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Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à  l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économique


par Grégory Ode
Université de Paris I Panthéon - Sorbonne - Master d'économie 2005
  

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L'originalité génésiaque et institutionnelle d'une monnaie à la seule légitimité économique : l'euro, monnaie neutre, à consistance libérale, produit de la rationalité économique

De 1939 à 1945, pendant six ans, le monde est en guerre. En 1942, l'Allemagne et le Japon exercent sur le monde une domination sans comparaison dans l'histoire. La constitution de la « grande alliance » entre le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l'URSS permet à ces derniers de l'emporter après trois ans de combats acharnés. Vaincus, ravagés, occupés, les pays européens connaissent un déclin qui paraît irrémédiable. Ils sont, en 1945, dans une situation de dépendance presque complète vis-à-vis des Etats-Unis. De plus, en Europe occidentale et orientale, la différenciation politique tend à s'accentuer avec l'avènement à l'est de l'idéologie communiste. Dans ce contexte de tourmente d'après guerre et de guerre froide, émerge le projet européen avec pour ambition de redonner une stabilité politique aux Etats européens affaiblis par près de six années de guerre. Mais, si le projet européen est avant tout un projet politique, force est de constater que l'Europe s'est essentiellement construite par la voie économique. Ainsi, après des années d'intégration économique, le traité de Maastricht entérine, le 7 février 1992, le projet d'une union économique et monétaire européenne : l'euro est en marche. Par ailleurs, le traité institue l'Union européenne qui se substitue ainsi à la Communauté économique européenne (CEE) et qui instaure une citoyenneté européenne : un espoir d'Europe politique se dessine alors à l'horizon. Aujourd'hui, l'euro s'est substitué aux monnaies nationales pour ce qui est des douze pays de la zone euro et, l'Union européenne, qui ne dispose ni de personnalité juridique ni de constitution, comprend désormais vingt-cinq pays membres, ce qui ne devrait pas être définitif. Au final, en l'espace d'un demi-siècle, l'Europe a changé de physionomie. Dans cette nouvelle Europe, encore en construction, la monnaie unique européenne constitue un projet d'une envergure sans précédent. Beaucoup d'espoirs sont placés en elle. Outre les espérances en matière de prospérité économique, demeure implicitement l'espoir que de la monnaie unique naîtra une Europe politique et sociale viable. Tel est le pari inédit de l'euro, monnaie à charge libérale, orpheline de souveraineté politique, produit de la rationalité économique.

I. L'euro : monnaie dépourvue d'attaches symboliques dont la légitimité repose sur des fondements d'ordre économique

L'union économique et monétaire européenne s'avère être le stade d'intégration économique le plus abouti à l'heure actuelle. La construction européenne s'est essentiellement réalisée par la voie économique et l'avènement de l'euro, au 1er janvier 1999, en est une étape clef. Déjà, dans les années 1960, Jacques Rueff estimait que « l'Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas ». Aujourd'hui, l'Europe est encore en construction et, il faut bien l'avouer, les perspectives futures restent floues. En outre, dans la démarche qui est la nôtre, l'euro s'inscrit comme une monnaie originale. En effet, la monnaie unique n'est pas adossée à un Etat-nation ; elle n'est donc pas attachée à une souveraineté politique et à une nation. A ce titre, elle est quasi exempte de consistance sociale et politique. Elle s'affiche comme une monnaie « fonctionnelle », reposant sur une confiance exclusivement éthique.

A. Le bien-fondé économique de l'euro

L'objectif principal de l'euro résidait essentiellement en une suppression des contraintes liées au change, obstacles majeurs à la réalisation effective d'un grand marché intérieur européen. Ainsi, comprendre l'euro et la logique qui le sous-tend implique de situer l'origine de la monnaie unique dans un contexte plus large qui est celui du processus d'intégration européen. Lié aux perspectives de croissance attachées à l'économie européenne, l'euro intègre beaucoup d'espérance de prospérité future. A ce titre, il se fonde sur une légitimité d'ordre économique.

La genèse de l'euro : « aboutissement » d'un processus d'intégration économique

La construction européenne est un processus qui s'est réalisé par étapes, quasi-exclusivement par la voie économique. Dès la signature du traité de Rome en mars 1957 instituant la Communauté économique européenne (CEE) et la communauté européenne de l'énergie atomique entre six pays88(*), le but affirmé consistait à promouvoir le progrès économique et social, ainsi que l'amélioration constante des conditions de vie et de travail. La réalisation de ces objectifs passait par la mise en place de conditions favorables à une croissance économique européenne optimale, notamment, par l'instauration d'un grand marché intérieur.

La première étape significative de cette marche vers la prospérité économique et sociale européenne fut la mise en place d'une union douanière en juillet 1968 entre les pays membres de la CEE. Cette dernière devait instaurer les conditions nécessaires au développement du libre-échange des marchandises au sein des pays membres. L'union douanière a entraîné la suppression des versements de droits de douane entre Etats appartenant à la CEE lors des échanges communautaires. De même, elle a conduit à mettre en place une politique de tarification extérieure unique, ce qui mettait les pays sur un pied d'égalité au regard du commerce extérieur. Enfin, les marchandises importées pouvaient être livrées indifféremment à l'intérieur de la zone de libre-échange, quelque soit le pays concerné, avant d'être ventilées dans leurs pays respectifs (des marchandises pouvaient être livrées à Marseille alors même qu'elles étaient destinées aux Pays-Bas). Cela a notamment permis de rationaliser le commerce. Les avantages de l'union douanière sont rapidement apparus, notamment en termes de commerce intra-zone (multiplication des échanges au sein de l'union douanière par six entre 1950 et 1970)89(*). De même, l'union douanière a permis une augmentation des échanges entre les pays de la CEE et le reste du monde. Toutefois, l'union douanière n'était qu'une première étape d'un processus qui aspirait à prendre de l'ampleur. Plusieurs obstacles subsistaient encore, telles que les contraintes administratives, techniques, normatives, etc. Les contrôles douaniers n'avaient pas totalement disparu et on assista au retour des mesures protectionnistes. Cette situation de blocage qui frappait l'union douanière et, par extension, l'avancée de l'intégration européenne, fut nommée l'« eurosclérose ».

C'est seulement dans les années 1980, avec l'arrivée de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne, que la mise en place du marché commun fut relancée. L'objet de ce qui fut appelé le « Livre blanc » consistait alors à recenser les obstacles persistants à l'instauration de la libre concurrence et du marché commun. Le rapport Cecchini, qui évaluait les coûts et avantages de l'aboutissement de la mise en place du marché intérieur, venait logiquement compléter l'analyse du Livre blanc. Un nouveau pas vers la voie de l'intégration des marchés fut franchi en février 1986 avec l'adoption de l'Acte unique européen, prévoyant la réalisation d'un « grand marché intérieur » au 31 décembre 1992, c'est-à-dire « un espace sans frontières intérieures, dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et du capital sera assurée ». Entre temps, le Danemark, l'Irlande, le Royaume-Uni, la Grèce, l'Espagne et le Portugal intégraient la CEE. L'instauration du marché unique a nécessité l'adoption de plus de mille documents législatifs en dix ans. Les contrôles aux frontières ont été remplacés par des vérifications effectuées au départ et à l'arrivée afin de ne pas perturber le trafic. Une harmonisation dans les domaines normatif, technique et juridique a été opérée. De plus, avec le marché unique, a été instituée la libre circulation des entreprises appartenant au secteur des services, etc. En définitive, en supprimant les derniers obstacles à la libre circulation des produits, des services, des hommes et des capitaux, l'Acte unique venait parachever l'établissement d'un marché commun qui demeurait, jusqu'à lors, bien imparfait. Dans les faits, l'achèvement du marché intérieur a généré une hausse de la croissance, même s'il est difficile de distinguer entre les effets induis par le marché unique et les effets dus à une amélioration de la conjoncture mondiale. Il a néanmoins entraîné une augmentation des échanges intra-communautaires (constitués pour l'essentiel d'un commerce intra-branche), une hausse des investissements directs à l'étranger du reste du monde vers la CEE90(*), une meilleure répartition des compétences avec la mobilité des hommes et des capitaux, une harmonisation des normes sanitaires et de sécurité, etc. Au final, la réalisation du marché unique eut un impact économique positif sur la croissance de l'économie de la CEE.

Cependant, de nombreux obstacles continuaient de persister. C'était particulièrement le cas des contraintes liées au change des monnaies qui continuaient d'entraver la bonne marche du marché unique. A cet effet, la théorie économique montre que les pays qui ont une économie très ouverte et échangent beaucoup entre eux ont intérêt à créer une zone monétaire91(*). Ainsi, s'appuyant sur les travaux du comité présidé par Jacques Delors, qui avait pour mission « d'étudier et de proposer les étapes concrètes devant mener à l'union économique et monétaire », les douze s'engagèrent dès la fin 1989 sur la voie de l'unification monétaire92(*). Mais, ce n'est que trois ans plus tard, en février 1992, que fut entériné le passage à l'union économique et monétaire avec la signature du traité de Maastricht. Ce dernier fixait au 1er janvier 1999, au plus tard, le terme ultime de la mise en place de l'unification monétaire. Par ailleurs, dans la perspective de l'unification économique et monétaire, le partage d'objectifs macroéconomiques communs s'imposait logiquement. Ainsi, le traité de Maastricht fixait cinq critères devant permettre d'estimer si un Etat membre était prêt à adopter l'euro :

· Stabilité des prix : le taux d'inflation ne devait pas dépasser de plus de 1,5 point de pourcentage le taux des trois Etats membres qui avaient enregistré les meilleurs résultats en matière d'inflation.

· Déficit budgétaire : il devait être inférieur à 3 % du PIB.

· Dette publique : limitée à 60 % du PIB, mais un pays qui avait un ratio plus élevé pouvait néanmoins adopté l'euro si son niveau d'endettement était en diminution constante.

· Taux d'intérêt à long terme : il ne devait pas dépasser de plus de 2 points de pourcentage le taux appliqué par les trois Etats membres qui avaient enregistré les meilleurs résultats en matière d'inflation l'année précédente.

· Stabilité du taux de change : le taux de change devait rester à l'intérieur des marges définies pendant deux ans. Ces marges étaient celles du mécanisme européen des taux de change, un système facultatif pour les Etats membres qui voulaient lier leur monnaie à l'euro.

En pratique, l'instauration de l'euro s'effectua en trois étapes successives. La première étape, qui s'acheva fin 1993, consistait dans la libéralisation des mouvements de capitaux en Europe et dans la coordination accrue des politiques économiques des pays de l'Union européenne. La deuxième étape, qui débuta en janvier 1994, fut marquée par la création à Francfort de l'Institut monétaire européen (IME) dont étaient membres les banques centrales des Etats de l'Union. L'IME avait pour mission de préparer l'introduction de la monnaie unique, de renforcer la coordination des politiques monétaires afin d'assurer notamment la stabilité des prix et de superviser le fonctionnement du Système monétaire européen (SME). L'IME a préfiguré la future Banque centrale européenne (BCE). Toujours au cours de cette deuxième étape, les pays membres de l'Union européenne appliquèrent les critères de convergence définis par le traité de Maastricht, il fut adopté le nom de la monnaie unique lors du Conseil européen de Madrid en décembre 1995, le « pacte de stabilité et de croissance » fut entériné en juin 1997 et en mai 1998 les chefs d'Etats et de gouvernements fixèrent la liste des pays jugés aptes à entrer au sein de la zone euro93(*). Enfin, la troisième et dernière étape démarra le 1er janvier 1999, jour de mise en oeuvre effective de l'union économique et monétaire. Celle-ci se caractérisa par l'unification de la politique monétaire menée indépendamment par la BCE, la réalisation des opérations interbancaires en euros, la fixation irrévocable et absolue des parités (France : 1 € = 6, 55957 F) ; le passage à l'euro fiduciaire s'effectua quant à lui seulement le 1er janvier 2002. Au cours des mois de janvier et février 2002, les monnaies nationales ont été remplacées par l'euro, ces dernières ayant perdu tout cours légal le 18 février 2002.

En somme, ce passage descriptif de la réflexion semble être nécessaire en ce qu'il permet de situer historiquement, institutionnellement et contextuellement le passage à l'union économique et monétaire. En effet, il montre que l'euro peut être appréhendé comme un aboutissement logique et nécessaire d'un processus d'unification économique qui aura duré près d'un demi siècle. Ainsi, la genèse de l'euro s'avère indissociable de celle du marché unique européen. L'euro constitue un aboutissement d'étape important du processus d'intégration européen qui s'est réalisé essentiellement par l'économique, et ce, au détriment du politique et du social. Cela sera très important pour la suite de notre réflexion. Mais, pour l'instant, il convient d'en rester aux faits. Ainsi, disons simplement, pour paraphraser certains auteurs, que l'euro doit être saisi comme une « monnaie née dans les marchés » ; c'est d'ailleurs ce que suggère implicitement Robert Raymond :

« En Europe, la justification d'une marche vers l'union monétaire s'est appuyée sur des considérations encore plus larges, visant non seulement à intégrer des économies liées par un commerce intra-zone intense et croissant, mais aussi à créer un marché unique atteignant une taille suffisante, de l'ordre de celle du marché intérieur américain pris comme point de comparaison. Or un marché n'est vraiment unique que si un système unique de prix y prévaut. Il appelle donc une monnaie unique »94(*).

* 88 Ces pays étaient : l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.

* 89 Source : Commission européenne, Cap sur la croissance. L'économie de l'Union européenne, Direction générale de la presse et de la communication, Bruxelles, 2003.

* 90 Il s'agissait de contourner les barrières protectionnistes pour accéder directement à un grand marché dynamique et solvable. Les IDE ont un impact positif sur l'économie locale, notamment en ce qu'ils sont créateurs d'emplois.

* 91 Se référer notamment à la notion de « zone monétaire optimale » attachée à l'analyse de Robert Mundell, prix Nobel d'économie en 1999.

* 92 Le 17 avril 1989, un groupe d'experts présidé par Jacques Delors, président de la Commission européenne, adopta à l'unanimité un rapport sur l'union économique et monétaire prévoyant une évolution en trois étapes vers l'adoption d'une monnaie unique.

* 93 Ces pays étaient au nombre de onze : Allemagne, France, Autriche, Belgique, Espagne, Finlande, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas et Portugal. Alors que le Royaume-Uni et le Danemark refusaient délibérément d'intégrer la zone euro à l'occasion de la première vague d'adhésion, la Grèce et la Suède ne convergeaient pas suffisamment. Finalement, la Grèce a intégré l'eurosystème en janvier 2001.

* 94 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 20.

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