Néhémie Mathieu
Master 2 Philosophie 2006/2007
Les limites de la vision occidentale du vivant
Introduction générale
La place de l'homme dans l'univers est un thème
récurrent en philosophie. Peut-être même est-ce le
thème central de toute la philosophie. Toute question
métaphysique pourrait être considérée comme une
dérivée de cette problématique fondamentale.
L'humanité en général pourrait, dans le même ordre
d'idée, être considérée comme l'objet d'étude
suprême de la philosophie. Pourtant, cela peut également
être considéré comme un grave anthropocentrisme puisque
l'humanisme a une histoire.
Sans vouloir simplifier celle-ci, on peut estimer que l'homme
ne s'est pas toujours identifié comme un humain avant toute chose. Le
monde antique, avant l'avènement du christianisme, avait pour coutume de
faire du peuple le critère d'identification majeur. On était
Athénien, Romain ou Juif avant d'être quoique ce soit d'autre. Ce
mode de pensée n'a cependant pas disparu avec la formation de
l'Église chrétienne. Les régionalismes et nationalismes
sont toujours restés très forts et parfois ce sont les
identités religieuses qui ont pris le dessus. Le monde chrétien,
lorsqu'il a témoigné d'une certaine unité, s'est alors
forgée une identité supra-nationale mais pas vraiment humaniste.
Qu'il s'agisse de combattre le monde arabe en Espagne ou à
Jérusalem, ou qu'il s'agisse de civiliser l'outre-mer sauvage, il n'est
pas certain que l'européen se définissait avant tout comme un
homme. Sans estimer pour autant qu'il s'agit d'un trait commun à
l'humanité entière, l'Europe n'a pas l'apanage de ce genre
d'identification. On remarquera comment beaucoup de nations et d'empires
forgèrent des identités reléguant l'humanisme en
arrière-plan. Nombreuses furent pourtant les religions et les
philosophies à tenter de faire de l'humanité la communauté
fondamentale. Mais les atrocités du vingtième-siècle nous
convaincront que malgré leur succès apparent, ces courants de
pensée n'ont pas empêché des idéologies
néfastes de naître à partir d'identifications culturelles,
nationales et raciales. Au-delà du fascisme et du génocide qui
n'ont pas disparu, les États du monde entier continuent, dans une paix
apparente, de défendre des intérêts économiques
nationaux, au prix souvent de la souffrance de millions d'individus.
On pourra considérer, avec les sciences sociales, que
la distinction entre ''eux'' et ''nous'' peut être étendue
à toute forme de communauté ; mais cette communauté n'est
pas toujours définie de la même manière. Ce peut être
la famille, le clan, le village, la région ou, bien sûr, le pays.
On peut alors considérer les divers humanismes, le christianisme, le
bouddhisme et les droits de l'homme par exemple, comme des progrès
moraux par rapport à des critères d'identification plus
limités. Non seulement ils mettent fin à l'idée d'une
supériorité intrinsèque d'une communauté sur une
autre mais ils étendent les obligations morales de l'individu à
tous les humains quelle que soit leur appartenance ethnique, religieuse,
nationale ou culturelle.
L'humanisme, conçue comme la communauté de tous
les humains, n'échappe pourtant pas à l'idée d'un
soi et d'un non-soi. En faisant de l'homme la valeur
suprême il boute hors de cette communauté tous les autres
existants du monde. L'humanisme fait des humains les seuls sujets moraux.
Même lorsqu'il a une certaine considération pour le monde animal
ou l'écosystème, c'est par un souci de responsabilité
éthique, ou seulement une condescendance paternaliste, qui refuse
toujours la moindre qualité morale à l'objet de notre compassion.
Si l'on transformait en humains toutes les volailles d'un élevage en
batterie, l'agriculteur responsable devrait être immédiatement
traduit devant le tribunal pénal international tant la scène qui
en résulterait, rivaliserait avec les pires atrocités de la
seconde guerre mondiale. La considération morale que l'humanisme
occidental peut avoir pour l'animal reste donc très limitée et
prend plutôt la forme d'un respect général pour la nature
dans son ensemble et pour sa diversité. L'animal individuel n'a
quasiment aucun droit ; il est certes puni par la loi de maltraiter son chien
ou de tourner un film en portant atteinte à de vrais animaux, mais
l'industrie alimentaire est libre de confiner toute leur vie des animaux dans
des compartiments faisant à peine leur taille. Le végétal
est soumis à des traitements analogues quoiqu'il ne soit
généralement pas défendu par le moindre militantisme.
Si l'on considère comme un progrès moral,
l'élargissement de notre champs d'identification du niveau
régional ou national à celui de l'humanité, pourquoi ne
pas étendre encore cet élargissement à l'ensemble des
animaux, ou même à l'ensemble des entités vivantes ? Divers
sont les arguments avancés pour refuser à d'autres existants la
participation à une communauté morale. Il s'agit en
général de leur refuser les conditions nécessaires qui
feraient d'eux des sujets moraux à part entière. L'idée
est que, parmi toutes les espèces vivantes qui peuplent notre
planète, l'humain a accédé à un statut particulier
qui justifie sa valeur morale supérieure. La dimension morale de l'homme
étant inextricablement liée à la considération de
son esprit, c'est immanquablement sur ce point qu'est
généralement fondée l'originalité de la nature
humaine.
L'humanisme occidental peut sembler s'étendre à
l'ensemble de l'humanité. On peut cependant douter qu'il se soit
imposé par la seule force de ses idées. Cela peut tout de
même être considéré comme une bonne chose car
l'humanisme devrait théoriquement avoir un réel impact sur les
motivations des membres de communautés qui se déchirent encore de
nos jours. La plupart des guerres, pour ne pas dire toutes, sont livrées
en raison de critères d'identification trop restreints, pour le
bénéfice de ''son'' peuple, de ''sa'' race, de ''son'' pays, de
''son'' bloc ou encore de ''ses'' lobbies. Mais il subsiste encore des
sociétés qui ne partagent pas les idées humanistes mais
montrent pourtant moins de velléité guerrière que
l'humaniste en est capable pour maintenir son mode de vie. Certains peuples
maintiennent en effet une cosmologie où non seulement tous les humains
appartiennent à la même communauté mais tous les vivants,
voire tous les existants, sont également pleinement admis dans cette
communauté. Pour l'animiste, la sphère du social ne se limite pas
à l'humain puisque les règles morales qui régissent les
rapports entre les hommes sont du même type que celles qui existent entre
l'humain et le non-humain. Si l'on estime que l'humanisme est en mesure de
faire la leçon aux nationalismes ou aux racismes, pourquoi ne pas
considérer que celui qui fait de l'animal sont égal est
détenteur d'une morale encore supérieure ?
On rétorquera que l'animiste se trompe tout simplement
en pensant qu'il est en communauté avec son cousin animal ou
végétal. Aucune convention n'a en effet été
établie qui puisse légitimer cette idée. Pourtant
l'humanisme des droits de l'homme consiste bien à admettre que chacun
dispose des mêmes droits sans pour autant avoir souscrit à quoique
ce soit. On retrouve ici la même idée que celle du
monothéisme qui veut que tout être humain soit égal devant
la loi de Dieu, qu'il n'a pas pour autant choisi et qu'il peut même ne
pas connaître. Pour sa part, une cosmologie animiste considère la
communauté morale des vivants comme un acquis ontologique tout autant
que l'humaniste les droits de l'homme.
Par son humanisme et sa science, l'Occident s'arroge souvent,
quoique généralement implicitement, une vision plus claire, plus
ouverte et donc meilleure des rapports que l'homme doit entretenir avec ses
semblables et avec son environnement. Ainsi la philosophie estime
généralement avoir fondé l'originalité de l'homme
sur des principes rationnels. Mais notre objectif ici n'est pas de
déterminer quelle idéologie est la meilleure concernant la place
de l'humanité dans le monde. Nous souhaitons mettre en question les
fondements de notre mode de pensée pour déterminer en quoi il
peut légitimement être considéré comme plus
rationnel ou plutôt seulement comme un modèle culturel
particulier.
La science peut être considérée comme
admettant le statut exceptionnel de l'homme mais elle n'a pourtant jamais
isolé précisément d'attribut substantiel inédit
chez l'homme qui lui autoriserait l'exclusivité de la qualité de
sujet moral. Si la science moderne est née en occident, il est
légitime de penser qu'elle n'est pas vraiment en mesure de trancher
quant à la supériorité de telle ou telle ontologie. Les
prédictions vérifiées que la science peut fournir nous
font accepter sa validité, pourtant il ne doit pas forcément en
être de même des diverses conclusions métaphysiques que l'on
peut en tirer. Avant d'envisager les conséquences philosophiques de la
science il faudrait préalablement traiter de ses axiomes ontologiques.
Puisque nous souhaitons critiquer ici la légitimité qu'il peut y
avoir à limiter nos jugements moraux à l'être humain, c'est
la vision occidentale du vivant qui nous intéressera et dont nous
jaugerons la valeur. Notre discussion prendra inévitablement une
tournure épistémologique, mais aussi métaphysique, car il
nous faudra analyser le terreau ontologique sur lequel s'est construit la
biologie, ainsi que les dernières données que celle-ci nous
fournit concernant la place de l'homme dans la biosphère.
C'est le socle ontologique de la biologie occidentale que nous
tenterons dans un premier temps de préciser au mieux. Les deux tenants
principaux de l'ontologie occidentale que nous aurons isolés, seront
alors successivement critiqués en ayant recours, autant que possible,
aux données de la science moderne.
Visions occidentales
Introduction
Afin d'entreprendre la critique de la vision occidentale du
vivant et d'en comprendre les limites, il nous est nécessaire d'entamer
la description de cette vision. Bien sûr l'occident, au cours de son
histoire, a connu de riches débats concernant la nature de la vie et le
sens philosophique à lui donner. C'est pourquoi nous
préférons parler de visions occidentales. Mais il ne faut pas non
plus croire que l'occident a su remettre en cause tous ses axiomes, corriger
toutes ses erreurs et parcourir tout le champ des raisonnements possibles.
Certaines valeurs fondamentales semblent avoir été
continuellement véhiculées par la pensée occidentale
malgré d'importantes évolutions culturelles, religieuses et
philosophiques. Il nous faut donc rechercher aussi bien la diversité des
visions occidentales du vivant que leur tronc commun.
La vie est un phénomène très
général dont tout le monde à l'expérience, en
conséquence, quasiment toutes les philosophies ont eu un mot à
dire à son sujet. Il n'est donc pas envisageable de faire une typologie
complète des différentes conceptions de la vie qu'a pu construire
l'occident. Ce n'est de toute façon pas notre objet, mais celui de
l'historien de la philosophie. Nous recherchons ici les lacunes de la vision
occidentale actuelle, pas de dresser le tableau des erreurs qu'on pu
successivement commettre les philosophes occidentaux. Bien sûr il demeure
nécessaire de s'intéresser pour cela à l'histoire des
valeurs de notre culture, mais l'exhaustivité n'est pas
impérative. Certains philosophes ont construit des visions de la vie
particulièrement originales et novatrices mais qui n'ont connu qu'une
piètre postérité. Être cité dans les cours de
philosophie ne signifie pas forcément avoir influencer en profondeur le
paradigme occidental actuel concernant le traitement des
phénomènes vivants. Il est par contre évident que
Descartes compte parmi les philosophes qui ont laissé une empreinte
durable et dont les idées, quoiqu'elles aient connu d'innombrables
critiques, peuvent encore être décelées dans l'ossature de
nos systèmes de valeurs. La conception cartésienne de la vie
devra donc être traitée en raison de son influence sur notre monde
contemporain, mais aussi en tant que version prototypique et radicale du
mépris occidental de la vie non-humaine.
Cependant, c'est à partir d'auteurs beaucoup plus
récents que s'articulera l'essentiel de notre raisonnement. L'objectif
ne sera pas de trouver un maximum d'auteurs reprenant le propos de Descartes.
Pas plus que nous ne pourrons retracer avec exhaustivité la masse des
penseurs qui peuplérent l'occident du vingtième siècle. Le
néo-darwinisme de Jacques Monod constituera un bon archétype de
l'opinion généralement admise parmi les biologistes. Nous
passerons ensuite en revue certains auteurs qui s'inscrivent en faux contre
cette conception et nous exposerons une vision concurrente, quoique plus
marginale, de l'évolution de la vie. Il s'agira de montrer que la
biologie ne fait pas l'objet d'un consensus fort sur un certain nombre de
problèmes.
Finalement c'est le travail de Philippe Descolla qui nous
intéressera puiqu'il nous permettra de préciser le
dénominateur commun de ces diverses visions occidentales du vivant. De
plus il nous fournira les informations anthropologiques nécessaires pour
pouvoir mieux définir le paradigme occidental par opposition avec
d'autres horizons culturels qui proposent chacun une vision différente
du rapport de l'homme avec les autres êtres vivants et le reste du monde
en général. Enfin le propos de Descolla, en lui-même,
s'avérera un bon exemple d'une vision occidentale plus ouverte et plus
progressiste du vivant et du non-humain en général.
La conception cartésienne de la vie
Malgré de nombreux débats sur le sujet, les
Anciens s'entendaient en général pour accorder des âmes aux
bêtes, des Stoïciens, qui leur refusaient tout de même la
raison, à Plutarque, qui leur constatait une intelligence similaire
à l'homme. L'immortalité exceptionnelle de l'âme humaine
n'est envisagée que par Platon et c'est saint Augustin qui
intégrera pleinement cette idée dans le christianisme. Pourtant
Montaigne, critiquant la vanité humaine, reprendra les réflexions
de Plutarque sur la légitimité de l'homme à s'attribuer
ainsi un statut supérieur aux autres animaux, jusqu'à se
proclamer l'égal des dieux.
Lorsque survint la révolution mécaniste de
Descartes, l'Europe chrétienne a déjà largement admis la
supériorité de l'âme humaine. L'originalité de
Descartes consiste à refuser toute forme d'âme aux bêtes en
se basant sur l'analogie entre le fonctionnement biologique des êtres
vivants que nous sommes alors en mesure d'étudier et les machines que
l'homme est capable de construire.
« Ceux qui, sachant combien de divers automates, ou
machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort
peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des
muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres
parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps
comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est
incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus
admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les
hommes » (Descartes, Discours de la méthode,
cinquième partie).
L'originalité de Descartes, dans sa physique, est de
bannir les formes substantielles d'Aristote ainsi que toute forme de
finalité et d'intentionnalité dans la nature. D'ailleurs, au
sujet de la nature, Descartes abolit toute distinction ontologique entre le
règne du vivant et celui de la matière inerte, car Dieu
créa le corps organique « sans le composer d'autre
matière que celle que j'avais décrite et sans mettre en lui au
commencement aucune âme raisonnable ni aucune autre chose pour lui servir
d'âme végétante ou sensitive » (Descartes,
Discours de la Méthode, cinquième partie).
Les animaux sont de simples machines, ils ne sont
rien d'autres que des portions d'étendue qui ne se distinguent de la
roche que par la complexité de leur artifice. Car si l'on peut penser
que le vivant se distingue de l'inerte parce qu'il est un artifice
divin, les animaux étant telles de merveilleuses horloges
créées par la puissance divine, il faut rappeler que Descartes
fait du monde entier une horloge réglée par les bons soins du
créateur. Et comme l'humain est également une forme de vie, son
corps est tout autant une machine taillée dans l'étendue
inanimée.
« Si je considère le corps de l'homme comme
étant une machine tellement bâtie et composée d'os, de
nerfs, de muscles, de veines, de sang et de peau, qu'encore bien qu'il n'y
eût en lui aucun esprit, il ne se laisserait pas de se mouvoir en toutes
les mêmes façons qu'il fait à présent »
(Descartes, Méditation métaphysiques, Méditation
sixième).
Ainsi Descartes s'autorise à imaginer que Dieu aurait
pu créer un homme sans âme, une simple machine comme n'importe
quel animal, qui reproduirait pourtant tous les comportements humains dont nous
sommes capables. Mais Dieu a ajouté une âme à chaque corps
humain. C'est cette âme dont nous avons l'expérience grâce
au cogito, car elle s'autodétermine par une
réflexivité fondatrice. Mais cet esprit semble inobservable dans
d'autres êtres car notre propre âme ne reçoit ses
perceptions que de l'étendue, par l'union de l'âme et du corps.
Cependant, selon Descartes, bien que nombre d'attitudes humaines pourraient
être singées par une habile machine, il est possible de
déceler des signes dans le comportement humain qui attestent de la
présence de cette âme.
« Il n'y a aucune de nos actions extérieures,
qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement
une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une
âme qui a des pensées, exceptées les paroles, ou autres
signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se
rapporter à aucune passion » (Descartes, Lettre au Marquis
de Newcastle).
Seul le langage peut témoigner de la présence
d'une âme dans un corps sans pouvoir être correctement
dupliqué par une machine ou un animal, car la raison, qui est le propre
de l'âme, est nécessaire pour acceder au langage tel que Descartes
le définit. Seul l'être doué de parole peut
témoigner d'un ghost in the shell1(*) mais même les hommes qui, par un handicap
quelconque, se trouvent dans l'incapacité de prononcer mot, sont
toujours à même de communiquer par des signes
équivalents d'une manière ou d'une autre.
« Toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux
chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur
espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans
aucune pensée » (Descartes, Lettre au Marquis de
Newcastle).
Les animaux, malgré l'usage des signes dont ils
semblent faire preuve, ne créent pas du sens dans leurs processus de
communication, ils ne font qu'agir selon la disposition de leurs organes, comme
lorsque nous réagissons à nos passions. Les messages qu'ils
semblent envoyer sont, pour ainsi dire, inscrits dans leur machinerie, tandis
que l'humain peut créer des signes nouveaux correspondant aux
évènements de sa pensée. Car seule la raison permet une
telle malléabilité, et seule la pensée d'une âme
nécessite l'invention de nouveaux signes pour témoigner de son
contenu.
En conséquence, le champ de la finalité et de
l'intentionnalité ne concerne plus que l'étude de l'âme
humaine et s'avère complètement hors de propos concernant le
monde matériel, y compris le corps humain. Finalement, la vie n'existe
plus, il ne s'agit que d'un artifice divin, une illusion qui n'a pas sa place
dans une entreprise scientifique de compréhension du réel, car
celle-ci ne doit concerner que l'étude de l'étendue et de sa
structure géométrique.
« Car je prends ici la nature en une signification
plus resserrée, que lorsque je l'appelle un assemblage ou une complexion
de toutes les choses que Dieu m'a données ; vu que cet assemblage ou
complexion comprend beaucoup de choses qui n'appartiennent qu'à l'esprit
seul, desquelles je n'entends point ici parler, en parlant de la nature :
comme, par exemple, la notion que j'ai de cette vérité, que ce
qui a une fois été fait ne peut plus n'avoir point
été fait, et une infinité d'autres semblables, que je
connais par la lumière naturelle, sans l'aide du corps, et qu'il en
comprend aussi plusieurs autres qui n'appartiennent qu'au corps seul, et ne
sont point ici non plus contenues sous le nom de nature : comme la
qualité qu'il a d'être pesant, et plusieurs autres semblables,
desquelles je ne parle pas aussi, mais seulement des choses que Dieu m'a
données, comme étant composé de l'esprit et du
corps » (Descartes, Méditation métaphysiques,
méditation sixième).
La nature humaine ne marque plus seulement la
différence entre l'homme et l'animal mais aussi entre les mondes
matériel et spirituel ; en cela que l'humain, contrairement à
toutes les autres créatures, consiste dans le mixte d'une chose
étendue et d'une chose pensante. Il est une passerelle entre le monde
corporel, où l'on trouve les corps inertes comme les animaux (qu'il n'y
a d'ailleurs plus lieu de distinguer des autres corps) et le monde des
âmes et des anges. Quoique nous n'ayons pas la moindre expérience
d'un de ces mondes indépendamment de l'autre, la possibilité de
les penser séparément autorise Descartes à les distinguer
ontologiquement.
Le cartésianisme a connu de nombreuses et vives
critiques dès que son fondateur publia ses oeuvres et, par la suite, sa
doctrine sera également régulièrement prise pour cible.
Descartes demeure cependant exemplaire sur un certain nombre de ses conclusions
ainsi que sur sa rigueur méthodique. Comme il est courant en
philosophie, que l'on soit ''contre'' ou ''pour'' un auteur, c'est
généralement à partir de sa doctrine que l'on construit sa
réflexion. Même si l'on ne peut plus sérieusement continuer
de partager plusieurs points majeurs du cartésianisme, comme la
conservation du mouvement, l'indifférence de l'étendue au
mouvement, l'espace et le temps absolus, l'influence d'une âme
immatérielle sur le corps ou encore la preuve de l'existence de Dieu
à partir de ses attributs, Descartes demeure un philosophe majeur
puisque son système constitue une sorte de socle pour les débats
philosophiques concernant une gamme assez large de sujets.
Les débats qui animent les sciences cognitives
concernant le sens ontologique à donner à l'esprit par rapport au
corps en constituent un bon exemple sur lequel nous aurons l'occasion de
revenir. Il nous paraît évident que c'est à Descartes que
l'on doit la formulation des termes du problème, à savoir la
définition de l'esprit comme conscience réflexive et le corps
comme structure matérielle inanimée. Toutes les recherches en
neurologie sont en ce sens hantées par l'étude cartésienne
de l'âme et du corps.
La problématique du vivant telle qu'elle s'est
formulée avec les avancées de la biologie au vingtième
siècle nous semble tout autant porter les stigmates de la
réflexion cartésienne. Comprendre tous les
phénomènes vivants, sauf la raison humaine, à partir des
seules causes efficientes, voilà l'adage laissé en
héritage par Descartes et que les biologistes n'ont pas encore fini de
remettre en cause.
Nous ne parviendrons cependant pas pour le moment à
mesurer correctement l'ampleur de l'héritage cartésien dans les
débats scientifiques actuels concernant le vivant et la place que doit y
tenir l'humanité. C'est la suite de notre enquête qui montrera
comment les concepts cartésiens d'âme immatérielle
strictement humaine et d'animal machine se retrouvent
régulièrement dans les différents argumentaires, des
philosophes comme des biologistes, visant à donner de la substance
à l'originalité humaine.
Le positivisme de Jacques Monod
Jacques Monod, imminent biologiste français du
vingtième siècle, dans Le hasard et la
nécessité, Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, propose une vue d'ensemble des acquis de la biologie
moléculaire de son époque. Mais son propos est surtout
épistémologique, proprement philosophique et même
éthique. Si, plus de trente ans après, il est légitimement
contestable sur plusieurs points, il eut le mérite de préciser et
d'amener sur la place publique les débats concernant le sens à
donner aux découvertes étonnantes qui étaient faites sur
la nature du vivant. Aussi il s'avère être un exemple relativement
archétypal du point de vue positiviste occidental moderne sur le vivant
et sur la place que l'homme tient dans la biosphère.
« La distinction entre objets artificiels et objets
naturels paraît à chacun de nous immédiate et sans
ambiguïté. » L'élément naturel étant
l'objet de la science, Monod affirme comme un postulat de la méthode
scientifique que la « Nature est objective et non
projective. ». Mais il constate un puissant paradoxe car,
tentant de dégager des critères objectifs pour distinguer le
naturel de l'artificiel, en l'occurrence régularité et
répétition, il remarque que les êtres vivants
devraient en toute rigueur être rangés dans le domaine de
l'artificiel pour leur propension à produire invariablement ces deux
caractéristiques. Si l'on utilise comme critère la notion de
projet, le paradoxe n'en est que plus exacerbé.
C'est l'occasion pour Monod d'introduire le concept de
téléonomie qui permet de distinguer le vivant du reste
des objets naturels. Le problème devient alors celui de séparer
les êtres dotés d'un projet, des produits de ceux-ci. Monod trouve
la solution dans le fait que le projet, comme l'ordre d'ailleurs, d'un
être vivant a une origine interne, contrairement à
l'artefact qui tire son projet et son organisation d'une action
extérieure. Le vivant peut alors être défini par
trois caractéristiques majeures : « téléonomie,
morphogenèse autonome et invariance », ce qui permet à
l'auteur de souligner une analogie avec les structures cristallines qui
présentent à leur manière les deux dernières
caractéristiques citées, ainsi que l'absence de contradiction
entre cette invariance et le second principe de la thermodynamique, à
savoir l'entropie. Finalement, « il n'y a pas en vérité
de paradoxe ou de miracle ; mais une flagrante contradiction
épistémologique » car la vie maintient son organisation
invariante selon les lois de la physique grâce à un souci
d'économie exceptionnel tandis que les axiomes de la démarche
scientifique en excluent systématiquement la finalité.
Monod réfute alors succinctement, dans un premier
temps, les vitalismes comme se réfugiant dans les
irréductibles « mystères » de la biologies et
se retrouvant de moins en moins justifiés à mesure que la
solution de ces mystères progresse. Les animismes, qui
poseraient tous un finalisme fondamental au monde, à la vie et à
l'humanité, sont ensuite traités, l'auteur attribue alors un sens
relativement personnel au terme que nous aurons l'occasion de critiquer
ultérieurement, car les religions primitives des hommes
préhistoriques, les diverses cultures tribales, la philosophie antique,
le christianisme et les dialectiques de Hegel et Marx y sont regroupés
pêle-mêle et réfutés comme pêchant par un
anthropocentrisme incompatible avec l'objectivité scientifique.
« La notion de téléonomie implique
l'idée d'une activité orientée,
cohérente et constructive » qui en
dernière analyse semble essentiellement chimique de sorte que,
concernant n'importe quel organisme vivant, « la cohérence
fonctionnelle d'une machine chimique aussi complexe, et en outre autonome,
exige l'intervention d'un système cybernétique gouvernant et
contrôlant l'activité chimique en de nombreux points. »
L'apparence et le comportement de n'importe quel être vivant, de la
bactérie aux mammifères, ne sont que la résultante de sa
mécanique chimique et des fonctions téléologiques des
protéines qui en sont les composants. Ces fonctions sont liées au
caractère stéréospécifique des
interactions entre molécules dans l'organisme, c'est-à-dire que
chaque type de protéine ''reconnaît'' précisément
les molécules avec lesquelles elle doit s'associer et ne réagit
que très spécifiquement à celles-ci.
Cependant, pour assurer une certaine stabilité à
l'organisme malgré le second principe de la thermodynamique, les
complexes stéréospécifiques qui le composent, doivent
être organisés en un système cybernétique où
chacun à sa place et sa fonction, les nombreux types d'enzymes
régulatrices en étant des cas exemplaires. Mais
l'élément moléculaire pris indépendamment n'en
reste pas moins téléologique car il est capable « non
seulement d'activer électivement une réaction, mais de
régler son activité en fonction de plusieurs
informations chimiques. » Monod n'hésite pas, d'ailleurs,
à parler de choix lorsqu'une molécule, pour la cohérence
du système, discrimine entre plusieurs états chimiques
non-nécessaires. Ainsi « il nous devient possible de
comprendre en quel sens, très réel, l'organisme transcende en
effet, tout en les observant, les lois physiques pour n'être que
poursuite et accomplissement de son propre projet. »
Dans l'idée de ramener également
l'ontogenèse aux processus moléculaires, l'auteur passe en revue
quelques exemples expérimentaux destinés « à
illustrer le processus par lequel des structures complexes, auxquelles sont
attachées des propriétés fonctionnelles, sont construites
par l'assemblage stéréospécifique,
spontané, de leurs constituant protéiniques. »
Ainsi, mettant fin à toute querelle entre préformationnistes et
épigénétistes, Monod reconnaît que les processus
épigénétiques d'un système complexe trouvent leur
raison dans la structure de ses constituants mais n'est
concrétisé que par leur assemblage, de sorte que l'on ne parle
plus de création mais de
« révélation » des édifices
multimoléculaires. On est alors en droit de penser, par extrapolation
car les matériaux expérimentaux manquent, que l'ontogenèse
de la structure globale des macro-organismes, et de leurs organes, est
également explicable par la reconnaissance
stéréospécifique de ses composants et par la formation
spontanée de complexes qui en résulte. Cela se passe par
étapes, des replis des séquences polypeptidiques aux organes, en
passant par les protéines et les cellules ; quoique tous ces
éléments fassent preuve de téléonomie :
« à chacune de ces étapes des structures d'ordre
supérieur et des fonctions nouvelles apparaissent qui, résultant
des interactions spontanées entre produits de l'étape
précédente, révèlent, comme un feu d'artifice
à plusieurs étages, les potentialités latentes des niveaux
antérieurs. »
Si l'on peut penser trouver là « l'ultima
ratio » ou « le secret de la vie », Monod
nous informe que les recherches opérées pour décoder les
séquences de protéines globulaires ne nous ont
révélé qu'un profond hasard. Aucune logique ne semble
sous-tendre ces structures, quoiqu'elles se distinguent d'un simple jet de
dés par l'homogénéité qui caractérise des
populations de millions de protéines dotées de la même
séquence et dont la reproductibilité produit le fonctionnement
téléologique de tout le règne du vivant.
Monod poursuit en rappelant un débat récurrent
en philosophie entre les partisans d'une essence immuable du monde et ceux d'un
principe d'évolution fondamental. La science, bien qu'extérieure
à ces querelles, ne manque pas de rechercher des principes de mouvement
ou de changement, quoique sa méthode consiste dans la recherche
d'invariants. La science a longtemps été en droit de
considérer ces invariants comme de simples outils
épistémiques dépourvus de sens ontologique, mais l'auteur
souligne que l'identité a pris un sens beaucoup plus déterminant
en raison des bouleversements qu'a provoqués l'apparition de la
microphysique. La biologie a également de tout temps consisté
dans la recherche d'invariants, que ce soit les espèces, les cellules ou
les macromolécules (protéines et acides nucléiques) que
l'on peut maintenant considérer comme les briques fondamentales de
toutes les formes de vie malgré leur diversité apparente. Reste
alors à savoir pourquoi l'on constate tant d'espèces
différentes alors que la vie provient de la même base chimique
qui, par l'ADN, est destinée à l'invariance la plus totale.
Bien que d'une manière semble-t-il
« arbitraire », la traduction de l'ADN par l'ARN
messager fait que « l'organisme entier constitue l'expression
épigénétique ultime du message génétique
lui-même », qui est profondément invariant puisque, s'il
dicte l'ensemble de l'ontogenèse, il ne reçoit pas la moindre
information de l'extérieur2(*). Monod insiste alors sur le caractère
fondamentalement cartésien et non dialectique de ce mécanisme.
Cependant, par les particularités de la microphysique et
l'indéterminisme qui lui est associé, la stabilité
d'aucune structure, pas même l'ADN, n'est totalement assurée. Cela
est la source des subtiles mais nombreuses mutations qui apparaissent en raison
de perturbations d'ordre quantique et qui finissent inévitablement par
altérer au fur et à mesure le code génétique. Et
ces erreurs de traduction arrivent par un pur hasard, ontologique et non
phénoménologique, en raison des lois de la physique quantique et
notamment du principe d'incertitude d'Heisenberg3(*). Donc, si l'invariance est une propriété
du vivant, ce n'est pas le cas de l'évolution, qui en constitue
davantage un désordre systémique4(*). On ne peut donc pas parler de
révélation à propos de l'évolution comme on a pu le
faire de l'ontogenèse.
L'idée soutenue par l'auteur est que la source des
mutations, et donc de l'évolution, n'a rien de
téléologique mais relève du pur hasard. C'est sur cette
base que l'aveugle nécessité de la sélection naturelle ne
laisse survivre que les mutations avantageuses. La structure
particulièrement conservatrice des acides nucléiques fera se
reproduire la mutation à l'identique, de sorte qu'en s'accumulant, une
série de mutations décisives amènera la formation d'une
nouvelle espèce. Ces mutations sont d'une rareté extrême
à l'échelle de la protéine mais étant donné
que leurs populations se comptent en milliards, la mutation devient presque
courante. La téléonomie apparaît donc comme le filtre de
ces mutations, dont les facultés fonctionnelles sont mises à
l'épreuve avant d'être reproduites. Monod met ensuite
l'irréversibilité de ce processus évolutif en relation
avec le second principe de la thermodynamique, en en faisant l'expression de
l'entropie dans la biosphère.
La conservation des mutations efficaces justifie et explique
la qualification des structures vivantes de téléologiques. Mais
une fois la téléonomie apparue, le « choix »
de telle ou telle forme de vie pour faire face à son milieu aura
également un impact à très long terme sur l'espèce
car son succès éventuel sera conservé dans le
génome et amplifié par sa reproduction. La sélection
naturelle ne se fait pas tant sous la pression d'un milieu extérieur que
par l'effet d'une structure téléologique face à certaines
contraintes. En ce qui concerne l'homme, c'est parce que son évolution
particulière a favorisé la communication symbolique que,
conjointement, cette pratique elle-même et l'organe correspondant
à cette pratique, le cerveau, se développèrent. Comme
Descartes, Monod fait du langage l'apanage de l'homme sans pour autant refuser
aux animaux un certain traitement et une certaine communication de
l'information. La création de sens, source de la culture, est cependant
un pas évolutif de plus que seule l'humanité a franchi, quoiqu'on
puisse voir quelques analogies entre certains primates montrant des
capacités symboliques embryonnaires et le stade intermédiaire
qu'ont connu nos ancêtres hominidés lorsque le
« choix », et l'efficacité de ce choix, pour une
communication symbolique favorisa le développement de leur cerveau pour
soutenir cette pratique. Ainsi, dans l'esprit de la forme innée du
langage de Chomsky, Monod tend à considérer le langage comme un
phénomène épigénétique.
Satisfait d'avoir expliqué le miracle de
l'évolution, l'auteur définit les nouvelles frontières que
la biologie doit encore explorer. « Ces frontières je les
vois, pour ma part, aux deux extrémités de l'évolution :
l'origine des premiers systèmes vivants d'une part, et d'autre part le
fonctionnement du système le plus intensément
téléonomique qui ait jamais émergé, je veux dire le
système nerveux central de l'homme. »
La phase « prébiotique », où
se sont constitués les nucléotides et amino-acides, constituants
chimiques fondamentaux du vivant, est relativement bien comprise. Quoiqu'elle
ne soit pas insurmontable, la seconde étape, où se sont
formées des macromolécules capables de reproduction, reste encore
à élucider. On peut cependant constater que des reconstitutions
chimiques expérimentales semblent présenter les principales
caractéristiques d'un processus évolutif : reproduction, mutation
et sélection. Le passage des macromolécules à la cellule
est encore plus mystérieux car, même les êtres
unicellulaires que nous sommes en mesure d'étudier, ne sont pas plus
primitifs que nous, mais sont également le fruit d'une évolution
de plusieurs milliards d'années. L'apparition du système de
duplication qu'est le code génétique est également un
très large sujet de spéculation, notamment à cause de son
universalité dans la biosphère. Cependant, le principal
problème posé par l'apparition de la vie sur Terre est que, en
tant que phénomène unique, sa probabilité d'apparition ne
peut être calculée ; est-ce un événement absolument
nécessaire ou s'agit-il d'un coup de chance improbable ?5(*)
Concernant le système nerveux, judicieusement, Monod
observe que l'exploration objective de l'anatomie des animaux supérieurs
sera toujours freinée par l'impossibilité que nous avons
d'accéder à leur subjectivité. Seule l'analyse de l'homme
permet des conjectures entre états objectifs et états subjectifs
et l'auteur reconnaît donc que toutes les modalités d'étude
de l'esprit humain doivent être entreprises dans l'espoir de converger un
jour. Même si la neurologie commence à trouver des liens entre
certaines facultés mentales et certains outillages biologiques, il
demeure que la question de la conscience chez l'animal ne peut qu'être
difficilement traitée. Pourtant Monod considère les
expériences subjectives comme accessibles aux seuls
vertébrés supérieurs qui, contre Hobbes, seraient
même doués d'abstraction. Là encore, par une
innéité épigénétique qui ''programmerait''
l'acquisition de l'expérience chez l'animal comme chez l'homme, l'auteur
donne raison au synthétique a priori kantien. Par les principes
de l'évolution qui ont été définis, l'individu est
certes entièrement issu de l'expérience mais, plutôt que la
sienne, c'est l'expérience de ses ancêtres qui a constitué
l'ADN dont il tire, de manière héréditaire et
innée, la majorité de ses facultés. De nouveau, Monod ne
trouve que le langage pour distinguer l'homme de l'animal et justifier, par les
aptitudes créatrices dont cet outil nous rend capable, notre propension
à nous soustraire, dans une certaine mesure, à cette
innéité. La logique et les capacités de simulation
prédictive sont également des facultés acquises qui se
sont perfectionnées par l'épreuve de la sélection. Mais
tant que la jonction sera potentiellement irréalisable dans l'absolu,
entre l'expérience subjective et les données objectives, Monod
estime que l'illusion d'un dualisme de type cartésien entre un cerveau
matériel et un esprit immatériel restera insurmontable.
L'ultime chapitre de l'ouvrage est celui qui justifie le plus
le nom donné à cette section. Comme nous allons le voir,
l'idéologie positiviste est soutenue avec force par l'auteur lorsqu'il
explique les conséquences épistémologiques et
éthiques qu'il tire des avancées de la biologie
moléculaire. Si la sélection naturelle a dû provoquer cette
croissance exceptionnelle du cerveau des hominidés dont la
paléontologie fait état, et parallèlement aussi le
développement de la part « idéelle » de son
existence, cette dernière fera reculer l'impact de la sélection
sur l'évolution humaine. Du moins la guerre et le génocide,
absents du règne animal, devaient imposer une nouvelle forme de
sélection où le succès du groupe sur les ''tribus''
concurrentes devait prendre une place beaucoup plus importante que
l'efficacité des spécificités individuelles.
Progressivement, l'évolution culturelle et celle du génome
devraient être de plus en plus dissociées car même si
certaines facultés naturelles participent toujours au succès des
individus en société, aucune sélection n'opère
puisque ces facultés ne favorisent pas particulièrement la
reproduction. Le terrain étant particulièrement glissant, sans
proposer de solution ni même d'opinion, Monod pose tout de même la
problématique eugénique concernant les maladies
génétiques et leur caractère héréditaire.
L'auteur nous enseigne ensuite qu'un mal de l'âme
humaine commun à toutes les cultures, à toutes les latitudes et
à toutes les époques est en phase d'être soigné par
la culture occidentale du vingtième siècle, qui a amené
l'idée salvatrice suivante : « la nature est objective, la
vérité de la connaissance ne peut avoir d'autre source que la
confrontation systématique de la logique et de
l'expérience. » La sélection des idées que Monod
suppose se rajouter à la sélection naturelle, doit favoriser,
dans un premier temps, celles qui expliquent l'homme et le libèrent de
son angoisse face à l'absurdité du monde. C'est le cas de toutes
les religions et de toutes les philosophies et même la science est
l'héritière de cette tendance. Là encore la vision de la
religion et du mythe par Monod est profondément indexée sur les
conceptions judéo-chrétiennes dont il est familier, ce qui
l'autorise à considérer toutes les ontogenèses comme tout
aussi immanentes et anthropocentriques. Malgré son
austérité et la difficulté qu'elle a à donner du
sens à l'existence humaine, l'idée « de la connaissance
objective comme seule source de vérité
authentique » a pour elle une performance sans
précédent, donc si elle n'a pas encore supplanter les
différentes traditions animistes le temps devrait lui donner raison.
Pourtant, nos sociétés, qui utilisent autant que
possible les fruits des performances de la science, quoiqu'elles soient les
seules à avoir fait un pas pour en sortir, restent encore trop
attachées à leur héritage de valeurs
dépassées ; ce qui explique l'hostilité que la science
doit souvent subir. La science nous enseigne donc que l'homme n'est ni la fin
ni un élément exceptionnel du monde et qu'il n'a à subir
aucune législation immanente. C'est à lui de définir
l'éthique et les lois, et l'interpénétration de la morale
et de la connaissance nous interdit de traiter ces deux thématiques
séparément quoique nous devons explicitement maintenir cette
distinction pour éviter de retomber dans l'animisme.
« L'éthique de la connaissance » se
différencie donc de toutes les autres morales, religieuses ou
philosophiques, car elle est fondée sur un choix axiomatique autonome et
non sur la reconnaissance de lois immanentes. Humaniste et transcendante,
l'éthique de la connaissance amène aux plus grandes vertus par un
asservissement à l'idéal d'une connaissance objective et peut
seule fonder un véritable socialisme. Finalement, faire de la
vérité la valeur suprême d'une société est la
seule solution envisageable pour soigner les maux de notre monde.
Peut-être encore davantage que pour comprendre un
philosophe des temps passés, saisir correctement la pensée de
Monod dans Le hasard et la nécessité demande qu'elle
soit replacée dans un contexte précis. Comme nous le verrons plus
tard, nombre des ''vérités scientifiques'' que l'auteur
énonce ont perdu ce statut en ce début de vingt-et-unième
siècle, plusieurs autres, si elles sont encore enseignées dans
les manuels de biologie, font l'objet de nombreux débats. Mais lorsque
Monod prend ces éléments comme arguments pour son propos, rares
sont leurs détracteurs. S'il devait participer de nouveau aux
débats épistémologiques qui occupent la biologie, il ne
pourrait plus poser certaines assertions de manière aussi
catégorique. Nous devrons donc analyser les données
utilisées en biologie de nos jours pour voir dans quelle mesure les
avancées de la biologie depuis les années soixante-dix ont pu
remettre en cause le raisonnement de Monod.
Mais ce n'est pas tant ses considérations
épistémologiques qui nous paraissent édifiantes, c'est
bien plutôt le positivisme archétypique dont il fait preuve. Ce
document peut être analysé en termes anthropologiques et
philosophiques, afin de mieux comprendre la vision toute particulière
qu'a la culture occidentale du vivant et de la place qu'y occupe l'homme.
L'idéal d'une science devant supplanter la religion est également
un thème cher aux positivistes qui est particulièrement bien mis
en exergue dans cet ouvrage. Ce positivisme scientifique, prenant la forme d'un
prométhéisme dualiste et athée, nous semble
particulièrement symptomatique de l'essoufflement métaphysique
que connaissent nos sociétés modernes.
Aussi peut-on déceler aisément l'héritage
cartésien derrière le propos de l'auteur. L'idéal de la
science est, pour lui, clairement d'éjecter toute forme de
finalité du discours scientifique. Pourtant Monod est forcé de
s'écarter du simple mécanisme cartésien car il doit
admettre le comportement téléologique qui caractérise
l'ensemble des entités vivantes, de la protéine aux
vertébrés supérieurs. Mais il recherche alors ardemment
l'explication matérielle de cette téléologie, dont
témoignent toutes les entités vivantes et surtout tous les
rouages du vivant, puisqu'il lui semble nécessaire de conserver
l'héritage anthropocentrique, dualiste et cartésien de la
scientificité occidentale.
Pour un réductionniste athée comme Monod, le
dualisme cartésien n'a pas lieu d'être. Pourtant il reproduit un
raisonnement sensiblement similaire à celui de Descartes en taxant
d'anthropocentrisme tout raisonnement, qu'il qualifie d'animisme, visant
à attribuer une psyché analogue à la nôtre à
toute entité vivante. Reprenant sensiblement le mécanisme
cartésien, Monod estime lui-aussi que la science doit faire
l'économie de toute forme de spiritualité dans la vie puisque la
physique peut suffire à rendre entièrement compte des
phénomènes vivants. Mais, comme Descartes, il ne peut pas nier
l'esprit humain et, forcé de prendre l'originalité de la
psyché humaine comme un acquis, il cherche alors à lui donner un
sens biologique.
Au-delà du néo-darwinisme
La conception de l'évolution de Jacques Monod est celle
de la théorie néo-darwinienne de l'évolution et constitue
le dogme central6(*) de la
biologie moléculaire. Elle est encore majoritairement acceptée
mais elle nécessite maintenant, pour le moins, d'être
corrigée, si ce n'est pas tout simplement réformée. Un
certain nombre de faits empiriques ne sont pas explicables par cette
théorie et d'autres semblent même militer en sa défaveur.
Voyons successivement deux apports majeurs, le premier concerne la
découverte de l'ARN transformant, le second les données
très particulières de l'embryologie, généralement
ignorées par les généticiens. Nous utiliserons pour cela,
entre autres, le travail de Dominique Letellier dans son ouvrage La
question du hasard dans l'évolution, la philosophie à
l'épreuve de la biologie.
C'est à Mirko Beljanski que l'on doit la
découverte des ARN transformants, publiée en 1971,
c'est-à-dire un an après la publication de l'ouvrage de Monod.
Alors que celui-ci affirme sans ambages que l'ADN est uniquement conservateur
et que seul le désordre systémique provoqué par une
mutation peut le modifier, Beljanski apporte la preuve expérimentale
d'une transcription inverse où l'ARN modifie l'ADN. Il observe de l'ARN
sécrété par des mutants d'une espèce de
bactérie face à un antibiotique et capable de propager leur
propriété de résistance aux autres membres de leur
espèce. On pouvait alors encore penser cela dans les termes du dogme
central en supposant que toute l'espèce possède le gène
correspondant et que l'ARN permet seulement son activation. La preuve
édifiante apportée par Beljanski concerne l'application de cet
ARN à des bactéries d'une autre espèce, modifiant alors
leurs propriétés comme leur code génétique.
Il faut noter comment cette découverte reste encore
considérablement marginalisée. Lorsque notre chercheur s'adonnait
à ces travaux, il officiait à l'Institut Pasteur, dirigé
à l'époque par Monod. La tolérance de celui-ci montra ses
limites car, malgré la reconnaissance internationale dont jouirent les
travaux de Beljanski, Monod l'empêcha de poursuivre ses recherches et
bloqua ses financements. L'acharnement professionnel que subit par la suite le
couple Beljanski se transformera en acharnement juridique lorsque leurs
recherches contre le cancer et le sida furent accusées de charlatanisme,
mais nous ne pouvons pas dresser ici le tableau de toute cette controverse qui
appartient désormais plus aux domaines de l'histoire et du droit7(*). Notons seulement que le Prix
Nobel Howard Temin, qui découvrit la transcriptase inverse chez les
rétrovirus, reconnaîtra plus tard la priorité de cette
même découverte sur les bactéries par Beljanski.
C'est en effet ce mécanisme qui permet aux
rétrovirus d'infecter une cellule hôte en modifiant l'ADN de
celle-ci. Quoique Monod estima que ces découvertes ne remettaient pas en
jeu sa théorie puisque l'irréversibilité de la
transmission d'information des acides nucléiques aux protéines
n'est pas remise en cause, il demeure que cela constitue la preuve que le code
génétique n'est pas fermé sur lui-même comme il le
pensait ; une entité vivante extérieure, un rétrovirus par
exemple, peut ''naturellement'' modifier le code génétique d'une
autre entité vivante d'une autre espèce, que cela se fasse au
moyen d'acides nucléiques ne change rien. Ainsi la possibilité de
caractères acquis puis transmis, une hérédité
lamarckienne en somme, est de nouveau admissible, ce qui remet en cause tout le
raisonnement de Monod visant à attribuer au hasard tout changement dans
l'évolution.
Des mutations aléatoires sont toujours admises comme
modifiant le génome par des erreurs de traduction mais ce n'est plus la
seule source de changement. De nombreuses expériences ont
été menées pour mettre en évidence
l'hérédité de certains caractères acquis. Par
exemple, un colibacille, une bactérie intestinale, est nourri au
lactose, une substance qu'il est incapable de métaboliser. Au bout d'un
certain temps la bactérie y parvient cependant, grâce à une
mutation. Le code génétique ne s'est cependant modifié que
pour utiliser le lactose et la rapidité d'apparition de la modification
est considérablement supérieure à la probabilité
que se développe une mutation aléatoire allant dans ce sens
précis. Alors que le dogme central ne peut expliquer cela que par un
très heureux coup de chance, une mutation fortuite permettant
l'absorption de lactose apparaissant spontanément lorsqu'il ne s'agit
plus que de la seule nourriture disponible, il semble beaucoup plus
cohérent de considérer cette mutation comme adaptative. D'autres
expériences de ce type amènent au même genre de
résultats et si l'on peut toujours considérer que la recherche de
réponses adaptatives se fasse par tâtonnements aléatoires,
on ne peut nier le caractère téléologique de cette
entreprise.
De son côté, dressant un pont sur le gouffre qui
sépare depuis longtemps la génétique, qui s'occupe de la
transmission de caractères héréditaires, et l'embryologie,
qui cherche à expliquer le fonctionnement de l'ontogenèse, Rosine
Chandebois s'est mis en tête de réfuter l'affirmation de Monod,
partagée par la majorité des généticiens, que
l'ontogenèse d'un être vivant doit tout à son code
génétique. ''Le corps n'est que l'expression des gènes'',
c'est cette idée d'un programme génétique que
l'embryologiste remet en cause.
Le premier problème soulevé par cette
idée est que les espèces très complexes, comme les
vertébrés supérieurs, ne disposent pas forcément de
plus d'ADN que des êtres unicellulaires, comme les bactéries ;
elles en ont même parfois moins. De même, si toute modification
anatomique est due à une mutation du code, comme le veut le dogme
central, on ne peut expliquer que des formes anatomiques disparues au sein
d'une espèce réapparaissent parfois ; le néo-darwinisme ne
nous dit pas où est l'information génétique
nécessaire à cela puisque les mutations aléatoires de
Monod sont par définitions irréversibles.
A une échelle légèrement
différente de celle de la génétique, l'embryologie
s'intéresse tout particulièrement aux interactions cellulaires et
tissulaires qui constituent l'ontogenèse. L'analyse des cellules
vivantes au sein de l'organisme montre que ce sont des systèmes ouverts
qui reçoivent des informations de leur environnement extérieur et
''stockent'' une partie de ces données dans leurs cytoplasmes,
c'est-à-dire leurs membranes extérieures ; toute cette
information modifie alors le fonctionnement de la cellule. Les cellules
agissent en populations homogènes et se reproduisent par duplication,
transmettant par là même leur mémoire cytoplasmique. Aussi
cette homogénéité est une conséquence de la
communication qui s'établit entre les cellules, car le cytoplasme de
chacune garde les traces des interactions qu'elle a connues avec ses voisines.
Se forme alors une identité tissulaire lorsque la
cohésion des cellules d'un même tissu atteint un certain seuil de
différenciation. C'est ainsi que se constitue un membre ou un organe,
mais c'est également comme cela qu'il dégénère,
lorsque le tissu perd sa cohésion cellulaire. Une fois
différencié puis prélevé, un tissu peut
évoluer de manière autonome et continuer son
développement, alors que les cellules isolées de ce tissu
cesseront de se développer et se dédifférencieront.
« Une progression autonome n'est pas commandée par des
gènes, mais par le jeu d'une communication incessante (interactions
homotypiques) par lequel les cellules réalisent un progrès et en
conservent collectivement la mémoire » (Chandebois,
Comment les cellules construisent l'animal). La mutation ne change
donc plus le plan de l'organisme mais, en modifiant les
propriétés de protéines, elle perturbe le
développement global de l'organisme. « Autrement dit, l'ADN ne
commande rien ; il n'est pas l'architecte. Mais parce qu'il conçoit et
fournit les matériaux pour cette construction, il lui imprime son
originalité » (Chandebois, Pour en finir avec le
darwinisme).
L'apparition d'un nouvel organe au cours de
l'ontogenèse ne se fait pas par l'activation d'un gène mais parce
qu'un certain tissu, ayant atteint un certain niveau de maturation, est en
mesure de réagir à un inducteur biochimique (comme une hormone)
pour acquérir une nouvelle identité. L'ontogenèse se fait
donc par palier et grâce à l'interaction cellulaire qui permet
l'apparition spontanée d'un organe à partir de tissus qui le
contiennent en puissance, quoique cela demeure une pure virtualité sans
l'ajout, relativement contingent, d'un inducteur. Le cas le plus commun est le
têtard qui, si on le prive des hormones nécessaires, ne se
transformera jamais en grenouille. L'axolotl est un exemple encore plus
exceptionnel car on a longtemps pensé que c'était un animal
classique jusqu'à ce que l'on découvre qu'il s'agit en
réalité d'une larve de salamandre douée de
néoténie, c'est-à-dire que l'animal est capable de se
reproduire à l'état larvaire. Aussi il demeure rare que l'animal
atteigne sa forme adulte car des conditions très spécifiques sont
nécessaires.
Chandebois pense avoir trouvé là la clé
de l'évolution, du moins le phénomène qui pourrait
expliquer l'apparition de nouveaux organes utiles et donc de nouvelles
espèces. Rappelons que le néo-darwinisme estime que ce sont des
mutations, se montrant décisives pour la survie et la reproduction, en
s'accumulant, qui ont amené l'apparition et le perfectionnement de
nouveaux outillages biologiques. Mais on a pourtant toujours eu à
déplorer des ''chaînons manquants'' dans l'évolution qui
ont beaucoup stimulé l'imagination des darwiniens, notamment le passage
entre les reptiles et les oiseaux qui a donné lieu au mythe du pro-avis.
L'apparition de certains organes à partir de mutations
est également l'objet de nombreuses spéculations plus ou moins
fallacieuses. Ainsi les ailes des oiseaux ne doivent leur efficacité
qu'à leur construction très particulière et très
complexe, la structure osseuse globale d'un oiseau est conçue d'une
manière appropriée au vol et sans celle-ci ses ailes ne seraient
qu'un fardeau à porter. Il est en effet peu probable qu'un lézard
dont les pattes postérieures seraient des ébauches d'ailes encore
incapables de le faire voler aient acquis un avantage quelconque au vu de la
sélection naturelle. Les théoriciens de l'évolution ont
donc de plus en plus tendance à envisager un processus d'apparition des
espèces par saltation où la sélection naturelle et les
variations individuelles ne jouent plus que pour perfectionner les organes
existants et le fonctionnement général d'une espèce.
Certains pourront y voir le retour d'un certain finalisme
puisque l'on peut envisager l'apparition d'une nouvelle espèce comme une
réorganisation globale de l'organisme, contenu en puissance dans la
forme précédente, comme le têtard qui devient grenouille de
manière déterminée et réglée en passant de
la structure organique d'un poisson à celle d'un reptile. Cela est
également à mettre en relation avec la vieille théorie de
la récapitulation de Ernst Haeckel, qui imaginait que l'embryon, lors de
sa croissance, reproduisait toutes les étapes antérieures de
l'évolution qui avaient amené à la forme actuelle de
l'espèce. Les connaissances actuelles de l'embryologie montrent
plutôt que le foetus semble passer en revue les formes embryonnaires de
ses ancêtres sans jamais adopter de formes adultes. De nouvelles
espèces apparaîtraient lorsqu'une espèce se mettrait
à finir trop tôt ou trop tard son processus de maturation, ce que
l'on nomme hétérochronie ; comme l'axololt, dont la forme adulte
se manifeste très rarement mais demeure pourtant issue du
matériel génétique commun à toute l'espèce.
Quoique récente et sujette à
vérification, la théorie alternative de l'évolution de
Chandebois a le mérite de rendre compte de la ressemblance entre
patrimoines génétiques d'espèces fort différentes
physiologiquement et de l'absence d'une quantité d'informations
génétiques supplémentaires chez les organismes les plus
complexes.
Il semble donc que la prudence nous pousse à
éviter les conclusions hâtives en ce qui concerne le
fonctionnement de l'évolution et le sens éventuel à lui
donner, nombreux sont les grands génies de cette théorie, en
commençant par Darwin lui-même, à avoir péché
sur ce point en justifiant des points de vue métaphysiques très
différents à partir de l'étude du vivant. Le code
génétique permet certes de transmettre des caractères au
sein de l'espèce mais il ne nous indique pas comment apparaît une
nouvelle espèce. La mutation ne semble pas non plus acceptable car tout
porte à croire que la phylogenèse est un phénomène
tout aussi ''naturel'' que l'ontogenèse. Il y a d'ailleurs des liens
forts entre les deux et la biologie ne fait encore que commencer à
étudier toutes ces possibilités. Mais il est très
compréhensible que l'on constate d'importantes divergences
d'interprétation concernant l'évolution puisque son étude
reste basée sur les conjectures qu'essaye difficilement de faire la
paléontologie et non sur des expériences précises et
reproductibles comme l'essentiel de la biologie.
Quoiqu'elles soient essentiellement techniques, il est
intéressant de constater comment les remises en cause du dogme centrale
de la biologie moléculaire que nous avons succinctement
résumées ici, ne sont pas exemptes de conséquences
philosophiques. Ainsi les acquis sur lesquels Monod fondait sa
métaphysique sont profondément remis en cause. Le pur hasard
comme seule perturbation de la reproduction du génome n'est plus
envisageable puisque l'action déterminée des ARN transformants
réintroduit la nécessité dans l'évolution de l'ADN.
De même, si la spéciation ne doit plus être attribuée
à des mutations mais à des fonctionnements analogues à
ceux de l'embryologie, c'est que la phylogenèse doit obéir au
même type de nécessité que l'ontogenèse. Alors que
Monod pensait avoir définitivement banni toute forme de finalisme
à propos du vivant, celui-ci est redevenu complètement
envisageable ; quoiqu'aucune preuve ne soit non plus apparue pour l'appuyer.
On remarquera également comment le propos de Chandebois
s'écarte un peu plus du cartésianisme que celui de Monod.
L'embryologiste n'hésite pas à parler de la cellule comme d'une
unité de traitement de l'information, dotée d'une mémoire
et de fonctions adaptatives, qui développe un comportement social. Bien
que l'auteur n'aborde pas explicitement le sujet, on observe beaucoup moins de
réticences à introduire de la finalité dans le discours
scientifique.
La classification ontologique de Descola
En observant les extrapolations philosophiques dont sont
susceptibles les biologistes et les épistémologues, on peut voir
comment diverses certitudes métaphysiques, de l'évolution
contingente de Monod au finalisme évolutionniste de Teilhard de Chardin
ou de Michael Denton, ont connu des tentatives de justification à partir
des mêmes données scientifiques. Lorsque conclusions scientifiques
et métaphysiques sont mêlées il est parfois bien difficile
de distinguer le fait de son interprétation. Tournons-nous donc vers
l'anthropologie pour mieux comprendre les ressorts métaphysiques des
diverses opinions concernant les conséquences du savoir biologique
occidental, mais surtout pour dégager le socle ontologique commun de
toutes ces opinions.
Dans son ouvrage, Par delà nature et culture,
Philippe Descola propose une analyse structurale de l'ensemble des
sociétés humaines qui a vocation à intégrer les
modalités de pensée de l'occident moderne. Non pas comme certains
travaux qui tentent de transposer des pratiques ''primitives'' de
sociétés tout aussi ''primitives'' à nos
sociétés ''modernes'' pour abolir cette distinction tout en la
supposant, ni, dans le même ordre d'idée, en cherchant dans
d'exotiques cultures extra-européennes des moeurs qui satisfassent
à nos critères de progrès et d'utilité, mais en
proposant une cartographie des ontologies observables au sein de
l'humanité et de ne considérer les certitudes occidentales que
comme l'un des archétypes envisageables dans cette typologie. Il
tâchera également de ne pas céder à la tentation
normative de comparer ''l'efficacité'' ou la
''légitimité'' de telle ou telle ontologie car cela n'est pas le
propos d'un travail anthropologique.
Descola s'attache, pour accéder au type de vision
globale auquel il aspire, à fournir un colossal travail de recoupement
et de synthèse à partir d'un champ aussi vaste que possible de
travaux ethnographiques. Ainsi son livre foisonne d'exemples ethnologiques et
d'analyses détaillées de moeurs et de modèles de
pensée particuliers mais nous ferons l'économie de leur
résumé ici car il sera bien plus commode pour cela de se
rapporter directement au travail de l'auteur. Conscient de la difficulté
conceptuelle de l'entreprise, Descola ne manque pas de rappeler comment son
travail doit inévitablement prendre racine dans une ontologie
particulière. Ainsi nous ne tenterons pas d'établir dans quelle
mesure il peut être parvenu à s'en défaire et à
mettre en question, avec l'objectivité désirée, les
paradigmes, habituellement traités par l'ethnologie, et le sien propre,
que cette dernière oublie généralement de questionner. Il
nous suffira de prendre cette simple tentative pour une vision, plus prudente
et donc plus valable, de nos propres axiomes ontologiques, que la certitude
ethnocentrique, paternaliste et condescendante dont fait
généralement preuve l'épistémologie occidentale qui
reste, finalement, ignorante des ontologies concurrentes.
Partant de la dualité entre nature et culture qui nous
semble si familière et qui peut assez aisément être
assimilée à la distinction entre humain et non-humain, Descola
montre dans un premier temps comment cette discontinuité entre
sociétés humaines et environnement extérieur n'est
présente que dans un modèle de pensée occidentale. Ainsi
la grande majorité des cosmologies étudiées pose
d'emblée une continuité entre nature et culture, de sorte que
c'est souvent l'ethnographie qui cherche à retrouver cette
séparation entre deux domaines d'existants qui sont pourtant
indissociés dans le langage et les moeurs du peuple
étudié.
Descola poursuit en traitant la distinction entre sauvage et
domestique, qui est liée à la première et que l'occidental
a tendance à généraliser tout aussi précipitamment
et abusivement aux autres modes de considération du réel qu'il
peut avoir l'occasion de rencontrer. Cette dualité a une histoire, que
l'auteur fait remonter, pour l'occident, à l'empire romain, qui opposera
clairement une nature sauvage et hostile à la sécurité et
l'ordre des domaines anthropisés. Après s'être quelque peu
atténuée au moyen-âge, cette antinomie sera
renforcée au dix-neuvième siècle par le courant romantique
pour devenir une évidence invisible au vingtième siècle.
Que l'on honore la loi et l'ordre qui transpire d'une campagne bien
travaillée comme nos ancêtres romains ou que l'on attribue la
corruption de l'homme aux méfaits de la civilisation sur notre nature
sauvage comme Rousseau, c'est sur le fond de cette distinction que s'articule
le débat. Pourtant cette histoire n'est que celle de quelques
sociétés, il s'agit d'un phénomène local qui
correspond à un modèle particulier de néolithisation qui
n'est pas celui de tous les autres peuples qui ont conçu
différemment les rapports entre humains et non-humains.
Le concept de nature tel que nous l'utilisons a donc bien une
histoire. S'il vient du terme grec physis, il a changé de
signification lors de l'épisode chrétien où la nature est
devenue Création et où l'homme possède alors un statut
particulier. Une rupture se formera donc entre nature et nature humaine,
rupture dont hériteront les sciences positives et l'humanisme des
Lumières. Lorsque la nature humaine deviendra culture, ce dualisme
opposera désormais un monisme naturaliste et un relativisme culturel ;
ce qui fondera la croyance en un positivisme humaniste et scientifique qui veut
que toutes les cultures aient des fantaisies symboliques propres mais partagent
un terreau de connaissances positives qui aspirent à égaler la
connaissance moderne prise comme prototype culturel. L'anthropologie
épousera ce dualisme en se fixant comme objet d'observer comment
chaque culture interagit avec la nature, bien que l'on soit
en droit de penser qu'il est abusif et source d'erreur de supposer
d'emblée une telle dualité chez tous les peuples
observés.
En prenant en compte l'immense diversité des
environnements dans lequel l'homme a pu évoluéer, Descola part du
principe que rechercher une structure sociale n'a de sens que si elle porte sur
des relations et non sur des objets. Cette structure n'est pas celle dont les
acteurs sociaux étudiés ont conscience car, bien qu'elle ne soit
pas reconnue intelligiblement, elle tire sa légitimité de son
efficience. Il s'agit donc d'un principe psychologique analogue au savoir-faire
ou à l'expérience non-formelle, non-linguistique et non-explicite
que peuvent partager les membres d'une communauté. Ce sont des concepts
classificatoires pratiques qui fonctionnent sans un raisonnement logique actif
de la part de l'individu, ils regroupent aussi bien d'éventuelles
''connaissances'' innées, des raccourcis pratiques individuels que des
notions collectives et générales. Les « schèmes
de la pratique », pour reprendre le terme de Descola, vont
au-delà des modèles structuraux, ils ne se limitent pas à
l'organisation sociale telle que les acteurs en ont conscience. S'ils doivent
avoir leur substance dans les propriétés sensibles et mentales
des individus, ces schèmes sont plus que la somme consensuelle
d'individualités. Ils ne sont pas pour autant immuables mais sont soumis
à des modifications historiques, puisque les schèmes de la
pratique sont renforcés par des évènements
générant de fortes émotions mais doivent muter face
à des situations trop inédites qui montrent les limites du
schème en question.
Dans la schématisation des pratiques, jouent deux types
principaux de modes, les modes de la relation et les modes d'identification. On
pourrait ajouter à cela au moins cinq autres modes, relativement
classiques en anthropologie : la temporalité, la spatialisation, la
figuration, la médiation et la catégorisation. Mais, selon
Descola, les figures de l'identification et de la relation suffisent en
général à son entreprise typologique de questionnement des
ontologies et cosmologies humaines. Les modes d'identification jouent sur les
deux classes de phénomènes que constituent
l'intériorité et la physicalité. Cette dualité, si
on la soustrait à la forme particulière qu'elle prend dans le
paradigme occidental, peut être constater dans toutes les langues et dans
toutes les ontologies connues. Par exemple la physicalité ne se limite
pas toujours au corps de la dualité occidentale car elle recouvre
également le comportement des êtres, tandis que
l'intériorité est souvent conçue comme multiple et peut
même parfois constituer le moteur des changements du monde
extérieur à la conscience. Cette dualité, combinée
aux deux modes d'identification que sont la différence et la
ressemblance, conduit à quatre conceptions différentes de
l'altérité.
L'animisme correspond à une ressemblance des
intériorités et à une différence des
physicalités. Le naturalisme correspond à une
différence des intériorités et à une ressemblance
des physicalités. Le totémisme correspond à
une ressemblance des intériorités et des
physicalités. Enfin l'analogisme correspond à une
différence des intériorités et des physicalités.
Descola se propose alors d'aborder successivement chacune de
ces quatre ontologies afin d'en montrer des exemples, de confirmer par
l'ethnographie la validité des modèles d'identification qui
fondent ces classes typologiques ainsi que d'approfondir la singularité
et l'autonomie de leurs schèmes respectifs. Aussi, il sera
nécessaire de redéfinir les termes utilisés pour
désigner chaque ontologie car ils ont tous connu des usages
variés dans l'histoire de l'anthropologie. Le naturalisme, parce qu'il
s'agit de notre ontologie, connaîtra un traitement
différent, moins ethnologique mais plus philosophique, car il s'agira de
dégager le socle ontologique sur lequel la pensée occidentale
moderne se déploie.
Dans l'animisme, tous les êtres, en tout cas tous les
êtres vivants, sont supposés posséder une âme et donc
une subjectivité et une intentionnalité. Les espèces
diffèrent par leur physicalité, c'est-à-dire par leur
forme physique mais aussi par leur outillage biologique, leurs moeurs et leurs
pratiques sociales ; bref la ''culture'' qui caractérise chacune d'elle.
Si le perspectivisme, qui veut que chaque espèce se
perçoit comme humaine et les autres comme non-humaines, est
répandu parmi les sociétés animistes, on ne peut le
généraliser. Par contre, tous les animismes voient le non-humain
comme humain pour ce qui est de son intériorité alors qu'ils
maintiennent une complète discontinuité pour ce qui est de la
physicalité. L'ontogenèse animiste attribue à tous les
êtres une origine commune qui fonde la communauté de leurs
intériorités et explique par une séparation mythique qui
aurait découpé les êtres selon différentes formes,
les différences de physicalité qui fondent la
variété des espèces.
Alors que l'animisme est répandu dans des
régions très éloignées les unes des autres, le
totémisme, tel que Descola le définit, peut être
trouvé comme ontologie dominante surtout parmi les
sociétés aborigènes d'Australie ; quoiqu'il soit possible
d'y trouver nombre de classifications totémiques différentes.
Premièrement, Descola remet quelque peu en cause Levi-Strauss en
affirmant que ces classifications n'ont pas seulement un rôle pratique et
social mais véhicule bien un sens ontologique. Deuxièmement, si
les critères cosmologiques et ontologiques qui gouvernent l'attribution
totémique semblent varier selon les sociétés, il demeure
possible de trouver une unité ontologique au totémisme
australien, notamment sur la constance d'un principe d'individuation commun aux
humains et non-humains. Linguistiquement les noms désignant les totems
sont avant tout des attributs, des propriétés et des
qualités. C'est a posteriori que ce nom est étendu
à l'espèce (animal, végétal ou autre) qui sert de
prototype au totem, puis à tous les membres humains et non-humains de la
classe totémique. Ce n'est pas une continuité
d'intériorité illustrée par une continuité de
physicalité mais une forme sémantique faisant état d'une
continuité d'intériorité et de physicalité que la
forme prototypique exprime et symbolise sur les deux plans. Un totem commun,
bien qu'il y corresponde souvent, n'induit pas une relation sociale
privilégiée, mais seulement une communauté ontologique.
Descola souligne, cependant, que ce totémisme ontologique de
communauté n'existe qu'en Australie, bien que des totémismes
individuels se retrouvent ailleurs.
Concernant le naturalisme, Descola note que la philosophie
occidentale, à quelques exceptions près, a continuellement
tenté de démarquer l'humanité du reste du règne
animal. Et c'est toujours sur le plan de l'intériorité que
s'opère cette distinction ; l'homme se distingue par son âme, sa
raison, sa qualité de sujet moral, etc. Selon Descola, l'apogée
de cette tendance est atteinte lors de la révolution mécaniste,
dont Descartes fut la figure de proue, puisque, comme nous l'avons vu, dans ce
paradigme, tous les êtres ici-bas participent de l'étendue mais
seule l'humanité superpose à sa corporéité un
intellect immatériel. Modèle archétypal de l'ontologie
naturaliste, ce critère de distinction des humains et des non-humains
reste encore fort dans nos sociétés modernes. S'il peut sembler
être remis en cause par certaines études éthologiques plus
ou moins récentes observant des ''cultures'' ou ''protocultures'' chez
des chimpanzés, et de véritables langages chez certains oiseaux
chanteurs, l'ontologique retombe sur ses pieds en attribuant ces
facultés, non pas à une intériorité commune aux
humains, mais à des prédispositions génétiques et
biologiques, bref à leur nature physique. On peut trouver des
théories psychologiques qui étendent le privilège de
l'intériorité, non plus aux seuls humains, mais à tous les
animaux supérieurs, à tous les mammifères ou parfois
à tous les animaux capables de motricité ; mais cela n'est
envisagé qu'à partir de la ressemblance observée des
comportements, et donc de la physicalité, de ces espèces avec le
genre humain, on est loin du principe ontologique animiste qui attribue
d'emblée une âme à tous les êtres. Fleurissent
également des hypothèses de neuropsychologie qui tendent à
réduire les phénomènes de la conscience à leur
pendant matériel, faisant de l'intériorité un
épiphénomène de la physicalité. Cependant, la
continuité des physicalités que suppose le naturalisme n'en est
que renforcée tandis que l'exclusivité de
l'intériorité humaine n'est pas du tout remise en cause. En
philosophie éthique et morale, Descola observe la volonté de
certains courants à étendre la qualité de sujet moral
à d'autres animaux mais là encore sur le critère,
basé sur la physicalité, de leur ressemblance ou de leur
proximité phylogénétique avec l'humain. D'autres supposent
une responsabilité humaine sur les non-humains, mais sur le fond de
l'ontologie naturaliste puisque l'humain écope de cette
responsabilité en raison de son intériorité originale.
Dans le dernier type d'ontologie qu'est l'analogisme, les
existants ne sont originellement pas classés, ils sont a priori
dans un état confus
d'hétérogénéité totale. C'est aux humains
d'y déceler des liens, des relations et de l'ordre. De manière
récurrente apparaît un système de classification dualiste
et graduel, comme le chaud et le froid ou l'humide et le sec de la
médecine des humeurs et des esprits animaux de la Renaissance.
L'occident analogique connaîtra également la ''chaîne des
êtres'' qui classe les existants selon leurs degrés de perfection.
Tous les êtres ont, dans l'analogisme, une intériorité et
une physicalité propres ; mais une connaissance précise des
analogies, des correspondances, des ressemblances, etc, permet de trouver des
''raccourcis'' et de tisser des réseaux causaux d'influence permettant
d'envisager une action pratique efficace au sein d'un monde aussi
hétérogène.
Une fois les quatre ontologies ainsi traitées, Descola
s'attache alors à préciser leur articulation logique et leurs
modalités structurales de rapport au monde. L'animisme et le naturalisme
proposent tous deux de grands écarts dichotomiques et des rapports
d'englobement au sein desquels une continuité universelle est
assurée, pour l'animisme, par l'intériorité et, pour le
naturalisme, par la physicalité. Le totémisme et l'analogisme,
pour leur part, classent selon de petits écarts les existants et
supposent, concernant leur intériorité et leur
physicalité, une symétrie ontologique des ressemblances pour le
totémisme et des différences pour l'analogisme. Concernant les
termes et relations, l'animisme fait prévaloir les seconds sur les
premiers, ce qui correspond à la métonymie, c'est-à-dire
un rapport de similitude externe entre relations ; tandis que le naturalisme
préfère la métaphore, où des rapport de similitude
interne entre termes font prévaloir ces derniers sur les relations. Le
totémisme et l'analogisme identifient, quant à eux, termes et
relations, le premier au sein de chaque groupe et le second à
l'échelle du monde. En ce qui concerne la classification, l'animisme et
le totémisme ont plutôt tendance à privilégier des
modèles prototypiques tandis que l'analogisme et le naturalisme se
fondent davantage sur les attributs des choses.
A la lumière de l'étude des différentes
ontologies dans leurs rapports au non-humain, Descola estime avoir
montré que, si la distinction entre naturel et social n'a lieu
d'être que dans les modalités d'identification propre au
naturalisme, dans toute société apparaît cependant toujours
l'idée de collectif. Le collectif dont parle Descola ne correspond pas
tout à fait à ce que la sociologie appelle système social
mais, puisque la distinction précédemment évoquée
ne peut être universalisée, « il faut envisager les
divers modes d'organisation sociale et cosmique comme une question de
distribution des existants dans les collectifs. » Il est alors tout
naturel que les modes d'identification de chaque ontologie définissent
une notion du collectif différente. L'animisme, parce qu'il place chaque
espèce, humaine ou non-humaine, dans un collectif différent mais
indexe toujours leurs propriétés et leur structure sur celles des
humains, est caractérisé par son anthropogénisme. Quant au
totémisme et à son cosmogénisme, ils mélangent
humains et non-humains dans plusieurs collectifs, dont la structure est
indexée sur du non-humain et les propriétés sur une
identité d'attributs. Le naturalisme, pour sa part, ne regroupe que les
humains dans plusieurs collectif (les cultures) et les non-humains dans aucun
(la nature), les collectifs d'humains sont donc indexés, par
anthropocentrisme, sur la dualité entre humain et non-humain. Enfin, de
l'analogisme résulte un cosmocentrisme puisque humains comme non-humains
sont placés dans un seul et même collectif (le monde), dont la
structure et les propriétés sont indexées sur des
différences ontologiques regroupées en ensembles
complémentaires sur la base de l'analogie.
Sous le titre de chapitre évocateur et quelque peu
iconoclaste de Métaphysique des moeurs, l'auteur nous montre
comment chaque mode d'identification pose ses propres problèmes
métaphysiques et épistémologiques, ou du moins comment ces
problèmes se posent dans une forme tellement propre à chaque mode
que leur résolution ne peut être pensée dans les même
termes. En conséquence de ces problématiques chaque schème
construit une notion de l'altérité différente.
Dans l'animisme chaque existant est sujet mais voit le monde
en fonction de sa position et de son corps, ce relativisme naturel
combiné à un universalisme culturel pose la question de savoir
comment s'assurer de la nature non-humaine des non-humains humanisés ?
Cela est bien évidemment à mettre en relation avec la pratique de
la métamorphose, commune à tous les chamanismes.
L'altérité dans l'animisme est alors constituée des
humains et non-humains à la physicalité différente.
Pour le totémisme, les sujets ontologiques sont les
groupes totémiques, chaque existant est un corps sans
intériorité mais doublé d'une essence totémique, il
s'agit d'un relativisme culturel et naturel où l'on se demande : comment
singulariser au sein du groupe totémique ? Les non-humains de la
même classe totémique qu'un humain en consisteront tout de
même une sorte d'altérité par leur individualité
corporelle particulière.
Le naturalisme attribue la même
matérialité objective à tous les existants mais
l'intériorité d'un sujet aux seuls humains ; ce relativisme
culturel ajouté à un universalisme naturel pose alors la
question, dont la réponse doit alors osciller entre un monisme
naturaliste et un relativisme absolu : quelle place donner aux cultures dans
l'universalité de la nature ? L'altérité est
constituée des humains à l'intériorité
différente ou tout simplement des objets sans intériorité.
L'analogisme accorde pour sa part une qualité de sujet
et une matérialité objective à toute chose puisque tout
est dans tout et réciproquement ; dans cet universalisme culturel et
naturel : comment authentifier un point de vue rassembleur ou hypostasier le
monde, une singularité ou un segment de collectif ? Ainsi ceux qui n'ont
pas le même point de vue rassembleur constituent alors
l'altérité.
Entre plusieurs collectifs partageant le même
schème d'identification, la discontinuité s'opère
grâce à des modes de relation regroupés selon six grands
schèmes de relations. Lorsqu'il y a relations de similitude entre termes
équivalents, on constate soit une symétrie (échange), soit
une asymétrie négative (prédation), soit une
asymétrie positive (don). Lors de relations de connexité entre
termes non équivalents, on trouve une connexité
génétique (production), une connexité spatiale
(protection) et une connexité temporelle (transmission). Si toute
société tend à privilégier l'un de ces types de
relation, les cinq autres demeurent plus ou moins présents à un
niveau ou à un autre.
Pour exemple Descola passe en revue trois types d'animisme
amazonien, où l'un a pour relation dominante la prédation, le
second l'échange et le dernier le don ; il montre alors que ces
schèmes de relation sont dominants mais pas exclusifs, les autres
pouvant cohabiter de manière périphérique. Cela lui permet
de montrer comment les schèmes, que sont les modes de relation et
d'identification, fondent une notion de collectif par delà les
sphères linguistiques ou les impératifs géographiques qui
sont avant tout des contraintes d'analyse. Cette nouvelle notion de collectif
à la prétention de se fonder davantage sur une réelle
communauté de visions et d'expériences des sociétés
étudiées que sur la vision et l'expérience de
l'anthropologue qui les étudie.
Enfin Descola fait un détour par l'histoire pour
expliquer comment, au sein d'une société, seuls certains
changements contingents de mode de relation, incompatibles avec l'ontologie en
vigueur, peuvent provoquer, par une certaine nécessité, un
glissement vers un autre mode d'identification.
Finalement, en guise d'épilogue, il précise les
objectifs de son ouvrage : favoriser une étude structurale des
schèmes pratiques d'un peuple, à des conjectures sur
d'hypothétiques genèses ''naturelles'', pour expliquer la
disparité de rapports au monde dont font preuve les humains, et,
à partir de la classification des modes d'identification et des modes de
relation, mieux comprendre l'absence de certaines pratiques, associées
à des modes précis de relations, par leur incompatibilité
avec certaines ontologies. Par exemple les modes de relation basés sur
une potentielle transitivité (échange, prédation, don)
sont les seuls admissibles dans un modèle animiste car tout y est sujet,
tandis que les autres ne peuvent intervenir que de manière très
marginale ou nécessiter un glissement ontologique. Au contraire le
naturalisme résiste semble-t-il à toute tentative de
dégager un mode de relation dominant car l'échange ne peut
caractériser les rapports aux non-humains tandis que les rapports de
production peinent à s'étendre aux relations entre humains.
Aussi, c'est une fin heuristique que Descola fixe à son livre car,
compte tenu de la masse des documents ethnographiques avec laquelle
l'anthropologie doit composer, il s'assigne la tâche, non pas de
systématiser tout ce contenu, mais de proposer une démarche
anthropologique nouvelle qui éjecte la distinction entre nature et
culture (et les autres tenants du mode d'identification naturaliste) de ses
axiomes pour en faire un objet d'étude comme les autres.
Bien qu'il ne nous ait guère été
donné de prouver en aucune manière la théorie de Descola
(nous laissons au lecteur le loisir de confronter ses critiques directement au
travail de l'auteur), celui-ci a le mérite de mettre à notre
disposition différentes ontologies qui traitent le non-humain, et
notamment le vivant, en des termes radicalement différents du dualisme
et de l'anthropocentrisme qui caractérisent l'occident moderne. Aussi
nous estimons que Descola apporte assez de données, ainsi qu'un
raisonnement assez bien mené, pour montrer que la majorité des
arguments ''philosophiques'' apportés en faveur de cette ontologie
dualiste et humaniste peuvent davantage en être considérés
comme des émanations.
Même si la définition de l'animisme donnée
par Descolla ne peut être considérée comme universelle, car
il s'agit là d'un terme équivoque, on doit tout de même lui
accorder une certaine valeur anthropologique. Il paraît alors clair que
l'idée que se fait Monod de l'animisme en est très
éloignée. Il conçoit comme animismes de multiples courants
philosophiques, pour ne pas dire tous, qui ont eu un certain impact dans
l'histoire de la pensée occidentale. Monod place également dans
cette catégorie toutes les religions et tous les cultes qu'a pu
développer l'humanité. Il va sans dire comment, à la
lumière de la classification fournie par Descolla, ce regroupement
à perdu toute légitimité. Monod semble avoir
sous-estimé les profondes différences ontologiques qui
caractérisent les diverses descriptions du monde qu'il place toutes en
opposition avec une science qui serait totalement dénuée de
préjugés métaphysiques. Pourtant la science a bien,
elle-aussi, un contexte historique et culturel et maintient les postulats
ontologiques du schème de pensée qui l'a amenée.
Conclusion
Rappelons une nouvelle fois que le présent chapitre
n'avait pas vocation à l'exhaustivité. Cependant il est
maintenant possible de se faire une idée du genre de débats qui
peuvent animer la biologie. Bien que beaucoup d'aspects théologiques et
métaphysiques du cartésianisme aient été
abandonnés, l'idée de comprendre le vivant comme une machinerie
extrêmement complexe en faisant l'économie de toute
considération spirituelle est clairement partagée par l'ensemble
de la communauté des biologistes. Monod recherche, comme Descartes,
à expliquer la gênante finalité dont témoigne tout
forme de vie par la seule physique. S'il dut subir de vives critiques qui
remirent en cause une bonne part des conclusions métaphysiques qu'il
tirait de sa biologie, aucune de ces critiques ne concerne directement
l'idée de se contenter des causes efficientes pour la
compréhension des phénomènes vivants.
Cela n'est guère surprenant à la lumière
du travail de Descolla. En effet, nous avons pu voir comment certains axiomes
de notre science moderne peuvent être considérés comme
l'expression des principes fondamentaux et ancestraux de l'ontologie
naturaliste. Selon Descolla, le caractère exceptionnel de
l'intériorité humaine, comme l'universelle objectivité de
la nature physique, sont les deux éléments constitutifs de notre
ontologie et, plutôt que d'être des faits réels, on est en
droit de penser qu'il s'agit de filtres culturels à travers lesquels
nous analysons le réel.
Pourtant la science occidentale, outre le caractère
potentiellement relatif de ses postulats ontologiques, témoigne d'une
efficacité descriptive et prédictive laissant à penser
qu'elle est davantage qu'un simple phénomène culturel.
L'évolution et la succession des théories scientifiques, telles
que nous l'enseigne l'histoire des sciences, doivent cependant nous montrer que
les mêmes outils épistémiques peuvent conserver leur
efficacité au sein de diverses théories tout en changeant de sens
ontologique, comme ce fut le cas de la gravitation newtonienne au
vingtième siècle, lors de la construction par Einstein de la
théorie de la Relativité. Reste à analyser dans quelle
mesure les données de la science moderne, et notamment, au sein de la
biologie, la neurobiologie comme l'ethologie, sont formulées dans les
termes du naturalisme et si elles tendent à confirmer ou à
infirmer cette ontologie, ou du moins l'universalité qu'elle s'arroge.
Pour cela nous aborderons successivement ses deux aspects, dans une premier
temps le postulat naturaliste de l'intériorité strictement
humaine et ensuite celui de l'universalité de la nature
matérielle.
Le postulat naturaliste de l'intériorité
strictement humaine
Introduction
Bien que de nombreuses recherches soient menées sur ce
point, rien n'a encore été découvert de significatif pour
expliquer l'émergence d'une conscience à partir d'un organisme
vivant. Le plus intéressant est de remarquer comment la grande
majorité des études dirigées dans ce sens partent du
postulat que seul l'homme, et peut-être quelques autres espèces
comme les grands singes et les cétacés, sont conscients et,
à partir de là, tentent de trouver l'explication biologique de
cette originalité. Pourtant ce postulat n'a lui-même jamais
été établi sur des faits scientifiques. Comme l'a
judicieusement illustré Descolla, il était présent dans la
pensée occidentale bien avant la construction de notre idéal
scientifique.
La philosophie occidentale dans son ensemble n'a jamais
proposé un argument en faveur de l'originalité de
l'intériorité humaine. Bien qu'en général on expose
une seule propriété discriminante en faveur de ce postulat, ce
n'est jamais la même. En fait on se retrouve avec toute une batterie
d'arguments différents qui sont toujours considérés
individuellement comme décisifs. Analysons donc successivement ces
divers arguments en les mettant à l'épreuve des données
récentes de diverses branches de la biologie mais aussi en
étudiant leur cohérence interne.
Raison, computation et neurobiologie
L'homme peut être considéré comme le seul
animal doté de raison. Bien sûr tout dépend de ce
que l'on entend par raison car l'histoire de la philosophie nous montre
à quel point ce terme a pu recevoir plusieurs acceptations sous la plume
de divers auteurs. Que nous entendions par-là simplement raisonner
empiriquement sur les données des sens pour régler son
comportement, ou une raison conçue comme une déduction
logico-mathématique, voyons en quoi il peut s'agir là
d'exclusivités humaines.
Les vers nématodes possèdent quelques centaines
de neurones, les escargots quelques milliers, ce qui n'est pas grand chose
à comparer des milliards qui composent le cerveau humain ; mais un
informaticien rêverait de concevoir de telles machines. Quoiqu'il en soit
les neurobiologistes s'accordent en général pour ne garder qu'une
différence de degré entre les cerveaux de différentes
espèces.
L'homme n'est pas l'animal qui a le plus gros cerveau mais
compte parmi ceux qui possèdent le cerveau le plus important à
comparer de la taille totale de l'organisme. Les biologistes s'accordent en
effet pour attribuer la complexité comportementale à la taille
proportionnelle du cerveau par rapport celle de l'individu plutôt que sur
ses dimensions absolues. L'augmentation de la masse du cerveau qui s'est
déroulée au cours de l'évolution, chez les
mammifères puis chez les primates et enfin chez l'homme, est un lieu
commun sur lequel il n'est pas nécessaire d'insister. Mais
l'intelligence n'est pourtant pas apparue avec eux car toute entité
dotée d'un cerveau témoigne de comportements très
astucieux.
Concernant les oiseaux, certaines espèces,
étudiées par Charlie Munn, font office de sentinelles pour des
communautés peuplées de nombreuses espèces
différentes, en émettant des cris d'alarmes reconnus par tous
comme signifiant l'approche d'un prédateur. Le plus étonnant est
d'étudier les faux cris d'alarme que ces oiseaux
émettent parfois pour prendre l'avantage lorsqu'ils sont en concurrence
avec d'autres pour l'acquisition d'une proie. Ces phénomènes de
falsification demandent encore beaucoup d'observation et de débats pour
être correctement compris mais il semble difficilement imaginable que
cette ''tactique'' ne soit pas la résultante d'un raisonnement
rudimentaire anticipant la réaction de partenaires sociaux.
Les casse-noix d'Amérique, faisant leurs
réserves pour l'hiver, sont capables de les accumuler dans des milliers
de caches disséminées dans un rayon d'une vingtaine de
kilomètres et restent capables de les retrouver jusqu'à onze mois
plus tard. Cette mémoire exceptionnelle sur une longue durée ne
peut que relativiser l'expression méprisante de ''cervelle d'oiseau''.
Dans le même ordre d'idée, les geais à gorge blanche, ayant
pour habitude de chaparder les caches de nourriture de leurs
congénères et ayant déjà pratiquer ce forfait sans
l'avoir subi, anticipant qu'un semblable puisse s'y adonner, redoublent de
tactique. Ceci laisse à penser que ces oiseaux peuvent se souvenir
d'évènements passés spécifiques et suggère
qu'ils peuvent également anticiper des évènements futurs.
Hunt, quoiqu'il reste particulièrement prudent sur les
conséquences de ses découvertes, rapporte l'usage d'outils par de
petits corbeaux du Pacifique Sud. Le plus remarquable est que ces outils
présentent « trois caractéristiques qui ne sont
apparues dans les cultures humaines faisant usage d'outils qu'après le
bas paléolithique : un degré élevé de
standardisation, des types d'outils bien distincts dotés d'une forme
bien déterminée, et l'usage de crochets. » Ces corbeaux
ne recherchent pas des brindilles en forme de crochet mais donne cette forme
à une brindille lambda.
En réalité n'importe quel système
composé de neurones permet un apprentissage. Eric Kandel, qui a obtenu
le Prix Nobel de médecine en explicitant les processus d'apprentissage
synaptique du cerveau, a étudié pour cela l'aplysie, un mollusque
marin équipé seulement d'environ une dizaine de milliers de
neurones. Les facultés d'apprentissage ne viennent pas avec un certain
nombre de neurones mais sont permises par le renforcement par l'usage des
connections synaptiques entre les neurones de n'importe quel réseau. On
compte en dizaines de milliers le nombre de synapses par neurone ce qui donne
une idée du potentiel cybernétique et plastique d'un
réseau de quelques centaines de neurones. Même l'aplysie peut
apprendre ou perdre des réflexes grâce à la synthèse
protéique suscitée par un conditionnement pavlovien. On peut donc
fortement douter de la pertinence qu'il y aurait à maintenir le concept
d'instinct en biologie. Certes l'animal, aussi simple soit-il, naît avec
certaines modalités de réaction automatique innées mais
ces prédispositions ne sont pas immuables et peuvent être
modifiées par l'apprentissage.
A la lumière de ces données, on pourrait encore
maintenir une hiérarchie des êtres qui ferait de l'homme
l'aboutissement d'un processus phylogénétique de
complexification. Le cas des cétacés arrive à point
nommé car ils n'entretiennent pas la même parenté avec nous
que les primates. L'évolution des cétacés leur a fait
développer des dispositions linguistiques, culturelles, symboliques,
d'une manière complètement indépendante de la branche des
primates. La taille relative du cerveau des cétacés, et surtout
des dauphins, par rapport à leur taille générale est
supérieure à celle des primates. Leur dernier ancêtre
commun avec les grands singes datant de presque cent millions d'années,
le cerveau des cétacés présente également plusieurs
différences qualitatives.
Ainsi les différentes régions
spécialisées du cerveau, comme le néocortex ou le cortex
préfrontal, ne manifestent pas autant de différences
morphologiques, ce qui a longtemps laissé à penser à
certains que le cerveau des cétacés restait très primitif.
Ce fait ne signifie pas pour autant un développement inférieur
des capacités correspondantes à ces zones, mais
l'évolution particulière des cétacés semble
plutôt les avoir amenés à une organisation neurologique
relativement différente des mammifères terrestres. Aussi a-t-on
découvert dans le cerveau des cétacés la présence
de neurones de von Economo, considérés comme essentiels dans les
comportements sociaux et les mécanismes cognitifs, et jusque là
constatés uniquement chez l'homme et les grands singes, cela qui
expliquerait la complexité comportementale dont ils peuvent
témoigner. Ainsi le cerveau des cétacés, si l'on peut
toujours éventuellement considérer ses potentialités
(générales car il conserve l'avantage dans certains domaines)
comme inférieures à celles dont témoigne le nôtre,
ne peut être vu comme une version moins développée
puisqu'il est le fruit d'une évolution parallèle et
qualitativement différente qui a tout de même abouti à
certaines fonctionnalités communes.
Tous les cerveaux, quelle que soit leur complexité,
peuvent donc être considérés comme de puissantes machines
computationnelles qui présentent, quoique dans une moindre mesure et
souvent d'une manière quelque peu différente, toutes les
propriétés adaptatives et cognitives basiques que l'on a
longtemps considérées comme la chasse gardée de
l'humanité. Bien plus encore qu'avec les plus puissantes machines
construites par l'homme, la frontière qui nous fait admettre une
subjectivité derrière une intelligence a tendance à
s'estomper.
On pourrait également considérer que le cerveau
est l'outil biologique que la nature a construit pour calculer, apprendre et
mémoriser, bref l'organe de la raison et donc de la conscience, mais il
n'est pas certain que ces facultés ne soient présentent que chez
les espèces pourvues d'un système nerveux.
Pour leur part, les botanistes recensent de plus en plus de
comportements intelligents chez de nombreuses plantes étudiées.
Bien qu'incapables de fuir devant un herbivore, les végétaux ne
sont pas sans réponse, ils émettent divers signaux chimiques
défensifs. Certains attirent les prédateurs friands des
créatures qui sont en train de les manger tandis que d'autres imitent
une phéromone d'alarme de pucerons correspondant à l'approche
d'un prédateur. Ces réactions peuvent être très
ciblées, analysant la sécrétion salivaire d'un acarien,
comme les haricots de lima qui identifient son type et sécrétant
la substance correspondante qui attirera, spécifiquement, l'insecte
amateur, précisément, de cet acarien. Certains scientifiques
n'hésitent pas à parler de communication entre la plante et ses
''gardes du corps'' mais c'est surtout la communication entre plantes, via de
nombreux et très divers signaux chimiques trop longtemps
sous-estimés, qui présente maintenant un fertile terrain
d'étude.
Les végétaux, sans neurones, font
également preuve de capacités de calcul poussées en
analysant les informations nutritionnelles de leur environnement avant de
régler leur croissance. Anthony Trewavas, expert en biologie
moléculaire et grand défenseur de l'intelligence des plantes,
rencontré et rapporté par Narby, a mis en lumière les
similitudes entre le fonctionnement chimique des végétaux et
celui du cerveau. Si Trewavas estime que les plantes ne pensent pas
vraiment, il est pourtant certain qu'elles calculent car elles
ajustent leur développement selon plusieurs facteurs qualitatifs
très divers avec un souci d'optimisation.
Généralement considérées comme
passives et immobiles, les plantes ne sont pas exemptes de motricité. Le
palmier des Andes ''marche'' en produisant de nouvelles racines dans un sens et
en laissant mourir celles opposées. Ainsi la plante cherche les zones
riches, fuit les sols pauvres et évite la concurrence de ses semblables.
« A l'évidence, Glechoma hederacea fait preuve d'une
perception aiguë de la qualité de son environnement, à
laquelle la plante répond en adaptant son système d'alimentation
et en modifiant de cas en cas sa morphologie. » Le cuscute, de la
même manière, analyse les arbres qu'il envisage de parasiter et
''choisit'' alors en fonction des informations nutritionnelles
accumulées si un arbre peut devenir un hôte intéressant.
Toute plante se développe de manière adaptative
en fonction de la multitude de signaux qu'elle reçoit de son
environnement, cela peut être considéré comme un mouvement
mais à une échelle temporelle très différente de la
nôtre. On ne les considère en général pas davantage
comme sensitives, selon l'héritage aristotélicien. Pourtant
Trewavas a réussi à mettre en lumière comment la
concentration cellulaire en calcium, un des principaux moyens de perception des
plantes, varie, lorsque l'on touche la plante, avec une rapidité
prodigieuse. Ce phénomène aura par la suite un impact
significatif sur le développement de la plante, qui privilégiera
alors résistance à croissance, mais cette fois-ci à long
terme, comme un apprentissage ou une mémoire cellulaire.
Le plus intéressant est surtout que les neurones
connaissent eux aussi une hausse de la concentration en calcium lorsqu'ils
transmettent une information. En réalité plusieurs études
convergent pour remarquer des analogies entre la circulation de l'information
au sein d'une plante et le fonctionnement des neurones. Complètement
indépendamment de la question de leur subjectivité, quoique cela
émane de courants de recherches récents en raison des
préjugés aristotéliciens sur le végétal, les
facultés de calcul et de mémorisation cellulaire des plantes sont
indéniables. Le cerveau n'en a donc pas l'apanage et force est de
constater que les plantes, condamnées à pousser là
où la contingence a déposé leur graine, se montrent
particulièrement efficaces pour trouver la meilleure solution à
des contraintes environnementales très diverses.
Intéressons-nous maintenant aux détails du
myxomycète, un être étrange et difficile à classer
qui présente certains attributs du champignon et certaines
propriétés animales. Un myxomycète est constitué
d'amibes minuscules qui s'agglutinent pour former un amas agissant comme un
unique animal capable de se mouvoir de quelques centimètres par jours.
Non seulement cette entité parvient à trouver son chemin sans
problème mais elle est à même de résoudre des
labyrinthes complexes très facilement, chose impossible sans une
certaine capacité de calcul.
Alors qu'il n'est constitué que de l'agrégation
d'êtres unicellulaires, le myxomycète pose un certain nombre de
problèmes aux sciences quantitatives. La forme prise par un
myxomycète est un réseau tubulaire qui reflète une
optimisation minutieuse, résolvant à merveille des
problèmes du type de l'arbre minimal de Steiner8(*). Ces problèmes sont
particulièrement épineux et les mathématiciens
développent pour cela de puissants algorithmes, les meilleurs outils
pour cela semblent d'ailleurs être des réseaux de neurones
artificiels. Le mouvement du myxomycète, basé sur la
fréquence des vagues d'ondulation cellulaire, présente
également une précision géométrique redoutable.
Le plus étonnant est surtout que cet organisme atteint
ce niveau de computation sans unité de traitement central comme le
cerveau ; le myxomycète est un amas d'unités homogènes qui
développe cependant de puissantes capacités de calcul.
« La cellule fonctionne à la manière
d'un ordinateur en ce sens qu'elle combine des ''données'' qui lui sont
communiquées de l'extérieur avec des informations stockées
dans sa ''mémoire'' cytoplasmique, pour établir un ''programme''
de la libération différentielle et de l'utilisation de
l'information génétique » (Chandebois, Comment les
cellules construisent l'animal). Au niveau de la cellule individuelle on
peut donc encore remarquer un fonctionnement adaptatif exceptionnel et
même computationnel.
Même les protéines, utilisées par les
cellules pour communiquer et agir, sont également susceptibles de
comportements adaptatifs. Les divers enzymes qui constituent les rouages de la
machinerie biochimique émettent eux-aussi des messages et
réagissent à des signaux précis. Chacun de ces simples
engins moléculaires est capable d'accomplir plusieurs tâches et
toujours la bonne au moment opportun. Ainsi une simple protéine comme
l'ubiquitine sert aussi bien à détruire certaines
protéines indésirables, à diriger la circulation d'autres
protéines qu'à intervenir dans l'activation de l'ADN.
Le potentiel computationnel des acides nucléiques ne
fait plus de doute non plus. Leurs propriétés
stéréospécifiques donnent lieu à des processus
combinatoires très efficaces. Il n'est donc pas surprenant que des
ordinateurs à ADN aient été construits, à partir
des premiers résultats de Leonard Adleman. L'ADN se duplique normalement
en éprouvette mais des enzymes spécialement
préparée, codant les contraintes du problème comme un
algorithme, éliminent les chaînes non viables pour ne laisser, au
terme du processus d'épissage, que des solutions.
Particulièrement lents et peu pratiques, ces systèmes de calcul
sont cependant très efficaces pour résoudre des problèmes
de combinatoire et montrent comment un simple échantillon de
macromolécules vivantes peut constituer une unité de traitement
de l'information.
Certes le cerveau semble être l'organe biologique qui a
atteint le niveau de traitement de l'information le plus élevé
mais on peut légitimement penser qu'il ne s'agit là que d'une
supériorité quantitative. Toute cellule traite de l'information
et si elle est moins complexe, c'est qu'elle a à gérer beaucoup
moins d'information qu'un système nerveux. Elle solutionne cependant les
problèmes qui la concernent avec le même souci d'optimisation,
c'est pourquoi, bien que nous puissions, pour notre part, aborder une gamme
très large de problèmes, des formes de vie beaucoup plus simples
excellent davantage à résoudre certains problèmes
précis. C'est ce qui a dû laisser à penser à
beaucoup que l'homme se distinguait du reste du règne animal par son
absence d'instinct alors que nous avons vu que toutes les formes de vie
analysent leur environnement et adoptent en conséquence la solution
optimale. Dans le règne du vivant, un être plus simple n'est pas
forcément plus ''bête'' mais seulement plus
spécialisé.
Par ailleurs Giurfa note que les insectes sont les
espèces multicellulaires qui témoignent du plus grand
succès pour s'adapter à des conditions écologiques
très variées et nouvelles (comme les constructions humaines par
exemple), et ils semblent, comme les vertébrés supérieurs,
aptes à trouver des « solutions ''intelligentes'' »
à tous les problèmes rencontrés. La formidable
adaptabilité de ces espèces s'oppose, selon lui, à la
vision traditionnelle des insectes comme « de simples petites
machines à réflexes. » Ils obéissent certes
à des règles simples mais ces règles sont soumises
à une plasticité dont la science n'a pas encore
déterminé les limites.
Même si l'on considére la raison comme la
capacité d'accéder à la sphère des
vérités éternelles, à la logique et aux
mathématiques, nous n'avons en effet jamais vu d'animal poser une
équation, il a été montré comment la computation
peut être considérée comme un phénomène
généralisable à tout le règne du vivant. Non
seulement la neurobiologie, et surtout l'imagerie cérébrale, nous
montre comment des zones précises du cerveau correspondent aux
activités rationnelles humaines et que ces zones, quoique de taille
différentes, sont présentes aussi chez tous les animaux
supérieurs et conservent, chez nos proches cousins au moins, un
fonctionnement identique. Aussi des mécanismes d'une précision
algorithmique, comme le mouvement du myxomycète, sont récurrents
chez de nombreuses espèces dépourvues de système nerveux.
De même le fonctionnement d'une protéine est basé sur sa
stéréospécificité, c'est-à-dire sa
capacité à réagir à des messages très
précis tout en restant muet aux autres. Cela peut non seulement
être considéré comme la source de toute la
téléonomie dont témoigne le vivant mais un système
de quelques protéines ou acides nucléiques constitue
déjà un système logique très puissant. C'est
pourquoi une solution d'ADN réglée par des protéines peut
servir de calculatrice grâce au potentiel combinatoire de ces composants
basiques du vivant.
Langage et abstraction
Il est alors possible d'invoquer le formalisme dont est
susceptible l'homme, qui non seulement calcule mais sait énoncer les
règles qui servent à son calcul. C'est donc davantage le
langage qui sert alors à soutenir l'originalité humaine
puisque, avant de juger des capacités de formalisation d'une
espèce animal, il faudrait que celle-ci puisse nous communiquer comment
les choses se présentent à elle ; bref il faudrait
déjà avoir admis sa subjectivité, son aptitude à
transmettre du sens et avoir résolu le problème d'une
communication entre humain et non-humain.
Au-delà de la rationalité ou du langage, c'est
l'abstraction qui est parfois considérée comme le propre
de l'homme. On estime alors que la psyché humaine est seule capable
d'isoler par la pensée les qualités d'un objet concret et de se
former à partir de là une représentation intellectuelle.
Ces capacités sont généralement considérées
comme des conditions nécessaires pour accéder à la
sphère du langage.
En ce qui concerne les hominidés, les éthologues
ont déjà bien montré les capacités d'apprentissage
linguistique de certaines espèces. Pour ce qui est du domaine
expérimental, le cas de Washoe, une jeune chimpanzé
élevée par Allen et Béatrice Gardner et
étudiée par Deborah et Roger Fouts, fut la première
tentative couronnée de succès d'enseigner le langage des signes
à un singe. Avec les trois cent cinquante signes qu'elle a pu apprendre,
Washoe est capable de se désigner elle-même et utilise la forme
sujet-verbe neuf fois sur dix. Le plus remarquable est que son
bébé adopté commence à apprendre le même
langage sans l'intervention de l'homme. Le vocabulaire du gorille Koko, dans le
langage des signes américain, dépasse les cinq cent mots. La
chimpanzé Sarah repère les ''menteurs'' et le bonobo Kanzi
communique, via un clavier, par un lexigramme de près de mille symboles.
Ceux-ci se trouvent alors même capables de reproduire les trois modes
dont la combinatoire est à l'origine de tous les symboles humains,
à savoir synecdoque, métonymie et métaphore. Ils sont
également capables de suivre les grandes lignes de la grammaire et de
transmettre ce langage à leur progéniture.
Il est toujours possible de distinguer le langage humain du
langage animal par son contenu. Notamment il est courant de considérer
le langage animal comme une simple communication, car il consiste en
général en des signaux d'alarmes ou des parades amoureuses, alors
que le langage humain sert à transmettre des états internes.
Ainsi peut-on toujours considérer que les animaux à qui l'on a
enseigné des langages en laboratoire n'y parviennent que par l'imitation
et association de souvenirs concrets sans jamais créer de nouveaux
symboles. Pourtant les métaphores, métonymies et synecdoques dont
sont capables certains grands singes peuvent difficilement être
considérées comme de simples comportements mimétiques car
s'agit alors d'isoler la couleur ou la forme d'un objet puis de s'en servir
pour en décrire d'autres. Jane Goodall, dans La vie
chimpanzé, évoque notamment le cas d'une chimpanzé
qui appelle un concombre ''banane verte''. Il arrive même aux primates
sujets de ces expériences de mentir à leur entraîneur
lorsque cela est à leur avantage, et même parfois aussi de
repérer les menteurs.
On pourrait toujours soutenir que toutes les notions
abstraites dont témoignent les animaux ont été
enseignées par l'homme et que ce sont donc les facultés
d'abstraction de l'homme qui sont singées par l'animal. Aussi les
animaux peuvent alors éventuellement être considérés
comme capables d'user de concepts abstraits mais pas d'en forger. Il est
possible de répondre à cela que tous les concepts abstraits
enseignés aux animaux sont des concepts abstraits humains et
que bien entendu ils ne peuvent être qu'appris car aucun animal ne
forgera un concept abstrait humain. Le lien entre langage et
abstraction est très fort et il n'est donc guère étonnant
que la plupart des expériences menées pour dégager l'un se
fasse à partir de l'autre. Il est alors tout à fait envisageable
que certains animaux forment des concepts abstraits en milieu naturel mais
qu'il soit quasiment impossible pour l'observateur de les isoler en analysant
leur comportement.
Ainsi, dans leur milieu naturel, les groupes de
chimpanzés possèdent toujours des mâle et femelle
dominants. Ceux-ci ne sont pas forcément plus gros et n'ont pas besoin
d'exercer une pression physique constante sur leurs subalternes, mais ils sont
simplement parvenus à asseoir leur domination lors
d'évènements précis, ce qui leur assure un respect
général et constant du reste de la communauté. Comme Frans
de Waal le rapporte dans La politique du chimpanzé, il arrive
souvent que ces dominants, une fois leur position assise, fassent preuve de
clémence et soient prompts à aider les plus faibles. Comment
expliquer alors le phénomène de domination dans les
communautés de chimpanzé à partir de la
réminiscence de souvenirs concrets sans produire un raisonnement ad
hoc, alors que le dominant est parfois violent et d'autres fois
généreux. Il semble bien plus cohérent de
considérer le chimpanzé comme usant d'un concept abstrait
similaire à ''dominant'' ou ''chef''.
Mais l'argument en question n'est de toute façon pas
recevable puisqu'il reviendrait à poser un argument circulaire. Si
l'originalité du langage de l'homme est de lui permettre de communiquer
le contenu de sa conscience, il ne peut être pris comme argument pour
appuyer l'exclusivité humaine de cette conscience. En effet, à
partir du moment où on refuse à l'animal la capacité de
communiquer ses états internes, cette incapacité pratique ne
signifie nullement l'inexistence de cette conscience mais plutôt
l'impossibilité de traiter de son existence à partir du langage.
De toute façon, si l'on accordait à l'animal une
subjectivité qui serait le théâtre de ses perceptions, un
signal d'alarme serait bien alors la transmission d'un état interne.
Si les prédispositions linguistiques des primates, et
surtout des chimpanzés, sont le plus souvent étudiées et
utilisées pour réfuter l'exclusivité humaine du langage,
il ne s'agit pas des seuls animaux à montrer ce type de facultés.
Ainsi, si on a longtemps pensé que le chant des oiseaux était
tout aussi programmé génétiquement que la forme de leur
ailes. On sait maintenant que la forme aboutie du chant de toutes les
espèces d'oiseaux chanteurs étudiés est le fruit d'un
enseignement et reste perfectible au cours de la vie de l'individu. De plus, de
nombreuses espèces apprennent leur chant et celui-ci peut
témoigner de différences entre communautés d'oiseaux
éloignées géographiquement.
Alex est également un cas exceptionnel très
intéressant. Il s'agit d'un perroquet élevé en laboratoire
par Irene Pepperberg, qui a appris à compter jusqu'à six,
à reconnaître et à nommer plus de cent objets, qu'il peut
identifier, regrouper et différencier par leur couleur, forme, taille ou
texture. Ce perroquet parvient aussi à exprimer ses désirs. Alex
peut certes décrire les objets qu'on lui présente en isolant
divers attributs comme le nombre et la couleur mais le fait le plus
intéressant est qu'il soit parvenu à manier le zéro.
Les cétacés sont beaucoup plus difficiles
à étudier mais de nombreux travaux convergent pour leur attribuer
quelque forme de langage acquis et présentant des divergences
culturelles régionales. Des études en laboratoire menées
sur des dauphins à gros nez ont montré leur compréhension
symbolique des choses, leurs capacités à se représenter
eux-mêmes, à appréhender le comportement de leurs
congénères et ont également mis en lumière leur
mémoire exceptionnelle. Les dauphins se montrent capables d'apprendre
des règles abstraites et les chercheurs sont même parvenus
à enseigner à certains des langages acoustiques et gestuels
imposés. Ils montrent des capacités d'apprentissage par
mimétisme supérieures aux primates aussi bien au niveau gestuel
que vocal. Leurs facultés d'imitation, malgré les
différences anatomiques, s'étendent même aux attitudes
humaines. Les ''langages'' des cétacés sont
particulièrement complexes, associant gestuelles, contacts, sons,
écholocalisation et, sûrement aussi, signaux chimiques. Cela
explique les difficultés techniques que présente l'étude
des phénomènes linguistiques chez les cétacés.
L'originalité du langage humain n'est donc plus aussi
évidente qu'elle l'était pour Descartes. On peut toujours
soutenir les meilleures performances des langues humaines mais d'autres
mammifères manient manifestement eux-aussi des concepts abstraits via
des constructions symboliques. Les animaux supérieurs ne sont cependant
pas les seuls à manier des concepts abstraits, certains semblent y
parvenir sans l'intermédiaire du langage.
Une simple expérience sur les abeilles qui est en phase
de devenir une canon de la cognition chez l'insecte, consiste à
entraîner un spécimen dans un labyrinthe en Y. L'abeille doit
choisir au carrefour le bon embranchement où l'attend une
récompense sucrée. La même marque de couleur est
placée à l'entrée du labyrinthe et sur le bon
embranchement du labyrinthe. Les abeilles comprennent très rapidement
qu'elles doivent suivre au carrefour la même couleur qu'à
l'entrée du labyrinthe mais, lorsque les couleurs sont remplacées
par des symboles sans couleur, comme des traits horizontaux et des traits
verticaux, les spécimens entraînés avec les couleurs
choisissent spontanément le même symbole qu'ils ont pu
détecter à l'entrée. Certaines expériences mettent
également en lumière que des abeilles entraînées
à reconnaître la similarité entre odeurs pourront
reproduire cela avec des signaux visuels. Ces études semblent prouver la
capacité de ces insectes à saisir le concept abstrait de
''même''. Si les abeilles témoignent bien d'un comportement assez
mécanique, c'est à des règles abstraites qu'elles arrivent
à obéir lorsqu'on les leur enseigne. On ne peut pas
sérieusement considérer que ces abeilles ont appris ce concept
abstrait de l'homme puisque ce sont toujours les mêmes fleurs et les
mêmes couleurs qu'elles cherchent à butiner dans leur habitat
naturel, l'entraînement en laboratoire a seulement permis de changer
l'usage qu'elles en faisaient et que nous considérions alors comme un
simple automatisme inné.
Finalement les biologistes parlent de manière
récurrente de communication entre toutes les formes de vie, que ce
soient les plantes ou les bactéries. Ces dernières se
transmettent continuellement des informations, notamment elles se comptent pour
savoir si elles sont suffisamment nombreuses pour envahir un hôte
malgré son système immunitaire ; avant cela elles demeurent hors
de portée de détection pour éviter que les anticorps de la
cible se mettent en branle. Bonnie Bassler rapporte comment les
différents types de bactéries de notre bouches sont
agencés dans une organisation si précise qu'il est impossible
qu'elles parviennent toujours à reproduire le même positionnement
sans une incessante communication.
Les cellules des entités pluricellulaires sont tout
aussi bavardes. Un complexe réseau de signaux chimiques intracellulaires
permet la coordination de l'action de toutes les cellules et
l'efficacité globale de l'organisme. Certaines détectent
intrusion, carence ou excès et en informent leurs collaboratrices pour
qu'elles se mettent au travail. La quantité de signaux chimiques qui
parcourent un organisme est très importante mais une cellule
possède des récepteurs stéréospécifiques qui
lui permettent de ne réagir qu'à certains messages précis
et de répondre à chacun par la réaction correspondante.
Cette communication peut cependant faire l'objet d'une falsification, comme la
bactérie salmonella qui envoie des protéines infiltrer la cellule
cible. L'une d'elles active les régulateurs qui déterminent la
forme de la cellule et les convulsions provoquées permettent à la
salmonella d'être absorbée par sa cible.
Concernant l'échelle moléculaire, que l'on soit
partisan de la contingence comme Monod ou finaliste, force est de constater que
l'ADN présente toutes les caractéristiques d'un langage, un
langage chimique certes mais à la syntaxe très précise. Si
l'on peut rejeter comme Chandebois le concept d'un programme
génétique qui serait responsable de toute l'ontogenèse, il
demeure que la structure logique des briques qui composent un organisme vivant
est contenue dans ses gènes. C'est un processus de traduction via les
ARN messager qui permet de coder les protéines. C'est à
partir de ce fonctionnement logique de l'ADN que peuvent être construits
les systèmes de calcul que sont les ordinateurs à ADN.
Certes ces modalités de communication sont davantage
déterminées que les langages évolués et culturels
des cétacés, que ce soit génétiquement ou selon des
constantes embryologiques, mais on peut considérer comme Chomsky que la
grammaire des langages humains est tout autant déterminée par des
principes généraux et innés. Qui plus est, nombre de nos
réactions pulsionnelles, bien que pouvant être
considérées comme ne relevant d'aucun langage, ni même
d'aucun comportement culturel, mais simplement d'un automatisme biologique,
correspondent tout de même à des états de conscience
déterminés.
Ainsi la malléabilité et les
potentialités énormes du langage humain peuvent suffire pour le
considérer comme un des plus puissants outils à notre disposition
mais ne semblent pas appropriés pour traiter de l'exclusivité de
la conscience humaine. On peut envisager que le langage soit une des rares
preuves de la subjectivité d'un individu, et même la seule pour
certains, ce qui explique que l'on ait souvent accordé conscience qu'aux
individus doués de parole. Pourtant si langage signifie conscience, rien
n'indique que l'absence de langage équivaut à l'absence de
subjectivité.
Se faire une représentation mentale d'une
propriété n'est pas un élément décisif ni
recevable pour débattre de l'exclusivité de la
subjectivité humaine car disposer d'une subjectivité est une
condition, et pas une conséquence, de l'abstraction. Ainsi on peut
éventuellement prouver la subjectivité de certaines
espèces animales à partir de leur capacité à
l'abstraction mais l'incapacité d'abstraire ne signifie pas pour autant
absence de subjectivité. De plus, lorsque l'on constate l'aspect logique
des règles qui gouvernent les réactions des entités les
plus simples du vivant, on peut douter qu'une frontière nette entre
concret et abstrait, puisse être trouvée dans le comportement du
vivant.
Enfin, puisque nous avons communément
l'expérience pleinement consciente d'objets entièrement concrets,
l'abstraction ne semble pas tout à fait appropriée pour limiter
la conscience à seulement certains animaux.
Zoon politicon
On a coutume de fonder l'originalité humaine sur son
aspect politique. C'est-à-dire sur sa propension à se
réunir en communautés organisées selon une structure
définie mais variable temporellement et géographiquement, bref en
sociétés. Parfois il s'agit, dans le même ordre
d'idée, de distinguer l'homme de l'animal par les cultures qu'il
développe. Un minimum de connaissance anthropologique nous convaincra
qu'il est plus approprié de traiter ces deux arguments
simultanément.
Certes tout le monde peut observer des animaux qui agissent
spontanément en groupes, ruches, essaims, meutes ou troupeaux, de sorte
que l'on puisse considérer cette tendance comme faisant
entièrement partie de leur ''nature'', mais, pour beaucoup, si l'homme
est le seul à accéder à la sphère sociale, c'est
parce qu'il est seul capable de conventions. C'est pourquoi, pour lever cette
ambiguïté, il est courant de faire de l'homme l'animal politique et
culturel plus que social.
Que ce soit parmi les philosophes antiques ou les modernes, la
majorité a toujours donné dans cette idée. Parce qu'il est
le seul à avoir développé culture et langage qui le
soustraient à un pur instinct, l'homme est couramment
considéré, soit comme l'animal le plus parfait, soit simplement
comme au dessus du reste du monde animal. Parfois également c'est parce
que la vie en société est rendue possible par la liberté
des contractants que l'homme, seul animal détenteur d'un libre-arbitre,
peut y prétendre. Il n'est pas nécessaire de passer en revue
toute la philosophie occidentale pour se convaincre de la récurrence de
ce courant de pensée, mais on peut se douter que c'est encore Descartes
qui en constitue sûrement l'apogée avec la distinction entre
l'homme potentiellement libre et l'animal-machine.
Bien qu'aucun philosophe n'ira aussi loin pour distinguer
l'homme de l'animal, cette idée, d'un animal automate, essentiellement
différencié d'une humanité qui choisit son destin par son
organisation sociale, restera dans la pensée occidentale et y subsiste
encore fortement. Nous avons pu voir comment un scientifique iconoclaste comme
Monod, père de biologie moléculaire et grand
généticien du vingtième siècle, ne peut
s'empêcher de répéter ce schéma. Lorsqu'il lui est
donné d'analyser l'originalité humaine, il n'arrive à la
trouver que dans le langage et la culture ; là encore la
sociabilité humaine, basée sur la convention et le choix, est
considérée comme radicalement différente des associations
d'insectes résultant d'un pur automatisme. Pour ce qui est des sciences
sociales, si elles font de l'homme leur seul terrain d'étude c'est que
leurs objets, culture et société, sont uniquement supposés
appartenir à la sphère humaine.
Lorsque l'on considère la vie sociale humaine et que
nous en cherchons les lois, quoique nombreux soient ceux qui estiment que les
comportements humains doivent pouvoir, dans l'absolu, être réduits
en objets de la biologie et de la physique, on ne se tourne pas vers ces
sciences là mais davantage vers les sciences humaines. Même le
plus fervent partisan du réductionnisme, lorsqu'il tente de comprendre
une réaction donnée de son voisin, aura tendance à
utiliser le langage et les méthodes du psychologue ou du sociologue
plutôt que ceux du physicien ; et cela malgré lui ou peut
être parce que son réductionnisme est plus philosophique que
méthodologique. D'ailleurs, c'est parce qu'il a fait l'expérience
de pensée d'envisager sa relation à autrui avec l'oeil du
physicien que Descartes en est venu à douter de la subjectivité
des autres êtres humains.
Il n'est donc pas surprenant que le scientifique, qui
étudie les propriétés des animaux par l'analyse de leur
anatomie et de leur fonctionnement chimique, n'y voit, en bon cartésien,
que de simples machines dont les rouages expliquent fort bien tous les
comportements dont les animaux témoignent. Pourquoi
considérons-nous les sciences sociales plus appropriées pour
étudier les communauté humaines alors que les regroupements
animaux seraient l'objet d'une étude physico-chimique ? N'est-ce pas un
parti pris ontologique teinté d'anthropocentrisme ? Cette
réaction, si elle fut courante dans la philosophie occidentale et
demeure un réflexe pour beaucoup de biologistes moléculaires,
n'est cependant pas à généraliser à l'ensemble du
monde scientifique.
Une science, quelque peu marginale comparer aux succès
retentissant de la génétique, l'éthologie, a pour objet
l'étude du comportement et des moeurs animaux9(*). Considérée comme
une ''biologie du comportement'', l'éthologie prend le comportement
animal comme élément à étudier pour lui-même
et non à réduire en objets physico-chimiques. Si le fondateur de
l'éthologie moderne, Konrad Lorenz, isola certains comportements comme
génétiques et instinctifs, c'est le fonctionnement physiologique
et psychologique de l'animal qu'il s'attacha à mettre en
lumière. Son langage est d'ailleurs souvent très proche de celui
du béhaviorisme. Si on doit trouver une évolution du point de vue
scientifique concernant la psyché du vivant, il semble que
l'éthologie soit le domaine où les scientifiques font preuve de
la plus grande souplesse d'esprit.
Il faut noter que les sciences sociales, s'attachant
exclusivement à l'étude des comportements sociaux humains, ne se
cantonnent pas aux actions sociales relevant de la convention. Les accords et
consensus tacites ainsi que les effets de masse inconscients sont
également leurs objets. Donc, lorsque l'on considère la dimension
sociale de l'homme, on ne se limite pas à ce qui relève de son
libre-arbitre ou de ses capacités réflexives, l'automatisme
comportemental est tout aussi social que le contrat en bonne et due forme.
L'argument qui voudrait que l'homme soit le seul animal social parce qu'il est
le seul à observer des conventions, de ce point de vue, n'a pas de sens.
Ce qui nous évite pour le moment d'avoir à
délibérer sur la liberté humaine et sur la
possibilité d'une liberté animale.
Quoiqu'il en soit, comme nous l'avons déjà
évoquée, la question de la sociabilité animale ne va pas
sans celle de sa subjectivité. Pour qu'un comportement social soit
attribué à un individu il faut bien que lui soit supposé
certaines capacités de raisonnement ; pour qu'il accède à
la convention il doit être capable d'apprendre et de choisir. Toute les
études éthologiques visant à mettre en évidence un
certain comportement social animal demandent également que soient
traitées les fonctions cognitives de celui-ci ; de même
l'éthologue, visant à saisir la psyché de telle ou telle
espèce, ne possède pas meilleur terrain d'expérimentation
que la vie sociale de ses membres. La reconnaissance d'un fait social animal
demande que son comportement soit compris comme autre chose qu'un simple
automatisme mécanique et pour cela une certaine forme de
subjectivité et d'intelligence doit être envisagée.
Finalement la dimension sociale de toute espèce animale ne peut
être négligée dans son étude biologique,
premièrement par un souci d'exhaustivité et deuxièmement
car on ne peut mesurer l'impact de la vie sociale de l'individu sur son
fonctionnement interne sans avoir préalablement étudié le
phénomène. Mais voyons maintenant plus en détails les
apports de l'éthologie concernant la sociabilité, l'intelligence
et la subjectivité animales.
Les animaux les plus traditionnellement étudiés
par l'éthologie sont, bien entendu, les primates. Au vu du paradigme
anthropocentrique qui est celui de la science occidentale et que nous avons
commencé de mettre en lumière, l'étude de la chose sociale
étant indexée sur l'exemple humain, il n'est guère
étonnant que la biologie commence par s'intéresser aux vivants
qui semblent les plus proches de l'homme avant d'admettre une
sociabilité à l'animal. Ainsi les grands singes, le
chimpanzé en tête, sont généralement
considérés comme les élèves les plus prometteurs
pour accéder au cercle très fermé, selon la conception
occidentale, d'entités intelligentes.
On a observé depuis longtemps l'usage d'outils chez les
chimpanzés, et plus récemment chez d'autres primates, pourtant on
est encore en droit de considérer cela comme des comportements
instinctifs. La collaboration des différents groupes de recherche
disséminés à travers toute l'Afrique a pourtant mis en
évidence des différences culturelles quant aux moyens techniques
développés pour atteindre le même objectif. Chaque
communauté possède ses propres pratiques qui présentent
toutes les caractéristiques d'un savoir-faire acquis et celles-ci sont
transmises de génération en génération par un
apprentissage relativement long. La réunion des différents outils
nécessaires disséminés dans un large espace demande
inévitablement une capacité d'anticipation et de
représentation particulièrement développée.
On pourrait multiplier les exemples mais la
problématique de l'éthologie des primates ne vient pas des
données expérimentales mais de l'interprétation qu'on peut
en faire. Ainsi plusieurs chercheurs doutent que les capacités de
communication et d'apprentissage étudiées chez les primates
soient comparables à celles des humains car elles semblent uniquement
fondées sur la simple imitation. Bien que de nombreuses recherches en
laboratoire aient été menées pour comparer l'apprentissage
des primates et celui de l'homme, il semble que la similitude satisfasse
certains pour n'admettre qu'une différence de degré tandis qu'il
restera toujours des écarts qualitatifs suffisants pour celui qui
recherche une différence de nature.
Quoiqu'il en soit l'aspect culturel des primates ne peut plus
être nié car il est de l'aveu de la grande majorité des
éthologues que les comportements que nous avons évoqués ne
peuvent pas être compris comme de simples automatismes biologiques mais
doivent être appréhendés en tant que faits sociaux à
part entière car il s'agit proprement de phénomènes
culturels. Nous nous contenterons pour le moment de cette idée, que
certains primates développent langage, culture, technique,
représentation, réflexivité et apprentissage, quoique ces
phénomènes puissent rester quantitativement et qualitativement
très différents de leurs équivalents humains.
Même si l'homme ne descend pas directement du singe,
leur plus récent ancêtre commun remonte probablement à
moins de dix millions d'années, ce qui est particulièrement
''proche'' dans l'évolution. On peut donc aisément attribuer
l'intelligence et la dimension culturelle des chimpanzés à leur
proximité phylogénétique avec nous et supposer que notre
branche sur l'arbre de la vie est la seule qui ait développé des
phénomènes culturels. Pour dissiper cette possibilité
abordons maintenant les apports de l'éthologie concernant les
cétacés, dont le dernier ancêtre commun avec l'homme
pourrait remonter à près de cent millions d'années.
Étudiés en milieu sauvage, on voit que les
dauphins vivent en larges groupes où les relations sont
particulièrement complexes. Des liens à long terme entre
individus sont établis, des alliances étroites sont
forgées, des associations d'entraide entre groupes sont
constatées et, en raison de ce maillage complexe de relations, il arrive
même parfois qu'un individu change d'affiliation selon le contexte. Des
''alliances d'alliances'' ont également été
observées, phénomènes qu'on ne pouvait observer jusque
là que parmi les êtres humains.
Que ce soit chez les dauphins, les orques, les cachalots ou
les baleines à bosses, on observe, chez les différents groupes de
la même espèce, étudiés dans le même type
d'environnement, des disparités culturelles. Les techniques et les
stratégies utilisées par les cétacés pour se
nourrir sont différentes comme leurs modalités de communication
qui varient géographiquement à la manière de dialectes. On
observe même l'usage de l'éponge comme outils par certains
dauphins. Toutes ces particularités culturelles sont non seulement
localisées dans l'espace mais évoluent également dans le
temps. Par conséquent, quoique l'enseignement de ces
spécificités soit essentiellement basé sur l'imitation, il
doit bien y avoir une part d'innovation dans ces comportements pour expliquer
leur évolution.
Pour finir notre tour d'horizon des mammifères sociaux,
Wilkinson rapporte comment des chauve-souris partagent leurs repas. Les
individus qui ont eu une chasse heureuse peuvent donner une partie de leur
nourriture à ceux revenus bredouille. Cela n'est pas automatique,
à la manière d'un système de dette ou de remerciement, on
donne plus à celui qui a précédemment donné.
Aussi, notons que les comportements sociaux et conventionnels
recensés par l'éthologie sont généralement
associés au cortex préfrontal qui explique la présence de
phénomènes culturels chez certains mammifères
supérieurs, eux aussi dotés d'un cortex préfrontal
très développé.
Nous pouvons donc reconnaître maintenant la
sociabilité de certains mammifères dont les
prédispositions culturelles sont ressemblantes aux nôtres. Il n'y
a plus vraiment de doute sur le fait que les chimpanzés et les dauphins
sont organisés socialement de manière structurée et
maintiennent des rapports de domination et d'alliance complexes. Ce que les
éthologues peinent davantage à prouver c'est que cette
sociabilité animale est accompagnée de phénomènes
linguistiques et d'un degré d'abstraction qualitativement similaires
à ceux que connaissent les sociétés humaines. Bref
l'éthologie n'a aucun mal à montrer le caractère politique
de ces espèces mais c'est la subjectivité qui pourrait se cacher
derrière qui est moins évidente à isoler. Il demeure que
pour celui qui voudrait fonder l'originalité de la conscience humaine
sur son caractère politique, les faits rapportés devraient
suffire à admettre la même espèce de conscience à
certains primates et cétacés.
De la même manière que l'exclusivité de la
conscience humaine était déjà une valeur primordiale du
monde occidental bien avant que la science commence à se pencher sur la
question, le travail de Descolla a mis en lumière comment la dichotomie
entre nature et culture est présente dans notre schème de
pensée naturaliste depuis longtemps. Par conséquent on peut
considérer que fonder l'originalité humaine sur le fait que
l'homme rajoute des cultures à une nature immanente revient à
appuyer les uns sur les autres plusieurs tenants d'une même
idéologie.
Communauté et structure sont des
termes que l'on peut aisément appliquer à une ruche d'abeilles ou
même à un système de cellules. Ce que les
communautés humaines semblent présenter de plus c'est une
variation de leur structure et de leurs pratiques chez des groupes
éloignés géographiquement. C'est donc par leurs moeurs
divergeant selon les lieux que se fonde ''l'exception culturelle'' humaine. Si
l'on considère que l'homme fait partie des rares espèces à
peupler la terre entière10(*), on peut attribuer le manque de variation du
comportement que présentent certaines espèces à leur
localisation géographique beaucoup plus réduite. Aussi la plupart
des bactéries ont un fonctionnement trop simple pour avoir
développé plusieurs pratiques différentes afin de subvenir
à leurs besoins. Pourtant nombreux sont les virus qui montrent
d'étonnantes capacités d'adaptation aux anticorps et aux
traitements humains qui, en dernière analyse, doivent être
considérés pour le virus comme des facteurs environnementaux.
En fin de compte c'est la distinction entre
intelligence et instinct, chère à Bergson, qui
semble fondatrice de l'idée d'une nature
prédéterminée de toutes les formes de vie, exception faite
de l'homme dont le caractère non déterminé l'amène
à adopter des pratiques diversifiées selon l'environnement
où il s'est installé. Toutes les formes de vie présentent
cependant une puissante faculté d'adaptation. Il n'est pas
nécessaire pour s'en convaincre de dresser la liste des innombrables
espèces que l'homme a extraites de leur habitat ''naturel'' et qui ont
réussi à survivre dans leur environnement d'accueil, même
sans l'aide de l'homme. Toute entité vivante règle son
comportement sur les données qu'elle glane sur son environnement et on
ne peut pas considérer ce fonctionnement comme instinctif. Certes il y a
toujours des cadres biologiques innés à l'acquisition et au
traitement de cette information ainsi qu'aux possibilités de
réponse de l'organisme, mais l'intelligence humaine est soumise aux
mêmes restrictions puisque son support physiologique est tout aussi
inné.
Finalement toutes les fourmilières, si l'on
considère leur comportement général, fonctionnent selon
les mêmes mécanismes tout aussi généraux. Mais pour
le biologiste qui rentrera dans les détails de son histoire et de son
activité, chaque fourmilière sera différente. Celle-ci
occupera un arbre, consommera ses parasites et le défendra des lianes
envahissantes, tandis que celle-là, puisque des campeurs humain se sont
installés sur son territoire, trouvera une nourriture abondante dans les
détritus laissés par ces grands mammifères bipèdes.
De nombreuses espèces de fourmis pratiquent l'agriculture, certaines
autres l'élevage. Pourtant quasiment toutes auront une reine, des
mâles et des ouvrières organisées en castes selon leur
masse physique. Mais le comportement de chaque ouvrière n'est pas pour
autant programmé ni dirigé par la reine, toute l'intelligence
dont fait preuve la fourmi est considérée scientifiquement comme
une propriété émergeante qui apparaît avec la
réunion de plusieurs individus.
Les sociétés humaines elles-aussi partagent des
mécanismes généraux. Elles-aussi ont toujours des chefs,
des dominés, des outils, des décorations, une religion, etc. Si
comme le note Descolla, il faut prendre garde à l'éthnocentrisme
lorsque l'on recherche les traits communs de toutes les sociétés
humaines, il demeure que des modalités de rapports de au monde sont
partagées par toutes les cultures. C'est pourquoi Descolla reprend le
concept kantien de schème, intermédiaire entre l'inné et
l'acquis puisqu'il s'agit d'isoler nos facultés communes d'acquisition
qui sont elles-mêmes innées.
Mais on peut invoquer le fait que les différents types
de fourmilières correspondent à des espèces
différentes. Ces différences sont inscrites dans leur code
génétique tandis que l'homme, à partir du même
patrimoine génétique, peut développer plusieurs cultures
différentes. Ce qui peut nous ramener à l'idée d'un
instinct opposé à une intelligence adaptative. Bien qu'il ne
vaille pas pour les phénomènes culturels dont témoignent
les primates et les cétacés, qui ne correspondent pas à
des variations génétiques, cet argument mérite
d'être analysé en détail car il semble effectivement
refuser la même adaptabilité que l'homme à toute une gamme
d'êtres vivants.
Premièrement, notons que les différentes
peuplades humaines possèdent elles-aussi des patrimoines
génétiques différents, qui expliquent les
différences morphologiques observées entre les différents
peuples du globe. C'est parce que tous les humains demeurent encore
complètement inter-féconds qu'il est totalement hors de propos de
parler d'espèces humaines. On ne peut pas non plus parler de races
puisque les différences génétiques entre peuples sont
moins importantes que les différences entre individus d'un même
groupe. Il demeure que les pratiques culturelles d'un peuple jouent dans le
fonctionnement de la sélection naturelle, en imposant des règles
de reproduction ou une charité envers les plus démunis. On peut
légitimement penser comme Monod que la sélection naturelle n'a
quasiment plus cours dans nos sociétés modernes en raison des
avancées de la médecine, couplées à notre
système moral humaniste. Sans discuter la légitimité de la
sélection naturelle ou de sa substitution par un quelconque humanisme,
à partir du moment où l'on admet que la sélection
naturelle joue un rôle dans l'évolution, un certain nombre de
pratiques culturelles doivent avoir un impact sur l'évolution de
l'espèce humaine, ou du moins sur celle des membres d'une culture.
Là encore, sans traiter dans la moindre mesure de l'aspect
éthique du phénomène, en raison du métissage, de
plus en plus important, qui s'opère entre les peuples, on peut estimer
que les différences génétiques liées à la
disparité des pratiques culturelles ont tendance à se
réduire. On pourra remarquer quoiqu'il en soit que la frontière
entre culture et évolution génétique n'est pas aussi
tranchée que l'opposition entre culture et nature que le naturalisme
véhicule.
Deuxièmement, que l'on envisage l'évolution en
termes néo-darwiniens ou selon la théorie alternative de
Chandebois, de nombreuses zones d'ombre subsistent encore sur l'apparition de
nouvelles espèces au cours de l'évolution. Que l'on
considère l'évolution comme aléatoire ou
téléologique, la majorité des spéciations sont
allopatriques, c'est-à-dire qu'une espèce se scinde en deux
autres à partir de la séparation et de l'isolement
géographique de deux populations. Parce qu'il y a absence ou
échec du métissage génétique entre les deux
groupes, l'évolution, pour s'adapter à deux milieux
géographiques différents, peut suivre deux chemins divergents qui
aboutiront à deux espèces distinctes lorsque leurs membres
cesseront d'être inter-féconds. Le point important est que c'est
en s'adaptant à un nouveau milieu et en adoptant de nouvelles pratiques
que les membres d'une espèce peuvent être amenés à
en fonder une nouvelle. Le processus allopatrique de spéciation, qui
est, de loin, le plus courant, est donc très proche du processus de
diversification culturelle tel que l'on pourrait l'esquisser.
Reste que la disparité des cultures humaines
s'accompagne de différences génétiques très
mineures qui ne vont pas jusqu'à la spéciation. Mais si l'on fait
abstraction du saut, encore mal compris par la biologie, qui amène
l'apparition d'une nouvelle espèce, les différences entre
cultures et les différences entre espèces sont tout autant
fondées sur l'éloignement géographique et
l'hétérogénéité des réponses
pratiques que les différents groupes peuvent avoir
développées.
Les cultures humaines ne sont cependant pas uniquement
définies par les habitudes pratiques qu'elles ont respectivement
adoptées pour répondre à un environnement
spécifique. Les arts, les lettres, le droit, la religion, les
traditions, etc, constituent également les éléments
fondateurs d'une culture. Il est en effet difficile de trouver à ces
éléments des équivalents dans le monde animal.
De nouveau il faut se garder d'inverser fondements et
conséquences de la conscience. Les aspects artistiques et religieux
d'une activité humaine se définissent inévitablement par
l'intention et les états mentaux qui caractérisent les
protagonistes de cette activité. L'art contemporain nous montre bien
comment c'est le discours et le sens rajouté à une production
humaine physiquement anodine qui fait la différence entre un simple
produit et une création artistique. La religion, les croyances, le droit
et les traditions d'une culture n'ont pas grand chose de substantiel si ce
n'est quelques fugaces édifices matériels, qui restent pourtant
les seuls objets d'étude à disposition de l'archéologue et
de l'historien. C'est davantage dans la réunion des subjectivités
de ses membres que consistent les valeurs d'une société. Qui plus
est, c'est selon des critères esthétiques inhérents
à la subjectivité humaine qu'est jaugé l'aspect artistique
ou spirituel d'une production. En effet, objectivement, qu'est que la
cathédrale a de plus que la vulgaire masure ou le nid de l'oiseau, si ce
n'est une référence à la subjectivité humaine de
ses créateurs ? Il ne s'agit pas ici de maintenir un quelconque dualisme
mais seulement de remarquer que les aspects artistiques et religieux d'une
culture ne peuvent être invoqués pour appuyer l'originalité
de la conscience humaine car il s'agit davantage de modes de la conscience
humaine. Tant que la question de la subjectivité et de la conscience
animales n'a pas été traitée, nous ne sommes pas vraiment
en mesure d'envisager les pendants de la religion et de l'art dans le reste du
vivant.
Albert Assaraf s'est tout de même penché sur la
question de l'éventualité d'un phénomène religieux
chez le chimpanzé. Il recense chez lui la fascination pour le ''haut''
typique de toutes les religions, le recours à la médiation, des
phénomènes de sacralisation, des supplications, dons et potlatch,
un système de rétribution et une distinction coercitive entre
''eux'' et ''nous''. Pourtant, puisqu'il lui manque un moyen comme le langage
pour accéder à la subjectivité du chimpanzé,
Assaraf rechigne à conclure que ces phénomènes
relèvent d'une religion. Il préfère admettre une
continuité entre ces comportements et les religions humaines sans se
risquer à des conclusions hypothétiques. Il fait cependant de
l'idée d'une cause première une spécificité humaine
parce qu'il n'en trouve pas trace dans les comportements des chimpanzés.
Mais aurait-on pu découvrir la présence de cette idée dans
d'autres cultures si nous ne l'avions pas traduit dans leur langue ou supposer
d'emblée comme inhérente à l'humanité ?
De nombreuses analogies ont également été
formulées entre les gribouillages des singes anthropoïdes et ceux
des très jeunes enfants humains. Visuellement la ressemblance est
frappante mais il est difficile de pousser l'analogie plus loin à partir
du fait que l'enfant peine presque autant à communiquer ses états
internes que le singe, mais surtout parce que ni l'un ni l'autre, contrairement
à l'artiste contemporain, ne peut fournir un discours satisfaisant pour
faire sans ambiguïté de ces barbouillages de l'art. En effet, les
théoriciens de l'art, outre les difficultés
générales qu'ils ont à définir celui-ci, se
divisent sur la question de faire des gribouillages infantiles des oeuvres
d'art et donc d'autant plus concernant les production animales. Puisqu'il est
fondé sur des critères esthétiques, et donc subjectifs, il
n'est pas surprenant que l'art pose toute une série de problèmes
sémantiques et épistémologiques à la science
lorsque celle-ci commence à s'y intéresser.
Compte tenu des problèmes rencontrés pour
traiter des phénomènes religieux et artistiques de notre plus
proche cousin le chimpanzé, il ne semble pas vraiment envisageable
d'aborder ces thèmes à propos d'autres classes de vivants. Bien
entendu les sentiments religieux et esthétiques correspondent bien,
comme tout état mental, à des phénomènes
neurologiques, mais la définition de ces sentiments est bien trop
équivoque pour nourrir la moindre analogie avec les
phénomènes biologiques d'autres espèces. Si cela pourrait
éventuellement nous autoriser à faire de l'homme une exception
dans le règne du vivant, il semble en tout cas que les
phénomènes culturels que sont l'art et la religion n'ont pas
vraiment leur place dans une discussion sur l'exclusivité de la
conscience humaine. Finalement accéder aux éventuelles
sphères artistique et religieuse d'une entité vivante quelconque
nécessiterait préalablement d'admettre sa subjectivité et
de posséder un moyen d'y accéder.
On est en droit de douter des intentions d'un raisonnement
visant à rapprocher les différences entre cultures de
différences entre espèces. On sait comment des idéologies
fallacieuses et néfastes ont donné dans l'idée d'une
hiérarchie des races humaines comparable à la hiérarchie
des espèces récurrente dans la pensée occidentale. Mais
l'objectif de notre étude ne peut être plus éloigné
de cette idée car avant d'opérer une analogie entre cultures et
espèces, c'est cette hiérarchie que nous avons entrepris de
critiquer. Si l'on abandonne l'idée de la supériorité de
l'espèce humaine sur le reste du vivant, comparer l'homme à
l'animal n'a plus rien de péjoratif ni d'insultant. Quoiqu'il en soit le
métissage progressif qui accompagne la mondialisation de
l'humanité doit mettre définitivement de côté la
possibilité d'une spéciation à partir de disparités
culturelles.
Subjectivité inconsciente
Pour ne pas tomber dans un certain dualisme, ou une
discontinuité du vivant, incompatibles avec toutes les théories
de l'évolution, il est courant de distinguer plusieurs types de
subjectivité et de considérer la conscience humaine comme
différente de la subjectivité animale non-consciente. Ainsi une
subjectivité ne peut être refusée à aucun vivant
puisque celle-ci n'est tout simplement pas identifiée à la
conscience. Il s'agit d'accorder à l'animal, voire au
végétal et à d'autres formes de vie, certaines des
propriétés spirituelles que notre propre subjectivité
connaît.
Il peut s'agir de la perception, qui a toujours
été admise aux animaux, et dont la science a maintenant
très bien mis en évidence la présence chez toutes les
espèces vivantes. Il peut paraître difficile d'envisager une
perception non-consciente mais les exemples donnés par Leibniz suffisent
à dissiper rapidement la contradiction. Ainsi un grand bruit peut nous
réveiller alors que nous sommes à ce moment là dans un
état d'inconscience. Aussi, comme les voix qui composent le brouhaha
d'une foule, le bruit de la mer n'est que la somme de la multitude des sons
des vagues qui l'agitent mais dont nous n'avons pourtant pas conscience
individuellement. Qui plus est, toutes les cellules de notre corps enregistrent
perpétuellement des informations en percevant leur environnement, que ce
soit l'environnement extérieur à l'organisme ou l'environnement
cellulaire de la cellule en question. Pourtant toutes ces informations
n'accèdent pas à notre conscience. On peut donc envisager que
toutes les formes de vie ont des expériences psychiques de perception
mais qui ne s'accompagnent pas nécessairement de la conscience, qui
elle, est aperception.
Les pulsions, au sens psychanalytique, sont des
poussées motrices qui concernent la satisfaction d'un désir. On
oppose traditionnellement les pulsions au libre-arbitre mais il s'agit plus
généralement de distinguer des pulsions inconscientes à
des décisions conscientes, quoique l'on soit toujours en droit de
considérer les deux phénomènes comme
déterminés. Les pulsions peuvent donc également être
considérées comme des phénomènes psychiques
inconscients que l'on peut accorder à la subjectivité
non-humaine. En effet, il est possible d'admettre un comportement final
à toutes les formes de vie mais plutôt que de penser cette
finalité par analogie avec l'expérience du choix qui nous est si
commune, c'est à l'image de nos réactions inconscientes et
irréfléchies qu'est pensée la psyché animale.
La déduction, à partir des perceptions
inconscientes, de la possibilité d'une subjectivité totalement
inconsciente n'est pas forcément si évidente. En effet, on peut
certes envisager que toute forme de vie perçoit mais que seules
certaines connaissent le stade supérieur de l'aperception. Pourtant,
bien qu'il s'agisse d'une métaphore courante en psychanalyse,
considérer l'inconscient comme un iceberg dont la conscience serait la
partie visible est peut être une vision trop simpliste de leur
interaction. L'inconscient de la psychanalyse est un maillage psychique qui ne
s'oppose pas radicalement à la conscience. Celle-ci peut refouler
certaines énergies et tensions dans l'inconscient, car elles vont
à l'encontre des moeurs ou de l'équilibre psychique de
l'individu. La psychanalyse ne nous fournit pas une théorie de
l'émergence de la conscience à partir de l'inconscient, au
contraire elle prend ces deux pôles comme des états de fait dont
il s'agit de déterminer les interactions. On remarquera sur ce point
comment la psychanalyse décrit généralement chacun de ces
éléments par rapport à l'autre.
En réalité le fait des perceptions inconscientes
ne prouve rien quand à la possibilité d'un psychisme
entièrement inconscient, possibilité qui n'a d'ailleurs pour elle
aucun exemple empirique. Et comme le pourrait-elle ? Toute perception
inconsciente que nous pouvons constater ne l'est jamais complètement
puisque, certes après coup et par réminiscence, elle ne doit son
existence phénoménale qu'au fait d'avoir bien fini par
accéder à la conscience. On définit
généralement l'inconscient comme l'ensemble des
évènements psychiques qui n'apparaissent pas à la
conscience. Cependant l'inconscient peut également être
conçu, dans l'idée des partisans d'une subjectivité
animale non-consciente, comme l'ensemble des évènements
non-conscients qui sont pourtant psychiques. Si nous ne connaissons notre
inconscient que par ses effets sur notre conscience, que signifie alors une
subjectivité sans conscience ?
Puisque la biologie ne trouve substantiellement rien de plus
dans le vivant que dans n'importe quel autre phénomène physique,
il n'y a que notre propre subjectivité conscience qui nous fasse
connaître ce que ''psychique'' peut signifier. On peut certes envisager
une subjectivité sans conscience par abstraction en imaginant les
animaux mus uniquement par des pulsions inconscientes identiques à ceux
qui nous animent, même lorsque nous n'en avons pas conscience, mais cette
abstraction a-t-elle la moindre valeur empirique ou scientifique ? Cela peut
être considéré comme une simple construction mentale
destinée à concilier le problème de la finalité
dans le monde vivant et l'exclusivité de la conscience humaine. Cette
construction est habile mais elle ne nous indique en rien la frontière
entre comportement final conscient et finalité inconsciente, puisque les
deux se retrouvent chez l'homme pour les mêmes activités.
Si l'on admettait un comportement purement
déterminé et instinctif à l'animal, lui accorder une
subjectivité inconsciente entièrement pulsionnelle serait
envisageable. Cependant, nous avons pu constater à quel point l'ensemble
du règne du vivant possède un comportement adaptatif basé
sur la computation. Nous avons remis en cause la pertinence d'une distinction
radicale entre intelligence et instinct. Tout mécanisme biologique peut
être compris par analogie au choix et toute structure innée dont
témoigne une entité vivante ressemble davantage au
synthétique a priori kantien, qu'au programme d'une
machine-outil. Il n'y a plus vraiment lieu de parler de comportements
''naturels'' et irréfléchis qui pourraient être
tempérés par une raison humaine (ou cérébrale). Il
y a solution de continuité entre la pulsion, fruit d'une computation
cellulaire et le choix conscient tout aussi réductible en un calcul de
même nature. Penser l'inconscience de la subjectivité animale
à l'image de nos réflexes pulsionnels semble donc quelque peu
désuet.
Plutôt que comme un phénomène
émergeant, la conscience peut donc être envisagée comme un
résidu incompressible du fonctionnement de l'inconscient. Pour ce qui
est du non-humain, il n'est guère possible d'estimer l'ampleur et le
champ de cette conscience sans moyen de communication. Pourtant nombreux sont
les éthologues à croire en cette conscience animale et qui
tentent de la prouver, tandis que d'autres, plus circonspects,
découvrent cette éventualité au détour de leurs
recherches.
Le concept de carte cognitive est largement
employé en éthologie pour tenter de comprendre la psyché
de certaines espèces. Beaucoup d'animaux sont en effet capables de se
repérer spatialement avec précision sur de vastes territoires,
bien plus vastes que la portée de leurs sens. Nombreuses sont les
espèces à pouvoir retrouver une source de nourriture
localisée sans avoir accès à une piste sensorielle. Un
certain nombre d'expériences mettent en lumière comment beaucoup
d'animaux, les primates certes mais aussi des chiens ou des oiseaux, peuvent
mémoriser des caches de nourriture et les retrouver longtemps
après, même une fois que l'environnement ait fortement
évolué en raison d'un changement de saison. Des
expériences récurrentes consistent à laisser le sujet
regarder l'expérimentateur cacher des récompenses sur une zone.
Celui-ci parviendra à en mémoriser plusieurs dizaines et
organisera spatialement son trajet pour choisir le plus optimisé. Nous
avons pu voir précédemment comment certains oiseaux sont
particulièrement doués pour ce type d'exercice.
Les abeilles sont aussi réputées depuis
longtemps pour leurs prouesses lorsqu'il s'agit de s'orienter sur de vastes
territoires. Les éthologues ont toujours été surpris de la
qualité des cartes cognitives des abeilles qui parviennent à se
repérer sans erreur sur des zones qui se mesurent souvent en
kilomètres. Le plus intéressant est la célèbre
danse des abeilles, découverte par le prix Nobel Karl von Frisch, qui
leur permet d'indiquer à leurs congénères la localisation
d'une nouvelle source intéressante de nourriture. L'indication se fait
par un système symbolique complexe et se montre très
précise pour indiquer distance, direction et taille de la source de
pollen.
Les cartes mentales ainsi construites par beaucoup d'animaux
suffisent à certains pour leur attribuer une forme de conscience. Sans
aller si vite en besogne, on peut remarquer comment, à un certain niveau
de repérage spatial, il n'est plus vraiment possible de parler de
comportement pulsionnel. Ce n'est pas un signal sensoriel qui stimule le
mouvement de l'animal mais une réminiscence, une représentation
mentale, du trajet et de la destination ; difficile alors d'envisager ces
modalités psychiques de repérage comme de même nature que
nos réflexes inconscients.
Plus généralement, aucune faculté
cognitive mise en évidence chez l'animal ne se prête à ce
type d'analogie. Bien sûr, les mécanismes neurologiques à
l'origine de la mémorisation et du conditionnement ayant
été mis en évidence depuis longtemps, cela pourrait
laisser à penser que les capacités cognitives des animaux restent
de l'ordre du pur automatisme, mais c'est sans compter que nos propres
modalités d'apprentissage et de mémorisation, pourtant bel et
bien conscientes, relèvent des mêmes appareillages biologiques.
Là encore la science n'apporte aucun élément
décisif pour confirmer le vieil adage occidental qui maintient une
différence qualitative entre les subjectivités humaine et
non-humaine.
Un autre apport majeur concernant la conscience animale ne
vient pas proprement de l'éthologie mais de la neurobiologie. Michel
Jouvet est un des plus grands spécialistes au monde du sommeil, on lui
doit notamment le concept de sommeil paradoxal et le découpage
du sommeil en cinq phases. Comme dans bien d'autres domaines de recherche, les
études sur le sommeil, bien qu'ayant comme sujet principal l'homme,
utilisent beaucoup l'animal, en l'occurrence le chat, à des fins
expérimentales. Pour Jouvet, s'il expérimente sur le chat c'est
parce que les phénomènes de veille, de sommeil et de rêve
sont sensiblement identiques chez tous les mammifères.
Ainsi, lorsqu'il cherche à définir les
conditions de l'attention consciente, son propos porte indifféremment
sur l'homme et sur le chat. Ces conditions sont liées à
l'intégrité de certaines zones cérébrales, à
l'activation de systèmes sous-corticaux et à la consommation
énergétique des modules corticaux mis en oeuvre. Ces
corrélas neurobiologiques de la conscience étant présents
aussi bien chez l'homme que chez l'animal, Jouvet n'hésite pas à
étendre la notion de conscience aux animaux. L'alternance du sommeil
à ondes lentes et du sommeil paradoxal, avec activité corticale
rapide, est généralisable à tous les homéothermes,
donc à tous les oiseaux et mammifères.
Concernant le sommeil à ondes lentes, l'activité
corticale comme la consommation d'énergie sont significativement
ralenties tandis que des phénomènes ondulatoires, absents de la
veille se mettent en place. Il s'agit clairement d'une absence de conscience
car, non seulement les conditions neurobiologiques de l'attention consciente ne
sont plus réunies, mais les sujets humains réveillés au
milieu d'une telle phase ne se souviennent absolument de rien. En d'autres
termes, le cogito de Descartes n'est plus en vigueur, ce qui tend
à interdire de fonder l'esprit sur celui-ci puisque la
personnalité comme la mémoire survivent sans problème
à cette ''mort'' de la conscience que constitue cette phase de sommeil.
Pourtant c'est à ce type de sommeil que correspondent les
phénomènes de somnambulisme, où un individu peut accomplir
des actions dirigées et coordonnées et cela complètement
inconsciemment car, de la même manière, s'il est
réveillé au milieu de son somnambulisme, il ne se souviendra de
rien. On pourrait penser que cela est un bon exemple d'action inconsciente mais
dirigée, qui pourrait constituer l'archétype d'une
subjectivité animale inconsciente, pourtant l'imagerie
cérébrale nous montre comment l'activité neurologique
à ce moment là est bien celle du sommeil à ondes lentes et
ne correspond pas du tout à celle de la veille chez l'homme ou chez
l'animal.
Le sommeil paradoxal est très différent sur
plusieurs points. Il est même aussi différent du sommeil à
ondes lentes que celui-ci l'est de la veille. Neurophysiologiquement
l'électroencéphalogramme du sommeil paradoxal correspond bien
davantage à celui de veille qu'à celui du sommeil à ondes
lentes, tout en restant très différent. Ainsi l'individu est
frappé d'atonie musculaire, ce qui explique son immobilité
malgré son intense activité cérébrale. La
consommation énergétique est également très
importante, sûrement plus que lors de l'attention consciente. Là
encore, tous les homéothermes témoignent des mêmes
phénomènes neurobiologiques. Seule la durée des cycles
varie mais de manière corrélée à la taille de
l'individu, une période de sommeil paradoxal durant toujours à
peu près un quart de la période de sommeil à ondes lentes.
Ainsi le chat dort pendant vingt-quatre minutes puis passe en sommeil paradoxal
pendant six minutes, chez l'homme ces périodes sont de quatre-vingt-dix
et vingt minutes et, pour l'éléphant, elles sont encore plus
longues.
On sait depuis la fin des années soixante que c'est
à cet état de sommeil que correspondent nos rêves. C'est
pourquoi les sujets réveillés pendant cet état se
rappellent alors très bien de leurs rêves et peuvent les raconter
en détails. Plus le réveil est provoqué longtemps
après la période de sommeil paradoxal, plus les souvenirs
s'estompent. Il existe deux types de rêve. Le premier type constitue
sûrement plus de quatre-vingt-quinze pour cent des rêves. Le sujet
est persuadé que ce qui se passe dans son rêve est la
réalité malgré les incohérences que l'on peut
constater après coup, il est alors convaincu d'être
éveillé ce qui correspond tout à fait à un
phénomène d'hallucination. Le second type, le rêve lucide,
est beaucoup plus rare mais a tout de même été mis en
évidence expérimentalement. Le sujet a conscience qu'il
rêve, il peut rester dans son rêve ou se réveiller en
suscitant un mouvement, le rêve n'est plus une hallucination car on ne le
confond pas avec la réalité. Comme Jouvet, on pourra citer comme
exemple l'un des rêves que Descartes fit à l'origine du
Discours de la méthode, et remarquer ironiquement que les
conclusions qu'il en tira ralentirent considérablement les recherches
sur l'inconscient. Quoiqu'il en soit, on peut considérer que ces deux
types de rêve sont conscients et témoignent même d'une
conscience de soi. Pour le second cela est assez évident mais pour le
premier, on remarquera que le rêveur, quoiqu'il se trompe sur la
réalité de ses perceptions, reste conscient de lui-même en
tant que sujet pensant.
On sait que le sommeil paradoxal correspond aux rêves
chez l'homme grâce aux interviews que l'on peut faire de sujets
expérimentaux et que l'on met ensuite en relation avec les
données neurologiques. Pour l'animal, encore une fois, la
barrière de la langue semble insurmontable. Le pendant
neurophysiologique du rêve humain peut être retrouvé chez
tous les mammifères sans problème, pourtant on pourra toujours
douter, en bon naturaliste, que l'animal connaît les mêmes
états internes correspondants. Il s'agirait tout de même d'un
raisonnement quelque peu sophistique car l'un des axiomes de la science veut
qu'aux mêmes causes doivent correspondre les mêmes effets.
L'expérimentation est cependant allée plus loin que cette
analogie neurobiologique. Chez des chats, une destruction localisée des
systèmes cérébraux responsables de la perte de
tonicité musculaire lors du sommeil paradoxal a donné des
résultats significatifs. Alors que sa veille et son sommeil ne sont pas
perturbés, un chat ainsi altéré présentera des
comportements oniriques surprenants lors du sommeil paradoxal. Il guettera,
attaquera et poursuivra des proies imaginaires mais ne réagira pas au
moindre stimulus extérieur. Tout porte à croire que c'est aux
images d'un rêve que correspondent ces mouvements. Bien évidemment
aucune expérience de ce type n'a été menée sur des
êtres humains, mais il s'avère que certaines personnes, victimes
de lésions cérébrales au niveau des fonctions responsables
de l'atonie musculaire, témoignent du même type de comportement
onirique. Ils gesticulent dans leur sommeil et ces mouvements correspondent au
moment de leurs rêves et à leur contenu.
Convaincu de l'originalité de la conscience humaine, on
pourra cependant continuer de penser qu'il manque un témoignage
articulé pour admettre le rêve au chat, et de la même
manière une conscience et des états internes similaires aux
nôtres. A la lumière de la neurobiologie, il ne nous est plus
donné, selon nous, de maintenir le postulat naturaliste qui veut que
seul l'espèce humaine possède une conscience. Il n'y a aucune
raison scientifique de refuser à l'animal qui semble effrayé,
impatient, envieux, affamé, joueur et souffrant, des états
mentaux correspondants. Seul le doute cartésien nous fait remettre en
cause cette évidence, mais celui-ci peut tout aussi bien nous faire
rejeter toutes les données de la science comme de nos sens, l'ensemble
des mathématiques ainsi que la conscience des autres humains, c'est
pourquoi ce doute doit demeurer méthodique. Reste à
déterminer si cette conscience doit s'étendre à toute
forme de vie ou commencer avec un certain stade de complexification
phylogénétique.
Conscience de soi
Ce qu'il est encore possible de refuser à l'animal
conscient, c'est une conscience de lui-même, c'est-à-dire une
conscience réflexive. Autrement dit la question est de savoir si
l'animal à une conscience de lui-même comme un moi
différencié de son environnement et de ses partenaires sociaux.
L'éthologie, ayant en général au moins admis les
états internes des animaux supérieurs, se penche sur cette
problématique depuis longtemps.
Nous avons déjà noté que des
scientifiques sont parvenus à enseigner un langage artificiel à
des dauphins. A partir de là ils ont pu montrer comment ces dauphins
sont capables d'indiquer lequel de deux bruits est le plus fort mais peuvent
également préciser quel degré de certitude ils attribuent
à leur jugement. Cela peut être considéré comme une
preuve de la conscience qu'ils ont de leur propre connaissance. En fait
quasiment tous les animaux à qui l'on a enseigné un langage
semble à même de se désigner eux-mêmes. Bien entendu,
c'est devenu un obstacle récurrent, sans communication de concepts
abstraits il n'est pas évident de traiter de la conscience de soi que
pourrait avoir un sujet. Les éthologues doivent donc rivaliser
d'ingéniosité pour concevoir des tests permettant de cerner
autrement le problème.
Le moyen le plus connu et le plus utilisé est le
test du miroir. Développé par le psychologue Gordon G.
Gallup dans les années soixante-dix, il consiste à mettre
l'animal en présence d'un miroir et n'analyser ses réactions.
L'expérience la plus simple est de placer une marque sans odeur sur une
partie de l'animal qu'il ne peut normalement pas voir. Un animal qui se
déplace par rapport au miroir pour mieux y voir la marque, qui essaye de
toucher la marque avec un membre ou qui témoigne de tout autre forme de
comportements auto-dirigés, a manifestement compris que l'image dans le
miroir est la sienne. Il est en effet difficile de ne pas voir là une
preuve de la conscience de soi de l'animal.
Plusieurs grands singes, les dauphins, les orques et, plus
récemment, les éléphants ont réussi ce test. Ce
n'est guère étonnant étant donné qu'il s'agit des
mammifères considérés comme parmi les plus intelligents.
Certains obtiennent même des résultats encore plus concluants avec
des expériences un peu plus complexes. Ainsi la vidéo est souvent
utilisée à la place du miroir, avec des résultats
sensiblement similaires. Les chimpanzés, les dauphins et les orques se
reconnaissent même dans des vidéos enregistrées et font la
différence entre direct et différé car ils ne manifestent
des comportements auto-dirigés que dans le premier cas. Les dauphins
parviennent également à y reconnaître leurs
congénères et leurs entraîneurs humains.
Bien qu'il ait été d'une aide
considérable en primataulogie et pour l'étude des facultés
cognitives de certains mammifères marins, l'efficacité de ce
procédé est parfois controversée car celui-ci s'axe sur
une conception peut-être trop anthropocentrique de la perception. Ainsi
les gorilles, qui comptent pourtant parmi les primates les plus intelligents et
témoignent de comportements sociaux complexes, échouent quasiment
systématiquement au test du miroir. Puisqu'un gorille est parvenu
à maîtriser le langage des signes, il est difficile de refuser
à l'espèce une conscience de soi similaire à celle du
chimpanzé. Beaucoup d'éthologues s'accordent donc pour attribuer
cet échec au fait que les gorilles ne se regardent presque jamais droit
dans les yeux car il s'agit d'un signe majeur d'agressivité ; les sujets
détournent systématiquement leur regard à la vue d'un
congénère ce qui ne leur laisse guère le temps de se
reconnaître dans un miroir. C'est pourquoi ils obtiennent de meilleurs
résultats lorsque le miroir est remplacé par un écran qui
affiche l'image du gorille à partir d'une caméra postée
dans un angle décalé.
De plus l'homme compte beaucoup sur la vue dans la
majorité de ses activités sensorimotrices, mais ce n'est pas le
cas de toutes les espèces. La plupart des canidés et des
félins sont sociaux mais territoriaux et reconnaissent leurs
congénères comme leur territoire en grande partie grâce
à leur odorat. Pourtant ils doivent bien faire la différence
entre les marquages de leurs rivaux et les leurs pour adopter ce comportement
territorial. En fait la grande majorité des animaux communiquent et se
reconnaissent par des signaux chimiques, comme les phéromones, qui n'ont
rien à voir avec la vue. Chez toutes ces espèces, il n'est donc
pas surprenant que le test du miroir ne donne pas le moindre résultat.
Pour envisager ce type de test sur ces espèces, il serait
nécessaire de construire des procédés expérimentaux
permettant de les mettre en contact sensoriel avec leur propre signature
chimique et autorisant le même type de réaction qu'un miroir. Il
va sans dire à quel point l'élaboration de ce type de tests
présente une montagne d'obstacles techniques.
Concernant l'immense majorité des entités
vivantes, nous ne disposons pas de la moindre donnée pour traiter de
leur éventuelle conscience d'elles-mêmes. Leur conscience en
général, lorsqu'elle est admise, n'est d'ailleurs pas bien
définie. Il est fort probable que les concepts et catégories que
nous appliquons à notre conscience : réflexivité, but,
moyen, etc, sont de moins en moins appropriés aux autres espèces
à mesure que leur structure et leur fonctionnement diffèrent des
nôtres. La neurobiologie va dans ce sens puisque, quoique
téléologie et traitement de l'information se retrouvent à
toutes les échelles du vivant, la structure et le fonctionnement d'un
organisme peuvent varier du tout au tout.
Si l'on admet, comme les néo-darwiniens, que
l'évolution est entièrement continue et fondée sur la
sélection naturelle, il semble inapproprié de considérer
la conscience réflexive comme apparue soudainement chez l'homme ou chez
certaines espèces de mammifères supérieurs.
Peut-être devrait-on plutôt admettre que le psychisme commun
à toute forme de vie a évolué et s'est complexifié
pour atteindre le niveau de notre conscience. Il faut cependant faire
l'économie d'une apparition soudaine de la conscience, l'histoire
phylogénétique de notre espèce doit témoigner d'un
développement continue et progressif de la conscience de soi.
En acceptant la théorie alternative de Chandebois, il
serait possible d'imaginer que la conscience réflexive soit apparue
comme un organe, par saltation. Mais il semble qu'aucun organe ne corresponde
à la conscience, et encore moins à la conscience
réflexive. Le cerveau n'est pas l'apanage des animaux supérieurs
puisque les vers nématodes, microscopiques et constitués de moins
d'un millier de cellules, en possèdent un de quelques centaines de
neurones. L'apparition du cerveau ne correspond donc pas vraiment au
surgissement de la conscience que l'on pourrait imaginer au cours de la
phylogenèse. Certaines zones du cerveau pourraient être
invoquées pour jouer le rôle d'un impossible organe de la
conscience mais nous avons pu voir avec Jouvet que les conditions
neurobiologiques de l'attention consciente sont les mêmes chez tous les
homéothermes. Le fonctionnement chimique et électrique de tous
les cerveaux est identique et ne se distingue pas radicalement de celui
d'autres systèmes cellulaires chargés du traitement de
l'information dans des organismes dépourvus de systèmes nerveux.
Incapable de trouver une histoire phylogénétique de la
conscience, la science nous renseigne encore moins pour localiser le pendant
biologique de la conscience réflexive.
Et comment le pourrait-elle lorsque l'on voit la
variété des opinions dans les débats religieux,
philosophiques, psychologiques et psychanalytiques sur le concept de ''moi'' ?
On ne peut que douter que ce moi soit un objet approprié pour le
scientifique. Les neurologues ont déjà fort bien fait remarquer
comment ce moi, érigé en substance par Descartes, est difficile
à localiser face à la multitude de neurones, de cortex et de
sous-cortex que la neurologie constate comme source de états mentaux.
Pour le cartésien, la conscience réflexive doit faire comprendre
à l'homme que son moi fondamental est une entité
immatérielle occupant temporairement un corps qui n'est qu'une enveloppe
et qui n'appartient pas à l'unité métaphysique du moi. Les
biologistes ont plutôt tendance à faire du moi, la conscience du
corps qui y est tout entièrement localisée, quoique la perte d'un
membre ne retranche rien à notre conscience. Certains ont fait de la
volonté l'essence de l'individu tandis que d'autres la pensent comme un
point de vue particulier sur le monde. Parfois le moi n'est qu'un concept, un
concept majeur mais qui ne doit pas dépasser son rôle
sémantique et représentatif. Il peut être
considéré comme une illusion fondamentale qui masque la
multiplicité primordiale de notre conscience. Le moi de la psychanalyse
est ambiguë car il s'oppose à certaines parties de notre
psyché et ne correspond donc pas tout à fait à
l'unité de notre être. La valorisation du moi dans les
systèmes de valeurs de nos sociétés à
également une histoire. Dans certaines philosophies il est même
condamné comme une source de motivation opposée au bien commun.
Nous n'avons pas le loisir de dresser ici une typologie des
conceptions du moi, ni d'en retracer l'histoire, nous espérons seulement
avoir mis en évidence que ce mot est trop équivoque pour
constituer un objet d'étude pour la biologie. Les débats à
son sujet doivent plus probablement parasiter la recherche en instaurant une
rupture entre homme et animal que le scientifique est bien incapable d'isoler
empiriquement.
Comme nous avons remarqué qu'une subjectivité
sans conscience n'est guère intelligible puisqu'elle ne s'appuie sur
aucun fait empirique, une conscience qui ne soit pas conscience de soi laisse
perplexe puisque l'on ne dispose pas vraiment d'expériences d'une
conscience qui ne fasse pas de différence entre ''soi'' et
l'environnement. En psychologie du développement, les chercheurs tendent
à penser que le bébé, même quelques minutes
après sa naissance et peut-être même déjà dans
le ventre de sa mère, témoigne d'une différenciation fine
entre une stimulation d'origine extérieure, comme lorsque sa mère
le touche, et une stimulation interne, lorsqu'on le fait se toucher
lui-même le bras avec sa main opposée. Cela n'est guère
étonnant lorsque l'on sait qu'un réseau de cellules comme le
système immunitaire est précisément conçu pour
faire cette distinction entre intérieur et extérieur. Difficile
alors d'imaginer une entité vivante incapable de discriminer entre elle
et son milieu. Toutes les formes de vie perçoivent leur environnement et
il n'y a pas de perception sans distinction entre un élément qui
reçoit et quelque chose d'autre à l'origine de ce qui est
reçu.
Toutes les consciences pourraient ne pas présenter une
connaissance de soi comme d'un être unifié et unique tel que nous
en avons l'expérience. Ce ''moi'' réflexif peut être
considéré comme davantage qu'une distinction entre
intérieur et extérieur mais, là encore, comment
opérer cette distinction sans avoir le sentiment de l'unité de
cet ''intérieur''. On ne peut pas non plus le confondre avec l'autre,
même s'il s'agit d'un congénère, sans ruiner par là
même la distinction en question. Certes des communautés de
cellules, bactéries, insectes ou herbivores, témoignent de
comportements en groupe qui semblent davantage relever d'une
délibération globale. Pourtant chaque individu est une
unité de calcul indépendante, quoiqu'elle réagisse
exactement comme tous ses semblables. Nombreux sont ceux qui ont d'ailleurs
remarqué le même type de comportements généraux chez
les regroupements humains, que l'on parle d'inconscient collectif, de bien
commun ou de mode, sans faire pour autant avoir tirer ces observations
d'analogie avec le monde animal.
La douleur, comme la mise en branle du système
immunitaire, signifie justement que l'intégrité de l'organisme
est en danger. Notre corps, comme celui de l'animal, réagira de la
même manière pour faire cesser cette menace pour notre
intégrité. Sauf exception, nos actes conscients iront
également dans ce sens. Il n'y a pas rupture mais continuité
entre la conscience réflexive d'un moi unifié, dont nous nous
réservons parfois l'exclusivité, et la réaction
automatique de fonctions biologiques, à qui nous refusons la conscience
de ce qu'elles ont vocation à sauvegarder.
L'homme semble pourtant doté d'une conscience
réflexive beaucoup plus poussée car il peut porter des jugements
sur ses propres jugements, tenter de comprendre ses facultés de
compréhension, bref il peut faire de son moi un objet pour
lui-même. Plus que jamais, la barrière de la langue est
insurmontable car, alors que nous sommes bien en peine d'imaginer en quoi
pourrait consister la subjectivité d'une cellule ou d'un système
cellulaire, aborder son contenu semble complètement inaccessible.
Pas plus que la biologie moléculaire ou la neurologie,
les théories de l'évolution ne rajoutent aucune preuve au
cogito pour n'attribuer une conscience réflexive qu'à
ceux qui peuvent en témoigner. Si nous ne remarquons pas de
réflexivité chez un animal, c'est peut-être uniquement
parce que l'empathie nécessaire nous manque, un effet de perspective
pourrait nous masquer la psyché des espèces les plus
différentes de nous car nos schèmes de pensée humains sont
peut-être insuffisants pour l'imaginer. Tout au plus pouvons-nous
envisager que certaines formes de vie, si l'on considère la conscience
réflexive comme un concept proprement humain, sont seulement moins
conscientes d'elles-mêmes que nous. Il n'y a aucune raison pour instaurer
une séparation tranchée entre espèces non-conscientes et
espèces pleinement conscientes d'elles-mêmes. En fait, rien
n'indique que le type de psyché développé par des
espèces très différentes de nous est objectivement
inférieur, peut être cette conclusion dépend-elle seulement
de critères de discrimination inhérents aux schèmes
humains de perception. Certaines espèces témoignent de
succès qui semblent mineurs à nos yeux alors que peut-être
sont-ils pour eux la perfection incarnée, de la même
manière que les grandes réussites dont se vante l'homme dans les
domaines scientifique, artistique, politique ou autre, laissent bien
indifférents toutes les autres formes de vie.
Conclusion
Nous avons pu voir à quel point les différents
arguments employés traditionnellement pour distinguer l'homme du reste
du règne animal correspondent bien au schème naturaliste tel
qu'il est décrit par Descolla. Pourtant l'exclusivité de la
subjectivité humaine semble d'autant plus fallacieuse que la
majorité des arguments avancés en sa faveur ont
été, semble-t-il, les uns après les autres,
réfutés par les progrès de la biologie ou de la science en
général.
Le naturalisme occidental suppose d'emblée que toutes
les entités qui composent la nature sont soumises aux
mêmes lois, mais seulement en ce qui concerne la physicalité. Le
postulat d'une structure universelle du monde ne concerne que la matière
et éventuellement la finalité dont témoignent toutes les
entités vivantes, comprises comme des machines biologiques.
L'intériorité dont tout être humain témoigne pour
lui et qu'il peut communiquer à ses semblables n'est étendue que
très prudemment, et avec beaucoup de réserve, aux non-humains.
Sans preuve, on refuse l'intériorité ; et ni la finalité,
l'astuce, la communication, l'adaptabilité ni des comportements sociaux
ne semblent constituer de preuve aux yeux du naturalisme.
Au contraire on recherche ardemment des
propriétés strictement humaines, raison, langage, abstraction,
culture ou réflexivité, autant de caractéristiques
inextricablement liées aux modalités de communication humaines et
par conséquent quasiment impossibles à observer chez toutes les
autres espèces. On peut tout de même constater quelques pistes,
quelques traces embryonnaires de ces propriétés, mais cela n'est
jamais suffisant puisque tout peut être expliqué par les lois
universelles de la nature. Pourtant l'intériorité humaine
doit-elle, et peut-elle, également être expliquée à
partir de ces lois ? Notre expérience psychique semble être
davantage que cela. Le bénéfice du doute va donc immanquablement
dans le sens du maintien d'une continuité des physicalités et
d'une discontinuité des intériorités. On se retrouve bien
devant le problème métaphysique coexistant au naturalisme que
Descolla avait isoler : comment expliquer l'originalité relative de
l'intériorité humaine sur la base d'une universalité
physique de la nature ? Rien d'étonnant à ce que ce
problème hante perpétuellement le naturalisme puisque ses deux
tenants sont des postulats de ce schème de pensée.
Le postulat naturaliste de l'universalité de la
nature matérielle
Introduction
Maintenant que nous avons traité de
l'originalité psychique que s'arroge le naturalisme occidental, abordons
l'autre pilier de ce schème de pensée, à savoir la
continuité des physicalités. La nature est unique et tous ses
composants obéissent aux mêmes lois. Pour la pensée
occidentale en général, tous les existants sont identiques sur le
plan de leur matérialité et suivent tous un fonctionnement
fondamentalement mécaniste.
Cependant, la téléologie et la finalité
qui caractérisent l'ensemble des entités vivantes peuvent
être considérées comme des arguments à l'encontre de
cette idée d'un réalité essentiellement matérielle
et inanimée. S'il s'avère qu'il faut davantage que la
matière pour expliquer les phénomènes vivants, le postulat
naturaliste devra être reformulé puisque l'universalité
qu'il suppose devra être abandonné. Le réductionnisme,
concernant la biologie, est précisément l'optique philosophique
et scientifique qui a vocation à démonter cet argument en
expliquant l'ensemble des phénomènes spirituels, de la
finalité de la protéine à notre conscience
réflexive, par des principes physiques et ainsi maintenir l'universelle
continuité d'une nature matérielle. Il nous faudra donc proposer
une analyse critique du réductionnisme, c'est-à-dire en montrant
ses limites mais aussi en rappelant ses acquis concernant l'explication
physique du psychique.
Une autre manière de remettre en cause le postulat
naturaliste ici traité consiste à admettre que la nature est
certes universellement soumise au même principe mais d'envisager que ce
principe ne soit pas strictement matériel ou, peut-être
même, pas matériel du tout. Pour cela nous rentrerons dans les
rouages de la matière pour évoquer les derniers débats
ontologiques qu'a connus la physique.
Enfin nous entreprendrons une succincte analyse de la
philosophie de Leibniz car il propose un très bon exemple d'une
ontologie de souche occidentale, mais pourtant très loin du postulat que
nous avons déjà remis en cause et de celui que nous allons
critiquer ici.
Le réductionnisme des neurosciences
Les neurosciences ont toujours été un des grands
ressorts des argumentaires réductionnistes tout simplement parce que
c'est à partir de ce point de vue qu'elles se sont construites. Le
réductionnisme a une longue histoire que l'on peut faire remonter
à l'explication de l'esprit par des atomes sphériques
donnée par les atomistes antiques. Hobbes estimera lui aussi que c'est
la matière qui pense tandis que les divers anatomistes du
dix-septième siècle proposaient chacun une explication des
phénomènes de l'âme à partir, et à mesure, de
leurs connaissances physiologiques lacunaires. C'est, en effet, en opposition
au dualisme, platonicien, chrétien ou cartésien, qui
considère l'esprit comme une substance d'une nature différente de
la réalité matérielle et par conséquent
inexplicable par le corps, que se sont construites les différentes
tentatives scientifiques de rendre raison de nos états mentaux par des
organes biologiques. C'est le cerveau, et plus généralement le
système nerveux central, qui est maintenant étudié pour
cela.
Déterminer à quelle zone du cerveaux correspond
tel état psychique ou fonction mentale, comprendre les mécanismes
de transmission d'information entre neurones, etc ; voilà le pain
quotidien du neurologue. Et cette science de l'esprit est parvenue à un
certain succès au cours du vingtième siècle et continue
encore de progresser à grands pas de sorte que l'on peut
désormais affirmer avec certitude que tout état mental correspond
à un phénomène électrochimique dans le
système nerveux central. On peut aisément voir cela comme une
entreprise proprement réductionniste, mais, si le réductionnisme
est certes particulièrement répandu dans les rangs des sciences
cognitives, il ne fait pas l'unanimité.
En admettant toutes les données apportées par
les neurosciences, on est toujours en droit de penser que la conscience reste
un phénomène purement spirituel et irréductible à
la structure matérielle qu'elle habite, mais un
épiphénomène qui n'a aucun rôle dans le
fonctionnement biologique du corps. Il s'agit en somme de conserver le dualisme
des substance de Descartes mais sans admettre la liberté de la chose
pensante car maintenir la possibilité d'une action de la conscience sur
le corps dans une telle ontologie nous ferait retomber dans les mêmes
difficultés que le cartésianisme orthodoxe et notamment la
critique de type leibnizienne à partir de la conservation de
l'énergie dans l'univers. Ce point de vue, outre ses accointances avec
diverses religions, ne peut cependant s'appuyer sur aucun fait empirique ou
scientifique quoiqu'il ait pour lui de pouvoir rendre compte de l'unité
indéniable de notre âme là où la neurologie ne voit
que des multitudes de neurones, de synapses, etc.
Une autre conception quasiment dualiste, le fonctionnalisme,
estime, sur la comparaison du software11(*) et du hardware12(*) en informatique, que les
propriétés spirituelles émergeant de notre cerveau
correspondent bien aux évènements matériels qui s'y
déroulent, mais ne sont compréhensibles qu'en tant que
phénomènes psychologiques car ils ont leurs propres lois,
différentes des lois de la biologie. On est toutefois en droit de
discuter la distinction entre fonction et support matériel en
informatique ; en tout cas l'analyse des composants d'une machine peut suffire
à expliquer son fonctionnement. Pour ce qui est de la biologie, nombre
d'organes sont définis par leur fonction. De plus le fonctionnalisme
peut être envisagé comme un authentique matérialisme plus
que comme un dualisme car même si ces propriétés
spirituelles émergeantes ne pouvaient être compréhensibles
dans les termes de la physique, il demeure que ces propriétés
sont ontologiquement celles de l'organe matériel. Le fonctionnalisme, et
toutes les théories analogues basées sur le principe de
propriétés émergeantes, peuvent donc constituer une
critique du réductionnisme méthodologique, qui voudrait se
suffire des sciences physiques pour analyser le fonctionnement mental, mais pas
vraiment une remise en cause du réductionnisme ontologique, qui fait de
la matière la seule réalité objective.
Plus généralement c'est la question des
qualia, exposée par Frank Jackson à travers une
expérience de pensée très simple qui pose problème
à la neurologie. Il s'agit d'imaginer une neurologue
particulièrement savante qui, dans un futur proche, serait à
même d'expliquer en termes physiques tout le détail des
phénomènes matériels qui correspondent à
l'appréhension par une conscience humaine de la couleur rouge ;
supposons alors que cette même scientifique soit atteinte de daltonisme
de sorte qu'elle n'ait jamais pu voir la couleur rouge. Elle sait donc ce que
signifie objectivement ''percevoir la couleur rouge'' mais elle ne sait pas ce
que signifie subjectivement ''percevoir la couleur rouge'' ; le second ne peut
donc pas se réduire au premier, il est purement qualitatif.
C'est face à ce type de problématique que
Patricia et Paul Churchland ont construit un matérialisme qui n'est pas
proprement réductionniste. Il faut partir pour cela du fait que, dans
l'histoire des sciences, relativement rares sont les cas de théories qui
en remplacent une autre tout en réduisant tous les énoncés
de la théorie précédente dans ses propres termes. Plus
généralement la nouvelle théorie remplace purement et
simplement la précédente. On considère alors que les
neurosciences sont certes incapables de conserver les concepts des
théories de l'esprit antérieures comme la psychologie, rendant
par là même impossible la perspective réductionniste, mais
la nouvelle théorie, comme l'héliocentrisme contre le
géocentrisme, doit purement et simplement se substituer aux
précédentes. Ainsi ce sont les nouveaux concepts forgés
par la neurologie qui doivent désormais peupler le discours scientifique
tandis que les vieux énoncés de la psychologie doivent être
abandonnés. ''Voir du rouge'' est une proposition psychologique qui n'a
pas de sens dans l'étude qu'opèrent les neurosciences de la
perception des spectres lumineux par le système nerveux central.
Quelles que soient les motivations réductionnistes des
neuroscientifiques, rares sont ceux qui s'écartent d'une conception
matérialiste. Pour beaucoup le débat est davantage
méthodologique que philosophique puisque la plupart des critiques
énoncées contre le réductionnisme semblent conserver une
ontologie matérialiste. Il est vrai que tout porte à croire que
lorsque l'on pense, c'est un phénomène matériel qui en est
la source quoique, puisque le cerveau compte parmi les structures les plus
complexes de l'univers, nous sommes encore loin d'avoir déterminé
en détail le fonctionnement du système nerveux central.
On est toutefois en droit de penser, comme Leibniz, que
même s'il nous était donné de connaître
précisément toute cette complexité matérielle, nous
ne saurions pas pour autant pourquoi en émerge une conscience car il est
peu probable qu'un microscope ou un IRM13(*) nous fasse un jour observer une conscience ou une
subjectivité. Cela n'implique pas pour autant un dualisme de type
cartésien mais il faut admettre que ce ne sont pas les neurosciences qui
apporteront la preuve d'une subjectivité derrière la seule
réalité corporelle que le matérialiste attribue à
nos semblables.
A l'embranchement de la neurologie et de la biologie se pose
la question de savoir pourquoi le scientifique réductionniste attribue
encore une subjectivité aux autres humains s'il peut
théoriquement expliquer toutes leurs réactions et tout leur
fonctionnement par les automatismes de leurs seuls corps. On ne peut
guère expliquer cela autrement qu'en invoquant la ressemblance
matérielle et comportementale qui unit l'observateur, qui connaît
réflexivement sa propre subjectivité, et l'observé, dont
ne peut en aucun cas constater empiriquement la conscience. Il est alors
remarquable qu'au dix-septième siècle Descartes, en surprenant
précurseur de la science-fiction, avait déjà
imaginé que des androïdes constitueraient un contre-exemple
à cet argument.
La comparaison entre le cerveau humain et l'ordinateur a
certainement été particulièrement fructueuse aux
neurosciences mais on peut maintenant penser qu'elle a fait son temps. En effet
on sait dorénavant que notre cerveau est très différent
des ordinateurs que nous utilisons très couramment. Alors que les
ordinateurs sont arithmétiques et stockent les données dans des
clusters matériels bien déterminés, nos neurones
connaissent une circulation d'information constante qui empêche de
localiser très précisément une information donnée.
Cette souplesse permet au cerveau de subir un certain nombre de lésions
et des pertes importantes de neurones sans perdre de données ni voir se
détériorer son fonctionnement. Nos facultés
d'apprentissage et d'analyse pratique viennent également de cette
modularité du réseau synaptique où de nouvelles
connections sont créées, se développent et se renforcent
par l'usage, ce qui n'a rien à voir avec la programmation informatique
traditionnelle.
Mais, forts de cette connaissance du fonctionnement neuronal,
les scientifiques travaillent depuis longtemps pour construire des ordinateurs
fonctionnant sur des principes similaires. On construit des neurones
artificiels dont chacun est connecté à plusieurs autres,
l'information est alors transmise de l'un à l'autre que si elle atteint
un ''poids'' suffisant, sachant que ce ''poids'' augmente ou diminue selon que
l'information est sollicitée plus ou moins souvent. Bien que ces
réseaux de neurones artificiels soient encore loin de remplacer nos
ordinateurs personnels, les applications techniques de cette technologie
commencent à se multiplier. Pour l'instant ces machines n'ont pas
vocation à copier le cerveau humain car elles n'en reproduisent le
fonctionnement que dans les grandes lignes et conservent encore beaucoup de
traits des ordinateurs traditionnels. On peut tout de même, d'ores et
déjà, tirer d'importantes conclusions des expériences
menées par les neurosciences computationnelles car les réseaux de
neurones artificiels se montrent particulièrement efficace pour traiter
des problèmes que le cerveau humain excelle à résoudre
mais que les ordinateurs traditionnels peinent à solutionner. Notamment
ces machines peuvent apprendre des tâches pratiques complexes par
l'entraînement et reconnaître des formes générales
à partir de plusieurs images ressemblantes. En fait elles parviennent
à synthétiser plusieurs cas empiriques en trouvant les
éléments communs. Là encore, les succès de ce type
de recherche, quoique fabriquer un cerveau artificiel ne soit pas à
l'ordre du jour, tendent à confirmer le fait que toute fonction mentale
est assimilable à un support matériel.
La question de la subjectivité d'autrui n'en est que
redoublée car la possibilité qu'une machine puisse copier
certains fonctionnements de notre cerveau pose une alternative difficile
à éviter. L'argument basé sur le langage ne peut plus
guère être utilisé car non seulement les ordinateurs
traditionnels font de redoutables progrès dans ce sens là mais
les réseaux de neurones artificiels se montrent encore plus prometteurs
à ce sujet. Soit nous ne pouvons plus attribuer une âme à
nos semblables, et seulement à nos semblables, qu'à partir d'un
postulat religieux et métaphysique, soit nous devrons (ou devons)
attribuer une conscience aux machines qui développeront (ou
développent) les indices comportementaux que l'on estime discriminant
pour attribuer un esprit à une coquille14(*).
Cette alternative pourrait être écartée
bien maladroitement en estimant impossible l'éventualité que
l'homme puisse construire un jour de véritables cerveaux artificiels.
Mais des machines capables d'apprendre, de calculer, de s'adapter, de
communiquer et de décider existent déjà depuis bien
longtemps, bien qu'elles ne soient pas l'oeuvre de l'homme. Le biologiste
moléculaire, pourvu qu'il s'obstine à refuser une
intériorité à une entité qui témoigne de
téléologie, et conserve un propos strictement
matérialiste, nous rapporte pourtant que toutes les entités
vivantes, de la protéine à la baleine, sont de puissantes
machines biochimiques dotées d'un fonctionnement
téléologique.
Monod imagine sur ce point comment une entité
particulièrement objective mais ignorant ce que vivant signifie, s'il
lui était donné de distinguer des objets naturels d'objets
artificiels, rangerait tous organismes vivants dans la seconde
catégorie. En fait la seule caractéristique qui lui permettrait
de discriminer entre les productions de l'homme et un animal est que la
finalité de celui-ci vient de sa structure interne et non d'une
intervention extérieure. Cependant, après avoir analysé le
fonctionnement moléculaire de cette structure interne, Monod en conclut
que, outre la différence d'échelle et de complexité, le
fonctionnement physico-chimique des entités vivantes obéit aux
mêmes lois mécaniques que n'importe quelle machine humaine.
Matériellement il n'y a pas de différence ontologique, si ce
n'est l'intervention de l'homme, qui introduit artificiellement de la
finalité dans des construction matérielles, sans pour autant
espérer égaler la téléonomie de la nature.
Pourtant la finalité introduite dans des artefacts par
l'humanité est bien l'héritière de la finalité
intrinsèque de cette espèce. L'analogie entre organisme
biologique et outil humain et la difficulté qu'il y a à trouver
un critère objectif pour distinguer à leur sujet l'artificiel du
naturel peut être considéré comme redoublant la critique de
Descolla de la distinction entre nature et culture. Pourquoi l'objet
manufacturé par l'homme serait-il moins naturel que n'importe quel autre
résidu d'un comportement animal ? Peut-être parce qu'il porte en
lui l'objectif pour lequel il a été construit. Pourtant n'importe
quel fossile animal révèle son fonctionnement et pour quel type
de comportement et de modalité de subsistance son organisme devait
être conçu. De même l'analyse d'une trace d'activité
animale peut indiquer ce vers quoi était dirigée son action
à ce moment là.
L'analogie entre la finalité de la machine et celle de
l'organisme, quoiqu'elle gène Monod, peut très bien satisfaire
bon nombre de réductionnistes. Quelle meilleure preuve peut-on avoir que
la matière suffit pour expliquer la vie si les constructions
matérielles de l'homme en reproduisent la téléologie ?
Pourtant, puisque la subjectivité du non-humain n'est absolument pas
résolue par le réductionnisme, on est en droit de douter que
celui-ci nous renseigne réellement sur le statut ontologique du
spirituel.
Par l'analyse des différents courants qui animent les
débats au sein des neurosciences et par la mise en lumière des
problèmes métaphysiques qui subsistent malgré les
progrès de la science pour comprendre notre psyché, on est en
droit de penser que la neurologie n'a pas été d'une aide si
grande pour le réductionnisme. On ne peut certes plus penser comme
Descartes que la raison et la pensée sont totalement
immatérielles mais il demeure que la neurologie n'étudie pas
vraiment des états de conscience. Elle tente seulement d'isoler les
évènements physiques qui y correspondent, mais il demeure encore
de nombreuses questions philosophiques dont on peut douter qu'elles puissent
être solutionnées par la science seule. Est-ce vraiment le
physique qui influence le spirituel, ou n'est-ce pas éventuellement
l'inverse ? La distinction ontologique de ces deux éléments
est-elle vraiment justifiée ?
L'union de l'âme et du corps est un des thèmes
majeurs de la philosophie occidentale et on ne peut l'estimer résolu.
Mais avant de traiter cette question il faudrait avoir défini plus
précisément les deux termes en question. On peut estimer avoir
une connaissance métaphysique de notre âme mais la nature du corps
est justement ce qui est mis en question ici.
Les limites du paradigme mécaniste
Que l'ensemble des êtres vivants calcule, voilà
qui ne fait plus de doute. Notre machinerie moléculaire calcule
également de la même manière et aucun principe vitaliste ni
aucune substance spirituelle ne semble nécessaire pour expliquer cela. A
la manière de Monod, on peut rendre compte de toute la
téléologie du vivant par les mécanismes biochimiques qui
en sont les constituants. Le fonctionnement
stéréospécifique des acides aminés et des acides
nucléiques peut être considéré comme le fondement
des capacités de computation dont témoignent toutes les
entités vivantes, qui elles-mêmes expliquent les comportements
téléologiques que l'on peut observer à toutes les
échelles du vivant.
En radicalisant le point de vue du réductionnisme, on
serait alors en droit d'éjecter de l'étude du vivant, comme
Descartes et Monod, tout principe spirituel et toute forme de finalité,
puisque l'étude des simples mécanismes physiques suffit. A cela
deux arguments principaux doivent être opposés. Le premier tient
au manque d'efficacité méthodologique et prédictive de
cette démarche réductionniste. Le second émane
paradoxalement de Descartes lui-même puisqu'il s'agit des
conséquences philosophiques de son cogito.
Comme nous l'avons déjà remarqué, dans la
vie de tous les jours, même le réductionniste cohabite avec ses
semblables en leur supposant une subjectivité fondamentale. Certes il
peut estimer que des phénomènes électrochimiques sont
à l'origine de cette ''émanation psychique'' mais lorsqu'il fait
ses courses c'est bien avec cette émanation qu'il marchande, et non avec
la réalité biologique qui la sous-tend. De même lorsque le
matérialiste le plus forcené cherche à obtenir un visa de
voyage ou un prêt bancaire, il ne cherche pas dans un livre de biologie
moléculaire l'enzyme appropriée. Pour anticiper les
réactions de ses semblables, l'homme doit généralement
leur supposer des buts, des projets et une certaine capacité de
délibération quant aux moyens à employer pour cela ; bref
il doit faire usage des causes finales. Il n'y a guère que dans les
laboratoires et les compétitions d'athlétisme qu'il peut arriver
que l'on anticipe des réactions humaines uniquement selon le
déterminisme matérialiste des causes efficientes.
La biologie n'est d'ailleurs pas la seule science à
étudier l'homme car bien qu'elles ne soient pas
considérées comme des sciences exactes, les sciences humaines ont
prouvé leur capacité à produire des prédictions
vérifiables. Et la psychologie, la sociologie comme les sciences
économiques et politiques utilisent pour cela tout un attirail de
concepts relevant de la finalité et qui supposent une
intériorité à leurs sujets d'études. Comment
expliquer l'efficacité de ces méthodes si l'on considère
que la réalité n'obéit qu'à des lois relevant de la
causalité efficiente ? Qui plus est, quoique la biologie puisse
prédire les mouvements et les réactions de nombreux de nos
composants, le potentiel prédictif des sciences humaines sur les
comportements humains semble beaucoup plus puissant. Ainsi, si un biologiste
souhaitait obtenir le même type de prédictions que peut fournir
une enquête d'opinion15(*) ou une étude de marché, à partir
de données strictement biochimiques, il lui faudrait sûrement
plusieurs siècles pour disséquer tous les êtres humains
impliqués dans le phénomène étudié.
L'usage du principe de finalité dans les sciences ne
concerne d'ailleurs pas que l'homme, il suffit de prendre en compte toutes les
données que nous avons jusque là rapportées pour se
convaincre que le langage des biologistes est lourdement connoté. Les
éthologues, bien entendu, traitent leurs sujets16(*) comme le sociologue et le
psychologue les leurs. Chandebois, pour sa part, n'hésite pas à
utiliser le terme de comportement social concernant la cellule. Partout on
parle de fonctions, de rôles et de
régulation, et il est difficile de gommer l'aspect normatif de
ces concepts sans perdre tout l'intérêt explicatif qu'ils peuvent
avoir. Ainsi lorsque l'on définit le système
immunitaire, c'est comme l'ensemble des mécanismes de
défense de l'organisme ; non seulement cela exige une distinction entre
''soi'' et ''non-soi'' mais les leucocytes, l'acidité gastrique et nos
larmes sont uniquement regroupés dans le système immunitaire par
leur but commun. On peut remarquer que le darwinisme est également
formulé dans un discours essentiellement finaliste puisque l'une de ses
notions centrales est celle d'utilité. Bien qu'il en use lui aussi, nous
avons déjà noté le point de vue équivoque de Monod
concernant l'usage de la finalité dans le langage scientifique :
« La pierre angulaire de la méthode
scientifique est le postulat de l'objectivité de la Nature.
C'est-à-dire le refus systématique de considérer
comme pouvant conduire à une ''connaissance'' vraie toute
interprétation des phénomènes en termes de causes finales,
c'est-à-dire de ''projet'' » (Le hasard et la
nécessité).
« L'objectivité cependant nous oblige
à reconnaître le caractère téléonomique des
êtres vivants, à admettre que, dans leurs structures et
performances, ils réalisent et poursuivent un projet » (Le
hasard et la nécessité).
Pour solutionner ce paradoxe Monod estime pouvoir chasser le
discours finaliste par l'explication moléculaire de tout comportement
téléologique par des mécanismes chimiques
stéréospécifiques. Certes, il est vrai que le comportement
final dont témoignent les entités vivantes peut être
expliqué sans téléonomie, mais les scientifiques
s'accordent de nos jours pour estimer au moins qu'un discours finaliste est
plus adéquat concernant le vivant. Nombre de scientifiques
réductionnistes ne le sont que philosophiquement car
méthodologiquement, tout réduire à la physique n'est pas
très fructueux. Notamment il faudrait pour cela renoncer à toutes
les sciences humaines, à l'éthologie mais aussi à la
médecine qui se distingue essentiellement de la biologie par son
caractère normatif. Bref c'est une très large gamme d'outils
prédictifs qui devraient être abandonnés, ce qui nous
autorise à penser qu'une hypothétique science des seules causes
efficientes serait bien moins efficace (et plus obscurantiste) que la science
actuelle, beaucoup plus ouverte, qui intègre avec succès la
finalité.
Parallèlement, le fait est que nous vivons, nous
humains, une expérience subjective dont la réalité ne peut
être remise en cause. On peut toujours penser que cette
subjectivité n'est qu'un simple effet secondaire d'une
réalité objective qui serait purement matérielle mais il
demeure qu'il faille admettre une forme ou une autre de propriété
spirituelle à cette matière, ou à certaines structures
matérielles. La conscience peut également être
considérée comme une illusion sans la moindre
réalité, mais il s'agit d'une aporie puisque c'est par notre
conscience que nous sommes à même d'appréhender toute forme
de réalité. Personne n'a jamais eu d'expérience du monde
sans subjectivité, donc cette possibilité, où l'on peut
même voir une contradiction entre les termes, ne mérite pas
d'être conservée. Les réponses possibles aux
problématiques que nous venons de soulever semblent osciller entre un
dualisme des substances qui fait du spirituel un simple
épiphénomène et un monisme fondé sur le
cogito mais incapable d'en fixer les limites.
Le dualisme s'accommode très bien du
matérialisme car il admet une réalité purement
matérielle obéissant à des lois tout aussi
matérielles. Cela explique toute l'efficacité du discours
matérialiste. Mais en conséquence de cette autonomie des lois
physiques, l'intériorité que le cogito nous force
à admettre doit être considérée comme un
épiphénomène qui relègue le choix et le
libre-arbitre au rang d'illusions. Les causes finales ne doivent donc plus
concerner que cette seconde réalité, la réalité
spirituelle.
Le dualisme reste cependant très problématique
puisque si seul le cogito me fait admettre ma propre
spiritualité, et si l'on n'accepte aucune influence du spirituel sur le
matériel, il m'est impossible de déceler avec certitude quels
phénomènes physiques sont doublés d'une
réalité spirituelle. Les arguments comportementaux et
linguistiques posent davantage de problèmes qu'ils n'en résolvent
car les indices de finalité étudiés par les sciences
sociales, quoiqu'ils ne relèvent pas des sciences physiques, sont tout
de même des comportements, des attitudes, des discours, bref des
évènements physiques, considérés comme des
manifestations d'une intériorité. Si le monde matériel
obéit uniquement à ses propres lois sans l'influence du
spirituel, comment se fait-il que nous puissions trouver des indices physiques
de la présence de celui-ci ? De même, à partir de
l'étude physique des entités biologiques, quelle que soit son
obédience métaphysique, tout biologiste est forcé
d'admettre la finalité et la téléologie dont
témoigne tout le règne du vivant. Doit-on alors admettre une
réalité purement spirituelle analogue au cogito à
toutes les entités vivantes ?
Le monisme ne fait pas face aux mêmes types de
problèmes car en admettant que la matière et le spirituel sont
des facettes d'une même réalité, il résulte que
cette réalité ne peut se résumer à la pure
étendue du cartésien. Si le monisme doit être conçu
comme davantage qu'un simple monisme matérialiste, c'est grâce au
cogito qui témoigne des propriétés spirituelles
de la réalité. La question se pose alors de savoir
jusqu'où s'étendent ces propriétés. Sont-elles
généralisées à toute la réalité ou
seulement à certains phénomènes précis ? Dans ce
cas se pose de nouveau toute la problématique précédente
sur l'attribution de la subjectivité à partir des comportements
téléologiques. Le monisme, s'il concilie sûrement mieux que
le matérialisme ou le dualisme les données de la physique, la
finalité du monde du vivant et l'expérience subjective, il ne
nous laisse pourtant que la spéculation métaphysique pour
résoudre la question de l'intériorité des non-humains.
Aussi faut-il expliquer pourquoi la considération des causes efficientes
peut théoriquement suffire, quoique ce ne soit pas forcément la
meilleure méthode, pour comprendre et prédire tous les
phénomènes du monde, même ceux faisant preuve de
finalité ; alors que l'inverse n'est pas vrai, car il semble que l'on ne
puisse pas expliquer bon nombre de phénomènes physiques à
partir du principe de finalité.
Non seulement un pur mécanisme comme celui de Descartes
n'est pas satisfaisant pour rendre compte de la réalité physique
mais un matérialiste plus progressif reste tout de même en butte
avec la téléonomie dont témoignent certaines
données empiriques, à savoir l'étude des entités
vivantes. Ces courants de pensée sont problématiques aussi bien
sûr le plan méthodologique que sur des questions ontologiques
puisque la subjectivité humaine reste énigmatique. Le dualisme ne
s'en sort guère mieux car s'il intègre le cogito, il ne
rend pas compte de la téléonomie que l'on observe empiriquement.
Le monisme semble plus adéquat pour expliquer cet entremêlement
des causes efficientes et finales dans l'étude du vivant mais laisse
alors entièrement en suspend la question de la subjectivité du
non-humain.
L'universalité quantique du monde
Voyons maintenant ce que la physique nous dit de son objet,
à savoir le monde physique. Rappelons que Descolla distingue clairement
les schèmes de pensée qu'il décrit du réseau de
croyances partagé par les membres d'une communauté et dont ils
ont conscience. Pour le naturaliste, le postulat de l'universalité de la
nature matérielle ne prend généralement pas la forme d'une
conviction religieuse, il s'agit d'une certitude intuitive qui, si on commence
à la questionnée, prendra la forme d'une évidence
factuelle de valeur scientifique.
En effet, dans une perspective cartésienne, les
sciences physiques partent habituellement du principe que la
réalité matérielle que l'on observe à l'aide de nos
sens est objective. La méthode scientifique a alors pour but de gommer
les éventuelles erreurs que peuvent nous faire commettre l'imperfection
de nos sens et de déduire, avec un maximum de rigueur, le détail
du fonctionnement matériel des phénomènes observables. Du
moins c'est ainsi qu'a été conçue la science
jusqu'à l'aube du vingtième siècle, et qu'elle est encore
envisagée dans une bonne partie des domaines de la physique et de la
science en général. On reconnaît bien là le postulat
naturaliste qui veut que tous les phénomènes doivent leur
continuité à leur physicalité commune et obéissent
aux mêmes lois, complètement indépendamment des
intériorités qui peuplent le monde. Pourtant la physique a connu
de profonds remaniements au cours du dernier siècle qui ont jeté
le doute sur la validité de cette démarche.
La théorie quantique est souvent
considérée comme une révolution au sein de la physique,
révolution qui n'est pas encore arrivée à son terme compte
tenu des débats épistémologiques qui l'animent encore.
L'histoire de la physique quantique a été l'objet de nombreux
mythes mais là n'est pas notre sujet, tentons plutôt de
dégager les acquis de la microphysique qui peuvent nous renseigner sur
la validité de l'ontologie naturaliste. Pour cela il nous faut analyser
dans quelle mesure l'idée d'une réalité matérielle
a encore lieu d'être en physique quantique.
Le premier élément fondamental de la
révolution quantique est la remise en cause de la division des
phénomènes physiques entre phénomènes
corpusculaires et phénomènes ondulatoires. Ainsi les
entités qui composent notre monde à l'échelle
microscopique sont décrites par les physiciens comme des entités
indéterminées qui semblent pilotés par des ondes mais se
localisent spatialement lorsqu'on les observe précisément. Le
formalisme quantique est d'une indéniable efficacité
prédictive mais il semble incapable de définir intuitivement ses
objets. Ces derniers disposent bien de descriptions mathématiques mais
ne correspondent pas à ce que nos sens nous font connaître dans
notre expérience commune.
En fait la microphysique ne fournit pas les
éléments référentiels nécessaires que
pourrait exiger l'épistémologie pour maintenir l'usage du concept
de corps matériel. Même si l'on conçoit les particules
comme des corpuscules matériels analogues à ceux que l'on peut
observer à l'échelle macroscopique, leur fonctionnement est
radicalement différent de celui des objets de la physique classique.
Selon l'interprétation de la théorie que l'on prend, on doit
admettre des ondes-pilotes, des vecteurs d'état ou
encore des champs quantiques qui sont davantage que la
réalité matérielle conventionnelle. Notamment, dans la
théorie contemporaine des champs, ces derniers constituent une
réalité plus fondamentale que les particules qui peuvent en
émaner.
Les théories à variables supplémentaires
tentent généralement de sauvegarder, dans leur formulation, les
notions de la physique classique et notamment celle de corps matériel
bien que cela se fasse avec un lourd coût épistémologique.
Des éléments non empiriques doivent être admis et ce type
de construction ne présente aucun intérêt
opérationnel puisque aucune de ces théories n'a pour l'instant
fourni de prédiction que ne donne pas le formalisme classique de la
physique quantique. On voit bien ici la résistance opérée
par le schème de pensée naturaliste. Au détriment de la
méthode scientifique qui ne doit admettre comme réelles que des
entités observables, et avec une stérilité
caractérisée, on tente de reformuler la théorie quantique
pour qu'elle maintienne certains principes ontologiques.
L'autre tenant de la problématique quantique est la
notion d'observateur qui semble inextricablement liée à son
formalisme. Contrairement aux sciences empirique en général,
l'opération de mesure ne peut être gommée des
résultats d'une expérience. Par exemple c'est elle qui
détermine une particule en une position définie, puisque celle-ci
n'est qu'une sorte de potentiel statistique avant l'intervention de
l'observateur. C'est ainsi que la réduction du paquet d'ondes
fait passer, en quelques sortes, l'objet quantique d'une représentation
ondulatoire à une conception corpusculaire au moment de la mesure.
L'idée de Monod d'appuyer son abandon de la
finalité sur le principe d'incertitude d'Heisenberg n'est pas
très cohérente car cette incertitude est liée, au niveau
opératoire si ce n'est ontologique, à l'impossibilité, en
physique quantique, de gommer la finalité de l'observateur. En physique
quantique, une particule se détermine lorsque l'on
décide de l'observer. Il s'agit d'une forme typique où
se rejoignent causalité efficiente et causalité finale, et qui
fournit à la physique une grande partie de ses problèmes
ontologiques, cosmologiques et épistémologiques.
Là encore les théories à variables
supplémentaires estiment gommer le statut exceptionnel de
l'opération de mesure dans la microphysique mais nous avons
déjà vu comment, en un sens, ce type de théories ressemble
parfois plus à un réflexe défensif qu'à une
véritable construction scientifique. Quelle que soit la tournure dans
laquelle nous prenons le formalisme quantique orthodoxe, on doit
inévitablement admettre que les notions d'observation et d'observateur
ne peuvent en être expulsées. Étant donné que toute
forme d'observation suppose une conscience correspondante et que toute
formulation de loi en physique quantique conventionnelle ne peut manquer de
faire appel à ce concept d'observation, une vision matérialiste
de la théorie quantique du type de celle habituellement adoptée
en physique classique, c'est-à-dire éjectant complètement
toute référence à l'esprit humain, n'est tout simplement
pas envisageable. La rigueur scientifique nous force à faire
l'économie de toutes les notions qui ne participent en rien à
l'efficacité d'une théorie. C'est pourquoi la physique quantique
conventionnelle, bien qu'elle conserve encore quelques éléments
corpusculaires dans son vocabulaire, ne parle plus proprement de matière
à cette échelle.
La plupart des physiciens, comme la majorité des
naturalistes, admettront sûrement que ce formalisme étrange est
toujours l'explication du fonctionnement microscopique de la
réalité matérielle que l'on peut observer à notre
échelle. Pourtant la théorie quantique, si tant est qu'un
physicien l'enseigne à un sujet participant d'un schème de
pensée concurrent, ne prouvera en rien à ce dernier que la
réalité est essentiellement composée d'une matière
inanimée. Pour l'animiste qui considère les
phénomènes physiques comme l'enveloppe d'entités
spirituelles primordiales, il n'y a rien d'étrange à ce que,
finalement, l'étude des détails de la roche ne dévoile pas
d'entités plus petites se comportant comme la roche.
De la même manière, le fait que la conscience
d'un observateur puisse éventuellement influencer le comportement d'un
système physique n'est gênant que pour le naturaliste qui estime
que la continuité dans le monde est assurée par la seule
physicalité objective. Le paradoxe de l'opération de mesure en
physique quantique est étroitement lié au commerce particulier,
très limité, que maintient le naturaliste entre
intériorité et physicalité. Bien sûr
l'opération de mesure en physique quantique peut être
considérée comme un problème épistémologique
plus que comme une question ontologique, le physicien se trouvant
confronté à l'impossibilité de gommer sa propre
subjectivité de son étude du réel. Mais l'aspect
problématique de cet état de fait tient peut-être aux
axiomes de la physique issus de l'ontologie naturaliste, car seule cette
dernière n'accorde qu'aux entités physiques le statut de
réalité objective. Le totémisme, l'analogisme comme
l'animisme estiment tous que, d'une manière ou d'une autre,
l'intériorité participe de la réalité objective et
qu'elle peut même éventuellement exercer une influence sur la
physicalité.
La physique quantique n'est pas pour autant une
réfutation du schème de pensée naturaliste au profit d'une
ontologie concurrente. Pour un physicien comme Bernard d'Espagnat, la
microphysique marque plutôt les limites des possibilités
cognitives humaines puisque la science est forcée d'admettre son
incapacité à accéder à une réalité
indépendante de critères humains de compréhension du
réel. L'épistémologue Michel Bitbol tient un discours
assez proche en estimant que « la signification majeure de la
révolution quantique est celle d'un parachèvement et d'un
élargissement de la ''révolution copernicienne'' au sens de
Kant » (M. Bitbol, En quoi consiste la ''Révolution
Quantique'' ?). Pour l'un comme pour l'autre, une des conséquences
majeures de la théorie quantique consiste dans le fait que les concepts
d'espace, de temps et de corps matériel ne concernent probablement pas
une éventuelle réalité complètement
indépendante de toute considération humaine. On est très
proche là du raisonnement de Descolla sur les schèmes de la
pratique, qui servent de filtres à la compréhension du
réel. Si un physicien quantique peut admettre que la
matérialité qui peut être évoquée dans un
véritable discours scientifique, ne correspond pas à une
réalité en soi, l'idée que ce concept puisse être le
propre de seulement certaines sociétés humaines gagne en
crédibilité. Que la matière appartienne au schème
humain ou naturaliste d'appréhension du réel, elle a perdu de
toute façon une bonne part de son universalité.
Le formalisme de la physique quantique tend cependant à
confirmer que tous les phénomènes observables de la nature
obéissent, dans leurs détails, aux mêmes lois. La
microphysique est en voie d'achever l'unification de tous les grands principes
de la physique. Les phénomènes de l'électrodynamique, de
la thermodynamique ou de la théorie de la gravitation correspondent tous
à des évènements du monde quantique qui partagent un
fonctionnement similaire. Même les phénomènes vivants, dans
leurs rouages les plus intimes, ne nécessitent aucun principe
supplémentaire pour témoigner de la téléologie qui
est la leur. La téléologie qui est celle du vivant ne se rajoute
pourtant pas au fonctionnement normal des entités physiques, elle en
émane tout naturellement.
Le principe de moindre action fait partie des rares
principes que la physique a conservés au cours de ses nombreux
remaniements, de la dynamique newtonienne à la relativité
générale, en passant par l'électromagnétique. Le
principe de moindre action, qui fut connu auparavant comme celui
d'économie naturelle, peut être considéré
comme un des grands principes de notre monde puisque toutes les
équations fondamentales de physique peuvent être formulées
à partir de ce principe. Nombreux sont ceux qui ont pu remarquer et
traiter le commerce étroit qu'entretient la moindre action avec la
finalité, notamment parce que sa formulation fait fréquemment
intervenir l'idée d'un point d'arrivée dans la définition
d'une trajectoire. Nous aurions pu consacrer entièrement notre travail
à cette passionnante question mais contentons-nous ici de remarquer
comment les données que nous avons jusque là réunies nous
ont montré la corrélation qui existe entre la computation
adaptative qu'opèrent toutes les entités vivantes et la
téléologie qu'on peut leur observer. On peut alors envisager que
la finalité dans le monde du vivant n'est que le développement du
principe de moindre action qui concerne toutes les entités physiques.
C'est d'ailleurs dans ce sens que va le raisonnement de Monod
lorsqu'il cherche à faire du vivant le fruit d'une contingence fortuite.
La vie n'est certes qu'une conséquence des lois générales
de la physique mais on est en droit de douter que ces lois soient pour autant
totalement dénuées de sens. Là encore, Monod, en bon
naturaliste, prend la conviction métaphysique qui est à la base
de son raisonnement, pour une déduction scientifique. L'éjection
de tout principe vitaliste de la biologie n'écarte pas pour autant la
possibilité du finalisme dans le discours scientifique.
Aussi, si aucun phénomène physique ne peut
proprement, en dernière analyse, être considéré
scientifiquement comme matériel, selon le sens commun du terme, le
vivant et son fonctionnement empreint de finalité non plus, ne peuvent
être soumis à un réductionnisme classique d'inspiration
mécaniste. La nature fondamentalement matérielle et
inanimée des entités physiques à l'échelle
microscopique est davantage mise en doute que confirmée par la physique
quantique. Puisque celle-ci peine à définir ontologiquement ses
objets, un discours visant à réduire la vie à des objets
physiques d'une nature ontologique précise, comme des corps
matériels, ne peut légitimement pas être qualifié de
scientifique.
En somme, sans nous prononcer pour une interprétation
précise de la théorie, nous estimons que la physique quantique
milite certes pour une universalité de la nature mais pas pour la
stricte matérialité de cette nature. Descolla ne limite cependant
pas son idée de la physicalité à la pure matière.
Ainsi la microphysique reste de plain-pied dans le schème de
pensée naturaliste en maintenant une continuité dans le monde par
les lois communes qui unissent toutes les entités physiques. Il demeure
que la nature de ces entités fondamentales n'est plus aussi clairement
affirmée que dans les théories physiques antérieures. Rien
n'indique donc que ces entités soient strictement physiques, si ce n'est
qu'elles constituent les phénomènes physiques observables. En
tout cas, plus on progresse dans l'infiniment petit, plus la continuité
que la science maintient pour unifier le monde ne se suffit plus d'une
explication matérialiste. Certes la physique quantique ne nous parle pas
d'entités spirituelles mais elle peine à distinguer l'objet
physique de l'objet épistémologique.
L'animisme occidental de Leibniz
Nombreux sont les penseurs à qui l'on peut attribuer
des propos, des concepts ou des idées qui pourraient constituer des
contre-exemples à la classification ontologique de Descolla. Cependant
l'anthropologue n'attribue pas lui-même une validité universelle
à sa typologie mais estime qu'elle concerne les modes de pensée
globaux d'un peuple dans son ensemble. Ainsi il admet que certains occidentaux
puissent accorder une âme à leur chien ou supposer une action des
astres sur leur psyché. Pourtant sa classification conserve sa
validité car ces raisonnements resteront marginaux par rapport au
schème dominant qui veut que le monde soit fondamentalement régi
par des lois physiques mais que l'intériorité des humains y fait
figure d'exception.
La philosophie occidentale foisonne de systèmes qui
tentent de rendre compte de l'universalité qui caractérise la
nature et tous n'attribuent pas cette universalité à une
matière inanimée et indifférente. Il ne nous est pas
donné ici de retracer l'ensemble de l'histoire de la philosophie pour
déterminer si les différents courants philosophiques successifs
ont maintenu ou pas les postulat naturalistes que nous avons définis
avec Descolla. Le système leibnizien, quoiqu'il soit un pur produit de
la philosophie occidentale, place par exemple des âmes partout dans le
monde. Cela nous semble particulièrement intéressant concernant
la thématique qui est la nôtre puisqu'il ne s'agit pas là
d'une considération secondaire sur des cas particuliers mais bien d'une
affirmation ontologique qui ne semble pas correspondre à celles du
schème de pensée dans lequel Leibniz est censé avoir
construit son système.
Il ne s'agira pas de déterminer si Leibniz fut le seul
à développer des idées aussi originales. Cela n'a pas de
sens puisqu'on est en droit de penser que certaines philosophies antiques
étaient également très proches de l'animisme. Le
système leibnizien nous intéresse plus particulièrement
parce qu'il se trouve à une époque charnière dans la
construction de la science occidentale. Il est notamment contemporain de la
découverte par Antoine van Leewenhoeck d'êtres vivants
microscopiques, comme les protozoaires, les spermatozoïdes ou les globules
rouges (quoique le savant ne soit pas à l'origine de ces
dénominations), et tente d'en tirer les conséquences
philosophiques qui s'imposent. Le succès et les limites de la
mécanique cartésienne constituent également un leitmotiv
du parcours philosophique de Leibniz. L'idéalisme de Berkeley nie
lui-aussi l'universalité d'une nature matérielle mais ce n'est
que pour renforcer l'autre postulat de l'ontologie naturaliste, à savoir
l'exclusivité de l'intériorité humaine. La monadologie,
comme nous allons le voir, admet une réalité objective dont
l'existence est indépendante de la perception humaine, mais qui n'est
pas définie selon les critères naturalistes.
Pour éclairer dans quelle mesure le système de
Leibniz peut constituer une exception par rapport à la vision
occidentale du vivant traditionnelle, retraçons tout d'abord
succinctement les grandes lignes de la métaphysique leibnizienne. Nous
serrons ensuite à même d'envisager sa place dans les
classifications ontologiques de Descolla. Après quelques remaniements du
système, nous pourrons mesurer comment celui-ci, en tant qu'alternative
à l'ontologie naturaliste conventionnelle, peut nous aider à
concilier la finalité de la vie avec l'universalité du monde.
Selon Leibniz, les monades sont les constituants
ultimes de la réalité. Inétendues et indivisibles, elles
constituent l'étendu et sont l'essence de la force que la physique peut
constater à la source des mouvements. Ce sont des substances simples et
les seules vraies substances de la création. La monade est
fondamentalement un centre de perception, en communication avec toutes les
autres substances du monde dans une certaine mesure. Dotée
également d'appétition, la substance leibnizienne possède
toutes les caractéristiques d'une âme.
Ainsi toute portion de matière est peuplée d'une
infinité de ces points métaphysiques et peut donc être
considérée comme animée. Mais cela ne signifie pas qu'elle
soit consciente dans le sens où on l'entend généralement,
c'est-à-dire comme une entité réflexive. Il y a une grande
différence entre l'âme humaine et la matière inerte, mais
c'est une différence de degré et non de nature. La sensation, la
mémoire puis la raison sont des facultés qui se
développent dans une âme à mesure de la complexité
du corps auquel elle préside. Car c'est la clé de la notion de
vie chez Leibniz que certaines monades aient une place
privilégiée dans un agrégat de substances. C'est par
l'organisation des substances simples qu'apparaît la vie ; pour ainsi
dire, la centralisation des perceptions de toutes les monades d'un corps
permettent à la monade qui y préside de bénéficier
d'une perception bien plus distincte. Si l'on ne peut que vaguement attribuer
l'origine du terme organisme au débat entre Leibniz et Georg
Ernst Stahl, bien que le terme connaisse de nos jours quelques controverses, la
conception leibnizienne de la vie compte parmi celles qui relatent le mieux
l'intimité fondamentale entre organisation, complexité,
intelligence et phénomène de la vie.
En réalité, toutes les substances simples
peuvent être qualifiées de vivantes car elles appartiennent
complètement au règne des causes finales. Cependant, tous les
corps composés ne sont pas vivants car ils doivent être
organisés autour d'une monade centrale, équivalente à la
forme substantielle d'Aristote, pour constituer proprement une entité
vivante.
Comme on le sait, l'intentionnalité que Leibniz place
dans tout point métaphysique légitime l'application
théorique de la finalité à l'étude de la
réalité. Cependant il rejoindra, dans une certaine mesure la
réforme cartésienne, en admettant que la considération des
seules causes efficientes suffise dans l'étude de la
réalité phénoménale des corps matériels ;
quoiqu'il préconise, notamment en optique, de prendre en compte
l'intelligence et le souci d'optimisation du créateur pour mieux
comprendre ses lois.
Aussi, parce que la monade centrale d'un organisme vivant,
à mesure de la complexité de ce dernier, développe un
rapport à la finalité beaucoup plus poussé, l'être
vivant nécessite, pour être compris, que sa dimension
intentionnelle soit pleinement prise en compte. Ainsi, rejoignant Platon sur ce
point, Leibniz déplore que l'on puisse penser expliquer mieux le choix
de Socrate, de faire face à la justice athénienne, par son
étude physiologique. On peut aisément étendre ce
raisonnement à l'animal qui fuit à la vue du bâton qui l'a
souvent frappé, phénomène qui ne peut être que
difficilement étudié par une pure physique alors que la
considération de l'entendement et de la mémoire dont peut faire
preuve un chien suffit à en rendre compte et à le
prévoir.
On peut être tenté de faire de Leibniz un
philosophe occidental archétypique car c'était un grand
conciliateur, tentant perpétuellement d'intégrer tous les
courants dans son système, aussi bien le platonisme,
l'aristotélisme, le christianisme que le cartésianisme. Ainsi il
semble bien rentrer dans le cadre de l'ontologie naturaliste décrite par
Descolla. Il accorde à tous les phénomènes de la nature un
fonctionnement fondamentalement identique. Tous les corps sont composés
des mêmes substances et c'est la même force qui est à la
source de tous les mouvements. Aussi l'âme humaine est placée au
sommet de la hiérarchie des êtres créés ici-bas.
Elle développe des fonctions inédites et l'originalité
humaine est clairement fondée à partir de là.
Pourtant, selon Leibniz, toute substance est une âme et
tout corps, en dernière analyse, est composé entièrement
d'âmes. On peut déceler dans le système leibnizien une
continuité des intériorités que la typologie de Descolla
attribue plutôt à l'animisme et au totémisme. Certes
Leibniz maintient une continuité des physicalités mais elle est
entièrement subordonnée à celle des
intériorités. D'ailleurs toute la nature n'est composée
que d'intériorités et la physicalité n'en est que le
phénomène. En ce sens Leibniz s'écarte fortement du
schème de pensée naturaliste pour se rapprocher de celui de
l'animisme. La continuité dans le monde est assurée par les
âmes qui animent tous les êtres. Certes tous les êtres
divergent par leur enveloppe physique mais celle-ci n'appartient pas à
la réalité fondamentale qui est spirituelle. Comme dans
l'animisme, c'est cette nature spirituelle qui est le moteur des
évènements du monde. Que l'on parle d'esprits comme des forces
occultes qui gouvernent le monde, ou que l'on fasse consister la force physique
dans la forme primitive de volonté qui caractérise toute les
substances, l'idée est la même ; du moins ces descriptions restent
toutes deux aussi éloignées des principes du naturalisme. Il
n'est plus du tout question ici d'une nature physique universelle à
laquelle l'homme rajouterait son intériorité originale.
Bien sûr Leibniz reste dans le détail un fervent
naturaliste. En bon chrétien, il doit faire son possible pour maintenir
l'originalité de l'âme humaine. Le système leibnizien
accorde bien l'immortalité à toutes les substances puisque la
monade qui préside à un organisme, avec la mort de celui-ci,
retombera dans la même imperfection que n'importe quelle substance qui
peuple la matière inerte. Mais Leibniz doit assurer la soumission de
l'homme au jugement divin et rajoute pour cela à l'âme humaine une
sauvegarde exceptionnelle et, somme toute, inintelligible de sa mémoire
jusqu'à la fin du monde. Pourtant la logique de son système doit
maintenir une radicale continuité entre toutes les âmes,
l'idée que des substances disposent de propriétés
supplémentaires que les autres ne posséderaient pas au moins dans
une infime mesure, s'oppose aux principes même de Leibniz.
Celui-ci appuie également l'originalité de
l'âme humaine sur l'accès aux vérités universelles
qu'elle serait seule capable, qui lui permettrait d'entrer en rapport avec Dieu
et de se soumettre à la justice divine. Là encore une telle
discontinuité n'a pas lieu d'être selon les principes leibniziens.
Par ailleurs, la perfection dans la perception d'une monade varie de
l'infiniment petit à l'infiniment grand et rien n'indique que les
âmes qui président aux corps humains sont les seules à
pouvoirs accéder à ce type de vérités. Qui plus est
nous avons précédemment pu remarquer comment toutes les formes de
vie témoignent de facultés de computation qui surpassent
amplement n'importe quel outil de calcul construit à partir de la
logique et des mathématiques humaines. Rien de contradictoire ici avec
l'idée de la monadologie car les vérités identiques qui
permettent la computation logique se trouvent enfouies dans les replis de
toutes les substances. Par contre on est en droit de douter que la perception
de l'âme humaine soit la seule à toucher cette structure
fondamentale du possible que constituent les vérités
universelles.
Pour maintenir l'idée biblique de l'homme
façonné à l'image de son créateur, Leibniz fait de
l'âme humaine, ou esprit, un reflet, pas seulement du monde,
mais de Dieu également. Les esprits sont architectoniques,
c'est-à-dire qu'ils sont capables d'imiter Dieu dans ses
capacités ordonnatrice et créatrice ; ils peuvent diriger dans
leur département de la même manière que Dieu le fait dans
le monde. Pourtant la biologie nous informe que les principes les plus
fondamentaux du vivant aboutissent spontanément à la
création, au maintien et à la croissance de structures
ordonnées. Il y a solution de continuité entre l'activité
des acides nucléiques de l'ADN et de l'ARN qui mettent en ordre des
acides aminés lors de la synthèse des protéines, et la
création d'ordre dont l'esprit humain est capable à son
échelle. De même, l'histoire de l'évolution des
espèces nous montre comment la vie, en tant que phénomène
global, n'a cessé de créer de nouvelles formes, de nouvelles
solutions et de nouveaux outils. Là encore, il n'y a aucune
contradiction avec les principes leibniziens, seulement avec les aspects
judéo-chrétiens du système. Au contraire, envisager que
toute substance reproduit à sa mesure les aspects créateur et
ordonnateur de Dieu est probablement plus fidèle au principe de
continuité et à la définition de la monade que le palier
anthropocentrique maintenu par Leibniz.
En fait Leibniz estime même que l'ensemble de la
création a en fin de compte été faite, par Dieu, pour
l'homme. Mais cela n'est qu'une conséquence de l'originalité de
l'âme humaine. Puisque seuls les esprits peuvent comprendre Dieu, sa
perfection et ses lois, qu'ils sont seuls susceptibles d'accéder au
royaume de la Grâce, c'est qu'ils constituent la fin de toute la
création. Si l'on abandonne cette originalité qualitative pour
conserver uniquement une stricte différence de degrés entre les
monades, il n'y a plus de raison que Dieu ait fait le monde pour certaines
substances au détriment d'autres. Bien au contraire, s'il devait
être complètement fidèle à ses principes, Leibniz
admettrait que Dieu, par la perfection de ses attributs, doit avoir
conçu le meilleur monde possible avec un souci maximal pour toutes les
substances, sans exception. Cela n'exclut pas le finalisme mais il n'est plus
nécessaire que l'homme en soit l'objet.
Si on conserve son ossature métaphysique en
l'épurant de l'héritage chrétien de Leibniz, voyons
comment son système peut constituer un bon exemple d'une ontologie de
type animiste mais pourtant en adéquation avec les apports de la science
moderne naturaliste.
« Téléonomie, morphogenèse
autonome et invariance » sont les trois critères donnés
par Monod pour définir les phénomènes vivants. La monade
de Leibniz, parce qu'elle est entièrement régie par les causes
finales, présente bien le fonctionnement téléologique qui
caractérise les entités vivantes. La spontanéité de
la monade est la source de tous ses changements puisque sa constitution
interne, passée, présente et future, lui a été
donnée à sa création. Sans forme ni structure, la monade
demeure aussi autonome que les phénomènes vivants selon Monod. Il
est difficile d'envisager ce que l'invariance pourrait signifier à
l'échelle de la substance individuelle. On remarquera tout de même
qu'elle est beaucoup plus conservatrice que l'ADN, tel que l'imaginait Monod,
puisque tout ce qui arrive à une substance ne lui vient que de son
propre fond et y est contenu en puissance depuis sa création. Bien que
la monade soit indivisible et inaltérable, elle est pourtant soumise au
changement, mais comme l'ontogenèse à partir de l'ADN selon le
dogme central de biologie moléculaire, son histoire est le fruit d'un
développement algorithmique déterminé de
l'intérieur. Quoiqu'elle ne soit pas un objet empirique que la science
pourra un jour analyser, si la monade existe, Leibniz a semble-t-il raison de
l'envisager comme une entité vivante. Cela revient donc à
accorder la vie aux briques fondamentales du réel. La question insoluble
de l'origine de la vie se trouve ici dissoute puisque l'on abandonne alors
l'idée que la vie est apparue à partir de la matière
inanimée. Si toutes les substances sont des étincelles de vie, il
n'y a rien d'étonnant à ce que leur agrégation
organisée produise des entités vivantes plus complexes.
Le système leibnizien maintient pourtant une
distinction précise entre les entités corpusculaires vivantes de
celles inertes. Dans les deux cas il s'agit bien d'agrégats de
substances mais les corps vivants se distinguent par leur organisation, leur
structure ordonnée. Chaque monade perçoit toute les autres et,
pour ainsi dire, toutes les monades maintiennent une communication
d'information incessante. C'est lorsque cette transmission d'information est
centralisée que l'on peut proprement parler de corps organisé.
Cette centralisation peut cependant s'avérer particulièrement
problématique.
On pourrait la placer dans le cerveau mais il s'agit lui aussi
d'un organe dont l'activité devrait être localisée. Le
cerveau lui-même a toujours intrigué puisqu'il s'agit d'un
organe pair, c'est-à-dire qu'il est divisé en deux
parties sensiblement identiques. Difficile alors de lui trouver un centre.
C'est pourquoi Descartes, comme de nombreuses traditions religieuses et
philosophiques de part le monde, ont fait de la glande pinéale
le siège de l'âme ou le lieu du spirituel. Pourtant, quoiqu'elle
semble en effet simple, on sait maintenant que la glande pinéale est
elle aussi un organe conjugué mais ses deux hémisphères
ayant quasiment fusionné, il est particulièrement difficile de
les distinguer.
Le cas du myxomycète peut également
s'avérer problématique si l'on soulève la question de la
centralisation du traitement d'information dont il témoigne puisqu'il
s'agit d'un amas d'êtres unicellulaires identiques. Mais en
réalité cette amibe nous est d'un très grand secours
puisqu'elle est un parfait exemple empirique d'une agrégation
d'entités homogènes qui parvient, aussi bien que n'importe quelle
autre forme de vie, à générer une computation et un
comportement adaptatif globalisés.
Quoiqu'il en soit, la question de la localisation de la monade
centrale d'un organisme n'a pas à se poser à la science puisque,
par définition, les monades ne sont pas observables. Seule la
métaphysique, à partir des données de l'expérience
psychique en général et des principes de la logique, peut nous
faire déduire que nous devons être une de ces substances. On
retrouve bien là les cheminements intrinsèque et
extrinsèque de Leibniz qui tendent à se rejoindre sans que leur
jonction ne nous soit complètement accessible. Notre conscience
réflexive nous fait connaître perception, raisonnement,
volonté, bref le fond d'un comportement final, sa substance ; et cette
spiritualité est à la fois une et multiple. La biologie nous
décrit pour sa part, et toutes les autres formes de vie de la même
manière, comme des objets physiques capables de régler savamment
leur comportement grâce à la synchronisation d'entités plus
petites.
La biologie établit l'origine de la
téléologie dont témoigne un animal dans l'agencement de
ses organes. Mais ceux-ci témoignent également de
téléologie puisqu'ils semblent tout autant dotés d'un but
ou d'un projet. Cette téléologie trouve alors sa source dans la
réunion de cellules. Là encore ces composants présentent
eux-aussi un comportement final indépendant. On trouvera alors son
explication dans les protéines qui constituent la cellule et qui
montrent également des dispositions téléologiques
très poussées. La construction de ces protéines est
assurée pour sa part grâce à l'information codée
dans des acides nucléiques. Il est aisé d'imaginer comment
Leibniz aurait trouvé cette description des organismes vivants en accord
avec sa monadologie.
On peut cependant penser, avec Monod, qu'au stade suivant, les
composants des acides nucléiques ne présentent plus aucune
propriété téléologique. Il faut alors noter que
Leibniz admettait un comportement final quasiment nul à l'agrégat
non organisé de substances qu'est la matière inerte. Non pas que
les substances qui la composent soient différentes de celles d'un
organisme vivant, seulement, puisqu'elles n'ont pas leur place dans une
organisation complexe comme celle des corps vivants, leur potentiel spirituel
est comme atrophié et demeure à l'état de
virtualité. Mais aucune monade n'est morte, par souci de
continuité, on doit supposer que chacune possède toujours au
moins un comportement final infinitésimal. Cependant, comme nous avons
pu voir que le type de subjectivité que l'on pourrait accorder aux
organismes vivants qui nous sont le plus éloignés
morphologiquement, est particulièrement difficile à concevoir
compte tenu probablement des limites de l'imagination empathique humaine,
concevoir l'intériorité qui pourrait être celle de
substances individuelles non organisées peut donc être
considéré comme complètement hors de notre portée.
Par conséquent, si certaines entités physiques ne
témoignent pas d'un comportement final, c'est éventuellement
parce que nous somme incapables d'en remarquer les indices. En effet, pour
reconnaître un phénomène téléologique il
faut, pour le moins, parvenir à envisager son projet constituant.
Comme nous l'avons vu, les formes de vie les plus complexes ne
calculent pas ''mieux'' à partir des données de leur
environnement mais traitent une plus grande quantité d'information pour
générer le comportement adaptatif global de l'organisme. La
hiérarchie des êtres de Leibniz n'a donc plus lieu d'être,
du moins sous la forme d'une classification des espèces existantes dans
un ordre de perfection. Par contre, le principe même de
l'évolution est d'être dirigé vers une toujours meilleure
adaptation à l'environnement. En effet les théoriciens de
l'évolution s'entendent pour que cette dernière s'opère en
général au profit des individus et des espèces les mieux
adaptés à leur milieu. Aussi la plupart des biologistes
s'accordent sur le fait que la computation qui se déroule,
individuellement, dans toute cellule et, globalement, à partir de tout
réseau de cellules, ait indéniablement pour vocation l'adaptation
et consiste toujours à trouver la meilleure solution aux diverses
contraintes environnementales qui s'exercent sur l'organisme. Sans se prononcer
sur le sens théologique à donner à cette perfection, on
rejoint l'idée leibnizienne qui veut que tout être tende vers une
plus grande perfection.
Leibniz, enfant du naturalisme et père d'un animisme,
n'a pas supprimé complètement une ontologie pour en substituer
une nouvelle ; comme aucun philosophe ne peut parvenir à faire
véritablement table rase des systèmes précédents
pour construire le sien en toute objectivité. D'ailleurs cela n'a jamais
été la vocation d'un penseur comme Leibniz qui tenta plutôt
d'intégrer, de faire cohabiter et d'unifier des courants philosophiques
en apparent désaccord. La construction du système leibnizien
constitue pourtant un bon exemple d'un glissement d'une ontologie à une
autre comme Descolla en évoque la possibilité. Les données
empiriques glanées à son époque et les contradictions
logiques des métaphysiques antérieures expliquent la
nécessité qu'eut Leibniz de revoir fondamentalement sa vision du
réel. Une bonne partie de son système peut être
envisagé comme une solution aux problèmes soulevés par le
dualisme cartésien qui constituait alors l'expression la plus radicale
de l'ontologie naturaliste. Mais Leibniz n'a pas pour cela adhéré
à une cosmologie étrangère construite par d'exotiques
animistes, en bon chrétien européen du dix-huitième
siècle, il devait mépriser généreusement leurs
croyances. Il a plutôt construit par lui-même, avec autant de
raison que possible et en prenant en compte les accords de la science de son
époque, une ontologie que nous estimons, rétrospectivement et
dépourvue de sa forme occidentale, plus proche de l'animisme que du
naturalisme.
Conclusion
Les neurosciences peuvent légitimement s'arroger de
grands succès concernant la compréhension du système
nerveux central. Cela peut être considéré comme autant
d'arguments décisifs pour une perspective réductionniste.
Pourtant, pour celui qui admet la matière inanimée comme
composant ultime de la réalité objective, la neurologie n'a
précisé en rien comment une intériorité peut
émerger d'une entité physique. De fait,
l'intériorité qui peut accompagner les outillages neurologiques,
ou autre, de différentes espèces vivantes, n'est pas non plus
éclairée par une vision réductionniste de la
neurobiologie.
La physique elle-même, dans son propre fonctionnement et
indépendamment du problème de la conscience tel qu'il est
posé par la philosophie, développe des difficultés
conceptuelles à maintenir l'idée conventionnelle de
matérialité. Ainsi la théorie quantique nous force certes
à admettre que toutes les entités physiques partagent un
fonctionnement commun mais physique ne signifie plus pour autant
matériel. La science nous informe seulement que les objets des sens sont
composés d'entités au comportement très différent
de ce à quoi notre expérience du macroscopique nous habitue. On
doit admettre que c'est un parti pris ontologique qui nous fait
interpréter les phénomènes physiques en termes de
matière inanimée puisque force est de constater que la science
n'apporte aucune preuve de la nature particulière de l'enveloppe
physique des objets sensibles.
Le système leibnizien est intéressant sur ce
point car il envisage les objets physiques macroscopiques obéissant
à une mécanique efficiente, comme les phénomènes de
la réalité spirituelle du monde constituée par les
monades. Plus encore, Leibniz imagine que des substances analogues à des
âmes doivent composer le monde à partir, entre autre, de la notion
de force qui se dégage de la physique.
Tout porte à croire que l'idée d'une
matière inanimée érigée en substrat de tous les
phénomènes n'a jamais eu que l'apparence d'un constat
scientifique. Tout au plus peut-on considérer cela comme une intuition
qui force l'évidence puisqu'elle tient aux constantes de nos
schèmes de pensée. Mais il faudra alors admettre avec Descolla
que ces schèmes ne doivent pas être abusivement étendus
à toute l'humanité. Certains modes de pensée que
l'ethnographie nous rapporte, n'analysent pas d'emblée les objets des
sens comme une matière inerte. Phénoménologiquement il
s'agit d'évènements dont la nature est l'objet de
spéculation. La science nous permet certes d'en trouver les lois, mais
il ne s'agit pas là des causes premières des choses. Il est donc
abusif de déduire des principes de la physique les principes
fondamentaux du monde. Qu'il soit efficace, pour établir des
prédictions, de définir les objets macroscopiques comme des
portions inanimées d'étendue soumises à des forces
diverses, ne signifie pas que cela soit une description métaphysique du
monde. Et la physique quantique va d'ailleurs dans ce sens puisqu'elle ne
conçoit plus ainsi la réalité des entités physiques
qu'elle étudie. Les lois de la physique ne sont pas d'ailleurs
fondamentalement dénuées de finalité, étant
donné la place équivoque qu'y tient le principe de moindre
action.
La question n'est pas de réfuter les données de
la science, ses succès opératoires étant
indéniables. Seulement il ne faut pas confondre ses postulats
ontologiques et ses conclusions. Que nous préférions, nous
occidentaux, interpréter les données de la physique en termes
matérialistes ne signifie pas qu'il s'agisse là de sa formulation
la plus adéquate. Ce langage tend même à être
proscrit de la microphysique.
Conclusion générale
Nous pensons avoir montré que la science moderne, en
l'occurrence la biologie, pose un certain nombre de problèmes
épistémologiques mais aussi métaphysiques. La place de la
conscience humaine dans la nature n'a pas fait l'objet de réponses
satisfaisantes de la part des neurosciences, au contraire elle est devenue
presque plus problématique. Pour la génétique comme pour
les diverses théories de l'évolution, force est de constater que
l'homme entretient une continuité homogène avec le reste de la
biosphère. Il est, de plus, maintenant assez clair qu'on ne peut traiter
la subjectivité en admettant encore qu'il ne s'agit que d'une exception
humaine. L'originalité de l'esprit humain ne correspond à aucun
fait scientifique et le positiviste devrait en faire l'économie. Puisque
l'on doit considérer les organismes vivants comme des objets physiques
auxquels il n'est nécessaire de rajouter aucun principe vital, ceux-ci
étant tout de même imprégnés, dans tous leurs
fonctionnements, d'une finalité indéniable, on ne peut plus
considérer l'objet physique comme de la matière
complètement inanimée. La physique semble aller dans ce sens car
elle a de plus en plus de mal à distinguer la construction mentale du
scientifique de l'objet physique qu'il étudie, du moins n'apporte-t-elle
plus vraiment d'argument au naturaliste.
On est alors en droit de penser, comme Descolla et, en un
sens, comme Leibniz également, que ce sont les postulats ontologiques de
notre schème de pensée qui génèrent tous ces
problèmes épistémologiques. Non pas qu'il faille adopter
un point de vue positiviste qui se dispense de toute considération
métaphysique, car nous avons montré comment la science, puisqu'il
lui est toujours nécessaire de définir ses objets, doit
inévitablement prendre pied dans une ontologie particulière. Il
est vain, selon nous, d'envisager une démarche scientifique exempte de
considérations métaphysiques. Autrement dit, tout problème
épistémologique peut être considéré comme
inextricablement lié à des problèmes
métaphysiques.
Pour solutionner les uns comme les autres, il peut donc
être intéressant d'opérer un glissement ontologique vers un
schème de pensée différent. Mais il ne s'agit pas
là de rechercher dans l'histoire de la philosophie ou dans
l'ethnographie une cosmologie qui nous satisfasse, il ne serait en effet pas
très judicieux de chercher une ontologie, que ce soit le système
leibnizien ou un animisme traditionnel, à adopter pour remplacer
purement et simplement notre schème de pensée actuel. Au
contraire, à la manière de Leibniz, la solution se trouve
sûrement davantage dans la reconstruction d'une ontologie nouvelle en
accord avec les données des sciences empiriques et fondée sur la
prise en compte des limites des ontologies précédentes, qu'elles
soient animistes, naturalistes ou autre.
Par exemple on peut estimer que la question de l'union de
l'âme et corps se trouve solutionnée si l'on envisage certains
aménagements ontologiques de type animiste et leibnizien. Le
problème de l'union de l'âme et du corps consiste
traditionnellement à comprendre comment notre conscience, que l'on peut
difficilement reléguer au rang d'illusion, peut prendre place dans un
monde dont la substance est une matière inanimée. Cette question
est donc coexistante au naturalisme et n'a de sens que dans celui-ci. En effet,
si on envisage le monde comme composé de substances spirituelles, notre
âme peut être à la fois l'une d'elles et une structure
organisée de substances, sans que cela ne pose de problème
métaphysique majeur.
Narby, remarque comment les scientifiques japonais, parce
qu'ils appartiennent à une société de souche fortement
animiste, ont beaucoup moins de réticence à parler d'intelligence
lorsqu'ils isolent un comportement particulièrement astucieux chez une
espèce vivante. Cela pourrait nous indiquer comment les attributs que
l'occident n'accorde qu'aux humains pour distinguer ceux-ci du reste de la
nature, relève plus de la sémiotique que de particularités
biologiques réelles. Ainsi l'équivalent du terme
intelligence en japonais, chi-sei, n'est pas teinté du
même anthropocentrisme ancestral et ne présente donc pas la
même ambiguïté que le terme intelligence lorsqu'il
est appliqué à l'ensemble du vivant. On remarquera que cette
ouverture d'esprit concernant l'intelligence animal a permis aux travaux
japonais sur la cognition animale de se placer à la pointe des
recherches sur le sujet.
Étant donné que nous avons entrepris de
critiquer la pensée occidentale, nous avons tenté d'utiliser un
maximum les acquis empiriques de la science plutôt que les arguments des
philosophes qui ont forgé cette pensée occidentale. Montrer les
limites de la science occidentale à partir de celle-ci pourra aussi bien
être considéré par certains comme une erreur majeure, que
comme une preuve magistrale par d'autres. On peut même y voir une
tautologie stérile mais c'est sans compter que si l'on admet une
intériorité essentiellement comparable à la nôtre
à toutes les formes de vie, voire à tous les existants de ce
monde, nos modalités morales d'interaction avec notre environnement
devront être entièrement reconsidérées.
Les problèmes éthiques posés par la
biologie ne se limitent pas au clonage ou à l'avortement. Les
données qu'accumulent les sciences de la vie depuis Darwin tendent
à bousculer un pan entier du socle ontologique de la morale occidentale.
La légitimité de l'humanisme peut être
considérée comme ébranlée. Non pas qu'il doive
être remplacé par un critère d'identification plus
restreint, mais plutôt par un critère plus large.
L'objectif n'est pas de considérer l'animal ou le
végétal comme l'humanisme considère l'homme. Nous pouvons
seulement admettre que nous appartenons à un écosystème
où notre équilibre biologique nécessite que nous
consommions d'autres formes de vie. On peut voir un paradoxe dans le fait
d'accorder un statut moral à des entités vivantes et s'en nourrir
en même temps mais c'est sans compter que des cultures animistes
composent avec cette difficulté depuis des milliers d'années.
Rappelons comment Descolla distingue les modes de relation entre termes
équivalents et ceux entre termes non équivalents. Il estime bien
entendu que l'animisme entretient très majoritairement des relations
entre termes équivalents avec les autres habitants du monde. C'est
pourquoi les animistes ne pratiquent que très rarement l'agriculture ou
l'élevage qui correspondent davantage à des modes de relation
entre termes non équivalents. Lorsque l'on mesure à quel point
notre civilisation est devenue dépendante de ses modes de relation qui
font de toute entité non-humaine, et parfois même de l'homme
lui-même, l'objet d'une industrie plutôt que le sujet d'une
relation sociale, on comprend aisément pourquoi la rationalité
occidentale met en oeuvre tant d'efforts pour maintenir une statut moral
supérieur à l'humanité.
La science peut intervenir dans un certain nombre de
débats métaphysiques, comme le statut de l'âme ou la nature
substantielle du monde, mais la morale elle-même, comme l'a
judicieusement montré Kant, n'est pas un objet de science. Nous
n'estimons pas déterminer ici comment doivent moralement être
traités tel ou tel non-humain. La morale étant
perpétuellement l'objet de débats philosophiques, l'idée
que nous soulevons ici est seulement d'introduire la question des
entités non-humaines dans nos jugements et raisonnements moraux et de
traiter de la légitimité qu'il y a à attribuer une valeur
morale supérieure à une espèce comme le racisme le fait
avec certains peuples.
Bibliographie
Ouvrages principaux
Discours de la méthode, Descartes.
Le hasard et la nécessité, essai sur la
philosophie naturelle de la biologie moléculaire, Jacques Monod.
La question du hasard dans l'évolution, la philosophie
à l'épreuve de la biologie, Dominique Letellier.
Par-delà nature et culture, Philippe Descola.
Intelligence dans la nature, en quête du savoir,
Jeremy Narby.
Le corps et l'esprit, dirigé par Roland
Quilliot.
La monadologie, Leibniz.
Documents électroniques
The Cultures of Chimpanzees, Andrew Whiten et Christophe
Boesch.
Le corps de l'animal, cours de Bernard Andrieux.
Cetaceans Have Complex Brains for Complex Cognition,
Lori Marin, Richard C. Connor, R. Ewan Fordyce, Louis M. Herman, Patrick R.
Hof, Louis Lefebvre, David Lusseau, Brenda McCowan, Esther A. Nimchinsky, Adam
A. Pack, Luke Rendell, Joy S. Reidenberg, Diana Reiss, Mark D. Uhen, Estel Van
der Gucht et Hal Whitehead.
Chimpanzé religiosus, Albert Assaraf.
Évolution de l'intelligence et de la
conscience, cours de Alain Lenoir.
Ce que cache le miroir : La reconnaissance de soi chez
l'animal, Fabienne Delfour et Pascal Carlier.
Le sommeil, l'autre versant de l'esprit, Michel
Jouvet, Revue de Métaphysique et de Morale, N° 2/1992 185.
Leibniz et la physique quantique, Mathieu
Néhémie.
Un nombre particulièrement important d'informations a
également été obtenu grâce à
l'encyclopédie en ligne Wikipédia qui, de part son fonctionnement
libre et la participation de nombreux bénévoles, dispose
généralement de données scientifiques très
récentes.
Table des matières
Introduction générale
page 2
Visions occidentales page 5
l Introduction page 5
l La conception cartésienne de la vie page 6
l Le positivisme de Jacques Monod page 8
l Au-delà du néo-darwinisme page 14
l La classification ontologique de Descolla page 18
l Conclusion page 25
Le postulat naturaliste de l'intériorité
strictement humaine page 27
l Introduction page 27
l Raison, computation et neurobiologie page 27
l Langage et abstraction page 32
l Zoon politicon page 36
l Subjectivité inconsciente page 44
l Conscience de soi page 49
l Conclusion page 52
Le postulat naturaliste de l'universalité de la
nature matérielle page 54
l Introduction page 54
l Le réductionnisme des neurosciences page 54
l Les limites du paradigme mécaniste page 59
l L'universalité quantique du monde page 62
l L'animisme occidental de Leibniz page 66
l Conclusion page 72
Conclusion générale page
73
Bibliographie page 75
Table des matières page 76
* 1 Ghost in the shell, signifiant
« esprit dans sa coquille », oeuvre majeure de science
fiction du mangaka japonais Masamune Shirow, d'inspiration fortement
cartésienne, où la notion d'âme comme rajoutée
à un corps physique se confronte aux avancées de la
cybernétique et de l'informatique, qui jouent sur la frontière
entre homme et machine.
* 2 Cette assertion, si l'auteur la
considère comme fondamentale et inattaquable, ne fait plus aujourd'hui
l'objet d'un véritable consensus. Nous aborderons ce type de controverse
dans le chapitre suivant mais il est bon de noter ici à quel point cela
est un acquis pour Monod, malgré les débuts de réfutation
qui lui étaient présentés alors.
* 3 Il faut remarquer,et nous aurons
l'occasion d'y revenir, que cette imprévisibilité ontologique
tient à une interprétation particulière de données
expérimentales et masque les nombreux débats
épistémologiques qui étaient déjà ceux de la
microphysique dans les années soixante et qui sont toujours
d'actualité.
* 4 Là encore, cela est
matière à débat. Notons cette fois à quel point
l'impossibilité d'un apport extérieur déterminé
dans le génome est l'argument clé de Monod.
* 5 Quoique l'auteur ne fasse pas non plus
sur ce thème état des débats qui divisent les physiciens,
il faut mettre cela en relation avec la question du sens ontologique à
donner à la structure probabilistique de la théorie quantique.
* 6 L'usage du mot ''dogme'' est souvent
contesté mais reste la désignation la plus couramment
employée quoique certains préfèrent parler de
''théorie centrale''.
* 7 L'information à ce sujet
foisonne sur Internet et certains n'hésitent pas à comparer ce
cas à l'affaire Dreyfus.
* 8 Le problème de l'arbre de
Steiner (nommé en référence au mathématicien Jakob
Steiner) est un problème d'optimisation combinatoire relativement proche
du problème de l'arbre couvrant minimal. Dans les deux problèmes,
il s'agit de trouver, étant donné un ensemble V de sommets, un
arbre A reliant tous les sommets de V. Alors que dans le problème de
l'arbre couvrant minimal, tous les sommets de l'arbre A doivent être dans
V, il est autorisé dans le problème de l'arbre de Steiner
d'utiliser des points en dehors de V. Dans les deux problèmes, chaque
arête a un coût donné. Le coût de l'arbre étant
donné par la somme du coût de ses arêtes, il s'agit de
trouver l'arbre de coût minimal.
* 9 L'éthologie a pendant longtemps
concerné l'étude des moeurs humaines, entrant par là
même dans une certaine concurrence avec d'autres sciences humaines ,
l'éthologie concerne bien maintenant prioritairement l'animal, les
relations homme-animal et permet parfois même des conclusions sur les
relations strictement humaines.
* 10 Bien sûr l'homme ne peuple pas
les fonds marins ni les entrailles des autres animaux, comme le font certaines
autres espèces, mais le lecteur aura compris que nous entendons pour le
coup la terre en un sens hautement anthropocentrique.
* 11 Le software concerne tous les
programmes et les logiciels utilisés en informatique. Il s'agit d'une
structure logique qui n'est pas liée à un support matériel
prédéterminé. C'est pourquoi on peut le dupliquer à
loisir.
* 12 Le hardware concerne les composants
matériels d'un ordinateur ainsi que le fonctionnement
électronique de celui-ci.
* 13 Scanner à Imagerie par
Résonance Magnétique nucléaire, on comprendra
aisément pourquoi le qualificatif ''nucléaire'' fut omis lors de
l'apparition de cette technologie au début des années
quatre-vingt.
* 14 C'est précisément la
problématique du Ghost in the shell de Shirow.
* 15 Certes l'efficacité des
sondages d'opinion peut être contestée mais c'est davantage la
partialité des échantillons sélectionnés, les
interprétations fallacieuses que l'on fait des résultats et la
médiatisation intéressée qui en résulte qui
méritent une vigoureuse critique. Les sondages, beaucoup plus discrets,
dirigés par les sociologues, sont effectués selon des
méthodes scientifiques abouties où on ne demande pas par exemple
''êtes-vous égoïste ?'' mais on pose tout une batterie de
questions détournées pour analyser les intentions du sujet.
* 16 Sur ce point il peut être
intéressant de remarquer comment la biologie a tendance à parler
de sujets d'étude, à la manière des sciences
humaines, là où a physique n'a que des objets.
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