Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économiquepar Grégory Ode Université de Paris I Panthéon - Sorbonne - Master d'économie 2005 |
B. L'euro : l'originalité génésiaque d'une monnaie dépourvue de confiance symboliqueComme on l'a vu lors de la première partie de cette réflexion, monnaie et souveraineté politique sont, en principe, liées. Or, à la zone euro ne correspond aucune souveraineté politique. De surcroît, la zone euro rassemble des nations distinctes, tant économiquement108(*), socialement que politiquement. Ainsi, la monnaie unique présente une configuration monétaire originale et insolite, centrée sur l'économique et neutre sur le plan symbolique. La physionomie originale de l'euro, révélatrice d'un processus inverséLa monnaie est le produit d'un processus endogène à la société. Fait institutionnel socialement construit, la monnaie, sans valeur intrinsèque, mêle croyance et confiance pour assurer son existence et sa pérennité. Ainsi, comme cela a été dit précédemment, elle a d'abord besoin du politique pour « officialiser » juridiquement son cours légal. Ensuite, elle est en principe adossée à une entité souveraine politiquement. Ce faisant, nous avions conclu que monnaie, puissance publique, nation et valeurs collectives étaient liés. D'ailleurs, la monnaie retranscrit son appartenance à l'ensemble de ces éléments à travers les « signes » dont elle est imprégnée. Ces « signes » sont censés susciter croyance et confiance chez les individus. Dans cette même optique, nous avions mis en avant l'idée selon laquelle, d'un point de vue historique, l'union politique (souveraine) précède toujours, en pratique, l'union monétaire. En fait, il semble avoir existé des cas inversés mais, à moyen terme, ceux-ci ont implosé. C'est l'idée défendue par Jean Messiha, s'appuyant sur le cas de l'Union latine109(*) : « Les tentatives historiques de faire émerger, à partir d'une coopération monétaire, une monnaie unique ont toutes échouées, précisément parce qu'elles se sont arc-boutées sur la monnaie unité de compte, négligeant par là, la monnaie-représentation collective et nationale » ; « Se polariser sur la superficie matérielle de la monnaie comme simple instrument de compte, vider cette monnaie de sa charge historique, culturelle, nationale et souveraine, est une entreprise qui porte en elle les germes de son propre échec en ce qu'elle réduit à l'extrême la notion de monnaie et néglige de fait tout lien entre monnaie et souveraineté »110(*). Ainsi, à la lumière de ces propos et au regard de la démarche d'ensemble de cette réflexion, il faut bien reconnaître que l'union monétaire européenne présente une configuration tout à fait originale. Certes, l'euro est bien le fait de la loi et, plus précisément, il a été adopté par voie référendaire. Son « officialisation » s'est réalisée avec la promulgation d'un traité à valeur internationale. Mais, abstraction faite de l'acte juridique, ce dernier ne s'appuie sur aucune autorité publique européenne dont l'aire de souveraineté coïnciderait avec la zone d'extension de la monnaie. L'euro ne se fonde sur aucune communauté au sens où nous avons défini la nation comme un ensemble d'individus unis au travers d'une multitude de valeurs partagées et liés à une même autorité étatique. En d'autres termes, pour aller à l'essentiel, on peut dire que l'euro est dépourvue de confiance symbolique. Seule le signe officiel de la Banque centrale européenne (BCE) lui consacre une valeur « objective ». En conséquence, on peut analyser l'euro comme étant une monnaie sans prince et sans peuple, tirant sa légitimité uniquement de l'économique. Il demeure une monnaie « anonyme » ou apatride, rassemblant des consommateurs ou agents économiques, mais non des citoyens. L'euro est avant tout une monnaie économique. De cette intégration économique et monétaire, résultera, peut-être, une union politique et sociale. Mais, pour l'heure, l'euro fait office de monnaie à la genèse originale : « La construction européenne est un processus unique en son genre : il inverse, en effet, la causalité historique entre l'émergence d'une conscience collective et l'apparition d'une monnaie, référent national en matière de comptes »111(*). Ainsi, le procès à l'origine de l'euro est révélateur d'un mouvement inversé : d'abord l'économique et le monétaire, ensuite le politique et le social (au sens large) : « L'euro ne symbolise pas une communauté préexistante marquant sa souveraineté en établissant sa propre unité de compte. Sa création est, en quelque sorte, investie de la mission de faire advenir subrepticement cette communauté. D'où les interrogations sur l'irréversibilité du processus, tant que ne sera pas constitué un véritable gouvernement européen »112(*). On peut alors légitimement penser que l'euro est une monnaie fragile car l'absence de consistance sociale et politique fait de lui une monnaie « neutre », aux racines peu profondes. De ce fait, pour procéder par analogie métaphorique, l'euro est un peu comme un arbre mal enraciné restant de la sorte vulnérable face à la moindre tempête. En effet, une monnaie qui fait fi de toute attache symbolique et, qui se fonde uniquement sur des éléments de nature économique, demeure une monnaie grandement exposée au risque de réversibilité en ce que l'économique est par nature précaire, à la différence du politique et du social. Dès lors, inévitablement, comme nous le verrons prochainement, l'euro a d'ores et déjà été la cible de critiques diverses venant menacer son intégrité. En somme, l'euro s'avère être une monnaie originale en ce qu'il est le fruit d'une intégration économique poussée entre un ensemble de pays qui, parallèlement, conservent leurs spécificités et leur souveraineté dans de nombreux domaines, en particulier dans le domaine politique. L'euro résulte d'un arbitrage réalisé entre les pays membres de la CEE, puis de l'Union européenne, qui ont pesé les avantages et les inconvénients qui résulteraient de l'instauration d'une monnaie unique. L'euro est ainsi né d'une volonté méthodique et délibérée de certains pays de s'intégrer économiquement et monétairement. C'est en ce sens que l'euro se veut être un produit de la rationalité économique. Apparaît alors le compromis européen : instaurer une monnaie commune sans se défaire des spécificités et de certains des attributs de souveraineté propres aux Etats membres : « L'apparition de l'euro est donc indissociable de la dynamique qui pousse les Européens à s'unir dans les domaines où ils y ont intérêt, tandis qu'ils préservent ailleurs leur identité »113(*). Dans cette perspective, il faut souligner que l'Union tente de se construire progressivement sur le plan politique. De même, se dessine vaguement à l'horizon une ébauche d'Europe sociale. Mais, force est de constater que pour l'instant, l'Europe est avant tout un territoire économique et monétaire. Elle comporte ainsi de nombreuses carences, multidimensionnelles, qui seront analysées par la suite. Qui plus est, elle est emprise d'une forte charge libérale qui rend les ajustements économiques très difficiles et lui attribue une certaine impopularité au regard du grand public. Fondamentalement, elle reste une entité empreinte d'incertitude, tant au niveau de ses limites géographiques que de ses perspectives d'avenir. Sur le plan politique, l'Union européenne ne dispose ni de la personnalité juridique, ni d'une constitution. Cette dernière est seulement bâtie sur une succession de traités et non sur un texte unique et juridiquement souverain. L'Union européenne se présente comme la résultante d'une succession d'étapes pouvant être assimilée à des séries de négociations internationales. Il en ressort que l'Union européenne ne peut être comparée à un Etat. La qualité de sujet de droit et la puissance suprême de commandement (souveraineté), traits caractéristiques des Etats politiques, ne peuvent lui être conférés. L'Union européenne n'est pas souveraine sur le plan politique ; elle reste une entité inachevée et aux contours incertains : « En effet, l'architecture institutionnelle européenne a été mise en place par des traités successifs : il n'existe donc pas de texte unique, de Constitution de l'Union européenne. L'Europe s'est construite par étapes ; ses institutions sont nées des délégations des compétences effectuées par les Etats membres. Le modèle institutionnel européen est profondément original ; c'est un « work in progress » qui ne peut être comparé à celui d'un Etat » ; « C'est qu'en effet cette union ne constitue pas un Etat, même si les ressortissants des Etats membres disposent d'un citoyenneté européenne. Elle n'est pas non plus un Etat fédéral ou une confédération. L'Union n'est pas dotée de personnalité juridique »114(*). Fait aggravant, la superposition des traités rend le fonctionnement de l'Union peu lisible pour des citoyens européens qui, du coup, se sentent éloignés du projet européen. De même, un des problèmes institutionnels essentiel de l'Union réside dans le manque de représentativité et de légitimité démocratique des ses organes politiques qui disposent, malgré tout, de prérogatives importantes alors même qu'ils paraissent écartés de tout débat et contrôle démocratique115(*). Ce problème constitue une entorse au principe de souveraineté populaire, principe fondamental des démocraties modernes. En outre, l'unité européenne est une idée difficile à admettre quand on sait que l'Union consiste en une agglomération de pays qui, a priori, n'ont pas grand-chose en commun si ce n'est que l'intérêt économique orienté dans un but purement rationnel. En effet, on peut légitimement se demander ce qui rapproche, autrement qu'économiquement, des pays telles que la Turquie116(*), la France et la Slovénie. D'ailleurs, dans un élan d'avancée politique, le « non » au référendum organisé en France en mai 2005 concernant l'approbation d'une constitution européenne aura été révélateur des doutes qui entachent la construction européenne. Qui plus est, le même « non » a été prononcé majoritairement par les citoyens hollandais qui étaient appelés à s'exprimer quelques jours après les citoyens français. Dans le même temps, il faut souligner que plusieurs pays n'ont pas « osé » organiser de référendum pour la même question certainement par crainte d'essuyer un refus populaire massif ; ce qui fut notamment le cas de l'Allemagne et de l'Italie. Au final, pour reprendre l'expression de certains juristes, tel que Jean Paul Jacqué117(*), l'Union européenne apparaît comme un « phénomène (juridiquement) nouveau » qui peut être analysée, d'une certaine manière, comme une remise en cause des formes étatiques traditionnelles. Entre la confédération et l'Etat fédéral, l'Union européenne a parfois été qualifiée de Communauté d'intégration ou de Communauté supranationale. Si les Etats membres conservent leur souveraineté, il n'en reste pas moins qu'ils en partagent l'exercice dans des domaines essentiels comme la monnaie. Ainsi, l'euro est appelé à devenir à terme la monnaie officielle de l'ensemble des pays membres de l'Union. A l'image de l'Union européenne sur le plan juridique et politique, il apparaît, à la lumière de cette analyse, comme un phénomène monétaire tout à fait original. Reste à savoir si de cette union monétaire doit naître une union politique ou si la configuration globale actuelle est définitive, faisant de l'euro une pure monnaie de consommateurs et non de citoyens ? Cela étant, le particularisme de l'euro s'est reflété au moment de la transition et de l'abandon des anciennes monnaies. En effet, le passage à la monnaie unique a engendré des craintes chez les individus. En se situant à un niveau micro-social, on s'aperçoit que l'approbation d'une monnaie nouvelle passe par un consentement psychologique, et pas seulement par une « acclimatation technique » propre à un consommateur. Dans les faits, comme le souligne Jean-Michel Servet, tout s'est passé comme si l'euro avait été subi, imposé ; comme s'il était une monnaie étrangère, extérieure aux populations européennes. Ce sentiment est fort légitime quand on sait que l'euro est orphelin de souveraineté et qu'un certain nombre de barrières morcellent, de fait, les peuples européens : langues, cultures, modes de vie, éloignement géographique, absence de passé commun, etc. : « Les problèmes ne sont pas seulement pratiques ou plus exactement les questions techniques sont la forme d'apparition de questions essentielles. Le changement monétaire nominal a un effet imaginaire qui exprime et mobilise des craintes plus profondes tenant surtout à une perte d'identité et de repères »118(*). * 108 Il est certain que l'euro tend à homogénéiser économiquement la zone euro. Mais, de nombreuses disparités demeurent (flexibilité du marché du travail, pression fiscale, niveau des salaires, mécanismes de solidarité collective, état du développement économique et social, etc.). * 109 Pour appuyer son raisonnement sur l'empirique, Jean Messiha prend l'exemple de l'Union latine qui préfigura en quelque sorte l'instauration de l'euro, à environ un siècle d'intervalle. Créée en 1865, elle devait à l'initial annihiler la spéculation monétaire au sein d'un espace composé d'une union de pays européens. Dans les faits, l'Union latine dura seulement dix ans avant d'imploser. * 110 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ? (précédemment cité). * 111 Idem, p. 10. * 112 Bruno Théret, L'euro en ses tristes symboles. Une monnaie sans âme ni culture in Le monde diplomatique, n° 573, décembre 2001. Bruno Théret est membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire en sociologie (IRIS) de l'Université Paris IX-Dauphine. * 113 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 124. * 114 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne (précédemment cité) : p. 16 ; 18. * 115 C'est notamment le cas de la Commission européenne qui, tout en étant politiquement indépendante, incarne le pouvoir exécutif européen. Ainsi, la Commission dispose d'importantes prérogatives. Investie d'un droit d'initiative législative quasi exclusif, elle prépare et met en oeuvre les décisions du Conseil de l'Union européenne et du parlement européen. Elle est actuellement présidée par José Manuel Barroso, commissaire portugais dont très peu de « citoyens » européens doivent connaître le nom. Les commissaires, au nombre de vingt-cinq, sont désignés par les gouvernements pour une période renouvelable de quatre ans. Pèse sur la Commission un manque de représentativité et de légitimité démocratique, ainsi qu'une difficulté de contrôle d'un organe qui paraît éloigné des populations européennes. Accusée d'être technocratique et peu transparente, elle est la principale cible des courants souverainistes européens. * 116 La Turquie dispose pour le moment du statut de candidat à l'Union européenne. * 117 Jean Paul Jacqué est professeur des facultés de droit. Il est actuellement directeur au service juridique du Conseil de l'Union européenne. * 118 Jean-Michel Servet, Promesses et angoisses d'une transition monétaire in L'argent (précédemment cité) : p. 268. |
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