il s'agissait d'une pièce de théâtre en multipliant les
plans généraux, les plans moyens et les plans américains.
Ces différents plan créent la distance nécessaire au
théâtre, alors que le cinéma va issister sur les gros plans
et les plans rapprochés. Nous nous amusons des comportements des
protagonistes typiques des pièces de Molière.
La théâtralité des personnages dans leur
vie.
Après le départ en plein spectacle, des
Barrigni, le directeur s'effondre sur une chaise. Il voit le public
mécontent. Il joue son effondrement et adopte l'attitude d'Arpagon face
à la disparition de sa cassette. Les artistes
de son théâtre sont autour de lui. Il
l'écoutent gémir, sans rien dire, comme un public docile. Au mot
Remboursez ! s'en suit une rupture dans le jeu du directeur qui se
lève d'un bond. Ce procédé comique très
utilisé en théâtre, est une véritable prouesse
d'acteur, qui garde toujours une grande énergie en lui, même
lorsqu'il semble ne plus en avoir. Le directeur et l'avare de Molière,
ont cette aptitude de passer d'un état extrême à l'autre
sans transition en faisant de grands gestes. Comment répondre à
l'excès autrement qu'en se taisant en attendant que l'orage passe ?
Anselme Deburau sait ménager ses effets quand il
intervient auprès du directeur. Il s'oppose vivement à ce que
Baptiste interprète le rôle de Pierrot. Très droit, il
entre côté jardin. Comme le théâtre l'exige, il ne
parle pas pendant son déplacement pour ne pas parasiter le message du
geste qui introduit le contenu du discours. Il ne prend la parole qu'une fois
placé près du régisseur et du directeur. Le
régisseur se trouve pris en sandwich entre l'autorité du
père et celle du directeur.
Jeux décalés.
L'encaisseur, qui vient d'être agressé, se
comporte comme un acteur de mélodrame dédramatisant une
situation. Blessé, il hurle à la cantonade : A l'assassin
! Cette situation n'a de
vraisemblance qu'au théâtre. Un homme
véritablement blessé n'a pas la force de pousser sa voix à
qui veut l'entendre. Madame Hermine, en parfaite comédienne comique,
confie ses états d'âme qui ne correspondent pas à ce que
nous voyons. Ce décalage créée un effet comique. Vous
comprenez, je suis affolée, moi ! dit-elle calmement, assise
à son aise sur une chaise.
Jeux caricaturaux.
Les comédiens L'Auberge des Adrets, ont un
jeux très figé qui manque de naturel. Les comédiens
montrent ce qu'ils ressentent en exagérant leurs gestes et en
déclamant comme s'il s'agissait d'une tragédie. Ils parlent face
public. De toute évidence, Marie est une comédienne
chevronnée, mais elle n'incarne pas son personnage. Ce qui lui importe
c'est de savoir à quel moment elle doit entrer et sortir. Elle est
tellement obnubilée par ses déplacements sur scène que son
personnage n'a aucune substance. Le pathétique de la situation est
tellement forcé qu'il en devient grotesque et nous fournit le sujet
d'une pièce comique. Nous rions d'autant plus que l'extrait de la
répétition nous est montré ensuite lors de la
représentation. Frédérick change le cours de l'histoire de
Robert Macaire en improvisant sur son texte. Il casse le jeu convenu de ses
partenaires et les
déstabilise, comme s'il voulait leur imposer de jouer
juste. Il y réussit.
Les trois auteurs, quant à eux, semblent sortis
directement du théâtre de Guignol. Leur jeu est très
codifié. Le premier commence à parler, les deux autres continuent
en coeur. Pour casser le rythme, les trois reprennent en même temps. Il
ne manque que la musique pour faire de leurs mots une chanson.
Les sentiments des hommes théâtralisés.
Les personnages principaux théâtralisent souvent
leurs sentiments. Est-ce par pudeur ou bien est-ce parce que c'est au
théâtre qu'ils s'expriment le mieux ? Frédérick
Lemaître a besoin de ressentir de la jalousie envers Baptiste pour jouer
Othello, comme si la vie n'avait d'intérêt que parce qu'elle
nourrit l'interprétation de ses personnages au théâtre.
Baptiste utilise la théâtralité pour exprimer son
désespoir à Garance sans que celle-ci ne puisse intervenir dans
le jeu. Il a gardé son costume de scène.
Désespéré, il se donne en spectacle à la femme dont
il est éperdument amoureux. Le théâtre contamine la
fiction. Baptiste fusionne en Pierrot, qui voit la femme qu'il aime, lui
échapper dans le Palais des Mirages. Comme son personnage il a
des tendances suicidaires. Avec les fleurs il exprime la violence qu'il aura
dans Le marchand d'Habits. Garance reprend son rôle de statue.
Il se
détache de lui. Il utilise le personnage qu'il est sur
scène pour exprimer ce qu'il ressent en tant que personne. Il parle de
lui à la troisième personne du singulier. Le fait de ne pas
s'adresser directement à Garance, est une façon pour le mime,
d'éviter le dialogue et de montrer à la femme qu'il aime qu'il
est lui-même le personnage qu'il incarne. L'autre n'a d'autre fonction
que celle d'être spectateur. Garance, face à ce monologue, est une
spectatrice passive. Rien de vient obstruer le fil de la pensée de
l'artiste. Baptiste monopolise la scène, avec une jouissance morbide
à exprimer sa souffrance et à aller jusqu'au bout, comme s'il
voulait exorciser le mal qui le ronge. Il joue celui qui rit, qui fait le
clown. Il mime le marié qui danse sans sa mariée. Ses rires
cachent sa nervosité. La fin de son numéro s'achève sur la
croix en guise d'épitaphe qu'il trace sur sa pierre tombale
représentée par le miroir de Garance, détournant ainsi
l'objet de son signifiant. Ce rôle tragique improvisé marque une
volonté de catharsis de l'artiste. Il communique sa souffrance à
Garance pour qu'elle le prenne en pitié, comme un SOS. Il l'implore de
le retenir de sombrer dans le gouffre de la dépression amoureuse. En
mettant en scène son enterrement, Baptiste fait du chantage affectif
à Garance. Il veut que celle-ci se sente responsable de sa mort
imaginée. En la mettant au pied du mur, il l'oblige à prendre
position, ce qu'elle fait : Qui vous dit, qui vous dit Baptiste que
je
ne vous aime pas ? En jetant par terre, et en
piétinant les fleurs du Comte, il montre la violence de sa jalousie
quelque peu puérile.
Frédérick Lemaître avec son costume
d'Arlequin sent que Garance lui échappe. Il lui joue un numéro de
commedia dell'arte pour tenter de la reconquérir. Son enthousiasme
exubérant se heurte à la lassitude de Garance.
Frédérick cache son malaise derrière le masque d'Arlequin
et ses sentiments derrière celui du tragédien, tantôt
Othello, tantôt Arlequin.
Lors de sa première entrevue avec Garance, le comte
derrière une attitude précieuse, extrêmement posée
voire glaciale d'un homme sûr de lui, cache son trouble face à la
jeune femme.
Pleins feux sur la sortie de Garance.
Carné met l'accent sur personnage de Garance, et met en
valeur sa belle allure. Il fait un plan semi-général sur Garance
dans les escaliers du Grand-Relais, alors qu'elle est interpellée par la
police. C'est également en plan général, que Garance fait
sa sortie. Fièrement, elle tend la carte du comte au commissaire. Elle
prend soin de porter le regard vers chacun de ses accusateurs individuellement.
Ce jeu, trop long pour du cinéma, accentue l'effet théâtral
voulu par Garance, ce qui est conforté par les plans de la
caméra.
L'actrice nous communique son sentiment de victoire. Nous sommes
de tout coeur avec elle.
c) Le jeu du verbe.
Pendant la représentation, Robert Macaire se tient
immobile, aux côtés du brigadier. Visiblement impatient, il attend
docilement que celui-ci ait terminé une tirade particulièrement
longue, dans laquelle il lui ordonne de ne pas essayer de fuir. Ce passage met
en évidence, l'inefficacité dramatique des tirades trop longues
qui figent le jeux des acteurs. Le bandit a le temps de s'évader au
moins encore une fois. Ce qu'il fait pour nous montrer que le texte trop long,
ne convient pas à la situation. Bizarrement, alors que dans son film,
Prévert reproche au théâtre l'excès de mots. Son
scénario propose des dialogues les plus longs qu'ait connu le
cinéma. Geneviève Sellier, dans son étude critique pour la
collection synopsis parle de primauté des dialogues, d'où une
impression de statisme des personnages qui parlent le plus souvent face
à la caméra. Les acteurs du film sont tous des acteurs de
théâtre dont la réputations n'est plus à faire. Ils
sont considérés au théâtre, comme des monstres
sacrés. Seuls des comédiens de cette envergure pouvaient
assumer des textes si proches du théâtre et donner toute sa mesure
à la poésie de Jacques Prévert.
De longues tirades.
Après la représentation du Palais des mirages,
Frédérick rejoint Garance, en lui adressant de longues
tirades sur le ton de la déclamation qui sied à ce discours.
Garance y répond brièvement, invitant son ami de changer de
style avec elle : Quand tu auras fini, Frédérick, tu me le
diras !
Lorsque, piqué, l'acteur répond à
Garance, il utilise le ton de la tragédie en lui empruntant le rythme du
phrasé, et le vocabulaire. Ingrate, qui veut faire taire la voix
même de l'amour ! est une réplique qui pourrait constituer le
début d'un monologue racinien en alexandrins. Il compare Garance
à une Perfide créature. Il exprime ce qu'il ressent en
personnifiant son coeur. Il se compare à Othello et Garance à
Desdémone. Il termine son discours par une rupture. Le mouchoir de
Desdémone devient celui de Baptiste et relance le dialogue.
Dans son échoppe de l'écrivain public,
Pierre-François Lacenaire se confie à Garance, il lui fait le
récit de son enfance, le plaidoyer d'un homme qui n'aime personne. Dans
ce soliloque, l'intervention de Garance est intéressante. Elle permet
à Lacenaire de préciser sa pensée. Mais il ne s'engage pas
vraiment de réelle discussion entre les deux protagonistes. Garance
confirme les dires de son ami : Vous avez raison Pierre-François, il
faut toujours écouter ses
parents. Vous parlez tout le temps... On se croirait
au
théâtre. Ca distrait, et puis, c'est
reposant, confirme le caractère théâtral du discours
de Pierre-François qui parle seul.
Un langage poétique.
Prévert aime utiliser des métaphores pour
désigner ses personnages, habitudes des classes populaires qui aiment
inventer des surnoms aux gens qui leurs sont familiers en fonction de ce qu'ils
représentent.
Garance, de son vrai nom, Claire, n'a rien à cacher.
Comme elle le dit elle-même au commissaire : Garance, c'est le nom
d'une fleur. Elle est la fleur des jours et le tendre oiseau de son amant
Frédérick Lemaître qui la compare à un beau sphinx.
Sans doute, regrette-t'il qu'elle ne pas parle d'avantage, que ses mots
égalent sa beauté. Tandis que Lacenaire voit arriver son ange
gardien.
L'homme blanc qu'est Baptiste ne représente aucun
intérêt pour Lacenaire qui n'aime pas les courants d'air.
Jéricho aime s'attribuer à lui-même des
sobriquets. Nous ne savons pas son identité réelle. Ce dont on
est sûr c'est qu'il est marchand d'habits. Lorsqu'il se présente
la première fois, il dit aimer se faire appeler la Méduse en
référence au radeau de la méduse, le
Pleure-Misère, le
Lésineur ou le rat. Ce qui laisse
présager un individu peu recommandable. Lorsque nous le retrouvons, au
Rouge-Gorge, il s'attribue d'autre pseudonymes comme le Marchand de sable. Il
change de pseudonyme en fonction des circonstances, en fonction des personnes
à qui il s'adresse, comme un caméléon, il s'adapte
à l'environnement qui l'entoure. Il est moins heureux quand Lacenaire
s'amuse à lui rappeler d'autres surnoms comme Vend la Mèche.
Avril, le complice de Lacenaire, comme son nom l'indique
rappelle le printemps. Son caractère juvénile est celui d'un
homme qui n'a pas encore été durci par la dure expérience
de la vie. Il est en effet très impressionnable. Il est effrayé
par le regard de L'encaisseur au moment de l'agression. Aux Lionceaux du
Temple, il prend un chocolat avec de la crème et un verre
d'alcool.
Fil de soie, est un homme sympathique, au visage
émacié et au corps longiligne.
Madame Hermine, avec sa chevelure claire et ses formes
généreuses et charnelles, fait penser à l'animal couleur
neige, à la chaude fourrure. Frédérick Lemaître,
coureur de jupons ne s'y trompe pas.
III. La mise en abîme.
Le rideau ne s'ouvre pas sur la scène de
théâtre. Il nous plonge dans la vie grouillante du boulevard du
Temple. Le théâtre va se jouer sur deux plans : la ville et le
lieux théâtre.
La vie du quartier décrit dans Les Enfants du
paradis se mélange avec le théâtre. Fil de Soie joue
à être un mendiant dans la rue pour gagner un peu d'argent.
L'auberge du Rouge- Gorge devient un champs de bataille dont l'enjeu est de
récupérer une femme.
La vie et le théâtre sont des spectacles qui se
font échos, en se nourrissant l'un de l'autre. Le théâtre
fait partie intégrante de la vie des personnages. Ils y jouent
l'histoire de leur vie, notamment dans la pantomime Le Palais des Mirages
qui met en place l'intrigue amoureuse qui relie à trois personnages
: Garance, magnifique statue en déesse aimée par deux hommes. Le
premier se tait, transi d'amour. Le second arbore le sourire jovial de celui
qui sait charmer de ses belles phrases.
Le théâtre s'immisce dans la vie pour
témoigner contre l'injustice. Garance accusée à tort, est
disculpée par la pantomime de Baptiste. Enfin, Frédérick
Lemaître vit à travers ses personnages. Il joue publiquement son
désaccord
avec le texte de l'auberge des Adrets et la façon
de jouer des comédiens en insérant ses improvisations.
III.1. Le reflet de la réalité dans la
fiction.
a)La ville et ses lucarnes.
Ménilmontant : Ville de lumières.
Baptiste et Garance se retrouvent seuls pour la
première fois, la nuit, à la barrière
désertée de Ménilmontant. Carné fait un plan
général de la ville. Durant cette séquence, les
comédiens ont un jeu très statique qui renvoie à la
contemplation de ce que les personnages voient, et la
sérénité qu'ils ressentent. Tout est calme. Il semble que
pas une âme ne vive à l'exception de nos deux amants qui dominent
la capitale, comme si le monde entier leur appartenait. Garance invite Baptiste
à regarder les lumières de la ville. Ce gigantesque photophore,
anormalement silencieux, semble irréel.
Garance : Regardez les petites lumières de
Ménilmontant, les gens s'endorment et s'éveillent.
Garance dit à Baptiste qu'elle est vivante.
Les petites Lueurs représentent des personnes
éveillées, les lumières éteintes, des personnes qui
dorment. Ces lueurs sont une métaphore de la vie et la mort. Garance dit
à Baptiste qu'elle est vivante, et c'est avec nostalgie qu'elle se
remémore son enfance. La lueur de la chambre qu'elle partageait avec sa
mère, est éteinte à tout jamais. Ses souvenirs sont morts.
Les hommes sont le lampiste sans qui la ville ne saurait vivre.
Ménilmontant rayonne de mille feux. Eclairée par la vie, elle se
dresse devant nos yeux tel un gigantesque théâtre, aux multiples
facettes, où tout est possible à condition qu'on le conjugue au
présent. Le théâtre n'est-il pas un spectacle vivant qui se
consomme au présent ? Chaque petite lucarne est une nouvelle vie
à observer, pour celui qui veut bien être discret et n'en parler
à personne.
Carné fait un plan sur le spectacle de la ville
éclairée.
Par une des lucarnes de l'hôtel Le Grand-Relais, nous
nous introduisons dans la chambre de Frédérick Lemaître
s'imaginant parler au théâtre, peu soucieux de déranger ses
voisins. Il lit tout haut un passage d'Othello , mais d'une voix
d'acteur nous est précisé dans le synopsis.
Son attitude rompt avec le sentiment de profonde
quiétude qui se dégage de la ville. Ce qui nous amène
à penser que la nuit, la ville s'endort, et qu'il faut s'approcher
très près de la flamme encore allumée pour retrouver la
vie, les
mouvements et les bruits. Nous sommes parvenus à la
lumière. Il va y avoir du mouvement.
D'une lucarne à l'autre, le spectacle est
shakespearien.
Nous assistons au processus de la rencontre de deux petites
lueurs qui se retrouvent et s'embrasent. La nuit, la lumière est
diffuse. Frédérick Lemaître ne voit que l'endroit où
il se trouve. C'est la voix de Garance qui prend le relais sur la
lumière insuffisamment généreuse. Sa s'infiltre hors de sa
chambre par la fenêtre ouverte. Elle s'introduit timidement par celle de
Frédérick Lemaître, également ouverte. alors que
celui-ci se préparait à dormir. L'acteur reçoit le
message. Il cherche à entrer en communication.
Frédérick Lemaître, sur son lit, joue pour
lui seul, une scène extraite d'Othello, en lecture. Il se
prépare à dormir quand la voix de Garance qui chante, vient l'en
dissuader.
Il bondit à sa fenêtre. Garance se trouve
déjà à la sienne. Un spectacle se termine. Un autre
commence. Il se joue à deux, dans un contexte qui rappelle d'autres
couples célèbres au théâtre : Roméo et
Juliette ou encore, Cyrano et Roxane.
Garance à sa fenêtre. Fenêtre de la chambre de
Garance vue par Frédérick en contrechamp, en plan
américain.
Ensuite, Frédérick apparaît premier plan, en
amorce, introduction du public de cinéma.
Contrechamp : Frédérick de face ; Nous voyons
avec les yeux de Garance. Chacun sa lucarne. Chacun son spectacle.
Frédérick reprend son discours de leur première rencontre
: Paris est tout petit pour ceux qui s'aiment comme nous d'un aussi grand
amour..., répétition d'une réplique qui invitait
à se revoir. La scène reprend où elle s'est
interrompue.
b) Les enfants du paradis sont des enfants de
théâtre.
Parmi le peuple qui remplit le paradis, certains sont de
très talentueux acteurs dans leur vie.
L'aveugle et le passant.
Fil de Soie est spécialisé dans le
théâtre de rue. Il gagne sa vie en se faisant passer pour un
aveugle. Baptiste ne sait pas qu'il vient d'être embauché
bénévolement dans une comédie. Il est le passant,
spectateur naïf du spectacle de l'aveugle. Fil de Soie a un oiseau sur son
épaule, qu'il appelle « l'oiseau » et qui lui sert
d'interlocuteur et à qui il adresse ses commentaires. Tel un acteur de
théâtre, il sait qu'il a un double destinataire. Celui qui partage
la scène avec lui, l'oiseau et le public, représenté par
Baptiste à qui son discours s'adresse indirectement. Bon public, le mime
se laisse berner par l'aveugle. Il ne se rend
pas compte des incohérences du jeu qui trahissent
l'acteur de la rue. Baptiste, de par sa profession, sait être
parfaitement silencieux. Pour ne pas être repéré par
l'aveugle, il marche sur la pointe des pieds. Fil de Soie l'arrête et lui
demande pourquoi il marche sur la pointe des pieds. Baptiste trop surpris pour
réaliser, ou trop naïf pour penser qu'on puisse être
comédien ailleurs que sur scène, ne réalise pas la
supercherie. Arrêté dans son élan par l'interpellation de
Fil de Soie, il devient malgré lui, spectateur dans le rôle du
spectateur. A l'inverse du mendiant, lui ne joue pas la comédie.
L'acteur peut reprendre son rôle qui consiste à susciter de la
pitié chez Baptiste pour lui extorquer de l'argent : Pourquoi ne pas
faire l'aumône à un pauvre aveugle ?... Pourquoi ?
Baptiste : Parce que je n'ai pas d'argent.
L'aveugle, pris au dépourvu par la simplicité de
la réponse de Baptiste. Il s'attendait à ce que celui-ci lui
donne une pièce en guise de réponse. Il se tourne
immédiatement vers son oiseau pour le prendre à témoin, et
reprendre de la contenance. Baptiste et lui se découvrent une passion
commune, le théâtre. Ils sympathisent. Fil de Soie, heureux
d'avoir rencontré un collègue de travail, propose à
Baptiste de prendre un verre avec lui. On peut rapprocher cette situation de la
séquence où Frédérick Lemaître et le mime
prennent un verre après leur spectacle. Fil de Soie et
Baptiste s'en vont prendre un verre après leur
prestation, dans le spectacle de rue improvisé à deux
comédiens sur le thème de l'aveugle et du passant
désargentés. En bon professionnel, Fil de Soie joue son
rôle jusqu'à ce qu'il soit sorti de scène
considérant que la rue est la scène. Il prend sa canne, avance
à tâtons. Il refuse l'aide de Baptiste le guider, inversant les
rôles. Le non voyant guide celui qui y voit.
Le Rouge-Gorge : Les coulisses de la rue, un autre
théâtre.
L'auberge du Rouge-Gorge représente la vie
privée de Fil de Soie, son chez lui. Loin du regard de son public, il
peut enfin être lui-même et quitter son personnage d'aveugle
mendiant qu'il arbore dans la rue. Il se livre à un véritable
retournement de situation. Dans la rue, seul, il devait attirer l'attention sur
lui, par son jeu. Ici, il s'assoie. Tout le monde semble le connaître. On
vient vers lui. Son comportement est différent. Ses yeux mi-clos dans la
rue, sont à présent grands ouverts. Il s'avère une
personne dont la vue est une référence. On vient le consulter
pour des bijoux. Amusé de voir Baptiste ne pas comprendre qu'il y a des
comédiens aussi doués que lui, en dehors du théâtre,
il lui explique sa double vie : comédien pour les badauds, homme dont la
vue vaut de l'or, dans l'auberge.
L'auberge possèdent tous les éléments du
théâtre, un orchestre, des chaises pour s'asseoir et regarder ce
qui se passe. Les enfants du paradis sont tous là. Ils ont
accaparé la scène et ils dansent. Ce sont eux les acteurs.
Baptiste se prend au jeu de ce spectacle. Il vole Garance
à Lacenaire pour une danse. Dans la bagarre commanditée par le
criminel, Baptiste joue le rôle principal. Pour rien au monde il ne
souhaite céder sa place dans une scène à la Charlie
Chaplin, riche en acrobaties et en rebondissements à mettre en
parallèle avec la scène d'affrontement au théâtre
des Barrigni contre les Deburau. Baptiste passe à travers la devanture
de l'auberge. S'en suit un grand bruit de carreaux cassés qui marque le
premier coup de théâtre. Comme au théâtre les gens
s'amusent de ce spectacle. On entend leurs rires qui en redemandent,
inconscients de la réalité de ce qui se passe. Le patron se
plaint de la casse auprès d'Avril. Lacenaire s'improvise acteur et crie
au patron qu'il vaut mieux qu'il n'insiste pas en lui faisant le signe de la
gorge tranchée : On ne peut plus s'amuser... au Rouge-Gorge ?
Son intervention confirme à l'assemblée le caractère
ludique de la bagarre. La musique reprend. Le spectacle continue. Le retour de
Baptiste par la porte marque le second coup de théâtre. Le rire de
gens à son entrée prévient Avril qu'il n'a pas finit de
jouer. Baptiste propose un autre jeu. Il s'avance tranquillement vers Avril et
d'un coup de pied bien
calculé, dans un troisième coup de
théâtre, Avril est projeté sur le sol, hors d'état
de combattre. Baptiste, change de registre. Lui, qu'on a peu entendu
jusqu'alors, prend la parole. D'acteur de pantomime, il passe au verbe. A haute
et intelligible voix, de façon à ce que tout l'auditoire puisse
l'entendre, et ne rien rater de la chute, il propose à Garance de la
raccompagner chez elle. Lacenaire se rassoit observant le couple s'en aller.
Avril le rejoint, visiblement, encore mal remis du coup qu'il a reçu. Le
spectacle est terminé.
III.2. Le reflet de la vie dans l'art.
Lors de la représentation de la Pantomime, Le
Palais des Mirages ou L'Amoureux de la Lune, le chef d'orchestre, qui
apparaît en bas de l'écran avec une partie de ses musiciens, casse
un peu l'illusion du spectacle, et nous ramène à la
réalité de la technique. Il agite sa baguette au gré des
émotions du mime. A la représentation de l'Auberge des
Adrets, le chef d'orchestre n'hésite pas à jouer en boucle
le passage musical pathétique de la scène finale, s'adaptant aux
improvisations de Frédérick Lemaître. Contre
l'avant-scène, attentif au jeu des acteurs, il nous rappelle à
quel point le théâtre est lié à la vie et qu'il a
besoin de s'en nourrir
constamment pour exister. Les spectacles illustrent ce que les
comédiens vivent dans leur vie.
a) Les acteurs jouent sur scène ce qu'ils vivent.
Garance s'isole dans son reflet.
Garance apparaît dès le quatrième plan,
dans une baraque de Foire. Son numéro, La Vérité nue,
la montre comme un objet de convoitise, inaccessible.
Le miroir qu'elle tient dans sa main, lui renvoie le reflet de
son image. Il traduit son indifférence aux regards que les hommes
portent sur elle et son désir de s'en éloigner. Nue, dans un
tonneau rempli d'eau qui tourne sur lui-même, son image fait écran
à celle des hommes et de leurs désirs. Selon Geneviève
Sellier : Le miroir associé à Garance reparaîtra chaque
fois que Garance est avec un homme qui l'importune. Dans sa loge, aux
Funambules, elle fait face à son miroir quand Frédérick
essaie de lui parler. Lasse, elle explique à son amant qu'il n'y a pas
d'amour entre eux. Nous ne nous aimons pas. Ce n'est pas de notre
faute...
Dans l'hôtel particulier du comte, Garance, face
à sa coiffeuse, n'a aucun regard vers Edouard de Montray qui vient
pourtant d'entrer avec sa permission. Elle reste rivée sur
l'énorme miroir de sa coiffeuse.
Une déesse, un Pierrot enfantin, un arlequin
séducteur.
Le Palais des Mirages met en scène la
situation que les comédiens vivent dans la réalité de la
fiction. Garance, statue de déesse chasseresse, drapée de blanc,
se tient debout sur un socle au beau milieu d'un jardin public. La froideur
évoquée par la statue nous rappelle que la beauté de
Garance fait d'elle un objet de convoitise que le comte de Montray veut
posséder. Nous le voyons dans la salle. Il la regarde, mais elle ne le
voit pas. Elle ne le verra pas plus quand celui-ci deviendra son protecteur.
Baptiste en Pierrot, entre côté cour avec un filet à
papillons, précédé par une ribambelle d'enfants. Un plan
nous montre sur Fil de Soie dans le public. Il hurle son prénom et nous
informe que pour tout le monde Baptiste et Pierrot ne font qu'un. C'est un
enfant qui s'adonne à un jeu d'enfant. En découvrant la statue
représentée par Garance, cet homme aux comportements enfantins,
découvre l'amour. Il veut lui offrir des fleurs, mais la statue ne les
prend pas. A-t'il su trouver les bons mots, ceux qui plaisent à une
femme ? On le voit qui entre dans des grandes déclarations, en
écartant les bras, agenouillé aux pieds de la statue, alors que
pour Garance : C'est si simple l'amour. Dans le fond, cet homme/enfant
at'il vraiment envie d'une relation homme/femme ? N'a-t'il pas plus envie
d'idéaliser l'image de l'amour ? Cela expliquerait
que la statue reste statue devant un enfant qui doit faire sa
sieste de l'après-midi et qui s'endort à ses pieds, comme un
bienheureux. Fatigué, il s'endort sur le banc avec ses fleurs. Lors de
leur première rencontre, Baptiste ne comprend pas que Garance
enveloppée d'une grande couverture telle sur une peinture d'Ingres,
l'invite à passer la nuit avec elle. Il la laisse seule. C'est avec
Frédérick qu'elle continuera la nuit représentée
par le sommeil parce que lui saura comprendre l'invitation de la jeune femme et
la devancer. La musique lente et douce d'une berceuse, qui accompagne le jeu de
Pierrot, change radicalement à l'entrée en scène
d'Arlequin/Frédérick. Elle est plus rythmée et festive.
Arlequin, tenant sa mandoline à la main, joue sa propre musique. Il est
ancré dans la réalité. Il sait exister auprès de la
statue et la faire fondre alors que, comme dira plus tard Lacenaire, Baptiste
donne l'impression d'un courant d'air, aussi léger que le vent.
Frédérick /Arlequin, s'empare des fleurs de Pierrot pendant son
sommeil et part avec l'être aimé, qui accepte enfin de descendre
de son socle. Quand Pierrot se réveille, encore tout
imprégné de ses rêves, la belle a mis les voiles. Baptiste
trop accroché à ses rêves, a du mal à avoir de
l'emprise sur la réalité qui lui échappe. Pierrot la lune,
face lumineuse, face sombre comme le costume que l'artiste porte quand il ne
joue pas. Il laisse s'échapper Garance parce qu'il ne sait pas la
cueillir.
Il débute le second acte dans la tristesse et la
mélancolie. Sa joie revient quand il voit passer l'objet de ses
rêves, au loin dans une barque conduite par Arlequin. Elle ne voit
personne, même pas Arlequin. Garance, lasse de sa relation avec
Frédérick, se plante devant le miroir de sa loge. C'est Nathalie
qui aura raison de Pierrot/Baptiste. En colombine, elle le surprend dans sa
tristesse lugubre, le déride un peu, l'empêche de se pendre avec
sa corde. Elle en fait une corde à linge dont Pierrot tient
l'extrémité. Pierrot attaché à son rêve
d'amour échu dont il ne pouvait se défaire, est accroché
à la vie conjugale avec Nathalie. Mais Pierrot n'est pas amoureux
d'elle. Il a toujours la déesse en tête. Nathalie, possessive, aux
sentiments exacerbés s'en aperçoit. Pierrot regarde en coulisses
et voit Garance et Frédérick Lemaitre avoir un comportement
d'amoureux, une profonde expression de désespoir se lit sur son visage.
Nathalie pousse un cri pendant la pantomime et raccroche Pierrot à sa
corde à linge, comme elle viendra le rechercher, à la fin du
film, au Grand- Relais, malgré la présence de Garance.
Arlequin représente bien le caractère toujours
jovial de Frédérick, aimant s'amuser et faire la fête.
C'est la jalousie qu'il ressent quelques années plus tard, en retrouvant
par hasard Garance aux Funambules, venue pour secrètement applaudir
Baptiste qu'elle aime, qui lui donnera
la profondeur nécessaire pour interpréter le
personnage d' Othello.
b) la vie est un théâtre : deux spectacles qui
s'affrontent.
Le théâtre défenseur de l'opprimé.
Devant la façade des Funambules, les badauds
s'agglutinent autour de la parade qu'anime Anselme Deburau. Parmi le public, au
premier rang, un bourgeois au ventre bedonnant suit le spectacle entre Garance
et Lacenaire. Ce trio forme le chiffre idéal pour un vaudeville. Grace
à une série de séquences alternées, nous assistons
au vol de la montre du bourgeois par Lacenaire et à la pantomime
improvisée de Baptiste qui disculpe Garance de l'accusation de vol du
Bourgeois.
Les trompettes annoncent le spectacle de la parade, mais c'est
dans le public que celui-ci a lieu. Lacenaire choisit une place
stratégique, à la droite du bourgeois, légèrement
en retrait. Il suit le spectacle, observe le bourgeois qui, sensible aux
charmes de Garance tente de se rapprocher de la jeune femme tout en regardant
le spectacle. Garance se détache de lui. C'est un autre qu'elle regarde,
toute son attention est focalisée sur Baptiste. Le bourgeois
réalise la présence de Lacenaire, probablement en train de lui
voler
sa montre, et marque un signe de rejet. Quand le bourgeois se
rend compte du vol, il accuse Garance. Il empoigne fermement Garance qui se
débat. Ce mouvement, qui attire l'attention des badauds sur le couple, a
pour effet de déplacer le spectacle des tréteaux dans le public.
Ils parlent incitant les spectateurs à être témoins de ce
qui leur arrive. Le sergent s'interpose. C'est un autre spectacle, la pantomime
de Baptiste, qui va dénouer la situation. En mettant les rieurs de son
côté, il met tout le monde d'accord sur l'innocence de Garance,
mais le voleur a disparu. Il est intéressant de constater que le vol de
la montre et le plaidoyer du mime se font en silence. Tout se fait dans la
gestuelle et les échanges de regard, sur le mode de la pantomime.
Le théâtre miroir de la vie.
Fil de Soie devient l'ami de Baptiste quand ce dernier lui
apprend qu'il est comédien. La représentation de l'Auberge de
Adrets permet la rencontre de Frédérick Lemaître et de
Lacenaire.
Lacenaire est assis à la place de
Frédérick comme un
spectateur. il jauge le
comédien entrant dans sa loge. Il est en quête d'être
l'acteur du meurtre d'un homme important. Il a fixé son choix sur
Frédérick. Il lui faut un mobile,
l'argent de l'acteur. Frédérick, homme
généreux, comprend rapidement son intérêt, lui
propose de partager avec lui ce qu'il possède. Son scénario de
Lacenaire échoue.
Les deux hommes échangent des propos sur le
théâtre. L'un, solitaire, écrit. L'autre, acteur, joue les
écrits. Mais l'élément qui va dénouer toutes les
tensions, c'est l'entrée en scène d'Avril, dont la vue force
l'admiration narcissique de l'acteur. Vêtu de son habit de truand, le
comédien est face à face avec réalité de son
personnage comme dans un miroir : Tout à fait l'Auberge des
Adrets. Son travail d'acteur, approuvé par son modèle, lui
met le coeur en joie. Théâtre et réalité sont
réunis dans le même monde. Ce n'est plus sous la contrainte, mais
avec une joie non dissimulée, que Frédérick offre le repas
à ses deux nouveaux amis pour échanger des propos
passionnés sur L'auberge des Adrets.
L'intérêt que porte l'auteur de vaudeville au
talent de metteur en scène, et celui que le comédien porte au
théâtre, scellent une amitié qui ne se démentira
pas. A la suite de la représentation d'Othello,
Frédérick Lemaître présente le truand à
son rival, le comte de Montray, comme étant son ami et lui
suggère ne pas sous-estimer le danger qu'il encourt à s'en faire
un ennemi. Je vous assure que vous avez tort de ne pas apprécier mon
ami, Pierre-François... c'est un garçon... qui ne manque pas de
talent. Et il le prouve avec brio dans une mise à la Pirandello. En
un mouvement de rideau qu'il
actionne, le cocu découvre sa protégée
embrassant son amant sur le balcon. Une scène d'intimité se
change en spectacle que tout le monde peut voir.
La vie dans le théâtre.
Les nombreuses improvisations de Frédérick
Lemaître sur son personnage de Robert Macaire, décontenancent ses
partenaires à la grande joie du public, et les obligent à rompre
avec une tradition au théâtre de jeux convenus et figés.
Marie et le brigadier sont pris au dépourvu. Ils ne retrouvent plus les
repaires fixés lors des répétitions. Quand
Frédérick Lemaître sort, laissant le brigadier seul sur la
scène, celui-ci est complètement perdu. Il reste
pétrifié, les bras au ciel. Dans son angoisse de réaliser
qu'il travaille sans filet, il oublie la pièce et appelle le
comédien par son prénom. Dans L'Auberge des Adrets, la
personnalité du comédien a pris le dessus sur la fiction.
Frédérick choisit sa place parmi le public pendant que le
brigadier essaie de retrouver son texte, mais l'acteur s'est
échappé de son personnage. Le brigadier s'adresse au personnage
et c'est l'acteur qui répond. Frédérick Lemaître
nous signifie que l'acteur est devenu plus important que son personnage.
Frédérick tue le brigadier qui refuse de s'éloigner du
texte de la pièce, alors que c'était lui qui devait mourir
tué par le brigadier.
Marie, toujours inquiète pour ses entrées et
sorties, attend le coup de feu, qui ne vient pas quand il aurait dû. Dans
la panique, la porte lui résiste. On voit le décor qui a failli
s'écrouler sur son passage. Elle vient enfin pleurer sur la
dépouille de son mari Robert Macaire et découvre le brigadier.
Cette séquence illustre que la pièce de théâtre est
figée, mais le jeu du comédien. Frédérick
Lemaître n'est pas une marionnette. En tant qu'être vivant, son
comportement évolue, le personnage aussi. Le comédien adapte son
jeu en fonction de sa réplique, à condition de l'écouter.
Les comédiens de ce mélodrame, ne jouent pas ensemble. Ils ne
vivent pas leur texte. Ils sont comme des marionnettes qui s'écroulent
sans vie, dès que le marionnettiste a lâché les ficelles.
Pendant la répétition, les auteurs, bien que très
enthousiastes à la vue de la mise en scène, regrettent la fade
interprétation du personnage de Marie. Les auteurs sont conscients que
l'interprétation des comédiens manque de profondeur, de
sincérité, de vie. Ils interrompent la répétition.
Excusez-moi. J'étais emporté par l'action. Toutefois,
j'aimerais, si c'était possible un peu plus d'émotion.
Frédérick se rebelle contre le théâtre
larmoyant. L'effet voulu est parfaitement représenté sur
scène par les déplacements et la gestuelle, mais les mots sonnent
creux et les acteurs jouent faux. Frédérick éclipse son
personnage. Il met en avant sa personne, devenant lui même son propre
personnage. Le public ne s'y trompe pas. Il applaudit l'acteur
qui sauve la pièce par la sincérité de son jeu. Il s'en
explique aux auteurs : Puisqu'elle est vide, votre pièce, il faut
bien la meubler un peu.
Le théâtre n'est pas une image figée que
les artistes en font. Il est ce qu'on en fait. Qu'on soit sur scène ou
qu'on soit dans le public, on est tous au théâtre et le
théâtre, c'est la vie.
Frédérick Lemaître : C'est justement
cela qui est beau, qui est étourdissant : sentir, entendre son coeur et
celui du public qui bat en même temps.
IV. Les Enfants du paradis : une comédie
de boulevard.
Des personnages romantiques dans un mélodrame.
Les protagonistes des Enfants du paradis, seraient
des personnages de mélodrames si Jacques Prévert ne leur avait
pas ôté le manichéisme de rigueur dans ce genre
théâtral. Le scénariste, dans ses dialogues, s'attache
à nous les faire mieux connaître, pour que nous comprenions ce qui
les pousse à agir. Lacenaire ne se repent pas de son crime à la
fin du film, comme il le ferait dans un mélodrame classique. Nous
n'attendons pas non plus qu'il le fasse. Il accomplit son rêve de tuer un
homme important. Il assume son geste avec fierté. Dans sa confession
à Garance au début du film, il nous explique en quoi il se sent
un être rejeté par la société. Ce grand criminel,
metteur en scène et auteur, à l'instar de la prestation
remarquable de Frédérick Lemaître dans l'Auberge des
adrets, choisit sa place et son moment. En toute circonstance, il a le
phrasé élégant. Il révèle la liaison
adultérine de Baptiste et Garance en un coup de rideau, et provoque un
duel. Le comte de Montray lui fournit le motif qui lui manquait pour le tuer,
en voulant l'exclure comme un malpropre, une première fois de son
hôtel
particulier par son domestique, la seconde au foyer des
artistes, par ses amis. Il se confie à son complice :
(...)Si tu n'es pas témoin d'un duel, il y a beaucoup de
chance pour que tu sois témoin d'autre chose(...)Parce que tout de
même dans cette affaire d'honneur, c'est tout de même moi,
Lacenaire, qui ai été offensé.
Avril, que nous ne voyons jamais sans Lacenaire,
représente Bertrand, le complice de Robert Macaire.
Plus tard, Victor Hugo écrit Les misérables.
Le héros, Jean Valjean, homme sans aucune morale, est envoyé
au bagne pour vol. La rencontre du bagnard avec un homme d'église plein
de sollicitude envers lui, et surtout qui ne le juge pas, va le
métamorphoser en homme de biens. Pierre-François Lacenaire n'a
pas eu la même chance. Il souffre de se sentir exclu. Sa condamnation
à mort est une sorte d'évasion du monde des humains qui ne
l'accepte pas. En tuant un homme, il devient important. Le prix à payer
pour exister, c'est sa mort contre celle d'un autre. Tel un metteur en
scène, c'est lui qui décide des tournures des
événements. Frédérick fait de Robert Macaire un
héros d'un mélodrame à succès. Lacenaire devient le
héros de sa propre histoire.
Les personnages fonctionnent en doublons, comme si Jacques
Prévert voulait nous montrer les personnages du mélodrame, sous
deux facettes différentes, et qu'un seul personnage ne suffisait pas. Le
scénariste imagine deux amants, Baptiste et
Frédérick, pour deux amantes, Garance et Nathalie.
Il y ajoute un protecteur qui devient amant par nécessité.
Baptiste est le jeune homme pur des premiers rôles. Mais il faut vraiment
que Pierrot soit dans la lune pour laisser tomber sa Colombine/Nathalie.
Prévert rajoute à ce personnage un réalisme absent dans
les mélodrames trop soucieux de la bonne morale. Le héros ne peut
pas commettre d'adultère. Il se marie avec sa promise, la femme qu'il
est censé aimer. Baptiste se marie avec Nathalie par dépit et
c'est à Garance qu'il pense. Sa liaison avec Garance est donnée
en spectacle dans le tout Paris. Quant à Frédérick
Lemaître, il est, d'entrée de jeu, trop intéressé
par sa petite personne pour donner véritablement de l'amour à une
femme. Cet homme volage aime qu'on le regarde. Il n'a pas assez de toutes les
jolies femmes qui passent pour leur faire son irrésistible numéro
de charme. A la deuxième époque, on le voit trôner dans sa
calèche, une jolie fille à sa droite et à sa gauche.
L'héroïne partagée entre la vertu et
la solitude.
Nathalie et Garance sont rivales. Elles aiment le même
homme, Baptiste. Chacune d'entre elles possède une partie des
qualités requises pour être une héroïne de
mélodrame, mais leur personnage n'est pas totalement fidèle
à ce qu'on attend de leur personnage.
Nathalie incarne la jeunesse, la pureté de l'amour.
Elle voue un amour indestructible à Baptiste et une
fidélité sans borne. Fille du directeur des Funambules, elle
évolue dans ce milieu clos et sécurisant qu'elle ne quitte
pratiquement jamais. Son travail sur les planches lui est assuré. Une
seule fois, elle apparaît dans la rue, avec son fils. Elle va chercher
Baptiste à l'hôtel du Grand-Relais qui abrite les amours
illégitimes de son mari. Contrairement à Garance, l'hôtel
est un lieu très inhabituel pour une jeune femme comme elle.
Garance utilise le seul cadeau que lui a offert la vie, sa
beauté naturelle. Pour gagner sa vie, elle s'expose dans une baraque
foraine, dévoilant une partie de son corps : La vérité
nue. Elle est une déesse sur les planches du théâtre
des Funambules dans la pantomime du Palais des Mirages. Adulée
pour sa plastique hors du commun, elle n'en est que plus seule. Elle se
promène insolemment, se laisse cueillir au gré de sa fantaisie et
s'en va. Si elle n'avait pas ce côté libertin, son passé
misérable de fille du peuple en ferait le personnage idéal de
l'héroïne de mélodrame. Mais elle est trop éprise de
liberté et trop peu en accord avec les conventions de la bonne morale de
l'époque. Garance n'a pas connu son père. Sa mère,
blanchisseuse, meurt alors qu'elle n'a que quinze. Elle se retrouve alors, sans
famille, livrée à elle même et aux hommes.
Garance : Par ici, une fille qui a grandi trop vite ne reste
pas seule très longtemps.
Elle était encore enfant qu'elle était
déjà confrontée au monde des hommes. Certains d'entre eux
se sont occupé d'elle. C'est comme ça qu'elle a survécu.
Le comte de Montray n'est probablement qu'un numéro de plus. Il lui
offre sa protection et la sauve d'une erreur judiciaire dont elle est
l'innocente victime. Comme les héroïnes des mélodrames,
Garance est accusée à tort d'un crime qu'elle n'a pas commis.
Elle semble être à l'aise partout. On la voit
parmi les forains, dans la rue avec les badauds, se promenant dans les bas
fonds de Paris en compagnie de Lacenaire, un individu peu recommandable avec
lequel elle est souvent et qui lui fera avoir des ennuis avec la justice. Elle
habite au Grand Relais un temps, avant de devenir la pensionnaire dans une
riche maison appartenant au comte de Montray, son tuteur et protecteur. Elle
part vivre avec lui à l'étranger.
Garance désire t'elle vraiment se mettre en
ménage avec un homme dans le fond ? Elle qui vit son lieu d'attache
particulier et qui donne l'impression de pouvoir accoster à tous les
ports. Serait-il encore possible pour elle de chanter, en pleine nuit, la
fenêtre ouverte, dans un hôtel modeste, si elle se mariait, si elle
vivait avec un homme ?
Elle ressemblerait à un oiseau dans une cage
fermée, qui probablement ne saurait plus chanter.
Le comte : ...Quand je ne suis pas là, vous chantez.
Mais il suffit que j'arrive pour que vous vous taisiez.
Il lui resterait son miroir, sa brosse à cheveux. Un
homme derrière elle qui contemple son reflet, comme le fait Edouard de
Montray, l'homme qui fait barrage au chant de l'oiseau en refermant la porte
derrière lui.
Garance chante lorsqu'elle est seule, avant l'arrivée
du comte dans son boudoir, à l'hôtel du Grand-Relais, après
le départ de Baptiste. Quand elle est seule, elle n'appartient à
personne. Elle est comme un oiseau en cage avec Edouard de Montray. Elle lui
rend des comptes sur ce qu'elle fait et qui elle aime. Si par malheur, son
regard croise d'un sourire celui d'un homme, son protecteur se bat avec lui en
duel et le tue. Pourtant elle tombe amoureuse de Baptiste, le seul homme qui ne
cherche pas à l'attacher. Elle l'aime au point de venir
discrètement le voir jouer tous les soirs au théâtre. Mais
elle le laisse à Nathalie avec qui il partage son quotidien. En agissant
ainsi, Garance nous dévoile l'aspect foncièrement humain de son
personnage. Elle ne souhaite pas détruire ce qu'elle n'a pas eu la
chance de connaître dans sa vie : une famille. Elle sacrifie son amour
pour que Baptiste et Nathalie restent unis autour de leur
petit garçon et avoir peut-être d'autres enfants. On comprend que
Garance aime les enfants et qu'elle est sans doute malheureuse de ne pas en
avoir, et qu'elle sait qu'elle n'en aura jamais. Quant le petit Baptiste vient
la voir est sans doute le moment le plus émouvant du film.
Garance de plus en plus triste, caresse avec une grande
douceur les cheveux du petit Baptiste.
Elle ne pourra jamais offrir à Baptiste ce Nathalie lui
donne. Nathalie aussi le sait et elle le lui dit au Grand- Relais alors qu'elle
vient de surprendre l'adultère.
Nathalie : Facile de s'en aller... Et puis de revenir...
Mais rester et vivre avec un seul être, partager avec lui la vie de tous
les jours c'est autre chose.
Nathalie définit les rôles de la femme et de la
maîtresse. La maîtresse a le beau rôle. Elle n'a que les bons
moments, ceux qu'elle choisi alors que la femme mariée assume les bons
et les mauvais côtés de son mari, l'usure du quotidien.
Si Garance s'en va, c'est parce que malgré tout l'amour
qu'elle ressent pour Baptiste, elle veut continuer à chanter la
fenêtre ouverte sur le monde. Garance est l'image même de la
liberté, de l'émancipation féminine. Elle marque un
tournant dans l'histoire du mélodrame. Sa vertu à elle, c'est
de rester intègre du début à la fin, une
femme libre sans attache. Le comte de Montray la met en cage, mais elle ne
l'aime pas. Elle n'est pas mariée à lui. Elle peut le quitter du
jour au lendemain si elle le souhaite. De plus, elle semble relativement libre
de ses déplacements. Si elle devait vivre avec Baptiste, leur amour ne
se flétrirait-il pas, jour après jour ? Les sentiments ne
céderaient-ils pas la place à l'obligation conjugale ? Ne vaut-il
pas mieux pour Garance garder son bonheur intacte et rester libre ? Garance
choisit sa liberté.
Garance, l'innocente victime : un canevas de
mélodrame d'après les Enfants du paradis.
Les enfants du paradis fournissent un nombre infini
de canevas de mélodrames possibles. Chaque personnage du film est le
héros du mélodrame de sa vie. Je me suis amusée à
reconstituer ceux qui sont au centre de la fiction de Prévert et
Carné par ordre d'importance.
Acte I. Une toile de fond représente
Ménilmontant. C'est la nuit. Une jeune fille erre seule. Ses
vêtements sont usés. Une musique douce et triste accompagne ses
pas.
Madame Hermine, la gérante du Grand-Relais est en
avant- scène. Elle nous dresse le portrait de Garance à
travers un
monologue récapitulatif. Elle nous parle de son
enfance. Fille de blanchisseuse, elle perd la seule personne qui ait
compté dans sa courte vie : sa mère. Elle n'a que quinze ans, et
déjà, elle est orpheline. Par ici, une fille qui a grandi
trop vite ne reste pas seule très longtemps. Pierre François
Lacenaire apparaît. Il semble à peine plus âgé que
Garance. Madame Hermine sort de scène. Le jeune homme, à l'allure
élégante, se présente à Garance. Elle en fait de
même. Lacenaire lui propose de l'emmener avec lui. On imagine qu'il lui
dit : « Je ferai de toi une princesse. »
Acte II. Nous sommes à L'hôtel
du Grand-Relais. Il fait jour. Quelques années ont passé. Madame
Hermine nous fait un récapitulatif des événements qui ont
précédé. Elle sort. Entrent Garance, Lacenaire et Avril,
un ami à lui. La jeune femme explique que Monsieur Schutz, un encaisseur
bien connu, doit bientôt venir lui réclamer de l'argent et qu'elle
n'a pas de quoi le payer. Garance s'absente pour aller chercher une demi
baguette avant que la boulangerie ne ferme.
Lacenaire et Avril restés seuls, accueillent l'encaisseur
à coup de bâtons. Le croyant mort, ils s'enfuient. Madame Hermine
arrive sur ces entrefaites. Elle découvre L'encaisseur gisant
à terre. Il n'est pas mort. Il crie : A l'assassin ! A l'assassin !
A l'égorgeur ! Ils m'ont tué ! A l'assassin ! Madame Hermine
aide Monsieur Schutz à se relever
et crie à la cantonade : La police ! Appelez la police
! Vite !
Acte III. Madame Hermine accueille
l'encaisseur et le policier dans son bureau. Chacun donne sa version au
policier. Entre Garance qui vient au courrier. Le policier lui signifie qu'elle
est en état d'arrestation pour complicité d'assassinat. Garance
dit qu'elle est l'innocente victime d'une erreur judiciaire. Le comte de
Montray qui l'a croisée chez le boulanger confirme ses dires. Garance
n'a pas besoin d'argent puisqu'elle est sous sa protection. Garance sort la
tête haute, narguant tout le monde.
Garance, héroïne romantique d'un vaudeville
mélodramatique.
Dans les mélodrames, le personnage central est un
homme. Dans le film de Carné, c'est une femme. Nous retrouvons cet
engouement de placer le personnage principal au centre, voire en titre, chez
les romantiques. Nathalie ferait une parfaite Rosette dans On ne badine pas
avec l'amour, le drame romantique qu'Alfred de Musset écrit en
1834. Batiste serait l'amoureux transi Coelio qui meurt d'amour pour une jeune
femme qu'il a aperçu sur son balcon dans Les caprices de Marianne,
pièce que Musset écrit l'année d'avant.
Frédérick Lemaître y incarnerait le rôle d'Octave, le
confident et ami
de Coelio chargé de faire se rencontrer les deux
amants. De la même façon, Frédérick prévient
Baptiste de sa présence au théâtre à la fin de la
représentation du Marchand d'habits. Et le tuteur, Claudio
serait interprété par le comte de Montray. De même que le
tuteur par jalousie, fait assassiner Coelio, le comte tue en duel un homme
à qui Garance avait souri. Il se trompe d'amant en provoquant
Frédérick Lemaitre laissant ainsi le champs libre à
Garance et Baptiste pour s'échanger des baisers. Il faut attendre 1845,
pour que le modèle de Garance voit le jour. Prosper
Mérimée écrit une nouvelle, Carmen. Bizet en fait
opéra en 1874. Carné situe l'époque de sa fiction vers les
années 1840. Ceci n'est peut- être qu'une coïncidence, mais
une coïncidence frappante de similitudes. L'héroïne est une
gitane qui séduit et envoûte les hommes. Elle fait preuve d'une
totale liberté de moeurs et fait passer son indépendance avant
tout.
Carmen (extrait de La Habanera) : L'amour est enfant
de bohème qui n'a jamais connu de loi.
Ce comportement est une conséquence de son
éducation, de sa race de gitane.
Les derniers mots de Don José à Carmen sont :
Pauvre enfant, ce sont les calés qui l'ont élevée
comme ça.
Garance n'est pas une bohémienne. Garance, dans son
enfance, n'a pas eu la référence du père, puisque sa
mère l'a élevée seule. Elle n'a pas eu l'image d'un homme
partageant sa vie avec une femme. A partir du moment où sa mère
meurt prématurément, on peut penser qu'elle a eu de nombreuses
aventures avec des hommes, puisque c'est la vie qu'elle mène, le plus
naturellement du monde dans le film.
Carmen chante ( extrait de la Habanera) : L'amour
est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser.
L'adjectif rebelle est au féminin alors qu'oiseau et
amour sont masculin. L'oiseau c'est l'image qu'utilise Jacques Prévert
pour évoquer la liberté. L'amour serait une femme libre et
Garance, l'allégorie de l'amour. Dans le film, elle est comparée
à une oiseau et elle dit d'elle-même qu'elle est libre.
Lorsque Pierre-François Lacenaire lui rend visite dans
l'hôtel particulier où elle vit avec le comte, il la compare
à un oiseau en dans une cage de luxe. Edouard de Montray, geôlier,
s'étonne qu'elle s'arrête de chanter en sa présence.
Garance assure que malgré sa captivité, elle est toujours
libre.
Lacenaire : Je sais aussi qu'on l'a mis en cage mon ange...
Et dans la plus belle cage de Paris.
Garance : Rassurez-vous, on m'a achetée sans
condition. Je suis libre encore.
Le comte : ... vous chantez. Il suffit que j'arrive pour que
vous vous taisiez.
Carmen et Garance s'accaparent le droit d'offrir une fleur
à l'homme qui leur plaît, au moment même où elles le
croisent. Au début du premier acte de l'opéra, en chantant la
Habanera, Carmen jette une fleur de cassie aux pieds du brigadier espagnol
Don José, qui la ramasse et respire son parfum.
Au début de la première époque, Baptiste
improvise une pantomime pour disculper Garance. Celle-ci lui lance une rose
rouge qu'elle avait dans les cheveux. Baptiste la rattrape au vol, la contemple
et la hume amoureusement.
Don José et Baptiste ont tous deux une fiancée
dont l'intérêt dramaturgique est de fournir une rivale à
l'héroïne. Garance et Carmen remettent en cause une union qui
vraisemblablement débouchera sur un mariage.
Les deux fiancées ont des caractères similaires
puisque Micaëla, la promise de Don José représente le
dévouement à
l'homme qu'elle aime, la pureté et la chasteté
qui existe chez Nathalie.
Carmen et Garance sont des personnages féminins avant-
gardistes, qui aujourd'hui déstabiliseraient bien des hommes par leurs
comportements au-dessus des codes moraux. Elles dominent les hommes qu'elles
aiment en agissant comme un homme. Elles offrent une fleur à leur bien
aimé et s'affichent ouvertement libertines adeptes d'Epicure. Elles
fascinent et cherchent l'amour. Insatiables chercheuses d'or, elles ne se
satisfont jamais vraiment de ce qu'elles trouvent.
Garance : C'est tellement simple l'amour ...Je
suis simple, tellement simple... J'aime plaire à qui me plaît.
C'est tout. Et quand j'ai en vie de dire oui... je ne sais pas dire
non.
En 1845, Mérimée fait mourir Carmen, car un
esprit trop libre ne peut pas vivre impunément. Un siècle plus
tard, Jacques Prévert contraint Garance à ne jamais se marier
avec l'homme qu'elle aime, et de fuir loin de lui, seule dans son carrosse
fermé sur la fête des gens qui son heureux.
Contrairement à Musset et Mérimée, il n'a
pas convergence vers une fin fatalement funeste de la mort d'un des amants. Les
personnages se séparent, se perdent de vue, se retrouvent pour se
reperdre encore. Comme une ronde incessante, le
théâtre récupère les
émotions de ses acteurs avant de les renvoyer dans la vie en capturer
d'autres. De la vie au théâtre et du théâtre à
la vie, il semble que l'histoire n'aura jamais de fin. Garance est une enfant
du paradis. Elle reviendra se promener parmi les petites lueurs de
Ménilmontant. Elle entonnera un air de liberté dans une chambre
toute simple du Grand-Relais, mais d'où on a une vue imprenable sur la
lune, car la lune est à tout le monde. Elle nous rejouera le vaudeville
que nous aimons tant, celui de La femme, le mari, la maîtresse et ses
autres amants. Au théâtre où tout est possible,
ils reviendront tous pour elle. Nathalie, la femme trompée,
Baptiste, son amoureux transi qui préfère s'exprimer avec les
gestes, Frédérick Lemaître, qui s'exerce la voix, le verbes
et les sentiments, Le comte de Montray à qui il manque toujours une
pièce à sa collection
privée et Lacenaire fou d'avoir été trop
éloigné de son ange Gardien.
V. Conclusion
Carné et Prévert ont réussi une mise en
abîme totale du passé, anticipent le futur dans un présent
qu'il ont imaginé, hors de leur époque.
Le rideau s'ouvre, le boulevard du crime ressemble à
une carte postale, tel que les gravures nous le restituent, un siècle
plus tôt. Le scénariste et le réalisateur nous font revivre
l'ambiance euphorique d'une époque post- révolutionnaire. Le
peuple de Paris respire un air de liberté. Enfin, il a le droit de
s'exprimer au théâtre.
Garance est le personnage tout choisi, pour figurer ce
sentiment de liberté. Sans attache, elle glisse de l'un à
l'autre, elle adore ça la liberté. Une liberté qui lui
vaut de ne pas sélectionner ses fréquentations. Par deux fois,
elle est victime d'une erreur judiciaire, parce qu'elle a pour ami un criminel.
Parce qu'elle a pour amant un officier allemand et ne cache à personne
sa liaison, Arletty sera incarcérée pendant 18 mois en
résidence surveillée, à la Libération. Victime
d'une erreur judiciaire, l'actrice n'assistera pas à la sortie du
film.
Personnage en avance sur son temps, Garance, amoureuse, ne se
marie pas. Pourtant les occasions ne manquent pas. Subtilement, Prévert
fait une allusion au poème de Paul
Eluard : Liberté. Frédérick
s'adresse à son amante, lui expliquant que s'il la laisse libre, cela ne
veut pas dire qu'il ne l'aime pas. Peut-être aimerais-tu(...)que je
te harcèle un peu, que je te questionne, (...)que je fouille dans tes
souvenirs, que je t'épie, que je te guette(...)rasant les murs où
j'ai écrit ton nom. Cette réplique, métaphoriquement,
peut-être rapprochée de la France sous l'occupation. Le sentiment
d'insécurité dans le regard des autres, ce qu'il cache ou montre,
la délation, la gestapo.
Pierre Brasseur ressemble trait pour trait à son
modèle, Frédérick Lemaître. Jean-Louis Barrault, en
Baptiste dans son habits d'homme blanc, malgré des entorses à
l'histoire, a immortalisé le mime dans l'esprit de
générations de français et de spectateurs du monde entier.
Les criminels ne seront plus considérés de la même
façon. Ne sont-ils pas les victimes d'une société qui ne
les comprend pas et ne les reconnaît pas ? Cette idée ressortira
bien des années plus tard dans les discours politiques.
Ce film est un joyau de la culture française, parce
qu'il a la force de faire oublier la noirceur de l'Occupation dans une France,
où le sourire a disparu des lèvres, les rêves ne passent
plus les portes du sommeil. Les Enfants du paradis nous redonnent
goût à la vie par la force poétique de son contenu. Hors du
temps, ils nous rassurent, que dans les situation les plus sombres, aucune
cloison n'est assez
épaisse pour étouffer les rêves. Ils nous
donnent le souffle nécessaire pour fermer nos yeux sur un monde,
où les gens vivent simplement, avec de petits rêves mais des
rêves tout de même. C'est ce que fera Begnini, presque un demi
siècle plus tard dans la vità è bella. Comment ne
pas abîmer le Pierrot qu'il y a dans chacun de nos enfants avec la dure
et parfois insupportable de la réalité de la cruauté des
hommes quand rien ne les arrêtent plus ? Comment marcher au milieu des
décombres encore fumants, et n'y voir qu'un immense jardin rempli de
fleurs que Baptiste offrira à Garance ? Il n'y a que les gens qui ont
souffert, qui peuvent trouver cette force qu'on sent dans le film de
Prévert et de Carné, de transcender le désastre et de
faire un miracle, créer de toute pièce un rêve somptueux
quand on manque de tout et de faire renaître le début d'un sourire
sur les visages tirés et durcis. Les Enfants du paradis, se
place bien au dessus de son époque, dont les protagonistes sont tous des
marginaux, avec des pensées très divergeantes réunis dans
le même lieux où les places appartiennent à tout le monde.
Dans le film de Carné, il y a des juifs, il y a des antisémites,
il y a des résistants, il en a qui s'en foutent. Tout le monde à
une place sans distinction de genre. Les Enfants du paradis est un
film dont nous devons être fiers.
Filmographie de Marcel Carné.
1928 : Nogent, Eldorado du Dimanche
1936 : Jenny
( scénario : Jacques Prévert, Jacques Constant)
1937 : Drôle de Drame
( scénario : Jacques Prévert ) 1938 :
Le Quai des Brumes
( scénario : Jacques Prévert ) 1938 :
Hôtel du Nord
( scénario : Jean Aurenche, Henri Jeanson )
1939 : Le jour se lève
( scénario : Jacques Viot, Jacques Prévert ) 1942 :
Les Visiteurs du soir
( scénario : Jacques Prévert, Pierre Laroche )
1943-1944 : Les Enfants du paradis
( scénario : Jacques Prévert ) 1946 :
Les portes de la nuit
( scénario : Jacques Prévert ) 1950 :
Marie du port
( scénario : Jacques Prévert, Louis Chavance ) 1951
: Juliette ou la clé des songes
(scénario : Viot, Carné)
1953 : Thérèse Raquin
( scénario : Charles Spaak, Marcel Carné ) 1954 :
L'air de Paris
( scénario : Jacques Viot, Marcel Carné ) 1956 :
Le pays d'où je viens
( Jacques Emmanuel, Marcel Achard )
1958 : Les tricheurs
( scénario : Jacques Sigurd )
1960 : Terrain vague
( scénario : Henri-François Rey, Marcel
Carné ) 1962 : Du Mouron pour les petits
oiseaux
( Scénario : Jacques Sigurd, Marcel Carné ) 1965 :
Trois chambres à Manhattan
(Scénario : Jacques Sigurd, Marcel Carné) 1968 :
Les jeunes loups
( scénario : Claude Accursi, Marcel Carné ) 1971 :
Les assassins de l'ordre
( Scénario Paul Andreota, Marcel Carné ) 1974 :
La merveilleuse visite
( Scénario Didier Decoin, Robert Valey, marcel
Carné) 1977 : La bible (documentaire.)
Bibliographie (non exhaustive.)
Les Films de Carné (Michel Pérez)
Ramsay Poche cinéma janvier 1994
Marcel Carné ( Robert Chazal)
Cinéma d'aujourd'hui. ed. Seghers. Décembre 1965.
Les Enfants du paradis (Geneviève
Sellier) collection Synopsis. Nathan. 1992.
Child of Paradise Marcel Carné and the Golden age
of French Cinema. (Edward Baron Turk) Harvard University Press. 1989.
Marcel Carné et l'âge d'or du cinéma
français 1929-1945 (traduction de Turk par Geneviève
Sellier) L'Harmattan. 2002. Les théâtres du boulevard du
Crime (Henri Beaulieu)
Deburau (Tristan Rémy)
Le théâtre de boulevard. Ciel mon
mari ! (Olivier Barrot et Raymond Chirat) découvertes
Gallimard. Paris Musées littérature.
Les enfants du paradis Avant-scène
Cinéma n°72/73 juillet- septembre 1967. (Le
scénario.)
ANNEXES
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