La République tchèque : analyse de son "retour à l'Europe"( Télécharger le fichier original )par Audrey Arnoult Université Lyon 2 - Master 2 en Sciences de l'Information et de la Communication 2007 |
A. La construction de l'opinion publique dans les discours médiatiquesChaque quotidien donne la parole à un moment ou à un autre à des Tchèques qui expriment leur opinion par rapport à l'intégration de leur pays dans l'UE. Ces propos rapportés permettent aux médias de construire une certaine représentation de l'opinion publique tchèque qu'il nous faut analyser. Les trois critiques émises par P. Bourdieu à l'encontre des sondages nous permettront de comprendre la représentation proposée par les discours de presse. Nous analyserons donc les propos des Tchèques rapportés dans les discours médiatiques en ayant à l'esprit les questions suivantes : - Si toutes les opinions ne se valent pas, quelles sont celles qui sont privilégiées par les quotidiens ? - Si une question n'a pas la même importance pour toutes les personnes interrogées, comment les Tchèques interprètent-ils l'intégration ? Est-elle synonyme de craintes, d'attentes ? Sont-elles légitimées par les quotidiens ? - Tout le monde n'a pas les connaissances nécessaires pour se forger une opinion. Les journaux rapportent-ils des propos de Tchèques « sans opinion » ? Cette analyse de la représentation de l'opinion publique nous permettra de repérer s'il existe un décalage avec l'opinion publique sondagière que nous avons évoquée dans la première partie de notre travail. Enfin, nous reprendrons la distinction de Ruth Amossy entre discours à dimension argumentative et discours à visée argumentative pour comprendre quel type de propos sont rapportés par les quotidiens. La typologie de C. Perelman nous permettra d'analyser les arguments avancés par certains énonciateurs tchèques pour légitimer l'entrée de leur pays dans l'UE.
1. Le Monde : une opinion publique tchèque europhileLes discours du Monde se distinguent des autres quotidiens par la densité des propos rapportés mais également par leur contenu. Différentes figures apparaissent dans trois articles : Simon Panek, reporter et journaliste, « fils spirituel de l'ex-président tchèque »176(*) ; Blazena, 91 ans, « passionnée par la chose publique »177(*) ; Klara, 27 ans, diplômée en sciences politiques, travaille avec les institutions européennes ; Blanka, 59 ans et Monika Pajerova, coordinatrice d'une association « oui pour l'Europe »178(*). Nous pouvons faire une première remarque quant à la position sociale et au statut des énonciateurs convoqués par Le Monde. Contrairement à Libération et au Figaro qui se sont tournés vers des étudiants pour incarner l'opinion publique tchèque, Le Monde privilégie des personnes de tout âge qui ont pour point commun leur intérêt pour les questions politiques et notamment l'Europe. Klara et Simon Panek ont même des connaissances spécifiques à ce sujet qui leur permettent d'avoir un avis précis sur l'élargissement. Il n'est donc pas étonnant de constater que leurs opinions par rapport à l'intégration soient dans l'ensemble similaires : presque tous sont favorables à l'Europe. Les différents termes utilisés pour qualifier leurs positions sont assez révélateurs. Simon Panek est un « Européen convaincu » pour qui le 1er mai est « un jour de gloire ». Blazena est la « plus europhile », une « europhile convaincue » et sa petite fille, Klara, est « euro-optimiste ». Enfin, Monika est une « europhile de la première heure ». Seule Blanka semble être moins enthousiaste : elle « ne se fai[t] pas d'illusions sur l'Union ». Le Monde est le seul quotidien à recourir à des adjectifs tels que « europhile » ou « euro-optimiste » qui lui permettent de définir explicitement les positions des énonciateurs à qui il donne la parole. Leur soutien à l'Europe est donc incontestable mais n'est pas représentatif de l'ensemble des citoyens. Le Monde écrit par exemple que S. Panek ne partage pas « la tiédeur de ses compatriotes » ni « l'euroscepticisme du président V. Klaus »179(*). Blanka rejette « les réserves traditionnelles de ses compatriotes »180(*). Ces deux phrases révèlent bien qu'il n'y a pas une opinion publique tchèque mais des opinions. Si le quotidien choisit de donner la parole à des Européens convaincus, la population tchèque se caractérise dans l'ensemble par son scepticisme.
L'analyse des propos des personnes convoquées par Le Monde est, elle aussi, intéressante. Alors que la plupart des quotidiens se focalisent sur les craintes de l'opinion publique, quasiment tous les Tchèques interrogés par Le Monde formulent des attentes. Pour S. Panek, les avantages de l'intégration « dominent » et il attend « un déplacement vers l'Ouest de toute la société tchèque où perdure une mentalité totalitaire ». Blazena estime « que les jeunes y gagneront beaucoup » même si elle n'attend pas que l'intégration lui soit bénéfique. Elle espère également que l'adhésion « pallie[ra] les désordres [du] pays et l'incompétence de certains dirigeants ». De même, Blanka « espère » que l'adhésion aura des effets sur le personnel politique « bien médiocre ». L'intégration est donc perçue par ces différentes personnes comme un événement important, susceptible d'avoir des impacts à la fois sur la vie politique tchèque et sur la société civile. Le terme de crainte ne figure à aucun moment dans les articles du Monde, ce qui laisse penser que l'intégration est uniquement synonyme de bénéfices et d'attentes. Cependant, il nous semble que certains propos peuvent être considérés comme des craintes même s'ils ne sont pas présentés comme tel. Par exemple, S. Panek reconnaît qu'il faudra rappeler à la Commission européenne que l'Europe centrale existe, une remarque qui renvoie à la crainte d'arriver « en ligue B » de l'UE pour reprendre les termes de Libération. Nous retrouvons la même idée dans les propos de Klara : en travaillant avec les institutions européennes, elle a pris conscience « des handicaps des petits pays ». En outre, elle « regrette [...] la tendance des grands à brimer les petits ». Ses préoccupations correspondent donc bien aux craintes identifiées par les experts mais le quotidien ne les présente pas comme telles. Cette stratégie permet de minimiser le « rejet » dont font l'objet les petits pays. D'ailleurs, nous pouvons souligner que Le Monde ne mentionne à aucun moment les mesures prises par l'UE pour limiter la libre circulation des ressortissants des pays candidats. Ce silence confirme peut être la volonté de ne pas pointer du doigt les difficultés soulevées par l'adhésion ou du moins de les minimiser. La plupart des propos sont rapportés au discours direct et sont des énoncés à dimension argumentative. Cette modalité de discours permet de penser que Le Monde légitime les paroles des énonciateurs convoqués, voire les met en valeur. Cependant, en ne citant que des énoncés à dimension argumentative, il se contente de donner au lecteur un aperçu de la représentation que les Tchèques se font de l'intégration. En effet, nous n'avons trouvé qu'un seul énoncé à visée argumentative émanant de S. Panek. Celui-ci justifie l'entrée de la République dans l'UE en mettant en avant ce que son pays peut apporter à l'Union : la « connaissance » et « la sensibilité »181(*). Cette analyse de la représentation de l'opinion publique tchèque révèle bien qu'il n'y a pas une opinion publique. Cependant, Le Monde interroge uniquement des personnes qui ont la compétence politique suffisante pour se forger une opinion de l'intégration. Convaincues du bien-fondé de l'élargissement, elles en attendent beaucoup et minimisent les difficultés que leur pays rencontre. * 176 Le Monde, 27 avril 2004, p. III * 177 Le Monde, 29 avril 2004, p. 8 * 178 Le Monde, 6 janvier 2004, p. IV * 179 Le Monde, 27 avril 2004, p. III * 180 Le Monde, 29 avril 2004, p. 8 * 181 Le Monde, 27 avril 2004, p. III |
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