Subjectivité inconsciente
Pour ne pas tomber dans un certain dualisme, ou une
discontinuité du vivant, incompatibles avec toutes les théories
de l'évolution, il est courant de distinguer plusieurs types de
subjectivité et de considérer la conscience humaine comme
différente de la subjectivité animale non-consciente. Ainsi une
subjectivité ne peut être refusée à aucun vivant
puisque celle-ci n'est tout simplement pas identifiée à la
conscience. Il s'agit d'accorder à l'animal, voire au
végétal et à d'autres formes de vie, certaines des
propriétés spirituelles que notre propre subjectivité
connaît.
Il peut s'agir de la perception, qui a toujours
été admise aux animaux, et dont la science a maintenant
très bien mis en évidence la présence chez toutes les
espèces vivantes. Il peut paraître difficile d'envisager une
perception non-consciente mais les exemples donnés par Leibniz suffisent
à dissiper rapidement la contradiction. Ainsi un grand bruit peut nous
réveiller alors que nous sommes à ce moment là dans un
état d'inconscience. Aussi, comme les voix qui composent le brouhaha
d'une foule, le bruit de la mer n'est que la somme de la multitude des sons
des vagues qui l'agitent mais dont nous n'avons pourtant pas conscience
individuellement. Qui plus est, toutes les cellules de notre corps enregistrent
perpétuellement des informations en percevant leur environnement, que ce
soit l'environnement extérieur à l'organisme ou l'environnement
cellulaire de la cellule en question. Pourtant toutes ces informations
n'accèdent pas à notre conscience. On peut donc envisager que
toutes les formes de vie ont des expériences psychiques de perception
mais qui ne s'accompagnent pas nécessairement de la conscience, qui
elle, est aperception.
Les pulsions, au sens psychanalytique, sont des
poussées motrices qui concernent la satisfaction d'un désir. On
oppose traditionnellement les pulsions au libre-arbitre mais il s'agit plus
généralement de distinguer des pulsions inconscientes à
des décisions conscientes, quoique l'on soit toujours en droit de
considérer les deux phénomènes comme
déterminés. Les pulsions peuvent donc également être
considérées comme des phénomènes psychiques
inconscients que l'on peut accorder à la subjectivité
non-humaine. En effet, il est possible d'admettre un comportement final
à toutes les formes de vie mais plutôt que de penser cette
finalité par analogie avec l'expérience du choix qui nous est si
commune, c'est à l'image de nos réactions inconscientes et
irréfléchies qu'est pensée la psyché animale.
La déduction, à partir des perceptions
inconscientes, de la possibilité d'une subjectivité totalement
inconsciente n'est pas forcément si évidente. En effet, on peut
certes envisager que toute forme de vie perçoit mais que seules
certaines connaissent le stade supérieur de l'aperception. Pourtant,
bien qu'il s'agisse d'une métaphore courante en psychanalyse,
considérer l'inconscient comme un iceberg dont la conscience serait la
partie visible est peut être une vision trop simpliste de leur
interaction. L'inconscient de la psychanalyse est un maillage psychique qui ne
s'oppose pas radicalement à la conscience. Celle-ci peut refouler
certaines énergies et tensions dans l'inconscient, car elles vont
à l'encontre des moeurs ou de l'équilibre psychique de
l'individu. La psychanalyse ne nous fournit pas une théorie de
l'émergence de la conscience à partir de l'inconscient, au
contraire elle prend ces deux pôles comme des états de fait dont
il s'agit de déterminer les interactions. On remarquera sur ce point
comment la psychanalyse décrit généralement chacun de ces
éléments par rapport à l'autre.
En réalité le fait des perceptions inconscientes
ne prouve rien quand à la possibilité d'un psychisme
entièrement inconscient, possibilité qui n'a d'ailleurs pour elle
aucun exemple empirique. Et comme le pourrait-elle ? Toute perception
inconsciente que nous pouvons constater ne l'est jamais complètement
puisque, certes après coup et par réminiscence, elle ne doit son
existence phénoménale qu'au fait d'avoir bien fini par
accéder à la conscience. On définit
généralement l'inconscient comme l'ensemble des
évènements psychiques qui n'apparaissent pas à la
conscience. Cependant l'inconscient peut également être
conçu, dans l'idée des partisans d'une subjectivité
animale non-consciente, comme l'ensemble des évènements
non-conscients qui sont pourtant psychiques. Si nous ne connaissons notre
inconscient que par ses effets sur notre conscience, que signifie alors une
subjectivité sans conscience ?
Puisque la biologie ne trouve substantiellement rien de plus
dans le vivant que dans n'importe quel autre phénomène physique,
il n'y a que notre propre subjectivité conscience qui nous fasse
connaître ce que ''psychique'' peut signifier. On peut certes envisager
une subjectivité sans conscience par abstraction en imaginant les
animaux mus uniquement par des pulsions inconscientes identiques à ceux
qui nous animent, même lorsque nous n'en avons pas conscience, mais cette
abstraction a-t-elle la moindre valeur empirique ou scientifique ? Cela peut
être considéré comme une simple construction mentale
destinée à concilier le problème de la finalité
dans le monde vivant et l'exclusivité de la conscience humaine. Cette
construction est habile mais elle ne nous indique en rien la frontière
entre comportement final conscient et finalité inconsciente, puisque les
deux se retrouvent chez l'homme pour les mêmes activités.
Si l'on admettait un comportement purement
déterminé et instinctif à l'animal, lui accorder une
subjectivité inconsciente entièrement pulsionnelle serait
envisageable. Cependant, nous avons pu constater à quel point l'ensemble
du règne du vivant possède un comportement adaptatif basé
sur la computation. Nous avons remis en cause la pertinence d'une distinction
radicale entre intelligence et instinct. Tout mécanisme biologique peut
être compris par analogie au choix et toute structure innée dont
témoigne une entité vivante ressemble davantage au
synthétique a priori kantien, qu'au programme d'une
machine-outil. Il n'y a plus vraiment lieu de parler de comportements
''naturels'' et irréfléchis qui pourraient être
tempérés par une raison humaine (ou cérébrale). Il
y a solution de continuité entre la pulsion, fruit d'une computation
cellulaire et le choix conscient tout aussi réductible en un calcul de
même nature. Penser l'inconscience de la subjectivité animale
à l'image de nos réflexes pulsionnels semble donc quelque peu
désuet.
Plutôt que comme un phénomène
émergeant, la conscience peut donc être envisagée comme un
résidu incompressible du fonctionnement de l'inconscient. Pour ce qui
est du non-humain, il n'est guère possible d'estimer l'ampleur et le
champ de cette conscience sans moyen de communication. Pourtant nombreux sont
les éthologues à croire en cette conscience animale et qui
tentent de la prouver, tandis que d'autres, plus circonspects,
découvrent cette éventualité au détour de leurs
recherches.
Le concept de carte cognitive est largement
employé en éthologie pour tenter de comprendre la psyché
de certaines espèces. Beaucoup d'animaux sont en effet capables de se
repérer spatialement avec précision sur de vastes territoires,
bien plus vastes que la portée de leurs sens. Nombreuses sont les
espèces à pouvoir retrouver une source de nourriture
localisée sans avoir accès à une piste sensorielle. Un
certain nombre d'expériences mettent en lumière comment beaucoup
d'animaux, les primates certes mais aussi des chiens ou des oiseaux, peuvent
mémoriser des caches de nourriture et les retrouver longtemps
après, même une fois que l'environnement ait fortement
évolué en raison d'un changement de saison. Des
expériences récurrentes consistent à laisser le sujet
regarder l'expérimentateur cacher des récompenses sur une zone.
Celui-ci parviendra à en mémoriser plusieurs dizaines et
organisera spatialement son trajet pour choisir le plus optimisé. Nous
avons pu voir précédemment comment certains oiseaux sont
particulièrement doués pour ce type d'exercice.
Les abeilles sont aussi réputées depuis
longtemps pour leurs prouesses lorsqu'il s'agit de s'orienter sur de vastes
territoires. Les éthologues ont toujours été surpris de la
qualité des cartes cognitives des abeilles qui parviennent à se
repérer sans erreur sur des zones qui se mesurent souvent en
kilomètres. Le plus intéressant est la célèbre
danse des abeilles, découverte par le prix Nobel Karl von Frisch, qui
leur permet d'indiquer à leurs congénères la localisation
d'une nouvelle source intéressante de nourriture. L'indication se fait
par un système symbolique complexe et se montre très
précise pour indiquer distance, direction et taille de la source de
pollen.
Les cartes mentales ainsi construites par beaucoup d'animaux
suffisent à certains pour leur attribuer une forme de conscience. Sans
aller si vite en besogne, on peut remarquer comment, à un certain niveau
de repérage spatial, il n'est plus vraiment possible de parler de
comportement pulsionnel. Ce n'est pas un signal sensoriel qui stimule le
mouvement de l'animal mais une réminiscence, une représentation
mentale, du trajet et de la destination ; difficile alors d'envisager ces
modalités psychiques de repérage comme de même nature que
nos réflexes inconscients.
Plus généralement, aucune faculté
cognitive mise en évidence chez l'animal ne se prête à ce
type d'analogie. Bien sûr, les mécanismes neurologiques à
l'origine de la mémorisation et du conditionnement ayant
été mis en évidence depuis longtemps, cela pourrait
laisser à penser que les capacités cognitives des animaux restent
de l'ordre du pur automatisme, mais c'est sans compter que nos propres
modalités d'apprentissage et de mémorisation, pourtant bel et
bien conscientes, relèvent des mêmes appareillages biologiques.
Là encore la science n'apporte aucun élément
décisif pour confirmer le vieil adage occidental qui maintient une
différence qualitative entre les subjectivités humaine et
non-humaine.
Un autre apport majeur concernant la conscience animale ne
vient pas proprement de l'éthologie mais de la neurobiologie. Michel
Jouvet est un des plus grands spécialistes au monde du sommeil, on lui
doit notamment le concept de sommeil paradoxal et le découpage
du sommeil en cinq phases. Comme dans bien d'autres domaines de recherche, les
études sur le sommeil, bien qu'ayant comme sujet principal l'homme,
utilisent beaucoup l'animal, en l'occurrence le chat, à des fins
expérimentales. Pour Jouvet, s'il expérimente sur le chat c'est
parce que les phénomènes de veille, de sommeil et de rêve
sont sensiblement identiques chez tous les mammifères.
Ainsi, lorsqu'il cherche à définir les
conditions de l'attention consciente, son propos porte indifféremment
sur l'homme et sur le chat. Ces conditions sont liées à
l'intégrité de certaines zones cérébrales, à
l'activation de systèmes sous-corticaux et à la consommation
énergétique des modules corticaux mis en oeuvre. Ces
corrélas neurobiologiques de la conscience étant présents
aussi bien chez l'homme que chez l'animal, Jouvet n'hésite pas à
étendre la notion de conscience aux animaux. L'alternance du sommeil
à ondes lentes et du sommeil paradoxal, avec activité corticale
rapide, est généralisable à tous les homéothermes,
donc à tous les oiseaux et mammifères.
Concernant le sommeil à ondes lentes, l'activité
corticale comme la consommation d'énergie sont significativement
ralenties tandis que des phénomènes ondulatoires, absents de la
veille se mettent en place. Il s'agit clairement d'une absence de conscience
car, non seulement les conditions neurobiologiques de l'attention consciente ne
sont plus réunies, mais les sujets humains réveillés au
milieu d'une telle phase ne se souviennent absolument de rien. En d'autres
termes, le cogito de Descartes n'est plus en vigueur, ce qui tend
à interdire de fonder l'esprit sur celui-ci puisque la
personnalité comme la mémoire survivent sans problème
à cette ''mort'' de la conscience que constitue cette phase de sommeil.
Pourtant c'est à ce type de sommeil que correspondent les
phénomènes de somnambulisme, où un individu peut accomplir
des actions dirigées et coordonnées et cela complètement
inconsciemment car, de la même manière, s'il est
réveillé au milieu de son somnambulisme, il ne se souviendra de
rien. On pourrait penser que cela est un bon exemple d'action inconsciente mais
dirigée, qui pourrait constituer l'archétype d'une
subjectivité animale inconsciente, pourtant l'imagerie
cérébrale nous montre comment l'activité neurologique
à ce moment là est bien celle du sommeil à ondes lentes et
ne correspond pas du tout à celle de la veille chez l'homme ou chez
l'animal.
Le sommeil paradoxal est très différent sur
plusieurs points. Il est même aussi différent du sommeil à
ondes lentes que celui-ci l'est de la veille. Neurophysiologiquement
l'électroencéphalogramme du sommeil paradoxal correspond bien
davantage à celui de veille qu'à celui du sommeil à ondes
lentes, tout en restant très différent. Ainsi l'individu est
frappé d'atonie musculaire, ce qui explique son immobilité
malgré son intense activité cérébrale. La
consommation énergétique est également très
importante, sûrement plus que lors de l'attention consciente. Là
encore, tous les homéothermes témoignent des mêmes
phénomènes neurobiologiques. Seule la durée des cycles
varie mais de manière corrélée à la taille de
l'individu, une période de sommeil paradoxal durant toujours à
peu près un quart de la période de sommeil à ondes lentes.
Ainsi le chat dort pendant vingt-quatre minutes puis passe en sommeil paradoxal
pendant six minutes, chez l'homme ces périodes sont de quatre-vingt-dix
et vingt minutes et, pour l'éléphant, elles sont encore plus
longues.
On sait depuis la fin des années soixante que c'est
à cet état de sommeil que correspondent nos rêves. C'est
pourquoi les sujets réveillés pendant cet état se
rappellent alors très bien de leurs rêves et peuvent les raconter
en détails. Plus le réveil est provoqué longtemps
après la période de sommeil paradoxal, plus les souvenirs
s'estompent. Il existe deux types de rêve. Le premier type constitue
sûrement plus de quatre-vingt-quinze pour cent des rêves. Le sujet
est persuadé que ce qui se passe dans son rêve est la
réalité malgré les incohérences que l'on peut
constater après coup, il est alors convaincu d'être
éveillé ce qui correspond tout à fait à un
phénomène d'hallucination. Le second type, le rêve lucide,
est beaucoup plus rare mais a tout de même été mis en
évidence expérimentalement. Le sujet a conscience qu'il
rêve, il peut rester dans son rêve ou se réveiller en
suscitant un mouvement, le rêve n'est plus une hallucination car on ne le
confond pas avec la réalité. Comme Jouvet, on pourra citer comme
exemple l'un des rêves que Descartes fit à l'origine du
Discours de la méthode, et remarquer ironiquement que les
conclusions qu'il en tira ralentirent considérablement les recherches
sur l'inconscient. Quoiqu'il en soit, on peut considérer que ces deux
types de rêve sont conscients et témoignent même d'une
conscience de soi. Pour le second cela est assez évident mais pour le
premier, on remarquera que le rêveur, quoiqu'il se trompe sur la
réalité de ses perceptions, reste conscient de lui-même en
tant que sujet pensant.
On sait que le sommeil paradoxal correspond aux rêves
chez l'homme grâce aux interviews que l'on peut faire de sujets
expérimentaux et que l'on met ensuite en relation avec les
données neurologiques. Pour l'animal, encore une fois, la
barrière de la langue semble insurmontable. Le pendant
neurophysiologique du rêve humain peut être retrouvé chez
tous les mammifères sans problème, pourtant on pourra toujours
douter, en bon naturaliste, que l'animal connaît les mêmes
états internes correspondants. Il s'agirait tout de même d'un
raisonnement quelque peu sophistique car l'un des axiomes de la science veut
qu'aux mêmes causes doivent correspondre les mêmes effets.
L'expérimentation est cependant allée plus loin que cette
analogie neurobiologique. Chez des chats, une destruction localisée des
systèmes cérébraux responsables de la perte de
tonicité musculaire lors du sommeil paradoxal a donné des
résultats significatifs. Alors que sa veille et son sommeil ne sont pas
perturbés, un chat ainsi altéré présentera des
comportements oniriques surprenants lors du sommeil paradoxal. Il guettera,
attaquera et poursuivra des proies imaginaires mais ne réagira pas au
moindre stimulus extérieur. Tout porte à croire que c'est aux
images d'un rêve que correspondent ces mouvements. Bien évidemment
aucune expérience de ce type n'a été menée sur des
êtres humains, mais il s'avère que certaines personnes, victimes
de lésions cérébrales au niveau des fonctions responsables
de l'atonie musculaire, témoignent du même type de comportement
onirique. Ils gesticulent dans leur sommeil et ces mouvements correspondent au
moment de leurs rêves et à leur contenu.
Convaincu de l'originalité de la conscience humaine, on
pourra cependant continuer de penser qu'il manque un témoignage
articulé pour admettre le rêve au chat, et de la même
manière une conscience et des états internes similaires aux
nôtres. A la lumière de la neurobiologie, il ne nous est plus
donné, selon nous, de maintenir le postulat naturaliste qui veut que
seul l'espèce humaine possède une conscience. Il n'y a aucune
raison scientifique de refuser à l'animal qui semble effrayé,
impatient, envieux, affamé, joueur et souffrant, des états
mentaux correspondants. Seul le doute cartésien nous fait remettre en
cause cette évidence, mais celui-ci peut tout aussi bien nous faire
rejeter toutes les données de la science comme de nos sens, l'ensemble
des mathématiques ainsi que la conscience des autres humains, c'est
pourquoi ce doute doit demeurer méthodique. Reste à
déterminer si cette conscience doit s'étendre à toute
forme de vie ou commencer avec un certain stade de complexification
phylogénétique.
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