Néhémie Mathieu
Master 2 Philosophie 2006/2007
Les limites de la vision occidentale du vivant
Introduction générale
La place de l'homme dans l'univers est un thème
récurrent en philosophie. Peut-être même est-ce le
thème central de toute la philosophie. Toute question
métaphysique pourrait être considérée comme une
dérivée de cette problématique fondamentale.
L'humanité en général pourrait, dans le même ordre
d'idée, être considérée comme l'objet d'étude
suprême de la philosophie. Pourtant, cela peut également
être considéré comme un grave anthropocentrisme puisque
l'humanisme a une histoire.
Sans vouloir simplifier celle-ci, on peut estimer que l'homme
ne s'est pas toujours identifié comme un humain avant toute chose. Le
monde antique, avant l'avènement du christianisme, avait pour coutume de
faire du peuple le critère d'identification majeur. On était
Athénien, Romain ou Juif avant d'être quoique ce soit d'autre. Ce
mode de pensée n'a cependant pas disparu avec la formation de
l'Église chrétienne. Les régionalismes et nationalismes
sont toujours restés très forts et parfois ce sont les
identités religieuses qui ont pris le dessus. Le monde chrétien,
lorsqu'il a témoigné d'une certaine unité, s'est alors
forgée une identité supra-nationale mais pas vraiment humaniste.
Qu'il s'agisse de combattre le monde arabe en Espagne ou à
Jérusalem, ou qu'il s'agisse de civiliser l'outre-mer sauvage, il n'est
pas certain que l'européen se définissait avant tout comme un
homme. Sans estimer pour autant qu'il s'agit d'un trait commun à
l'humanité entière, l'Europe n'a pas l'apanage de ce genre
d'identification. On remarquera comment beaucoup de nations et d'empires
forgèrent des identités reléguant l'humanisme en
arrière-plan. Nombreuses furent pourtant les religions et les
philosophies à tenter de faire de l'humanité la communauté
fondamentale. Mais les atrocités du vingtième-siècle nous
convaincront que malgré leur succès apparent, ces courants de
pensée n'ont pas empêché des idéologies
néfastes de naître à partir d'identifications culturelles,
nationales et raciales. Au-delà du fascisme et du génocide qui
n'ont pas disparu, les États du monde entier continuent, dans une paix
apparente, de défendre des intérêts économiques
nationaux, au prix souvent de la souffrance de millions d'individus.
On pourra considérer, avec les sciences sociales, que
la distinction entre ''eux'' et ''nous'' peut être étendue
à toute forme de communauté ; mais cette communauté n'est
pas toujours définie de la même manière. Ce peut être
la famille, le clan, le village, la région ou, bien sûr, le pays.
On peut alors considérer les divers humanismes, le christianisme, le
bouddhisme et les droits de l'homme par exemple, comme des progrès
moraux par rapport à des critères d'identification plus
limités. Non seulement ils mettent fin à l'idée d'une
supériorité intrinsèque d'une communauté sur une
autre mais ils étendent les obligations morales de l'individu à
tous les humains quelle que soit leur appartenance ethnique, religieuse,
nationale ou culturelle.
L'humanisme, conçue comme la communauté de tous
les humains, n'échappe pourtant pas à l'idée d'un
soi et d'un non-soi. En faisant de l'homme la valeur
suprême il boute hors de cette communauté tous les autres
existants du monde. L'humanisme fait des humains les seuls sujets moraux.
Même lorsqu'il a une certaine considération pour le monde animal
ou l'écosystème, c'est par un souci de responsabilité
éthique, ou seulement une condescendance paternaliste, qui refuse
toujours la moindre qualité morale à l'objet de notre compassion.
Si l'on transformait en humains toutes les volailles d'un élevage en
batterie, l'agriculteur responsable devrait être immédiatement
traduit devant le tribunal pénal international tant la scène qui
en résulterait, rivaliserait avec les pires atrocités de la
seconde guerre mondiale. La considération morale que l'humanisme
occidental peut avoir pour l'animal reste donc très limitée et
prend plutôt la forme d'un respect général pour la nature
dans son ensemble et pour sa diversité. L'animal individuel n'a
quasiment aucun droit ; il est certes puni par la loi de maltraiter son chien
ou de tourner un film en portant atteinte à de vrais animaux, mais
l'industrie alimentaire est libre de confiner toute leur vie des animaux dans
des compartiments faisant à peine leur taille. Le végétal
est soumis à des traitements analogues quoiqu'il ne soit
généralement pas défendu par le moindre militantisme.
Si l'on considère comme un progrès moral,
l'élargissement de notre champs d'identification du niveau
régional ou national à celui de l'humanité, pourquoi ne
pas étendre encore cet élargissement à l'ensemble des
animaux, ou même à l'ensemble des entités vivantes ? Divers
sont les arguments avancés pour refuser à d'autres existants la
participation à une communauté morale. Il s'agit en
général de leur refuser les conditions nécessaires qui
feraient d'eux des sujets moraux à part entière. L'idée
est que, parmi toutes les espèces vivantes qui peuplent notre
planète, l'humain a accédé à un statut particulier
qui justifie sa valeur morale supérieure. La dimension morale de l'homme
étant inextricablement liée à la considération de
son esprit, c'est immanquablement sur ce point qu'est
généralement fondée l'originalité de la nature
humaine.
L'humanisme occidental peut sembler s'étendre à
l'ensemble de l'humanité. On peut cependant douter qu'il se soit
imposé par la seule force de ses idées. Cela peut tout de
même être considéré comme une bonne chose car
l'humanisme devrait théoriquement avoir un réel impact sur les
motivations des membres de communautés qui se déchirent encore de
nos jours. La plupart des guerres, pour ne pas dire toutes, sont livrées
en raison de critères d'identification trop restreints, pour le
bénéfice de ''son'' peuple, de ''sa'' race, de ''son'' pays, de
''son'' bloc ou encore de ''ses'' lobbies. Mais il subsiste encore des
sociétés qui ne partagent pas les idées humanistes mais
montrent pourtant moins de velléité guerrière que
l'humaniste en est capable pour maintenir son mode de vie. Certains peuples
maintiennent en effet une cosmologie où non seulement tous les humains
appartiennent à la même communauté mais tous les vivants,
voire tous les existants, sont également pleinement admis dans cette
communauté. Pour l'animiste, la sphère du social ne se limite pas
à l'humain puisque les règles morales qui régissent les
rapports entre les hommes sont du même type que celles qui existent entre
l'humain et le non-humain. Si l'on estime que l'humanisme est en mesure de
faire la leçon aux nationalismes ou aux racismes, pourquoi ne pas
considérer que celui qui fait de l'animal sont égal est
détenteur d'une morale encore supérieure ?
On rétorquera que l'animiste se trompe tout simplement
en pensant qu'il est en communauté avec son cousin animal ou
végétal. Aucune convention n'a en effet été
établie qui puisse légitimer cette idée. Pourtant
l'humanisme des droits de l'homme consiste bien à admettre que chacun
dispose des mêmes droits sans pour autant avoir souscrit à quoique
ce soit. On retrouve ici la même idée que celle du
monothéisme qui veut que tout être humain soit égal devant
la loi de Dieu, qu'il n'a pas pour autant choisi et qu'il peut même ne
pas connaître. Pour sa part, une cosmologie animiste considère la
communauté morale des vivants comme un acquis ontologique tout autant
que l'humaniste les droits de l'homme.
Par son humanisme et sa science, l'Occident s'arroge souvent,
quoique généralement implicitement, une vision plus claire, plus
ouverte et donc meilleure des rapports que l'homme doit entretenir avec ses
semblables et avec son environnement. Ainsi la philosophie estime
généralement avoir fondé l'originalité de l'homme
sur des principes rationnels. Mais notre objectif ici n'est pas de
déterminer quelle idéologie est la meilleure concernant la place
de l'humanité dans le monde. Nous souhaitons mettre en question les
fondements de notre mode de pensée pour déterminer en quoi il
peut légitimement être considéré comme plus
rationnel ou plutôt seulement comme un modèle culturel
particulier.
La science peut être considérée comme
admettant le statut exceptionnel de l'homme mais elle n'a pourtant jamais
isolé précisément d'attribut substantiel inédit
chez l'homme qui lui autoriserait l'exclusivité de la qualité de
sujet moral. Si la science moderne est née en occident, il est
légitime de penser qu'elle n'est pas vraiment en mesure de trancher
quant à la supériorité de telle ou telle ontologie. Les
prédictions vérifiées que la science peut fournir nous
font accepter sa validité, pourtant il ne doit pas forcément en
être de même des diverses conclusions métaphysiques que l'on
peut en tirer. Avant d'envisager les conséquences philosophiques de la
science il faudrait préalablement traiter de ses axiomes ontologiques.
Puisque nous souhaitons critiquer ici la légitimité qu'il peut y
avoir à limiter nos jugements moraux à l'être humain, c'est
la vision occidentale du vivant qui nous intéressera et dont nous
jaugerons la valeur. Notre discussion prendra inévitablement une
tournure épistémologique, mais aussi métaphysique, car il
nous faudra analyser le terreau ontologique sur lequel s'est construit la
biologie, ainsi que les dernières données que celle-ci nous
fournit concernant la place de l'homme dans la biosphère.
C'est le socle ontologique de la biologie occidentale que nous
tenterons dans un premier temps de préciser au mieux. Les deux tenants
principaux de l'ontologie occidentale que nous aurons isolés, seront
alors successivement critiqués en ayant recours, autant que possible,
aux données de la science moderne.
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