Un combat parlementaire analogue à la mobilisation
contre le CPE
L'ensemble de l'argumentation d'opposition se construit
à partir des axiomes simples présentés par le ministre de
l'Intérieur. Ainsi, sa politique de quotas se justifie par la
nécessaire liberté de l'État dans ses choix d'accueil.
L'extrait ci-dessous nous permet de voir comment son propos fut justifié
lors de l'ouverture du débat à l'Assemblée nationale le 2
mai 2006 :
« Ma conviction est que, comme toutes les grandes
démocraties du monde, la France doit pouvoir choisir non seulement le
nombre des migrants qu'elle accueille, mais aussi les objectifs et les
conditions dans lesquels elle le fait.
L'immigration choisie est le contraire de l'absence
d'immigration. C'est aussi le contraire de l'immigration subie - subie par les
Français et par des migrants qui ne trouvent en France que
l'échec. Elle crée d'abord la possibilité pour
l'État de fixer des objectifs quantifiés d'immigration afin de
déterminer la composition des flux migratoires, dans
l'intérêt de la France comme dans celui des pays
d'origine. »
La reprise de l'argumentation autour du travail et de
l'évènement CPE se produit en trois temps au sein de
l'hémicycle. Dans un premier temps, le recours au CPE permet à
l'opposition d'insister sur la situation délétère de la
conjoncture politique, elle brandit le retrait du CPE comme un trophée
qui rappellerait son récent succès. Ainsi Bernard Roman (PS)
entame le débat sur ce mode :
« - M. Bernard Roman. Monsieur le ministre
d'État, six mois presque jour pour jour après les graves
événements qui ont secoué nos banlieues, et au lendemain
des manifestations étudiantes qui vous ont conduit à retirer le
CPE,...
- M. Claude Goasguen. Cela
commence bien !
- M. Bernard Roman. ...voici que vous soumettez
à la représentation nationale un nouveau texte qui, sous couvert
d'intégration, tend à durcir encore les conditions de vie des
immigrés dans notre pays. Il s'agit du second texte en trois ans sur le
même sujet, d'un deuxième tour de vis, comme si vous souhaitiez
rythmer ainsi votre parcours ministériel ».
Il est aussitôt suivi par la députée
communiste Muguette Jacquaint (PCF) qui dresse alors un lien étroit
entre les différentes lois :
« Cette mesure va d'ailleurs de pair avec une autre
disposition selon laquelle la rupture du contrat de travail entraîne ipso
facto le retrait du titre de séjour qui lui était lié.
C'est à proprement parler l'invention de l'immigré
« kleenex » !
Le gouvernement demeure donc dans la même logique
qu'avec le CNE et le CPE, à savoir la précarité
généralisée pour les salariés. L'esprit est en
effet le même : au « jeune jetable » du projet
de loi sur l'égalité des chances fait suite
l'« immigré jetable », qui peut être un jeune,
du projet de loi sur l'immigration.
Les députés communistes et républicains
espèrent de tout leur coeur que ce texte subira le même sort que
le CPE. (Applaudissements sur les bancs du groupe des
député-e-s communistes et républicains et du groupe
socialiste.) »
Lors d'un second temps, la mobilisation contre le CPE,
reconstituée au sein du collectif Uni(e)s contre une immigration
jetable, permet à l'opposition de conforter ses positions en s'appuyant
sur un mouvement populaire. Le nombre important des acteurs du collectif et
leur hétérogénéité permettent aux
socialistes de se positionner dans une stratégie de rassemblement.
Bernard Roman (PS) use notamment de cette mobilisation pour renforcer son
argumentation :
« Plus de 500 organisations se sont
regroupées, au sein d'un « Collectif contre l'immigration
jetable », pour défendre les droits fondamentaux
menacés par votre texte, combattre votre volonté de
réduire l'étranger à sa force de travail et insister sur
la nécessité de sécuriser les populations
fragilisées. La plupart des syndicats dénoncent votre approche
utilitaire et sécuritaire de l'immigration. Le Conseil des
Églises Chrétiennes, ému par l'inhumanité de ce
texte, regrette « la perspective utilitariste de cette
réforme ». »
On constate ici que dans une brève intervention, le
député du Nord combine les réactions du collectif
incontournable, celui qui fait l'évènement, mais aussi les
paroles des syndicats, et des Églises chrétiennes. La formule
« plus de 500 organisations se sont regroupées »
donne au discours politique une puissance d'opposition réelle et les
députés tendent alors à se construire une identité
de porte-parole pour tous ceux qui, pour des raisons parfois diverses,
s'opposent au projet en débat.
Dans un troisième temps, la communication parlementaire
devient plus polémique par la production d'une dénonciation
politique. On assiste à un procédé de reformulation des
thématiques associatives conjoint à une dynamique traditionnelle
d'opposition frontale qui conduit à des dénonciations fortes et
la mise en avant des oppositions idéologiques classiques à l'aide
de signifiants connotés dans le champ politique. C'est ainsi que le
député de Saône-et-Loire Arnaud Montebourg (PS) reprend une
argumentation qui se développe dans l'espace public pour la faire
aboutir sur une confrontation de représentations politiques, en partie
individualisée afin de ramener le fait politique sur le plan de
personnalités dont la simple évocation du nom permet une forte
identification symbolique.
« C'est une approche strictement économique
de l'immigration, qui réduit l'être humain,
« l'immigré choisi », comme vous dites, à sa
seule force de travail. Elle accepte le tri entre les travailleurs et organise
au profit des entreprises soucieuses d'économiser le prix du travail une
compétition déloyale permettant à celles-ci
d'éviter de mieux payer les métiers ingrats et précaires
qu'elles proposent [...]
Vous êtes, à cet égard, dans un projet
ultralibéral inspiré par les idées les plus
dérégulatrices. Vous faites alliance avec Jean-Marie Le Pen en
violant les principes régissant l'immigration familiale. Vous faites
alliance avec Laurence Parisot, en ouvrant les vannes de l'immigration du
travail et en ouvrant la compétition entre les
travailleurs. »
On assistera dans la suite du débat à un
élargissement du réemploi de l'évènement CPE dans
le discours parlementaire par le biais d'une généralisation et
d'une application à toutes les composantes de l'immigration. Ainsi le
slogan « jetable » sera décliné sur
l'ensemble des catégories de l'immigration : mariage, travail,
séjour, enfants, asile... afin de dénoncer le haut degré
de précarité des immigrés.
Nous avons montré dans cette partie l'importance d'une
analyse en terme d'inter-évènementialité. Les
deux évènements se sont mutuellement
« contaminés » en permettant la poursuite dans le
temps d'un cycle de discours. Le débat sur l'immigration s'est ainsi
déplacé sur celui du travail qui, touchant chacun dans son
quotidien, a finalement transféré le débat du thème
du contrôle de l'immigration à celui de la place de l'immigration
dans l'ensemble de la société.
Afin de poursuivre, il convient de rappeler que l'échec
du CPE a également entraîné de fortes résonances
dans le monde politique. En plus des suspicions soulevées par l'affaire
Clearstream, la contestation sociale a mis en difficulté sur le plan
stratégique le Premier ministre et le Président de la
République. Nicolas Sarkozy s'impose dès lors comme l'unique
« présidentiable » pour le parti qu'il
préside. Cet évènement doit être directement
relié au récit en cours d'élaboration de la
« course » à la Présidence de la
République.
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