Le bouddhisme theravada, la violence et l'état. Principes et réalités( Télécharger le fichier original )par Jacques Huynen Université de Liège - DEA Histoire des religions 2007 |
L'imaginaire pâli : ses incarnations historiquesLes modèles républicain, monarchique contractuel et absolutiste éclairé que l'on peut trouver dans les textes ont tous été invoqués par les régimes qui se sont succédés dans les états theravada et ils le sont encore : En Thaïlande c'est évidemment le modèle du cakkavatti protecteur de son peuple et du sangha , incarné depuis le XIIIe EC par des personnages tels que Râma K'amhèngdont l'inscription de Sukhotai (1292) décrit le programme de gouvernement, digne de celui de Jayavarman VII (1181-1218 ) à Angkoret Lü T'ai, également roi de Sukhotai210(*), qui sert encore de référence aux monarques de l'actuelle dynastie Chakri au pouvoir depuis le XVIIIe EC. Mais le modèle contractuel a aussi été illustré au XXe siècle par le célèbre abbé de Wat Suan Mokh, Bouddhadasa et son « socialisme bouddhiste ». Bouddhadasa allait d'ailleurs dans son réformisme jusqu'à proposer une interprétation résolument scientiste de la réincarnation et exprimer des réticences vis-à-vis du culte des images. En Birmanie, le roi Alaungpaya, fondateur de la dynastie des Konbaung s'était identifié à la fois au Cakkavatti et au futur Bouddha Metteyya avant de faire le siège de Ayutthaya (COLLINS, p. 398) afin d'y réformer la foi. Les Thaïs, ne manquant ni d'humour ni d'à propos, répondirent que s'il était vraiment Metteyya il aurait dû se trouver au paradis Tusita et non devant les murs d'Ayutthaya. D'après E.SARKSYANZ211(*), dans le folklore relatif à Setkya-Min Bouddha-Yaza (Seigneur des armes et Bouddha souverain) au XVIIIe siècle, contemporain des débuts de la colonisation, l'avènement du prochain cakkavatti s'accompagnera de la conversion du monde entier au bouddhisme. Toutes les révoltes paysannes des XIXe et XXe en Birmanie ont été inspirées par ce mythe (IDEM, p. 90). Au XIXe pour la secte birmane (karène) des Telakhons quand Metteyya viendra, toutes les religions fusionneront. Plus près de nous (IDEM, p. 92-93) non seulement c'est le modèle « républicain » tel que recommandé dans le Mahâparinibbâna Sutta qui fut utilisé par le régime socialo-bouddhiste du général Ne Win, succédant à U Nu, mais les marxistes birmans ont exposé en général le marxisme en utilisant des concepts bouddhistes ; ainsi la fin de l'histoire ou « grand soir » est traduit par lokanirvâna, « nirvâna du monde » ou « nirvâna en ce monde » défini comme « l'indépendance plus le socialisme ». Cependant la junte qui a pris le pouvoir en 1989 a aboli toute référence tant au marxisme qu'au bouddhisme. En Inde, on retrouve le même thème dans le néo-bouddhisme d'Ambedkar212(*) le « sentier à huit branches » y étant interprété non comme moyen d'accès au nibbâna mais comme moyen de supprimer l'injustice et l'inhumanité. Au Laos si la roi Fa-Ngum (XIVe EC) fondateur du premier état laotien y incarna l'idéal du Cakkavatti213(*), de nos jours comme, en dehors de l'aire theravada, au Vietnam, c'est le modèle républicain qui est exploité à des fin de légitimation par leurs régimes communistes respectifs. Au Cambodge c'est sur le modèle du cakkavatti que repose la légitimité de la monarchie toujours incontournable bien que le pouvoir de fait soit toujours dans les mains du Parti communiste cambodgien lequel exploite évidemment le paradigme contractuel. C'est au Sri Lanka que le modèle républicain et démocratique a sans doute été le plus développé et articulé au niveau théorique tout en donnant lieu soit à un engagement concret des milieux monastiques avec les différents partis politiques, de gauche, centre gauche et centre droit, tous plus ou moins nationalistes, soit à l'émergence de partis dont l'appareil est constitué de moines, en général ultra-nationalistes (cf S.J.TAMBIAH, 1992, p. 106-117) cherchant en général à reconstituer le lien organique entre état et sangha. Ce paradigme a été explicitement évoqué/ invoqué comme un précurseur de l'état providence par : des « moines politiques » (political monks) tels que Pannasiha et Gnanasiha. Dans leurs esprits, les règnes des souverains singhalais du passé, Dutthagamani et Parakramabâhu qui maintinrent l'unité de l'île, réalisèrent l'idéal du cakkavatti, modèle d'une utopie future faite d' égalitarisme social et économique dans une société agricole et villageoise non-compétitive. Si cette lecture des Cakkavatti, Agañña et Kûtadanta 214(*) Sutta, combinant des thèmes socialistes et « écologistes », évoque le « communisme primitif » de Marx et Engels, ces conceptions sont largement partagées par beaucoup de moines éduqués. Ainsi le Vénérable KAMBURUPITIYE Ariyasena Maha Thera, professeur à l'Université de Peradeniya, dans son Introduction to Buddhist Philosophy of the State (1986) voit dans ces textes : an explicit formulation of democracy, equality, rule by popular consensus, a contractual theory of elective kingship (as opposed to a divinely appointed institution as in Hindu traditions), non recognition of cast distinctions, social welfare policy, the need to eliminate poverty and unequal distribution of wealth (TAMBIAH, 1992, p. 108). De cette société à venir les nouvelles colonies agricoles du centre, aux confins de la zone à majorité tamoule, au nord-est, sont supposées être le laboratoire, des espèces de kibboutz bouddhistes singhalais en quelque sorte. Mais dans cet idéal de démocratie bouddhiste il ne devait y avoir qu'un parti unique bouddho-socialiste. Pour beaucoup de ces moines intellectuels de gauche, la Russie et la Chine représentaient en effet des modèles, bien que Gnanasiha reproche à ces régimes de ne pas cultiver les « qualités intérieures de l'homme » (TAMBIAH, 1992, pp.112-117). * Que l'imaginaire pâli se manifeste dans des régimes formellement aussi différents peut sembler peu cohérent à l'observateur candide mais afin de prévenir encore une fois nos réactions ethnocentriques que le lecteur me permette une comparaison avec son pendant occidental à l'horizon duquel, héritant des images et concepts de « fin du monde », de parousie, d'apocalypse et de Cité de Dieu, se bousculent celles et ceux de « paix universelle » d'État universel, de « fin de l'histoire », de « grand soir », de démocratie parfaite, etc., là où nous trouvons à l'horizon de l'imaginaire pâli les images de l'apparition de Metteyya et de l'avènement du Cakkavatti, souverain universel, s'incarnant dans des modèles monarchiques, républicains, démocrate populaire ou dictatoriaux. Comme la philosophie politique occidentale accumule des idéologies diverses, contradictoires, antagonistes, depuis le modèle de la monarchie élective des Grecs anciens, en passant par la monarchie, la dictature platonicienne des sages, la république, la monarchie de droit divin de l'empire romain, puis du christianisme catholique, avant de revenir à différentes formes de démocratie, parlementaire, puis populaire, dans le cadre d'une république ou d'une monarchie constitutionnelle, formes qui ponctuellement peuvent encore inspirer et fournir outils et solutions à nos hommes politiques et à nos constitutionalistes, ce que COLLINS appelle « imaginaire pâli », informe encore toutes les sociétés indochinoises et le Sri Lanka, bien que, ou parce que, combinant des conceptions qui peuvent parfois sembler inconciliables. * 210 G.COEDÈS, op. cit., pp. 376 et 400. * 211 « Buddhist Backgrounds of Burmese Socialism » in B.L. SMITH, Religion and Legitimation of Power in Thailand, Laos, and Burma, Anima, 1978, pp. 90-93. * 212 C.S.QUEEN and Sallie B. KING, Engaged Buddhism: Buddhist Liberation Movements in Asia, N.Y., N.Y. State University Press, 1996, p. 57. * 213 Louis FRÉDÉRIC, op. cit., p. 311. * 214 où conseil est donné au roi de lutter contre la criminalité en accordant de larges subventions aux agriculteurs, entrepreneurs et commerçants plutôt que par la répression. |
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