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Les limites de la vision occidentale du vivant

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par Mathieu Néhémie
Université Blaise Pascal - Master 2 Philosophie 2007
  

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Subjectivité inconsciente

Pour ne pas tomber dans un certain dualisme, ou une discontinuité du vivant, incompatibles avec toutes les théories de l'évolution, il est courant de distinguer plusieurs types de subjectivité et de considérer la conscience humaine comme différente de la subjectivité animale non-consciente. Ainsi une subjectivité ne peut être refusée à aucun vivant puisque celle-ci n'est tout simplement pas identifiée à la conscience. Il s'agit d'accorder à l'animal, voire au végétal et à d'autres formes de vie, certaines des propriétés spirituelles que notre propre subjectivité connaît.

Il peut s'agir de la perception, qui a toujours été admise aux animaux, et dont la science a maintenant très bien mis en évidence la présence chez toutes les espèces vivantes. Il peut paraître difficile d'envisager une perception non-consciente mais les exemples donnés par Leibniz suffisent à dissiper rapidement la contradiction. Ainsi un grand bruit peut nous réveiller alors que nous sommes à ce moment là dans un état d'inconscience. Aussi, comme les voix qui composent le brouhaha d'une foule, le bruit de la mer n'est que la somme de la multitude des sons des vagues qui l'agitent mais dont nous n'avons pourtant pas conscience individuellement. Qui plus est, toutes les cellules de notre corps enregistrent perpétuellement des informations en percevant leur environnement, que ce soit l'environnement extérieur à l'organisme ou l'environnement cellulaire de la cellule en question. Pourtant toutes ces informations n'accèdent pas à notre conscience. On peut donc envisager que toutes les formes de vie ont des expériences psychiques de perception mais qui ne s'accompagnent pas nécessairement de la conscience, qui elle, est aperception.

Les pulsions, au sens psychanalytique, sont des poussées motrices qui concernent la satisfaction d'un désir. On oppose traditionnellement les pulsions au libre-arbitre mais il s'agit plus généralement de distinguer des pulsions inconscientes à des décisions conscientes, quoique l'on soit toujours en droit de considérer les deux phénomènes comme déterminés. Les pulsions peuvent donc également être considérées comme des phénomènes psychiques inconscients que l'on peut accorder à la subjectivité non-humaine. En effet, il est possible d'admettre un comportement final à toutes les formes de vie mais plutôt que de penser cette finalité par analogie avec l'expérience du choix qui nous est si commune, c'est à l'image de nos réactions inconscientes et irréfléchies qu'est pensée la psyché animale.

La déduction, à partir des perceptions inconscientes, de la possibilité d'une subjectivité totalement inconsciente n'est pas forcément si évidente. En effet, on peut certes envisager que toute forme de vie perçoit mais que seules certaines connaissent le stade supérieur de l'aperception. Pourtant, bien qu'il s'agisse d'une métaphore courante en psychanalyse, considérer l'inconscient comme un iceberg dont la conscience serait la partie visible est peut être une vision trop simpliste de leur interaction. L'inconscient de la psychanalyse est un maillage psychique qui ne s'oppose pas radicalement à la conscience. Celle-ci peut refouler certaines énergies et tensions dans l'inconscient, car elles vont à l'encontre des moeurs ou de l'équilibre psychique de l'individu. La psychanalyse ne nous fournit pas une théorie de l'émergence de la conscience à partir de l'inconscient, au contraire elle prend ces deux pôles comme des états de fait dont il s'agit de déterminer les interactions. On remarquera sur ce point comment la psychanalyse décrit généralement chacun de ces éléments par rapport à l'autre.

En réalité le fait des perceptions inconscientes ne prouve rien quand à la possibilité d'un psychisme entièrement inconscient, possibilité qui n'a d'ailleurs pour elle aucun exemple empirique. Et comme le pourrait-elle ? Toute perception inconsciente que nous pouvons constater ne l'est jamais complètement puisque, certes après coup et par réminiscence, elle ne doit son existence phénoménale qu'au fait d'avoir bien fini par accéder à la conscience. On définit généralement l'inconscient comme l'ensemble des évènements psychiques qui n'apparaissent pas à la conscience. Cependant l'inconscient peut également être conçu, dans l'idée des partisans d'une subjectivité animale non-consciente, comme l'ensemble des évènements non-conscients qui sont pourtant psychiques. Si nous ne connaissons notre inconscient que par ses effets sur notre conscience, que signifie alors une subjectivité sans conscience ?

Puisque la biologie ne trouve substantiellement rien de plus dans le vivant que dans n'importe quel autre phénomène physique, il n'y a que notre propre subjectivité conscience qui nous fasse connaître ce que ''psychique'' peut signifier. On peut certes envisager une subjectivité sans conscience par abstraction en imaginant les animaux mus uniquement par des pulsions inconscientes identiques à ceux qui nous animent, même lorsque nous n'en avons pas conscience, mais cette abstraction a-t-elle la moindre valeur empirique ou scientifique ? Cela peut être considéré comme une simple construction mentale destinée à concilier le problème de la finalité dans le monde vivant et l'exclusivité de la conscience humaine. Cette construction est habile mais elle ne nous indique en rien la frontière entre comportement final conscient et finalité inconsciente, puisque les deux se retrouvent chez l'homme pour les mêmes activités.

Si l'on admettait un comportement purement déterminé et instinctif à l'animal, lui accorder une subjectivité inconsciente entièrement pulsionnelle serait envisageable. Cependant, nous avons pu constater à quel point l'ensemble du règne du vivant possède un comportement adaptatif basé sur la computation. Nous avons remis en cause la pertinence d'une distinction radicale entre intelligence et instinct. Tout mécanisme biologique peut être compris par analogie au choix et toute structure innée dont témoigne une entité vivante ressemble davantage au synthétique a priori kantien, qu'au programme d'une machine-outil. Il n'y a plus vraiment lieu de parler de comportements ''naturels'' et irréfléchis qui pourraient être tempérés par une raison humaine (ou cérébrale). Il y a solution de continuité entre la pulsion, fruit d'une computation cellulaire et le choix conscient tout aussi réductible en un calcul de même nature. Penser l'inconscience de la subjectivité animale à l'image de nos réflexes pulsionnels semble donc quelque peu désuet.

Plutôt que comme un phénomène émergeant, la conscience peut donc être envisagée comme un résidu incompressible du fonctionnement de l'inconscient. Pour ce qui est du non-humain, il n'est guère possible d'estimer l'ampleur et le champ de cette conscience sans moyen de communication. Pourtant nombreux sont les éthologues à croire en cette conscience animale et qui tentent de la prouver, tandis que d'autres, plus circonspects, découvrent cette éventualité au détour de leurs recherches.

Le concept de carte cognitive est largement employé en éthologie pour tenter de comprendre la psyché de certaines espèces. Beaucoup d'animaux sont en effet capables de se repérer spatialement avec précision sur de vastes territoires, bien plus vastes que la portée de leurs sens. Nombreuses sont les espèces à pouvoir retrouver une source de nourriture localisée sans avoir accès à une piste sensorielle. Un certain nombre d'expériences mettent en lumière comment beaucoup d'animaux, les primates certes mais aussi des chiens ou des oiseaux, peuvent mémoriser des caches de nourriture et les retrouver longtemps après, même une fois que l'environnement ait fortement évolué en raison d'un changement de saison. Des expériences récurrentes consistent à laisser le sujet regarder l'expérimentateur cacher des récompenses sur une zone. Celui-ci parviendra à en mémoriser plusieurs dizaines et organisera spatialement son trajet pour choisir le plus optimisé. Nous avons pu voir précédemment comment certains oiseaux sont particulièrement doués pour ce type d'exercice.

Les abeilles sont aussi réputées depuis longtemps pour leurs prouesses lorsqu'il s'agit de s'orienter sur de vastes territoires. Les éthologues ont toujours été surpris de la qualité des cartes cognitives des abeilles qui parviennent à se repérer sans erreur sur des zones qui se mesurent souvent en kilomètres. Le plus intéressant est la célèbre danse des abeilles, découverte par le prix Nobel Karl von Frisch, qui leur permet d'indiquer à leurs congénères la localisation d'une nouvelle source intéressante de nourriture. L'indication se fait par un système symbolique complexe et se montre très précise pour indiquer distance, direction et taille de la source de pollen.

Les cartes mentales ainsi construites par beaucoup d'animaux suffisent à certains pour leur attribuer une forme de conscience. Sans aller si vite en besogne, on peut remarquer comment, à un certain niveau de repérage spatial, il n'est plus vraiment possible de parler de comportement pulsionnel. Ce n'est pas un signal sensoriel qui stimule le mouvement de l'animal mais une réminiscence, une représentation mentale, du trajet et de la destination ; difficile alors d'envisager ces modalités psychiques de repérage comme de même nature que nos réflexes inconscients.

Plus généralement, aucune faculté cognitive mise en évidence chez l'animal ne se prête à ce type d'analogie. Bien sûr, les mécanismes neurologiques à l'origine de la mémorisation et du conditionnement ayant été mis en évidence depuis longtemps, cela pourrait laisser à penser que les capacités cognitives des animaux restent de l'ordre du pur automatisme, mais c'est sans compter que nos propres modalités d'apprentissage et de mémorisation, pourtant bel et bien conscientes, relèvent des mêmes appareillages biologiques. Là encore la science n'apporte aucun élément décisif pour confirmer le vieil adage occidental qui maintient une différence qualitative entre les subjectivités humaine et non-humaine.

Un autre apport majeur concernant la conscience animale ne vient pas proprement de l'éthologie mais de la neurobiologie. Michel Jouvet est un des plus grands spécialistes au monde du sommeil, on lui doit notamment le concept de sommeil paradoxal et le découpage du sommeil en cinq phases. Comme dans bien d'autres domaines de recherche, les études sur le sommeil, bien qu'ayant comme sujet principal l'homme, utilisent beaucoup l'animal, en l'occurrence le chat, à des fins expérimentales. Pour Jouvet, s'il expérimente sur le chat c'est parce que les phénomènes de veille, de sommeil et de rêve sont sensiblement identiques chez tous les mammifères.

Ainsi, lorsqu'il cherche à définir les conditions de l'attention consciente, son propos porte indifféremment sur l'homme et sur le chat. Ces conditions sont liées à l'intégrité de certaines zones cérébrales, à l'activation de systèmes sous-corticaux et à la consommation énergétique des modules corticaux mis en oeuvre. Ces corrélas neurobiologiques de la conscience étant présents aussi bien chez l'homme que chez l'animal, Jouvet n'hésite pas à étendre la notion de conscience aux animaux. L'alternance du sommeil à ondes lentes et du sommeil paradoxal, avec activité corticale rapide, est généralisable à tous les homéothermes, donc à tous les oiseaux et mammifères.

Concernant le sommeil à ondes lentes, l'activité corticale comme la consommation d'énergie sont significativement ralenties tandis que des phénomènes ondulatoires, absents de la veille se mettent en place. Il s'agit clairement d'une absence de conscience car, non seulement les conditions neurobiologiques de l'attention consciente ne sont plus réunies, mais les sujets humains réveillés au milieu d'une telle phase ne se souviennent absolument de rien. En d'autres termes, le cogito de Descartes n'est plus en vigueur, ce qui tend à interdire de fonder l'esprit sur celui-ci puisque la personnalité comme la mémoire survivent sans problème à cette ''mort'' de la conscience que constitue cette phase de sommeil. Pourtant c'est à ce type de sommeil que correspondent les phénomènes de somnambulisme, où un individu peut accomplir des actions dirigées et coordonnées et cela complètement inconsciemment car, de la même manière, s'il est réveillé au milieu de son somnambulisme, il ne se souviendra de rien. On pourrait penser que cela est un bon exemple d'action inconsciente mais dirigée, qui pourrait constituer l'archétype d'une subjectivité animale inconsciente, pourtant l'imagerie cérébrale nous montre comment l'activité neurologique à ce moment là est bien celle du sommeil à ondes lentes et ne correspond pas du tout à celle de la veille chez l'homme ou chez l'animal.

Le sommeil paradoxal est très différent sur plusieurs points. Il est même aussi différent du sommeil à ondes lentes que celui-ci l'est de la veille. Neurophysiologiquement l'électroencéphalogramme du sommeil paradoxal correspond bien davantage à celui de veille qu'à celui du sommeil à ondes lentes, tout en restant très différent. Ainsi l'individu est frappé d'atonie musculaire, ce qui explique son immobilité malgré son intense activité cérébrale. La consommation énergétique est également très importante, sûrement plus que lors de l'attention consciente. Là encore, tous les homéothermes témoignent des mêmes phénomènes neurobiologiques. Seule la durée des cycles varie mais de manière corrélée à la taille de l'individu, une période de sommeil paradoxal durant toujours à peu près un quart de la période de sommeil à ondes lentes. Ainsi le chat dort pendant vingt-quatre minutes puis passe en sommeil paradoxal pendant six minutes, chez l'homme ces périodes sont de quatre-vingt-dix et vingt minutes et, pour l'éléphant, elles sont encore plus longues.

On sait depuis la fin des années soixante que c'est à cet état de sommeil que correspondent nos rêves. C'est pourquoi les sujets réveillés pendant cet état se rappellent alors très bien de leurs rêves et peuvent les raconter en détails. Plus le réveil est provoqué longtemps après la période de sommeil paradoxal, plus les souvenirs s'estompent. Il existe deux types de rêve. Le premier type constitue sûrement plus de quatre-vingt-quinze pour cent des rêves. Le sujet est persuadé que ce qui se passe dans son rêve est la réalité malgré les incohérences que l'on peut constater après coup, il est alors convaincu d'être éveillé ce qui correspond tout à fait à un phénomène d'hallucination. Le second type, le rêve lucide, est beaucoup plus rare mais a tout de même été mis en évidence expérimentalement. Le sujet a conscience qu'il rêve, il peut rester dans son rêve ou se réveiller en suscitant un mouvement, le rêve n'est plus une hallucination car on ne le confond pas avec la réalité. Comme Jouvet, on pourra citer comme exemple l'un des rêves que Descartes fit à l'origine du Discours de la méthode, et remarquer ironiquement que les conclusions qu'il en tira ralentirent considérablement les recherches sur l'inconscient. Quoiqu'il en soit, on peut considérer que ces deux types de rêve sont conscients et témoignent même d'une conscience de soi. Pour le second cela est assez évident mais pour le premier, on remarquera que le rêveur, quoiqu'il se trompe sur la réalité de ses perceptions, reste conscient de lui-même en tant que sujet pensant.

On sait que le sommeil paradoxal correspond aux rêves chez l'homme grâce aux interviews que l'on peut faire de sujets expérimentaux et que l'on met ensuite en relation avec les données neurologiques. Pour l'animal, encore une fois, la barrière de la langue semble insurmontable. Le pendant neurophysiologique du rêve humain peut être retrouvé chez tous les mammifères sans problème, pourtant on pourra toujours douter, en bon naturaliste, que l'animal connaît les mêmes états internes correspondants. Il s'agirait tout de même d'un raisonnement quelque peu sophistique car l'un des axiomes de la science veut qu'aux mêmes causes doivent correspondre les mêmes effets. L'expérimentation est cependant allée plus loin que cette analogie neurobiologique. Chez des chats, une destruction localisée des systèmes cérébraux responsables de la perte de tonicité musculaire lors du sommeil paradoxal a donné des résultats significatifs. Alors que sa veille et son sommeil ne sont pas perturbés, un chat ainsi altéré présentera des comportements oniriques surprenants lors du sommeil paradoxal. Il guettera, attaquera et poursuivra des proies imaginaires mais ne réagira pas au moindre stimulus extérieur. Tout porte à croire que c'est aux images d'un rêve que correspondent ces mouvements. Bien évidemment aucune expérience de ce type n'a été menée sur des êtres humains, mais il s'avère que certaines personnes, victimes de lésions cérébrales au niveau des fonctions responsables de l'atonie musculaire, témoignent du même type de comportement onirique. Ils gesticulent dans leur sommeil et ces mouvements correspondent au moment de leurs rêves et à leur contenu.

Convaincu de l'originalité de la conscience humaine, on pourra cependant continuer de penser qu'il manque un témoignage articulé pour admettre le rêve au chat, et de la même manière une conscience et des états internes similaires aux nôtres. A la lumière de la neurobiologie, il ne nous est plus donné, selon nous, de maintenir le postulat naturaliste qui veut que seul l'espèce humaine possède une conscience. Il n'y a aucune raison scientifique de refuser à l'animal qui semble effrayé, impatient, envieux, affamé, joueur et souffrant, des états mentaux correspondants. Seul le doute cartésien nous fait remettre en cause cette évidence, mais celui-ci peut tout aussi bien nous faire rejeter toutes les données de la science comme de nos sens, l'ensemble des mathématiques ainsi que la conscience des autres humains, c'est pourquoi ce doute doit demeurer méthodique. Reste à déterminer si cette conscience doit s'étendre à toute forme de vie ou commencer avec un certain stade de complexification phylogénétique.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard