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Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à  l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économique


par Grégory Ode
Université de Paris I Panthéon - Sorbonne - Master d'économie 2005
  

Disponible en mode multipage

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    Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

    UFR d'économie 02

    Master THEME, spécialité histoire de la pensée économique

    Mémoire de Master à finalité recherche

    Année universitaire 2005-2006

    « Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économique »

    Dirigé par : Jérôme Lallement

    Présenté et soutenu par : Grégory Ode

    « L'Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne n'entend donner aucune approbation, ni improbation aux opinions émises dans ce mémoire ; elles doivent être considérées comme propres à leur auteur »

    Remerciements et avertissements

    Remerciements :

    Je tiens tout d'abord à remercier mon directeur de mémoire, Jérôme Lallement, pour sa gentillesse, sa disponibilité, son aide et la compréhension dont il a fait preuve pour l'approbation de mon sujet de mémoire.

    Je désire ensuite remercier mes parents, Thierry et Marie-Lise, pour tout le soutien qu'ils m'ont apporté durant ces cinq années d'études. Il en est de même pour Valérie, à qui j'adresse une pensée particulière.

    Avertissements :

    Avant que le lecteur commence la lecture de ce mémoire, je tiens à souligner les difficultés inhérentes au sujet au sens où celui-ci, très large, s'avère difficile à traiter exhaustivement. Ainsi, pourrait-il, selon mon avis, faire l'objet d'un sujet de thèse. En outre, il appelle à exploiter et croiser des connaissances éparses qui, d'une part obligent à sortir de la réflexion strictement économique, ce que j'ai délibérément recherché, et, d'autre part nécessitent de se référer à une bibliographie et à des supports variés et d'actualité.

    Sommaire

    Introduction ...................................................................................................................... 6

    La monnaie appréhendée comme une composante centrale de la réalité socialement construite : saisir l'argent comme une institution impliquant croyance et dont la pérennité repose sur un lien social de confiance

    I. La monnaie : institution centrale des sociétés modernes ............................................................ 11

    A. La nécessité de dépasser l'économique pour comprendre l'essence de la monnaie ................................ 12

    B. La monnaie : un artifice, produit de l'histoire, socle des économies contemporaines .............................. 21

    II. La monnaie : une institution dont l'existence et la pérennité impliquent croyance et confiance .......... 35

    A. D'une problématique de la croyance à une problématique de la confiance .......................................... 36

    B. La confiance symbolique et la confiance éthique qui fondent la monnaie ........................................... 48

    L'originalité génésiaque et institutionnelle d'une monnaie à la seule légitimité économique : l'euro, monnaie neutre, à consistance libérale, produit de la rationalité économique

    I. L'euro : monnaie dépourvue d'attaches symboliques dont la légitimité repose sur des fondements d'ordre économique ...................................................................................................................... 62

    A. Le bien-fondé économique de l'euro ...................................................................................... 62

    B. L'originalité génésiaque d'une monnaie dépourvue de confiance symbolique ...................................... 72

    II. La BCE, autorité responsable de l'euro aux assises monétaristes : la charge libérale de l'euro ........... 85

    A. La BCE : organisation et principes de fonctionnement ................................................................. 86

    B. La charge libérale de l'euro, monnaie aux assises monétaristes ....................................................... 94

    III. Les éléments inéluctables de fragilité de l'euro : la nécessité de poursuivre l'intégration économique, sociale et politique européenne ............................................................................................. 104

    A. Les éléments de fébrilité économique de la zone euro : une menace prégnante pour la souveraineté de la monnaie européenne ........................................................................................................... 104

    B. Asseoir la souveraineté de l'euro : l'heure des réformes ? ............................................................ 120

    Conclusion ............................................................................................................................................................ 132

    Bibliographie .................................................................................................................. 134

    Introduction

    En avant-propos de la deuxième partie de son ouvrage intitulé La monnaie, Jean Cartelier écrit ceci :

    « Que la monnaie, bien qu'elle soit essentielle au fonctionnement du marché, ne trouve pas sa place dans la théorie économique, montre non seulement qu'elle n'est pas un bien économique, mais également que l'économie de marché n'est pas cette société qui se constituerait sur une table rase institutionnelle grâce à l'échange volontaire entre individus indépendants et égoïstes. En reconnaissant que la monnaie, conçue comme un ensemble minimal de règles du jeu, est un point de départ obligé pour la théorie du marché, il est possible d'esquisser une théorie économique reconnaissant explicitement que les fondements de l'économie de marché sont à rechercher au-delà de l'économique »1(*).

    Cette citation de Jean Cartelier s'avère révélatrice des difficultés qu'éprouve la théorie économique dominante à intégrer la monnaie au sein de son analyse. En effet, cette dernière évince de son discours la question de la substance de la monnaie pour en retenir que l'aspect fonctionnel, pratique, en la reléguant au rang de « voile lubrifiant » du système marchand. Pourtant, la monnaie n'a rien de spontané au premier abord. En supposant qu'on jette depuis un hélicoptère des quantités importantes de billets libellés en dollar au dessus d'un village perdu au fin fond de l'Afrique, qu'est ce qui peut garantir que les « heureux habitants » africains verront dans ces billets la même chose que nous y voyons nous ? Inversement, à supposer maintenant que ce village ait une « monnaie officielle », qui ne se présente pas nécessairement sous la forme de pièces et billets, et que ses habitants déversent, cette fois-ci, des quantités importantes de leur monnaie au-dessus d'un village quelconque de France, quelle va être la première réaction des « heureux villageois » français si ce n'est l'étonnement, le questionnement et non la réjouissance spontanée ? Ce petit exemple illustre bien à quel point la nature de la monnaie ne doit pas être négligée et que celle-ci doit être pensée autrement que comme un objet économique stricto sensu à portée universelle. Tel est l'objet premier de cette réflexion. D'ailleurs, selon Jacques Sapir, l'appréhension de la monnaie comme une institution et non comme un bien économique ordinaire constitue un point de rupture majeur entre l'orthodoxie économique, incarnée par la théorie économique standard, et les courants de pensée économiques qualifiés d'hétérodoxes2(*) :

    « Une des principales ruptures des différents courants hétérodoxes avec la pensée économique dominante a justement consisté en une analyse différente dans la monnaie. Là où l'analyse économique ne voit qu'un bien parmi les autres, élevé au statut de numéraire, les hétérodoxes voient en général une institution. Cette divergence est fondamentale, même si, suivant les différents courants, les conséquences que l'on en tire peuvent fortement variées »3(*).

    Plus loin dans son ouvrage, Jacques Sapir poursuit en soulignant l'importance de réfléchir sur la nature profonde de la monnaie, eu égard au rôle prééminent qu'elle joue dans une économie de marché où les échanges sont décentralisés :

    « La question de la monnaie est donc un point central si l'on part de l'hypothèse d'une société fortement hétérogène et d'une centralisation devant se réaliser ex post, à travers des institutions ayant leur histoire et leur dynamique, alors penser la monnaie devient un exercice capital »4(*).

    Désormais, dans notre société, l'argent a pénétré les relations sociales, ayant même le pouvoir de métamorphoser les comportements et les personnalités. Omniprésent dans le langage, dans les images, dans l'actualité, c'est une réalité prégnante de notre quotidien. C'est également un marqueur social important des sociétés monétisées dans la mesure où l'argent homogénéise, identifie et hiérarchise les éléments. Ce faisant, il paraît exercer une influence considérable sur des individus qui pensent le monde en termes monétaires. Langage, lien social fondamental des sociétés marchandes, source de pouvoir mais aussi d'inégalités, de liens de sujétion, de violences, de crises sociales et monétaires... Ces quelques éléments invitent à réfléchir sur la nature profonde de la monnaie, ce qui implique de ne pas en rester à son apparence fonctionnelle car, finalement, l'évidence ne dit rien sur ce qu'est réellement la monnaie. C'est pourquoi, adopter le point de départ de la théorie économique standard conduit assurément à abaisser la capacité de compréhension des phénomènes impliquant la monnaie, ce qui peut se révéler dommageable lorsqu'on sait que l'économique et le social repose aujourd'hui en bonne partie sur le monétaire. Dès lors, écarter ou neutraliser la monnaie revient d'une certaine manière à occulter ou à rejeter sciemment une partie intégrante de la réalité économique et sociale.

    Saisir la nature de la monnaie implique, semble t-il, de déborder le cadre économique afin d'appréhender l'argent comme un concept, devenu institution, aux composantes à la fois politiques, sociales et économiques. De ce fait, cette réflexion propose de penser la monnaie comme une institution centrale des sociétés contemporaines, sur laquelle reposent les économies modernes. En outre, s'étant dématérialisée avec le temps, elle se présente aujourd'hui sous des aspects de plus en plus abstraits dont la forme de référence demeure la monnaie fiduciaire ou « monnaie papier ». Exempte de valeur intrinsèque, la monnaie ne possède de valeur que par son signe, signe qui lui confère une valeur autoréférentielle. De la sorte, en prenant le pas sur le « réel », le nominal, essence même de la monnaie, fait intervenir une logique purement sociale qui renvoie au symbolisme et intègre les individus dans un système régi par la croyance et la confiance. L'argent fait donc partie de ces « choses » qui existent uniquement parce que les hommes les ont créées de manière artificielle et délibérée, selon une intention spécifique. Ces choses construites socialement, qui régissent notre quotidien, résultent de la volonté humaine et sont, en ce sens, le produit de l'histoire. En d'autres termes, la monnaie n'est une composante des sociétés uniquement dans la mesure où il existe un consensus social sur son existence, sa nature et ses fonctions. De ce fait, elle a pour support friable la croyance et, à plus long terme, la confiance des individus, ce qui pose, entre autres, le problème crucial de la stabilité du cadre et du support de l'économie de marché. De par sa nature, la monnaie doit donc toujours réaffirmer sa légitimité aux yeux des individus si elle veut rester souveraine car, à défaut de reconnaissance sociale, monnaie n'est pas richesse et richesse n'est pas monnaie.

    En outre, une analyse de la monnaie, alternative à celle proposée par la théorie économique dominante, ne doit pas s'astreindre à nourrir le débat théorique. Ainsi, pour faire preuve davantage de pertinence, elle doit être en mesure d'apporter un éclairage nouveau sur la réalité. C'est pourquoi, l'analyse théorique de la monnaie qui sera menée dans le cadre de cette réflexion sera appliquée à l'euro, monnaie unique européenne liant depuis le premier janvier 2001 douze pays membres de l'Union européenne : l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, l'Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l'Irlande, l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal. Fruit d'une intégration progressive entre plusieurs Etats européens, l'arrivée de l'euro constitue un des évènements les plus importants de ces dernières décennies, voire de ces derniers siècles, pour le continent européen. En effet, le passage à la monnaie unique est bien plus qu'un simple changement d'unité de compte. Ce n'est pas seulement une opération qui relève de la technique. C'est une transformation économique et sociale d'une envergure exceptionnelle pour les sociétés européennes, comme le souligne Robert Raymond :

    « Il est permis, sans verser dans la grandiloquence, d'affirmer qu'on trouverait dans l'histoire de l'Europe peu de circonstances d'une importance équivalente. Les plus grands changements furent notamment, pour s'en tenir aux deux ou trois derniers siècles, la Révolution française, un certain nombre de guerres, la colonisation et la décolonisation, quelques grandes innovations scientifiques et industrielles. Bien que l'introduction de la monnaie unique paraisse moins traumatisante à première vue, elle apporte, elle aussi, une novation dans l'histoire de la société européenne à divers titres »5(*).

    En somme, hormis la volonté d'effectuer une analyse conceptuelle de la monnaie qui se détache de l'orthodoxie économique, le projet de ce mémoire est d'allier analyse théorique et application réelle dans une démarche d'ensemble cohérente et, si possible, pertinente. De ce fait, la problématique est double et se subdivise en deux questions : d'une part, il faut se demander comment la monnaie, considérée comme une composante fondamentale de la réalité économique et sociale, dépourvue de valeur intrinsèque, parvient-elle à remplir les fonctions d'unité de compte, de moyen de paiement et de réserve de valeur que les économistes lui assignent traditionnellement ? Puis, d'autre part, en intégrant les éléments de réponse de la première question, il convient de s'interroger pour savoir dans quelle mesure l'euro constitue t-il une monnaie originale, pionnière et audacieuse, qui, de ce fait, se révèle porteuse d'éléments de fragilité ? La réponse à ces questions s'effectuera conformément à une vision hétérodoxe de la monnaie, au sens où celle-ci sera appréhendée comme une institution à consistance économique, sociale et politique.

    Pour se faire, la réflexion s'articulera autour de deux grandes parties. Dans une première partie, que l'on peut qualifier de « théorique », il sera question de réfléchir sur ce qu'est la monnaie. L'objectif consistera alors à montrer que celle-ci peut être pensée, à la différence de la conception standard, comme une institution socialement construite, un artifice produit de l'histoire, impliquant croyance et confiance. Puis, sur la base du travail effectué au cours de la première partie, la visée d'une seconde partie sera de procéder à une analyse de l'euro, en s'appuyant sur la réflexion théorique qui aura été menée préalablement. L'accent sera alors mis sur l'originalité et les éléments de fragilité de cette nouvelle monnaie, produit de la rationalité économique.

    La monnaie appréhendée comme une composante centrale de la réalité socialement construite : saisir l'argent comme une institution impliquant croyance et dont la pérennité repose sur un lien social de confiance

    La monnaie se veut être un rouage économique essentiel permettant d'organiser efficacement les échanges au sein des sociétés marchandes. A ce titre, elle assure un certain nombre fonctions qui lui sont traditionnellement associées. Mais, sans valeur intrinsèque, la monnaie moderne ne peut remplir ces fonctions que si elle est unanimement acceptée, ou légitimée, par l'ensemble des membres de la société. De ce fait, comprendre sa nature en tant qu'artifice implique d'outrepasser l'économique, et, de se pencher sur les phénomènes de croyance et de confiance qui la fondent.

    I. La monnaie : institution centrale des sociétés modernes

    La théorie économique standard admet que la monnaie constitue un « instrument » très utile à l'économie de marché, sans même s'interroger de manière in extenso sur la façon dont elle parvient à assumer les missions pour lesquelles elle a été créée. De la sorte, elle évince de son discours toute problématique ayant trait à la nature de la monnaie, si particulière. C'est pour cette raison qu'on ne peut élaborer une réflexion profonde de la monnaie sans s'écarter de la théorie économique dominante, ni sortir de la sphère économique. Alors seulement, à ces conditions, peut émerger une analyse exhaustive de la monnaie, appréhendée comme une institution fondamentale des sociétés modernes.

    A. La nécessité de dépasser l'économique pour comprendre l'essence de la monnaie

    L'approche fonctionnaliste de la monnaie, qui sera définie et commentée plus loin dans la réflexion, ne dit rien sur la nature de la monnaie. Or, cette dernière n'est pas un fait évident qui relève de l'innée. C'est pourquoi, une réflexion essentialiste de la monnaie qui tenterait d'en saisir la nature impose de se distancier de la théorie économique dominante et de franchir les limites de l'économique.

    Les formes actuelles de la monnaie : la thèse de la dématérialisation

    Selon la thèse de la dématérialisation, qui se fonde sur l'approche fonctionnaliste de la monnaie6(*) et les contraintes liées à un système de troc, avant de s'abstraire progressivement, la monnaie a d'abord été constituée par des biens ou des produits faisant l'objet d'importants courants d'échange et pouvant, de ce fait, être aisément négociés. Les premières monnaies ont ainsi été constituées d'objets qui tiraient leur valeur de leur emploi sous forme de marchandises. En d'autres termes, les premières monnaies possédaient une valeur intrinsèque. Le fait qu'elles étaient reconnues et acceptées par tous, ou presque, provenait de leur utilité sociale. Généralement, ces premières monnaies étaient de conservation facile. Les plus connues de ces « monnaies-marchandises » furent les bestiaux en Grèce et Rome, les morues séchées à Terre-Neuve, les blocs de thé au Tibet, les coquillages, le sel en barres, etc.

    Ce faisant, on peut estimer que la première étape d'abstraction significative de la monnaie se réalisa lorsque les métaux dits précieux, essentiellement l'or et l'argent, qui, par leurs qualités7(*), constituèrent les premières monnaies sans véritable valeur intrinsèque. En effet, si ces métaux ont, certes, la particularité d'être rares ou difficilement accessibles, ils ne possèdent pas en soi une utilité sociale directe. En revanche, les monnaies-marchandises susmentionnées détenaient par elles-mêmes une utilité directe reconnue en ce qu'elles répondaient à la satisfaction de besoins humains. Autrement dit, l'or ou l'argent ne possèdent pas en eux-mêmes la propriété de liquidité, c'est-à-dire la caractéristique d'être, sans conteste, acceptés par les autres membres de la société. Ils ont acquis cette propriété ex post, de manière détournée, ce qui relève d'un choix de société8(*). En outre, les métaux précieux ont subi de nombreuses modifications dans leur utilisation comme monnaie. D'abord, à Babylone et en Egypte, l'or et l'argent circulaient sous forme de lingots, sans poids déterminé. Il fallait alors mesurer le poids du métal et estimer sa pureté lors de chaque transaction : c'est la monnaie pesée. Puis, vers 800 avant J.-C., les lingots prirent un poids et une forme déterminés et affinés, donnant naissance aux pièces métalliques : c'est la monnaie comptée. Quelques siècles plus tard, durant l'Antiquité, les pièces furent frappées par les autorités religieuses qui garantissaient de la sorte la valeur de l'argent9(*), c'est-à-dire le titre et le poids du métal que les pièces contenaient : c'est la monnaie frappée. Après plusieurs siècles d'évolution, le système du bimétallisme or et argent, remplacé en France par un système de monométallisme or à partir de 1876, constituèrent les derniers régimes officiels de monnaie métallique.

    Ceci étant, à en suivre la thèse de la dématérialisation, la monnaie métallique a donné naissance, indirectement et de manière progressive, à la « monnaie-papier », forme de référence de la monnaie actuelle. Dès l'Antiquité, puis au Moyen Age, des particuliers prirent l'habitude de déposer de l'or et de l'argent auprès de banquiers qui leur remettaient en contrepartie un certificat constatant le dépôt de métal précieux. Toutefois, ce « billet » ne constituait pas une nouvelle forme de monnaie qui s'ajoutait à la monnaie métallique ; la transmission d'un certificat d'un individu à un autre correspondait juste à un transfert de métal précieux. L'étape suivante consista dans la création du billet de banque, conçu à la suite d'une initiative du banquier suédois Palmstruck qui fonda la Banque de Stockholm au XVIIème siècle. Constatant que les porteurs de billets ne venaient pas tous en même temps demander le remboursement en métal de leurs billets, Palmstruck estima que sa banque pouvait, en prenant peu de risques, émettre un nombre de billets supérieur à celui correspondant au montant total des dépôts de métal précieux. A partir de ce moment là, les billets de banque constituaient une monnaie parallèle à la monnaie métallique ; cette émission de billets n'entraînait pas le retrait de la circulation monétaire d'une quantité équivalente de métal précieux. L'abstraction monétaire se réalisait un peu plus, sans pour autant dématérialiser la monnaie significativement dans la mesure où l'existence des billets de banque reposait sur la possibilité pour tout porteur de billets d'en demander le remboursement en métal précieux.

    Ce n'est que quelques siècles plus tard que le billet de banque inconvertible s'instaura. Née de circonstances exceptionnelles, l'inconvertibilité du billet de banque en métal précieux est, peu à peu, devenue la règle dans les économies modernes. C'est ainsi qu'à l'occasion de certains événements graves, guerres notamment, pour éviter des retraits massifs qui auraient mis en faillite les banques, les pouvoirs publics sont intervenus en décrétant le cours forcé des billets. Une telle décision avait pour effet de supprimer la possibilité pour les détenteurs de billets de banque d'en demander le remboursement en or, ce qui dispensait les banques de l'obligation d'assurer la convertibilité des billets en métal précieux. Il est à noter, néanmoins, que le cours forcé ne devait être que provisoire, la convertibilité du billet devant être rétablie aussitôt la période de crise terminée. Mais, à la suite de la crise économique de 1929, les pays se heurtèrent à de graves problèmes monétaires et le cours forcé devint progressivement définitif dans tous les pays10(*). Actuellement, le billet est donc totalement inconvertible. Déconnecté de toute garantie matérielle, la monnaie-papier ne tire sa valeur que du seul fait qu'elle est reconnue et acceptée par tous les agents économiques comme moyen de paiement. La valeur de la monnaie moderne est donc directement tributaire des jugements11(*) des acteurs sociaux à son égard.

    D'autres formes de monnaie existent sans avoir pour autant une existence autonome vis-à-vis de la monnaie fiduciaire. C'est notamment le cas de la monnaie scripturale, qui permet d'effectuer des règlements par de simples jeux d'écriture, dans des comptes de dépôts à vue. En outre, la monnaie scripturale n'a pas pour seul effet de remplacer une quantité équivalente de monnaie-papier ; elle donne également la possibilité d'accroître la quantité de monnaie présente au sein de l'économie par le biais d'opérations de crédit. Représentant environ 80% de la monnaie actuelle, la monnaie scripturale reste néanmoins attachée à la monnaie fiduciaire12(*) ; c'est la raison pour laquelle la monnaie-papier sera considérée dans ce mémoire comme la forme référentielle de la monnaie moderne.

    La vision fonctionnaliste de la monnaie : l'orthodoxie monétaire

    L'approche fonctionnaliste limite son analyse de la monnaie aux trois fonctions canoniques qui lui sont traditionnellement assignées. L'argent est alors considéré comme un équivalent général, « voile neutre », permettant de faciliter les échanges. Les questions ayant trait à la nature profonde de la monnaie sont détournées de l'analyse. Cette vision fortement restrictive de la monnaie trouve son fondement analytique dans l'histoire de la pensée économique au sein de l'oeuvre d'Adam Smith, « père fondateur » de l'économie politique. Ainsi, sans nier l'existence et l'utilité de la monnaie dans une économie où le travail est socialement divisé, dans le livre I (chapitre IV) de la Richesse des nations13(*), Adam Smith avance implicitement l'idée selon laquelle la monnaie n'est qu'un « voile » au sens où les échanges sont réels. L'idée centrale, et historique, d'Adam Smith réside dans la double équivalence qu'il établit : d'une part entre marchandise et monnaie, et, d'autre part entre quantité de travail et marchandise. Ce faisant, Adam Smith instaure une vision réelle de l'économie, c'est-à-dire que les échanges peuvent être pensés en faisant abstraction de la monnaie. Il est à ce titre un précurseur de l'orthodoxie économique et monétaire.

    Cela dit, la première fonction que l'approche fonctionnaliste attribue à la monnaie est celle d'étalon de valeur, ou, d'unité de compte. En effet, alors que le troc ne permet de déterminer la valeur d'une marchandise que par rapport à une autre marchandise, avec la monnaie, il devient possible de mesurer la valeur des différents biens de manière absolue ou relative. En ramenant ainsi toutes les évaluations possibles d'un bien exprimées en termes d'autres biens en une seule évaluation exprimée en monnaie, cette dernière permet de réaliser une importante économie de calculs et d'informations. La monnaie s'apparente alors à un langage permettant d'homogénéiser, d'évaluer et de hiérarchiser les différents biens présents dans l'économie. De par sa fonction d'unité de compte, la monnaie se veut être :

    « Une unité de mesure commune grâce à laquelle les prix individuels des différents biens et les transactions sont évalués dans un langage chiffré commun à tous les membres de la communauté de paiements considérée »14(*).

    Puis, la deuxième fonction que les économistes allouent traditionnellement à la monnaie est celle d'intermédiaire des échanges, ou, de moyen de paiement. Cette fonction fondamentale de la monnaie prend son origine dans les contraintes inhérentes au troc, notamment celle ayant trait à la double coïncidence des besoins qui impose que chacun des échangistes désire le bien détenu par l'autre. En effet, le problème de la double coïncidence des désirs implique des coûts importants liés à la recherche d'informations (des partenaires échangistes) et au besoin de stocker les marchandises. Dès lors, l'intervention de la monnaie permet de faciliter considérablement les échanges en ce qu'elle décompose chaque transaction en deux opérations successives : une vente et un achat. De la sorte, dans une économie monétaire, celui qui détient un bien et souhaite le vendre, va pouvoir céder ce bien contre une certaine quantité de monnaie qui en constitue le prix. Avec la monnaie obtenue, cette personne pourra, par la suite, acquérir d'autres biens. Ce faisant, la monnaie constitue un véritable moyen de paiement.

    Enfin, la troisième fonction que l'optique fonctionnaliste attribue à la monnaie est celle de réserve de valeur. Pouvant être conservée pour réaliser un achat à un moment futur, la monnaie offre la possibilité de transférer du pouvoir d'achat d'une période à une autre, ce qui lui confère une double dimension spécifique :

    « Elle est (la monnaie) tout d'abord un `lien' entre le présent et le futur ; elle est ensuite un instrument favorable à l'exercice des décisions et des responsabilités individuelles [...] De ce point de vue, la monnaie substituerait aux contraintes et servitudes du troc la souplesse et les avantages des choix inter-temporels »15(*).

    Toutefois, la fonction de réserve de valeur n'est effective que si le pouvoir d'achat de la monnaie n'est pas déprécié dans le temps, ce qui est le cas en situation d'inflation prolongée. Mais, si d'autres biens peuvent aussi conserver du pouvoir d'achat à long terme, même parfois mieux que la monnaie en période d'inflation (immeubles, oeuvres d'art...), il n'en demeure pas moins que la monnaie possède la propriété fondamentale d'être parfaitement liquide. A ce titre, elle est immédiatement disponible pour acquérir d'autres biens en ce qu'elle est unanimement acceptée par les autres membres du groupe.

    Les limites de la thèse de la dématérialisation et de la conception fonctionnaliste : la nécessité de dépasser l'économique pour penser la monnaie

    Prenant appui sur la conception fonctionnaliste de la monnaie, la thèse de la dématérialisation part du troc, système d'échange « primitif », lourd et dispendieux. Compatible avec des échanges élémentaires et un faible niveau de spécialisation des tâches, ce système serait devenu au fil du temps un obstacle majeur à la division du travail. Les hommes, à force d'ingéniosité, auraient alors « inventé » la monnaie, c'est-à-dire un bien particulier désiré par tous, servant d'étalon général de mesure et de moyen de paiement. L'expérience aidant, à l'instar d'un processus de sélection naturelle, les métaux précieux seraient devenus les supports monétaires les plus appropriés. Puis, par un processus d'innovation, ces derniers furent progressivement écartés au profit de monnaies plus sûres et plus pratiques, mieux adaptées à la croissance des volumes des transactions. Monnaie-papier et monnaie-électronique s'imposèrent progressivement. Ainsi, la thèse de la dématérialisation renvoie à ce que l'on peut appeler « l'histoire traditionnelle de la monnaie », une évolution linéaire mettant en évidence l'abstraction progressive des formes de la monnaie, de la monnaie-marchandise à la monnaie scripturale.

    A la lumière des faits, la thèse de la dématérialisation est globalement avérée. En effet, avec le temps, la monnaie s'est indubitablement détachée des supports matériels qui lui conféraient une valeur soit intrinsèque (monnaie-marchandise), soit instituée (monnaie métallique). Aujourd'hui signe monétaire à valeur autoréférentielle, il est indéniable que la monnaie s'est abstraite avec le temps. Mais, la thèse de la dématérialisation, ancrée sur l'approche fonctionnaliste, doit tout de même susciter quelques réserves. Ainsi, cette thèse situe l'origine première de la monnaie au sein d'un système contraignant : l'économie de troc. Or, nombre d'historiens, s'appuyant sur les travaux récents d'ethnologues et d'archéologues, considèrent le troc comme une « vue de l'esprit ». A cet effet, certains spécialistes de la monnaie, tel que Jean-Michel Servet16(*), parlent même de « fable du troc ». Ce système d'échanges serait alors un état économique virtuel, intellectuellement construit, reposant sur l'idée d'une continuité entre troc et échanges marchands, la monnaie n'étant que le moyen technique permettant de réaliser les transactions de manière efficiente. En réalité, comme l'observe Alain Caillé17(*), les biens échangés dans les sociétés primitives ne sont que rarement des biens utilitaires ; les échanges ont fondamentalement une fonction cérémonielle. Par ailleurs, ces derniers ne se réalisent pas sur la base d'un principe d'équivalence (donnant-donnant) mais reposent essentiellement sur une logique ostentatoire : pour assurer sa supériorité, un individu ou un groupe doit pouvoir donner plus qu'on ne peut lui rendre. Ainsi, les monnaies des sociétés traditionnelles, ou paléomonnaies, ont des fonctions qui transcendent largement la fonction de moyen de paiement. Encore aujourd'hui, dans certaines régions du monde fonctionnant différemment que les sociétés occidentales développées, la monnaie revêt d'autres fonctions détachées de toute logique commerciale ou mercantile. En conséquence, l'origine de la monnaie ne doit pas absolument être placée dans une logique marchande ou dans un quelconque mouvement spontané aboutissant à libérer l'économie des contraintes liées au troc. A l'origine, et dans une moindre mesure à l'heure actuelle, la monnaie revêt d'autres fonctions que celles énoncées par l'approche fonctionnaliste. Enfin, l'histoire traditionnelle de la monnaie s'appuie sur une vision mécaniste et linéaire de l'évolution des formes de la monnaie. Cependant, l'histoire invite à rompre avec ce schéma évolutif trop figé. Des retours peuvent ponctuellement s'opérer. Tel est le cas en situation de résurgence massive du troc lors de graves crises monétaires, comme en témoignent les situations d'hyper-inflation qui conduisent les agents économiques à rejeter la monnaie officielle. Ces retours montrent la fragilité de la nature de la monnaie et, plus fondamentalement, de la précarité des états de confiance qui se polarisent autour d'elle. En définitive, si l'histoire traditionnelle de la monnaie semble emplie de bon sens, il n'en reste pas moins qu'elle en retranscrit une image trop simpliste. Certes, la monnaie s'est dématérialisée avec le temps. Mais, elle n'est pas pour autant un bien ordinaire réduit au rang d'instrument technique des échanges. Aussi faut-il retenir de cet examen critique l'idée selon laquelle la monnaie appelle à réfléchir de manière plus approfondie sur sa nature, au-delà de l'économique.

    Comme nous venons de le voir, une étude revisitée de la thèse de la dématérialisation invite à sortir de l'économique pour saisir la nature de la monnaie. Une analyse critique de l'approche fonctionnaliste devrait aboutir à une conclusion similaire. Cette dernière énonce les trois fonctions essentielles attachées à la monnaie, fonctions qui sont avérées, sans toutefois poser de questions substantielles. C'est là que réside sa principale faiblesse. Effectivement, à supposer que la monnaie remplit de manière effective ses trois fonctions, comment y parvient-elle sachant qu'elle se présente sous la forme de simples morceaux de papier colorés ? Accepter et reconnaître la monnaie sous cette forme dans l'intégralité de ses fonctions ne relève pas de l'inné. Cela n'a rien d'intuitif ; il faut donc se pencher sur le processus social à l'origine de la monnaie et de son acceptation générale dans la société. Cela étant, c'est sur la base de l'approche fonctionnaliste que se fonde l'orthodoxie économique. Ainsi, la théorie économique standard a établit ses résultats en abaissant la monnaie à sa dimension fonctionnelle objective, ce qui la conduit à l'écarter afin de penser la société comme un ensemble de relations réelles ou naturelles. Cette tradition qui tend à considérer la monnaie comme un « outil technique » de second plan visant à faciliter les échanges, sans consistance sociale, aboutit à un rejet en dehors du débat théorique de toute problématique s'intéressant à l'essence de la monnaie et, au-delà, à un « non lieu de la monnaie en économie » selon l'expression de Jacques Sapir :

    « Ce formalisme renvoie à un non-lieu de la monnaie en économie. La force de ce préjugé incite à se demander si les économistes, du moins ceux du courant dominant, n'ont pas une secrète détestation de l'argent similaire à celle de certains théologiens »18(*).

    Ce faisant, la théorie économique dominante a volontairement rejeté la monnaie en considérant un monde sans argent où les individus, autonomes ex ante, cherchent à satisfaire leurs besoins en consommant des biens et services. Elle fournit l'image d'une société d'échanges réels, constituée naturellement par agrégation d'individus libres et égoïstes, sans soulever de questions à propos du cadre institutionnel que cela implique au préalable :

    « La préférence donnée à la notion de richesse réelle résulte d'un choix scientifique et philosophique privilégiant une approche naturelle de la société ne présupposant aucun lien social a priori. Dans cette conception, la société est représentée comme la conséquence voulue de choix individuels libres et égoïstes » ; « La théorie économique moderne offre l'image d'une société qui se constitue volontairement. L'individu y est souverain mais n'y semble défini que par ses préférences. Le lien social, ce qui le rend semblable aux autres, est constitué par la seule nomenclature naturelle des biens. Les biens sont en quelque sorte le langage commun aux individus, ce par quoi ils peuvent communiquer »19(*).

    Ainsi, selon la vision imposée par la théorie économique standard, la monnaie n'est qu'un voile dont il est possible de se passer pour penser la société et, plus particulièrement, l'économie marchande. Elle postule de ce fait un ordre social préexistant où les individus sont des êtres libres a priori. Cette négation de la monnaie ne pourrait être mieux illustrée que par l'exemple de Milton Friedman20(*) lorsque celui-ci imagine une monnaie lancée depuis un hélicoptère pour être immédiatement mise à la disposition des agents économiques. Il est de bon sens que cette proposition, aussi simplificatrice de la réalité soit-elle, n'est pas acceptable : comment des individus peuvent-ils adhérer spontanément à telle ou telle forme de monnaie alors même que rien ne leur garantit, a priori, qu'il s'agit bien là, effectivement, d'une monnaie ayant un pouvoir d'achat sur l'ensemble de la société ? Cela invite donc à reconsidérer la monnaie, non comme un voile neutre, mais comme une institution socialement construite, préalable nécessaire au bon fonctionnement des échanges. C'est d'ailleurs cette conception de la monnaie que soutient Jean Cartelier :

    « La réhabilitation de la monnaie comme point de départ de l'économie politique est donc l'hypothèse de remplacement qu'il convient d'explorer ou de réexplorer. Dans cette perspective, la monnaie n'est pas un objet ou un bien particulier, mais un ensemble de règles. Pour bien marquer cet aspect organisationnel de la monnaie, on parlera également de système de paiement. La monnaie, ou système de paiement, est l'institution qui rend possible la coordination des actions économiques des individus [...] Sans elle, le marché n'est pas pensable »21(*).

    En définitive, penser la monnaie implique de s'écarter de l'orthodoxie monétaire et de dépasser l'économique si l'on veut réfléchir sur sa nature en tant que support fondamental de la vie économique et sociale. Essentielle au fonctionnement de l'économie de marché, la monnaie doit être envisagée comme un fait institutionnel, résultat d'un processus endogène à la société et ayant des fondements à la fois économiques, politiques et sociaux.

    B. La monnaie : un artifice, produit de l'histoire, socle des économies contemporaines

    Selon l'approche qui est la notre, la monnaie doit être appréhendée comme une institution, c'est-à-dire un ensemble de règles conçues pour répondre à un certain nombre de besoins. Composante de notre réalité socialement construite au sens où l'entend John R. Searle22(*), elle fait intervenir un certain nombre de mécanismes et comporte plusieurs caractéristiques fondamentales propres aux faits institutionnels. Cette partie-ci de la réflexion intègre des éléments de philosophie ; ce détour paraît important pour la suite de l'analyse.

    Taxinomie des faits réels et émergence de la monnaie comme fait institutionnel

    Dans son ouvrage intitulé La construction de la réalité sociale, John R. Searle défend ce qu'il appelle la « thèse du réalisme externe », selon laquelle il existe une réalité extérieure, indépendante de toute pensée, représentation ou volonté humaine. Ce monde exogène à la vie de l'homme n'a rien à voir avec une quelconque théorie de la vérité ; l'idée sous-jacente consiste juste dans le fait que des choses existent réellement, qu'elles soient matérielles ou immatérielles, indépendamment de tout arbitraire humain :

    « J'ai défini le réalisme comme la thèse selon laquelle le monde existe indépendamment des représentations que nous en avons. Il s'ensuit en particulier que si nous n'avions jamais existé, s'il n'y avait jamais eu de représentations - d'énoncés, de croyances, de perceptions, de pensées, etc. -, la majeure partie de ce qui compose le monde n'en aurait pas été affectée » ; « En d'autres termes encore, la réalité, dans une large mesure, ne dépend pas de l'intentionnalité sous une forme quelconque » ; « Si l'on tient à le loger dans une case particulière, on pourrait dire que le réalisme est une théorie ontologique : il dit qu'il existe une réalité totalement indépendante de nos représentations [...] Le réalisme ne dit pas comment les choses sont mais seulement qu'elles sont d'une certaine manière. Et choses dans les deux phrases précédentes ne veut pas dire objets matériels ou même objets »23(*).

    La thèse du réalisme externe s'oppose en philosophie à la thèse antiréaliste selon laquelle aucune réalité extérieure n'existe en dehors de la pensée, de la conscience ou de l'esprit humain. La doctrine antiréaliste se compose principalement de deux versions : l'idéalisme-phénoméniste et le constructivisme social.

    Ceci étant, pour en revenir à ce qui nous préoccupe, la thèse centrale de John R. Searle consiste à défendre l'idée d'un monde réel dichotomique, constitué d'une part d'une réalité extérieure aux individus, et, d'autre part d'une réalité socialement fabriquée découlant de l'esprit ou de la volonté humaine. La thèse du réalisme semble bien fondée car il paraît difficile d'admettre que l'homme ait le monopole, ou même, soit à l'origine de tout ce qui nous entoure. Cela dit, la question tout à fait cruciale qui préoccupe John R. Searle est celle de la manière dont les hommes construisent « leur » réalité sociale sur laquelle repose nos vies, celle qui pour nous, individus, nous apparaît banale. Pour l'expliquer, John R. Searle hiérarchise les différents types de faits qui composent le monde réel selon qu'ils impliquent ou non un degré de conscience élevé. Une première distinction consiste à différencier les faits bruts des faits relatifs à l'observateur. Les faits bruts sont des phénomènes intrinsèquement naturels. En ce sens, ils sont indépendants de tout état de conscience humaine. En revanche, les faits relatifs à l'observateur sont directement rattachés à une forme de pensée humaine. Cette première classification est celle qui fait du monde dans lequel nous vivons un univers dichotomique, subdivisé entre une réalité naturelle et une réalité plus ou moins directement liée à la présence de l'homme. Ensuite, John R. Searle identifie au sein des faits relatifs à l'observateur les faits sociaux, catégorie de faits résultant de l'intentionnalité collective, qu'il différencie d'autres types de faits impliquant un état de conscience moindre, tels les faits mentaux (j'ai mal à la tête). L'intentionnalité collective, à l'origine des faits sociaux, renvoie à une conscience d'action collective, d'agir en commun sciemment. En d'autres termes, l'intentionnalité collective implique que l'action individuelle prend son sens uniquement dans la mesure où elle est reliée à une action collective plus largement définie :

    « L'élément décisif dans l'intentionnalité collective est le sentiment que l'on a de faire (vouloir, croire, etc.) quelque chose ensemble, et l'intentionnalité individuelle que chacun peut avoir est dérivée de l'intentionnalité collective que l'on partage. Ainsi, pour revenir à l'exemple précédent du match de football, j'ai bien en effet l'intention à titre individuel de bloquer la défense, mais je n'ai cette intention que dans le contexte plus général de notre intention collective d'exécuter une passe »24(*).

    Selon John R. Searle, tout fait impliquant une intentionnalité collective est un fait social. Néanmoins, il existe plusieurs types de faits sociaux qui doivent être nuancés selon qu'ils font intervenir un état de conscience plus ou moins développé. Ainsi, certains animaux ont des comportements relevant de l'intentionnalité collective. C'est notamment le cas lorsque des poissons se mettent en banc pour se protéger d'un prédateur. Toutefois, de tels comportements n'impliquent pas de prédispositions linguistiques ou culturelles. C'est pourquoi, certains faits sociaux peuvent relever de l'inné tandis que d'autres renvoient à un niveau de conscience plus évolué. Ainsi, à un niveau de conscience supérieur, on trouve les faits sociaux consistant à associer des fonctions à des objets. Là encore, John R. Searle distingue les différents types de fonctions assignées selon leur niveau d'abstraction. Par abstraction, il faut comprendre l'écart existant entre une fonction assignée à une chose et les propriétés de cette chose à l'état brut. Au niveau d'abstraction le plus élevé, on trouve le processus d'assignation de fonction-statut qui ne peut se faire que sur la base d'un système de représentations et de règles préexistant. L'assignation d'une fonction-statut à un objet requiert en effet l'existence préalable de toute une série d'institutions humaines, dont le langage en est une essentielle, étant donné la déconnexion importante entre la fonction assignée et les propriétés intrinsèques de l'objet. Il en résulte que les fonctions-statuts sont constitutives des faits institutionnels, eux-mêmes constitutifs en grande partie de notre réalité socialement construite25(*) :

    « Une sous-classe particulière des faits sociaux est constituée par les faits institutionnels, les faits impliquant des institutions humaines » ; « Les faits institutionnels [...] ont impérativement besoin, pour exister, d'institutions particulières. Le langage est l'une d'elles ; en vérité, c'est tout un ensemble d'institutions de ce genre »26(*).

    L'imbrication des faits institutionnels comprise dans un ensemble plus vaste dans lequel sont intégrés d'autres types de faits sociaux, tels les faits créés par assignation de fonctions agentives fortuites, aboutie à l'édification d'une réalité construite socialement. Les faits institutionnels sont inter-reliés les uns aux autres. La construction des la réalité sociale est un processus qui se réalise conformément à une culture de société. Ce faisant, la monnaie est un fait institutionnel au sens de John R. Searle en ce qu'elle est créée par assignation de fonction-statut à un support physique qui, à l'état naturel, est détaché du rôle qui lui est dévolu ex post. Si cela est particulièrement probant pour la monnaie moderne, monnaie-signe, le raisonnement mené ci-dessus est également valable pour la monnaie métallique, par exemple. En effet, même si la monnaie métallique fonde sa valeur sur un métal précieux, celui-ci est précieux parce que les individus ont décidé de le percevoir ainsi. Naturellement, il en est autrement car l'or et l'argent ne possèdent pas de valeur intrinsèque. Même s'ils sont rares et difficilement extractibles, ils ne satisfont pas directement de besoin humain. La valeur qui a pu (et est toujours) leur être conférée était déconnectée de leurs propriétés naturelles. En ce sens, ils ont été des monnaies instituées, à l'instar de la monnaie-papier, simplement peut-être de manière moins abstraite. C'est pourquoi, la monnaie ne peut être réduite à sa dimension fonctionnelle, faisant d'elle un instrument technique des échanges. Pour comprendre les faits impliquant la monnaie, il est nécessaire de saisir sa nature : un fait socialement construit, avec toutes les conséquences que cela implique.

    Création des faits institutionnels : transcender l'intrinsèque pour parvenir à l'artificiel

    Selon John R. Searle, trois éléments interviennent dans la constitution des faits institutionnels : l'intentionnalité collective, l'assignation de fonction-statut et les règles constitutives. Ayant déjà eu l'occasion de préciser auparavant en quoi consistaient les deux premiers éléments, il convient de s'attarder un instant sur le troisième : les règles constitutives. Une des idées centrales de John R. Searle réside dans le fait qu'il n'y a de faits institutionnels qu'au sein d'un système de règles constitutives. Ces règles ont la forme : « X est compté comme un Y dans le contexte C ». Par exemple, les billets en euros (morceaux de papier) délivrés par la Banque centrale européenne (X) constituent de la monnaie (Y) au sein des sociétés marchandes qui reconnaissent l'euro (C). L'existence de telles règles implique, au préalable, la présence d'autres institutions tels que le langage, le politique, le juridique, etc. Les règles constitutives permettent de transcender les choses dans la mesure où elles leur assignent des fonctions-statut qui dépassent leurs propriétés intrinsèques, faisant apparaître, de cette manière, la nature si particulière des faits institutionnels :

    « Il faut aussi, puisque les caractéristiques physiques spécifiées par le terme X ne suffisant pas à garantir que la fonction assignée s'effectuera bien, qu'il y ait une reconnaissance ou un accord collectif continu concernant la validité de la fonction assignée ; sans quoi la fonction ne peut pas bien s'accomplir [...] L'impression que nous avons d'une présence magique, d'un truc de prestidigitateur, d'un tour de passe-passe dans la création des faits institutionnels à partir des faits bruts, provient du caractère non physique, non causal de la relation des termes X et Y dans la structure où des choses X sont simplement comptées par nous comme des choses Y »27(*).

    Ainsi, la monnaie, comme tout fait institutionnel, nécessite en premier lieu l'existence d'un langage complet. En effet, dans la formule « X est compté comme un Y dans le contexte C », la propriété X ne suffit pas en elle-même pour créer un fait institutionnel qui serait la monnaie. Par exemple, le fait de posséder un morceau de papier quelconque n'en fait pas spontanément du papier-monnaie. Il faut qu'un consensus social détermine la nature de la fonction-statut à conférer à l'objet et alors, seulement, les propriétés intrinsèques de l'objet seront dépassées par un mécanisme de symbolisation. Autrement dit, un système de représentations doit préalablement existé afin de passer de X à Y. Dès lors, on est amené à penser le langage comme l'élément fondamental qui permet la création ontologique des institutions. Un petit schéma extrêmement basique peut être construit afin de bien se représenter le rôle premier du langage dans la constitution de la réalité socialement.

    Rôle premier du langage dans la constitution des faits institutionnels :

    Appartenance à une société

    Langage

    Capacité de

    symbolisation

    Création des faits institutionnels

    Capacité d'identification des institutions

    existantes

    Croyances d'une société

    Le langage se veut ainsi être la condition institutionnelle de base qui permet la création des institutions humaines :

    « Seuls les êtres qui disposent d'un langage ou d'un système de représentations qui s'en rapproche plus ou moins, sont à même de créer la plupart, sinon la totalité, des faits institutionnels, parce que l'élément linguistique semble être partiellement constitutif du fait [...] Il ne suffit pas qu'une communauté se comporte comme d'une certaine manière, si par comportement on entend uniquement se livrer à certains mouvements corporels, pour qu'il y ait une reine ou des esclaves28(*). Il faut aussi, de la part des membres de la communauté, un ensemble d'attitudes, de croyances, etc., ce qui nécessite, semble t-il, un système de représentations tel que le langage » ; « Ce chapitre a principalement pour but d'expliquer et de justifier ma thèse selon laquelle le langage est essentiellement constitutif de la réalité institutionnelle [...] J'ai dit au chapitre précédent qu'il paraît impossible d'avoir des structures institutionnelles telles que l'argent, la mariage, les gouvernements, et les propriétés foncières, sans une forme ou une autre de langage, parce que [...] les mots ou autres symboles sont en partie constitutifs des faits »29(*).

    Néanmoins, une fois le langage acquis, encore faut-il qu'il existe un consensus social à propos de l'institution à créer qui permettre de rendre performatifs les actes de langage. John R. Searle ne dit rien sur ce point mais on peut imaginer que le politique, en tant que représentant social souverain, a un rôle essentiel à jouer dans ce domaine. En effet, même en imaginant que l'idée de certaines institutions peut émerger spontanément suite aux pratiques courantes des individus, il revient à la force publique d'entériner l'institution. Ainsi, les règles constitutives à l'origine de l'élaboration des faits institutionnels doivent posséder un caractère normatif pour s'imposer à l'ensemble du groupe. Au sein des sociétés modernes, on peut penser que le caractère normatif des institutions est officialisé par procédé de promulgation de textes juridiques, réglementaires ou législatifs. Sans cela, l'institution ne pourrait acquérir une reconnaissance sociale générale. Dans le cas de la monnaie, c'est bel et bien le politique qui institue la monnaie et lui confère un caractère normatif et performatif. Pour l'euro, par exemple, c'est un traité international, supérieur à la loi nationale, qui a entériné légalement son cours officiel ainsi que sa substitution au franc français. En fait, on peut penser, comme le suggère John R. Searle, que plus l'institution s'apprête à occuper une place centrale dans la société et plus son officialisation exige un protocole formel ; même si cela dépend, dans les faits, des normes et pratiques sociales de la société concernée :

    « Un principe général est le suivant : pour autant que le nouveau statut institutionnel soit d'une importance majeure, nous sommes plus enclins à exiger qu'il soit créé par des actes de langage explicites effectués selon des règles strictes »30(*).

    Existence et pérennité des faits institutionnels : le cas spécifique de la monnaie

    Une fois créés, les faits institutionnels intègrent certaines propriétés inhérentes à leur nature. L'étude de ces particularités s'avère très éclairante pour la suite de cette réflexion car, en tant que fait institutionnel, la monnaie comporte les mêmes caractéristiques fondamentales que les autres institutions. En se fondant sur l'analyse de John R. Searle, on peut en présenter quatre principales.

    La première de ces propriétés met l'accent sur le rôle crucial de la croyance des individus car, à la différence des faits bruts ou d'autres types de faits sociaux, l'existence et la pérennité des faits institutionnels restent tributaires d'une croyance unanimement partagée. En effet, les fonctions-statut assignées étant détachées de leurs supports physiques, c'est la foi que les individus accordent à l'institution qui permet de l'auto-entretenir. Cela est particulièrement probant pour la monnaie se présentant sous la forme de morceaux de papier. En imaginant qu'un individu né il y a trois milles ans remonte le temps jusqu'à notre époque, comment peut-il comprendre de lui-même qu'un morceau de papier sur lequel il est inscrit lisiblement « 500 euros » a un pouvoir d'achat immédiat et sans contrepartie sur l'ensemble des biens et services vendus au sein de la société ? C'est pourquoi, la reconnaissance sociale qui s'exprime dans les phénomènes respectifs de croyance et de confiance31(*) est essentielle à l'existence et à la continuité des faits institutionnels :

    « Pour que le concept argent s'applique à cette chose qui se trouve dans ma poche, il faut que ce soit le genre de chose que les gens pensent être de l'argent. Si tout le monde cesse de croire que c'est de l'argent, il cesse de fonctionner comme de l'argent, et cesse finalement d'en être »32(*).

    Ce processus de croyance peut néanmoins être plus ou moins conscient. L'individu peut très bien agir par mimétisme et prendre ce bout de papier pour de la monnaie parce que les autres membres du groupe l'ont considéré comme tel avant lui. De même, l'individu peut entretenir de fausses croyances sans le savoir ; ce qui est le cas lorsque des agents détiennent à leur insu de la fausse monnaie. Apparaît alors une caractéristique potentielle des faits institutionnels, particulièrement valable pour la monnaie : la falsifiabilité. Mais, comme le souligne John R. Searle, ce qui reste fondamental pour le maintien et le fonctionnement de l'institution, c'est la croyance inconditionnelle que les hommes accordent à l'institution :

    « Tant que les gens continuent de reconnaître que le X a la fonction de Y, le fait institutionnel est créé et maintenu. Ils n'ont pas, en plus, à reconnaître que c'est ce qu'ils sont en train de faire, et ils peuvent entretenir toutes sortes d'autres croyances fausses sur ce qu'ils font et sur les raisons pour lesquelles ils le font »33(*).

    Enfin, nous aurons le temps de le préciser plus tard, le phénomène de croyance qui sous-tend l'existence intégrale des faits institutionnels met en évidence leur instabilité immanente. Cela est notamment vrai pour la monnaie comme pour d'autres faits institutionnels. Sitôt que je cesse de croire que ce bout de papier constitue de la monnaie ou, que je cesse d'avoir confiance34(*), alors cette vulgaire substance papier que je considérais comme telle n'en est plus.

    Puis, la deuxième propriété propre aux institutions rappelle la primauté que détiennent les faits bruts sur les faits institutionnels. Cela implique que les faits institutionnels sont toujours attachés, d'une manière ou d'une autre, à des faits bruts. En effet, on peut penser qu'étant donné le caractère abstrait des institutions, ainsi que leur grand nombre, une base physique est nécessaire pour que les hommes se les matérialisent. Cependant, les faits bruts qui servent de support aux faits institutionnels peuvent revêtir une forme plus ou moins dématérialisée. Ainsi, un simple « bip » suffit, selon John R. Searle, pour considérer qu'est adossé à l'institution monétaire un fait brut :

    « Aujourd'hui, l'argent se trouve majoritairement sous forme de traces électroniques informatisées. Peu importe la forme qu'il prenne, pourvu qu'il puisse fonctionner comme de l'argent ; mais, en tout état de cause, l'argent doit revêtir une forme physique ou une autre »35(*).

    La « thèse forte » que soutient John R. Searle consiste à dire que tout fait socialement construit peut être ramené à un fait brut car, vidé de sa composante symbolique, il redevient un fait naturel au sens physique du terme. La monnaie fiduciaire peut ainsi être ramenée, en substance, à de la matière papier. Quant à la monnaie scripturale, elle n'est qu'une forme de représentation simplifiée d'une certaine quantité de monnaie fiduciaire.

    Il en ressort que la réalité, telle qu'elle nous apparaît, tient son existence qu'à la capacité qu'ont les hommes de symboliser et transcender les choses à leur état brut. En se servant de leurs capacités naturelles, ils manipulent ainsi leur environnement pour le façonner à leur guise36(*) :

    « Des billets de banque aux cathédrales, et des jeux de football aux Etats-nations, nous rencontrons en permanence de nouveaux faits sociaux où les faits excèdent les caractéristiques physiques de la réalité physique sous-jacente [...] la capacité biologique de symboliser - ou de signifier, ou d'exprimer - à quelque chose quelque chose qui va au-delà de lui est la capacité fondamentale qui sous-tend non seulement le langage mais toutes les autres formes de la réalité institutionnelle aussi bien »37(*).

    La troisième caractéristique relative aux faits institutionnels renvoie à leur systématisation organisée. Effectivement, chaque fait institutionnel n'existe pas isolément ; il s'articule avec d'autres. Ainsi, les faits institutionnels sont logiquement enchevêtrés les uns aux autres. En ce qui concerne la monnaie, pour que cette dernière puisse perdurer dans la société comme institution, il est nécessaire que les individus en aient accès. Actuellement, c'est le système capitaliste, reposant sur la relation salariale, qui est le mode d'organisation dominant des sociétés contemporaines. Comme l'avaient très bien souligné David Ricardo et Karl Marx à leurs époques, ce système est fondé sur un antagonisme de classes opposant capitalistes et salariés38(*). Néanmoins, pour qu'il existe des capitalistes et des salariés, encore faut-il qu'il existe au préalable, entre autres, un système juridique qui reconnaisse et régisse la propriété privée, etc. Or, la propriété privée est elle-même une institution, au même titre que le rapport salarial. Les faits institutionnels sont donc interdépendants les uns par rapport aux autres :

    « Un fait institutionnel ne peut exister de façon isolée ; il s'inscrit nécessairement dans un ensemble de relations systémiques avec d'autres faits [...] En outre, et indépendamment de l'exigence logique ou conceptuelle d'interrelation qui s'attache aux faits institutionnels, on s'aperçoit que n'importe quelle situation de la vie réelle nous met en face de tout un ensemble de réalités institutionnelles imbriquées »39(*).

    En outre, l'idée de systématisation des faits institutionnels énoncée par John R. Searle s'avère en adéquation avec l'analyse menée par Jacques Sapir lorsque celui-ci insiste sur le fait que la monnaie, en tant qu'institution, ne peut exister isolément. Sur la base d'une critique des théories monétaires qu'il dénomme « essentialistes »40(*), à son sens axées de manière excessive sur la monnaie et sur le seul lien monétaire, Jacques Sapir montre que la monnaie doit logiquement s'articuler à d'autres institutions pour se maintenir et assurer ses fonctions :

    « La monnaie ne saurait donc se penser seule. La critique de l'essentialisme monétaire montre qu'il faut des institutions non monétaires pour que la monnaie puisse fonctionner. Au-delà, il faut ajouter que ces institutions sont aussi nécessaires pour que la monnaie puisse fonctionner sans détruire les conditions de réalisation des transactions » ; « La monnaie ne peut prendre sens que parce qu'il existe du commandement, ou de l'autorité, et, en amont, de la légitimité et donc du politique [...] La gestion de la monnaie ne doit donc pas viser sa neutralisation, mais la cohérence entre la norme monétaire et les autres normes qui l'entourent et lui donnent sens, comme la structure de répartition des revenus que l'on considère souhaitable, ou le niveau et le rythme des dépenses publiques »41(*).

    En conséquence, on peut avancer l'idée selon laquelle la monnaie peut être présentée comme un « noeud d'institutions », au sens où son existence repose sur une multitudes de faits institutionnalisés : langage, système politique et juridique, système régissant le mode d'accès à la monnaie, etc.

    Enfin, pour ce qui est de la dernière et quatrième qualité inhérente aux faits institutionnels, il s'agit de la prédominance des actes sur les objets. L'idée selon laquelle les actes sociaux prévalent sur les objets sociaux est assez intuitive dans la mesure où ce sont les premiers qui donnent une raison d'être aux seconds. En effet, les faits institutionnels sont créés délibérément dans le but de répondre à un besoin bien défini :

    « La primauté manifeste des actes sociaux sur les objets sociaux s'explique ainsi : les objets sont réellement conçus pour servir des fonctions agentives, et n'ont guère d'intérêt pour nous autrement. Ce que nous considérons comme des objets sociaux, tels que les gouvernements, l'argent, et les universités, ne sont en fait que des tenant-lieu pour des modèles d'activité »42(*).

    La monnaie a de la sorte été « fabriquée » afin de répondre à un besoin économique qui, traditionnellement, est celui de faciliter les échanges. En tout cas, quelles que soient les fonctions qu'elle a pu revêtir dans le passé, ou qu'elle revêt encore aujourd'hui dans d'autres sociétés, il paraît assez évident que la raison première d'existence de la monnaie, aujourd'hui, dans les sociétés modernes, est de permettre le bon fonctionnement de l'économie de marché ; c'est ce qui la fonde en tant que fait construit. De la sorte, son utilisation courante et continue tend à renforcer son existence en ce que les pratiques sociales concourent à valider et à consolider en permanence l'institution :

    « Comme la fonction est imposée à un phénomène qui n'accomplit pas uniquement cette fonction par sa construction physique, mais grâce à l'intentionnalité collective continue des utilisateurs, chaque utilisation de l'institution constitue une expression renouvelée de l'engagement des utilisateurs envers l'institution. Les billets de banque individuels s'usent. En revanche, l'institution du papier monnaie se trouve renforcée par l'utilisation continue qu'on en fait »43(*).

    Tout compte fait, la monnaie se veut être l'institution centrale qui permet une régulation organisée et efficace de l'activité économique et sociale. Elle ne peut donc être réduite à l'état de « bien » ; elle doit être comprise comme un ensemble de règles construites qui, dans un cadre plus largement défini, forment un système de paiement complet. Enfin, il convient de préciser que la monnaie peut revêtir des dimensions variées selon les sociétés. Ainsi, si elle occupe une place centrale dans les sociétés modernes occidentales, cela est la résultante d'une évolution historique contextuellement marquée. Certaines régions du monde semblent avoir une autre perception de l'argent, comme le souligne Serge Latouche :

    « Ces `valeurs' que sont le progrès, l'universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité quantifiante, etc., sont liées à l'histoire de l'Occident. Elles recueillent peu d'écho dans les autres sociétés » ; « L'argent est omniprésent en fait et dans l'imaginaire, mais il n'a pas la même signification, ni le même usage [...] Dans la grande société, l'argent, équivalent général, est une abstraction [...] Dans les banlieues populaires d'Afrique, au contraire, l'argent est concret et tangible, il est l'instrument d'acquisition de positions par le jeu de placements. Il prend volontiers les formes archaïques des bijoux d'or et d'argent, voire du bétail ou des pagnes, qui affichent des statuts [...] Les intéressés eux-mêmes parlent d'argent chaud et d'argent froid »44(*).

    Ceci montre bien le caractère construit de la monnaie. Celle-ci n'est pas un bien ordinaire dont le fonctionnement serait universel. Sa perception, ses finalités, ses formes, etc., tout ceci doit être appréhendé comme le produit d'un processus social propre à une société donnée. Le fait que des milliers d'individus adhèrent à l'artifice monétaire relève alors, selon l'expression de Serge Latouche, de la « fabrication sociale des personnes » :

    « Or toute culture vise avant tout à l'intégration de ses membres [...] Elle ne vise pas uniquement à une intégration imaginaire, mais aussi une intégration réelle dans la vie concrète. Elle fournit les mythes et les croyances qui contribuent à la fabrication sociale des personnes »45(*).

    Cette réflexion sur la construction sociale de la monnaie amène, dans la continuité de l'analyse, à se pencher sur les phénomènes de croyance et de confiance qui sous-tendent l'existence et la continuité de l'institution monétaire.

    II. La monnaie : une institution dont l'existence et la pérennité impliquent croyance et confiance

    Comme nous l'avons vu, John R. Searle procède à une analyse complète des faits institutionnels, au sein desquels est inclue la monnaie. A ce titre, sa démarche intellectuelle s'inscrit dans une perspective hétérodoxe en ce que son analyse, par rapport à l'approche économique standard, amène à reconsidérer la nature de la monnaie. La monnaie ne doit pas être perçue comme une « boite noire » mais comme un artifice, produit de l'histoire. Son caractère fictif doit nous interpeller sur sa stabilité jamais définitivement acquise. En effet, appréhendée à travers le prisme de sa substance, la monnaie nous apparaît comme un fait construit qui se nourrit d'une foi sociale intrinsèquement friable. C'est pourquoi, il convient d'axer la réflexion sur les phénomènes de croyance et de confiance qui fondent la monnaie des sociétés modernes.

    A. D'une problématique de la croyance à une problématique de la confiance

    De par sa nature, la monnaie se veut être la résultante d'un processus d'institutionnalisation endogène à la société. L'existence d'un langage complet est la condition institutionnelle préalable, indispensable à sa création. Mais, une fois le concept de monnaie créé, se pose la question de son entérinement et de son acceptation en tant que fait institutionnel au sein de la société.

    Croyance et confiance : deux phénomènes distincts, piliers de l'institution monétaire

    Selon l'analyse menée par John R. Searle, la monnaie est un fait institutionnel créé par assignation de fonction-statut. Les fonctions-statut sont des fonctions agentives assignées collectivement qui nécessitent un cadre institutionnel préalable dont, en premier lieu, un système de représentations complet. Dans cette optique, étant donné la déconnexion existante entre l'institution et son support physique, l'existence et la pérennité des faits institutionnels impliquent une croyance et une confiance collectives unanimes et continues. Cela est particulièrement valable pour la monnaie qui, sous sa forme moderne, possède une valeur autoréférentielle. En effet, la monnaie constitue de la richesse si et seulement si elle est reconnue comme telle par l'ensemble des membres du groupe. Dans cette optique, Marcel Drach46(*) considère qu'accepter et conserver de l'argent revient à accorder sa foi à un « simulacre », c'est-à-dire à un objet conceptuel qui n'a que l'apparence de ce qu'il prétend être, sorte de promesse sociale. Ce n'est que parce que l'individu croit qu'il s'agit d'une chose détenant une valeur reconnue par les autres qu'il accepte la monnaie et, ce faisant, accepte de se positionner en intermédiaire dans la circulation monétaire. Défini comme simulacre, une fois créé, l'argent doit se maintenir en tant que tel pour perdurer et ne pas provoquer une crise monétaire généralisée ; la crise monétaire pouvant alors s'analyser, dans cette perspective, comme le moment où les individus cessent de croire ou d'avoir confiance. En d'autres termes, il faut que les individus continuent de croire car ce n'est que dans cette mesure que se maintient la matrice monétaire :

    « Se maintenir veut dire, ce thème est déjà venu dans notre propos, se tenir en main. Ou encore : cela signifie que la main accepte de prendre et de garder ce qui n'a d'autre consistance que celle d'une promesse : un titre, un gage, un objet conceptuel, un simulacre - toutes ces appellations désignent, pour ce qui est de l'argent, une même réalité, c'est-à-dire le fait d'être une `contrefaçon' de la réalité »47(*).

    Le terme employé par Marcel Drach, « simulacre », est très révélateur de la nature et des dangers attachés à la monnaie. Comment un « simulacre » ou une « contrefaçon » de la réalité arrivent-ils à se maintenir dans le temps ? Répondre à cette question implique, tout d'abord, de bien définir les phénomènes de croyance et de confiance qui sous-tendent l'existence et le maintien de la monnaie dans la société. On a vu antérieurement que, dans son analyse des faits institutionnels, John R. Searle parle exclusivement de « croyance » ; de même, on verra ultérieurement que Michel Aglietta et André Orléan utilisent, quant à eux, indistinctement les termes de « croyance » et de « confiance ». En fait, il paraît judicieux de décomposer ces deux phénomènes en deux processus distincts et parler de croyance d'une part, puis, de confiance d'autre part.

    Ainsi, la croyance renvoie au fait de comprendre et considérer que tel objet constitue de la monnaie. Par exemple, je pense et accepte l'idée selon laquelle ce morceau de papier constitue de la monnaie, ce qui va à l'inverse du cours naturel des choses. Dans une problématique de la croyance, le Principe de Clifford stipule que nos croyances doivent être justifiées, c'est à dire rationnellement fondées. Nos croyances doivent alors être passées, ex ante, au crible de la raison :

    « Dans `L'éthique de la croyance', William Clifford affirme que `c'est un tord, toujours, partout et pour quiconque de croire quoi que ce soit sur la base d'une évidence insuffisante'. Le Principe de Clifford enjoint de proportionner la croyance à l'évidence disponible, c'est-à-dire aux bonnes raisons de croire [...] La responsabilité épistémique porte sur nos raisons de croire et sur l'ajustement adéquat du degré de croyances à l'évidence disponible ou accessible. Le Principe de Clifford exige de nous une honnêteté rationaliste dans nos croyances »48(*).

    A en suivre le principe de Clifford, la rationalité de notre croyance qui nous incite à accepter la monnaie doit être bien fondée. On peut alors penser que l'élément rationnel qui nous pousse à accepter de la monnaie légale réside dans un élément supra-individuel adossé à la monnaie, reconnu par tous, qui pourrait être la marque de la puissance publique souveraine49(*). Quoi qu'il en soit, le Principe de Clifford reste imparfait car, même rationnellement fondées, nos croyances peuvent nous inciter à faire des erreurs. Ainsi, le Principe de clifford peut être critiqué dans le sens où la rationalité peut s'avérer ne pas être un critère fiable et suffisant de nos croyances. Edmund Gettier a ainsi montré que mêmes des croyances rationnellement fondées ne pouvaient empêcher les individus d'accorder leur foi à une « contrefaçon » :

    « Dans un bref article [...] Edmund Gettier montre qu'une croyance non seulement vraie mais pourvue de solides raisons, peut n'avoir aucune valeur épistémique. Emprunté à Williard V. Quine, voici un exemple du genre de difficultés auquel pense Gettier : Le 7 novembre 1918, des journaux à grande diffusion annoncent par erreur un armistice. Or, le même jour, deux sportifs prirent la mer à Boston pour rallier les Bermudes dans un petit voilier. Ils avaient à bord les journaux du jour, mais, bien entendu, pas de radio. Quatre jours plus tard, ils arrivaient à bon port, en croyant que la guerre était finie. C'était tout à fait exact, elle venait juste de se terminer. Mais leur croyance n'avait rien d'une connaissance car ses fondements, tout en étant raisonnables, étaient erronés »50(*).

    On rejoint alors une des caractéristiques principales attachées aux faits institutionnels : leur falsifiabilité potentielle et, pour ce qui nous intéresse, de la monnaie. En effet, une fausse monnaie, si elle est bien reproduite, peut effectivement être utilisée comme telle ; la monnaie utilisée sera un faussaire mais peu importe : l'important est de croire.

    Pour ce qui est du phénomène de confiance, on peut penser qu'il renvoie au sentiment de sécurité que peut éprouver une personne lorsqu'elle détient de la monnaie. Par exemple, j'accepte que ce bout de papier constitue de la monnaie dans un premier temps (croyance), puis, dans un second temps, je me pose la question de la constance de ma croyance, c'est-à-dire du prétendu pouvoir d'achat que je détient sur l'ensemble de la société qui m'entoure avec ce morceau de papier. C'est ainsi que Michel Aglietta est amené à définir la monnaie comme un « lien social de confiance » :

    « Bien loin d'être un objet marchand, la monnaie est un lien social de confiance qui exprime notre appartenance à l'économie de marché » 51(*).

    Néanmoins, en réalité, ces deux phénomènes sont logiquement inter-reliés. Autrement dit, les phénomènes de croyance et de confiance ne peuvent être appréhendés séparément l'un de l'autre, si bien que certains auteurs choisissent l'un des deux termes pour désigner l'ensemble d'un processus. Effectivement, il n'y a pas de confiance possible en une monnaie si je doute à l'initial qu'il s'agit bien d'une monnaie. Inversement, je ne peux pas croire que ce fragment de papier constitue de la monnaie si je n'accorde aucune confiance à ce morceau de papier prétendu monnaie. A l'instant même où l'individu n'accorde plus aucune confiance en une monnaie, alors cette dernière cesse d'exister en tant que telle. D'un point de vue chronologique, il semblerait que le processus de croyance intervienne ex ante et celui de confiance ex post. C'est une fois que l'individu adhère au fait que cette « chose » constitue de la monnaie que se pose la question, à plus long terme, de la confiance. La différence entre ces deux phénomènes doit donc se faire sur une base temporelle : d'abord la croyance, ensuite la confiance. Toutefois, la distinction reste floue et il est vrai que les deux phénomènes se doivent d'être synchroniques.

    En somme, comme le souligne Jean Messiha, la croyance et la confiance sont les deux piliers qui fondent la monnaie :

    « Historiquement, l'histoire de la monnaie se confond avec un processus qui mêle confiance et croyance, c'est-à-dire l'adhésion d'une communauté donnée à un consensus sur la valeur et le rôle que jouera cette monnaie pour régler les transactions quotidiennes de ses membres »52(*).

    Il en ressort que la monnaie s'apparente à une religion sacralisée par des fidèles, les agents économiques, qui doivent sans relâche faire preuve de leur inconditionnelle conviction. A partir du moment où les fidèles cessent de croire, la monnaie cesse d'en être. C'est donc sur ces deux phénomènes de croyance et de confiance qu'il convient à présent d'approfondir l'analyse afin de poursuivre notre réflexion sur la nature de la monnaie.

    Monnaie et souveraineté politique : la « garantie » de la puissance publique au fondement de la monnaie

    Comme on l'a dit précédemment, pour être effectif, le fait institutionnel créé doit posséder un caractère performatif. On peut supposer que ce rôle est, au sein des sociétés modernes, celui du politique ou, plus précisément, celui du législateur. Autrement dit, pour que la monnaie puisse être reconnue et acceptée par tous, il est nécessaire qu'elle revête un caractère officiel. Si on se remémore le Principe de Clifford, nos croyances doivent être rationnellement fondées. Dès lors, il se peut que le caractère officiel de la monnaie agisse en ce sens, c'est-à-dire qu'il rationalise notre croyance. Dans cette optique, le politique, entendu au sens large, détient un rôle de premier plan dans l'institutionnalisation de la monnaie. C'est la loi nationale ou, à défaut, tout texte réglementaire officiel qui officialise le cours légal de la monnaie, c'est-à-dire que c'est la puissance publique qui entérine le fait institutionnel monétaire. En effet, si une monnaie à vocation à couvrir l'ensemble d'un territoire national, il est préférable que son cours légal soit officialisé par une émanation certifiée de la puissance publique : la loi nationale. Mais, il n'en reste pas moins, qu'en pratique, les individus restent libres d'accepter ou de refuser la monnaie officielle, tout en imaginant les contraintes que cela engendrerait. Somme toute, l'autorité publique paraît être l'élément supra-individuel par excellence qui permet de conférer à la monnaie une crédibilité vis-à-vis des individus. A ce titre, elle valide formellement l'institutionnalisation de la monnaie et permet de polariser les croyances individuelles.

    Ceci étant, pour en revenir à l'idée de croyance développée précédemment, il faut se demander qu'est ce qui, instinctivement, pousse les individus à considérer que tel ou tel morceau de papier est bel et bien de la monnaie alors même que cela n'a rien d'intuitif ? On a dit que le politique entérine légalement le fait monétaire. Mais, cela n'est pas évident pour des individus qui, à un moment ou à un autre, vont se trouver en face de ce qu'on leur présentera comme étant du papier-monnaie. Ainsi, en partant du fait que la monnaie doit être reconnue de tous, Jean Cartelier énonce l'idée selon laquelle la monnaie est inséparable d'un élément supra-individuel officiel, imprimé sur la monnaie :

    « C'est parce que l'or se présente sous la forme officielle de pièces frappées que les individus partagent la conviction de son acceptation par tous, ce qui fait que tous l'acceptent effectivement. L'existence d'un moyen de paiement général ne relève pas des relations entre les seuls individus naturels ni des propriétés magiques d'un bien. Les relations marchandes sont inséparables d'un élément supra-individuel »53(*).

    Ce faisant, Jean Cartelier considère que la monnaie est inséparable d'un ordre politique. Il en conclut que monnaie et souveraineté politique sont étroitement liées :

    « La monnaie renvoie au prince et plus généralement à une organisation politique de la société [...] La monnaie est inséparable d'un ordre ou d'un pouvoir. A tout système monétaire est assigné une limite, qui est celle de l'acceptation des moyens de paiement. L'aire d'extension du système de paiement se confond avec celle de la souveraineté de l'institution qui émet la monnaie légale. Monnaie et souveraineté sont donc étroitement liées »54(*).

    A cet instant de l'analyse, on a l'impression que Jean Cartelier se situe dans un contexte passé, à une époque où les pièces étaient frappées à l'effigie du souverain qui avait alors le privilège de battre monnaie sur son territoire. La monnaie frappée incarnait la puissance du prince, c'est-à-dire sa souveraineté, ce qui était censé rassurer les individus. Ce faisant, malgré les évolutions qui se sont opérées avec le temps, cette relation s'est plus ou moins conservée tant il est vrai que la puissance publique reste un élément de croyance et de confiance de premier ordre de la monnaie. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à scruter les pièces et billets des différentes monnaies étrangères. La représentation symbolique d'hommes politiques ou de pouvoir est un élément déterminant de la croyance. Ainsi, à une zone monétaire correspond une souveraineté politique, ce qui se traduit par l'apposition du « signe », symbole de souveraineté, sur la monnaie. S'appuyant sur l'ouvrage d'Emmanuel Todd, L'illusion économique, Jean Messiha rappelle qu'en temps normal l'autorité politique doit préalablement existée à la monnaie :

    « L'histoire des unions monétaires enseigne que l'unification monétaire suit toujours l'union politique » ; « L'exemple américain du dernier siècle est lui aussi emblématique de cette thèse. Il est donc rationnel d'essayer de comprendre le lien qui unit souveraineté et zone monétaire. Les exemples historiques cités avancent que la souveraineté nationale, une fois établie sur une zone, rend possible l'introduction d'un même numéraire dans cette zone »55(*).

    En définitive, la souveraineté politique serait la condition préalablement indispensable à l'institutionnalisation de la monnaie. Les exemples historiques paraissent d'ailleurs confirmer cette idée : d'abord le politique, ensuite la monnaie56(*). C'est également une idée défendue par Jean Cartelier :

    « Une conclusion négative tout d'abord : il n'existe pas de monnaie stricto sensu au plan international. En effet, il n'y a pas d'unité de compte internationale ni, a fortiori, de moyen de paiement libellé en cette unité [...] Tous les paiements internationaux se font en tenant compte des taux de change entre les divers moyens de paiements [...] En un sens, le fait qu'il n'y ait pas à proprement parler de monnaie internationale est la confirmation de la liaison intime entre monnaie et souveraineté - à l'absence de pouvoir politique mondial correspond l'absence de monnaie internationale stricto sensu -, mais le fait que des paiements internationaux soient possibles sur une vaste échelle montre également que la souveraineté politique n'est pas la conclusion sine qua non du fonctionnement du marché »57(*).

    John R. Searle disait : « pour autant que le nouveau statut institutionnel soit d'une importance majeure, nous sommes enclins à exiger qu'il soit créé par des actes de langage explicites effectuées selon des règles strictes » (citation citée précédemment). La loi nationale paraît être la forme de langage la plus explicite et formelle qui puisse être. Mais, au-delà de l'entérinement du fait institutionnel, la puissance politique, celle qui unit une nation autour d'une autorité commune, est une source de croyance et de confiance prédominante. Cette idée est notamment défendue par Georg Simmel qui, s'interrogeant sur les « présupposés non économiques » de l'argent et de l'économie monétaire, érige au premier plan le rôle du pouvoir politique dans l'institutionnalisation et le maintien de la monnaie au sein de la société58(*). Ce faisant, que ce soit pour une république ou une monarchie, la puissance publique, si elle est souveraine, sert d'assise à la monnaie ; elle est l'élément supra-individuel qui permet de faire converger les croyances individuelles en une seule croyance collective. D'ailleurs, la monnaie s'est abstraite avec le temps en s'appuyant sur la marque officielle de l'Etat, comme le remarque Jean Messiha :

    « Pour prévenir les dangers d'altération matérielle de cette monnaie par soustraction d'une partie de sa substance métallique, on dut multiplier les empreintes officielles et ce fut ainsi qu'on fut amené finalement à donner à la monnaie la forme de rondelles aplaties ou « pièces » qu'elle revêt jusqu'à aujourd'hui. Là ne devait pas s'arrêter au surplus l'évolution historique de la monnaie. De ce que l'Etat pouvait efficacement, en certifiant la valeur du métal, donner au lingot le caractère de monnaie, on devait assez facilement être conduit à penser qu'il pourrait, par une affirmation de même nature, conférer la qualité monétaire à une marchandise quelconque, la valeur de cette marchandise fut-elle minime. Et de là est né le papier monnaie qui, en dehors de toute représentation métallique, a la prétention de se maintenir dans la circulation par la seule valeur qu'il doit à l'affirmation, c'est-à-dire à la volonté de l'Etat [...] Ce qui fait alors qu'une monnaie circule avec la valeur que lui attribue la frappe, c'est qu'elle inspire confiance. Or cette confiance [...] peut aussi dans certains cas naître de l'intervention de l'Etat. Si les agents sont amenés à penser que, par l'autorité de la loi, une pièce dont la valeur nominale est en partie fictive sera cependant acceptée d'un commun accord et sans résistance dans les paiements, rien n'empêchera que cette pièce puisse se maintenir dans la circulation sans subir aucune dépréciation [...] L'Etat est donc à l'origine de la confiance qu'ont les agents dans les monnaies modernes »59(*).

    Néanmoins, les évolutions récentes viennent tempérer le lien fort monnaie-souveraineté politique. En effet, si zone politique et zone monétaire coïncident en principe, de même que la puissance publique reste la source première de croyance en la monnaie, celle-ci tend de plus en plus à s'émanciper du politique. Cela se traduit par une tendance accrue en faveur de l'autonomisation des banques centrales, instituts responsables de la monnaie. Par conséquent, le phénomène de croyance qui conditionne en partie l'existence sociale de la monnaie trouve également des fondements dans la marque officielle de la banque centrale. Il en découle que, comme le souligne Jean Cartelier, la relation liant souveraineté politique et monnaie n'est ni figée, ni exclusive :

    « En fait, la relation entre souveraineté et monnaie est plus complexe que ne le donne à penser la simple juxtaposition de deux points de vue opposés. Affirmé que la monnaie procède d'un pouvoir ou est elle-même pouvoir est utile, surtout si on précise quel type de pouvoir est associé à la monnaie. En d'autres termes, si la monnaie a quelque chose à voir avec l'Etat, elle n'est pas tout l'Etat et l'Etat n'est pas toute la monnaie » ; « La monnaie est de plus en plus politique tout en l'étant de façon de plus en plus particulière » ; « Souveraineté et monnaie sont donc liées de façon complexe, excluant que l'une puisse être le principe unique de compréhension de l'autre. Si la souveraineté politique reste au coeur d'une compréhension historique de la monnaie, il apparaît également que la logique monétaire qui se développe aujourd'hui en est une remise en cause et un élément de transformation »60(*).

    Au final, comme tout fait institutionnel, l'existence de la monnaie est tributaire de la croyance des individus. Pour être « crédible », elle a besoin de prendre appui sur un support « officiel », reconnu par tous. Dans les sociétés modernes, ce support est en premier lieu la souveraineté politique qui est à l'origine de l'institutionnalisation de la monnaie. Au-delà, en coïncidant avec la zone monétaire, la puissance publique donne une dimension sociale et politique à la monnaie. Mais, le support officiel dont a besoin cette dernière réside aussi dans le statut juridique et dans le signe de la banque centrale car, en tant qu'institut responsable de la monnaie, elle confère un caractère authentique à la monnaie. La monnaie n'est donc pas entièrement politique, même si la banque centrale reste rattachée en dernier ressort à la décision souveraine de la puissance publique. La banque centrale doit alors être elle-même reconnue de manière significative par l'ensemble des membres du groupe.

    La question de la pérennité de la monnaie à long terme : une problématique de la confiance

    Jean Cartelier soulève la question de la reconnaissance sociale de la monnaie à travers son attachement à la souveraineté politique. On a vu, en effet, que souveraineté politique et monnaie sont nécessairement liées, d'une manière ou d'une autre. Toutefois, Jean Cartelier ne développe pas de réflexion de fond relative à la confiance ; il semble ainsi s'attacher uniquement au problème de la reconnaissance sociale de la monnaie sans prendre en considération le problème de la stabilité et du maintien de l'institution monétaire à long terme. La monnaie est, selon lui, une condition institutionnelle de départ de l'économie marchande qui doit revêtir un caractère officiel pour être reconnue. A ce titre, il admet qu'elle est toujours liée à une souveraineté politique tout en prenant en compte les évolutions récentes qui plaident en faveur d'une autonomisation de la monnaie vis-à-vis du politique61(*). Une fois soulevé ce constat, dans son ouvrage, La monnaie, il ne développe pas davantage la question cruciale de la confiance. De surcroît, il préfère parler de « faux problème » en mettant plutôt l'accent sur l'instabilité du support de monnayage lié au clivage capitalistes-salariés, les seconds étant dépendants des premiers pour l'accès à la monnaie :

    « Le fait que le règlement des soldes soit constamment reporté dans le temps par le jeu des opérations financières maintient une permanence de l'unité de compte et pose de façon insistante la question de la stabilité du monnayage [...] L'évaluation du capital qui ouvre la période et sert de base au monnayage repose sur les anticipations faites sur les périodes futures à partir de la période présente. Elle n'a aucune raison d'être conforme à celle qui clôt la période précédente » ; « L'instabilité du support de monnayage, liée à son caractère conventionnel, met en question la viabilité des systèmes de paiement modernes. Cette question est cruciale. La réduire à une question de réserve de valeur de la monnaie ne semble pas être la démarche la plus propre à traiter. Il n'y a donc pas grand sens à aborder la monnaie par le biais de la question de la réserve de valeur. Il s'agit là plutôt d'un faux problème dont l'énoncé est dû à une problématique inadéquate »62(*).

    Pourtant, le problème du maintien de l'unité de compte dans le temps paraît crucial. Dans cette optique, Michel Aglietta et André Orléan insistent davantage sur le rôle essentiel que joue la confiance :

    « La confiance s'exprime dans l'acceptabilité inconditionnelle de la monnaie. Comme cette acceptabilité n'a pas de garantie naturelle, elle peut être perturbée, voire détruite, dans les crises monétaires. Le maintien de la confiance doit être pensé comme un problème de régulation de la plus haute importance »63(*).

    Selon Michel Aglietta et André Orléan, la confiance est ce qui fonde la monnaie à long terme, ce sur quoi reposent les économies modernes. Pour eux, à la différence de Jean Cartelier, il n'y aurait pas d'institutionnalisation étatique de la monnaie préalable aux échanges. L'institutionnalisation de la monnaie, qui peut toujours être remise en cause, résulte d'un processus dynamique original. Selon Michel Aglietta et André Orléan, en l'absence d'une monnaie validée socialement, toute « chose » est susceptible de devenir monnaie. Dans un contexte de grande incertitude64(*), où règne une grande instabilité, les agents s'observent les uns les autres pour voir sur quel objet va se focaliser l'attention du groupe. Puis, à la suite d'une rivalité violente entre quelques monnaies potentielles, la convergence mimétique conduit à définir la nature de la richesse. Le modèle mimétique de Michel Aglietta et André Orléan fait de la monnaie un « actif » parfaitement liquide dans la mesure où les attentions et les désirs individuels se sont polarisés sur le même objet :

    « La richesse est définie comme ce qui permet de se protéger de l'incertitude marchande [...] La richesse est ce qui est désirée par tous les membres du groupe. C'est là une définition autoréférentielle puisque est richesse ce que tous considèrent comme étant richesse [...] Puisque désirer la richesse, c'est désirer ce que les autres désirent, le mimétisme s'impose comme le comportement rationnel adapté à cette configuration » ; « A l'évidence, le choix de détenir de la monnaie est fortement conditionné par ce que pensent les autres : s'ils refusent d'accepter cette monnaie, alors celle-ci n'a plus aucune utilité. Elle cesse d'être liquide »65(*).

    A la suite d'un processus violent, la forme socialement validée de la richesse devient monnaie. Ainsi, cette dernière émerge spontanément dans la société. Ce qui est à la base de la monnaie, c'est sa reconnaissance sociale unanime ; ce qu'elle acquiert naturellement suite à un processus d'élection-exclusion. La convergence mimétique légitime la forme élue de la monnaie :

    « L'analyse du processus d'élection-exclusion dévoile cette propriété essentielle : ce qui fait qu'un objet est monnaie, c'est son acceptation par tous comme forme reconnue de la richesse ; ce ne sont en rien ses propriétés naturelles [...] On peut dire que la monnaie a une nature autoréférentielle : est monnaie, ce que tout le monde considère être une monnaie »66(*).

    Certes, l'approche de Michel Aglietta et André Orléan paraît originale. Le rôle du politique dans l'institutionnalisation de la monnaie semble être complètement mis de côté au profit d'une logique spontanée mettant en exergue des comportements individuels qui paraissent pour le moins « primitifs ». Mais, aussi critiquable que puisse être leur analyse sur ce point, elle permet au moins de mettre l'accent sur un point crucial qui caractérise la monnaie moderne : son institutionnalisation jamais définitivement aboutie. En effet, en tant qu'artifice, l'existence et la pérennité de la monnaie reposent sur une logique de croyance et de confiance. Pour se maintenir dans la société, la monnaie doit donc continuellement faire preuve de sa souveraineté. Or, comme cette dernière repose sur la confiance que les individus accordent à la monnaie, elle est donc intrinsèquement instable :

    « Même au sein des économies pleinement matures, la monnaie doit continuellement faire la preuve de sa légitimité en reconduisant la confiance qui la fonde et en luttant contre l'apparition incessante des monnaies embryonnaires qui viennent remettre en cause son monopole » ; « Dans notre construction théorique de la monnaie, l'inachèvement monétaire est une conséquence du caractère violent des relations marchandes et du fait que cette violence ne disparaît jamais. L'émergence d'une monnaie unanimement reconnue ne signifie pas l'éradication de la violence mais son extériorisation en un principe médiateur, la souveraineté. Or, dans l'optique girardienne qui est la nôtre, la souveraineté est fragile : elle peut être affaiblie ou détruite »67(*).

    La monnaie doit donc toujours réaffirmer sa légitimité et son autorité en ce que sa souveraineté, même si elle est adossée au politique, n'est jamais acquise. En d'autres termes, la monnaie n'est jamais définitivement institutionnalisée ; c'est là la pierre angulaire de cette réflexion. En effet, la reconnaissance sociale qui la nourrie peut-être battue en brèche. Dès lors, si aucune monnaie n'est immuable, l'examen des sources de la confiance qui fonde la monnaie paraît judicieux dans l'optique qui est la nôtre : comprendre la nature profonde de la monnaie.

    B. La confiance symbolique et la confiance éthique qui fondent la monnaie

    Pour perdurer dans la société et assumer dans la continuité ses fonctions de moyen de paiement, d'unité de compte et de réserve de valeur, la monnaie doit susciter la confiance des individus. En effet, comme on l'a vu, la monnaie n'est jamais définitivement institutionnalisée. Elle repose sur un socle friable, en grande partie dépendant de la psychologie des agents économiques. Il est donc important de s'intéresser aux éléments qui contribuent à accréditer la monnaie. Ces derniers peuvent se subdiviser en deux principaux types de confiance : la confiance symbolique et la confiance éthique.

    La confiance symbolique : la monnaie adossée à un ensemble de valeurs collectives

    Dans leur analyse, Michel Aglietta et André Orléan identifient deux sources principales de la confiance : la source symbolique et la source éthique. Aussi, afin de mieux s'approprier ces éléments de définition, on préférera parler de confiance symbolique et de confiance éthique68(*). Ces deux types de confiance fondent l'institution monétaire en lui donnant une consistance sociale, politique et économique. La confiance éthique sera analysée prochainement dans la réflexion.

    Pour ce qui est de la confiance symbolique, elle fait explicitement référence à la représentation collective, c'est-à-dire à l'appartenance à une même communauté. Ceci étant, si l'on veut bien approfondir ce point de la réflexion, il semble pertinent de faire un court détour dans le domaine de la science politique afin de délimiter suffisamment les notions de communauté et de valeurs collectives. Ainsi, dans les sociétés modernes où le pouvoir s'est institutionnalisé, c'est-à-dire où l'exercice du pouvoir est séparé de son propriétaire et est régi selon des règles formelles, la notion de communauté renvoie à celle d'Etat. Traditionnellement, en droit constitutionnel, l'Etat est considéré comme la réunion de trois éléments : un territoire, une population et une autorité publique. Au sein de la communauté, le pouvoir politique est un pouvoir souverain qui structure la société globale et la produit en partie. Mais, il n'en reste pas moins qu'il y est inséré et demeure, dans une certaine mesure, conditionné par elle. Dans la plupart des Etats modernes, le pouvoir politique est soumis au contrôle démocratique, ce qui fait que le pouvoir appartient en dernier ressort au peuple : c'est le principe de la souveraineté populaire69(*). Aussi, désormais, la nation est le fondement légitime de l'autorité étatique. Ainsi, cette dernière n'est acceptée que si elle incarne une nation. C'est pourquoi, on parle d'Etat-nation. Ce faisant, au sein des Etats-nation, se constitue avec le temps une variété de symboles et d'éléments marquant l'appartenance au groupe. Cela est d'autant plus vrai que la conception de nation même repose sur un ensemble de valeurs communes. Ainsi, selon une première école, d'inspiration essentiellement germanique, la nation reposerait sur des éléments objectifs telles que la langue, la religion, la culture, éléments qui traduisent l'appartenance à la communauté globale. Elle tend également à privilégier l'héritage génétique en se fondant sur des liens de sang. Cette vision a été poussée à son extrême lorsque le Reich nazi a prétendu fonder l'existence d'une nation sur des critères raciaux et sur la prétendue supériorité d'une race, la race aryenne. En outre, il ne faut pas méconnaître que de nombreuses nations modernes, tels que la France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis se sont constituées par assimilation progressive de populations qui, à l'origine, ne possédaient ni langue, ni religion communes. Dès lors, selon une seconde conception de la nation, d'origine essentiellement française, la nation s'édifie sur la base d'une volonté de vivre ensemble, fondée sur un passé partagé. Le sentiment d'appartenance à une même communauté y est prédominant ; c'est une conception de la nation dite « intégrante ». Toutefois, que le sentiment d'un passé partagé soit un ferment puissant d'identité nationale ne signifie pas pour autant que les éléments objectifs ne jouent aucun rôle car, s'il n'existe pas de nation sans volonté de vivre ensemble, cette volonté repose bien souvent sur une langue ou une culture commune et, d'ailleurs, une histoire partagée est un élément de cette culture. Cette dernière vision de la nation justifie que l'Alsace-Lorraine, annexée par l'Allemagne en 1870, appartienne en raison de la volonté de ses habitants à la nation française bien qu'elle fasse partie de l'aire culturelle germanique. En somme, l'important est de retenir qu'au concept d'Etat-nation correspond une multitude de valeurs communes qui tendent à coaliser l'ensemble des éléments de la communauté.

    Cela dit, on a dit précédemment que la monnaie était nécessairement attachée, d'une manière ou d'une autre, à la force publique, c'est-à-dire à l'Etat. En effet, son entérinement en tant que fait institutionnel passe par une validation de la part de l'autorité souveraine. Même dans le cas de banques centrales indépendantes, on a vu que zone monétaire et zone politique coïncident en principe, de telle manière que la croyance qui fonde la monnaie trouve en grande partie sa source dans son ancrage à l'Etat. Ainsi, Emmanuel Todd, se référant à l'histoire des unions monétaires, notait que l'unification monétaire suit toujours l'unification politique70(*). Dans cette optique, la monnaie procède forcément, d'une manière ou d'une autre, du pouvoir politique. Mais, pour ce qui nous intéresse à présent, la confiance symbolique qui fonde la monnaie à long terme, il convient de souligner que l'attachement de la monnaie à la puissance publique conduit à la lier de fait à la collectivité globale. De ce rattachement, elle en retire une force et une légitimité car, de par son ancrage à l'Etat-nation et aux valeurs collectives qui y sont attachées, elle cristallise en son sein la confiance des individus. La monnaie acquiert de ce fait une consistance sociale et politique. Dans cette optique, Jean Messiha considère que la monnaie est un symbole fort des sociétés :

    « La monnaie est-elle considérée par les individus citoyens comme partie prenante des symboles qu'ils ont délégué à leurs représentants ou bien est-ce simplement un instrument de compte neutre et détaché de la relation publique ? En fait, la souveraineté est une notion aux contours incertains [...] Le contrat social, fondement de la souveraineté, revêt ainsi une multiplicité d'expressions dont le contrat « monétaire » est l'une des plus importantes. Ainsi, la monnaie, loin d'être simplement un « numéraire » statique ou une unité de compte comme nombre d'économistes ont eu tendance à le considérer, est en réalité un symbole fort des croyances et des représentations collectives liés à la valeur en tant que concept philosophique et anthropologique »71(*).

    Dès lors, la monnaie apparaît comme indissociable des notions de souveraineté politique, nation et valeurs collectives qui lui confèrent une solidité symbolique. Dans cette perspective, Jean Messiha poursuit en disant :

    « Outre la dimension horizontale que la science économique a tendance à privilégier (un lien marchand décentralisé), la confiance introduit donc une dimension verticale qui représente la hiérarchie des valeurs [...] C'est, en effet, de la nation que découle l'adhésion à des normes communes qui impliquent par la suite la confiance dans l'ordre politique et social dont l'ordre monétaire n'en est qu'une émanation » ; « L'acceptation d'une monnaie signe est synonyme de la reconnaissance d'un esprit collectif, et plus encore, d'un esprit national »72(*).

    La monnaie se révèle alors être un « objet » conceptuel à la nature complexe et dont la compréhension implique, comme on l'a souvent dit au sein de cette réflexion, de dépasser l'économique. Effectivement, si la monnaie a indiscutablement une dimension économique prégnante, celle-ci ne doit pas pour autant opacifier les composantes extra économiques qui la fondent. La monnaie se doit d'être appréhendée comme une institution aux fondements à la fois économiques, sociaux et politiques :

    « En somme, le peuple est un concept sociologique, la nation un concept politique, l'Etat un concept juridique. La monnaie est un élément qui capte ces trois dimensions : introduite et garantie par l'Etat, elle est utilisée par un peuple parce qu'elle fait partie de la nation »73(*).

    Au final, étape par étape, on rejoint la notion de confiance symbolique issue de l'analyse de Michel Aglietta et André Orléan (source symbolique de la confiance selon les termes des auteurs). La confiance symbolique a, selon eux, une dimension profondément sociale ; elle renvoie à la fois à une identité nationale, à une histoire et à un passé communs, à une mémoire collective, à des routines de comportements, etc. Cependant, on pourrait presque reprocher à Michel Aglietta et André Orléan de rester trop évasifs à propos de la notion de « source symbolique de la confiance ». C'est pourquoi il apparaissait préférable de se réapproprier les termes en les définissant d'une manière plus exhaustive. Malgré cela, l'idée de fond reste essentielle. Elle situe en grande partie l'origine de la confiance en la monnaie dans l'appartenance à une même communauté. La confiance symbolique se matérialise par les effigies et autres symboles inscrits sur la monnaie. La nature de ces derniers sont en premier lieu d'ordre politique et rappellent ainsi la puissance et l'autorité de l'Etat. Mais, ils peuvent également faire référence à l'histoire et à la culture de la nation. D'ailleurs, la souveraineté de la banque centrale, si elle est indépendante, trouve elle-même sa légitimité dans sa liaison indirecte avec l'autorité étatique en ce sens qu'elle est instituée par le politique et reste soumise de manière variable selon les pays à un contrôle politique minimal. Au total, la source symbolique de la confiance constitue une assise prééminente de l'institution monétaire :

    « Dans tous les cas, cette source symbolique, qui donne une solidité à la croyance commune, s'enracine dans le passé de la société. Elle rappelle les principes fondateurs et des figures emblématiques grâce auxquels chacun peut croire que les autres croient comme lui [...] L'institution responsable de la monnaie bénéficie de la puissance collective de la souveraineté. Plus la croyance commune est forte, moins l'action collective mise en oeuvre par cette institution est contestée [...] Dans les sociétés contemporaines cette institution est la banque centrale et son action collective est la politique monétaire »74(*).

    Toutefois, si la confiance symbolique reste un point d'ancrage important de la monnaie, il n'en reste pas moins que celle-ci repose aussi sur des principes et une logique d'ordre économique : c'est la confiance éthique.

    La confiance éthique : les fondements économiques de la monnaie

    Comme nous venons de le voir, l'institution monétaire repose en partie sur une confiance dite « symbolique ». Cette dernière rappelle que la monnaie doit être appréhendée comme un fait institutionnel qui s'enracine au coeur même d'une communauté. Mais, la monnaie est avant tout un fait institutionnel à finalité économique. Dans un langage philosophique, nous dirions plutôt que la monnaie est un fait socialement construit selon un processus d'assignation de fonction agentive à un objet dont la finalité est de faciliter les transactions au sein de l'économie marchande. Ainsi, dans les sociétés modernes, la monnaie joue un rôle économique fondamental qui peut, synthétiquement, se résumer aux trois fonctions que les économistes lui reconnaissent traditionnellement : unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur. Toujours est-il que, dans l'optique qui est la nôtre, la monnaie parvient à assumer ces fonctions dans le temps uniquement dans le cas où elle est en mesure de canaliser la confiance des individus. En effet, il ne faut pas oublier que la monnaie n'est jamais définitivement institutionnalisée.

    A ce titre, en marge de la confiance symbolique, la monnaie prend appui sur une confiance dite « éthique ». En se référant à l'analyse de Michel Aglietta et André Orléan, la confiance éthique se distingue de la confiance symbolique dans le sens où elle fait nullement référence à la communauté. En un certain sens, on pourrait dire qu'il s'agit d'une confiance « objective ». En outre, elle révèle les fondements économiques de l'institution monétaire. Selon Michel Aglietta et André Orléan, la confiance éthique se fonde sur une prédominance de l'individualisme et de la maximisation du bien-être individuel. Dans cette perspective, l'instrument clef se veut être la politique monétaire, outil économique dont la charge est dévolue à la banque centrale, institut responsable de la monnaie. Selon Michel Aglietta et André Orléan, la confiance éthique tend à prendre de plus en plus d'ampleur dans un contexte socio-économique marqué par le dépassement des frontières nationales et par le développement d'un esprit individualiste :

    « L'autonomie de la personne humaine élève le bien-être individuel à la position de valeur prépondérante vis-à-vis des symboles de la souveraineté. La foi dans l'appartenance commune est sapée par le désir d'autonomie de la personne [...] En mal de souveraineté, la politique monétaire doit faire preuve de sa légitimité. Mais cette légitimité, si elle est subordonnée à l'autonomie de la personne humaine, ne peut se recommander d'aucune autorité collective. Elle échappe à toute source symbolique [...] Dans l'ordre économique, cet impératif catégorique stipule de conformer l'action collective à la maximisation du bien-être individuel »75(*).

    Toujours en se référant à Michel Aglietta et André Orléan, la confiance éthique peut être subdivisée en trois principaux principes. Le premier est un principe de garantie qui renvoie au maintien du pouvoir d'achat de la monnaie dans le temps :

    « Le premier et le plus connu est un principe de garantie. C'est l'intégrité de l'unité de compte dans le temps. On l'appelle encore `l'ancrage nominal' [...] Les garanties dont on parle ici ne sont pas liées à l'évaluation du risque de crédit spécifique du débiteur. Elles résultent d'un risque général de liquidité sous la forme d'une incertitude sur le pouvoir d'achat futur de la monnaie. C'est le retour de la rivalité sur l'expression de la richesse dont la solution est précisément la garantie officielle »76(*).

    Le principe de garantie présuppose que la politique monétaire doit être conduite en oscillation entre deux cas polaires qui, s'ils étaient franchis, risqueraient de remettre en cause la légitimité de la monnaie ; il s'agit de l'hyper-inflation et de la trop grande rareté de la monnaie. Dans cette optique, la banque centrale a pour tâche de maintenir la valeur de la monnaie dans le temps afin de préserver l'unité de compte :

    « Nous aboutissons ainsi à une conception dans laquelle la monnaie est le principe d'organisation de toute l'économie. La banque centrale en est le pivot [...] Maintenir la pérennité de la confiance entre les écueils qui résultent des attentes contradictoires à l'égard de la liquidité est la responsabilité de la banque centrale ; La conduite de la banque centrale ne peut être improvisée ; elle s'inspire d'une doctrine monétaire » ; « La première finalité de la politique monétaire de la banque centrale est donc de garantir l'intégrité de l'unité de compte afin de supprimer l'incertitude sur le pouvoir d'achat futur de la monnaie »77(*).

    En somme, le principe de garantie implique de limiter les tensions hyper inflationnistes tout en ne menant pas une politique monétaire trop austère qui empêcherait un financement judicieux et adapté de l'économie. Un affaiblissement significatif de la valeur de la monnaie peut potentiellement dégénérer en crise violente, ou, dans une moindre mesure, provoquer chez les agents des comportements de méfiance visant à substituer des actifs monétaires contre des actifs « réels » plus sûrs et plus liquides, tels les paquets de cigarettes à Berlin en 1945 après l'effondrement du Mark. Dans les cas d'inflation extrêmes, des mouvements de panique similaires aux paniques financières peuvent survenir78(*), engendrant un rejet massif et violent de la monnaie officielle, ce qui tend à rendre l'économie extrêmement instable et affaiblie :

    « Les désordres d'une inflation qui s'accélère au point de devenir incontrôlable ne sont pas imaginaires. L'Allemagne de la république de Weimar les a vécus et ils ont fait le lit du nazisme. L'Argentine, autrefois le pays le plus prospère d'Amérique du sud, souffre aujourd'hui de la faim tandis que sa monnaie fond à vue d'oeil »79(*).

    Le second principe, composante de la confiance éthique, est un principe de croissance qui stipule que la politique monétaire est un outil économique important au service de la prospérité et du bien-être individuel :

    « Le second principe est un principe de croissance. Il fait partie d'un ordre civique et postule que la politique monétaire doit permettre à la société de mobiliser toutes ses ressources pour créer des richesses. C'est donc une source de légitimité tournée vers l'avenir en ce qu'elle est une promesse de prospérité future. Elle s'exprime par une exigence de plein-emploi »80(*).

    Ainsi, la politique monétaire, comprise comme un tout avec ses orientations et ses finalités, se veut être une composante essentielle qui influence le degré de confiance sociale accordé à la monnaie. Selon Michel Aglietta, la politique monétaire ne doit pas avoir pour seule finalité la stabilité des prix81(*). Elle doit permettre également d'amortir les fluctuations économiques et de conduire l'économie vers la croissance. Dès lors, une politique monétaire menée de façon trop restrictive risquerait de déprimer la confiance, remettant ainsi en cause la légitimité et la souveraineté de la monnaie :

    « La stabilité des prix n'est pas le seul souci de la politique monétaire ; la robustesse de la structure des dettes, l'amortissement des fluctuations cycliques pour préserver la régularité de la croissance et le niveau de l'emploi en sont d'autres [...] Lorsque la confiance est détruite, l'économie monétaire est soumise à des conflits qui font voir que l'envers de la confiance est la violence. Ce n'est pas le remplacement d'un équilibre par un autre. Car les agents déclenchent des processus d'indexation contradictoires. Tout se passe comme s'ils rejetaient l'unité de compte officielle et cherchaient à évaluer leurs projets sur la base d'unité de compte privées »82(*).

    Dans cette optique, le ciblage de l'inflation, qui consiste pour la banque centrale à définir une plage d'inflation tolérée à l'intérieure de laquelle est menée la politique monétaire, se veut être une variable essentielle pour le maintien de la confiance car si elle est trop importante, elle engendre une dévaluation de la monnaie avec une perte de sa valeur, et, si elle est trop faible, elle empêche la politique monétaire de s'adapter efficacement à la conjoncture et notamment d'absorber les chocs économiques :

    « La cible d'inflation doit être judicieusement choisie. Elle ne doit pas être trop élevée pour que les agents économiques aient confiance dans l'unité de compte. Mais, elle ne doit pas être trop basse pour que la banque centrale donne une visibilité et une force d'adhésion à ses actions concrètes : le plein emploi soutenable [...] La stratégie du plein emploi soutenable doit donc trouver une zone de viabilité macroéconomique qui soit une référence pour réguler le crédit [...] Pour influencer la conjoncture, la banque centrale doit encore disposer des indicateurs d'alerte pour détecter le plus tôt possible les déviations qui menacent de rompre la balance des risques en faisant pencher la conjoncture soit vers l'effervescence financière, soit vers l'insuffisance de crédit »83(*).

    Le principe de croissance revêt une importance capitale car, comme nous le verrons plus loin, il enferme ce qu'on peut légitimement appelé un « arbitrage social » mettant en balance les risques et contraintes liés à l'inflation d'un côté, et, la nécessité de « laisser filer » sans excès l'inflation afin de mener une politique monétaire active et pragmatique de l'autre côté. Cet arbitrage s'effectue relativement à une certaine conception de l'économie et de la société qu'ont les responsables monétaires. Ainsi, une politique monétaire stricte demeure, selon les termes de Denis Clerc, « la plus efficace des politiques » de lutte contre l'inflation. Effectivement, puisque la monnaie « est la matière première des échanges, en restreindre l'expansion revient à limiter l'importance des échanges et, du même coup, à créer des difficultés d'écoulement de la production »84(*). Mais, la contrepartie d'une politique monétaire d'austérité réside quasi inéluctablement dans une diminution du niveau de l'emploi :

    « La politique monétaire est donc une arme à double tranchant : même si elle n'agit pas sur les causes profondes de l'inflation, elle contribue incontestablement à en limiter l'ampleur lorsqu'elle devient restrictive. Mais, elle accentue en même temps les difficultés économiques et aggrave le chômage. Un arbitrage est nécessaire, entre plus d'inflation et plus de chômage, arbitrage qui renvoie à l'appréciation [...] des bienfaits et des méfaits de l'inflation et au caractère plus ou moins contraignant du rythme chez nos partenaires »85(*).

    Enfin, le troisième et dernier principe est un principe de justice qui concerne essentiellement l'accès au crédit :

    « Le principe de justice est le troisième. Il comporte bien des facettes et il est le plus mal défini au regard des critères de légitimité de la politique monétaire. Un aspect primordial en est certainement l'accès au crédit. Dans le capitalisme, il est très inégalitaire. Toutefois, la banque centrale ou la législation en matière financière peuvent moduler les réglementations de manière à faire évoluer les systèmes financiers dans le sens d'une combinaison des marchés et des banques qui élargisse l'accès au crédit. La libéralisation financière a incontestablement amélioré sensiblement cet accès [...] Cette revendication de l'accès au crédit n'est pas sans incidence sur la politique monétaire. Car la dynamique du crédit liée à la hausse des prix des actifs (actions, terrains et immeubles, biens rares et précieux, etc.) est sujette à des emballements qui sont des facteurs de mauvaise gestion des risques. Il doit donc y avoir toute une réglementation et une supervision prudentielles qui ont une influence sur la gestion privée des risques »86(*).

    Au final, la confiance symbolique et la confiance éthique ne doivent pas être pensées comme deux types de confiance indépendants l'un de l'autre. Les confiances éthique et symbolique s'articulent logiquement et déterminent, ensemble, la souveraineté de la monnaie. Néanmoins, il est vrai que la confiance éthique semble la plus appropriée dans un contexte où l'économique occupe une place de premier ordre et où les frontières du marché ont depuis longtemps débordé le cadre national. Ainsi, les principales banques centrales se sont érigées, au cours des dernières années, en banques centrales indépendantes du pouvoir politique87(*). Il semble cohérent et pertinent d'interpréter cette évolution comme une avancée supplémentaire dans la rationalisation qui touche les activités économiques, sociales et politiques des sociétés contemporaines. En effet, le pouvoir monétaire s'élève aujourd'hui en pouvoir « autonome », délié des pressions politiques et sociales qui peuvent émaner des membres de la communauté et, plus précisément, de la sphère politique. La gestion de la banque centrale appelle donc à une objectivité à la fois en matière de procédure et de décision. Par ailleurs, la confiance éthique semble être en phase avec l'avènement de l'individualisme qui touche les sociétés modernes. Ces dernières sont effectivement caractérisées par une montée de l'individualisme souvent accusée d'entraîner un affaiblissement du lien social, avec une progression de l'égoïsme, de la déviance et de l'exclusion. Le risque est donc que l'individualisme ne conduise à faire de la société une somme d'individus uniquement préoccupés par leurs désirs et par leur ego, une société atomisée dans laquelle les liens seraient désolidarisés et déconnectés de toute attache hiérarchique.

    Toutefois, qu'on ne s'y trompe pas. La monnaie reste un fait institutionnel enraciné dans le social qui, comme on l'a dit, est attaché à une souveraineté politique, à une nation et à un ensemble de valeurs collectives. Ainsi, on ne trouve pas d'exemple, mis à part le cas de l'euro qui sera examiné plus tard, où la monnaie ne coexiste pas avec une batterie de symboles rappelant l'attachement à une même communauté. Dans les sociétés démocratiques, cela serait d'ailleurs dangereux car le fait monétaire serait alors tributaire du seul jugement direct et impartial des agents économiques. Ainsi, la confiance symbolique constitue la béquille nécessaire de l'institution monétaire lorsque celle-ci se trouve en perte de résultats économiques. Enfin, l'indépendance des banques centrales est un fait à relativiser dans la mesure où, en pratique, la plupart des banques centrales sont amenées à rendre des comptes au politique. Cela peut prendre des formes et des degrés variés, comme nous le verrons par la suite. A ce titre, il convient de souligner que même si les sociétés modernes tendent à s'individualiser, le sentiment patriotique reste quelque chose de prégnant, comme le démontre la montée des extrémismes politiques et autres mouvements, contestataires ou non, invoquant l'appartenance communautaire. De ce fait, la confiance symbolique ne doit pas être sous-estimée au risque de dénaturer la monnaie.

    Ceci étant, comme cela a été dit lors de l'introduction, une analyse théorique de la monnaie, aussi hétérodoxe soit-elle, doit être susceptible d'éclairer la réalité afin de démontrer la part de pertinence qu'elle contient, si pertinence il y a. C'est pourquoi, l'analyse qui a été menée jusqu'à lors va maintenant être appliquée à l'euro, monnaie unique européenne, entrée en vigueur au 1er janvier 1999. Le but recherché n'est à l'origine pas d'effectuer absolument une critique de l'euro, mais de souligner les spécificités, l'originalité et les points faibles d'une monnaie qui constitue un enjeu d'une envergure exceptionnelle pour l'ensemble d'un continent, ou presque.

    L'originalité génésiaque et institutionnelle d'une monnaie à la seule légitimité économique : l'euro, monnaie neutre, à consistance libérale, produit de la rationalité économique

    De 1939 à 1945, pendant six ans, le monde est en guerre. En 1942, l'Allemagne et le Japon exercent sur le monde une domination sans comparaison dans l'histoire. La constitution de la « grande alliance » entre le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l'URSS permet à ces derniers de l'emporter après trois ans de combats acharnés. Vaincus, ravagés, occupés, les pays européens connaissent un déclin qui paraît irrémédiable. Ils sont, en 1945, dans une situation de dépendance presque complète vis-à-vis des Etats-Unis. De plus, en Europe occidentale et orientale, la différenciation politique tend à s'accentuer avec l'avènement à l'est de l'idéologie communiste. Dans ce contexte de tourmente d'après guerre et de guerre froide, émerge le projet européen avec pour ambition de redonner une stabilité politique aux Etats européens affaiblis par près de six années de guerre. Mais, si le projet européen est avant tout un projet politique, force est de constater que l'Europe s'est essentiellement construite par la voie économique. Ainsi, après des années d'intégration économique, le traité de Maastricht entérine, le 7 février 1992, le projet d'une union économique et monétaire européenne : l'euro est en marche. Par ailleurs, le traité institue l'Union européenne qui se substitue ainsi à la Communauté économique européenne (CEE) et qui instaure une citoyenneté européenne : un espoir d'Europe politique se dessine alors à l'horizon. Aujourd'hui, l'euro s'est substitué aux monnaies nationales pour ce qui est des douze pays de la zone euro et, l'Union européenne, qui ne dispose ni de personnalité juridique ni de constitution, comprend désormais vingt-cinq pays membres, ce qui ne devrait pas être définitif. Au final, en l'espace d'un demi-siècle, l'Europe a changé de physionomie. Dans cette nouvelle Europe, encore en construction, la monnaie unique européenne constitue un projet d'une envergure sans précédent. Beaucoup d'espoirs sont placés en elle. Outre les espérances en matière de prospérité économique, demeure implicitement l'espoir que de la monnaie unique naîtra une Europe politique et sociale viable. Tel est le pari inédit de l'euro, monnaie à charge libérale, orpheline de souveraineté politique, produit de la rationalité économique.

    I. L'euro : monnaie dépourvue d'attaches symboliques dont la légitimité repose sur des fondements d'ordre économique

    L'union économique et monétaire européenne s'avère être le stade d'intégration économique le plus abouti à l'heure actuelle. La construction européenne s'est essentiellement réalisée par la voie économique et l'avènement de l'euro, au 1er janvier 1999, en est une étape clef. Déjà, dans les années 1960, Jacques Rueff estimait que « l'Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas ». Aujourd'hui, l'Europe est encore en construction et, il faut bien l'avouer, les perspectives futures restent floues. En outre, dans la démarche qui est la nôtre, l'euro s'inscrit comme une monnaie originale. En effet, la monnaie unique n'est pas adossée à un Etat-nation ; elle n'est donc pas attachée à une souveraineté politique et à une nation. A ce titre, elle est quasi exempte de consistance sociale et politique. Elle s'affiche comme une monnaie « fonctionnelle », reposant sur une confiance exclusivement éthique.

    A. Le bien-fondé économique de l'euro

    L'objectif principal de l'euro résidait essentiellement en une suppression des contraintes liées au change, obstacles majeurs à la réalisation effective d'un grand marché intérieur européen. Ainsi, comprendre l'euro et la logique qui le sous-tend implique de situer l'origine de la monnaie unique dans un contexte plus large qui est celui du processus d'intégration européen. Lié aux perspectives de croissance attachées à l'économie européenne, l'euro intègre beaucoup d'espérance de prospérité future. A ce titre, il se fonde sur une légitimité d'ordre économique.

    La genèse de l'euro : « aboutissement » d'un processus d'intégration économique

    La construction européenne est un processus qui s'est réalisé par étapes, quasi-exclusivement par la voie économique. Dès la signature du traité de Rome en mars 1957 instituant la Communauté économique européenne (CEE) et la communauté européenne de l'énergie atomique entre six pays88(*), le but affirmé consistait à promouvoir le progrès économique et social, ainsi que l'amélioration constante des conditions de vie et de travail. La réalisation de ces objectifs passait par la mise en place de conditions favorables à une croissance économique européenne optimale, notamment, par l'instauration d'un grand marché intérieur.

    La première étape significative de cette marche vers la prospérité économique et sociale européenne fut la mise en place d'une union douanière en juillet 1968 entre les pays membres de la CEE. Cette dernière devait instaurer les conditions nécessaires au développement du libre-échange des marchandises au sein des pays membres. L'union douanière a entraîné la suppression des versements de droits de douane entre Etats appartenant à la CEE lors des échanges communautaires. De même, elle a conduit à mettre en place une politique de tarification extérieure unique, ce qui mettait les pays sur un pied d'égalité au regard du commerce extérieur. Enfin, les marchandises importées pouvaient être livrées indifféremment à l'intérieur de la zone de libre-échange, quelque soit le pays concerné, avant d'être ventilées dans leurs pays respectifs (des marchandises pouvaient être livrées à Marseille alors même qu'elles étaient destinées aux Pays-Bas). Cela a notamment permis de rationaliser le commerce. Les avantages de l'union douanière sont rapidement apparus, notamment en termes de commerce intra-zone (multiplication des échanges au sein de l'union douanière par six entre 1950 et 1970)89(*). De même, l'union douanière a permis une augmentation des échanges entre les pays de la CEE et le reste du monde. Toutefois, l'union douanière n'était qu'une première étape d'un processus qui aspirait à prendre de l'ampleur. Plusieurs obstacles subsistaient encore, telles que les contraintes administratives, techniques, normatives, etc. Les contrôles douaniers n'avaient pas totalement disparu et on assista au retour des mesures protectionnistes. Cette situation de blocage qui frappait l'union douanière et, par extension, l'avancée de l'intégration européenne, fut nommée l'« eurosclérose ».

    C'est seulement dans les années 1980, avec l'arrivée de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne, que la mise en place du marché commun fut relancée. L'objet de ce qui fut appelé le « Livre blanc » consistait alors à recenser les obstacles persistants à l'instauration de la libre concurrence et du marché commun. Le rapport Cecchini, qui évaluait les coûts et avantages de l'aboutissement de la mise en place du marché intérieur, venait logiquement compléter l'analyse du Livre blanc. Un nouveau pas vers la voie de l'intégration des marchés fut franchi en février 1986 avec l'adoption de l'Acte unique européen, prévoyant la réalisation d'un « grand marché intérieur » au 31 décembre 1992, c'est-à-dire « un espace sans frontières intérieures, dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et du capital sera assurée ». Entre temps, le Danemark, l'Irlande, le Royaume-Uni, la Grèce, l'Espagne et le Portugal intégraient la CEE. L'instauration du marché unique a nécessité l'adoption de plus de mille documents législatifs en dix ans. Les contrôles aux frontières ont été remplacés par des vérifications effectuées au départ et à l'arrivée afin de ne pas perturber le trafic. Une harmonisation dans les domaines normatif, technique et juridique a été opérée. De plus, avec le marché unique, a été instituée la libre circulation des entreprises appartenant au secteur des services, etc. En définitive, en supprimant les derniers obstacles à la libre circulation des produits, des services, des hommes et des capitaux, l'Acte unique venait parachever l'établissement d'un marché commun qui demeurait, jusqu'à lors, bien imparfait. Dans les faits, l'achèvement du marché intérieur a généré une hausse de la croissance, même s'il est difficile de distinguer entre les effets induis par le marché unique et les effets dus à une amélioration de la conjoncture mondiale. Il a néanmoins entraîné une augmentation des échanges intra-communautaires (constitués pour l'essentiel d'un commerce intra-branche), une hausse des investissements directs à l'étranger du reste du monde vers la CEE90(*), une meilleure répartition des compétences avec la mobilité des hommes et des capitaux, une harmonisation des normes sanitaires et de sécurité, etc. Au final, la réalisation du marché unique eut un impact économique positif sur la croissance de l'économie de la CEE.

    Cependant, de nombreux obstacles continuaient de persister. C'était particulièrement le cas des contraintes liées au change des monnaies qui continuaient d'entraver la bonne marche du marché unique. A cet effet, la théorie économique montre que les pays qui ont une économie très ouverte et échangent beaucoup entre eux ont intérêt à créer une zone monétaire91(*). Ainsi, s'appuyant sur les travaux du comité présidé par Jacques Delors, qui avait pour mission « d'étudier et de proposer les étapes concrètes devant mener à l'union économique et monétaire », les douze s'engagèrent dès la fin 1989 sur la voie de l'unification monétaire92(*). Mais, ce n'est que trois ans plus tard, en février 1992, que fut entériné le passage à l'union économique et monétaire avec la signature du traité de Maastricht. Ce dernier fixait au 1er janvier 1999, au plus tard, le terme ultime de la mise en place de l'unification monétaire. Par ailleurs, dans la perspective de l'unification économique et monétaire, le partage d'objectifs macroéconomiques communs s'imposait logiquement. Ainsi, le traité de Maastricht fixait cinq critères devant permettre d'estimer si un Etat membre était prêt à adopter l'euro :

    · Stabilité des prix : le taux d'inflation ne devait pas dépasser de plus de 1,5 point de pourcentage le taux des trois Etats membres qui avaient enregistré les meilleurs résultats en matière d'inflation.

    · Déficit budgétaire : il devait être inférieur à 3 % du PIB.

    · Dette publique : limitée à 60 % du PIB, mais un pays qui avait un ratio plus élevé pouvait néanmoins adopté l'euro si son niveau d'endettement était en diminution constante.

    · Taux d'intérêt à long terme : il ne devait pas dépasser de plus de 2 points de pourcentage le taux appliqué par les trois Etats membres qui avaient enregistré les meilleurs résultats en matière d'inflation l'année précédente.

    · Stabilité du taux de change : le taux de change devait rester à l'intérieur des marges définies pendant deux ans. Ces marges étaient celles du mécanisme européen des taux de change, un système facultatif pour les Etats membres qui voulaient lier leur monnaie à l'euro.

    En pratique, l'instauration de l'euro s'effectua en trois étapes successives. La première étape, qui s'acheva fin 1993, consistait dans la libéralisation des mouvements de capitaux en Europe et dans la coordination accrue des politiques économiques des pays de l'Union européenne. La deuxième étape, qui débuta en janvier 1994, fut marquée par la création à Francfort de l'Institut monétaire européen (IME) dont étaient membres les banques centrales des Etats de l'Union. L'IME avait pour mission de préparer l'introduction de la monnaie unique, de renforcer la coordination des politiques monétaires afin d'assurer notamment la stabilité des prix et de superviser le fonctionnement du Système monétaire européen (SME). L'IME a préfiguré la future Banque centrale européenne (BCE). Toujours au cours de cette deuxième étape, les pays membres de l'Union européenne appliquèrent les critères de convergence définis par le traité de Maastricht, il fut adopté le nom de la monnaie unique lors du Conseil européen de Madrid en décembre 1995, le « pacte de stabilité et de croissance » fut entériné en juin 1997 et en mai 1998 les chefs d'Etats et de gouvernements fixèrent la liste des pays jugés aptes à entrer au sein de la zone euro93(*). Enfin, la troisième et dernière étape démarra le 1er janvier 1999, jour de mise en oeuvre effective de l'union économique et monétaire. Celle-ci se caractérisa par l'unification de la politique monétaire menée indépendamment par la BCE, la réalisation des opérations interbancaires en euros, la fixation irrévocable et absolue des parités (France : 1 € = 6, 55957 F) ; le passage à l'euro fiduciaire s'effectua quant à lui seulement le 1er janvier 2002. Au cours des mois de janvier et février 2002, les monnaies nationales ont été remplacées par l'euro, ces dernières ayant perdu tout cours légal le 18 février 2002.

    En somme, ce passage descriptif de la réflexion semble être nécessaire en ce qu'il permet de situer historiquement, institutionnellement et contextuellement le passage à l'union économique et monétaire. En effet, il montre que l'euro peut être appréhendé comme un aboutissement logique et nécessaire d'un processus d'unification économique qui aura duré près d'un demi siècle. Ainsi, la genèse de l'euro s'avère indissociable de celle du marché unique européen. L'euro constitue un aboutissement d'étape important du processus d'intégration européen qui s'est réalisé essentiellement par l'économique, et ce, au détriment du politique et du social. Cela sera très important pour la suite de notre réflexion. Mais, pour l'instant, il convient d'en rester aux faits. Ainsi, disons simplement, pour paraphraser certains auteurs, que l'euro doit être saisi comme une « monnaie née dans les marchés » ; c'est d'ailleurs ce que suggère implicitement Robert Raymond :

    « En Europe, la justification d'une marche vers l'union monétaire s'est appuyée sur des considérations encore plus larges, visant non seulement à intégrer des économies liées par un commerce intra-zone intense et croissant, mais aussi à créer un marché unique atteignant une taille suffisante, de l'ordre de celle du marché intérieur américain pris comme point de comparaison. Or un marché n'est vraiment unique que si un système unique de prix y prévaut. Il appelle donc une monnaie unique »94(*).

    Les avantages attendus de l'euro pour les nations européennes : les espoirs de prospérité

    Comme on l'a dit précédemment, la naissance de l'euro ne peut être comprise correctement sans considérer l'ensemble d'un processus plus large, le processus d'intégration européen, qui débuta dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi, l'avènement de la monnaie unique constitue une étape logique et essentielle d'un mouvement qui portait en lui l'ambition de faire de l'Europe un seul et même marché. L'intégration économique ne devait pas être à l'initiale une priorité absolue mais, dans les faits, force est de constater que la construction européenne est en premier lieu un « phénomène économique ». Nous verrons justement ultérieurement que l'Europe souffre de carences politiques et sociales importantes et potentiellement préjudiciables pour l'union monétaire. Hormis les avantages économiques attachés à l'euro qui seront examinés plus tard, il convient de souligner que l'union monétaire résulte elle-même d'une évolution longue et progressive.

    Ainsi, au commencement de la monnaie unique européenne, on trouve l'Union européenne de paiements (UEP). Créée au début des années 1950, l'UEP se veut être la première forme de coopération monétaire européenne destinée à faciliter le règlement des soldes des balances des paiements entre les Etats membres de l'OECE95(*) :

    « Disposant de fonds en or et en dollars provenant de l'aide américaine et des contributions des Etats membres, l'UEP centralise les soldes positifs et négatifs des flux commerciaux qui se compensent en grande partie. Ce système favorise la reprise du commerce intra-européen en levant les hypothèses du manque de devises et de l'absence de convertibilité entre monnaies européennes »96(*).

    Par la suite, avec la dissolution du système de Bretton Woods et, dans un contexte de relance de construction européenne, fut créé en 1972, lors des accords de Bâle, le serpent monétaire européen. La mise en place du serpent avait pour objectif de réduire les marges de fluctuation entre les monnaies européennes. Pour cela, les monnaies européennes devaient évoluer de manière groupée au sein du tunnel de Washington, créé en 1971, dans le but de stabiliser l'évolution des cours des monnaies autour du dollar, monnaie de référence internationale. Toutefois, avec les dévaluations successives du dollar et, avec le choc pétrolier de 1973 et ses conséquences sur les économies européennes (inflation, déficits commerciaux...), la fin du serpent et le flottement généralisé des monnaies se réalisèrent fin 1973. Le flottement des changes fut officialisé avec l'adoption des accords de la Jamaïque en janvier 1976. Suite aux accords de la Jamaïque, le Système monétaire européen fut mis en place en 1976 sur la base de quatre principes fondateurs : une unité monétaire européenne servant de numéraire pour le mécanisme des taux de change (ECU97(*)), un mécanisme de change et d'intervention98(*), des mécanismes de règlement99(*) et des mécanismes de crédit100(*). Le SME a permis une certaine stabilité des taux de change intra-communautaires. Cependant, la révision possible des cours-pivots générait une incertitude irréductible sur l'évolution possible des taux de change. De même, les marges de fluctuation autorisaient des variations non négligeables des monnaies, déstabilisatrices pour l'économie européenne. Néanmoins, peu à peu, le SME a assuré une certaine convergence dans la conduite des politiques économiques, notamment dans la lutte contre l'inflation. Cependant, il comportait certaines failles qui l'ont progressivement mené à sa perte, notamment en termes de lutte contre le chômage. En effet, la conduite de politiques monétaires d'austérité a fait de l'espace économique européen une zone de « basse pression économique », selon les termes d'Arcangelo Figliuzzi, sous grande influence du fonctionnement monétaire allemand101(*). A partir de septembre 1992, une crise particulièrement grave, aboutissant à des changements de parité, mit en cause le bien-fondé du SME. Deux monnaies en sortirent, la livre sterling et la lire italienne, tandis qu'un élargissement des marges de fluctuation amenait à reconsidérer les principes fondateurs du SME. Paradoxalement, dans un contexte de changes quasi flottants, les pays firent preuve de discipline, affichant une réelle volonté d'aller ensemble de l'avant, de bonne augure pour la marche amorcée vers l'union monétaire. Ceci étant, selon Arcangelo Figliuzzi, l'élément déterminant à l'origine du passage à l'euro a été l'instauration du marché unique qui se devait d'être accompagné, d'une manière ou d'une autre, d'un approfondissement du processus de coopération monétaire européen :

    « Cependant, c'est sans doutes la signature par les Douze, en février 1986, de l'Acte unique européen modifiant le traité de Rome et prévoyant la création d'un vaste marché intérieur européen pour le 31 décembre 1992, qui explique le fort regain d'intérêt pour l'idée d'approfondissement de l'union monétaire [...] il apparaît de plus en plus clairement que la réalisation d'un marché unique doit être prolongée par une forme [...] d'union monétaire »102(*).

    Ce faisant, l'instauration de l'euro liant depuis le 1er janvier 2001 douze pays, les autres membres de l'Union européenne étant logiquement appelés à entrer dans la zone euro à terme, présente plusieurs avantages en matière économique. Ces avantages avaient été présentés dans le cadre du rapport Emerson, publié en 1990 : suppression des coûts induits par la conversion des monnaies103(*), éradication des risques de change, élimination des primes de risques intégrées dans les taux d'intérêt des pays à monnaies faibles, avènement de l'euro comme monnaie internationale, meilleure répartition du pouvoir monétaire européen (disparition de la suprématie de la Bundesbank), élimination des risques d'inflation importée liés aux dévaluations et tendance à la stabilité des prix.

    La Commission européenne recense, quant à elle, dans un document publié en 2003104(*), trois principaux avantages liés à la mise en place de l'union économique et monétaire. Le premier de ces avantages réside dans l'élimination de toutes les contraintes liées au change, ce qui profite à l'ensemble des agents économiques. Le second consiste en un renforcement, à terme, de la concurrence. Cet accroissement de la concurrence, facteur d'efficacité et de compétitivité, doit notamment faire pression sur les prix. Enfin, le troisième avantage mis en avant est lié à l'avènement de l'euro comme monnaie de référence internationale. Cette reconnaissance de l'euro doit, entre autres, permettre aux entreprises appartenant à la zone euro de libeller plus souvent leurs factures en euros lors de leurs transactions avec le reste du monde.

    Au final, l'euro apparaît comme une monnaie essentiellement fonctionnelle. A la lumière de près de soixante années d'intégration économique en Europe, l'instauration de la monnaie unique se révèle être une étape « logique », devant davantage intégrer les marchés européens. Le but recherché, à terme, est de faire de l'Europe une zone monétaire optimale105(*). Ainsi, l'euro se fonde sur des espérances de prospérité et de bien-être individuel lié à l'avènement d'un vaste marché intérieur européen capable de faire contrepoids au marché américain. « Né dans les marchés », il est empreint d'une logique de consommateur et non d'une logique de citoyen, comme le souligne Jean-Michel Servet :

    « Il est symptomatique qu'une des premières plaquettes officielles d'information sur l'euro (diffusée en France à partir de novembre 1997) se soit appelée `l'euro et moi', titre de grande taille avec en sous-titre de petite taille `l'euro fait la force'. Un tel titre privilégiait de façon évidente les rapports privés à la monnaie. Cette individualisation des utilisateurs se traduisait aussi dans ce même document, largement diffusé par le ministère en charge de l'économie, par l'illustration non de photos de groupes en situation d'échange ou de communication, mais de personnages séparés les uns des autres. Loin de consacrer l'euro comme une expression communautaire [...] certains ont cru pouvoir agir par la monnaie, pensée à tort comme un instrument essentiellement économique et privé, en vue d'unifier l'Europe par la multiplication des échanges commerciaux. Nombreux sont les projets d'adaptation des populations à l'euro, qui ont tourné peu ou prou autour de la fonctionnalité de l'objet monétaire dans les usages privés des consommateurs [...] Une logique de l'intérêt individuel a ainsi été en quelque sorte instrumentée par les promoteurs de la `monnaie unique européenne' »106(*).

    Cette remarque est essentielle car dans l'approche qui est la nôtre, comme nous le verrons par la suite, l'euro se fonde sur une confiance d'ordre éthique ou économique stricto sensu, en s'affranchissant de toute attache symbolique :

    « La création de l'union monétaire en janvier 1999 a entraîné des changements profonds dans les marchés, qui ont induit des restructurations spectaculaires parmi les grandes entreprises. Mais justement, il s'agit de marchés, pas de sociétés civiles ni de nations. Il existe un sentiment répandu que l'euro est un instrument de la dictature des marchés, un cheval de Troie de la mondialisation économique » ; « La conception de la monnaie développée dans ce livre permet de ne pas être surpris par l'ambivalence des attitudes que suscite l'arrivée de l'euro. Dans la théorie économique fondée sur le présupposé d'une valeur exprimée dans les prix réels d'équilibre, la monnaie est un objet économique sans impact sur l'équilibre du système. L'intégration économique européenne est un processus purement `réel' de mobilités de facteurs de productions et d'intensification de la concurrence pour aboutir à un système de prix d'équilibre commun. Une fois ce processus accompli, l'Europe sera devenue une zone monétaire optimale [...] Mais, on a longuement montré dans ce livre que la monnaie n'est pas seulement le régulateur des marchés. C'est une institution bien plus profonde des sociétés [...] C'est un opérateur de la cohésion sociale qui dépend d'une confiance par laquelle se réalise la reconnaissance d'une appartenance à une même communauté de paiements. Mais le sens de l'appartenance est fondé sur des valeurs collectives dont les nations sont dépositaires [...] La tension entre l'espace économique de l'euro et la diversité des nations fait l'originalité de l'euro par rapport aux monnaies nationales »107(*).

    Il en ressort que l'euro se dévoile comme étant une monnaie originale. Issue d'un processus d'intégration des marchés, la monnaie unique européenne semble résultée d'un choix rationnel de fonder une union économique et monétaire sur la base d'avantages renvoyant à la logique marchande et, au-delà, à la sphère strictement économique. Monnaie orpheline de souveraineté politique, l'euro semble avoir l'audace de s'affranchir de toute forme de confiance symbolique pour se rapporter exclusivement à l'économique. Tel est le pari de l'euro : monnaie dépourvue de consistance sociale et politique, fondant sa souveraineté sur des espérances de prospérité économique.

    B. L'euro : l'originalité génésiaque d'une monnaie dépourvue de confiance symbolique

    Comme on l'a vu lors de la première partie de cette réflexion, monnaie et souveraineté politique sont, en principe, liées. Or, à la zone euro ne correspond aucune souveraineté politique. De surcroît, la zone euro rassemble des nations distinctes, tant économiquement108(*), socialement que politiquement. Ainsi, la monnaie unique présente une configuration monétaire originale et insolite, centrée sur l'économique et neutre sur le plan symbolique.

    La physionomie originale de l'euro, révélatrice d'un processus inversé

    La monnaie est le produit d'un processus endogène à la société. Fait institutionnel socialement construit, la monnaie, sans valeur intrinsèque, mêle croyance et confiance pour assurer son existence et sa pérennité. Ainsi, comme cela a été dit précédemment, elle a d'abord besoin du politique pour « officialiser » juridiquement son cours légal. Ensuite, elle est en principe adossée à une entité souveraine politiquement. Ce faisant, nous avions conclu que monnaie, puissance publique, nation et valeurs collectives étaient liés. D'ailleurs, la monnaie retranscrit son appartenance à l'ensemble de ces éléments à travers les « signes » dont elle est imprégnée. Ces « signes » sont censés susciter croyance et confiance chez les individus. Dans cette même optique, nous avions mis en avant l'idée selon laquelle, d'un point de vue historique, l'union politique (souveraine) précède toujours, en pratique, l'union monétaire. En fait, il semble avoir existé des cas inversés mais, à moyen terme, ceux-ci ont implosé. C'est l'idée défendue par Jean Messiha, s'appuyant sur le cas de l'Union latine109(*) :

    « Les tentatives historiques de faire émerger, à partir d'une coopération monétaire, une monnaie unique ont toutes échouées, précisément parce qu'elles se sont arc-boutées sur la monnaie unité de compte, négligeant par là, la monnaie-représentation collective et nationale » ; « Se polariser sur la superficie matérielle de la monnaie comme simple instrument de compte, vider cette monnaie de sa charge historique, culturelle, nationale et souveraine, est une entreprise qui porte en elle les germes de son propre échec en ce qu'elle réduit à l'extrême la notion de monnaie et néglige de fait tout lien entre monnaie et souveraineté »110(*).

    Ainsi, à la lumière de ces propos et au regard de la démarche d'ensemble de cette réflexion, il faut bien reconnaître que l'union monétaire européenne présente une configuration tout à fait originale. Certes, l'euro est bien le fait de la loi et, plus précisément, il a été adopté par voie référendaire. Son « officialisation » s'est réalisée avec la promulgation d'un traité à valeur internationale. Mais, abstraction faite de l'acte juridique, ce dernier ne s'appuie sur aucune autorité publique européenne dont l'aire de souveraineté coïnciderait avec la zone d'extension de la monnaie. L'euro ne se fonde sur aucune communauté au sens où nous avons défini la nation comme un ensemble d'individus unis au travers d'une multitude de valeurs partagées et liés à une même autorité étatique. En d'autres termes, pour aller à l'essentiel, on peut dire que l'euro est dépourvue de confiance symbolique. Seule le signe officiel de la Banque centrale européenne (BCE) lui consacre une valeur « objective ». En conséquence, on peut analyser l'euro comme étant une monnaie sans prince et sans peuple, tirant sa légitimité uniquement de l'économique. Il demeure une monnaie « anonyme » ou apatride, rassemblant des consommateurs ou agents économiques, mais non des citoyens. L'euro est avant tout une monnaie économique. De cette intégration économique et monétaire, résultera, peut-être, une union politique et sociale. Mais, pour l'heure, l'euro fait office de monnaie à la genèse originale :

    « La construction européenne est un processus unique en son genre : il inverse, en effet, la causalité historique entre l'émergence d'une conscience collective et l'apparition d'une monnaie, référent national en matière de comptes »111(*).

    Ainsi, le procès à l'origine de l'euro est révélateur d'un mouvement inversé : d'abord l'économique et le monétaire, ensuite le politique et le social (au sens large) :

    « L'euro ne symbolise pas une communauté préexistante marquant sa souveraineté en établissant sa propre unité de compte. Sa création est, en quelque sorte, investie de la mission de faire advenir subrepticement cette communauté. D'où les interrogations sur l'irréversibilité du processus, tant que ne sera pas constitué un véritable gouvernement européen »112(*).

    On peut alors légitimement penser que l'euro est une monnaie fragile car l'absence de consistance sociale et politique fait de lui une monnaie « neutre », aux racines peu profondes. De ce fait, pour procéder par analogie métaphorique, l'euro est un peu comme un arbre mal enraciné restant de la sorte vulnérable face à la moindre tempête. En effet, une monnaie qui fait fi de toute attache symbolique et, qui se fonde uniquement sur des éléments de nature économique, demeure une monnaie grandement exposée au risque de réversibilité en ce que l'économique est par nature précaire, à la différence du politique et du social. Dès lors, inévitablement, comme nous le verrons prochainement, l'euro a d'ores et déjà été la cible de critiques diverses venant menacer son intégrité.

    En somme, l'euro s'avère être une monnaie originale en ce qu'il est le fruit d'une intégration économique poussée entre un ensemble de pays qui, parallèlement, conservent leurs spécificités et leur souveraineté dans de nombreux domaines, en particulier dans le domaine politique. L'euro résulte d'un arbitrage réalisé entre les pays membres de la CEE, puis de l'Union européenne, qui ont pesé les avantages et les inconvénients qui résulteraient de l'instauration d'une monnaie unique. L'euro est ainsi né d'une volonté méthodique et délibérée de certains pays de s'intégrer économiquement et monétairement. C'est en ce sens que l'euro se veut être un produit de la rationalité économique. Apparaît alors le compromis européen : instaurer une monnaie commune sans se défaire des spécificités et de certains des attributs de souveraineté propres aux Etats membres :

    « L'apparition de l'euro est donc indissociable de la dynamique qui pousse les Européens à s'unir dans les domaines où ils y ont intérêt, tandis qu'ils préservent ailleurs leur identité »113(*).

    Dans cette perspective, il faut souligner que l'Union tente de se construire progressivement sur le plan politique. De même, se dessine vaguement à l'horizon une ébauche d'Europe sociale. Mais, force est de constater que pour l'instant, l'Europe est avant tout un territoire économique et monétaire. Elle comporte ainsi de nombreuses carences, multidimensionnelles, qui seront analysées par la suite. Qui plus est, elle est emprise d'une forte charge libérale qui rend les ajustements économiques très difficiles et lui attribue une certaine impopularité au regard du grand public. Fondamentalement, elle reste une entité empreinte d'incertitude, tant au niveau de ses limites géographiques que de ses perspectives d'avenir. Sur le plan politique, l'Union européenne ne dispose ni de la personnalité juridique, ni d'une constitution. Cette dernière est seulement bâtie sur une succession de traités et non sur un texte unique et juridiquement souverain. L'Union européenne se présente comme la résultante d'une succession d'étapes pouvant être assimilée à des séries de négociations internationales. Il en ressort que l'Union européenne ne peut être comparée à un Etat. La qualité de sujet de droit et la puissance suprême de commandement (souveraineté), traits caractéristiques des Etats politiques, ne peuvent lui être conférés. L'Union européenne n'est pas souveraine sur le plan politique ; elle reste une entité inachevée et aux contours incertains :

    « En effet, l'architecture institutionnelle européenne a été mise en place par des traités successifs : il n'existe donc pas de texte unique, de Constitution de l'Union européenne. L'Europe s'est construite par étapes ; ses institutions sont nées des délégations des compétences effectuées par les Etats membres. Le modèle institutionnel européen est profondément original ; c'est un « work in progress » qui ne peut être comparé à celui d'un Etat » ; « C'est qu'en effet cette union ne constitue pas un Etat, même si les ressortissants des Etats membres disposent d'un citoyenneté européenne. Elle n'est pas non plus un Etat fédéral ou une confédération. L'Union n'est pas dotée de personnalité juridique »114(*).

    Fait aggravant, la superposition des traités rend le fonctionnement de l'Union peu lisible pour des citoyens européens qui, du coup, se sentent éloignés du projet européen. De même, un des problèmes institutionnels essentiel de l'Union réside dans le manque de représentativité et de légitimité démocratique des ses organes politiques qui disposent, malgré tout, de prérogatives importantes alors même qu'ils paraissent écartés de tout débat et contrôle démocratique115(*). Ce problème constitue une entorse au principe de souveraineté populaire, principe fondamental des démocraties modernes.

    En outre, l'unité européenne est une idée difficile à admettre quand on sait que l'Union consiste en une agglomération de pays qui, a priori, n'ont pas grand-chose en commun si ce n'est que l'intérêt économique orienté dans un but purement rationnel. En effet, on peut légitimement se demander ce qui rapproche, autrement qu'économiquement, des pays telles que la Turquie116(*), la France et la Slovénie. D'ailleurs, dans un élan d'avancée politique, le « non » au référendum organisé en France en mai 2005 concernant l'approbation d'une constitution européenne aura été révélateur des doutes qui entachent la construction européenne. Qui plus est, le même « non » a été prononcé majoritairement par les citoyens hollandais qui étaient appelés à s'exprimer quelques jours après les citoyens français. Dans le même temps, il faut souligner que plusieurs pays n'ont pas « osé » organiser de référendum pour la même question certainement par crainte d'essuyer un refus populaire massif ; ce qui fut notamment le cas de l'Allemagne et de l'Italie.

    Au final, pour reprendre l'expression de certains juristes, tel que Jean Paul Jacqué117(*), l'Union européenne apparaît comme un « phénomène (juridiquement) nouveau » qui peut être analysée, d'une certaine manière, comme une remise en cause des formes étatiques traditionnelles. Entre la confédération et l'Etat fédéral, l'Union européenne a parfois été qualifiée de Communauté d'intégration ou de Communauté supranationale. Si les Etats membres conservent leur souveraineté, il n'en reste pas moins qu'ils en partagent l'exercice dans des domaines essentiels comme la monnaie. Ainsi, l'euro est appelé à devenir à terme la monnaie officielle de l'ensemble des pays membres de l'Union. A l'image de l'Union européenne sur le plan juridique et politique, il apparaît, à la lumière de cette analyse, comme un phénomène monétaire tout à fait original. Reste à savoir si de cette union monétaire doit naître une union politique ou si la configuration globale actuelle est définitive, faisant de l'euro une pure monnaie de consommateurs et non de citoyens ?

    Cela étant, le particularisme de l'euro s'est reflété au moment de la transition et de l'abandon des anciennes monnaies. En effet, le passage à la monnaie unique a engendré des craintes chez les individus. En se situant à un niveau micro-social, on s'aperçoit que l'approbation d'une monnaie nouvelle passe par un consentement psychologique, et pas seulement par une « acclimatation technique » propre à un consommateur. Dans les faits, comme le souligne Jean-Michel Servet, tout s'est passé comme si l'euro avait été subi, imposé ; comme s'il était une monnaie étrangère, extérieure aux populations européennes. Ce sentiment est fort légitime quand on sait que l'euro est orphelin de souveraineté et qu'un certain nombre de barrières morcellent, de fait, les peuples européens : langues, cultures, modes de vie, éloignement géographique, absence de passé commun, etc. :

    « Les problèmes ne sont pas seulement pratiques ou plus exactement les questions techniques sont la forme d'apparition de questions essentielles. Le changement monétaire nominal a un effet imaginaire qui exprime et mobilise des craintes plus profondes tenant surtout à une perte d'identité et de repères »118(*).

    La neutralité symbolique de l'euro : reflet d'une monnaie « objective » et rationnelle, aux contours incertains, fondée sur une confiance éthique

    Fondant en quasi totalité sa légitimité sur une confiance de nature éthique, l'euro devait à l'initial bénéficier aux consommateurs et, plus largement, à l'ensemble des pays de la zone euro. Ainsi, le lien de confiance qui sous-tend la monnaie unique européenne consiste en des critères économiques élevant le bien-être individuel en critère prééminent. Globalement, l'euro était, et est toujours, porteur de nombreuses espérances. L'union économique et monétaire devait s'imposer en grande puissance économique mondiale, notamment en contrebalançant l'hégémonie américaine. Cela dit, pour l'heure, l'euro reste dépourvu d'éléments de confiance symbolique ; sa légitimité en tant que fait institutionnel repose sur un pari économique : faire de la zone euro une zone de prospérité et de croissance. Il en découle que la pérennité de l'euro s'avère tributaire des jugements des agents économiques appartenant à la zone euro :

    « L'acceptation satisfaisante de l'euro par les consommateurs contraste avec le scepticisme manifesté par les citoyens des pays de la zone euro dans les enquêtes d'opinion à l'égard de la rhétorique politique sur les promesses de prospérité de l'Union européenne. Ce divorce peut miner la confiance en l'euro. Car cette monnaie ne peut se recommander de symboles forts de souveraineté. Sans passé, elle doit se légitimer par les gains futurs de bien-être qu'un espace monétaire unique peut apporter par rapport à des espaces monétaires nationaux, reliés par le libre-échange des biens et services et par le libre circulation des capitaux »119(*).

    Fondamentalement, l'euro repose sur des liens économiques. Il relègue au rang de supports superfétatoires les liens historiques, culturels, politiques qui constituent autant de sources symboliques de confiance en la monnaie. Cette suprématie et objectivité de l'économique se matérialisent notamment sur l'iconographie totalement neutralisée des billets émis par la BCE :

    « Contrairement au dollar, l'euro ne se réfère à aucune autorité supérieure, politique et symbolique, fondant le lien de confiance qui `fait société'. Affichant portails et fenêtres ouverts sur le vide, ses billets renvoient uniquement à un espace sans limites, déterritorialisé et déshumanisé : celui du marché [...] On constatera d'abord que les euros billets reflètent strictement la dynamique purement économique et financière qui est au principe de leur apparition. Ils exhibent une froide esthétique post-moderne de ponts, de portes ou fenêtres qu'on a pris soin d'épurer de tout trait permettant de les localiser, représentations qui cherchent exclusivement à symboliser la communication, l'ouverture et le passage de frontières [...] On est en présence d'une monnaie purement fonctionnelle dans sa nudité économique, d'un simple instrument d'échange qui fait fi du passé et ne le raccroche pas au futur faute de pouvoir ou de vouloir s'appuyer sur des symboles communs aux différentes nations qui cherchent pourtant à s'unir [...] A l'aune d'un dollar dont les coupures symbolisent ainsi une alliance fondatrice entre les relations sociales d'ordre public et d'ordre privé, par ailleurs placée sous l'autorité d'un Dieu dont la Réserve fédérale et le département du Trésor sont les prêtres, le déficit symbolique de la monnaie européenne paraît considérable. L'euro ne peut en effet dissimuler la fragilité de sa légitimité au-delà du cercle des marchands »120(*).

    Vide de symbolique et adossé à des principes économiques libéraux censés établir les conditions d'une expansion économique, l'euro s'est affranchi du politique et du social pour aller à l'essentiel : l'économique. Apparaît alors toute la spécificité de la monnaie européenne par rapport aux anciennes monnaies nationales. Ce point caractéristique de l'euro est retranscrit sur l'iconographie des billets. Avant, sur tous les billets des anciennes monnaies européennes, on pouvait y voir des symboles forts faisant référence à l'histoire du pays, à la culture, au politique, etc. Cette symbolique dont se prévalait la monnaie coexistait avec la marque officielle qui instituait la valeur de la monnaie (signature du contrôleur général, marque de la banque centrale...). La monnaie suscitait croyance et confiance en s'appuyant sur des éléments renvoyant à des valeurs communes, reconnus et acceptés par tous :

    « La présence de ces personnes sur nos billets peut s'interpréter comme l'affirmation de ce qui fonde nos Etats, et particulièrement la République, et donc la valeur des signes qu'elle émet et des échanges qu'elle garantit [...] C'est la culture qui fonde la valeur, et que l'image assigne [...] Le Petit Prince, les joueurs de cartes, la tour Eiffel et même le plat de pommes sont les garants de notre républicanité, de notre condition française en tant que républicaine. C'est là que se fonde la valeur de nos billets : dans ce qui fait que la France une culture »121(*).

    Ce faisant, il faut souligner que les billets émis par la BCE ne contiennent aucune référence directe ou indirecte à l'histoire, à la culture ou aux hommes politiques. Pourtant, on aurait très bien pu imprimer sur les billets les portraits de quelques grands hommes qui ont instigué le projet européen, tels que Jean Monnet, Robert Schuman... L'euro est une monnaie neutre sur le plan symbolique, ce qui se traduit par une indifférence iconographique. En effet, il ne fonde pas sa valeur sur des symboles communautaires mais sur des principes économiques stricto sensu. Ainsi, un grand pas a été franchi avec l'euro car il donne à la monnaie une autonomie supplémentaire par rapport aux précédentes monnaies. Sur les billets, seuls apparaissent des ponts et des monuments anonymes. D'ailleurs, le graphiste à l'origine des représentations inscrites sur l'euro fiduciaire, Robert Kalina, précise de lui-même qu'il était formellement interdit de faire référence à des symboles identifiables122(*), comme si l'euro devait préserver sa neutralité économique. Seule interprétation possible de ces ponts, l'idée d'un rapprochement entre les Etats-nation européens. Mais, est-ce un rapprochement de nature économique (libre circulation des marchandises...) ou un rapprochement de nature politique, signe d'une volonté d'unifier l'Europe politiquement ? L'euro n'est-il pas censé intégrer davantage les marchés et faciliter de ce fait les transactions intra-communautaires ? Par ailleurs, apparaît sur chaque billet une carte de l'Europe aux frontières imprécises à l'est, comme pour rappeler que l'Europe est une entité encore indéterminée, tant géographiquement que politiquement. Finalement, l'Europe est avant tout un territoire économique ambitieux, projectif, résolument tourné vers l'avenir, revendiquant une prospérité promise :

    « En fin de compte, on peut dire peut-être que ce à quoi renvoient inscriptions et images, la source ou l'autorité dont les billets se prévalent et qui les garantit, c'est un territoire - délimitation, configuration d'une terre, dessinée par la carte - et, une idée : l'idée de construction - à la fois édification et patrimoine, et aussi voie de passage, traversée, figurée par des ponts. L'Europe, c'est alors une terre, et une idée. `De qui' est l'euro ? : on est tenté de répondre, à l'examen des billets : de la terre d'Europe, et de son idée constructrice »123(*).

    Graphiquement, seuls apparaissent formellement et distinctement la valeur du billet, ainsi que la marque officielle de la BCE et le drapeau de l'Union européenne composé de douze étoiles or sur fond bleu formant un cercle en guise d'union. Le nombre de douze est symbolique ; invariable, il n'indique pas le nombre de pays membres mais symbolise la perfection et la plénitude. Quant à la couleur bleue, elle est synonyme de sérénité et de paix. En outre, on peut penser que la neutralité symbolique de l'euro fiduciaire procède de la volonté d'afficher et de matérialiser la neutralité de la monnaie elle-même dans le sens où celle-ci n'appartient plus aux gouvernants politiques mais est régie par un institut indépendant et souverain : la BCE.

    Ce faisant, l'euro demeure une monnaie « objective », qui fonde sa valeur sur l'économique tout en s'exemptant des attaches symboliques qui sous-tendent, en principe, la monnaie en tant qu'objet conceptuel socialement construit. A ce titre, la monnaie unique européenne se veut être novatrice. Avec l'euro, on a l'impression qu'un pas de plus a été franchi vers la rationalité des activités économiques et sociales. C'est comme si la monnaie marquait davantage sa dématérialisation en s'affranchissant en grande partie du superflu habituellement nécessaire pour assurer croyance et confiance. Une question émerge alors : est-ce que l'euro ambitionne de se passer de toute confiance symbolique ou est-ce une situation transitoire, le temps de construire une autre Europe qu'une Europe de marchés ? Dans ce dernier cas, on aurait alors à faire à un processus inversé selon lequel d'une coopération économique doit naître une union politique entre des Etats qui, un demi-siècle auparavant, se livraient une bataille sans merci. Mais, tenter de donner des réponses à ces questions s'avère très difficile tant il est vrai que l'euro repose sur un équilibre fragile régi par une multitude de facteurs. En outre, ce qui est sûr, c'est que pour le moment il fait fi du lien de confiance qui rattache la monnaie à un ensemble de valeurs et symboles communs :

    « Nous l'avons vu, l'argumentaire économique en faveur de l'euro est essentiellement fondé sur une vision neutre et sans dimensions sociales de la monnaie. Celle-ci est appréhendée dans sa fonctionnalité et elle ne présente d'autre épaisseur sociale ou culturelle que celle des signes apposés sur les moyens de paiement. De ce point de vue, l'image des billets en euro est révélatrice. Leur conception a certes dû composer avec des cultures différentes et de nombreuses susceptibilités historiques ; les signes identitaires y sont par conséquent réduits à néant [...] Cependant, en éliminant tout ce qui pouvait choquer (tous les symboles religieux, politiques, les personnages historiques et littéraires nationaux) et en choisissant des formes architecturales volontairement non identifiables à un lieu précis, on a rendu très difficile et différé l'appropriation de ces images par leurs utilisateurs. Et on a réduit la possibilité que ceux-ci se projettent collectivement à brève échéance dans ces images - autrement dit expriment un projet commun ; seule la figure presque anamorphique de la carte européenne et le nom `euro' (Europe) peuvent introduire cette dimension de projet collectif et contribuer à la reconnaissance d'une souveraineté historiquement nouvelle »124(*).

    Reste à soulever un autre point caractéristique et ambivalent relatif à la symbolique de l'euro : l'opposition entre l'iconographie des pièces et celle des billets. En effet, alors que les billets marquent clairement l'idée de neutralité, les pièces, quant à elles, n'ont pas cessé de faire référence aux symboles nationaux. En d'autres termes, alors que la charge symbolique des billets s'avère quasi nulle, celle des pièces est restée prégnante. Cette ambivalence semble révélatrice de l'originalité et de l'incertitude qui pèse sur l'euro. Ce dernier paraît ainsi partagé entre des histoires et des souverainetés nationales bien présentes, et, un futur européen à construire, aux contours indécis et centré sur l'économique. C'est ce que Denis Guénoun nomme les « deux faces de l'euro » :

    « Les deux faces de l'euro, ce seraient alors, comme face nationale et face européenne, la face de la reconnaissance acquise et la face du modèle projectif » ; « C'est dans cette ambivalence profonde que l'on peut reconnaître la marque du spécifiquement européen, si, comme j'ai tenté de le montrer ailleurs, il n'y a d'Europe que par cette dualité entre désidentification et identité en retour : désidentification, qui est un autre nom de l'universel, de l'universel comme devenir [...] Et de l'autre côté, identification en retour, réactive, récursive ou régressive peut-être [...] L'Europe toujours prise entre nation et monde, redevenir-nation et devenir monde, et tenant de cette ambiguïté sa singularité la plus constitutive. C'est ce que nous montrerait l'incertitude du graphisme »125(*).

    L'euro, assis sur des fondements économiques, fait entrevoir l'incertitude qui le caractérise. Sa dualité en terme de graphisme rappelle qu'il demeure une monnaie objective, dont la légitimité repose sur un potentiel économique, promesse de la réussite future de l'union économique et monétaire centrée sur une institution clef : la BCE. Mais, elle rappelle aussi que l'euro est une monnaie en « mal de souveraineté », en attente d'un devenir politique et d'une cohésion sociale entre des nations a priori fortement hétérogènes.

    En définitive, l'euro présente une configuration originale. Issu d'une série de traités internationaux selon des leitmotivs de nature économique, l'euro aurait-il réussi à déconnecter la valeur de l'argent des traditionnelles « garanties » symboliques qui légitiment la monnaie ? :

    « Qu'avons-nous perdu (ou aussi bien : de quoi nous sommes nous affranchis) en voyant disparaître de nos billets [...] ces faces humaines que nous n'y trouverons plus ? Je ne peux me défaire de l'idée qu'on retrouve ici l'ambiguïté, l'incertitude du devenir : ou bien nous avons perdu, ou sommes en passe de perdre, cette co-implication essentielle de la valeur de et de la personne, qui fait qu'il n'est dans notre monde jusqu'à ce jour de valeur que se référant à la figure (visage ou corps) [...] Et c'est un immense, abyssal danger. Ou bien : nous nous sommes libérés, ou sommes en passe de nous libérer, d'un des vertiges, d'un des abîmes possibles de la reconnaissance : de nous affranchir, donc, de la fausse garantie d'une personne abstraite, figurale, monétaire et pour tout dire idolâtrique, d'une personne fausse et mensongère [...] n'est là que pour nous faire oublier la facticité, la figuralité trompeuse [...] comme source et garantie de l'infini commerce des images. En un mot : en passe de nous affranchir du césarisme126(*). C'est l'hypothèse confiante - l'hypothèse de la confiance : celle qui nous conduirait à répondre (pour la première fois ?) qu'il n'y a plus rien a rendre à César peut-être, que tout royaume est de ce monde, et que c'est lui, désormais, qu'il s'agit de trans-figurer »127(*).

    Néanmoins, on peut douter du fait que l'économique suffise à fonder la valeur de la monnaie. Bien plus qu'un simple lien marchand, la monnaie se veut être un lien social fondamental. C'est pourquoi, l'euro a besoin d'une « béquille » nécessaire pour garantir sa souveraineté à terme. Il l'a trouvera certainement dans l'approfondissement du processus d'intégration européen, en dehors du domaine de l'économie, si le projet européen évolue dans ce sens. Ignorer cette carence reviendrait à dédaigner la nature profonde de la monnaie. Le fait que des millions d'européens parviennent à accorder leur totale confiance à l'euro n'est pas une mince affaire. Preuve en est, le passage à la monnaie unique a pris du temps, notamment en ce qu'il a fallu expliquer progressivement au grand public le phénomène dans son ensemble. La transition monétaire ne peut et ne doit en aucun cas se réduire à une simple opération technique de changement d'unité de compte :

    « Rien ne serait plus faux que de réduire la question de l'abandon des anciennes monnaies nationales à ses dimensions macroéconomiques et à de simples problèmes techniques [...] Ce serait, encore une fois, réduire les citoyens à des consommateurs-usagers, utilisateurs de moyens de paiement, socialement indifférenciés, simplement attentifs aux coûts transactionnels, et dont les peurs et malaises seraient réglés par une bonne communication »128(*).

    En outre, si l'euro se fonde sur une confiance d'ordre éthique, c'est-à-dire économique, il est essentiel de s'intéresser à l'institution qui en a la responsabilité : la BCE. En effet, comme le suggère Denize Flouzat, la banque centrale, à plus forte raison si elle est indépendante, se veut être l'organe qui détient la responsabilité de la gestion économique de la confiance en la monnaie :

    « D'un point de vue sémantique, la banque centrale se définit comme l'institution qui se situe au centre des systèmes de paiement pour garantir les règlements et contrôler l'expansion de la masse monétaire. C'est l'institution considérée comme apte à préserver la confiance dans la monnaie »129(*).

    II. La BCE, autorité responsable de l'euro aux assises monétaristes : la charge libérale de l'euro

    On a dit précédemment que l'euro, sans attaches symboliques, se fonde sur une confiance d'ordre éthique. A cet effet, sa légitimité est liée aux performances économiques de la zone euro, à sa capacité de maintenir sa valeur dans le temps et à l'accès au crédit qu'il permet. Dès lors, la BCE doit être appréhendée comme la pierre angulaire du lien de confiance sur lequel repose la monnaie européenne. En charge du maintien du pouvoir d'achat de la monnaie, la BCE est responsable de la conduite de la politique monétaire au sein de l'union monétaire. En conséquence, son organisation, ses grands principes de fonctionnement, ses orientations stratégiques, etc., tout ceci va influer plus ou moins directement sur le degré de confiance que les agents économiques vont consentir à l'euro.

    A. La BCE : organisation et principes de fonctionnement

    Le premier janvier 1999 restera une date importante pour l'histoire du continent européen. En effet, c'est à cette date que l'euro est devenu la monnaie officielle de la zone euro, alors composée de onze pays, et que les Etats membres se sont dépossédés de leur souveraineté monétaire au profit d'une institution monétaire indépendante et souveraine : la BCE. Dès lors, il convient de se pencher sur l'organisation et sur les grands principes de fonctionnement qui régissent cet institut, responsable de l'euro.

    L'architecture institutionnelle de l'eurosystème

    En vertu des statuts, la BCE et le SEBC ont été institués le 1er juin 1998. Le SEBC est composé de la BCE, titulaire de la personnalité juridique, ainsi que des banques centrales nationales de tous les Etats membres de l'Union européenne, qu'ils aient ou non adopté l'euro (Art. 107, paragraphe 1 du traité), actuellement au nombre de vingt-cinq. Présidée depuis le 1er novembre 2003 par Jean-Claude Trichet, la BCE est placée au coeur de l'eurosystème. Ce dernier terme, qui désigne l'ensemble formé de la BCE et des douze banques centrales des pays appartenant à la zone euro, « coïncide exactement avec le concept de banque centrale de la zone euro », selon l'expression de Robert Raymond :

    « L'eurosystème est logé à la même enseigne que n'importe quelle autre banque centrale, et ses raisonnements s'appliquent à la zone euro dans sa globalité, comme si elle était un seul pays, avec une seule monnaie et un seul marché intermédiaire »130(*).

    L'eurosystème coexistera avec le SEBC tant qu'il y aura des pays de l'Union n'ayant pas encore intégré la zone euro. C'est pourquoi, il faut préciser que les textes du traité font référence au SEBC plutôt qu'à l'eurosystème car ils ont été rédigés en partant du principe que l'ensemble des Etats membres de l'Union adopteraient l'euro. Le mode de fonctionnement du SEBC est de type fédéraliste ; il a été calqué sur celui de la Bundesbank et s'articule autour de trois organes :

    · Le Conseil des gouverneurs : autorité directrice, il est composé du Directoire de la BCE et des douze gouverneurs de la zone euro. C'est l'organe qui définit les grandes orientations de la politique monétaire et qui prend les décisions nécessaires à l'accomplissement des missions confiées à l'eurosystème. Le Conseil des gouverneurs se réunit normalement deux fois par mois. Lors de la première réunion mensuelle, il analyse les évolutions économiques et monétaires afin d'arrêter les décisions adéquates en matière de politique monétaire. A l'occasion de la seconde réunion mensuelle, le Conseil examine les questions portant sur les autres missions et responsabilités qui incombent à la BCE et qui concernent l'eurosystème.

    · Le Directoire : il est composé d'un président (Jean-Claude Trichet), d'un vice-président (Lucas D. Papademos) et de quatre membres reconnus dans le domaine monétaire et financier nommés par le Conseil européen131(*). Il prépare les réunions du Conseil des gouverneurs, met en oeuvre la politique monétaire de la zone euro conformément aux orientations fixées par ce dernier (donne les instructions nécessaires aux banques centrales nationales) et exerce certains pouvoirs, notamment de nature réglementaire. Par ailleurs, il est responsable de la gestion courante de la BCE.

    · Le Conseil général : c'est le troisième organe de décision du SEBC. Composé du président et du vice-président de la BCE, ainsi que des vingt-cinq gouverneurs des banques centrales des Etats membres de l'Union européenne, le Conseil général peut être défini comme un organe transitoire accomplissant les missions anciennement dévolues à l'Institut monétaire européen (IME). Le Conseil général sera dissous lorsque tous les Etats membres de l'Union auront intégré la zone euro.

    En outre, depuis le 1er janvier 1999, c'est bel et bien la BCE qui demeure l'autorité directrice de la zone euro. Titulaire de la personnalité juridique, la BCE est responsable de la bonne marche de l'eurosystème. Ainsi, les banques centrales appartenant à l'eurosystème ont l'obligation juridique de se conformer et de mettre en oeuvre les décisions de politique monétaire fixées par la BCE. Son pouvoir de décision est centré au sein d'un organe important : le Conseil des gouverneurs. Ce dernier se caractérise par trois principes. Premièrement, il dispose d'une indépendance à l'égard du politique, mise à part la « nomination politique » de ses membres. Deuxièmement, les compétences du Conseil des gouverneurs sont juridiquement limitées à la conduite de la politique monétaire ; il en détermine les grandes orientations. Enfin, troisièmement, les membres du Conseil des gouverneurs doivent poursuivre un objectif fort qui s'impose statutairement à eux, fixé par le traité, qui est celui du maintien de la stabilité des prix (Art. 105, paragraphe 1 du traité). Notons tout de suite que cet objectif de stabilité des prix ne doit pas paraître anodin. Effectivement, comme nous le verrons largement ultérieurement, il impose au sein de la zone euro une véritable vision de la société et conditionne l'ensemble des composantes de la politique économique.

    Toutefois, la configuration fédéraliste du Conseil des gouverneurs reste susceptible de poser problème en matière de gouvernance monétaire. En effet, les douze gouverneurs de l'eurosystème sont issus de pays parfois grandement hétérogènes, tant sur le plan économique et social. Dès lors, on est logiquement amené à s'interroger sur la manière dont les douze parviennent à arrêter des décisions « convenables » pour l'ensemble de la zone. De surcroît, ce problème sera accentué lorsque tous les pays appartenant à l'Union européenne auront intégré la zone euro, même s'il est d'ores et déjà prévu des « solutions ». Ainsi, la BCE risque d'être confrontée, tôt ou tard, à une remise en cause de son mode de fonctionnement, le risque sous-jacent résidant dans un blocage en matière de prise de décision pouvant nuire au bon fonctionnement de l'eurosystème. Ce point ayant trait à la gouvernance de l'eurosystème et, pouvant concourir indirectement à compromettre la légitimité de l'euro, sera analysé plus loin dans la réflexion.

    Les grands principes de fonctionnement de la BCE : indépendance et transparence

    Au cours des trente dernières années, les principales banques centrales ont acquises une indépendance dont il n'y avait que deux exemples auparavant : la FED et la Bundesbank. Ce détachement des autorités monétaires vis-à-vis du politique a pour objectif principal de donner une plus grande objectivité et crédibilité à la politique monétaire, détachée ainsi de toute pression extérieure. En particulier, l'indépendance doit permettre une plus grande maîtrise de l'inflation dans la mesure où les autorités monétaires ne subissent pas de pressions externes liées aux conséquences de la désinflation. Il est vrai qu'une politique monétaire objective, en considérant que l'objectivité soit une condition d'efficacité, implique un certain détachement des autorités monétaires vis-à-vis du politique. A titre d'exemple, on peut mentionner que, dans les années 1970, au moment où la priorité mondiale était à la désinflation, la France resta en marge de cette tendance pour des raisons d'ordre politique. En effet, les politiques désinflationnistes impliquent une austérité monétaire qui n'est pas sans conséquences sur l'économique et le social. C'est pourquoi, dans un contexte électoral « difficile », le gouvernement de Raymond Barre refusa à l'époque, à la fin des années 1970, de faire les frais d'une politique monétaire rigoureuse qui aurait été jugée impopulaire :

    « En 1979, les pays capitalistes industrialisés n'en étaient pas à ce point. Mais les inconvénients d'une inflation relativement forte commençaient bientôt à devenir gênants [...] La désinflation [...] devenait l'objectif prioritaire de la plus grand puissance économique du monde bientôt imitée par la plupart des autres pays capitalistes industrialisés » ; « Toujours est-il que, appelé au pouvoir en 1976 pour `assainir' l'économie [...] Raymond Barre ne parvint ni à l'un ni à l'autre : personne au fond n'était prêt à payer le prix effectif de la désinflation, en termes d'emplois et de production » ; « Pour des raisons électorales essentiellement : pas questions, pour le gouvernement barriste, de creuser sa tombe en prenant ce genre de mesures avant des élections que l'on savait difficiles »132(*).

    Ainsi, peut se justifier l'indépendance, même s'il faut prendre en compte, semble t-il, les aspects négatifs que pourrait revêtir une politique monétaire trop désintéressée, c'est-à-dire trop éloignée de la société concernée. Effectivement, l'indépendance est peut-être nécessaire, mais toujours est-il que la politique monétaire doit conserver une certaine légitimité, nous pourrions dire un « caractère humain » qui ne la distancie pas d'une appréciation démocratique133(*).

    Il n'en reste pas moins que, selon la théorie économique, l'indépendance de la banque centrale doit en premier lieu servir la stabilité des prix ; ce qui s'accorde bien avec l'objectif assigné au SEBC. Ainsi, en diminuant les anticipations inflationnistes et en éliminant le risque d'incohérence temporelle134(*), l'indépendance des autorités monétaires permet de stabiliser l'environnement monétaire tout en garantissant sa crédibilité et celle de l'unité de compte. Cette stabilité permet notamment d'atténuer les primes de risque qui se greffent aux taux d'intérêt des marchés financiers :

    « Ces derniers (les marchés financiers) peuvent infliger des primes de risque au taux d'intérêt d'un pays. Ces primes ne dépendent pas seulement des fondamentaux observables (taux d'inflation, taux de change, taux de croissance, équilibre extérieur...) mais peuvent naître d'une insuffisance de crédibilité accordée aux décisions monétaires. Or l'indépendance permet de reconstruire cette crédibilité et donc de réduire les primes de risque, voire de les annuler »135(*).

    Pour ce qui est de l'indépendance de la BCE, celle-ci revêt trois formes. D'abord, pèse sur la BCE une interdiction formelle de financer tout déficit budgétaire. Cette disposition, qui marque la fin des recettes de seigneuriage, s'est appliquée à partir du 1er janvier 1994 pour les Etats membres de l'Union européenne. Par ailleurs, l'indépendance de la BCE réside dans l'irrévocabilité de ses membres par une autorité publique. Ainsi, les gouverneurs, élus pour un mandat minimum de cinq ans, ne peuvent être sanctionnés, si ce n'est que pour « incapacité ou faute grave et suivant une procédure complexe »136(*). Cette forme d'indépendance abstrait les membres de la BCE de toute sanction populaire. Enfin, ces derniers n'ont pas le droit de recevoir d'instruction émanant de leur environnement politique (pouvoirs publics, institutions communautaires...).

    Cette dévolution de souveraineté des Etats membres envers la BCE est un acte fort en significations et en conséquences. La BCE est aujourd'hui une institution souveraine et, en tant qu'organe indépendant du pouvoir politique, elle prend seule les décisions en matière de politique monétaire. D'ailleurs, comme on le verra par la suite, la configuration actuelle pose des difficultés au policy mix de la zone euro. Autrefois droit régalien appartenant au prince ou à la puissance publique, le pouvoir d'émettre et de gérer la monnaie est aujourd'hui confié à des institutions compétentes, neutres et objectives. La BCE peut alors être assimilée à un « juge impartial » qui procède à une gestion objective de la monnaie, conformément aux objectifs qui lui ont été fixés. Cette évolution est le résultat d'un acte politique fort et, en pratique, qui se traduit par des résultats contrastés sur le plan des performances économiques.

    Ceci étant, le principe d'indépendance a pour contrepartie celui de transparence. Ainsi, l'indépendance ne doit pas représenter une menace et une perte de contrôle absolue pour les Etats membres de l'eurosystème. De ce fait, la BCE, en tant qu'institution indépendante, doit justifier un minimum ses pratiques tout en conservant un maximum d'autonomie et de liberté d'action. Ce faisant, sa transparence contribue à assurer sa crédibilité, sa prévisibilité et son auto-discipline. Selon Robert Raymond, cela implique deux règles qui sont des corollaires du principe d'indépendance. La première de ces règles stipule que l'indépendance se délimite à l'exercice du mandat et aux pouvoirs tels que définis par le traité. En dehors de ce périmètre, il peut y avoir concertation entre la BCE et la sphère publique. Quant à la deuxième règle, elle oblige la BCE à s'exprimer sur ses choix de stratégies et sur ses actions. Cela est d'autant plus important qu'à la différence d'une décision jurisprudentielle, ses décisions ne sont pas passibles de recours ou d'appel.

    Concrètement, le principe de transparence se traduit de différentes manières. En ce qui concerne la BCE, cela a pris la forme de publications officielles et d'invitations aux réunions. Ainsi, le président du Conseil et un membre de la Commission peuvent assister aux réunions du Conseil des gouverneurs. Réciproquement, le président de la BCE peut participer aux réunions du Conseil lorsque celui-ci délibère sur des questions relatives aux objectifs et aux missions du SEBC (Art. 113/109 B du traité). Par ailleurs, l'article 114.2/109 C.2 du traité prévoit que la BCE dispose de deux sièges au Comité économique et financier, institution chargée de superviser et de conseiller le Conseil et la Commission sur l'état économique et financier de l'Union. De plus, les membres du Directoire peuvent être entendus par le Parlement européen, soit à l'initiative des premiers, soit à l'initiative des seconds. Aussi, certains gouverneurs des banques centrales nationales peuvent être auditionnés par leurs parlements respectifs. Encore, la BCE se doit de publier par le biais de communiqués ses décisions monétaires. Dans ce dernier cas, elle est totalement libre d'être explicite ou non. En pratique, les membres de la BCE procèdent également à des conférences de presse ; ils participent également à des colloques et font régulièrement des discours. Enfin, la BCE se trouve dans l'obligation juridique de publier un rapport sur les activités du SEBC au moins chaque trimestre, une situation financière consolidée chaque semaine et un rapport annuel à l'attention du Parlement européen, du Conseil et de la Commission.

    Au total, la BCE dispose d'une indépendance effective et s'astreint au principe de transparence. Elle reste libre d'être explicite ou non lors de l'explication de ses actes. Elle communique mais n'a pas à se justifier ; l'anonymat et l'intégrité de ses membres sont garantis lors de la prise de décision. Enfin, elle n'engage pas sa responsabilité au cours de ses actions. Ce faisant, par l'indépendance et la transparence, la BCE cherche à obtenir une certaine crédibilité à l'égard des agents, crédibilité dont elle se prémunit pour atteindre l'objectif de stabilité des prix qui lui est assigné statutairement. Ainsi, une banque centrale crédible est une banque centrale capable de maintenir et de préserver la valeur de la monnaie, ce qui assure en partie le maintien de la confiance (éthique) des agents en la monnaie et concoure à établir un environnement économique stable, conformément à la doctrine monétariste dont la BCE est imprégnée137(*) :

    « Le principe de l'indépendance de la BCE est censé garantir la pérennité de la poursuite de l'objectif de lutte contre l'inflation, ce qui renvoie aux conceptions libérales de la politique monétaire fondée sur les hypothèses d'anticipations rationnelles des agents et la notion de `crédibilité' au sens de Kydland et Prescott. Cette notion de `crédibilité' constitue le coeur de l'argumentation en faveur de l'indépendance des banques centrales : si la politique monétaire discrétionnaire (définie comme une politique active, interventionniste et changeante en fonction des objectifs poursuivis) est inefficace, c'est qu'elle n'est pas crédible aux yeux des agents. Il faut donc remplacer la politique économique active et interventionniste par la règle, c'est-à-dire le respect de principes intangibles et non modifiables au gré de la conjoncture »138(*).

    Dans cette même optique, nous verrons par la suite que la BCE est empreinte de principes monétaires libéraux, dérivés du monétarisme, qui peuvent, conjointement avec d'autres principes qui sont ordonnés par les positions de la BCE, potentiellement miner la confiance éthique qui légitime l'euro.

    B. La charge libérale de l'euro, monnaie aux assises monétaristes

    L'euro est sous la responsabilité de la BCE, institution indépendante en charge de la bonne marche de l'eurosystème. On l'a vu, celle-ci peut être comparée à un « juge impartial », détachée du politique, chargée de faire respecter un principe fondamental ordonné par le traité de Maastricht : le maintien de la stabilité des prix. Ce principe s'avère fort en conséquences dans le sens où il impulse un libéralisme monétaire au sein de la zone euro qui, du coup, organise les autres domaines de la politique économique. L'euro peut alors être assimilé à une « agrégation de principes contraignants », à consistance libérale, dont les répercutions directes et indirectes sur la légitimité de la monnaie seront en grande partie analysées dans le cadre de la prochaine section.

    L'objectif suprême de stabilité des prix : la BCE, « juge impartial », chargée de mener une politique monétaire objective

    Entériné par le traité de Maastricht, l'objectif final assigné au SEBC se veut être celui de la stabilité des prix à la consommation selon une marge limite de progression annuelle de 2 % (Conseil des gouverneurs d'Octobre 1998). Pour se faire, la BCE prend en compte l'IPCH, indice des prix à la consommation harmonisé. Cet objectif de stabilité des prix constitue juridiquement une finalité pour la politique monétaire conduite par la BCE :

    « Les autres fonctions n'ont pas priorité sur l'objectif principal : elles ne peuvent émerger que si elles n'entrent pas en conflit avec lui, ou bien si elles constituent des appuis destinés à faciliter la réalisation de cet objectif »139(*).

    En conséquence, les autres finalités de la politique monétaire sont soustraites au principe de stabilité des prix140(*), ce qui constitue, comme nous le verrons, un véritable choix de société, justifié par une doctrine économique : le monétarisme. D'ailleurs, les textes du traité sont très clairs sur ce point. Ainsi, le traité de Maastricht stipule que « sans préjudice de l'objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté » (Art. 105, paragraphe 1), c'est-à-dire à « promouvoir un développement harmonieux et équilibré des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une croissance durable et non inflationniste respectant l'environnement, un haut degré de convergence des performances économiques, un niveau d'emploi et de protection sociale élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de vie, la cohésion économique et sociale et la solidarité entre Etats membres » (Art. 2/2 du traité traité). En somme, la réalisation du bien-être collectif et individuel doit passer par la stabilité des prix, c'est-à-dire par un contrôle strict de l'inflation. Ce principe s'impose juridiquement aux autorités monétaires en ce qu'elles doivent se conformer au traité. Le corollaire en est que nul ne peut s'opposer à ce principe en invoquant les effets négatifs que peut avoir une politique monétaire stricte et intangible sur la croissance et l'emploi.

    En outre, ce principe de stabilité des prix peut être interprété comme un acte volontariste, de la part de la BCE, destiné à donner une crédibilité à une monnaie fraîchement créée, l'euro :

    « Une difficulté très tôt soulignée tenait à l'absence de passé [...] Il fallait donc à l'eurosystème affirmer tôt et fort son aversion pour l'inflation et, dès ses premiers pas, asseoir sa crédibilité, source de confiance »141(*).

    Néanmoins, il convient de rappeler que la crédibilité de la monnaie passe aussi par l'accomplissement d'autres objectifs, tous aussi importants, associés aux finalités de la politique monétaire. En effet, la pertinence et l'efficacité de la politique monétaire, au regard des critères de croissance et de prospérité, forment une autre composante importante qui contribue à assurer la légitimité d'une monnaie. S'inscrivant dans le cadre de la politique économique générale, la politique monétaire a pour objet de procurer à l'économie la quantité de monnaie nécessaire pour la poursuite de la croissance et la réalisation du plein-emploi, tout en préservant la valeur de la monnaie. Or, l'objectif de stabilité des prix, qui s'impose de manière statutaire à la BCE, conditionne et restreint l'ensemble de la politique monétaire de la zone euro. Il s'inscrit en rupture avec la régulation monétaire keynésienne qui a prédominé au cours de la majeure partie du XXème siècle. En effet, avec la crise des années 1970, appelée « stagflation142(*) » et, avec l'avènement de la globalisation financière qui appelait à des environnements monétaires stables, cet objectif final s'est progressivement imposé aux principales banques centrales, mais de manière inégale, comme nous le verrons prochainement. Ce recentrage des stratégies monétaires en faveur de la stabilité des prix, surtout en ce qui concerne la BCE, revêt une dimension monétariste, faisant de la monnaie une « neutralité ».

    En effet, alors que pour les keynésiens la monnaie est « active »143(*), c'est-à-dire qu'elle influence les variables réelles de l'économie, selon la doctrine monétariste, la monnaie est neutre. Il existe alors une dichotomie entre la sphère monétaire dans laquelle la quantité de monnaie fixe les prix, et, la sphère réelle au sein de laquelle se réalisent les échanges et où sont déterminées les valeurs. Selon Milton Friedman, principal représentant du courant monétariste, « l'inflation est toujours et partout un phénomène monétaire ». En d'autres termes, l'inflation a pour origine un excès de monnaie en circulation. De la sorte, s'appuyant sur la théorie quantitative de la monnaie, les monétaristes montrent qu'une augmentation de la masse monétaire provoque mécaniquement une hausse des prix. Ces derniers préconisent alors une évolution de la masse monétaire strictement proportionnelle à celle de la production. Plus exactement, selon les monétaristes, une augmentation de l'offre de monnaie peut à court terme engendrer des effets positifs sur la production, en même temps qu'elle va agir sur les prix. Mais, par la suite, les agents s'adapteront à cette hausse progressive des prix, en particulier vis-à-vis de leurs encaisses destinées aux dépenses courantes, de telle manière qu'à terme les agents anticipent l'inflation et la monnaie devient neutre :

    « Ainsi, moyennant un raisonnement assez complexe - effet d'encaisse, anticipation rationnelle -, les monétaristes retrouvent les conclusions des partisans de la neutralité de la monnaie : celle-ci est `active' (c'est-à-dire peut agir sur les variables `réelles' de l'économie) à court terme seulement »144(*).

    Il en résulte que, selon la doctrine monétariste, la politique monétaire doit être menée de manière intangible. Les autorités monétaires doivent fixer un taux de croissance de la masse monétaire égal au taux de croissance à long terme du PIB. Les monétaristes préconisent ainsi une politique monétaire « passive » ayant pour objectif d'assurer la stabilité des prix à long terme, le but étant de faciliter le calcul économique et d'assurer un environnement monétaire stable. Ce faisant, la politique monétaire doit être non contingente, au sens où elle ne doit pas être déterminée par la situation économique courante :

    « Pour la théorie monétariste, la politique monétaire peut exercer à court terme une action sur la conjoncture, mais elle devient inefficace à long terme. Il s'ensuit qu'elle doit être consacrée au maintien de la stabilité des prix à long terme. Seule, cette stabilité permet à la monnaie de jouer un rôle essentiel dans une économie de marché en assurant une correcte information des agents »145(*).

    Au final, à la lumière de la théorie, il apparaît assez nettement que la BCE est sous influence monétariste. En effet, cette dernière a pour objectif final la stabilité des prix, objectif qui s'impose aux autres finalités de la politique monétaire. D'ailleurs, les principes d'indépendance et de transparence sont liés logiquement à cet objectif en ce qu'ils conduisent à défaire les autorités monétaires des influences extérieures :

    « L'affichage d'une règle monétaire et son respect automatique permettraient d'éliminer le biais inflationniste en mettant les autorités monétaires à l'abri des pressions des hommes politiques ou simplement de l'opinion publique. Cela éviterait des manipulations de la monnaie aux fins d'un objectif d'accroissement du bien-être collectif fallacieux (l'arbitrage inflation-chômage entraînant des coûts à moyen terme sous forme d'une inflation supplémentaire) »146(*).

    Historiquement, la stagflation des années 1970-80 permit aux monétaristes d'asseoir leur thèse. En effet, les fortes montées inflationnistes, couplées à la stagnation de la croissance économique, ont conduit à décrédibiliser la doctrine keynésienne. De la sorte, l'objectif de stabilité des prix s'est imposé presque naturellement à une période où les agents économiques tendaient à douter de la valeur de leur monnaie. Mais, aujourd'hui le contexte n'est plus le même et, comme cela a été dit précédemment, le maintien de la valeur de l'unité de compte dans le temps est un principe qui ne peut se suffire à lui-même pour maintenir la confiance des agents envers leur monnaie. Dès lors, le principe de stabilité des prix doit pouvoir coexister avec d'autres finalités afin de rendre la monnaie légitime d'un point de vue éthique. A ce titre, il faut souligner que des trois principales banques centrales mondiales, la BCE est la seule à être astreinte au principe suprême et réducteur de stabilité des prix. Ainsi, comparativement à la BCE, la FED a en charge la réalisation d'un triple objectif final : plein-emploi, stabilité des prix et modération des taux d'intérêt à long terme (loi de 1978). D'ailleurs, contrairement à la BCE, nous verrons par la suite qu'elle mène une politique monétaire pragmatique, relativisant l'un ou l'autre de ses objectifs finaux selon la conjoncture. La stabilité des prix n'est pas pour la FED une fin en soi.

    « Cet objectif (le triple objectif de la FED) se rapproche d'un Objectif social, attribué à l'ensemble des citoyens et faisant intervenir, entre autres variables, le plein-emploi, la baisse des impôts, l'absence de déséquilibre des finances publiques et des paiements. L'approche d'un objectif social conduit aujourd'hui l'ensemble des banques centrales à s'interroger sur les variables à insérer dans leurs objectifs »147(*).

    De même, les stratégies monétaires de la BOJ (Banque du Japon) sont décidées par un conseil de politique monétaire, indépendant selon la loi mais soumis à de fortes pressions émanant du ministère des finances en pratique. Evoluant depuis le début des années 1990 dans un contexte de crise à la fois bancaire et financière, la BOJ mène une politique monétaire très interventionniste.

    Il en ressort que la BCE apparaît comme une institution à essence libérale, « juge impartial », assise sur des principes propres au monétarisme. Ce faisant, elle promeut une vision libérale de l'union monétaire européenne car, comme nous allons le voir, le principe de stabilité des prix oriente les autres domaines de la politique économique. L'euro s'apparente alors à un ensemble de principes contraignants pouvant saper, à terme, la confiance que les agents placent en lui.

    L'euro : un ensemble de principes contraignants à consistance libérale

    Comme on vient de le voir, la BCE mène une politique monétaire attachée aux principes monétaristes. Centrée sur l'objectif premier de stabilité des prix, la politique monétaire européenne peut être qualifiée de rigide, voire austère :

    « Au total, la politique monétaire suivie par la BCE apparaît comme très contraignante, peu accommodante et entièrement tournée vers la recherche de crédibilité »148(*).

    En outre, à y réfléchir de plus près, une analyse de l'union monétaire ne peut se limiter à une approche trop restreinte de l'euro. En effet, la monnaie unique européenne doit être appréhendée comme un ensemble de principes contraignants, d'inspiration libérale, instaurés avec l'objectif initial de réaliser une convergence entre les pays membres de l'Union européenne. Ces critères de convergence ont dans un premier temps été établis par le traité de Maastricht, traité programmant l'instauration de l'union monétaire au plus tard le 1er janvier 1999. Puis, dans un second temps, le pacte de stabilité et de croissance, adopté lors du Conseil européen d'Amsterdam en juin 1997, est venu renforcer la rigueur en terme de politique budgétaire en engageant tous les pays de l'Union à tout mettre en oeuvre afin d'équilibrer leurs budgets149(*). Le pacte de stabilité oblige, d'une part, chaque pays à présenter annuellement un « programme de stabilité à moyen terme », et, d'autre part, il instaure un mécanisme d'avertissement et de sanction en cas de non respect des règles. A l'initial, le but principal du pacte de stabilité consistait, en premier lieu, en une réduction de la dette publique des Etats membres qui était devenue trop conséquente. Au-delà, sa finalité consistait à faire de la zone euro, à terme, une zone économique et monétaire qui tende vers l'homogénéité et qui puisse faire l'objet d'une politique monétaire centralisée qui s'accorde avec les situations budgétaires particulières des Etats membres. En ce sens, le pacte de stabilité est une conséquence de l'objectif final de stabilité des prix assigné à la BCE dans la mesure où la rigueur monétaire imposée par la BCE sur l'ensemble de la zone appelait logiquement à un assainissement des finances publiques étatiques150(*). Ainsi, comme le souligne Arcangelo Figliuzzi, la BCE s'est dès le départ imposée en instance directrice de la politique économique européenne :

    « Le pivot de policy-mix (dosage macroéconomique défini comme l'articulation optimale entre politique monétaire et budgétaire dans un but de régulation conjoncturelle) est la BCE : toutes les règles ont été définies de façon à assurer la prééminence de ses arbitrages : le pacte de stabilité place les politiques budgétaires sous tutelle de la politique monétaire »151(*).

    Adossées à une politique monétaire européenne centralisée, les politiques budgétaires des Etats membres se trouvent strictement encadrées par le pacte de stabilité. De la sorte, l'euro instaure de fortes contraintes pour les pays membres de l'eurosystème. Privés de toute régulation macroéconomique par modification du taux change, ceux-ci se voient également extrêmement limités en matière de politique budgétaire alors même que leur a échappé leur souveraineté monétaire. De surcroît, étant donné la faiblesse du budget de l'Union européenne (équivalent approximativement à 1 % du PIB des Etats membres), une régulation budgétaire à l'échelle européenne semble difficile152(*). Dès lors, il ne reste plus aux Etats membres que la possibilité de réguler les fluctuations économiques en procédant à des ajustements sur le marché des biens et services, ou/et, en flexibilisant le marché du travail. Le risque imminent engendré par cette configuration d'ensemble serait alors d'aboutir à une remise en cause progressive des acquis et systèmes sociaux européens, produits de l'histoire153(*). C'est pourquoi, étant donné le cadre macroéconomique contraignant instauré par l'euro, Egidius Berns parle de « charge libérale » de l'euro :

    « La capacité politique d'un pays de parer à une détérioration relative de sa position concurrentielle par une dévaluation est supprimée au bénéfice de ces mécanismes de marché. C'est dans ce sens que je parle du contenu libéral de l'euro. Le statut de la Banque centrale européenne renforce encore cette charge libérale. Sa tâche est de veiller à la stabilité des prix [...] Sans doutes sur ses gardes quant à la discipline budgétaire des Etats du sud de l'Europe, l'Union européenne a voulu donner son indépendance à la BCE [...] Mais elle a en même temps reculé devant le transfert hors du ressort politique de la responsabilité touchant la croissance économique [...] Le caractère restrictif de la BCE témoigne d'une conception purement instrumentale et neutre de la monnaie » ; « Je conclut donc que l'euro, malgré son origine et son but politiques, installe surtout un mécanisme économique à la place du politique. C'est ce que j'ai appelé sa charge libérale »154(*).

    Cette prédominance de l'économique sur le politique, au détriment d'une régulation politique de l'économie, conduit à une « économisation » de la société selon l'expression d'Egidius Berns. Cette « économisation » de la société amène à assujettir l'ensemble de la vie sociale à des principes propres au libéralisme, ce qui engendre inéluctablement des conséquences fortes pour les pays membres. Ce faisant, en l'absence d'une cohésion politique et sociale solide à l'échelle européenne, cette prééminence de l'économique tend à étouffer le processus d'intégration européen.

    En somme, si l'on considère que l'économique façonne le social, ou du moins le détermine en grande partie, alors l'euro s'apparente à un ensemble de principes contraignants qui influent incontestablement sur les sociétés européennes. Joint aux politiques d'accompagnement du marché unique155(*), l'union monétaire s'érige en une véritable « libéralisation » de la société :

    « La nécessité de la convergence est intuitivement acceptée comme une évidence. On ne conçoit pas qu'une même monnaie, et par voie de conséquence une même politique monétaire, puissent convenir également à des pays où différeraient sensiblement soit le taux d'inflation, soit les politiques non monétaires et en particulier la politique budgétaire. Il est en outre préférable que les structures économiques et sociales présentent des similitudes suffisantes [...] Le projet européen était donc indissociable d'un engagement politique fort d'adhérer à une architecture commune englobant, outre la monnaie et le réglage des taux d'intérêt, tout ce qui touche à l'exercice d'une saine concurrence, dans des conditions satisfaisantes de transparence, ainsi qu'avec une même conception des règles du jeu, comme les limites d'intervention de l'Etat et, en particulier, il faut bien le dire la taxation »156(*).

    Appelant au partage de valeurs économiques collectives, l'euro contient et établit un projet de société commun. Dans cette optique, il implique des rigidités pour les pays membres en ce que ces derniers sont insérés dans un processus d'intégration astreignant dont il paraît très difficile d'en sortir. En effet, l'unification de l'Europe s'est essentiellement réalisée par la voie économique. Abandonner l'euro reviendrait à rejeter la coopération d'ensemble qui s'est réalisée sur près d'un demi-siècle. Ainsi, toutes les peines consenties et les fruits de l'intégration sont liés dans un seul et même « bloc ». Par ailleurs, en l'absence d'une unification politique juridiquement souveraine et politiquement efficiente, l'aménagement et la modulation de ces principes paraissent compliqués :

    « Les pays qui sont entrés dans la zone euro n'en sortiront très probablement pas, pour deux raisons. L'une est juridique. En l'absence de clause de sortie, il faudrait dénoncer l'ensemble du traité et quitter l'union [...] L'autre est monétaire. D'une part recréer une monnaie nationale serait très malaisé. D'autre part un pays qui regagnerait le camp des isolés aurait quelque peine à maîtriser son taux de change et ferait courir à ses partenaires économiques un risque de change particulier »157(*).

    Au final, on peut déduire de cette vision d'ensemble que le risque d'implosion de l'union monétaire n'est pas à écarter. Plusieurs facteurs pourraient en effet amener à un tel événement et battre ainsi en brèche la souveraineté de l'euro. Premièrement, on peut penser aux changements politiques qui peuvent survenir dans les pays et desquels peuvent naître, du fait de l'absence d'une union politique européenne, des décalages entre l'orientation politique d'un pays en particulier et celle qui sous-tend la dynamique européenne. D'ailleurs, la montée des extrêmes politiques, grands représentants des mouvements et des opinions contestataires, semble mettre en exergue ce danger. Deuxièmement, l'absence d'Europe sociale, qui aurait permis de souder les citoyens européens autour d'un « autre chose », étranger à l'économique, fait défaut. A ce titre, il semble important et pertinent de rappeler que, seul, l'économique est insuffisant pour fédérer les peuples et générer une cohésion européenne. Enfin, troisièmement, la vision unilatérale à essence libérale qui sous-tend la construction économique et monétaire de l'Europe n'est pas sujette à un réel débat démocratique. Or, la démocratie représente une « soupape de sécurité » nécessaire qui permet de prendre en compte le ressenti de l'opinion publique.

    A la lumière de ces propos, ce serait d'ailleurs la perte d'autonomie globale liée à l'acceptation d'un « bloc » trop contraignant et rigide qui aurait provoqué la réticence de certains pays à adhérer à l'eurosystème :

    « Quant aux pays réticents, ils le sont parfois en raison de réserves sur les mérites de la zone euro, mais plus souvent par crainte d'être dominés hors même du champ monétaire par un plus grand ensemble. Ils sont animés par un souci de protection de leur identité qui peut évoluer avec le temps »158(*).

    Quoi qu'il en soit, l'euro implique un ensemble de mécanismes qui, au regard de la confiance éthique qui fonde la monnaie européenne, doivent permettre de faire de la zone euro une zone de croissance et de prospérité. Le cas échéant, la légitimité de l'euro risquerait d'être discutée car, comme on l'a dit, ce dernier ne repose que sur des critères qui renvoient à l'économique et à la prospérité.

    III. Les éléments inéluctables de fragilité de l'euro : la nécessité de poursuivre l'intégration économique, sociale et politique européenne

    L'euro se veut être une monnaie « apatride », née dans les marchés. Bien accepté globalement par les consommateurs européens, cet enthousiasme « naïf » contraste avec les inquiétudes multiples concernant, directement ou indirectement, l'euro. Construit sur une base libérale et dépourvue de charge symbolique, l'euro fait prédominer l'économique sur les autres domaines de la vie sociale. L'absence de consistance politico-sociale lui confère une certaine fébrilité de fond. De ce fait, sa pérennité demeure, assez largement, tributaire des performances économiques de la zone euro.

    A. Les éléments de fébrilité économique de la zone euro : une menace prégnante pour la souveraineté de la monnaie européenne

    Comme on l'a vu au cours de la première partie de cette réflexion, la confiance éthique implique le maintien de la valeur de la monnaie dans le temps. Mais, au-delà, elle suppose également que la politique monétaire, s'inscrivant dans un cadre macroéconomique plus large, est un outil important au service de la croissance et de la prospérité. Cela est particulièrement vrai pour l'euro, issu d'un processus rationnel de coopération, dans la mesure où sa raison d'être ne repose que sur des espérances de bien-être. Or, nous allons voir que la légitimité économique de l'euro est entachée de plusieurs inquiétudes tenant à un ensemble d'éléments qui conduisent à douter du bien-fondé actuel de la zone euro.

    Le déficit décisionnel et démocratique de la BCE

    Le Conseil des gouverneurs se veut être l'organe directeur de la BCE. C'est une instance qui arrête les décisions importantes en matière de politique monétaire. En outre, sa composition met en évidence des éléments à la fois propices à l'unification et sources de divergences. Aussi, la question de l'efficacité du fonctionnement de la BCE et, plus précisément, du Conseil des gouverneurs, paraît cruciale car c'est l'efficience même de la politique monétaire européenne qui en dépend. Or, comme on l'a vu précédemment, la politique monétaire est une composante primordiale qui agit sur la légitimité d'une monnaie. Ceci étant, en se référant à l'analyse de Robert Raymond, le Conseil des gouverneurs demeure une instance ambivalente. En effet, composé d'un « centre », le Directoire, et d'une « périphérie », les gouverneurs des banques centrales nationales, il ressort de cette dualité des forces « centripètes » et des forces « centrifuges » :

    « La constellation formée par le réseau des banques centrales nationales et, à son centre, la BCE, est par construction animée de forces contradictoires, les unes centripètes et les autres centrifuges »159(*).

    A en suivre le raisonnement de Robert Raymond, les forces centripètes sont les éléments qui tendent à coordonner, dans une cohérence d'ensemble, les décisions et actions en matière de stratégies et de politique monétaires au sein de la zone euro. Le premier de ces éléments centripètes s'avère la zone euro elle-même car, au regard de la BCE, elle forme un seul et même espace dont les décisions s'appliquent de manière homogène. Les spécificités locales ne sont donc pas prises en compte. De ce fait, la BCE assimile la zone euro à un pays. Cela est particulièrement susceptible de poser problème en cas de choc économique asymétrique dans le sens où, comme nous le verrons prochainement, la zone euro reste un ensemble hétérogène qui ne peut en aucun cas être considérée comme un pays unique. Ensuite, le deuxième des éléments centripètes réside dans le fonctionnement hiérarchique et méthodique de la BCE. Ainsi, le Conseil des gouverneurs prend les décisions de politique monétaire tandis que le Directoire est chargé de mettre en oeuvre ces décisions en donnant les instructions nécessaires aux banques centrales de l'eurosystème qui exécutent. Ces dernières appliquent de manière décentralisée les décisions arrêtées par le Conseil des gouverneurs, ce qui induit malgré tout un risque technocratique potentiel. Enfin, le dernier des éléments centripètes cités consiste en l'intégration déjà bien avancée du marché des capitaux et des économies de la zone euro. Là encore, nous verrons que cette intégration reste insuffisante et appelle à un renforcement du processus d'intégration.

    Ce faisant, coexistent à côté des forces centripètes des forces centrifuges persistantes qui tendent à désorganiser la gouvernance monétaire européenne. Tout d'abord, demeure un risque technocratique lié à la difficile dépossession, pour les banques centrales nationales, de leurs activités antérieures. Quoiqu'il en soit, le risque technocratique reste difficile à éliminer dans une structure aussi ample que celle de l'eurosystème qui opère par décentralisation dans l'exécution des tâches. De même, la bonne connaissance des structures économiques, sociales et politiques nationales sont autant d'informations précieuses que possèdent les gouverneurs des banques centrales, le tout étant d'établir une coopération optimale entre l'ensemble des membres de la BCE. Enfin, le principe « un membre, une voix », de rigueur au sein du Conseil des gouverneurs, risque, avec l'entrée dans la zone euro de nouveaux pays, d'instaurer de plus en plus un certain brouillage lors de la prise de décision monétaire, notamment à cause de l'hétérogénéité des pays concernés. Cela pourrait nuire au bon fonctionnement de la BCE. En pratique, aujourd'hui encore, lorsqu'un ou quelques gouverneurs minoritaires ne sont pas d'accord avec les autres, ils finissent finalement par se rallier à la majorité. Mais, augmenté de dix membres, ce qui devrait arriver à terme, on peut se demander comment vont se délier les désaccords au sein du Conseil des gouverneurs. Par ailleurs, l'augmentation du nombre des gouverneurs va conduire à rendre minoritaires les membres du Directoire ainsi que les gouverneurs des « grands pays » :

    « Le conseil des gouverneurs, qui définit la politique monétaire de la zone, comprend, outre les six membres du directoire, les douze gouverneurs des banques centrales nationales. Chacun y dispose d'une voix, sans aucune pondération selon la taille de son économie. L'Allemagne n'y pèse pas plus lourd que le Portugal, ni la France que la Grèce. Ainsi, les taux d'intérêt sont dictés par une majorité de petits pays qui connaissent le plus souvent une inflation plus forte que la France et l'Allemagne, bien que ces deux pays représentent la moitié du PIB de la zone. L'élargissement de l'euro aux nouveaux membres entrés dans l'Union en mai 2004 ne fera qu'aggraver ce problème, en augmentant le nombre de petits pays inflationnistes » 160(*).

    Réforme oblige, le Conseil des gouverneurs s'est entendu le 5 décembre 2002 sur les transformations à envisager une fois la zone euro élargie à vingt-sept membres. A ce titre, il est prévu que le nombre de droits de vote soit limité à vingt et un : six droits de vote permanents (Directoire) et quinze droits de vote pour les gouverneurs des banques centrales qui siégeront selon un système de rotation. Toutefois, la réforme ne dit pas comment les « grands pays » vont parvenir à davantage se faire entendre que les « petits pays ». Or, il paraît difficile d'imaginer que les décisions de la France ou de l'Allemagne pèsent le même poids que celles de pays comme la Roumanie, la Finlande ou la Lituanie, avec tout le respect que l'on peut avoir pour ces pays. De même, le nombre de votants semble toujours élevé, au risque de compromettre la capacité décisionnelle de la BCE.

    Ainsi, le déficit décisionnel qui pèse sur le fonctionnement de l'eurosystème peut, à terme, induire des risques de blocage pouvant conduire à une remise en cause de l'union monétaire. Non seulement les problèmes de gouvernance de la BCE pourraient nuire à certains pays en particulier, mais, plus globalement, c'est l'ensemble de la zone euro qui pourrait pâtir de cette carence décisionnelle :

    « La BCE se trouve actuellement dans l'état où était la Réserve fédérale américaine (la FED) dans les années 1920. Juridiquement, c'est bien la première institution fédérale européenne parmi une mosaïque de nations disparates. Politiquement, ce n'est pas une instance qui a la capacité opérationnelle de mener une politique centralisée » ; « Le processus de décision qui élabore la politique monétaire conduit à des réponses retardées de la BCE et à des réponses qui manquent de sensibilité aux puissants canaux de transmission financiers des perturbations internationales. C'est ainsi qu'en 2001 la BCE est restée l'arme aux pieds dans un retournement cyclique global, observant sans bouger la plus profonde et la plus rapide action anticyclique que la FED ait menée dans son histoire »161(*).

    A titre comparatif, en ce qui concerne le mode de fonctionnement de la FED, seulement un tiers des banques fédérales de réserve participe au Federal open market committe, l'organe de décision en matière de politique monétaire. De même, seule la Banque fédérale de New York assure la mise en oeuvre des décisions prises au FOMC, au lieu de chaque banque centrale nationale pour l'eurosystème. Cela dit, la FED semble mener une politique monétaire plus pragmatique et réactive que la BCE.

    De surcroît, le déficit démocratique de la BCE, détachée de tout contrôle populaire, alimente les critiques envers une institution qui, seule, assume la responsabilité de l'euro. En effet, en vertu des statuts qui la fondent, la BCE paraît intouchable et éloignée de toute responsabilité populaire. Comparativement, à la différence de la BCE, la FED doit annuellement informer le Congrès américain sur les objectifs annuels de sa politique, ainsi que sur les moyens utilisés et les résultats obtenus. Son indépendance semble ainsi maîtrisée ; elle rend des comptes aux représentants de la nation qui, au pire des cas, peuvent infléchir les orientations stratégiques et les agissements d'une institution qui reste malgré tout soumise à un contrôle démocratique souverain et effectif, ce qui n'est pas le cas de la BCE. Effectivement, cette dernière n'est assujettie à aucune forme de souveraineté démocratique, en considérant que le Parlement européen n'est pas une instance démocratique souveraine162(*). Dès lors, relativement à ses importantes prérogatives, la BCE semble titulaire d'une indépendance trop prononcée :

    « Aucune procédure n'institutionnalise sa responsabilité, puisqu'il n'existe pas de source de souveraineté démocratique vis-à-vis de laquelle la BCE pourrait rendre compte de l'exécution de sa mission. Dans ce vide institutionnel la BCE est seule face aux intérêts privés et ne peut se prévaloir que d'une légitimité d'ordre éthique qu'elle a bien du mal à faire reconnaître »163(*).

    « En Europe, en revanche, les comptes rendus de la BCE se cantonnent à son devoir d'information ; les critiques, d'où qu'elles viennent, n'ont pas de prise sur elle. Ainsi, le désaveu de sa politique par une majorité de parlementaires européens le 5 juillet dernier n'a-t-il eu aucune conséquence... »164(*).

    Ainsi, l'euro repose sur une confiance d'ordre éthique et, l'institution qui en est responsable, semble exempte de toute légitimité et appréciation démocratiques. Cela paraît regrettable quand on sait l'importance du rôle de la banque centrale eu égard au maintien de la légitimité de l'unité de compte.

    L'objectif de stabilité des prix est-il conforme aux objectifs de croissance et de prospérité ?

    L'euro est ancré sur un principe directeur qui s'impose à la BCE : la stabilité des prix. Ce principe singularise la BCE des autres principales banques centrales en ce qu'elle est la seule à avoir pour seul objectif final la stabilité des prix. Dans cette perspective, nous avions conclu que la BCE opère une gestion de la monnaie qui s'apparente aux principes monétaristes. Ceci étant, il reste à savoir si ce principe qui fait de la lutte contre l'inflation une priorité est conforme aux promesses de croissance qui fondent la légitimité de l'euro. La doctrine monétariste appelle à une inflexibilité monétaire qui n'est pas neutre sur l'économie. La rigidité monétaire permet, certes, de réduire l'inflation, mais engendre un durcissement qui influe inéluctablement sur la croissance et l'emploi :

    « Le monétarisme repose sur une évidence : l'inflation a besoin de toujours plus de monnaie pour se développer. De cette évidence, les monétaristes tirent une conclusion simple : moins de monnaie implique moins d'inflation. Comme toutes les idées simples, cette conclusion comporte une part de vrai. Mais elle passe sous silence une autre évidence : moins de monnaie entraîne des conséquences aussi sur la croissance, donc sur l'emploi. On ne lutte pas contre l'inflation sans en payer le prix. Que l'inflation soit pour partie un phénomène monétaire, certes [...] Mais elle n'a pas que cet effet : la monnaie fouette l'activité économique, si bien que l'émission de monnaie provoque à la fois croissance et inflation » ; « Dès lors, il faut choisir entre un peu moins d'inflation et un peu moins de croissance économique »165(*).

    De la sorte, en ancrant ses principes d'action sur ceux du monétarisme, le traité et, par extension, la BCE, semble avoir opéré un arbitrage entre inflation et croissance. En érigeant l'inflexibilité monétaire comme principe fondamental de la politique monétaire, le traité supprime toute possibilité d'intervention active par la monnaie. La conséquence en est que, dans les faits, la BCE est jugée moins réactive et pragmatique que la FED. La FED mène, conformément à son triple objectif final de plein-emploi, stabilité des prix et modération des taux d'intérêt, une politique monétaire discrétionnaire que l'on peut qualifier d'active et de pragmatique. Si la stabilité des prix est une composante de son objectif final, cet objectif est appréhendé sur le long terme et ne constitue pas une « fin en soi » pour la FED :

    « A partir de ses analyses et de ses actions, la Réserve fédérale a su persuader les marchés que la maîtrise de l'inflation est pour elle un impératif sans être une fin en soi » ; « Ayant un triple objectif final [...] elle est habilitée à mener des opérations de fine tuning en fonction de la conjoncture. Elle ne privilégie plus, comme lors des périodes keynésianiste et monétariste, un objectif particulier. Elle a conduit ses interventions avec réactivité et pragmatisme, réunissant à obtenir, au cours de la décennie 1980-1990, une large confiance de la part des agents économiques et des marchés financiers »166(*).

    Il en de même pour la BOJ qui tente activement de faire face à la crise qui touche le Japon depuis les années 1990. Elle mène à ce titre une politique de taux d'intérêt bas, fournissant d'importantes liquidités à l'économie japonaise. En outre, elle a promis de jouer pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort si le système monétaire japonais venait à connaître une nouvelle crise. Enfin, de par la crainte qui s'est installée sur l'ensemble du système bancaire nippon167(*), elle a même décidé à l'automne 2002 de racheter des actions détenues par les banques commerciales.

    Il en ressort qu'à la différence des autres grandes banques centrales, la BCE semble résolument faire de la lutte contre l'inflation son cheval de bataille, les autres objectifs de la politique monétaire étant marginaux. Théoriquement, la relation entre inflation et chômage a été représentée par la courbe de Philipps, courbe construite à partir de données empiriques concernant la Grande-Bretagne entre 1851 et 1957. Cette courbe relie dans une relation inverse le niveau des salaires à celui du chômage. Lorsque le niveau des salaires augmente, celui du chômage baisse. Ou, lorsque le niveau du chômage baisse, les salaires augmentent. Néanmoins, dès lors qu'on admet que le niveau des salaires est représentatif de celui des prix, on obtient une relation inverse entre inflation et chômage et, deux grandes lectures de la courbe sont possibles. La première revient à dire que lorsque le chômage baisse, les salariés sont en position de force pour négocier leurs salaires et, la hausse de ces derniers se répercute sur les prix, engendrant de l'inflation. Une deuxième lecture met plutôt l'accent sur l'effet positif de l'inflation sur l'emploi, celle-ci devenant alors une « arme du plein-emploi » selon les termes de Denis Clerc. Dans les faits, cette courbe a fait l'objet de controverses dues aux contradictions empiriques qui ont été observées : relance budgétaire par création de monnaie inefficace, montée du chômage non concomitante à la désinflation, etc. Néanmoins, au lieu la remettre en cause, Denis Clerc énonce une troisième lecture possible de la courbe de Phillips :

    « Cette fameuse courbe doit-elle alors être jetée aux orties ? Sans doute pas, car elle peut être interprétée d'une autre manière encore. La quasi-totalité des expériences de `désinflation' se sont bien traduites par une hausse du chômage [...] On peut alors avancée que la Courbe de Phillips ne décrit pas le fonctionnement effectif d'une économie capitaliste, mais le sacrifice qui doit être consenti - en termes d'emplois ou de prix - pour améliorer l'un des indicateurs, toutes choses étant égales par ailleurs. Concrètement, cela signifie que le fait que les prix augmentent n'implique pas que le chômage diminue ou inversement : des événements extérieurs [...] peuvent jouer, qui produisent hausse ou baisse des prix sans que les prix varient [...] Mais si les autorités nationales veulent réduire le rythme de l'inflation, il leur faudra mettre en oeuvre des politiques qui auront un coup en terme d'emplois »168(*).

    Dès lors, le chômage apparaît comme le prix à payer pour toute autorité publique qui se risquerait de faire de la lutte contre l'inflation sa priorité :

    « Faire baisser le taux de chômage, ou tout simplement en ralentir la montée, se paye d'une inflation accrue. C'est ce que J. Tobin et A. Okun [...] appellent le `ratio de sacrifice' : on n'a rien sans rien »169(*).

    En France, dans le passé, tous les plans désinflationnistes se sont traduis par du chômage : plan Pinay de 1952, plan Gaillard de 1957, plan Pinay-Rueff de 1959, plans Giscard de 1963 et 1969, plan Fourcade de 1974, plan Barre de 1976, plan Delors puis Bérégovoy de 1982-1984, etc. Dans cette même optique, la politique de désinflation française menée de 1982 à 1986 s'est traduite par une variation positive du taux de chômage de 42 %.

    Enrichi de l'expérience inflationniste qui déstabilisa l'économie mondiale dans les années 1970, le traité de Maastricht, en privilégiant la lutte contre l'inflation, a d'une certaine manière effectué un véritable choix de société en érigeant le principe de stabilité des prix au rang de principe prééminent. Cet arbitrage implique des conséquences économiques et sociales fortes. D'ailleurs, on peut penser que l'indépendance de la BCE et sa non inscription au sein du débat démocratique paraissent à ce titre « nécessaires ». En guise de parenthèse, cela amène justement à se demander si le politique ne constitue t-il pas un garde fou nécessaire face à la pleine expression de l'économique ? Est-il raisonnable que l'économique tende à s'affranchir complètement du politique au nom de la rationalité ? Ceci étant, on peut à juste titre regretter que la BCE soit mise à l'écart du champ démocratique. En outre, l'arbitrage réalisé par le traité et appliqué à la lettre par la BCE, fait peser sur la zone euro le poids d'une politique monétaire stricte et intangible :

    « Ce n'est pas que le traité ignore le coût dans l'immédiat, des politiques monétaires restrictives. Plutôt, le demi-siècle qui a suivi la deuxième guerre mondiale et, en particulier, le second choc pétrolier ont enseigné que de tels effets sont temporaires. Or c'est naturellement un axiome qui, à court terme, ne s'impose pas à l'esprit des citoyens [...] La rédaction catégorique du traité et du statut de la BCE qui lui est annexé repose sur d'autres postulats. Tout d'abord l'inflation est implicitement analysée comme un phénomène monétaire auquel une banque centrale a, dans une large mesure, le pouvoir de mettre bon ordre. La BCE est ainsi investie d'une responsabilité majeure à ce titre »170(*).

    D'ailleurs, cette rigueur amène à différencier la BCE des autres banques centrales, comme on vient de le voir. Ce faisant, elle risque de faire de l'euro une monnaie mal perçue des européens :

    « Ce décalage de puissance entre l'autorité monétaire européenne et l'autorité proprement politique - à la source de débats autour de l'absence de politique budgétaire centralisée au niveau de l'Union - est susceptible de nourrir, à l'égard de l'euro, une défiance propice à des mobilisations politiques contre lui, dès lors qu'il sera perçu comme une monnaie déflationniste et antisociale, étrangère aux préoccupations des citoyens-consommateurs dans les Etats membres »171(*).

    Par ailleurs, le passage à la monnaie unique a renforcé l'unification des marchés de capitaux européens, ce qui les soumet encore plus au risque systémique dont la manifestation maximale en est la spéculation hors du réel suivie de la panique généralisée lorsque la dynamique spéculative prend fin172(*). De telles situations peuvent vite se transformer en récession en contaminant l'ensemble de l'économie. Dans ce cas, le rôle du prêteur en dernier ressort s'avère essentiel. Ce dernier a notamment pour mission d'apporter une aide d'urgence à des banques jugées trop importantes pour être mises en faillite. Surtout, il s'agit de relancer l'économie et rétablir la confiance lorsqu'une crise bancaire et/ou financière survient et que les comportements privés sont impuissants. De ce point de vue, l'euro inquiète de par le conservatisme des autorités monétaires :

    « L'euro permet donc le développement de marchés de capitaux dont les tailles et les interdépendances se rapprochent de celles des marchés du dollar. Or, les événements de ces dernières décennies ont montré que ces marchés sont vulnérables au risque systémique [...] Au Etats-Unis la réglementation et la supervision des marchés ont été affaiblies par l'idéologie de la libéralisation à outrance. Mais la banque centrale joue à plein son rôle de prêteur en dernier ressort [...] Les marchés de l'euro souffrent d'un divorce total entre l'intégration rapide des activités financières et le conservatisme de la régulation prudentielle »173(*).

    Ainsi, le principe statutaire de stabilité des prix empêcherait la BCE d'infléchir sa politique monétaire en cas de crise bancaire et/ou boursière qui toucherait la zone euro. Du moins, rien ne dit qu'elle serait apte et encline à le faire. Sur ce point, encore, apparaît une différenciation prégnante entre la BCE et la FED :

    « Le déclenchement d'une crise bancaire ou boursière en Europe, qui ferait souhaiter une réduction des taux d'intérêt, mettrait en cause l'orientation de la politique monétaire, qui est sous la responsabilité exclusive du Conseil des gouverneurs. De ce point de vue, la BCE ne se voit attribuer aucune obligation d'agir si elle juge que la baisse du loyer de l'argent compromettrait la stabilité des prix [...] Cela différencie l'Eurosystème du Système fédéral de Réserve, lequel se voit attribuer deux objectifs concurrents : la lutte contre l'inflation et l'optimisation de la croissance »174(*).

    L'objectif de stabilité des prix, si contraignant, constitue donc un principe fort qui oblige la politique monétaire à la rigueur. Assez décrié dans les faits, il a également conduit à strictement encadrer les politiques budgétaires nationales ; telle était la principale raison d'être du pacte de stabilité et de croissance. Dès lors, ses conséquences sur l'économie de la zone euro ne peuvent se limiter à celles d'une politique monétaire rigoureuse. C'est l'ensemble du policy mix européen qui se voit pénalisé.

    Les problèmes posés en terme de policy mix au sein de la zone euro : les dangers d'une régulation par le bas

    Comme on n'a cessé de le répéter au cours de cette réflexion, la légitimité de l'euro repose sur un « pari économique » : faire de la zone euro une zone de croissance, de prospérité et de bien-être individuel :

    « Le principal bienfait attendu de l'euro était de permettre une plus forte croissance en rendant la politique macroéconomique plus efficace et autonome »175(*).

    A cet égard, on a dit que l'euro est une monnaie qui se fonde sur une confiance économique ou éthique. De même, il a été mis en évidence qu'il a été instauré à la suite d'un examen réfléchi portant sur sa viabilité et sur son bien-fondé économique et social. En ce sens, on peut considérer qu'il est le produit de la rationalité économique. Mais, après plus de six années d'entrée en vigueur, force est de constater que l'euro déçoit. La zone euro semble, en effet, en mal de croissance176(*) :

    « Tous les moteurs de la croissance paraissent en panne : la consommation des ménages traîne, l'investissement des entreprises stagne et les exportations progressent moins vite que le commerce mondial dans la plupart des pays de l'Euroland. La zone euro est lanterne rouge de l'OCDE pour le taux de chômage : remonté à près de 9 %, il est presque aussi élevé qu'en 1999 »177(*).

    Parmi les principales causes du mal-être de l'économie de la zone euro, figure une politique macroéconomique qui semble inefficace et qui paraît faire les frais de principes libéraux trop contraignants :

    « Alors que la croissance américaine repartait dès 2002, la zone euro s'est montrée incapable de rebondir. Outre-Atlantique, la consommation des ménages a pris le relais de l'investissement défaillant, grâce au soutien d'une politique économique résolument expansionniste : la baisse rapide et massive des taux d'intérêt et le creusement non moins impressionnant du déficit budgétaire ont permis à la demande intérieure de continuer de croître à bon rythme. En Europe, au contraire, la demande intérieure a stagné » ; « L'inertie européenne est flagrante. La politique budgétaire est à peu près neutre dans la zone depuis... 1997 ! Si l'on agrège les finances publiques des Douze et que l'on corrige le solde budgétaire des variations du cycle économique, on obtient en effet une courbe désespérément plate. Rien à voir avec l'activisme budgétaire des Etats-Unis, mais aussi du Royaume-Uni [...] Du côté de la politique monétaire, c'est aussi le calme plat depuis la mi-2003. La Banque centrale n'a plus touché aux taux d'intérêt depuis plus de deux ans, alors même que l'économie européenne décevait, trimestre après trimestre, les espoirs de redémarrage et que la monnaie unique flambait par rapport au dollar, mais aussi vis-à-vis des autres principales monnaies »178(*).

    L'euro instaure un cadre de régulation économique qui, en terme de configuration, s'avère tout à fait original. Avec une politique monétaire unifiée et astreinte au principe de stabilité des prix et, avec des politiques budgétaires restées à la discrétion des Etats membres mais strictement réglementées par le pacte de stabilité, se pose la question de la conduite du policy mix européen :

    « Se pose la question cruciale de la nature de la policy-mix, qui constitue aujourd'hui un débat tout à fait central : comment combiner une politique monétaire unique, appliquée par la BCE, avec des politiques budgétaires restées, malgré les contraintes imposées par le pacte de stabilité, assez largement aux mains des gouvernements ? Il s'agit d'une configuration nouvelle qui ne permet guère de se fonder sur les leçons de l'histoire »179(*).

    Ainsi, l'avènement de la monnaie unique européenne a conduit les Etats membres de l'eurosystème à être tributaires de la politique monétaire menée indépendamment par la BCE tandis que, de manière concomitante, ils se sont trouvés pieds liés sur le plan budgétaire avec l'entérinement du pacte de stabilité et de croissance. Par ailleurs, étant donné qu'il n'existe pas de véritable politique budgétaire européenne180(*), en l'absence d'un fédéralisme budgétaire européen, le problème qui se pose est celui de la nature et de l'efficacité du policy mix au sein de la zone euro. Le policy mix désigne l'articulation de la politique monétaire à la politique budgétaire dans le but d'obtenir un « réglage fin » qui permette d'assurer la stabilité des prix tout en réalisant un niveau de l'activité économique proche de son niveau potentiel. En outre, le policy mix permet également d'apporter une réponse en terme de politique économique lorsqu'un choc économique survient. Ceci étant, pour ce qui est de la zone euro, le problème fondamental se veut être celui de la coordination entre politique monétaire unique et politiques budgétaires décentralisées :

    « L'indépendance des banques centrales vis-à-vis des pouvoirs publics a pour contrepartie l'absence de coordination entre politique budgétaire et politique monétaire. On est en présence d'un équilibre non coopératif [...] Cette incohérence du policy mix risque de conduire à la récession et à la baisse de l'emploi »181(*).

    Ce faisant, l'euro a conduit à l'instauration d'un cadre de régulation macroéconomique original, qui, par ailleurs, s'apparente au libéralisme économique. Parallèlement au principe monétariste de stabilité des prix qui s'impose à la BCE, ont été institutionnalisées des règles strictes tendant à encadrer rigoureusement l'action budgétaire des Etats membres, le tout au sein d'un espace géographique qui intègre des économies aux structures économiques et sociales hétérogènes. Dès lors, de par les difficultés inhérentes à une telle configuration, on est amener à s'interroger sur la question de l'absorption des chocs asymétriques au sein de la zone euro :

    « En outre, la conjoncture diffère d'un endroit à l'autre au sein d'un grand espace, et en particulier de la zone euro, soit en raison de la spécialisation [...] soit du fait du rattrapage qui conduit les pays à main-d'oeuvre bon marché à élever leur niveau de vie » ; « Il est clair que la BCE n'a pas à agir en fonction de situations locales. Elle se donne par nature pour repères des données agrégées à l'ensemble de la zone euro »182(*).

    Plus largement, les mêmes difficultés interviennent pour ce qui est de la régulation des fluctuations économiques courantes auxquelles les Etats membres sont confrontés. En effet, en l'absence d'ajustement par la monnaie, par le change ou par le budget, les impératifs de l'eurosystème obligent les pays à procéder à des flexibilisation au sein du marché du travail ou/et à amoindrir les mécanismes de solidarité collective :

    « Au nom de la flexibilité vue exclusivement sous l'angle de la pression sur les salariés, les gouvernements participent à l'effritement de la protection sociale sans avoir épousé l'interventionnisme qui va avec la promotion d'un libéralisme libéral. On a vu qu'ils se sont liés les mains en adoptant le pacte de stabilité et en abandonnant tout contrôle sur la BCE. Les insuffisances dans l'éducation et la recherche, le manque d'accompagnement de l'innovation, sont aussi des symptômes de l'incapacité européenne à repenser les principes de sociétés solidaires [...] Tel est le libéralisme bâtard. Il repose sur la stabilité des prix et l'équilibre budgétaire, sur la modération salariale et la réduction des dépenses sociales. Ces stéréotypes sont censés réconforter les opinions publiques des marchés financiers, mais ils aboutissent à brider en permanence la croissance potentielle »183(*).

    Ainsi, dans les faits, face au « bloc » rigide et libéral macroéconomique qui a été instauré avec la mise en place de la monnaie unique européenne, les pays ont été amenés à flexibiliser leurs marchés du travail ou à s'ajuster par le biais d'autres variables telle que la fiscalité, créant, de la sorte, des inégalités à l'intérieur même des Etats :

    « Mais, que faire pour sortir de l'ornière de la récession quand on ne peut plus jouer ni sur le taux de change, ni sur les taux d'intérêt, ni sur le budget ? Reste les salaires. L'Allemagne a résolument fait le choix de la déflation salariale. Les coûts salariaux unitaires y sont stables depuis 1999, alors qu'ils ont augmenté de 10 % en France et dans la moyenne de la zone euro » ; « La règle du pacte de stabilité pèse d'un poids plus léger sur les épaules des petits pays, très ouverts aux flux commerciaux et financiers [...] Pour ces pays, la stratégie économique la plus rationnelle consiste plutôt à pousser leur avantage dans la concurrence internationale. En utilisant, au besoin, l'arme de la concurrence fiscale. L'exemple de l'Irlande montre que cette stratégie peut même s'avérer très payante : les rentrées fiscales peuvent rester abondantes, dès lors que la baisse des taux d'imposition réussit à attirer une masse suffisante de capitaux [...] L'euro a certes fait disparaître les dévaluations compétitives, mais on peut se demander si l'Union économique et monétaire n'a pas déclenché une catastrophe de comportements encore plus délétères que ceux que la monnaie unique avait abolis. Car une dévaluation du change a au moins le mérite de frapper tout le monde de la même façon. L'allégement des impôts et la pression à la baisse des salaires ont en revanche des effets nettement inégalitaires au sein de chaque société »184(*).

    En définitive, l'euro risque bel et bien de revêtir au regard des Etats et populations européennes le costume de « monnaie antisociale », ce qui pourrait le mener, en l'absence de résultats économiques satisfaisants, à sa perte. En effet, à défaut de confiance symbolique, seule la confiance éthique légitime la monnaie. Cette dernière implique le maintien de l'unité de compte, certes, ce qui paraît trivial, mais, surtout, elle repose sur des espérances de prospérité. Or, sur ce point, la zone euro ne semble pas être à la hauteur des espoirs qui avaient été placés en elle. D'ailleurs, le « tabou de l'abandon de l'euro » semble désormais écarté :

    « Dans ces conditions, comment s'étonner de la désaffection dont souffre l'euro auprès des opinions publiques et de la tentation du retour en arrière qui pointe dans certains discours politiques ? » ; « `L'euro est un mariage à l'ancienne, de ceux qui se faisaient quand le divorce n'existait pas', déclarait début juin (2005) le commissaire européen Joaquin Almunia. Une forme de réponse aux propos de Roberto Maroni, ministre italien membre de la ligue du nord, qui envisageait début juin une réintroduction de la lire. Au même moment, le ministre allemand Wolfgang Clement faisait lui aussi part de ses doutes sur les bienfaits de la monnaie unique en Allemagne. Il est significatif que ces propos nous parviennent de deux grands pays de la zone, tous deux économiquement très mal »185(*).

    Maintenue uniquement par l'économique, à la lumière de l'ensemble de la réflexion réalisée, l'euro apparaît « logiquement » comme étant une monnaie fragile et vulnérable. C'est justement ce que semble suggérer Michel Aglietta :

    « Aujourd'hui, le risque majeur serait celui d'une forte récession, liée aux énormes déséquilibres accumulés dans l'économie mondiale [...] Les responsables politiques auraient besoin de récupérer à tout prix toutes leurs marges de manoeuvre. Dès lors, soit l'Union se montre capable de prendre dans l'urgence les mesures qui s'imposent pour mettre en commun tous les outils de politique économique, soit... Il suffirait qu'un seul grand pays reprenne son indépendance monétaire et pratique la dévaluation compétitive, et l'UEM n'y résisterait pas. Ce serait évidemment la pire des solutions, mais le fait qu'une décision soit irrationnelle n'empêche pas qu'elle soit prise. L'éventualité d'une telle crise montre que la confiance dans la monnaie ne peut se passer d'une souveraineté politique qui la légitime dans une situation de choc fort »186(*).

    Avec des résultats au-deçà de ceux qui étaient attendus, l'eurosystème semble décevoir. C'est pourtant l'avenir d'une monnaie, l'euro, qui, à moyen terme, se joue peut-être. Effectivement, comme on l'a vu précédemment, pour assurer sa pérennité en tant que fait institutionnel, la monnaie doit apparaître comme légitime au regard de la société. A ce titre, avec le recul de l'analyse menée dans le cadre de cette réflexion, l'euro semble menacé. C'est ainsi assez logiquement qu'il appelle très vraisemblablement à plusieurs réformes.

    B. Asseoir la souveraineté de l'euro : l'heure des réformes ?

    Dans l'impossibilité de pouvoir s'appuyer sur une union politique préexistante, l'union monétaire européenne s'est constituée en s'affranchissant du politique, justifiant ainsi son bien-fondé par une promesse de prospérité future. Mais, en mal de performances économiques, la zone euro semble chercher un équilibre depuis l'entrée en vigueur de la nouvelle monnaie européenne au 1er janvier 1999. L'euro a conduit à l'instauration d'une gouvernance économique européenne originale, complexe et porteuse d'éléments de fragilité. Or, à terme, cette déficience risque de miner la légitimité de la monnaie unique. C'est pourquoi, même s'il est très nécessaire de laisser le temps au temps, la zone euro semble devoir opérer des réformes afin de préserver la souveraineté de sa monnaie, et ce, tant sur le plan économique, politique que social.

    Reconsidérer le dispositif de gouvernance économique européen ?

    Reposant sur des principes économiques libéraux, la gouvernance économique de la zone euro peut être caractérisée de deux manières. D'une part, elle établit une configuration originale et complexe, qui rend difficile la conduite du policy mix européen. D'autre part, elle se fonde sur des principes rigoureux, valables pour l'ensemble de la zone euro, faisant d'elle une zone d'austérité macroéconomique. Dès lors, en l'absence de résultats probants187(*), plusieurs réformes peuvent être envisagées afin de raffermir l'efficacité et la légitimité de l'union monétaire dont est tributaire la pérennité de l'euro.

    D'abord, on peut penser que le principe de stabilité des prix assigné à la BCE demeure trop étroit et trop strict, d'autant plus que la vigueur de la concurrence au sein du marché unique exerce une pression négative sur les prix. Sur ce point, la BCE se distingue nettement des autres grandes banques centrales. Rappelons à cet égard que la FED est investie d'une triple mission qui, au-delà de l'économique, intègre une visée sociale. Soucieuse de la croissance et du plein-emploi de l'économie américaine, cette dernière mène une politique monétaire pragmatique, c'est-à-dire adaptée à la conjoncture. Or, la politique monétaire conduite par la BCE semble trop rigide. Qui plus est, eu égard au fonctionnement politique complexe qui régit le fonctionnement de l'Union, l'ancrage de l'objectif de stabilité des prix au sein du traité de Maastricht le rend difficilement révisable ; il paraît plus aisé d'abroger ou de réviser une loi nationale qu'un traité international. A ce titre, la BCE devrait être davantage insérée au sein du débat démocratique. Seule instance politique européenne dont les membres sont élus au suffrage universel direct, le Parlement européen devrait peut-être être investi de plus de prérogatives qui lui permettent d'émettre un avis ou d'infléchir la politique monétaire européenne en dernier ressort. En effet, l'indépendance de la BCE ne doit pas représenter une perte de contrôle totale pour les Etats-nation européens. Peut-être serait-il normal, à l'instar de la FED, que cette dernière soit évaluée par une instance démocratiquement souveraine ayant la capacité, si cela est nécessaire, de modifier législativement les statuts de la BCE. Cela ne contredirait pas l'indépendance de la BCE mais resserrait la marge d'autonomie dont elle bénéficie actuellement. Il semble en effet anormal qu'une telle institution reste sans réactions suite aux critiques majoritaires émanant d'une assemblée représentative des intérêts nationaux188(*). Comparativement, la FED et la Banque centrale britannique jouissent d'une indépendance mieux maîtrisée, ce qui permet à la nation d'avoir un droit de regard indirect sur les orientations et les stratégies des autorités monétaires :

    « Le statut de la banque centrale européenne (BCE) pousse à l'extrême le principe de séparation des pouvoirs appliqué à l'économie. Les banques centrales américaine (Fed) et britannique sont certes elles aussi indépendantes, mais il s'agit d'une indépendance technique, non politique. Aux Etats-Unis, le `pouvoir monétaire appartient, selon la Constitution, au Congrès, il le confie à la banque centrale, mais celle-ci doit lui rendre régulièrement des comptes. Il dispose surtout d'une arme de dissuasion massive, c'est qu'il peut changer les statuts de la Fed', explique Eloi Laurent »189(*).

    Par ailleurs, toujours pour ce qui est de la politique monétaire, il peut s'avérer pertinent de repenser la composition et le fonctionnement du Conseil des gouverneurs dans l'optique de faire de l'organe clef de la BCE une instance directrice plus réactive et plus indépendante des intérêts nationaux afin de renforcer l'objectivité et l'efficacité en matière décisionnelle. Il serait ainsi envisageable de diminuer le nombre de gouverneurs siégeant au conseil de politique monétaire et de doter les résidents d'une investiture politique limitée dans la durée, indépendamment de leurs pays d'origine.

    Ensuite, pour ce qui est du domaine budgétaire, de nombreuses réformes sont également concevables et, en premier lieu, celles ayant trait au pacte de stabilité. Notamment, le seuil des « 3 % » est jugé arbitraire et non significatif par certains économistes qui préfèrent la notion de « déficit structurel190(*) » à celle de « déficit total ». En ne distinguant pas les causes à l'origine du déficit, le pacte semble avoir retenu une conception trop étroite de la stabilité budgétaire : est-ce que le déficit est imputable à une mauvaise gestion des finances publics, à des investissements nécessaires pour l'économie et source de retombées positives (recherche, éducation, infrastructures...) ou à un impératif conjoncturel ? :

    « Le pacte ne fait aucune discrimination entre les causes des déficits publics, selon qu'ils sont liés à un ralentissement temporaire de l'activité, à un effort d'investissement ou à une mauvaise utilisation des fonds publics. Alors que dans le premier cas le déficit joue son rôle de stabilisateur conjoncturel, et qu'il prépare la croissance à long terme dans le second, il ne traduit dans le troisième cas que l'inefficacité de l'Etat. En mettant toutes ces causes sur le même plan, le pacte ne crée aucune incitation pour les Etats à redéployer leurs dépenses publiques au profit des dépenses en capital porteuses de croissance à long terme. Il risque en revanche de les laisser s'enliser dans un ralentissement conjoncturel »191(*).

    Aussi, le pacte de stabilité semble inégalement sanctionner les pays ; les « grands » pays semblent plus touchés que les « petits » pays. Ce qui semble se confirmer au regard des chiffres car parmi les trois plus « mauvais élèves » de la zone euro en matière budgétaire figurent l'Allemagne et la France, tandis que l'Irlande, la Finlande et la Belgique sont les seuls pays qui présentent des soldes budgétaires positifs192(*) :

    « Mais la règle des 3 % a un autre défaut : derrière son apparente uniformité, elle s'applique en réalité plus durement aux `grands' pays qu'aux `petits' [...] En effet, les grands pays qui subissaient déjà des taux d'intérêt réels relativement plus élevés que les autres, du fait d'une moindre inflation, ont été les premiers à se heurter aux contraintes du pacte »193(*).

    Mais, surtout, avec une politique monétaire centralisée, intangible et focalisée sur la stabilité des prix, la limite des 3 % de déficit budgétaire empêche les pays de procéder à des régulations budgétaires en cas de choc économique :

    « Or la mise en oeuvre du pacte de stabilité est au coeur du débat depuis septembre 2002 et la nette dégradation conjoncturelle à laquelle doit faire face l'Union européenne, dans un contexte de risques géopolitiques majeurs. En effet, plusieurs pays [...] ont des déficits publics déjà à la limite des 3 % du PIB tolérés. Réduire ces déficits de 0,5 point de PIB [...] reviendrait à abandonner toute idée de relance et aggraverait le caractère procyclique de la politique économique actuelle suivie en Europe : poursuivre une politique de réduction des déficits budgétaires en période de récession et à accroître l'amplitude du cycle »194(*).

    Le pacte de stabilité a été modifié le 25 mars 2005. Cette réforme dénote, de la part des autorités politiques européennes, une certaine volonté de flexibiliser des normes jugées « trop rigides » qui étaient assez largement décriées :

    « Le nouveau pacte est incontestablement plus `intelligent' que l'ancien. Tout en conservant officiellement la référence à un plafond de 3 % pour le déficit, il assouplit son application dans les périodes de ralentissement. Mais il ne la durcit pas dans les périodes d'expansion » ; « Le nouveau pacte modifie aussi l'objectif de moyen terme : les Etats membres ne devront plus viser un budget `en équilibre ou en excédent', mais un objectif qui dépendra des conditions particulières de chacun, notamment du niveau de la dette publique et de la croissance potentielle. Un aménagement de bon sens, mais pas une véritable règle d'or, qui aurait permis de sortir les dépenses d'investissement du calcul du déficit »195(*).

    Néanmoins, si la réforme du pacte de stabilité apparaît comme une avancée de bon sens, il n'en reste pas moins que la piste menant au fédéralisme budgétaire semble bouchée. Alors que le problème de l'absorption des chocs asymétriques amène à ouvrir le débat sur la nécessité de doter l'Union d'un budget fédéral capable d'intervenir efficacement en cas de crise sur l'ensemble de la zone, les responsables européens, à défaut de parvenir à un consensus, paraissent pour l'instant vouloir laisser les choses en l'état : une coordination a minima, c'est-à-dire des budgets nationaux encadrés par des règles communes de « bonne conduite ». L'opposition entre les tenants d'un fédéralisme budgétaire impliquant d'accentuer le processus d'intégration européen et les partisans d'une Europe inter-étatique permettant de préserver en grande partie l'autonomie des Etats membres est toujours prégnante. Les points de divergences y sont multiples196(*) ; c'est le principe de solidarité financière au sein même de l'Union qui est directement menacé.

    En outre, comme on l'a dit précédemment, les problèmes en terme de régulation macroéconomique qui se posent au sein de la zone euro font courir la menace d'une régulation par le bas comme ultime moyen d'ajustement pour les Etats membres de l'eurosystème. Or, sur ce point, les travaux de Robert Mundell197(*) suggèrent une solution alternative si la zone monétaire concernée est dite « optimale198(*) ». Plusieurs paramètres sont à prendre en considération pour juger de l'optimalité d'une zone d'intégration monétaire. Deux éléments semblent être pertinents. D'une part, partant de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo199(*), Robert Mundell reconsidère l'hypothèse d'immobilité des facteurs de production au niveau international. Dès lors, en cas de choc asymétrique, si la mobilité du capital et du travail est suffisamment fluide au sein de la zone, alors il se produit un effet de compensation sur l'ensemble du territoire qui tend à résorber les déséquilibres d'une région à une autre. D'autre part, l'existence d'un fédéralisme budgétaire s'avère être un élément prééminent en ce que l'intégration fiscale, ou budgétaire, tend à réduire par le biais de politiques appropriées les déséquilibres survenus.

    Il en résulte qu'au regard des éléments de définition de la zone monétaire optimale, le doute subsiste sur l'optimalité de l'union économique et monétaire européenne. En effet, avec une mobilité de la main-d'oeuvre extrêmement réduite et avec un budget communautaire représentant à peine plus de 1 % du PIB de l'Union, les mécanismes de compensation intra-zone sont quasi inexistants, et ce, d'autant plus que la BCE mène une politique monétaire « passive ». Au-delà, l'Union apparaît comme un espace fortement hétérogène où subsistent de nombreuses barrières à la fois sociales, politiques et économiques. Aussi est-on amené à penser une nouvelle fois que l'absence d'une intégration politique plus poussée fait défaut. En voulant bâtir une union économique et monétaire sur une base politique et sociale indéterminée, les instigateurs du projet européen ont pris des risques car, aujourd'hui, force est de constater que l'union politique aurait permis d'aboutir sur un certain nombre de points laissés en suspens par faute d'unité de fond. En conséquence, on est conduit à penser que la sauvegarde de l'union monétaire européenne passera très certainement par une intégration économique, sociale et politique renforcée, ce qui devrait prendre du temps, à moins que l'Union se heurte à de nouveaux blocages du fait d'intérêts et de points de vue trop divergents...

    Fonder l'euro sur une unité politique, sociale et économique : est-ce possible ?

    Nous venons de voir que la zone euro peut difficilement être considérée comme une zone monétaire optimale au sens où l'entend Robert Mundell. En effet, alors que la mobilité du travail y est très faible, le budget communautaire quant à lui pèse peu au regard du poids économique de l'ensemble des pays de l'Union. A bien y réfléchir, il semblerait que ces données traduisent un problème de fond sérieux, qui d'ailleurs se reflète iconographiquement sur la monnaie européenne elle-même : l'absence d'une unité de fond entre des Etats et des peuples qui hésitent à se fédérer autrement que par la voie économique.

    En effet, l'euro est né d'une coopération économique prolongée entre des Etats qui, au final, ont conclu qu'ils avaient rationnellement intérêt à fonder une union monétaire européenne. De l'union économique et monétaire devait peut-être éclore une union politique. Seulement voilà : aujourd'hui l'Union semble être au pieds du mur. L'absence de souveraineté politique, essentiellement, semble faire cruellement défaut. Elle empêche d'avancer dans des domaines clefs tel que le budget, la fiscalité, le contrôle démocratique des institutions européennes, etc. Comme on l'a dit précédemment, l'histoire montre que l'union monétaire suit, en principe, l'union politique. Or, l'euro s'est affranchi du politique pour constituer une union monétaire entre des Etats restés souverains politiquement et disparates sur les plans géographique, politique, social, culturel, économique et historique. Rien, a priori, ne semble rapprocher la Grèce de l'Irlande ou la France de la Finlande. Rien, si ce n'est l'économique et le monétaire. Pourtant, sur la question de l'unicité, Robert Raymond soutient la thèse de l'unité :

    « En dépit de la diversité de ses peuples, de leurs cultures et de leurs langues, l'Europe occidentale forme un tout. Balayée par d'amples migrations, ravagée par des conflits internes, elle a fort heureusement été aussi le théâtre d'échanges commerciaux et intellectuels. Elle contient donc en son germe des ferments d'unité et des facteurs d'interdépendance » ; « Comme le démontre son extension géographique [...] la CEE a doté l'Europe d'un poids économique et d'un rayonnement qu'aucun pays membre n'aurait obtenu par lui-même. Des réalisations comme l'élimination des droits de douane (devenue totale en 1968), l'adoption d'un tarif extérieur commun, la mise en oeuvre d'une politique agricole commune (PAC) dès 1961, le financement collectif d'infrastructures dans les régions défavorisées ont cimenté l'union »200(*).

    En fait, il est possible de prendre le contre-pied des dires de Robert Raymond en soulignant que l'économique ne crée pas nécessairement l'unité et en mettant en avant les multiples facteurs de fractionnement du territoire européen sur des domaines autres qu'économiques. Qui plus est, ce territoire dont il est question reste pour l'heure indéterminé. Nous avons au cours de cette réflexion définit la monnaie comme un « objet » socialement construit qui se fonde sur une confiance unanime de la société. Or, dans l'état actuel des choses, seule la confiance éthique légitime la monnaie unique européenne et, même de ce point de vue là, il est vrai que les performances économiques controversées de la zone euro peuvent compromettre la pérennité de la monnaie unique. De ce fait, en l'absence d'une réelle solidité de fond, la moindre crise économique devient une menace de plus pour la légitimité de la monnaie. En outre, il convient de souligner que le fractionnement multidimensionnel du territoire européen constitue une entrave pour l'attractivité de la zone euro. A titre comparatif, celle du dollar bénéficie d'une cohésion politique et nationale forte, ce qui renforce le crédit et le rayonnement du billet vert :

    « Le marché intérieur de l'euro est moins attrayant que celui du dollar, en raison de différences structurelles au détriment de l'Europe [...] En se plaçant du strict point de vue de l'économiste [...] il faut accepter de voir avec lucidité que le marché américain, comparé à l'européen, est moins morcelé par des différences entre les règles par Etat de nature législative, réglementaire ou fiscale, que les pouvoirs publics savent y créer un environnement plus favorable au libre jeu des forces du marché, que les migrants s'intègrent plus harmonieusement dans la main-d'oeuvre, que le secteur public pèse moins lourdement sur les entreprises et les consommateurs, et qu'enfin il existe un gouvernement fédéral capable de donner une impulsion, et une seule, quand un problème devient grave »201(*).

    Ce faisant, apparaît l'idée selon laquelle l'avenir de l'union monétaire semble fortement lié à celui de l'union politique dans la mesure où c'est certainement cette dernière qui permettra à l'union économique et monétaire de se renforcer. Inversement, c'est peut-être bien des désaccords politiques persistants, au-delà des questions économiques et monétaires, que pourrait venir l'implosion de l'union monétaire, et ce, d'autant plus que les élargissements à venir ne peuvent que compliquer l'état actuel des choses. Face à cette difficulté d'unir politiquement des pays assez disparates, Robert Raymond souligne l'importance pour le temps à venir d'intégrer au maximum le marché unique européen afin d'en faire un marché homogène et attractif, à l'instar du marché américain :

    « Si l'on peut comprendre la difficulté, d'ordre politique, de passer d'une juxtaposition d'Etats à un ensemble constitutionnellement soudé et doté d'un pouvoir politique central, au moins faut-il maintenant faire en sorte que l'euro se traite sur un marché intérieur non fragmenté. C'est là le complément naturel et indispensable de la monnaie unique »202(*).

    Or, pour répondre à la proposition de Robert Raymond, aussi emplie de bon sens soit-elle, le vice du raisonnement sous-jacent réside dans le fait même que le parachèvement du marché unique européen devra très certainement passer, au préalable, par un processus d'unification politique. En effet, l'harmonisation législative, fiscale, etc., exige une instance politique forte capable de substituer aux spécificités nationales des règles communautaires qui, de surcroît, doivent apparaître comme étant légitimes. Or, par ailleurs, la légitimité des règles de droit est intimement liée au principe de souveraineté populaire. De la sorte, on rejoint la thèse centrale de Jean Messiha qui consiste à dire qu'il n'y a de zone monétaire optimale qu'accompagnée d'une forme de souveraineté politique203(*) :

    « Quelles sont les zones où l'unicité institutionnelle, linguistique, administrative, culturelle, monétaire est réalisée ? La réponse est à présent plus immédiate : une telle zone est un Etat-nation souverain, précisément parce que ce sont l'Etat et la nation qui garantissent l'unicité de toutes les institutions administratives, linguistiques, législatives précitées »204(*).

    En somme, il apparaît que l'union économique et monétaire devra, dans le meilleur des cas, s'accompagner d'une forme de souveraineté politique qui, seule, peut véritablement pouvoir prétendre cimenter l'Union et donner une solide base institutionnelle à la monnaie unique. Dans cette optique, une Europe politique forte devrait notamment pouvoir faire progresser l'Europe sociale, restée embryonnaire depuis le traité de Rome, en permettant d'institutionnaliser le débat et de le soumettre à un processus de délibération démocratique :

    « Force est de constater que l'Europe sociale se limite à un socle a minima. Jamais le social n'a constitué une priorité : l'Europe s'est construite avant tout par l'économie et la monnaie. Les directives européennes n'énoncent que des normes minimales n'imposant qu'un plus petit dénominateur commun social aux pays membres. Il s'agit donc bien, pour l'instant, d'une harmonisation par le bas, même si, dans les faits, les législations sociales sont restées en l'état »205(*).

    Cela dit, l'intégration sociale revêt une grande importance en ce que le social crée des liens de solidarité entre les pays et les peuples, ce qui renforcerait la légitimité de l'Union européenne et, par extension, celle de l'euro. Alors que l'Union semble arrivée à un tournant de son histoire, épuisée sur le plan économique, l'édification d'une Europe sociale concomitante, ou non, à une union politique permettrait de redonner un souffle nouveau à la construction européenne ; ce qui la rapprocherait d'ailleurs de ses principes fondateurs qui ont prévalu au cours de l'après guerre. Nul doute également que son image serait redorée au regard des opinions européennes. Mais, pour l'heure, les systèmes sociaux européens demeurent dissemblables et cette fragmentation ouvre une voie possible à une « course au moins disant social », ce qui pourrait ruiner la recevabilité de l'Union.

    Enfin, dans le contexte de globalisation actuel et, eu égard aux aspects psychologiques qui touchent la monnaie, il semble crucial que l'architecture européenne trouve à se finaliser de sorte à stabiliser l'espace économique et monétaire européen. Précisons que si le poids et la taille de l'économie européenne confèrent à l'Union, de fait, une certaine autorité sur la scène internationale, il apparaît tout aussi important que celle-ci parvienne à s'affermir sur le plan politico-institutionnel car, comme le suggère Robert Raymond, « une monnaie est un étendard, un identifiant économique et politique » dont l'attachement à un environnement stable influe sur le degré de confiance des individus. Le problème est que, pour le moment, les rivalités politiques au sein de l'Union sont prégnantes, amenant à s'interroger un peu plus sur l'avenir de l'union économique et monétaire :

    « Sur le plan politique, les rivalités internes se sont aiguisées. Une première opposition s'est exacerbée entre les petits pays, qui ont intérêt à pratiquer la compétition fiscale, et les grands pays, qui ont besoin de conserver un pouvoir de régulation de la demande globale et ont intérêt à un minimum de coopération. Ce conflit envenime la situation politique et empêche en particulier l'harmonisation fiscale. Il est encore accentué par l'arrivée des pays de l'est. Le second type de conflit concerne l'orientation à long terme de l'Europe. Il oppose la vision britannique, qui veut faire de l'Europe une zone de libre échange policée, à celle des pays fondateurs, partisans d'une Europe progressant par avancées fédérales et pourvue d'une direction politique forte. Ces deux oppositions se recoupent. La vision britannique est en pleine offensive actuellement et elle trouve des alliés parmi les petits pays de la zone euro et chez les nouveaux entrants »206(*).

    Cette opposition politique est aussi celle qui tend à subdiviser en deux groupes les défenseurs d'un projet de constitution européenne d'une part, pour qui l'Europe a besoin de définir un projet politique cohésif et unificateur qui trouverait une première concrétisation dans l'édiction d'une constitution européenne207(*). L'élaboration d'une constitution européenne devrait également conduire à une plus grande transparence et clarté des institutions et du fonctionnement politique de l'Union ; peut-être cette meilleure lisibilité aboutirait à davantage associer les européens au projet communautaire. D'autre part, coexistent les partisans d'une Europe a minima, lesquels prônent plutôt l'immobilisme politico-institutionnel208(*). En outre, malgré ces divergences tenaces qui risquent de se compliquer davantage avec les élargissements à venir, il n'en reste pas moins qu'il subsiste un espoir d'unité dans la volonté affichée de certains Etats de bâtir quelque chose ensemble, ce qui rappelle le « vouloir vivre ensemble », principe fondateur de la conception française de la nation.

    Conclusion

    La monnaie semble reposer sur un paradoxe de taille. En effet, alors qu'elle demeure un « objet » très prisé au sein des sociétés modernes, pour ne pas dire qu'elle constitue dans une certaine mesure le point de gravité de l'économie marchande, curieusement, la théorie économique dominante semble éprouver beaucoup de peine à rendre compte de sa nature. Tout se passe comme si elle embarrassait les théoriciens de l'économie standard qui, du coup, sont amenés à l'insérer dans le cadre d'une approche strictement fonctionnaliste, pour ne pas dire simpliste. Dès lors, est-ce que le problème provient du fait que l'étudier implique de dépasser la sphère économique ? Ou alors, peut-être que la monnaie dérange les économistes dans le sens où l'insérer pleinement au sein de la discipline impliquerait de remettre en cause un certain nombre de postulats sur lesquels la science économique s'est bâtie au fil du temps ? D'ailleurs, un des postulats des plus fondamentaux concernés ici consiste dans le naturalisme des relations marchandes en ce que, au moins depuis Adam Smith, la théorie économique dominante raisonne et établit ses résultats au sein d'un univers naturel et spontané. Or, l'ensemble de cette réflexion repose sur l'idée selon laquelle la monnaie n'est pas un fait naturel ; elle est un fait construit qui amène à penser que l'économie de marché repose sur des bases anti-naturelles, avec toutes les conséquences que cela implique. Signe de pouvoir bien plus que signe de richesse, elle défère à celui qui l'a détient en quantité significative diverses valeurs socialement partagées209(*) : pouvoir, supériorité, admiration, intelligence, etc. Dès lors, la monnaie devient embarrassante tant elle détient cette capacité à fausser les relations économiques et sociales. Elle semble être un paramètre important et un moteur incontestable de l'action individuelle. Cette idée n'est pourtant pas novatrice ; déjà Aristote dénonçait au IVème siècle avant notre ère le moment où la monnaie devient à la fois « le principe et la fin de l'échange »210(*). Ainsi, beaucoup de questions peuvent être formulées pour tenter de comprendre pourquoi la monnaie constitue encore aujourd'hui un « trou noir » de la théorie économique, pour paraphraser le titre de l'ouvrage de Jacques Sapir211(*). Quoiqu'il en soit, la thèse défendue au cours de cette réflexion soutient, à travers l'exemple de la monnaie, que l'économie n'est pas cette « science » close, autonome, qui étudie les phénomènes économiques comme s'ils étaient indépendants de l'environnement social au sein duquel ils sont encastrés. Ce faisant, on pourrait plutôt penser l'économie comme une discipline pertinente, clef de compréhension du monde qui nous entoure, dont la capacité analytique peut être bonifiée en la mêlant à d'autres disciplines appartenant aux sciences sociales, telles que la sociologie, la psychologie, l'histoire ou la philosophie.

    En somme, dans la perspective qui a été la nôtre au cours de cette réflexion, la monnaie se présente comme une composante centrale de la réalité socialement construite dont la pérennité, par essence, demeure friable. Elle repose en effet sur un équilibre multidimensionnel fragile et fondamentalement instable. Telle est la principale caractéristique des faits institutionnels. En outre, une analyse hétérodoxe de la monnaie doit permettre de porter un regard nouveau sur les phénomènes monétaires. Ainsi, l'analyse théorique menée au cours de la première partie de cette réflexion, appliquée à l'euro par la suite, a conduit à conclure que la monnaie unique européenne se veut être une monnaie originale, ambitieuse mais fragile. Ne tirant pour l'heure sa légitimité que de la seule raison économique stricto sensu, elle devra trouver les moyens d'éviter le sort qu'a connu l'Union latine ou, plus récemment, le Système monétaire européen. De ce fait, il lui reste à asseoir sa souveraineté sur des bases extérieures à l'économie ; cela ne sera pas aisé car il est plus facile de s'unifier monétairement sur la base d'une union politique préexistante qu'inversement. Cela dit, l'originalité de l'euro interpelle et impose une certaine réflexion. Né dans un contexte de mondialisation et de régionalisation de l'économie, l'euro retranscrit l'importance que revêt l'économie dans le monde actuel. Le pouvoir économique ayant (presque) supplanté le pouvoir politique, l'euro serait-il une monnaie moderne qui ouvre une brèche supplémentaire vers la dématérialisation ? En démontrant que la monnaie est peut-être en passe de s'affranchir du politique et du social, l'euro est un peu à l'image des firmes multinationales, guidées par le seul intérêt économique et dont l'activité est déconnectée d'un attachement particulier à une société humaine.

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    Site généraliste sur l'Union européenne : www.touteleurope.fr

    * 1 Jean Cartelier, La monnaie, Flammarion, Paris, 1996 : p. 58.

    * 2 Voila pourquoi, dans le titre de ce mémoire, l'analyse de la monnaie que je présente est qualifiée « d'hétérodoxe ».

    * 3 Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique. Essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent, Albin Michel, Paris, 2003 : p. 227, 228.

    * 4 Idem, p. 237.

    * 5 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe, Economica, Paris, 2001 : p. 1. Robert Raymond a longtemps travaillé à la Banque de France avant d'être directeur général de l'Institut monétaire européen, organe qui a précédé la constitution en juin 1998 de la Banque centrale européenne (BCE).

    * 6 L'approche fonctionnaliste de la monnaie sera présentée ultérieurement.

    * 7 Les quatre qualités traditionnellement attachées aux métaux précieux, en tant que monnaie, sont : la divisibilité (possibilité d'obtenir des éléments de dimension voulue), l'inaltérabilité (peuvent être stockés sans dommages matériels), la malléabilité (peuvent recevoir l'empreinte d'un symbole monétaire) et l'importante valeur sous un faible volume.

    * 8 Ce point de la réflexion où l'or et l'argent apparaissent comme des monnaies instituées sera approfondi plus loin (voir p. 24).

    * 9 Le fait que ce soit les autorités religieuses qui garantissaient la valeur des pièces s'explique par l'aura sociale dont bénéficiaient ces autorités à une époque où la religion tenait une place prépondérante dans la société.

    * 10 La France prononça l'inconvertibilité de sa monnaie en 1936.

    * 11 Croyance et confiance au premier chef.

    * 12 La monnaie scripturale n'a pas d'existence autonome par rapport à la monnaie fiduciaire en ce qu'elle peut à tout moment être convertie en billets ou pièces.

    * 13 Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, PUF, Paris, 1995.

    * 14 Sylvie Diatkine, Institutions et mécanismes monétaires, Armand Colin, Paris, 1992 : p. 15, 16.

    * 15 Marc Bassoni et Alain Beitone, Monnaie. Théories et politiques, Dalloz, Paris, 1997 : p. 10.

    * 16 Voir Jean-Michel Servet, La monnaie contre l'Etat ou la fable du troc in Droit et monnaie. Etats et espace monétaire transnational, travaux de recherche sur le droit des marchés et des investissements internationaux, Université de Bourgogne, Vol. 14, 1988. Jean-Michel Servet est actuellement professeur à l'Institut universitaire d'études du développement de Genève.

    * 17 Alain Caillé, préface de : Philippe Rospabé, La dette de vie. Aux origines de la monnaie, La Découverte, Paris, 1995.

    * 18 Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique. Essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent (précédemment cité) : p. 218.

    * 19 Jean Cartelier, La monnaie (précédemment cité) : p. 42 ; 51.

    * 20 Milton Friedman, Capitalisme et liberté, Laffont, Paris, 1971.

    * 21 Idem, p. 61.

    * 22 John R. Searle est professeur de philosophie de l'esprit et du langage à Berkeley (Californie). Son ouvrage intitulé La construction de la réalité sociale constitue une référence bibliographique centrale de ce mémoire en ce que sa réflexion, de nature philosophique, s'articule très bien avec mon projet qui est de réfléchir sur la nature profonde de la monnaie pour en faire ressortir des traits extra économiques (mais aussi économiques !) susceptibles d'éclairer les faits réels. Ainsi, cette partie se fonde essentiellement sur son analyse de la réalité sociale. Sa démarche et la thèse qu'il défend s'inscrivent en adéquation avec les théories économiques hétérodoxes de la monnaie, en particulier celle de Michel Aglietta et André Orléan.

    * 23 John R. Searle, La construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris, 1998 : p. 197 ; 198 ; 200.

    * 24 Idem, p. 13.

    * 25 Selon John R. Searle, seuls les faits institutionnels sont constitutifs de la réalité socialement construite. Or, d'autres faits sociaux qu'il mentionne, impliquant un niveau d'abstraction moins élevé, semblent également participer à l'édification de notre réalité construite. C'est le cas par exemple des faits créés par assignation de fonctions agentives fortuites. L'assignation de fonctions agentives fortuites n'implique pas un système de règles préalables car la fonction attachée est en rapport direct avec la consistance physique de l'objet (ou presque). John R. Searle prend l'exemple du tournevis : cet objet constitué de fer et de bois est un tournevis. Il n'en reste pas moins qu'il n'existe pas à l'état naturel de tournevis ; un tournevis est un objet fabriqué par l'homme pour une utilité bien précise. Ainsi, on peut penser qu'il n'y a pas que les faits institutionnels qui soient constitutifs de la réalité construite, même si les faits institutionnels possèdent vraiment une nature particulière renvoyant au fictif (telle une frontière, non matérialisée, entre deux pays).

    * 26 Ibid. p. 44 ; 45.

    * 27 Ibid. p. 169.

    * 28 John R. Searle fait référence aux comportements de certains animaux qu'on présente souvent comme « sociaux » et dotés d'un système de communication, telles les abeilles ou les fourmis.

    * 29 Ibid. p. 56 ; 83.

    * 30 Ibid. p. 152, 153.

    * 31 Ce point sera traité plus loin dans la réflexion.

    * 32 Ibid. p. 50.

    * 33 Ibid. p. 69.

    * 34 John R. Searle ne parle jamais de confiance ; il ne fait référence qu'au phénomène de croyance. Or, nous verrons plus loin dans la réflexion qu'il paraît pertinent de décomposer les deux phénomènes.

    * 35 Ibid. p. 53.

    * 36 Cette idée peut être rapprochée au matérialisme historique marxiste lorsque Marx, à travers le concept de production, tente de comprendre le réel dans sa vérité et dans sa totalité. Appréhendé à travers ses différents moments, le procès de production, au sens de Marx, recouvre l'ensemble de l'existant. Il montre que les hommes transforment, par leur activité, leurs propres conditions d'existence ; les institutions sociales relevant de cette même dynamique.

    * 37 Ibid. p. 288.

    * 38 Il convient de préciser que la monnaie n'est pas neutre sur le social. Elle instaure, entre autres, des liens de dépendance et de sujétion entre les individus en ce qu'elle est une condition indispensable d'appartenance et d'existence au sein de l'économie de marché. Des économistes et des sociologues épars ont bien souligné ces phénomènes, parmi lesquels figurent Jean Cartelier et Vivianna Zelizer

    * 39 Ibid. p. 54.

    * 40 Jacques Sapir inclut dans les théories monétaires qu'il appelle « essentialistes », et qu'il critique, notamment celle de Michel Aglietta et André Orléan qu'il juge excessivement centrée sur la monnaie.

    * 41 Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique. Essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent (précédemment cité) : p. 276 ; 279.

    * 42 John R. Searle, La construction de la réalité sociale (précédemment cité) : p. 80.

    * 43 Idem, p. 81.

    * 44 Serge Latouche, Décoloniser l'imaginaire. La pensée créative contre l'économie de l'absurde, L'Aventurine, Paris, 2003 : p. 55 ; 126.

    * 45 Idem, p. 110.

    * 46 Marcel Drach est économiste et philosophe à l'université de Paris IX-Dauphine.

    * 47 Marcel Drach, L'argent ou le simulacre maintenu in L'argent, ouvrage collectif sous la direction de Marcel Drach, La Découverte, Paris, 2004.

    * 48 Roger Pouivet, Qu'est ce que croire ?, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 2003. Roger Pouivet est professeur de philosophie à l'Université de Nancy 2 et membre des Archives Poincaré (CNRS).

    * 49 Ce point sera examiné plus tard dans la réflexion.

    * 50 Idem, p. 19, 20.

    * 51 Michel Aglietta, Le renouveau de la monnaie in L'économie mondiale 2003, La Découverte, Paris, 2002 : p. 96.

    * 52 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ?, document de travail MODEM, Université de Paris X-Nanterre (élaboré suite au colloque sur la monnaie qui s'est tenu à Poitiers en novembre 2001 intitulé : Du franc à l'euro : changements et continuité de la monnaie).

    * 53 Jean Cartelier, La monnaie (précédemment cité) : p. 64.

    * 54 Idem, p. 96.

    * 55 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ? (précédemment cité).

    * 56 Le cas de l'euro qui constitue un contre-exemple notoire à la relation souveraineté politique-monnaie sera analysé ultérieurement.

    * 57 Jean Cartelier, La monnaie (précédemment cité) : p. 98, 99, 100.

    * 58 Voir Georg Simmel, Philosophie de l'argent, PUF, Paris, 1999. Dans cet ouvrage, Georg Simmel met en évidence le fait que le système capitaliste implique une généralisation de la monnaie comme intermédiaire des échanges. Apparaît alors le problème de la confiance qui sous-tend la pérennité de la monnaie. Dès lors, Georg Simmel en arrive à faire de la monnaie une « institution publique » au sens où la confiance est maintenue par un dispositif institutionnel complet, pouvoir politique au premier chef.

    * 59 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ? (Précédemment cité).

    * 60 Jean Cartelier, La monnaie (précédemment cité) : p. 97 ; 98.

    * 61 Jean Cartelier ne prend à aucun moment en compte le cas très particulier de l'euro. Son livre, La monnaie, publié en 1996 est certes légèrement dépassé par rapport à la date d'entrée en vigueur de l'euro (1er janvier 1999) même si, néanmoins, l'union économique et monétaire était en marche depuis la signature du traité de Maastricht en février 1992.

    * 62 Idem, p. 83 ; 84, 85.

    * 63 Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, Paris, 2002.

    * 64 Selon Michel Aglietta et André Orléan, l'origine du « besoin » de monnaie provient de la capacité que détient l'argent à protéger les individus de l'incertitude marchande. En effet, à la différence des marchandises, la monnaie est liquide, c'est-à-dire qu'elle est unanimement reconnue et acceptée. En ce sens, elle ne répond pas à une utilité précise ; elle permet aux individus de se prémunir contre une multitude de besoins.

    * 65 Idem, p. 38 ; 58, 59.

    * 66 Ibid. p. 85.

    * 67 Ibid. p. 28 ; 33.

    * 68 Durant toute la réflexion, on gardera cette classification bipartite.

    * 69 Développée par Rousseau dans le Contrat social, la théorie de la souveraineté populaire stipule que la souveraineté réside dans le peuple qui est la réunion de ces parties de souveraineté. En concluant le contrat social, chaque homme accepte de mettre en commun, avec les autres membres de la société, la part de souveraineté qu'il détient. Il accepte d'obéir à l'Etat mais, puisqu'il constitue l'Etat, il n'obéit qu'à lui-même et préserve ainsi sa liberté. En pratique, la théorie de la souveraineté populaire a débouché sur des modes représentatifs d'exercice du pouvoir.

    * 70 Emmanuel Todd, L'illusion économique, Gallimard, Paris, 1999.

    * 71 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ? (précédemment cité).

    * 72 Idem, p. 4 ; 5.

    * 73 Ibid. p. 8.

    * 74 Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance (précédemment cité) : p. 210.

    * 75 Idem, p. 211, 212.

    * 76 Ibid. p. 212, 213.

    * 77 Michel Aglietta, Le renouveau de la monnaie in L'économie mondiale 2003 (précédemment cité) : p. 98 ; 99.

    * 78 Voir sur ce point l'ouvrage de John Kenneth Galbraith : Brève histoire de l'euphorie financière, Seuil, Paris, 1992.

    * 79 Denis Clerc, Inflation et croissance, Syros/Alternatives, Paris, 1989 : p. 106.

    * 80 Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance (précédemment cité) : p. 213.

    * 81 La stabilité des prix permet de maintenir la valeur de la monnaie calculée par rapport à un numéraire réel : un panier de biens.

    * 82 Michel Aglietta, Le renouveau de la monnaie in L'économie mondiale 2003 (précédemment cité) : p. 101.

    * 83 Idem, p. 103.

    * 84 Denis Clerc, Inflation et croissance (précédemment cité) : p. 145.

    * 85 Idem, p. 146.

    * 86 Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance (précédemment cité) : p. 214.

    * 87 Il paraît faussé d'énoncer une indépendance totale des banques centrales vis-à-vis du politique car il subsiste, comme nous le verrons ultérieurement, des liens multiples entre la sphère politique et la banque centrale. Le premier de ces liens réside dans le fait que le politique institue juridiquement l'indépendance de la banque centrale. Le politique, compris au sens large, a entériné cette indépendance. Le corollaire en est qu'il peut à tout moment, s'il le souhaite, inverser le processus.

    * 88 Ces pays étaient : l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.

    * 89 Source : Commission européenne, Cap sur la croissance. L'économie de l'Union européenne, Direction générale de la presse et de la communication, Bruxelles, 2003.

    * 90 Il s'agissait de contourner les barrières protectionnistes pour accéder directement à un grand marché dynamique et solvable. Les IDE ont un impact positif sur l'économie locale, notamment en ce qu'ils sont créateurs d'emplois.

    * 91 Se référer notamment à la notion de « zone monétaire optimale » attachée à l'analyse de Robert Mundell, prix Nobel d'économie en 1999.

    * 92 Le 17 avril 1989, un groupe d'experts présidé par Jacques Delors, président de la Commission européenne, adopta à l'unanimité un rapport sur l'union économique et monétaire prévoyant une évolution en trois étapes vers l'adoption d'une monnaie unique.

    * 93 Ces pays étaient au nombre de onze : Allemagne, France, Autriche, Belgique, Espagne, Finlande, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas et Portugal. Alors que le Royaume-Uni et le Danemark refusaient délibérément d'intégrer la zone euro à l'occasion de la première vague d'adhésion, la Grèce et la Suède ne convergeaient pas suffisamment. Finalement, la Grèce a intégré l'eurosystème en janvier 2001.

    * 94 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 20.

    * 95 L'Organisation européenne de coopération économique (OECE) était chargée de répartir les subsides de l'aide Marshall.

    * 96 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne, Bréal, Rosny, 2003 : p. 71. Arcangelo Figliuzzi est agrégé de sciences sociales et professeur de chaire supérieure en classes préparatoires aux écoles de commerce.

    * 97 European Currency Unit, l'ECU était constitué d'un panier de monnaies communautaires dont les montants étaient déterminés selon l'importance économique de chaque pays. C'était par rapport à lui qu'étaient établis les « cours-pivots » de chacune des monnaies européennes.

    * 98 Chaque monnaie possédait un « cours-pivot », déterminé par rapport à l'ECU, qui définissait des marges de fluctuation à plus ou moins 2,25 %.

    * 99 Le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) permettait une mise en commun d'une partie des réserves des pays membres de la CEE et assurait une compensation multilatérale entre banques centrales.

    * 100 Des mécanismes de crédit spécifiques avaient été mis en oeuvre dans le cadre du SME pour permettre aux pays membres de faire face aux différents problèmes de financement qu'ils pouvaient rencontrer.

    * 101 L'influence du système monétaire allemand pouvait s'expliquer, selon Arcangelo Figliuzzi, par la force et la réputation de la monnaie allemande, et, par la grande crédibilité de la Bundesbank, banque centrale indépendante.

    * 102 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne (précédemment cité) : p. 76, 77.

    * 103 Ce qui a abouti, selon la Commission, à une économie annuelle estimée entre 0,3 et 0,4 % du PIB total des pays de la CEE (soit 13,7 à 19,8 milliards d'euros).

    * 104 Commission européenne, Cap sur la croissance. L'économie de l'Union européenne (précédemment cité).

    * 105 Cette notion sera analysée ultérieurement.

    * 106 Jean-Michel Servet, Promesses et angoisses d'une transition monétaire in L'argent (précédemment cité) : p. 265.

    * 107 Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance (précédemment cité) : p. 292 ; 293.

    * 108 Il est certain que l'euro tend à homogénéiser économiquement la zone euro. Mais, de nombreuses disparités demeurent (flexibilité du marché du travail, pression fiscale, niveau des salaires, mécanismes de solidarité collective, état du développement économique et social, etc.).

    * 109 Pour appuyer son raisonnement sur l'empirique, Jean Messiha prend l'exemple de l'Union latine qui préfigura en quelque sorte l'instauration de l'euro, à environ un siècle d'intervalle. Créée en 1865, elle devait à l'initial annihiler la spéculation monétaire au sein d'un espace composé d'une union de pays européens. Dans les faits, l'Union latine dura seulement dix ans avant d'imploser.

    * 110 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ? (précédemment cité).

    * 111 Idem, p. 10.

    * 112 Bruno Théret, L'euro en ses tristes symboles. Une monnaie sans âme ni culture in Le monde diplomatique, n° 573, décembre 2001. Bruno Théret est membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire en sociologie (IRIS) de l'Université Paris IX-Dauphine.

    * 113 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 124.

    * 114 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne (précédemment cité) : p. 16 ; 18.

    * 115 C'est notamment le cas de la Commission européenne qui, tout en étant politiquement indépendante, incarne le pouvoir exécutif européen. Ainsi, la Commission dispose d'importantes prérogatives. Investie d'un droit d'initiative législative quasi exclusif, elle prépare et met en oeuvre les décisions du Conseil de l'Union européenne et du parlement européen. Elle est actuellement présidée par José Manuel Barroso, commissaire portugais dont très peu de « citoyens » européens doivent connaître le nom. Les commissaires, au nombre de vingt-cinq, sont désignés par les gouvernements pour une période renouvelable de quatre ans. Pèse sur la Commission un manque de représentativité et de légitimité démocratique, ainsi qu'une difficulté de contrôle d'un organe qui paraît éloigné des populations européennes. Accusée d'être technocratique et peu transparente, elle est la principale cible des courants souverainistes européens.

    * 116 La Turquie dispose pour le moment du statut de candidat à l'Union européenne.

    * 117 Jean Paul Jacqué est professeur des facultés de droit. Il est actuellement directeur au service juridique du Conseil de l'Union européenne.

    * 118 Jean-Michel Servet, Promesses et angoisses d'une transition monétaire in L'argent (précédemment cité) : p. 268.

    * 119 Michel Aglietta, Espoirs et incertitudes suscités par l'euro in L'argent (précédemment cité) : p. 246.

    * 120 Bruno Théret, L'euro en ses tristes symboles. Une monnaie sans âme ni culture (précédemment cité).

    * 121 Denis Guénoun, Les deux faces de l'euro in L'argent (précédemment cité) : p. 278. Denis Guénoun est écrivain, philosophe et homme de théâtre. Il est professeur en poste à l'Université de Paris IV-Sorbonne.

    * 122 Voir le supplément Euro du journal Le Monde, daté du 23 novembre 2001.

    * 123 Idem, p. 280.

    * 124 Jean-Michel Servet, Promesses et angoisses d'une transition monétaire in L'argent (précédemment cité) : p. 271.

    * 125 Denis Guénoun, Les deux faces de l'euro in L'argent (précédemment cité) : p. 281 ; 282.

    * 126 Il semble que Denis Guénoun nomme « césarisme » le fait que la monnaie soit l'effet direct du prince, c'est-à-dire que celle-ci soit directement liée en termes de croyance et de confiance à une puissance souveraine.

    * 127 Idem, p. 282.

    * 128 Jean-Michel Servet, Promesses et angoisses d'une transition monétaire in L'argent (précédemment cité) : p. 274.

    * 129 Denize Flouzat, Les stratégies monétaires, PUF, Paris, 2003 : p. 47. Denise Flouzat est professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.

    * 130 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 45.

    * 131 Pour l'heure, il s'agit de Lorenzo Bini Smaghi, José Manuel Gonzales, Jürgen Stark et Gertrude Tumpel-Gugerell.

    * 132 Denis Clerc, Inflation et croissance (précédemment cité) : p. 106 ; 107 ; 108.

    * 133 Cette remarque peut s'appliquer à l'euro car, comme nous le verrons, contrairement aux autres grandes banques centrales, la BCE semble entachée d'un déficit démocratique qui l'écarte de certaines préoccupations sociales fondamentales. Ainsi, certains économistes, tel que Jean-Pierre Fitoussi (La règle et le choix. De la souveraineté monétaire en Europe, Seuil, Paris, 2002), ont dénoncé ce manque de légitimité démocratique de la BCE.

    * 134 La suppression de ce risque a bien été mise en évidence au sein de la littérature des dernières decennies :

    - Finn Kydland et Edward Prescott, Rules rather than discretion : the inconsistency of optimals plans in Journal of political economy, 1977.

    - Robert Barro et David Gordon, A posture theory of monetary policy in a natural rate model in Journal of political economy, 1983.

    - Kenneth Rogoff, The optimal degree of commitment to an intermediate monetary target in The quarterly journal of economics, 1985.

    * 135 Denise Flouzat, Les stratégies monétaires (précédemment cité) : p. 52.

    * 136 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 68.

    * 137 Ce point sera développé ultérieurement dans la réflexion.

    * 138 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne (précédemment cité) : p. 87, 88.

    * 139 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 58.

    * 140 Il en est de même pour la politique de change de l'eurosystème. En effet, officiellement, le traité établit une cogestion de la politique de change entre la BCE et le Conseil. Mais, officieusement, c'est la BCE qui en a la responsabilité. Dès lors, conformément au principe de stabilité des prix, cette dernière a mené une politique de change « passive ».

    * 141 Idem, p. 52.

    * 142 Le terme « stagflation » a été utilisé pour désigner la crise des années 1970 comme une situation de grande inflation, non accompagnée d'un développement économique notable.

    * 143 Pour les keynésiens, la politique monétaire, associée à la politique budgétaire, est perçue comme un moyen de réguler le niveau de l'activité économique, notamment en cas de crise. Une des idées centrales de John Maynard Keynes consiste à préconiser la baise des taux d'intérêt lorsque cela est nécessaire dans l'optique de stimuler l'investissement. De ce fait, Keynes privilégie l'inflation sur la stabilité des prix car c'est, selon lui, le « prix à payer » pour combattre le chômage. En conséquence, selon la doctrine keynésienne, la politique monétaire doit être discrétionnaire ; elle est un outil au service de l'économie et du bien-être de la société.

    * 144 Denis Clerc, Inflation et croissance (précédemment cité) : p. 36.

    * 145 Denise Flouzat, Les stratégies monétaires (précédemment cité) : p. 37.

    * 146 Idem, p. 43.

    * 147 Ibid. p. 98.

    * 148 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne (précédemment cité) : p. 91.

    * 149 Les Etats membres, conformément au traité de Maastricht, ont tout de même conservé une marge de battement équivalente à 3% du PIB national. De même, dans des circonstances exceptionnelles, tels les attentas du 11 septembre 2001, ils disposent d'une autorisation provisoire de dépassement.

    * 150 La politique budgétaire peut, en effet, être utilisée pour contracter la demande et réduire l'inflation. En outre, dans le cas de la zone euro, des politiques budgétaires trop expansionnistes seraient venues contredire le principe de stabilité des prix. C'est pourquoi, la situation des finances publiques était une composante importante de la convergence.

    * 151 Idem, p. 95.

    * 152 En fait, le budget européen connaît deux principales limites. D'une part, il semble confronté aux divergences entre pays membres, divergences concernant le prélèvement des recettes et l'affectation des dépenses, chaque pays essayant d'avoir un maximum de retour sur investissement. Arcangelo Figliuzzi assimile ces divergences à une « véritable négation de l'esprit communautaire ». D'autre part, conséquence de la première limite, le budget européen paraît insuffisant pour pouvoir s'imposer en budget intégrateur, régulateur et fédérateur des intérêts communautaires.

    * 153 Les problèmes de politique économique au sein de la zone euro seront largement développés par la suite. Pour l'instant, il s'agit juste de démontrer que l'euro doit également être compris comme un « bloc » de principes économiques contraignants, imprimant une vision libérale de la société.

    * 154 Egidius Berns, L'euro et le politique in L'argent (précédemment cité) : p. 256 ; 257. Egidius Berns est économiste et philosophe à l'Université de Tilburg aux Pays-Bas.

    * 155 On peut penser notamment à la politique de la concurrence qui a impulsé un grand mouvement de dérégulation.

    * 156 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 30, 31.

    * 157 Idem, p. 126.

    * 158 Ibid. p. 126.

    * 159 Ibid. p. 118.

    * 160 Article de Sandra Moatti publié au sein de la revue Alternatives économiques, dossier spécial euro intitulé : Pourquoi l'euro ne tient t-il pas ses promesses, n° 239, septembre 2005 : p. 55, 56.

    * 161 Michel Aglietta, Espoirs et incertitudes suscités par l'euro in L'argent (précédemment cité) : p. 247 ; 248.

    * 162 Le Parlement européen est l'unique instance politique de l'Union européenne dont les membres sont élus au suffrage universel direct. Il représente ainsi les 459 millions d'habitants des Etats membres de l'Union. Le nombre de députés qui y siègent par pays est proportionnel à la population de chaque pays. Le Parlement a essentiellement une fonction législative en co-décision avec le Conseil de l'Union. Mais, il reste non souverain politiquement. D'une part, il ne dispose pas seul du pouvoir législatif qu'il partage avec le Conseil de l'Union. D'autre part, il ne possède pas un pouvoir absolu de décider en dernier ressort ; il n'est pas maître de son organisation et de ses décisions.

    * 163 Idem, p. 248.

    * 164 Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives économiques (précédemment cité) : p. 53, 54.

    * 165 Denis Clerc, Inflation et croissance (précédemment cité) : p. 43 ; 44.

    * 166 Denise Flouzat, Les stratégies monétaires (précédemment cité) : p. 87 ; 89, 90.

    * 167 Les banques commerciales, submergées de créances douteuses, prêtent peu à des entreprises elles-mêmes douteuses.

    * 168 Denis Clerc, Inflation et croissance (précédemment cité) : p. 50.

    * 169 Idem, p. 52.

    * 170 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 59.

    * 171 Bruno Théret, L'euro en ses tristes symboles. Une monnaie sans âme ni culture (précédemment cité).

    * 172 Voir John Kenneth Galbraith, Brève histoire de l'euphorie financière (précédemment cité).

    * 173 Michel Aglietta, Espoirs et incertitudes suscités par l'euro in L'argent (précédemment cité) : p. 244.

    * 174 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 115.

    * 175 Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives économiques (précédemment cité) : p. 50.

    * 176 Au cours de la période 2002-2004, le taux de croissance de la zone euro a enregistré la plus faible progression parmi les taux de croissance des principales économies de l'OCDE. Alors que la croissance américaine augmentait de 3,1 % au cours de la période, celle du Royaume-Uni de 2,4 % et celle du Japon de 1,3 %, le taux de croissance de la zone euro s'élevait quant à lui à 1,1 % (source : OCDE).

    * 177 Idem, p. 50.

    * 178 Ibid. p. 51 ; 52.

    * 179 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne (précédemment cité) : p. 94.

    * 180 La politique budgétaire européenne s'avère quasi inexistante et reste majoritairement absorbée par la politique agricole commune (PAC).

    * 181 Denise Flouzat, Les stratégies monétaires (précédemment cité) : p. 122.

    * 182 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 60 ; 61.

    * 183 Michel Aglietta, Espoirs et incertitudes suscités par l'euro in L'argent (précédemment cité) : p. 252.

    * 184 Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives économiques (précédemment cité) : p. 57.

    * 185 Idem, p. 57 ; 56.

    * 186 Contribution de Michel Aglietta à l'article de Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives économiques : p. 58.

    * 187 Notamment du point vue d'autres économies tels que les Etats-Unis, le Royaume-Uni, etc.

    * 188 Comme cela s'est produit le 5 juillet 2005 lorsqu'une majorité de parlementaires européens ont fait part de leur désapprobation vis-à-vis de la politique monétaire menée par la BCE.

    * 189 Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives économiques (précédemment cité) : p. 53.

    * 190 La notion de déficit structurel invite à appréhender le déficit budgétaire dans une logique temporelle selon laquelle les investissements publics réalisés aujourd'hui engendrent des coûts et des retombées qui s'échelonnent dans une logique de long terme.

    * 191 Idem, p. 56.

    * 192 L'Allemagne et la France présentaient en 2004 des déficits publics égaux à -3,7 % de leurs PIB respectifs, alors que dans le même temps la Belgique, l'Irlande et la Finlande arboraient des soldes positifs respectivement égaux à +0,1 %, +1,3 % et +2,1 % de leurs PIB (source : Eurostat).

    * 193 Ibid. p. 56.

    * 194 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne (précédemment cité) : p. 99.

    * 195 Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives économiques (précédemment cité) : p. 59 ; 60.

    * 196 Il semblerait que l'Union ne soit pas près d'instaurer un fédéralisme budgétaire. Plusieurs paramètres semblent entraver cette perspective, surtout en ce qui concerne la question du prélèvement et de l'allocation des recettes (la PAC est notamment fortement décriée car les dépenses agricoles absorbent la majorité des dépenses communautaires, de même que les écarts de développement entre les pays s'avèrent source de conflit en terme de redistribution...).

    * 197 Robert Mundell, The theory of optimum currency areas in American economic review, septembre 1961.

    * 198 Au sens de Robert Mundell, une zone monétaire optimale est une zone d'intégration monétaire où l'absorption des chocs asymétriques est assurée par d'autres mécanismes que la manipulation des taux de change des économies de cette zone.

    * 199 David Ricardo part du fait que la théorie des avantages absolus d'Adam Smith exclut du commerce international tout pays qui n'aurait pas d'avantage absolu. Or, selon Ricardo, même si un pays n'a pas d'avantage absolu, il a tout de même intérêt à s'ouvrir au commerce extérieur. David Ricardo propose donc un élargissement de la théorie d'Adam Smith ; chaque pays doit se spécialiser dans le secteur où il est le moins désavantagé et, au final, l'ouverture est toujours plus favorable que l'autarcie. En outre, David Ricardo présuppose une hypothèse centrale : l'immobilité des facteurs de production au niveau international.

    * 200 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 3 ; 8.

    * 201 Idem, p. 129.

    * 202 Ibid. p. 130.

    * 203 On parle ici de souveraineté politique au sens où nous avons défini cette notion auparavant dans cette réflexion, c'est-à-dire comme la coexistence d'une autorité publique et d'une nation qui la légitime.

    * 204 Jean Messiha, Souveraineté et zone monétaire optimale : construit, coïncidence ou causalité ? (précédemment cité).

    * 205 Arcangelo Figliuzzi, L'économie européenne (précédemment cité) : p. 112.

    * 206 Contribution de Michel Aglietta à l'article de Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives économiques (précédemment cité) : p. 57, 58.

    * 207 Les principaux Etats favorables à une avancée politico-institutionnelle sont la France, l'Allemagne, les pays du Benelux et la République Tchèque.

    * 208 Il s'agit essentiellement de la Grande-Bretagne et du Danemark.

    * 209 Voir sur ce point l'ouvrage de John Kenneth Galbraith, Brève histoire de l'euphorie financière (précédemment cité).

    * 210 Aristote, Les politiques, Flammarion, Paris, 1999.

    * 211 Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique. Essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent (précédemment cité).






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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille