Université de Paris 1
Panthéon-Sorbonne
UFR d'économie 02
Master THEME, spécialité histoire de la
pensée économique
Mémoire de Master à finalité
recherche
Année universitaire 2005-2006
« Analyse hétérodoxe de la
monnaie appliquée à l'euro : l'originalité et le pari
d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité
économique »
Dirigé par : Jérôme
Lallement
Présenté et soutenu par :
Grégory Ode
« L'Université de Paris 1
Panthéon-Sorbonne n'entend donner aucune approbation, ni improbation aux
opinions émises dans ce mémoire ; elles doivent être
considérées comme propres à leur
auteur »
Remerciements et avertissements
Remerciements :
Je tiens tout d'abord à remercier mon directeur de
mémoire, Jérôme Lallement, pour sa gentillesse, sa
disponibilité, son aide et la compréhension dont il a fait preuve
pour l'approbation de mon sujet de mémoire.
Je désire ensuite remercier mes parents, Thierry et
Marie-Lise, pour tout le soutien qu'ils m'ont apporté durant ces cinq
années d'études. Il en est de même pour Valérie,
à qui j'adresse une pensée particulière.
Avertissements :
Avant que le lecteur commence la lecture de ce
mémoire, je tiens à souligner les difficultés
inhérentes au sujet au sens où celui-ci, très large,
s'avère difficile à traiter exhaustivement. Ainsi, pourrait-il,
selon mon avis, faire l'objet d'un sujet de thèse. En outre, il appelle
à exploiter et croiser des connaissances éparses qui, d'une part
obligent à sortir de la réflexion strictement économique,
ce que j'ai délibérément recherché, et, d'autre
part nécessitent de se référer à une bibliographie
et à des supports variés et d'actualité.
Sommaire
Introduction
......................................................................................................................
6
La monnaie appréhendée comme une
composante centrale de la réalité socialement construite :
saisir l'argent comme une institution impliquant croyance et dont la
pérennité repose sur un lien social de confiance
I. La monnaie : institution centrale des
sociétés modernes
............................................................ 11
A. La nécessité de dépasser
l'économique pour comprendre l'essence de la monnaie
................................ 12
B. La monnaie : un artifice, produit de l'histoire, socle
des économies contemporaines .............................. 21
II. La monnaie : une institution dont l'existence
et la pérennité impliquent croyance et confiance
.......... 35
A. D'une problématique de la croyance à une
problématique de la confiance ..........................................
36
B. La confiance symbolique et la confiance éthique qui
fondent la monnaie ........................................... 48
L'originalité génésiaque et
institutionnelle d'une monnaie à la seule légitimité
économique : l'euro, monnaie neutre, à consistance
libérale, produit de la rationalité économique
I. L'euro : monnaie dépourvue d'attaches
symboliques dont la légitimité repose sur des fondements d'ordre
économique
......................................................................................................................
62
A. Le bien-fondé économique de l'euro
......................................................................................
62
B. L'originalité génésiaque d'une monnaie
dépourvue de confiance symbolique ......................................
72
II. La BCE, autorité responsable de l'euro aux
assises monétaristes : la charge libérale de l'euro
........... 85
A. La BCE : organisation et principes de fonctionnement
................................................................. 86
B. La charge libérale de l'euro, monnaie aux assises
monétaristes .......................................................
94
III. Les éléments inéluctables de
fragilité de l'euro : la nécessité de poursuivre
l'intégration économique, sociale et politique
européenne
.............................................................................................
104
A. Les éléments de fébrilité
économique de la zone euro : une menace prégnante pour la
souveraineté de la monnaie européenne
...........................................................................................................
104
B. Asseoir la souveraineté de l'euro : l'heure des
réformes ?
............................................................ 120
Conclusion
............................................................................................................................................................
132
Bibliographie
..................................................................................................................
134
Introduction
En avant-propos de la deuxième partie de son ouvrage
intitulé La monnaie, Jean Cartelier écrit ceci :
« Que la monnaie, bien qu'elle soit essentielle au
fonctionnement du marché, ne trouve pas sa place dans la théorie
économique, montre non seulement qu'elle n'est pas un bien
économique, mais également que l'économie de marché
n'est pas cette société qui se constituerait sur une table rase
institutionnelle grâce à l'échange volontaire entre
individus indépendants et égoïstes. En reconnaissant que la
monnaie, conçue comme un ensemble minimal de règles du jeu, est
un point de départ obligé pour la théorie du
marché, il est possible d'esquisser une théorie économique
reconnaissant explicitement que les fondements de l'économie de
marché sont à rechercher au-delà de
l'économique »1(*).
Cette citation de Jean Cartelier s'avère
révélatrice des difficultés qu'éprouve la
théorie économique dominante à intégrer la monnaie
au sein de son analyse. En effet, cette dernière évince de son
discours la question de la substance de la monnaie pour en retenir que l'aspect
fonctionnel, pratique, en la reléguant au rang de « voile
lubrifiant » du système marchand. Pourtant, la monnaie n'a
rien de spontané au premier abord. En supposant qu'on jette depuis un
hélicoptère des quantités importantes de billets
libellés en dollar au dessus d'un village perdu au fin fond de
l'Afrique, qu'est ce qui peut garantir que les « heureux
habitants » africains verront dans ces billets la même chose
que nous y voyons nous ? Inversement, à supposer maintenant que ce
village ait une « monnaie officielle », qui ne se
présente pas nécessairement sous la forme de pièces et
billets, et que ses habitants déversent, cette fois-ci, des
quantités importantes de leur monnaie au-dessus d'un village quelconque
de France, quelle va être la première réaction des
« heureux villageois » français si ce n'est
l'étonnement, le questionnement et non la réjouissance
spontanée ? Ce petit exemple illustre bien à quel point la
nature de la monnaie ne doit pas être négligée et que
celle-ci doit être pensée autrement que comme un objet
économique stricto sensu à portée universelle.
Tel est l'objet premier de cette réflexion. D'ailleurs, selon Jacques
Sapir, l'appréhension de la monnaie comme une institution et non comme
un bien économique ordinaire constitue un point de rupture majeur entre
l'orthodoxie économique, incarnée par la théorie
économique standard, et les courants de pensée économiques
qualifiés d'hétérodoxes2(*) :
« Une des principales ruptures des différents
courants hétérodoxes avec la pensée économique
dominante a justement consisté en une analyse différente dans la
monnaie. Là où l'analyse économique ne voit qu'un bien
parmi les autres, élevé au statut de numéraire, les
hétérodoxes voient en général une institution.
Cette divergence est fondamentale, même si, suivant les différents
courants, les conséquences que l'on en tire peuvent fortement
variées »3(*).
Plus loin dans son ouvrage, Jacques Sapir poursuit en
soulignant l'importance de réfléchir sur la nature profonde de la
monnaie, eu égard au rôle prééminent qu'elle joue
dans une économie de marché où les échanges sont
décentralisés :
« La question de la monnaie est donc un point
central si l'on part de l'hypothèse d'une société
fortement hétérogène et d'une centralisation devant se
réaliser ex post, à travers des institutions ayant leur
histoire et leur dynamique, alors penser la monnaie devient un exercice
capital »4(*).
Désormais, dans notre société, l'argent
a pénétré les relations sociales, ayant même le
pouvoir de métamorphoser les comportements et les personnalités.
Omniprésent dans le langage, dans les images, dans l'actualité,
c'est une réalité prégnante de notre quotidien. C'est
également un marqueur social important des sociétés
monétisées dans la mesure où l'argent
homogénéise, identifie et hiérarchise les
éléments. Ce faisant, il paraît exercer une influence
considérable sur des individus qui pensent le monde en termes
monétaires. Langage, lien social fondamental des sociétés
marchandes, source de pouvoir mais aussi d'inégalités, de liens
de sujétion, de violences, de crises sociales et monétaires...
Ces quelques éléments invitent à réfléchir
sur la nature profonde de la monnaie, ce qui implique de ne pas en rester
à son apparence fonctionnelle car, finalement, l'évidence ne dit
rien sur ce qu'est réellement la monnaie. C'est pourquoi, adopter le
point de départ de la théorie économique standard conduit
assurément à abaisser la capacité de compréhension
des phénomènes impliquant la monnaie, ce qui peut se
révéler dommageable lorsqu'on sait que l'économique et le
social repose aujourd'hui en bonne partie sur le monétaire. Dès
lors, écarter ou neutraliser la monnaie revient d'une certaine
manière à occulter ou à rejeter sciemment une partie
intégrante de la réalité économique et sociale.
Saisir la nature de la monnaie implique, semble t-il, de
déborder le cadre économique afin d'appréhender l'argent
comme un concept, devenu institution, aux composantes à la fois
politiques, sociales et économiques. De ce fait, cette réflexion
propose de penser la monnaie comme une institution centrale des
sociétés contemporaines, sur laquelle reposent les
économies modernes. En outre, s'étant
dématérialisée avec le temps, elle se présente
aujourd'hui sous des aspects de plus en plus abstraits dont la forme de
référence demeure la monnaie fiduciaire ou « monnaie
papier ». Exempte de valeur intrinsèque, la monnaie ne
possède de valeur que par son signe, signe qui lui confère une
valeur autoréférentielle. De la sorte, en prenant le pas sur le
« réel », le nominal, essence même de la
monnaie, fait intervenir une logique purement sociale qui renvoie au symbolisme
et intègre les individus dans un système régi par la
croyance et la confiance. L'argent fait donc partie de ces
« choses » qui existent uniquement parce que les hommes les
ont créées de manière artificielle et
délibérée, selon une intention spécifique. Ces
choses construites socialement, qui régissent notre quotidien,
résultent de la volonté humaine et sont, en ce sens, le produit
de l'histoire. En d'autres termes, la monnaie n'est une composante des
sociétés uniquement dans la mesure où il existe un
consensus social sur son existence, sa nature et ses fonctions. De ce fait,
elle a pour support friable la croyance et, à plus long terme, la
confiance des individus, ce qui pose, entre autres, le problème crucial
de la stabilité du cadre et du support de l'économie de
marché. De par sa nature, la monnaie doit donc toujours
réaffirmer sa légitimité aux yeux des individus si elle
veut rester souveraine car, à défaut de reconnaissance sociale,
monnaie n'est pas richesse et richesse n'est pas monnaie.
En outre, une analyse de la monnaie, alternative à
celle proposée par la théorie économique dominante, ne
doit pas s'astreindre à nourrir le débat théorique. Ainsi,
pour faire preuve davantage de pertinence, elle doit être en mesure
d'apporter un éclairage nouveau sur la réalité. C'est
pourquoi, l'analyse théorique de la monnaie qui sera menée dans
le cadre de cette réflexion sera appliquée à l'euro,
monnaie unique européenne liant depuis le premier janvier 2001 douze
pays membres de l'Union européenne : l'Allemagne, l'Autriche, la
Belgique, l'Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l'Irlande,
l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal. Fruit d'une
intégration progressive entre plusieurs Etats européens,
l'arrivée de l'euro constitue un des évènements les plus
importants de ces dernières décennies, voire de ces derniers
siècles, pour le continent européen. En effet, le passage
à la monnaie unique est bien plus qu'un simple changement d'unité
de compte. Ce n'est pas seulement une opération qui relève de la
technique. C'est une transformation économique et sociale d'une
envergure exceptionnelle pour les sociétés européennes,
comme le souligne Robert Raymond :
« Il est permis, sans verser dans la grandiloquence,
d'affirmer qu'on trouverait dans l'histoire de l'Europe peu de circonstances
d'une importance équivalente. Les plus grands changements furent
notamment, pour s'en tenir aux deux ou trois derniers siècles, la
Révolution française, un certain nombre de guerres, la
colonisation et la décolonisation, quelques grandes innovations
scientifiques et industrielles. Bien que l'introduction de la monnaie unique
paraisse moins traumatisante à première vue, elle apporte, elle
aussi, une novation dans l'histoire de la société
européenne à divers titres »5(*).
En somme, hormis la volonté d'effectuer une analyse
conceptuelle de la monnaie qui se détache de l'orthodoxie
économique, le projet de ce mémoire est d'allier analyse
théorique et application réelle dans une démarche
d'ensemble cohérente et, si possible, pertinente. De ce fait, la
problématique est double et se subdivise en deux questions : d'une
part, il faut se demander comment la monnaie, considérée comme
une composante fondamentale de la réalité économique et
sociale, dépourvue de valeur intrinsèque, parvient-elle à
remplir les fonctions d'unité de compte, de moyen de paiement et de
réserve de valeur que les économistes lui assignent
traditionnellement ? Puis, d'autre part, en intégrant les
éléments de réponse de la première question, il
convient de s'interroger pour savoir dans quelle mesure l'euro constitue t-il
une monnaie originale, pionnière et audacieuse, qui, de ce fait, se
révèle porteuse d'éléments de
fragilité ? La réponse à ces questions s'effectuera
conformément à une vision hétérodoxe de la monnaie,
au sens où celle-ci sera appréhendée comme une institution
à consistance économique, sociale et politique.
Pour se faire, la réflexion s'articulera autour de
deux grandes parties. Dans une première partie, que l'on peut qualifier
de « théorique », il sera question de
réfléchir sur ce qu'est la monnaie. L'objectif consistera alors
à montrer que celle-ci peut être pensée, à la
différence de la conception standard, comme une institution socialement
construite, un artifice produit de l'histoire, impliquant croyance et
confiance. Puis, sur la base du travail effectué au cours de la
première partie, la visée d'une seconde partie sera de
procéder à une analyse de l'euro, en s'appuyant sur la
réflexion théorique qui aura été menée
préalablement. L'accent sera alors mis sur l'originalité et les
éléments de fragilité de cette nouvelle monnaie, produit
de la rationalité économique.
La monnaie appréhendée comme une
composante centrale de la réalité socialement construite :
saisir l'argent comme une institution impliquant croyance et dont la
pérennité repose sur un lien social de confiance
La monnaie se veut être un rouage économique
essentiel permettant d'organiser efficacement les échanges au sein des
sociétés marchandes. A ce titre, elle assure un certain nombre
fonctions qui lui sont traditionnellement associées. Mais, sans valeur
intrinsèque, la monnaie moderne ne peut remplir ces fonctions que si
elle est unanimement acceptée, ou légitimée, par
l'ensemble des membres de la société. De ce fait, comprendre sa
nature en tant qu'artifice implique d'outrepasser l'économique, et, de
se pencher sur les phénomènes de croyance et de confiance qui la
fondent.
I. La monnaie : institution centrale des
sociétés modernes
La théorie économique standard admet que la
monnaie constitue un « instrument » très utile
à l'économie de marché, sans même s'interroger de
manière in extenso sur la façon dont elle parvient
à assumer les missions pour lesquelles elle a été
créée. De la sorte, elle évince de son discours toute
problématique ayant trait à la nature de la monnaie, si
particulière. C'est pour cette raison qu'on ne peut élaborer une
réflexion profonde de la monnaie sans s'écarter de la
théorie économique dominante, ni sortir de la sphère
économique. Alors seulement, à ces conditions, peut
émerger une analyse exhaustive de la monnaie, appréhendée
comme une institution fondamentale des sociétés modernes.
A. La nécessité de dépasser
l'économique pour comprendre l'essence de la monnaie
L'approche fonctionnaliste de la monnaie, qui sera
définie et commentée plus loin dans la réflexion, ne dit
rien sur la nature de la monnaie. Or, cette dernière n'est pas un fait
évident qui relève de l'innée. C'est pourquoi, une
réflexion essentialiste de la monnaie qui tenterait d'en saisir la
nature impose de se distancier de la théorie économique dominante
et de franchir les limites de l'économique.
Les formes actuelles de la monnaie : la thèse de
la dématérialisation
Selon la thèse de la dématérialisation,
qui se fonde sur l'approche fonctionnaliste de la monnaie6(*) et les contraintes liées
à un système de troc, avant de s'abstraire progressivement, la
monnaie a d'abord été constituée par des biens ou des
produits faisant l'objet d'importants courants d'échange et pouvant, de
ce fait, être aisément négociés. Les
premières monnaies ont ainsi été constituées
d'objets qui tiraient leur valeur de leur emploi sous forme de marchandises. En
d'autres termes, les premières monnaies possédaient une valeur
intrinsèque. Le fait qu'elles étaient reconnues et
acceptées par tous, ou presque, provenait de leur utilité
sociale. Généralement, ces premières monnaies
étaient de conservation facile. Les plus connues de ces
« monnaies-marchandises » furent les bestiaux en
Grèce et Rome, les morues séchées à Terre-Neuve,
les blocs de thé au Tibet, les coquillages, le sel en barres, etc.
Ce faisant, on peut estimer que la première
étape d'abstraction significative de la monnaie se réalisa
lorsque les métaux dits précieux, essentiellement l'or et
l'argent, qui, par leurs qualités7(*), constituèrent les premières monnaies
sans véritable valeur intrinsèque. En effet, si ces métaux
ont, certes, la particularité d'être rares ou difficilement
accessibles, ils ne possèdent pas en soi une utilité sociale
directe. En revanche, les monnaies-marchandises susmentionnées
détenaient par elles-mêmes une utilité directe reconnue en
ce qu'elles répondaient à la satisfaction de besoins humains.
Autrement dit, l'or ou l'argent ne possèdent pas en eux-mêmes la
propriété de liquidité, c'est-à-dire la
caractéristique d'être, sans conteste, acceptés par les
autres membres de la société. Ils ont acquis cette
propriété ex post, de manière
détournée, ce qui relève d'un choix de
société8(*).
En outre, les métaux précieux ont subi de nombreuses
modifications dans leur utilisation comme monnaie. D'abord, à Babylone
et en Egypte, l'or et l'argent circulaient sous forme de lingots, sans poids
déterminé. Il fallait alors mesurer le poids du métal et
estimer sa pureté lors de chaque transaction : c'est la monnaie
pesée. Puis, vers 800 avant J.-C., les lingots prirent un poids et une
forme déterminés et affinés, donnant naissance aux
pièces métalliques : c'est la monnaie comptée.
Quelques siècles plus tard, durant l'Antiquité, les pièces
furent frappées par les autorités religieuses qui garantissaient
de la sorte la valeur de l'argent9(*), c'est-à-dire le titre et le poids du
métal que les pièces contenaient : c'est la monnaie
frappée. Après plusieurs siècles d'évolution, le
système du bimétallisme or et argent, remplacé en France
par un système de monométallisme or à partir de 1876,
constituèrent les derniers régimes officiels de monnaie
métallique.
Ceci étant, à en suivre la thèse de la
dématérialisation, la monnaie métallique a donné
naissance, indirectement et de manière progressive, à la
« monnaie-papier », forme de référence de la
monnaie actuelle. Dès l'Antiquité, puis au Moyen Age, des
particuliers prirent l'habitude de déposer de l'or et de l'argent
auprès de banquiers qui leur remettaient en contrepartie un certificat
constatant le dépôt de métal précieux. Toutefois, ce
« billet » ne constituait pas une nouvelle forme de monnaie
qui s'ajoutait à la monnaie métallique ; la transmission
d'un certificat d'un individu à un autre correspondait juste à un
transfert de métal précieux. L'étape suivante consista
dans la création du billet de banque, conçu à la suite
d'une initiative du banquier suédois Palmstruck qui fonda la Banque de
Stockholm au XVIIème siècle. Constatant que les
porteurs de billets ne venaient pas tous en même temps demander le
remboursement en métal de leurs billets, Palmstruck estima que sa banque
pouvait, en prenant peu de risques, émettre un nombre de billets
supérieur à celui correspondant au montant total des
dépôts de métal précieux. A partir de ce moment
là, les billets de banque constituaient une monnaie parallèle
à la monnaie métallique ; cette émission de billets
n'entraînait pas le retrait de la circulation monétaire d'une
quantité équivalente de métal précieux.
L'abstraction monétaire se réalisait un peu plus, sans pour
autant dématérialiser la monnaie significativement dans la mesure
où l'existence des billets de banque reposait sur la possibilité
pour tout porteur de billets d'en demander le remboursement en métal
précieux.
Ce n'est que quelques siècles plus tard que le billet
de banque inconvertible s'instaura. Née de circonstances
exceptionnelles, l'inconvertibilité du billet de banque en métal
précieux est, peu à peu, devenue la règle dans les
économies modernes. C'est ainsi qu'à l'occasion de certains
événements graves, guerres notamment, pour éviter des
retraits massifs qui auraient mis en faillite les banques, les pouvoirs publics
sont intervenus en décrétant le cours forcé des billets.
Une telle décision avait pour effet de supprimer la possibilité
pour les détenteurs de billets de banque d'en demander le remboursement
en or, ce qui dispensait les banques de l'obligation d'assurer la
convertibilité des billets en métal précieux. Il est
à noter, néanmoins, que le cours forcé ne devait
être que provisoire, la convertibilité du billet devant être
rétablie aussitôt la période de crise terminée.
Mais, à la suite de la crise économique de 1929, les pays se
heurtèrent à de graves problèmes monétaires et le
cours forcé devint progressivement définitif dans tous les
pays10(*). Actuellement,
le billet est donc totalement inconvertible. Déconnecté de toute
garantie matérielle, la monnaie-papier ne tire sa valeur que du seul
fait qu'elle est reconnue et acceptée par tous les agents
économiques comme moyen de paiement. La valeur de la monnaie moderne est
donc directement tributaire des jugements11(*) des acteurs sociaux à son égard.
D'autres formes de monnaie existent sans avoir pour autant une
existence autonome vis-à-vis de la monnaie fiduciaire. C'est notamment
le cas de la monnaie scripturale, qui permet d'effectuer des règlements
par de simples jeux d'écriture, dans des comptes de dépôts
à vue. En outre, la monnaie scripturale n'a pas pour seul effet de
remplacer une quantité équivalente de monnaie-papier ; elle
donne également la possibilité d'accroître la
quantité de monnaie présente au sein de l'économie par le
biais d'opérations de crédit. Représentant environ 80% de
la monnaie actuelle, la monnaie scripturale reste néanmoins
attachée à la monnaie fiduciaire12(*) ; c'est la raison pour laquelle la
monnaie-papier sera considérée dans ce mémoire comme la
forme référentielle de la monnaie moderne.
La vision fonctionnaliste de la monnaie : l'orthodoxie
monétaire
L'approche fonctionnaliste limite son analyse de la monnaie
aux trois fonctions canoniques qui lui sont traditionnellement
assignées. L'argent est alors considéré comme un
équivalent général, « voile neutre »,
permettant de faciliter les échanges. Les questions ayant trait à
la nature profonde de la monnaie sont détournées de l'analyse.
Cette vision fortement restrictive de la monnaie trouve son fondement
analytique dans l'histoire de la pensée économique au sein de
l'oeuvre d'Adam Smith, « père fondateur » de
l'économie politique. Ainsi, sans nier l'existence et l'utilité
de la monnaie dans une économie où le travail est socialement
divisé, dans le livre I (chapitre IV) de la Richesse des
nations13(*), Adam
Smith avance implicitement l'idée selon laquelle la monnaie n'est qu'un
« voile » au sens où les échanges sont
réels. L'idée centrale, et historique, d'Adam Smith réside
dans la double équivalence qu'il établit : d'une part entre
marchandise et monnaie, et, d'autre part entre quantité de travail et
marchandise. Ce faisant, Adam Smith instaure une vision réelle de
l'économie, c'est-à-dire que les échanges peuvent
être pensés en faisant abstraction de la monnaie. Il est à
ce titre un précurseur de l'orthodoxie économique et
monétaire.
Cela dit, la première fonction que l'approche
fonctionnaliste attribue à la monnaie est celle d'étalon de
valeur, ou, d'unité de compte. En effet, alors que le troc ne permet de
déterminer la valeur d'une marchandise que par rapport à une
autre marchandise, avec la monnaie, il devient possible de mesurer la valeur
des différents biens de manière absolue ou relative. En ramenant
ainsi toutes les évaluations possibles d'un bien exprimées en
termes d'autres biens en une seule évaluation exprimée en
monnaie, cette dernière permet de réaliser une importante
économie de calculs et d'informations. La monnaie s'apparente alors
à un langage permettant d'homogénéiser, d'évaluer
et de hiérarchiser les différents biens présents dans
l'économie. De par sa fonction d'unité de compte, la monnaie se
veut être :
« Une unité de mesure commune grâce
à laquelle les prix individuels des différents biens et les
transactions sont évalués dans un langage chiffré commun
à tous les membres de la communauté de paiements
considérée »14(*).
Puis, la deuxième fonction que les économistes
allouent traditionnellement à la monnaie est celle
d'intermédiaire des échanges, ou, de moyen de paiement. Cette
fonction fondamentale de la monnaie prend son origine dans les contraintes
inhérentes au troc, notamment celle ayant trait à la double
coïncidence des besoins qui impose que chacun des échangistes
désire le bien détenu par l'autre. En effet, le problème
de la double coïncidence des désirs implique des coûts
importants liés à la recherche d'informations (des partenaires
échangistes) et au besoin de stocker les marchandises. Dès lors,
l'intervention de la monnaie permet de faciliter considérablement les
échanges en ce qu'elle décompose chaque transaction en deux
opérations successives : une vente et un achat. De la sorte, dans
une économie monétaire, celui qui détient un bien et
souhaite le vendre, va pouvoir céder ce bien contre une certaine
quantité de monnaie qui en constitue le prix. Avec la monnaie obtenue,
cette personne pourra, par la suite, acquérir d'autres biens. Ce
faisant, la monnaie constitue un véritable moyen de paiement.
Enfin, la troisième fonction que l'optique
fonctionnaliste attribue à la monnaie est celle de réserve de
valeur. Pouvant être conservée pour réaliser un achat
à un moment futur, la monnaie offre la possibilité de
transférer du pouvoir d'achat d'une période à une autre,
ce qui lui confère une double dimension spécifique :
« Elle est (la monnaie) tout d'abord un `lien' entre
le présent et le futur ; elle est ensuite un instrument favorable
à l'exercice des décisions et des responsabilités
individuelles [...] De ce point de vue, la monnaie substituerait aux
contraintes et servitudes du troc la souplesse et les avantages des choix
inter-temporels »15(*).
Toutefois, la fonction de réserve de valeur n'est
effective que si le pouvoir d'achat de la monnaie n'est pas
déprécié dans le temps, ce qui est le cas en situation
d'inflation prolongée. Mais, si d'autres biens peuvent aussi conserver
du pouvoir d'achat à long terme, même parfois mieux que la monnaie
en période d'inflation (immeubles, oeuvres d'art...), il n'en demeure
pas moins que la monnaie possède la propriété fondamentale
d'être parfaitement liquide. A ce titre, elle est immédiatement
disponible pour acquérir d'autres biens en ce qu'elle est unanimement
acceptée par les autres membres du groupe.
Les limites de la thèse de la
dématérialisation et de la conception fonctionnaliste : la
nécessité de dépasser l'économique pour penser la
monnaie
Prenant appui sur la conception fonctionnaliste de la
monnaie, la thèse de la dématérialisation part du troc,
système d'échange « primitif », lourd et
dispendieux. Compatible avec des échanges élémentaires et
un faible niveau de spécialisation des tâches, ce système
serait devenu au fil du temps un obstacle majeur à la division du
travail. Les hommes, à force d'ingéniosité, auraient alors
« inventé » la monnaie, c'est-à-dire un bien
particulier désiré par tous, servant d'étalon
général de mesure et de moyen de paiement. L'expérience
aidant, à l'instar d'un processus de sélection naturelle, les
métaux précieux seraient devenus les supports monétaires
les plus appropriés. Puis, par un processus d'innovation, ces derniers
furent progressivement écartés au profit de monnaies plus
sûres et plus pratiques, mieux adaptées à la croissance des
volumes des transactions. Monnaie-papier et monnaie-électronique
s'imposèrent progressivement. Ainsi, la thèse de la
dématérialisation renvoie à ce que l'on peut appeler
« l'histoire traditionnelle de la monnaie », une
évolution linéaire mettant en évidence l'abstraction
progressive des formes de la monnaie, de la monnaie-marchandise à la
monnaie scripturale.
A la lumière des faits, la thèse de la
dématérialisation est globalement avérée. En effet,
avec le temps, la monnaie s'est indubitablement détachée des
supports matériels qui lui conféraient une valeur soit
intrinsèque (monnaie-marchandise), soit instituée (monnaie
métallique). Aujourd'hui signe monétaire à valeur
autoréférentielle, il est indéniable que la monnaie s'est
abstraite avec le temps. Mais, la thèse de la
dématérialisation, ancrée sur l'approche fonctionnaliste,
doit tout de même susciter quelques réserves. Ainsi, cette
thèse situe l'origine première de la monnaie au sein d'un
système contraignant : l'économie de troc. Or, nombre
d'historiens, s'appuyant sur les travaux récents d'ethnologues et
d'archéologues, considèrent le troc comme une « vue de
l'esprit ». A cet effet, certains spécialistes de la monnaie,
tel que Jean-Michel Servet16(*), parlent même de « fable du
troc ». Ce système d'échanges serait alors un
état économique virtuel, intellectuellement construit, reposant
sur l'idée d'une continuité entre troc et échanges
marchands, la monnaie n'étant que le moyen technique permettant de
réaliser les transactions de manière efficiente. En
réalité, comme l'observe Alain Caillé17(*), les biens
échangés dans les sociétés primitives ne sont que
rarement des biens utilitaires ; les échanges ont fondamentalement
une fonction cérémonielle. Par ailleurs, ces derniers ne se
réalisent pas sur la base d'un principe d'équivalence
(donnant-donnant) mais reposent essentiellement sur une logique
ostentatoire : pour assurer sa supériorité, un individu ou
un groupe doit pouvoir donner plus qu'on ne peut lui rendre. Ainsi, les
monnaies des sociétés traditionnelles, ou paléomonnaies,
ont des fonctions qui transcendent largement la fonction de moyen de paiement.
Encore aujourd'hui, dans certaines régions du monde fonctionnant
différemment que les sociétés occidentales
développées, la monnaie revêt d'autres fonctions
détachées de toute logique commerciale ou mercantile. En
conséquence, l'origine de la monnaie ne doit pas absolument être
placée dans une logique marchande ou dans un quelconque mouvement
spontané aboutissant à libérer l'économie des
contraintes liées au troc. A l'origine, et dans une moindre mesure
à l'heure actuelle, la monnaie revêt d'autres fonctions que celles
énoncées par l'approche fonctionnaliste. Enfin, l'histoire
traditionnelle de la monnaie s'appuie sur une vision mécaniste et
linéaire de l'évolution des formes de la monnaie. Cependant,
l'histoire invite à rompre avec ce schéma évolutif trop
figé. Des retours peuvent ponctuellement s'opérer. Tel est le cas
en situation de résurgence massive du troc lors de graves crises
monétaires, comme en témoignent les situations d'hyper-inflation
qui conduisent les agents économiques à rejeter la monnaie
officielle. Ces retours montrent la fragilité de la nature de la monnaie
et, plus fondamentalement, de la précarité des états de
confiance qui se polarisent autour d'elle. En définitive, si l'histoire
traditionnelle de la monnaie semble emplie de bon sens, il n'en reste pas moins
qu'elle en retranscrit une image trop simpliste. Certes, la monnaie s'est
dématérialisée avec le temps. Mais, elle n'est pas pour
autant un bien ordinaire réduit au rang d'instrument technique des
échanges. Aussi faut-il retenir de cet examen critique l'idée
selon laquelle la monnaie appelle à réfléchir de
manière plus approfondie sur sa nature, au-delà de
l'économique.
Comme nous venons de le voir, une étude
revisitée de la thèse de la dématérialisation
invite à sortir de l'économique pour saisir la nature de la
monnaie. Une analyse critique de l'approche fonctionnaliste devrait aboutir
à une conclusion similaire. Cette dernière énonce les
trois fonctions essentielles attachées à la monnaie, fonctions
qui sont avérées, sans toutefois poser de questions
substantielles. C'est là que réside sa principale faiblesse.
Effectivement, à supposer que la monnaie remplit de manière
effective ses trois fonctions, comment y parvient-elle sachant qu'elle se
présente sous la forme de simples morceaux de papier
colorés ? Accepter et reconnaître la monnaie sous cette forme
dans l'intégralité de ses fonctions ne relève pas de
l'inné. Cela n'a rien d'intuitif ; il faut donc se pencher sur le
processus social à l'origine de la monnaie et de son acceptation
générale dans la société. Cela étant, c'est
sur la base de l'approche fonctionnaliste que se fonde l'orthodoxie
économique. Ainsi, la théorie économique standard a
établit ses résultats en abaissant la monnaie à sa
dimension fonctionnelle objective, ce qui la conduit à l'écarter
afin de penser la société comme un ensemble de relations
réelles ou naturelles. Cette tradition qui tend à
considérer la monnaie comme un « outil technique »
de second plan visant à faciliter les échanges, sans consistance
sociale, aboutit à un rejet en dehors du débat théorique
de toute problématique s'intéressant à l'essence de la
monnaie et, au-delà, à un « non lieu de la monnaie en
économie » selon l'expression de Jacques Sapir :
« Ce formalisme renvoie à un non-lieu de la
monnaie en économie. La force de ce préjugé incite
à se demander si les économistes, du moins ceux du courant
dominant, n'ont pas une secrète détestation de l'argent similaire
à celle de certains théologiens »18(*).
Ce faisant, la théorie économique dominante a
volontairement rejeté la monnaie en considérant un monde sans
argent où les individus, autonomes ex ante, cherchent à
satisfaire leurs besoins en consommant des biens et services. Elle fournit
l'image d'une société d'échanges réels,
constituée naturellement par agrégation d'individus libres et
égoïstes, sans soulever de questions à propos du cadre
institutionnel que cela implique au préalable :
« La préférence donnée à
la notion de richesse réelle résulte d'un choix scientifique et
philosophique privilégiant une approche naturelle de la
société ne présupposant aucun lien social a
priori. Dans cette conception, la société est
représentée comme la conséquence voulue de choix
individuels libres et égoïstes » ; « La
théorie économique moderne offre l'image d'une
société qui se constitue volontairement. L'individu y est
souverain mais n'y semble défini que par ses préférences.
Le lien social, ce qui le rend semblable aux autres, est constitué par
la seule nomenclature naturelle des biens. Les biens sont en quelque sorte le
langage commun aux individus, ce par quoi ils peuvent
communiquer »19(*).
Ainsi, selon la vision imposée par la théorie
économique standard, la monnaie n'est qu'un voile dont il est possible
de se passer pour penser la société et, plus
particulièrement, l'économie marchande. Elle postule de ce fait
un ordre social préexistant où les individus sont des êtres
libres a priori. Cette négation de la monnaie ne pourrait
être mieux illustrée que par l'exemple de Milton Friedman20(*) lorsque celui-ci imagine une
monnaie lancée depuis un hélicoptère pour être
immédiatement mise à la disposition des agents
économiques. Il est de bon sens que cette proposition, aussi
simplificatrice de la réalité soit-elle, n'est pas
acceptable : comment des individus peuvent-ils adhérer
spontanément à telle ou telle forme de monnaie alors même
que rien ne leur garantit, a priori, qu'il s'agit bien là,
effectivement, d'une monnaie ayant un pouvoir d'achat sur l'ensemble de la
société ? Cela invite donc à reconsidérer la
monnaie, non comme un voile neutre, mais comme une institution socialement
construite, préalable nécessaire au bon fonctionnement des
échanges. C'est d'ailleurs cette conception de la monnaie que soutient
Jean Cartelier :
« La réhabilitation de la monnaie comme point
de départ de l'économie politique est donc l'hypothèse de
remplacement qu'il convient d'explorer ou de réexplorer. Dans cette
perspective, la monnaie n'est pas un objet ou un bien particulier, mais un
ensemble de règles. Pour bien marquer cet aspect organisationnel de la
monnaie, on parlera également de système de paiement. La monnaie,
ou système de paiement, est l'institution qui rend possible la
coordination des actions économiques des individus [...] Sans elle, le
marché n'est pas pensable »21(*).
En définitive, penser la monnaie implique de
s'écarter de l'orthodoxie monétaire et de dépasser
l'économique si l'on veut réfléchir sur sa nature en tant
que support fondamental de la vie économique et sociale. Essentielle au
fonctionnement de l'économie de marché, la monnaie doit
être envisagée comme un fait institutionnel, résultat d'un
processus endogène à la société et ayant des
fondements à la fois économiques, politiques et sociaux.
B. La monnaie : un artifice, produit de l'histoire,
socle des économies contemporaines
Selon l'approche qui est la notre, la monnaie doit être
appréhendée comme une institution, c'est-à-dire un
ensemble de règles conçues pour répondre à un
certain nombre de besoins. Composante de notre réalité
socialement construite au sens où l'entend John R. Searle22(*), elle fait intervenir un
certain nombre de mécanismes et comporte plusieurs
caractéristiques fondamentales propres aux faits institutionnels. Cette
partie-ci de la réflexion intègre des éléments de
philosophie ; ce détour paraît important pour la suite de
l'analyse.
Taxinomie des faits réels et émergence de la
monnaie comme fait institutionnel
Dans son ouvrage intitulé La construction de la
réalité sociale, John R. Searle défend ce qu'il
appelle la « thèse du réalisme externe »,
selon laquelle il existe une réalité extérieure,
indépendante de toute pensée, représentation ou
volonté humaine. Ce monde exogène à la vie de l'homme n'a
rien à voir avec une quelconque théorie de la
vérité ; l'idée sous-jacente consiste juste dans le
fait que des choses existent réellement, qu'elles soient
matérielles ou immatérielles, indépendamment de tout
arbitraire humain :
« J'ai défini le réalisme comme la
thèse selon laquelle le monde existe indépendamment des
représentations que nous en avons. Il s'ensuit en particulier que si
nous n'avions jamais existé, s'il n'y avait jamais eu de
représentations - d'énoncés, de croyances, de perceptions,
de pensées, etc. -, la majeure partie de ce qui compose le monde n'en
aurait pas été affectée » ; « En
d'autres termes encore, la réalité, dans une large mesure, ne
dépend pas de l'intentionnalité sous une forme
quelconque » ; « Si l'on tient à le loger dans
une case particulière, on pourrait dire que le réalisme est une
théorie ontologique : il dit qu'il existe une réalité
totalement indépendante de nos représentations [...] Le
réalisme ne dit pas comment les choses sont mais seulement qu'elles sont
d'une certaine manière. Et choses dans les deux phrases
précédentes ne veut pas dire objets matériels ou
même objets »23(*).
La thèse du réalisme externe s'oppose en
philosophie à la thèse antiréaliste selon laquelle aucune
réalité extérieure n'existe en dehors de la pensée,
de la conscience ou de l'esprit humain. La doctrine antiréaliste se
compose principalement de deux versions :
l'idéalisme-phénoméniste et le constructivisme social.
Ceci étant, pour en revenir à ce qui nous
préoccupe, la thèse centrale de John R. Searle consiste à
défendre l'idée d'un monde réel dichotomique,
constitué d'une part d'une réalité extérieure aux
individus, et, d'autre part d'une réalité socialement
fabriquée découlant de l'esprit ou de la volonté humaine.
La thèse du réalisme semble bien fondée car il
paraît difficile d'admettre que l'homme ait le monopole, ou même,
soit à l'origine de tout ce qui nous entoure. Cela dit, la question tout
à fait cruciale qui préoccupe John R. Searle est celle de la
manière dont les hommes construisent « leur »
réalité sociale sur laquelle repose nos vies, celle qui pour
nous, individus, nous apparaît banale. Pour l'expliquer, John R. Searle
hiérarchise les différents types de faits qui composent le monde
réel selon qu'ils impliquent ou non un degré de conscience
élevé. Une première distinction consiste à
différencier les faits bruts des faits relatifs à l'observateur.
Les faits bruts sont des phénomènes intrinsèquement
naturels. En ce sens, ils sont indépendants de tout état de
conscience humaine. En revanche, les faits relatifs à l'observateur sont
directement rattachés à une forme de pensée humaine. Cette
première classification est celle qui fait du monde dans lequel nous
vivons un univers dichotomique, subdivisé entre une
réalité naturelle et une réalité plus ou moins
directement liée à la présence de l'homme. Ensuite, John
R. Searle identifie au sein des faits relatifs à l'observateur les faits
sociaux, catégorie de faits résultant de l'intentionnalité
collective, qu'il différencie d'autres types de faits impliquant un
état de conscience moindre, tels les faits mentaux (j'ai mal à la
tête). L'intentionnalité collective, à l'origine des faits
sociaux, renvoie à une conscience d'action collective, d'agir en commun
sciemment. En d'autres termes, l'intentionnalité collective implique que
l'action individuelle prend son sens uniquement dans la mesure où elle
est reliée à une action collective plus largement
définie :
« L'élément décisif dans
l'intentionnalité collective est le sentiment que l'on a de faire
(vouloir, croire, etc.) quelque chose ensemble, et l'intentionnalité
individuelle que chacun peut avoir est dérivée de
l'intentionnalité collective que l'on partage. Ainsi, pour revenir
à l'exemple précédent du match de football, j'ai bien en
effet l'intention à titre individuel de bloquer la défense, mais
je n'ai cette intention que dans le contexte plus général de
notre intention collective d'exécuter une passe »24(*).
Selon John R. Searle, tout fait impliquant une
intentionnalité collective est un fait social. Néanmoins, il
existe plusieurs types de faits sociaux qui doivent être nuancés
selon qu'ils font intervenir un état de conscience plus ou moins
développé. Ainsi, certains animaux ont des comportements relevant
de l'intentionnalité collective. C'est notamment le cas lorsque des
poissons se mettent en banc pour se protéger d'un prédateur.
Toutefois, de tels comportements n'impliquent pas de prédispositions
linguistiques ou culturelles. C'est pourquoi, certains faits sociaux peuvent
relever de l'inné tandis que d'autres renvoient à un niveau de
conscience plus évolué. Ainsi, à un niveau de conscience
supérieur, on trouve les faits sociaux consistant à associer des
fonctions à des objets. Là encore, John R. Searle distingue les
différents types de fonctions assignées selon leur niveau
d'abstraction. Par abstraction, il faut comprendre l'écart existant
entre une fonction assignée à une chose et les
propriétés de cette chose à l'état brut. Au niveau
d'abstraction le plus élevé, on trouve le processus d'assignation
de fonction-statut qui ne peut se faire que sur la base d'un système de
représentations et de règles préexistant. L'assignation
d'une fonction-statut à un objet requiert en effet l'existence
préalable de toute une série d'institutions humaines, dont le
langage en est une essentielle, étant donné la déconnexion
importante entre la fonction assignée et les propriétés
intrinsèques de l'objet. Il en résulte que les fonctions-statuts
sont constitutives des faits institutionnels, eux-mêmes constitutifs en
grande partie de notre réalité socialement construite25(*) :
« Une sous-classe particulière des faits
sociaux est constituée par les faits institutionnels, les faits
impliquant des institutions humaines » ; « Les faits
institutionnels [...] ont impérativement besoin, pour exister,
d'institutions particulières. Le langage est l'une d'elles ; en
vérité, c'est tout un ensemble d'institutions de ce
genre »26(*).
L'imbrication des faits institutionnels comprise dans un
ensemble plus vaste dans lequel sont intégrés d'autres types de
faits sociaux, tels les faits créés par assignation de fonctions
agentives fortuites, aboutie à l'édification d'une
réalité construite socialement. Les faits institutionnels sont
inter-reliés les uns aux autres. La construction des la
réalité sociale est un processus qui se réalise
conformément à une culture de société. Ce faisant,
la monnaie est un fait institutionnel au sens de John R. Searle en ce qu'elle
est créée par assignation de fonction-statut à un support
physique qui, à l'état naturel, est détaché du
rôle qui lui est dévolu ex post. Si cela est
particulièrement probant pour la monnaie moderne, monnaie-signe, le
raisonnement mené ci-dessus est également valable pour la monnaie
métallique, par exemple. En effet, même si la monnaie
métallique fonde sa valeur sur un métal précieux, celui-ci
est précieux parce que les individus ont décidé de le
percevoir ainsi. Naturellement, il en est autrement car l'or et l'argent ne
possèdent pas de valeur intrinsèque. Même s'ils sont rares
et difficilement extractibles, ils ne satisfont pas directement de besoin
humain. La valeur qui a pu (et est toujours) leur être
conférée était déconnectée de leurs
propriétés naturelles. En ce sens, ils ont été des
monnaies instituées, à l'instar de la monnaie-papier, simplement
peut-être de manière moins abstraite. C'est pourquoi, la monnaie
ne peut être réduite à sa dimension fonctionnelle, faisant
d'elle un instrument technique des échanges. Pour comprendre les faits
impliquant la monnaie, il est nécessaire de saisir sa nature : un
fait socialement construit, avec toutes les conséquences que cela
implique.
Création des faits institutionnels :
transcender l'intrinsèque pour parvenir à l'artificiel
Selon John R. Searle, trois éléments
interviennent dans la constitution des faits institutionnels :
l'intentionnalité collective, l'assignation de fonction-statut et les
règles constitutives. Ayant déjà eu l'occasion de
préciser auparavant en quoi consistaient les deux premiers
éléments, il convient de s'attarder un instant sur le
troisième : les règles constitutives. Une des idées
centrales de John R. Searle réside dans le fait qu'il n'y a de faits
institutionnels qu'au sein d'un système de règles constitutives.
Ces règles ont la forme : « X est compté comme un
Y dans le contexte C ». Par exemple, les billets en euros (morceaux
de papier) délivrés par la Banque centrale européenne (X)
constituent de la monnaie (Y) au sein des sociétés marchandes qui
reconnaissent l'euro (C). L'existence de telles règles implique, au
préalable, la présence d'autres institutions tels que le langage,
le politique, le juridique, etc. Les règles constitutives permettent de
transcender les choses dans la mesure où elles leur assignent des
fonctions-statut qui dépassent leurs propriétés
intrinsèques, faisant apparaître, de cette manière, la
nature si particulière des faits institutionnels :
« Il faut aussi, puisque les caractéristiques
physiques spécifiées par le terme X ne suffisant pas à
garantir que la fonction assignée s'effectuera bien, qu'il y ait une
reconnaissance ou un accord collectif continu concernant la validité de
la fonction assignée ; sans quoi la fonction ne peut pas bien
s'accomplir [...] L'impression que nous avons d'une présence magique,
d'un truc de prestidigitateur, d'un tour de passe-passe dans la création
des faits institutionnels à partir des faits bruts, provient du
caractère non physique, non causal de la relation des termes X et Y dans
la structure où des choses X sont simplement comptées par nous
comme des choses Y »27(*).
Ainsi, la monnaie, comme tout fait institutionnel,
nécessite en premier lieu l'existence d'un langage complet. En effet,
dans la formule « X est compté comme un Y dans le contexte
C », la propriété X ne suffit pas en elle-même
pour créer un fait institutionnel qui serait la monnaie. Par exemple, le
fait de posséder un morceau de papier quelconque n'en fait pas
spontanément du papier-monnaie. Il faut qu'un consensus social
détermine la nature de la fonction-statut à conférer
à l'objet et alors, seulement, les propriétés
intrinsèques de l'objet seront dépassées par un
mécanisme de symbolisation. Autrement dit, un système de
représentations doit préalablement existé afin de passer
de X à Y. Dès lors, on est amené à penser le
langage comme l'élément fondamental qui permet la création
ontologique des institutions. Un petit schéma extrêmement basique
peut être construit afin de bien se représenter le rôle
premier du langage dans la constitution de la réalité
socialement.
Rôle premier du langage dans la constitution des faits
institutionnels :
Appartenance à une société
Langage
Capacité de
symbolisation
Création des faits institutionnels
Capacité d'identification des institutions
existantes
Croyances d'une société
Le langage se veut ainsi être la condition
institutionnelle de base qui permet la création des institutions
humaines :
« Seuls les êtres qui disposent d'un langage
ou d'un système de représentations qui s'en rapproche plus ou
moins, sont à même de créer la plupart, sinon la
totalité, des faits institutionnels, parce que l'élément
linguistique semble être partiellement constitutif du fait [...] Il ne
suffit pas qu'une communauté se comporte comme d'une certaine
manière, si par comportement on entend uniquement se livrer à
certains mouvements corporels, pour qu'il y ait une reine ou des
esclaves28(*). Il faut
aussi, de la part des membres de la communauté, un ensemble d'attitudes,
de croyances, etc., ce qui nécessite, semble t-il, un système de
représentations tel que le langage » ; « Ce
chapitre a principalement pour but d'expliquer et de justifier ma thèse
selon laquelle le langage est essentiellement constitutif de la
réalité institutionnelle [...] J'ai dit au chapitre
précédent qu'il paraît impossible d'avoir des structures
institutionnelles telles que l'argent, la mariage, les gouvernements, et les
propriétés foncières, sans une forme ou une autre de
langage, parce que [...] les mots ou autres symboles sont en partie
constitutifs des faits »29(*).
Néanmoins, une fois le langage acquis, encore faut-il
qu'il existe un consensus social à propos de l'institution à
créer qui permettre de rendre performatifs les actes de langage. John R.
Searle ne dit rien sur ce point mais on peut imaginer que le politique, en tant
que représentant social souverain, a un rôle essentiel à
jouer dans ce domaine. En effet, même en imaginant que l'idée de
certaines institutions peut émerger spontanément suite aux
pratiques courantes des individus, il revient à la force publique
d'entériner l'institution. Ainsi, les règles constitutives
à l'origine de l'élaboration des faits institutionnels doivent
posséder un caractère normatif pour s'imposer à l'ensemble
du groupe. Au sein des sociétés modernes, on peut penser que le
caractère normatif des institutions est officialisé par
procédé de promulgation de textes juridiques,
réglementaires ou législatifs. Sans cela, l'institution ne
pourrait acquérir une reconnaissance sociale générale.
Dans le cas de la monnaie, c'est bel et bien le politique qui institue la
monnaie et lui confère un caractère normatif et performatif. Pour
l'euro, par exemple, c'est un traité international, supérieur
à la loi nationale, qui a entériné légalement son
cours officiel ainsi que sa substitution au franc français. En fait, on
peut penser, comme le suggère John R. Searle, que plus l'institution
s'apprête à occuper une place centrale dans la
société et plus son officialisation exige un protocole
formel ; même si cela dépend, dans les faits, des normes et
pratiques sociales de la société concernée :
« Un principe général est le
suivant : pour autant que le nouveau statut institutionnel soit d'une
importance majeure, nous sommes plus enclins à exiger qu'il soit
créé par des actes de langage explicites effectués selon
des règles strictes »30(*).
Existence et pérennité des faits
institutionnels : le cas spécifique de la monnaie
Une fois créés, les faits institutionnels
intègrent certaines propriétés inhérentes à
leur nature. L'étude de ces particularités s'avère
très éclairante pour la suite de cette réflexion car, en
tant que fait institutionnel, la monnaie comporte les mêmes
caractéristiques fondamentales que les autres institutions. En se
fondant sur l'analyse de John R. Searle, on peut en présenter quatre
principales.
La première de ces propriétés met
l'accent sur le rôle crucial de la croyance des individus car, à
la différence des faits bruts ou d'autres types de faits sociaux,
l'existence et la pérennité des faits institutionnels restent
tributaires d'une croyance unanimement partagée. En effet, les
fonctions-statut assignées étant détachées de leurs
supports physiques, c'est la foi que les individus accordent à
l'institution qui permet de l'auto-entretenir. Cela est particulièrement
probant pour la monnaie se présentant sous la forme de morceaux de
papier. En imaginant qu'un individu né il y a trois milles ans remonte
le temps jusqu'à notre époque, comment peut-il comprendre de
lui-même qu'un morceau de papier sur lequel il est inscrit lisiblement
« 500 euros » a un pouvoir d'achat immédiat et sans
contrepartie sur l'ensemble des biens et services vendus au sein de la
société ? C'est pourquoi, la reconnaissance sociale qui
s'exprime dans les phénomènes respectifs de croyance et de
confiance31(*) est
essentielle à l'existence et à la continuité des faits
institutionnels :
« Pour que le concept argent s'applique à
cette chose qui se trouve dans ma poche, il faut que ce soit le genre de chose
que les gens pensent être de l'argent. Si tout le monde cesse de croire
que c'est de l'argent, il cesse de fonctionner comme de l'argent, et cesse
finalement d'en être »32(*).
Ce processus de croyance peut néanmoins être
plus ou moins conscient. L'individu peut très bien agir par
mimétisme et prendre ce bout de papier pour de la monnaie parce que les
autres membres du groupe l'ont considéré comme tel avant lui. De
même, l'individu peut entretenir de fausses croyances sans le
savoir ; ce qui est le cas lorsque des agents détiennent à
leur insu de la fausse monnaie. Apparaît alors une caractéristique
potentielle des faits institutionnels, particulièrement valable pour la
monnaie : la falsifiabilité. Mais, comme le souligne John R.
Searle, ce qui reste fondamental pour le maintien et le fonctionnement de
l'institution, c'est la croyance inconditionnelle que les hommes accordent
à l'institution :
« Tant que les gens continuent de reconnaître
que le X a la fonction de Y, le fait institutionnel est créé et
maintenu. Ils n'ont pas, en plus, à reconnaître que c'est ce
qu'ils sont en train de faire, et ils peuvent entretenir toutes sortes d'autres
croyances fausses sur ce qu'ils font et sur les raisons pour lesquelles ils le
font »33(*).
Enfin, nous aurons le temps de le préciser plus tard,
le phénomène de croyance qui sous-tend l'existence
intégrale des faits institutionnels met en évidence leur
instabilité immanente. Cela est notamment vrai pour la monnaie comme
pour d'autres faits institutionnels. Sitôt que je cesse de croire que ce
bout de papier constitue de la monnaie ou, que je cesse d'avoir
confiance34(*), alors
cette vulgaire substance papier que je considérais comme telle n'en est
plus.
Puis, la deuxième propriété propre aux
institutions rappelle la primauté que détiennent les faits bruts
sur les faits institutionnels. Cela implique que les faits institutionnels sont
toujours attachés, d'une manière ou d'une autre, à des
faits bruts. En effet, on peut penser qu'étant donné le
caractère abstrait des institutions, ainsi que leur grand nombre, une
base physique est nécessaire pour que les hommes se les
matérialisent. Cependant, les faits bruts qui servent de support aux
faits institutionnels peuvent revêtir une forme plus ou moins
dématérialisée. Ainsi, un simple
« bip » suffit, selon John R. Searle, pour
considérer qu'est adossé à l'institution monétaire
un fait brut :
« Aujourd'hui, l'argent se trouve majoritairement
sous forme de traces électroniques informatisées. Peu importe la
forme qu'il prenne, pourvu qu'il puisse fonctionner comme de l'argent ;
mais, en tout état de cause, l'argent doit revêtir une forme
physique ou une autre »35(*).
La « thèse forte » que soutient
John R. Searle consiste à dire que tout fait socialement construit peut
être ramené à un fait brut car, vidé de sa
composante symbolique, il redevient un fait naturel au sens physique du terme.
La monnaie fiduciaire peut ainsi être ramenée, en substance,
à de la matière papier. Quant à la monnaie scripturale,
elle n'est qu'une forme de représentation simplifiée d'une
certaine quantité de monnaie fiduciaire.
Il en ressort que la réalité, telle qu'elle nous
apparaît, tient son existence qu'à la capacité qu'ont les
hommes de symboliser et transcender les choses à leur état brut.
En se servant de leurs capacités naturelles, ils manipulent ainsi leur
environnement pour le façonner à leur guise36(*) :
« Des billets de banque aux cathédrales, et
des jeux de football aux Etats-nations, nous rencontrons en permanence de
nouveaux faits sociaux où les faits excèdent les
caractéristiques physiques de la réalité physique
sous-jacente [...] la capacité biologique de symboliser - ou de
signifier, ou d'exprimer - à quelque chose quelque chose qui va
au-delà de lui est la capacité fondamentale qui sous-tend non
seulement le langage mais toutes les autres formes de la réalité
institutionnelle aussi bien »37(*).
La troisième caractéristique relative aux faits
institutionnels renvoie à leur systématisation organisée.
Effectivement, chaque fait institutionnel n'existe pas isolément ;
il s'articule avec d'autres. Ainsi, les faits institutionnels sont logiquement
enchevêtrés les uns aux autres. En ce qui concerne la monnaie,
pour que cette dernière puisse perdurer dans la société
comme institution, il est nécessaire que les individus en aient
accès. Actuellement, c'est le système capitaliste, reposant sur
la relation salariale, qui est le mode d'organisation dominant des
sociétés contemporaines. Comme l'avaient très bien
souligné David Ricardo et Karl Marx à leurs époques, ce
système est fondé sur un antagonisme de classes opposant
capitalistes et salariés38(*). Néanmoins, pour qu'il existe des capitalistes
et des salariés, encore faut-il qu'il existe au préalable, entre
autres, un système juridique qui reconnaisse et régisse la
propriété privée, etc. Or, la propriété
privée est elle-même une institution, au même titre que le
rapport salarial. Les faits institutionnels sont donc interdépendants
les uns par rapport aux autres :
« Un fait institutionnel ne peut exister de
façon isolée ; il s'inscrit nécessairement dans un
ensemble de relations systémiques avec d'autres faits [...] En outre, et
indépendamment de l'exigence logique ou conceptuelle d'interrelation qui
s'attache aux faits institutionnels, on s'aperçoit que n'importe quelle
situation de la vie réelle nous met en face de tout un ensemble de
réalités institutionnelles imbriquées »39(*).
En outre, l'idée de systématisation des faits
institutionnels énoncée par John R. Searle s'avère en
adéquation avec l'analyse menée par Jacques Sapir lorsque
celui-ci insiste sur le fait que la monnaie, en tant qu'institution, ne peut
exister isolément. Sur la base d'une critique des théories
monétaires qu'il dénomme
« essentialistes »40(*), à son sens axées de manière
excessive sur la monnaie et sur le seul lien monétaire, Jacques Sapir
montre que la monnaie doit logiquement s'articuler à d'autres
institutions pour se maintenir et assurer ses fonctions :
« La monnaie ne saurait donc se penser seule. La
critique de l'essentialisme monétaire montre qu'il faut des institutions
non monétaires pour que la monnaie puisse fonctionner. Au-delà,
il faut ajouter que ces institutions sont aussi nécessaires pour que la
monnaie puisse fonctionner sans détruire les conditions de
réalisation des transactions » ; « La monnaie
ne peut prendre sens que parce qu'il existe du commandement, ou de
l'autorité, et, en amont, de la légitimité et donc du
politique [...] La gestion de la monnaie ne doit donc pas viser sa
neutralisation, mais la cohérence entre la norme monétaire et les
autres normes qui l'entourent et lui donnent sens, comme la structure de
répartition des revenus que l'on considère souhaitable, ou le
niveau et le rythme des dépenses publiques »41(*).
En conséquence, on peut avancer l'idée selon
laquelle la monnaie peut être présentée comme un
« noeud d'institutions », au sens où son existence
repose sur une multitudes de faits institutionnalisés : langage,
système politique et juridique, système régissant le mode
d'accès à la monnaie, etc.
Enfin, pour ce qui est de la dernière et
quatrième qualité inhérente aux faits institutionnels, il
s'agit de la prédominance des actes sur les objets. L'idée selon
laquelle les actes sociaux prévalent sur les objets sociaux est assez
intuitive dans la mesure où ce sont les premiers qui donnent une raison
d'être aux seconds. En effet, les faits institutionnels sont
créés délibérément dans le but de
répondre à un besoin bien défini :
« La primauté manifeste des actes sociaux sur
les objets sociaux s'explique ainsi : les objets sont réellement
conçus pour servir des fonctions agentives, et n'ont guère
d'intérêt pour nous autrement. Ce que nous considérons
comme des objets sociaux, tels que les gouvernements, l'argent, et les
universités, ne sont en fait que des tenant-lieu pour des modèles
d'activité »42(*).
La monnaie a de la sorte été
« fabriquée » afin de répondre à un
besoin économique qui, traditionnellement, est celui de faciliter les
échanges. En tout cas, quelles que soient les fonctions qu'elle a pu
revêtir dans le passé, ou qu'elle revêt encore aujourd'hui
dans d'autres sociétés, il paraît assez évident que
la raison première d'existence de la monnaie, aujourd'hui, dans les
sociétés modernes, est de permettre le bon fonctionnement de
l'économie de marché ; c'est ce qui la fonde en tant que
fait construit. De la sorte, son utilisation courante et continue tend à
renforcer son existence en ce que les pratiques sociales concourent à
valider et à consolider en permanence l'institution :
« Comme la fonction est imposée à un
phénomène qui n'accomplit pas uniquement cette fonction par sa
construction physique, mais grâce à l'intentionnalité
collective continue des utilisateurs, chaque utilisation de l'institution
constitue une expression renouvelée de l'engagement des utilisateurs
envers l'institution. Les billets de banque individuels s'usent. En revanche,
l'institution du papier monnaie se trouve renforcée par l'utilisation
continue qu'on en fait »43(*).
Tout compte fait, la monnaie se veut être l'institution
centrale qui permet une régulation organisée et efficace de
l'activité économique et sociale. Elle ne peut donc être
réduite à l'état de « bien » ;
elle doit être comprise comme un ensemble de règles construites
qui, dans un cadre plus largement défini, forment un système de
paiement complet. Enfin, il convient de préciser que la monnaie peut
revêtir des dimensions variées selon les sociétés.
Ainsi, si elle occupe une place centrale dans les sociétés
modernes occidentales, cela est la résultante d'une évolution
historique contextuellement marquée. Certaines régions du monde
semblent avoir une autre perception de l'argent, comme le souligne Serge
Latouche :
« Ces `valeurs' que sont le progrès,
l'universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité
quantifiante, etc., sont liées à l'histoire de l'Occident. Elles
recueillent peu d'écho dans les autres
sociétés » ; « L'argent est
omniprésent en fait et dans l'imaginaire, mais il n'a pas la même
signification, ni le même usage [...] Dans la grande
société, l'argent, équivalent général, est
une abstraction [...] Dans les banlieues populaires d'Afrique, au contraire,
l'argent est concret et tangible, il est l'instrument d'acquisition de
positions par le jeu de placements. Il prend volontiers les formes
archaïques des bijoux d'or et d'argent, voire du bétail ou des
pagnes, qui affichent des statuts [...] Les intéressés
eux-mêmes parlent d'argent chaud et d'argent
froid »44(*).
Ceci montre bien le caractère construit de la monnaie.
Celle-ci n'est pas un bien ordinaire dont le fonctionnement serait universel.
Sa perception, ses finalités, ses formes, etc., tout ceci doit
être appréhendé comme le produit d'un processus social
propre à une société donnée. Le fait que des
milliers d'individus adhèrent à l'artifice monétaire
relève alors, selon l'expression de Serge Latouche, de la
« fabrication sociale des personnes » :
« Or toute culture vise avant tout à
l'intégration de ses membres [...] Elle ne vise pas uniquement à
une intégration imaginaire, mais aussi une intégration
réelle dans la vie concrète. Elle fournit les mythes et les
croyances qui contribuent à la fabrication sociale des
personnes »45(*).
Cette réflexion sur la construction sociale de la
monnaie amène, dans la continuité de l'analyse, à se
pencher sur les phénomènes de croyance et de confiance qui
sous-tendent l'existence et la continuité de l'institution
monétaire.
II. La monnaie : une institution dont l'existence
et la pérennité impliquent croyance et confiance
Comme nous l'avons vu, John R. Searle procède à
une analyse complète des faits institutionnels, au sein desquels est
inclue la monnaie. A ce titre, sa démarche intellectuelle s'inscrit dans
une perspective hétérodoxe en ce que son analyse, par rapport
à l'approche économique standard, amène à
reconsidérer la nature de la monnaie. La monnaie ne doit pas être
perçue comme une « boite noire » mais comme un
artifice, produit de l'histoire. Son caractère fictif doit nous
interpeller sur sa stabilité jamais définitivement acquise. En
effet, appréhendée à travers le prisme de sa substance, la
monnaie nous apparaît comme un fait construit qui se nourrit d'une foi
sociale intrinsèquement friable. C'est pourquoi, il convient d'axer la
réflexion sur les phénomènes de croyance et de confiance
qui fondent la monnaie des sociétés modernes.
A. D'une problématique de la croyance à une
problématique de la confiance
De par sa nature, la monnaie se veut être la
résultante d'un processus d'institutionnalisation endogène
à la société. L'existence d'un langage complet est la
condition institutionnelle préalable, indispensable à sa
création. Mais, une fois le concept de monnaie créé, se
pose la question de son entérinement et de son acceptation en tant que
fait institutionnel au sein de la société.
Croyance et confiance : deux phénomènes
distincts, piliers de l'institution monétaire
Selon l'analyse menée par John R. Searle, la monnaie
est un fait institutionnel créé par assignation de
fonction-statut. Les fonctions-statut sont des fonctions agentives
assignées collectivement qui nécessitent un cadre institutionnel
préalable dont, en premier lieu, un système de
représentations complet. Dans cette optique, étant donné
la déconnexion existante entre l'institution et son support physique,
l'existence et la pérennité des faits institutionnels impliquent
une croyance et une confiance collectives unanimes et continues. Cela est
particulièrement valable pour la monnaie qui, sous sa forme moderne,
possède une valeur autoréférentielle. En effet, la monnaie
constitue de la richesse si et seulement si elle est reconnue comme telle par
l'ensemble des membres du groupe. Dans cette optique, Marcel Drach46(*) considère qu'accepter
et conserver de l'argent revient à accorder sa foi à un
« simulacre », c'est-à-dire à un objet
conceptuel qui n'a que l'apparence de ce qu'il prétend être, sorte
de promesse sociale. Ce n'est que parce que l'individu croit qu'il s'agit d'une
chose détenant une valeur reconnue par les autres qu'il accepte la
monnaie et, ce faisant, accepte de se positionner en intermédiaire dans
la circulation monétaire. Défini comme simulacre, une fois
créé, l'argent doit se maintenir en tant que tel pour perdurer et
ne pas provoquer une crise monétaire
généralisée ; la crise monétaire pouvant alors
s'analyser, dans cette perspective, comme le moment où les individus
cessent de croire ou d'avoir confiance. En d'autres termes, il faut que les
individus continuent de croire car ce n'est que dans cette mesure que se
maintient la matrice monétaire :
« Se maintenir veut dire, ce thème est
déjà venu dans notre propos, se tenir en main. Ou
encore : cela signifie que la main accepte de prendre et de garder ce qui
n'a d'autre consistance que celle d'une promesse : un titre, un gage, un
objet conceptuel, un simulacre - toutes ces appellations désignent, pour
ce qui est de l'argent, une même réalité,
c'est-à-dire le fait d'être une `contrefaçon' de la
réalité »47(*).
Le terme employé par Marcel Drach,
« simulacre », est très révélateur de
la nature et des dangers attachés à la monnaie. Comment un
« simulacre » ou une
« contrefaçon » de la réalité
arrivent-ils à se maintenir dans le temps ? Répondre
à cette question implique, tout d'abord, de bien définir les
phénomènes de croyance et de confiance qui sous-tendent
l'existence et le maintien de la monnaie dans la société. On a vu
antérieurement que, dans son analyse des faits institutionnels, John R.
Searle parle exclusivement de « croyance » ; de
même, on verra ultérieurement que Michel Aglietta et André
Orléan utilisent, quant à eux, indistinctement les termes de
« croyance » et de « confiance ». En
fait, il paraît judicieux de décomposer ces deux
phénomènes en deux processus distincts et parler de croyance
d'une part, puis, de confiance d'autre part.
Ainsi, la croyance renvoie au fait de comprendre et
considérer que tel objet constitue de la monnaie. Par exemple, je pense
et accepte l'idée selon laquelle ce morceau de papier constitue de la
monnaie, ce qui va à l'inverse du cours naturel des choses. Dans une
problématique de la croyance, le Principe de Clifford stipule que nos
croyances doivent être justifiées, c'est à dire
rationnellement fondées. Nos croyances doivent alors être
passées, ex ante, au crible de la raison :
« Dans `L'éthique de la croyance', William
Clifford affirme que `c'est un tord, toujours, partout et pour quiconque de
croire quoi que ce soit sur la base d'une évidence insuffisante'. Le
Principe de Clifford enjoint de proportionner la croyance à
l'évidence disponible, c'est-à-dire aux bonnes raisons de croire
[...] La responsabilité épistémique porte sur nos raisons
de croire et sur l'ajustement adéquat du degré de croyances
à l'évidence disponible ou accessible. Le Principe de Clifford
exige de nous une honnêteté rationaliste dans nos
croyances »48(*).
A en suivre le principe de Clifford, la rationalité de
notre croyance qui nous incite à accepter la monnaie doit être
bien fondée. On peut alors penser que l'élément rationnel
qui nous pousse à accepter de la monnaie légale réside
dans un élément supra-individuel adossé à la
monnaie, reconnu par tous, qui pourrait être la marque de la puissance
publique souveraine49(*).
Quoi qu'il en soit, le Principe de Clifford reste imparfait car, même
rationnellement fondées, nos croyances peuvent nous inciter à
faire des erreurs. Ainsi, le Principe de clifford peut être
critiqué dans le sens où la rationalité peut
s'avérer ne pas être un critère fiable et suffisant de nos
croyances. Edmund Gettier a ainsi montré que mêmes des croyances
rationnellement fondées ne pouvaient empêcher les individus
d'accorder leur foi à une
« contrefaçon » :
« Dans un bref article [...] Edmund Gettier montre
qu'une croyance non seulement vraie mais pourvue de solides raisons, peut
n'avoir aucune valeur épistémique. Emprunté à
Williard V. Quine, voici un exemple du genre de difficultés auquel pense
Gettier : Le 7 novembre 1918, des journaux à grande diffusion
annoncent par erreur un armistice. Or, le même jour, deux sportifs
prirent la mer à Boston pour rallier les Bermudes dans un petit voilier.
Ils avaient à bord les journaux du jour, mais, bien entendu, pas de
radio. Quatre jours plus tard, ils arrivaient à bon port, en croyant que
la guerre était finie. C'était tout à fait exact, elle
venait juste de se terminer. Mais leur croyance n'avait rien d'une connaissance
car ses fondements, tout en étant raisonnables, étaient
erronés »50(*).
On rejoint alors une des caractéristiques principales
attachées aux faits institutionnels : leur falsifiabilité
potentielle et, pour ce qui nous intéresse, de la monnaie. En effet, une
fausse monnaie, si elle est bien reproduite, peut effectivement être
utilisée comme telle ; la monnaie utilisée sera un faussaire
mais peu importe : l'important est de croire.
Pour ce qui est du phénomène de confiance, on
peut penser qu'il renvoie au sentiment de sécurité que peut
éprouver une personne lorsqu'elle détient de la monnaie. Par
exemple, j'accepte que ce bout de papier constitue de la monnaie dans un
premier temps (croyance), puis, dans un second temps, je me pose la question de
la constance de ma croyance, c'est-à-dire du prétendu pouvoir
d'achat que je détient sur l'ensemble de la société qui
m'entoure avec ce morceau de papier. C'est ainsi que Michel Aglietta est
amené à définir la monnaie comme un « lien
social de confiance » :
« Bien loin d'être un objet marchand, la
monnaie est un lien social de confiance qui exprime notre appartenance à
l'économie de marché » 51(*).
Néanmoins, en réalité, ces deux
phénomènes sont logiquement inter-reliés. Autrement dit,
les phénomènes de croyance et de confiance ne peuvent être
appréhendés séparément l'un de l'autre, si bien que
certains auteurs choisissent l'un des deux termes pour désigner
l'ensemble d'un processus. Effectivement, il n'y a pas de confiance possible en
une monnaie si je doute à l'initial qu'il s'agit bien d'une monnaie.
Inversement, je ne peux pas croire que ce fragment de papier constitue de la
monnaie si je n'accorde aucune confiance à ce morceau de papier
prétendu monnaie. A l'instant même où l'individu n'accorde
plus aucune confiance en une monnaie, alors cette dernière cesse
d'exister en tant que telle. D'un point de vue chronologique, il semblerait que
le processus de croyance intervienne ex ante et celui de confiance
ex post. C'est une fois que l'individu adhère au fait que cette
« chose » constitue de la monnaie que se pose la question,
à plus long terme, de la confiance. La différence entre ces deux
phénomènes doit donc se faire sur une base temporelle :
d'abord la croyance, ensuite la confiance. Toutefois, la distinction reste
floue et il est vrai que les deux phénomènes se doivent
d'être synchroniques.
En somme, comme le souligne Jean Messiha, la croyance et la
confiance sont les deux piliers qui fondent la monnaie :
« Historiquement, l'histoire de la monnaie se
confond avec un processus qui mêle confiance et croyance,
c'est-à-dire l'adhésion d'une communauté donnée
à un consensus sur la valeur et le rôle que jouera cette monnaie
pour régler les transactions quotidiennes de ses
membres »52(*).
Il en ressort que la monnaie s'apparente à une religion
sacralisée par des fidèles, les agents économiques, qui
doivent sans relâche faire preuve de leur inconditionnelle conviction. A
partir du moment où les fidèles cessent de croire, la monnaie
cesse d'en être. C'est donc sur ces deux phénomènes de
croyance et de confiance qu'il convient à présent d'approfondir
l'analyse afin de poursuivre notre réflexion sur la nature de la
monnaie.
Monnaie et souveraineté politique : la
« garantie » de la puissance publique au fondement de la
monnaie
Comme on l'a dit précédemment, pour être
effectif, le fait institutionnel créé doit posséder un
caractère performatif. On peut supposer que ce rôle est, au sein
des sociétés modernes, celui du politique ou, plus
précisément, celui du législateur. Autrement dit, pour que
la monnaie puisse être reconnue et acceptée par tous, il est
nécessaire qu'elle revête un caractère officiel. Si on se
remémore le Principe de Clifford, nos croyances doivent être
rationnellement fondées. Dès lors, il se peut que le
caractère officiel de la monnaie agisse en ce sens, c'est-à-dire
qu'il rationalise notre croyance. Dans cette optique, le politique, entendu au
sens large, détient un rôle de premier plan dans
l'institutionnalisation de la monnaie. C'est la loi nationale ou, à
défaut, tout texte réglementaire officiel qui officialise le
cours légal de la monnaie, c'est-à-dire que c'est la puissance
publique qui entérine le fait institutionnel monétaire. En effet,
si une monnaie à vocation à couvrir l'ensemble d'un territoire
national, il est préférable que son cours légal soit
officialisé par une émanation certifiée de la puissance
publique : la loi nationale. Mais, il n'en reste pas moins, qu'en
pratique, les individus restent libres d'accepter ou de refuser la monnaie
officielle, tout en imaginant les contraintes que cela engendrerait. Somme
toute, l'autorité publique paraît être
l'élément supra-individuel par excellence qui permet de
conférer à la monnaie une crédibilité
vis-à-vis des individus. A ce titre, elle valide formellement
l'institutionnalisation de la monnaie et permet de polariser les croyances
individuelles.
Ceci étant, pour en revenir à l'idée de
croyance développée précédemment, il faut se
demander qu'est ce qui, instinctivement, pousse les individus à
considérer que tel ou tel morceau de papier est bel et bien de la
monnaie alors même que cela n'a rien d'intuitif ? On a dit que le
politique entérine légalement le fait monétaire. Mais,
cela n'est pas évident pour des individus qui, à un moment ou
à un autre, vont se trouver en face de ce qu'on leur présentera
comme étant du papier-monnaie. Ainsi, en partant du fait que la monnaie
doit être reconnue de tous, Jean Cartelier énonce l'idée
selon laquelle la monnaie est inséparable d'un élément
supra-individuel officiel, imprimé sur la monnaie :
« C'est parce que l'or se présente sous la
forme officielle de pièces frappées que les individus partagent
la conviction de son acceptation par tous, ce qui fait que tous l'acceptent
effectivement. L'existence d'un moyen de paiement général ne
relève pas des relations entre les seuls individus naturels ni des
propriétés magiques d'un bien. Les relations marchandes sont
inséparables d'un élément
supra-individuel »53(*).
Ce faisant, Jean Cartelier considère que la monnaie
est inséparable d'un ordre politique. Il en conclut que monnaie et
souveraineté politique sont étroitement liées :
« La monnaie renvoie au prince et plus
généralement à une organisation politique de la
société [...] La monnaie est inséparable d'un ordre ou
d'un pouvoir. A tout système monétaire est assigné une
limite, qui est celle de l'acceptation des moyens de paiement. L'aire
d'extension du système de paiement se confond avec celle de la
souveraineté de l'institution qui émet la monnaie légale.
Monnaie et souveraineté sont donc étroitement
liées »54(*).
A cet instant de l'analyse, on a l'impression que Jean
Cartelier se situe dans un contexte passé, à une époque
où les pièces étaient frappées à l'effigie
du souverain qui avait alors le privilège de battre monnaie sur son
territoire. La monnaie frappée incarnait la puissance du prince,
c'est-à-dire sa souveraineté, ce qui était censé
rassurer les individus. Ce faisant, malgré les évolutions qui se
sont opérées avec le temps, cette relation s'est plus ou moins
conservée tant il est vrai que la puissance publique reste un
élément de croyance et de confiance de premier ordre de la
monnaie. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à scruter les pièces
et billets des différentes monnaies étrangères. La
représentation symbolique d'hommes politiques ou de pouvoir est un
élément déterminant de la croyance. Ainsi, à une
zone monétaire correspond une souveraineté politique, ce qui se
traduit par l'apposition du « signe », symbole de
souveraineté, sur la monnaie. S'appuyant sur l'ouvrage d'Emmanuel
Todd, L'illusion économique, Jean Messiha rappelle qu'en temps
normal l'autorité politique doit préalablement existée
à la monnaie :
« L'histoire des unions monétaires enseigne
que l'unification monétaire suit toujours l'union politique
» ; « L'exemple américain du dernier siècle
est lui aussi emblématique de cette thèse. Il est donc rationnel
d'essayer de comprendre le lien qui unit souveraineté et zone
monétaire. Les exemples historiques cités avancent que la
souveraineté nationale, une fois établie sur une zone, rend
possible l'introduction d'un même numéraire dans cette
zone »55(*).
En définitive, la souveraineté politique serait
la condition préalablement indispensable à
l'institutionnalisation de la monnaie. Les exemples historiques paraissent
d'ailleurs confirmer cette idée : d'abord le politique, ensuite la
monnaie56(*). C'est
également une idée défendue par Jean Cartelier :
« Une conclusion négative tout d'abord :
il n'existe pas de monnaie stricto sensu au plan international. En
effet, il n'y a pas d'unité de compte internationale ni, a
fortiori, de moyen de paiement libellé en cette unité [...]
Tous les paiements internationaux se font en tenant compte des taux de change
entre les divers moyens de paiements [...] En un sens, le fait qu'il n'y ait
pas à proprement parler de monnaie internationale est la confirmation de
la liaison intime entre monnaie et souveraineté - à l'absence de
pouvoir politique mondial correspond l'absence de monnaie internationale
stricto sensu -, mais le fait que des paiements internationaux soient
possibles sur une vaste échelle montre également que la
souveraineté politique n'est pas la conclusion sine qua non du
fonctionnement du marché »57(*).
John R. Searle disait : « pour autant que le
nouveau statut institutionnel soit d'une importance majeure, nous sommes
enclins à exiger qu'il soit créé par des actes de langage
explicites effectuées selon des règles strictes »
(citation citée précédemment). La loi nationale
paraît être la forme de langage la plus explicite et formelle qui
puisse être. Mais, au-delà de l'entérinement du fait
institutionnel, la puissance politique, celle qui unit une nation autour d'une
autorité commune, est une source de croyance et de confiance
prédominante. Cette idée est notamment défendue par Georg
Simmel qui, s'interrogeant sur les « présupposés non
économiques » de l'argent et de l'économie
monétaire, érige au premier plan le rôle du pouvoir
politique dans l'institutionnalisation et le maintien de la monnaie au sein de
la société58(*). Ce faisant, que ce soit pour une république
ou une monarchie, la puissance publique, si elle est souveraine, sert d'assise
à la monnaie ; elle est l'élément supra-individuel
qui permet de faire converger les croyances individuelles en une seule croyance
collective. D'ailleurs, la monnaie s'est abstraite avec le temps en s'appuyant
sur la marque officielle de l'Etat, comme le remarque Jean Messiha :
« Pour prévenir les dangers
d'altération matérielle de cette monnaie par soustraction d'une
partie de sa substance métallique, on dut multiplier les empreintes
officielles et ce fut ainsi qu'on fut amené finalement à donner
à la monnaie la forme de rondelles aplaties ou
« pièces » qu'elle revêt jusqu'à
aujourd'hui. Là ne devait pas s'arrêter au surplus
l'évolution historique de la monnaie. De ce que l'Etat pouvait
efficacement, en certifiant la valeur du métal, donner au lingot le
caractère de monnaie, on devait assez facilement être conduit
à penser qu'il pourrait, par une affirmation de même nature,
conférer la qualité monétaire à une marchandise
quelconque, la valeur de cette marchandise fut-elle minime. Et de là est
né le papier monnaie qui, en dehors de toute représentation
métallique, a la prétention de se maintenir dans la circulation
par la seule valeur qu'il doit à l'affirmation, c'est-à-dire
à la volonté de l'Etat [...] Ce qui fait alors qu'une monnaie
circule avec la valeur que lui attribue la frappe, c'est qu'elle inspire
confiance. Or cette confiance [...] peut aussi dans certains cas naître
de l'intervention de l'Etat. Si les agents sont amenés à penser
que, par l'autorité de la loi, une pièce dont la valeur nominale
est en partie fictive sera cependant acceptée d'un commun accord et sans
résistance dans les paiements, rien n'empêchera que cette
pièce puisse se maintenir dans la circulation sans subir aucune
dépréciation [...] L'Etat est donc à l'origine de la
confiance qu'ont les agents dans les monnaies modernes »59(*).
Néanmoins, les évolutions récentes
viennent tempérer le lien fort monnaie-souveraineté politique. En
effet, si zone politique et zone monétaire coïncident en principe,
de même que la puissance publique reste la source première de
croyance en la monnaie, celle-ci tend de plus en plus à
s'émanciper du politique. Cela se traduit par une tendance accrue en
faveur de l'autonomisation des banques centrales, instituts responsables de la
monnaie. Par conséquent, le phénomène de croyance qui
conditionne en partie l'existence sociale de la monnaie trouve également
des fondements dans la marque officielle de la banque centrale. Il en
découle que, comme le souligne Jean Cartelier, la relation liant
souveraineté politique et monnaie n'est ni figée, ni
exclusive :
« En fait, la relation entre souveraineté et
monnaie est plus complexe que ne le donne à penser la simple
juxtaposition de deux points de vue opposés. Affirmé que la
monnaie procède d'un pouvoir ou est elle-même pouvoir est utile,
surtout si on précise quel type de pouvoir est associé à
la monnaie. En d'autres termes, si la monnaie a quelque chose à voir
avec l'Etat, elle n'est pas tout l'Etat et l'Etat n'est pas toute la
monnaie » ; « La monnaie est de plus en plus politique
tout en l'étant de façon de plus en plus
particulière » ; « Souveraineté et
monnaie sont donc liées de façon complexe, excluant que l'une
puisse être le principe unique de compréhension de l'autre. Si la
souveraineté politique reste au coeur d'une compréhension
historique de la monnaie, il apparaît également que la logique
monétaire qui se développe aujourd'hui en est une remise en cause
et un élément de transformation »60(*).
Au final, comme tout fait institutionnel, l'existence de la
monnaie est tributaire de la croyance des individus. Pour être
« crédible », elle a besoin de prendre appui sur un
support « officiel », reconnu par tous. Dans les
sociétés modernes, ce support est en premier lieu la
souveraineté politique qui est à l'origine de
l'institutionnalisation de la monnaie. Au-delà, en coïncidant avec
la zone monétaire, la puissance publique donne une dimension sociale et
politique à la monnaie. Mais, le support officiel dont a besoin cette
dernière réside aussi dans le statut juridique et dans le signe
de la banque centrale car, en tant qu'institut responsable de la monnaie, elle
confère un caractère authentique à la monnaie. La monnaie
n'est donc pas entièrement politique, même si la banque centrale
reste rattachée en dernier ressort à la décision
souveraine de la puissance publique. La banque centrale doit alors être
elle-même reconnue de manière significative par l'ensemble des
membres du groupe.
La question de la pérennité de la monnaie
à long terme : une problématique de la confiance
Jean Cartelier soulève la question de la
reconnaissance sociale de la monnaie à travers son attachement à
la souveraineté politique. On a vu, en effet, que souveraineté
politique et monnaie sont nécessairement liées, d'une
manière ou d'une autre. Toutefois, Jean Cartelier ne développe
pas de réflexion de fond relative à la confiance ; il semble
ainsi s'attacher uniquement au problème de la reconnaissance sociale de
la monnaie sans prendre en considération le problème de la
stabilité et du maintien de l'institution monétaire à long
terme. La monnaie est, selon lui, une condition institutionnelle de
départ de l'économie marchande qui doit revêtir un
caractère officiel pour être reconnue. A ce titre, il admet
qu'elle est toujours liée à une souveraineté politique
tout en prenant en compte les évolutions récentes qui plaident en
faveur d'une autonomisation de la monnaie vis-à-vis du
politique61(*). Une fois
soulevé ce constat, dans son ouvrage, La monnaie, il ne
développe pas davantage la question cruciale de la confiance. De
surcroît, il préfère parler de « faux
problème » en mettant plutôt l'accent sur
l'instabilité du support de monnayage lié au clivage
capitalistes-salariés, les seconds étant dépendants des
premiers pour l'accès à la monnaie :
« Le fait que le règlement des soldes soit
constamment reporté dans le temps par le jeu des opérations
financières maintient une permanence de l'unité de compte et pose
de façon insistante la question de la stabilité du monnayage
[...] L'évaluation du capital qui ouvre la période et sert de
base au monnayage repose sur les anticipations faites sur les périodes
futures à partir de la période présente. Elle n'a aucune
raison d'être conforme à celle qui clôt la période
précédente » ; « L'instabilité du
support de monnayage, liée à son caractère conventionnel,
met en question la viabilité des systèmes de paiement modernes.
Cette question est cruciale. La réduire à une question de
réserve de valeur de la monnaie ne semble pas être la
démarche la plus propre à traiter. Il n'y a donc pas grand sens
à aborder la monnaie par le biais de la question de la réserve de
valeur. Il s'agit là plutôt d'un faux problème dont
l'énoncé est dû à une problématique
inadéquate »62(*).
Pourtant, le problème du maintien de l'unité de
compte dans le temps paraît crucial. Dans cette optique, Michel Aglietta
et André Orléan insistent davantage sur le rôle essentiel
que joue la confiance :
« La confiance s'exprime dans l'acceptabilité
inconditionnelle de la monnaie. Comme cette acceptabilité n'a pas de
garantie naturelle, elle peut être perturbée, voire
détruite, dans les crises monétaires. Le maintien de la confiance
doit être pensé comme un problème de régulation de
la plus haute importance »63(*).
Selon Michel Aglietta et André Orléan, la
confiance est ce qui fonde la monnaie à long terme, ce sur quoi reposent
les économies modernes. Pour eux, à la différence de Jean
Cartelier, il n'y aurait pas d'institutionnalisation étatique de la
monnaie préalable aux échanges. L'institutionnalisation de la
monnaie, qui peut toujours être remise en cause, résulte d'un
processus dynamique original. Selon Michel Aglietta et André
Orléan, en l'absence d'une monnaie validée socialement, toute
« chose » est susceptible de devenir monnaie. Dans un
contexte de grande incertitude64(*), où règne une grande
instabilité, les agents s'observent les uns les autres pour voir sur
quel objet va se focaliser l'attention du groupe. Puis, à la suite d'une
rivalité violente entre quelques monnaies potentielles, la convergence
mimétique conduit à définir la nature de la richesse. Le
modèle mimétique de Michel Aglietta et André Orléan
fait de la monnaie un « actif » parfaitement liquide dans
la mesure où les attentions et les désirs individuels se sont
polarisés sur le même objet :
« La richesse est définie comme ce qui permet
de se protéger de l'incertitude marchande [...] La richesse est ce qui
est désirée par tous les membres du groupe. C'est là une
définition autoréférentielle puisque est richesse ce que
tous considèrent comme étant richesse [...] Puisque
désirer la richesse, c'est désirer ce que les autres
désirent, le mimétisme s'impose comme le comportement rationnel
adapté à cette configuration » ; « A
l'évidence, le choix de détenir de la monnaie est fortement
conditionné par ce que pensent les autres : s'ils refusent
d'accepter cette monnaie, alors celle-ci n'a plus aucune utilité. Elle
cesse d'être liquide »65(*).
A la suite d'un processus violent, la forme socialement
validée de la richesse devient monnaie. Ainsi, cette dernière
émerge spontanément dans la société. Ce qui est
à la base de la monnaie, c'est sa reconnaissance sociale unanime ;
ce qu'elle acquiert naturellement suite à un processus
d'élection-exclusion. La convergence mimétique légitime la
forme élue de la monnaie :
« L'analyse du processus d'élection-exclusion
dévoile cette propriété essentielle : ce qui fait
qu'un objet est monnaie, c'est son acceptation par tous comme forme reconnue de
la richesse ; ce ne sont en rien ses propriétés naturelles
[...] On peut dire que la monnaie a une nature
autoréférentielle : est monnaie, ce que tout le monde
considère être une monnaie »66(*).
Certes, l'approche de Michel Aglietta et André
Orléan paraît originale. Le rôle du politique dans
l'institutionnalisation de la monnaie semble être complètement mis
de côté au profit d'une logique spontanée mettant en
exergue des comportements individuels qui paraissent pour le moins
« primitifs ». Mais, aussi critiquable que puisse
être leur analyse sur ce point, elle permet au moins de mettre l'accent
sur un point crucial qui caractérise la monnaie moderne : son
institutionnalisation jamais définitivement aboutie. En effet, en tant
qu'artifice, l'existence et la pérennité de la monnaie reposent
sur une logique de croyance et de confiance. Pour se maintenir dans la
société, la monnaie doit donc continuellement faire preuve de sa
souveraineté. Or, comme cette dernière repose sur la confiance
que les individus accordent à la monnaie, elle est donc
intrinsèquement instable :
« Même au sein des économies pleinement
matures, la monnaie doit continuellement faire la preuve de sa
légitimité en reconduisant la confiance qui la fonde et en
luttant contre l'apparition incessante des monnaies embryonnaires qui viennent
remettre en cause son monopole » ; « Dans notre
construction théorique de la monnaie, l'inachèvement
monétaire est une conséquence du caractère violent des
relations marchandes et du fait que cette violence ne disparaît jamais.
L'émergence d'une monnaie unanimement reconnue ne signifie pas
l'éradication de la violence mais son extériorisation en un
principe médiateur, la souveraineté. Or, dans l'optique
girardienne qui est la nôtre, la souveraineté est fragile :
elle peut être affaiblie ou détruite »67(*).
La monnaie doit donc toujours réaffirmer sa
légitimité et son autorité en ce que sa
souveraineté, même si elle est adossée au politique, n'est
jamais acquise. En d'autres termes, la monnaie n'est jamais
définitivement institutionnalisée ; c'est là la
pierre angulaire de cette réflexion. En effet, la reconnaissance sociale
qui la nourrie peut-être battue en brèche. Dès lors, si
aucune monnaie n'est immuable, l'examen des sources de la confiance qui fonde
la monnaie paraît judicieux dans l'optique qui est la nôtre :
comprendre la nature profonde de la monnaie.
B. La confiance symbolique et la confiance éthique
qui fondent la monnaie
Pour perdurer dans la société et assumer dans
la continuité ses fonctions de moyen de paiement, d'unité de
compte et de réserve de valeur, la monnaie doit susciter la confiance
des individus. En effet, comme on l'a vu, la monnaie n'est jamais
définitivement institutionnalisée. Elle repose sur un socle
friable, en grande partie dépendant de la psychologie des agents
économiques. Il est donc important de s'intéresser aux
éléments qui contribuent à accréditer la monnaie.
Ces derniers peuvent se subdiviser en deux principaux types de confiance :
la confiance symbolique et la confiance éthique.
La confiance symbolique : la monnaie adossée
à un ensemble de valeurs collectives
Dans leur analyse, Michel Aglietta et André
Orléan identifient deux sources principales de la confiance : la
source symbolique et la source éthique. Aussi, afin de mieux
s'approprier ces éléments de définition, on
préférera parler de confiance symbolique et de confiance
éthique68(*). Ces
deux types de confiance fondent l'institution monétaire en lui donnant
une consistance sociale, politique et économique. La confiance
éthique sera analysée prochainement dans la réflexion.
Pour ce qui est de la confiance symbolique, elle fait
explicitement référence à la représentation
collective, c'est-à-dire à l'appartenance à une même
communauté. Ceci étant, si l'on veut bien approfondir ce point de
la réflexion, il semble pertinent de faire un court détour dans
le domaine de la science politique afin de délimiter suffisamment les
notions de communauté et de valeurs collectives. Ainsi, dans les
sociétés modernes où le pouvoir s'est
institutionnalisé, c'est-à-dire où l'exercice du pouvoir
est séparé de son propriétaire et est régi selon
des règles formelles, la notion de communauté renvoie à
celle d'Etat. Traditionnellement, en droit constitutionnel, l'Etat est
considéré comme la réunion de trois
éléments : un territoire, une population et une
autorité publique. Au sein de la communauté, le pouvoir politique
est un pouvoir souverain qui structure la société globale et la
produit en partie. Mais, il n'en reste pas moins qu'il y est
inséré et demeure, dans une certaine mesure, conditionné
par elle. Dans la plupart des Etats modernes, le pouvoir politique est soumis
au contrôle démocratique, ce qui fait que le pouvoir appartient en
dernier ressort au peuple : c'est le principe de la souveraineté
populaire69(*). Aussi,
désormais, la nation est le fondement légitime de
l'autorité étatique. Ainsi, cette dernière n'est
acceptée que si elle incarne une nation. C'est pourquoi, on parle
d'Etat-nation. Ce faisant, au sein des Etats-nation, se constitue avec le temps
une variété de symboles et d'éléments marquant
l'appartenance au groupe. Cela est d'autant plus vrai que la conception de
nation même repose sur un ensemble de valeurs communes. Ainsi, selon une
première école, d'inspiration essentiellement germanique, la
nation reposerait sur des éléments objectifs telles que la
langue, la religion, la culture, éléments qui traduisent
l'appartenance à la communauté globale. Elle tend
également à privilégier l'héritage
génétique en se fondant sur des liens de sang. Cette vision a
été poussée à son extrême lorsque le Reich
nazi a prétendu fonder l'existence d'une nation sur des critères
raciaux et sur la prétendue supériorité d'une race, la
race aryenne. En outre, il ne faut pas méconnaître que de
nombreuses nations modernes, tels que la France, le Royaume-Uni ou les
Etats-Unis se sont constituées par assimilation progressive de
populations qui, à l'origine, ne possédaient ni langue, ni
religion communes. Dès lors, selon une seconde conception de la nation,
d'origine essentiellement française, la nation s'édifie sur la
base d'une volonté de vivre ensemble, fondée sur un passé
partagé. Le sentiment d'appartenance à une même
communauté y est prédominant ; c'est une conception de la
nation dite « intégrante ». Toutefois, que le
sentiment d'un passé partagé soit un ferment puissant
d'identité nationale ne signifie pas pour autant que les
éléments objectifs ne jouent aucun rôle car, s'il n'existe
pas de nation sans volonté de vivre ensemble, cette volonté
repose bien souvent sur une langue ou une culture commune et, d'ailleurs, une
histoire partagée est un élément de cette culture. Cette
dernière vision de la nation justifie que l'Alsace-Lorraine,
annexée par l'Allemagne en 1870, appartienne en raison de la
volonté de ses habitants à la nation française bien
qu'elle fasse partie de l'aire culturelle germanique. En somme, l'important est
de retenir qu'au concept d'Etat-nation correspond une multitude de valeurs
communes qui tendent à coaliser l'ensemble des éléments de
la communauté.
Cela dit, on a dit précédemment que la monnaie
était nécessairement attachée, d'une manière ou
d'une autre, à la force publique, c'est-à-dire à l'Etat.
En effet, son entérinement en tant que fait institutionnel passe par une
validation de la part de l'autorité souveraine. Même dans le cas
de banques centrales indépendantes, on a vu que zone monétaire et
zone politique coïncident en principe, de telle manière que la
croyance qui fonde la monnaie trouve en grande partie sa source dans son
ancrage à l'Etat. Ainsi, Emmanuel Todd, se référant
à l'histoire des unions monétaires, notait que l'unification
monétaire suit toujours l'unification politique70(*). Dans cette optique, la
monnaie procède forcément, d'une manière ou d'une autre,
du pouvoir politique. Mais, pour ce qui nous intéresse à
présent, la confiance symbolique qui fonde la monnaie à long
terme, il convient de souligner que l'attachement de la monnaie à la
puissance publique conduit à la lier de fait à la
collectivité globale. De ce rattachement, elle en retire une force et
une légitimité car, de par son ancrage à l'Etat-nation et
aux valeurs collectives qui y sont attachées, elle cristallise en son
sein la confiance des individus. La monnaie acquiert de ce fait une consistance
sociale et politique. Dans cette optique, Jean Messiha considère que la
monnaie est un symbole fort des sociétés :
« La monnaie est-elle considérée par
les individus citoyens comme partie prenante des symboles qu'ils ont
délégué à leurs représentants ou bien est-ce
simplement un instrument de compte neutre et détaché de la
relation publique ? En fait, la souveraineté est une notion aux
contours incertains [...] Le contrat social, fondement de la
souveraineté, revêt ainsi une multiplicité d'expressions
dont le contrat « monétaire » est l'une des plus
importantes. Ainsi, la monnaie, loin d'être simplement un
« numéraire » statique ou une unité de compte
comme nombre d'économistes ont eu tendance à le
considérer, est en réalité un symbole fort des croyances
et des représentations collectives liés à la valeur en
tant que concept philosophique et anthropologique »71(*).
Dès lors, la monnaie apparaît comme
indissociable des notions de souveraineté politique, nation et valeurs
collectives qui lui confèrent une solidité symbolique. Dans cette
perspective, Jean Messiha poursuit en disant :
« Outre la dimension horizontale que la science
économique a tendance à privilégier (un lien marchand
décentralisé), la confiance introduit donc une dimension
verticale qui représente la hiérarchie des valeurs [...] C'est,
en effet, de la nation que découle l'adhésion à des normes
communes qui impliquent par la suite la confiance dans l'ordre politique et
social dont l'ordre monétaire n'en est qu'une
émanation » ; « L'acceptation d'une monnaie
signe est synonyme de la reconnaissance d'un esprit collectif, et plus encore,
d'un esprit national »72(*).
La monnaie se révèle alors être un
« objet » conceptuel à la nature complexe et dont la
compréhension implique, comme on l'a souvent dit au sein de cette
réflexion, de dépasser l'économique. Effectivement, si la
monnaie a indiscutablement une dimension économique prégnante,
celle-ci ne doit pas pour autant opacifier les composantes extra
économiques qui la fondent. La monnaie se doit d'être
appréhendée comme une institution aux fondements à la fois
économiques, sociaux et politiques :
« En somme, le peuple est un concept sociologique,
la nation un concept politique, l'Etat un concept juridique. La monnaie est un
élément qui capte ces trois dimensions : introduite et
garantie par l'Etat, elle est utilisée par un peuple parce qu'elle fait
partie de la nation »73(*).
Au final, étape par étape, on rejoint la notion
de confiance symbolique issue de l'analyse de Michel Aglietta et André
Orléan (source symbolique de la confiance selon les termes des auteurs).
La confiance symbolique a, selon eux, une dimension profondément
sociale ; elle renvoie à la fois à une identité
nationale, à une histoire et à un passé communs, à
une mémoire collective, à des routines de comportements, etc.
Cependant, on pourrait presque reprocher à Michel Aglietta et
André Orléan de rester trop évasifs à propos de la
notion de « source symbolique de la confiance ». C'est
pourquoi il apparaissait préférable de se réapproprier les
termes en les définissant d'une manière plus exhaustive.
Malgré cela, l'idée de fond reste essentielle. Elle situe en
grande partie l'origine de la confiance en la monnaie dans l'appartenance
à une même communauté. La confiance symbolique se
matérialise par les effigies et autres symboles inscrits sur la monnaie.
La nature de ces derniers sont en premier lieu d'ordre politique et rappellent
ainsi la puissance et l'autorité de l'Etat. Mais, ils peuvent
également faire référence à l'histoire et à
la culture de la nation. D'ailleurs, la souveraineté de la banque
centrale, si elle est indépendante, trouve elle-même sa
légitimité dans sa liaison indirecte avec l'autorité
étatique en ce sens qu'elle est instituée par le politique et
reste soumise de manière variable selon les pays à un
contrôle politique minimal. Au total, la source symbolique de la
confiance constitue une assise prééminente de l'institution
monétaire :
« Dans tous les cas, cette source symbolique, qui
donne une solidité à la croyance commune, s'enracine dans le
passé de la société. Elle rappelle les principes
fondateurs et des figures emblématiques grâce auxquels chacun peut
croire que les autres croient comme lui [...] L'institution responsable de la
monnaie bénéficie de la puissance collective de la
souveraineté. Plus la croyance commune est forte, moins l'action
collective mise en oeuvre par cette institution est contestée [...] Dans
les sociétés contemporaines cette institution est la banque
centrale et son action collective est la politique
monétaire »74(*).
Toutefois, si la confiance symbolique reste un point
d'ancrage important de la monnaie, il n'en reste pas moins que celle-ci repose
aussi sur des principes et une logique d'ordre économique : c'est
la confiance éthique.
La confiance éthique : les fondements
économiques de la monnaie
Comme nous venons de le voir, l'institution monétaire
repose en partie sur une confiance dite « symbolique ».
Cette dernière rappelle que la monnaie doit être
appréhendée comme un fait institutionnel qui s'enracine au coeur
même d'une communauté. Mais, la monnaie est avant tout un fait
institutionnel à finalité économique. Dans un langage
philosophique, nous dirions plutôt que la monnaie est un fait socialement
construit selon un processus d'assignation de fonction agentive à un
objet dont la finalité est de faciliter les transactions au sein de
l'économie marchande. Ainsi, dans les sociétés modernes,
la monnaie joue un rôle économique fondamental qui peut,
synthétiquement, se résumer aux trois fonctions que les
économistes lui reconnaissent traditionnellement : unité de
compte, moyen de paiement et réserve de valeur. Toujours est-il que,
dans l'optique qui est la nôtre, la monnaie parvient à assumer ces
fonctions dans le temps uniquement dans le cas où elle est en mesure de
canaliser la confiance des individus. En effet, il ne faut pas oublier que la
monnaie n'est jamais définitivement institutionnalisée.
A ce titre, en marge de la confiance symbolique, la monnaie
prend appui sur une confiance dite « éthique ». En
se référant à l'analyse de Michel Aglietta et André
Orléan, la confiance éthique se distingue de la confiance
symbolique dans le sens où elle fait nullement référence
à la communauté. En un certain sens, on pourrait dire qu'il
s'agit d'une confiance « objective ». En outre, elle
révèle les fondements économiques de l'institution
monétaire. Selon Michel Aglietta et André Orléan, la
confiance éthique se fonde sur une prédominance de
l'individualisme et de la maximisation du bien-être individuel. Dans
cette perspective, l'instrument clef se veut être la politique
monétaire, outil économique dont la charge est dévolue
à la banque centrale, institut responsable de la monnaie. Selon Michel
Aglietta et André Orléan, la confiance éthique tend
à prendre de plus en plus d'ampleur dans un contexte
socio-économique marqué par le dépassement des
frontières nationales et par le développement d'un esprit
individualiste :
« L'autonomie de la personne humaine
élève le bien-être individuel à la position de
valeur prépondérante vis-à-vis des symboles de la
souveraineté. La foi dans l'appartenance commune est sapée par le
désir d'autonomie de la personne [...] En mal de souveraineté, la
politique monétaire doit faire preuve de sa légitimité.
Mais cette légitimité, si elle est subordonnée à
l'autonomie de la personne humaine, ne peut se recommander d'aucune
autorité collective. Elle échappe à toute source
symbolique [...] Dans l'ordre économique, cet impératif
catégorique stipule de conformer l'action collective à la
maximisation du bien-être individuel »75(*).
Toujours en se référant à Michel
Aglietta et André Orléan, la confiance éthique peut
être subdivisée en trois principaux principes. Le premier est un
principe de garantie qui renvoie au maintien du pouvoir d'achat de la monnaie
dans le temps :
« Le premier et le plus connu est un principe de
garantie. C'est l'intégrité de l'unité de compte dans le
temps. On l'appelle encore `l'ancrage nominal' [...] Les garanties dont on
parle ici ne sont pas liées à l'évaluation du risque de
crédit spécifique du débiteur. Elles résultent d'un
risque général de liquidité sous la forme d'une
incertitude sur le pouvoir d'achat futur de la monnaie. C'est le retour de la
rivalité sur l'expression de la richesse dont la solution est
précisément la garantie officielle »76(*).
Le principe de garantie présuppose que la politique
monétaire doit être conduite en oscillation entre deux cas
polaires qui, s'ils étaient franchis, risqueraient de remettre en cause
la légitimité de la monnaie ; il s'agit de l'hyper-inflation
et de la trop grande rareté de la monnaie. Dans cette optique, la banque
centrale a pour tâche de maintenir la valeur de la monnaie dans le temps
afin de préserver l'unité de compte :
« Nous aboutissons ainsi à une conception
dans laquelle la monnaie est le principe d'organisation de toute
l'économie. La banque centrale en est le pivot [...] Maintenir la
pérennité de la confiance entre les écueils qui
résultent des attentes contradictoires à l'égard de la
liquidité est la responsabilité de la banque centrale ; La
conduite de la banque centrale ne peut être improvisée ; elle
s'inspire d'une doctrine monétaire » ; « La
première finalité de la politique monétaire de la banque
centrale est donc de garantir l'intégrité de l'unité de
compte afin de supprimer l'incertitude sur le pouvoir d'achat futur de la
monnaie »77(*).
En somme, le principe de garantie implique de limiter les
tensions hyper inflationnistes tout en ne menant pas une politique
monétaire trop austère qui empêcherait un financement
judicieux et adapté de l'économie. Un affaiblissement
significatif de la valeur de la monnaie peut potentiellement
dégénérer en crise violente, ou, dans une moindre mesure,
provoquer chez les agents des comportements de méfiance visant à
substituer des actifs monétaires contre des actifs
« réels » plus sûrs et plus liquides, tels les
paquets de cigarettes à Berlin en 1945 après l'effondrement du
Mark. Dans les cas d'inflation extrêmes, des mouvements de panique
similaires aux paniques financières peuvent survenir78(*), engendrant un rejet massif et
violent de la monnaie officielle, ce qui tend à rendre l'économie
extrêmement instable et affaiblie :
« Les désordres d'une inflation qui
s'accélère au point de devenir incontrôlable ne sont pas
imaginaires. L'Allemagne de la république de Weimar les a vécus
et ils ont fait le lit du nazisme. L'Argentine, autrefois le pays le plus
prospère d'Amérique du sud, souffre aujourd'hui de la faim tandis
que sa monnaie fond à vue d'oeil »79(*).
Le second principe, composante de la confiance éthique,
est un principe de croissance qui stipule que la politique monétaire est
un outil économique important au service de la prospérité
et du bien-être individuel :
« Le second principe est un principe de croissance.
Il fait partie d'un ordre civique et postule que la politique monétaire
doit permettre à la société de mobiliser toutes ses
ressources pour créer des richesses. C'est donc une source de
légitimité tournée vers l'avenir en ce qu'elle est une
promesse de prospérité future. Elle s'exprime par une exigence de
plein-emploi »80(*).
Ainsi, la politique monétaire, comprise comme un tout
avec ses orientations et ses finalités, se veut être une
composante essentielle qui influence le degré de confiance sociale
accordé à la monnaie. Selon Michel Aglietta, la politique
monétaire ne doit pas avoir pour seule finalité la
stabilité des prix81(*). Elle doit permettre également d'amortir les
fluctuations économiques et de conduire l'économie vers la
croissance. Dès lors, une politique monétaire menée de
façon trop restrictive risquerait de déprimer la confiance,
remettant ainsi en cause la légitimité et la souveraineté
de la monnaie :
« La stabilité des prix n'est pas le seul
souci de la politique monétaire ; la robustesse de la structure des
dettes, l'amortissement des fluctuations cycliques pour préserver la
régularité de la croissance et le niveau de l'emploi en sont
d'autres [...] Lorsque la confiance est détruite, l'économie
monétaire est soumise à des conflits qui font voir que l'envers
de la confiance est la violence. Ce n'est pas le remplacement d'un
équilibre par un autre. Car les agents déclenchent des processus
d'indexation contradictoires. Tout se passe comme s'ils rejetaient
l'unité de compte officielle et cherchaient à évaluer
leurs projets sur la base d'unité de compte
privées »82(*).
Dans cette optique, le ciblage de l'inflation, qui consiste
pour la banque centrale à définir une plage d'inflation
tolérée à l'intérieure de laquelle est menée
la politique monétaire, se veut être une variable essentielle pour
le maintien de la confiance car si elle est trop importante, elle engendre une
dévaluation de la monnaie avec une perte de sa valeur, et, si elle est
trop faible, elle empêche la politique monétaire de s'adapter
efficacement à la conjoncture et notamment d'absorber les chocs
économiques :
« La cible d'inflation doit être
judicieusement choisie. Elle ne doit pas être trop élevée
pour que les agents économiques aient confiance dans l'unité de
compte. Mais, elle ne doit pas être trop basse pour que la banque
centrale donne une visibilité et une force d'adhésion à
ses actions concrètes : le plein emploi soutenable [...]
La stratégie du plein emploi soutenable doit donc trouver une zone de
viabilité macroéconomique qui soit une référence
pour réguler le crédit [...] Pour influencer la conjoncture, la
banque centrale doit encore disposer des indicateurs d'alerte pour
détecter le plus tôt possible les déviations qui menacent
de rompre la balance des risques en faisant pencher la conjoncture soit vers
l'effervescence financière, soit vers l'insuffisance de
crédit »83(*).
Le principe de croissance revêt une importance capitale
car, comme nous le verrons plus loin, il enferme ce qu'on peut
légitimement appelé un « arbitrage social »
mettant en balance les risques et contraintes liés à l'inflation
d'un côté, et, la nécessité de « laisser
filer » sans excès l'inflation afin de mener une politique
monétaire active et pragmatique de l'autre côté. Cet
arbitrage s'effectue relativement à une certaine conception de
l'économie et de la société qu'ont les responsables
monétaires. Ainsi, une politique monétaire stricte demeure, selon
les termes de Denis Clerc, « la plus efficace des
politiques » de lutte contre l'inflation. Effectivement, puisque la
monnaie « est la matière première des échanges,
en restreindre l'expansion revient à limiter l'importance des
échanges et, du même coup, à créer des
difficultés d'écoulement de la production »84(*). Mais, la contrepartie d'une
politique monétaire d'austérité réside quasi
inéluctablement dans une diminution du niveau de l'emploi :
« La politique monétaire est donc une arme
à double tranchant : même si elle n'agit pas sur les causes
profondes de l'inflation, elle contribue incontestablement à en limiter
l'ampleur lorsqu'elle devient restrictive. Mais, elle accentue en même
temps les difficultés économiques et aggrave le chômage. Un
arbitrage est nécessaire, entre plus d'inflation et plus de
chômage, arbitrage qui renvoie à l'appréciation [...] des
bienfaits et des méfaits de l'inflation et au caractère plus ou
moins contraignant du rythme chez nos partenaires »85(*).
Enfin, le troisième et dernier principe est un principe
de justice qui concerne essentiellement l'accès au crédit :
« Le principe de justice est le troisième. Il
comporte bien des facettes et il est le plus mal défini au regard des
critères de légitimité de la politique monétaire.
Un aspect primordial en est certainement l'accès au crédit. Dans
le capitalisme, il est très inégalitaire. Toutefois, la banque
centrale ou la législation en matière financière peuvent
moduler les réglementations de manière à faire
évoluer les systèmes financiers dans le sens d'une combinaison
des marchés et des banques qui élargisse l'accès au
crédit. La libéralisation financière a incontestablement
amélioré sensiblement cet accès [...] Cette revendication
de l'accès au crédit n'est pas sans incidence sur la politique
monétaire. Car la dynamique du crédit liée à la
hausse des prix des actifs (actions, terrains et immeubles, biens rares et
précieux, etc.) est sujette à des emballements qui sont des
facteurs de mauvaise gestion des risques. Il doit donc y avoir toute une
réglementation et une supervision prudentielles qui ont une influence
sur la gestion privée des risques »86(*).
Au final, la confiance symbolique et la confiance
éthique ne doivent pas être pensées comme deux types de
confiance indépendants l'un de l'autre. Les confiances éthique et
symbolique s'articulent logiquement et déterminent, ensemble, la
souveraineté de la monnaie. Néanmoins, il est vrai que la
confiance éthique semble la plus appropriée dans un contexte
où l'économique occupe une place de premier ordre et où
les frontières du marché ont depuis longtemps
débordé le cadre national. Ainsi, les principales banques
centrales se sont érigées, au cours des dernières
années, en banques centrales indépendantes du pouvoir
politique87(*). Il semble
cohérent et pertinent d'interpréter cette évolution comme
une avancée supplémentaire dans la rationalisation qui touche les
activités économiques, sociales et politiques des
sociétés contemporaines. En effet, le pouvoir monétaire
s'élève aujourd'hui en pouvoir « autonome »,
délié des pressions politiques et sociales qui peuvent
émaner des membres de la communauté et, plus
précisément, de la sphère politique. La gestion de la
banque centrale appelle donc à une objectivité à la fois
en matière de procédure et de décision. Par ailleurs, la
confiance éthique semble être en phase avec l'avènement de
l'individualisme qui touche les sociétés modernes. Ces
dernières sont effectivement caractérisées par une
montée de l'individualisme souvent accusée d'entraîner un
affaiblissement du lien social, avec une progression de l'égoïsme,
de la déviance et de l'exclusion. Le risque est donc que
l'individualisme ne conduise à faire de la société une
somme d'individus uniquement préoccupés par leurs désirs
et par leur ego, une société atomisée dans laquelle les
liens seraient désolidarisés et déconnectés de
toute attache hiérarchique.
Toutefois, qu'on ne s'y trompe pas. La monnaie reste un fait
institutionnel enraciné dans le social qui, comme on l'a dit, est
attaché à une souveraineté politique, à une nation
et à un ensemble de valeurs collectives. Ainsi, on ne trouve pas
d'exemple, mis à part le cas de l'euro qui sera examiné plus
tard, où la monnaie ne coexiste pas avec une batterie de symboles
rappelant l'attachement à une même communauté. Dans les
sociétés démocratiques, cela serait d'ailleurs dangereux
car le fait monétaire serait alors tributaire du seul jugement direct et
impartial des agents économiques. Ainsi, la confiance symbolique
constitue la béquille nécessaire de l'institution
monétaire lorsque celle-ci se trouve en perte de résultats
économiques. Enfin, l'indépendance des banques centrales est un
fait à relativiser dans la mesure où, en pratique, la plupart des
banques centrales sont amenées à rendre des comptes au politique.
Cela peut prendre des formes et des degrés variés, comme nous le
verrons par la suite. A ce titre, il convient de souligner que même si
les sociétés modernes tendent à s'individualiser, le
sentiment patriotique reste quelque chose de prégnant, comme le
démontre la montée des extrémismes politiques et autres
mouvements, contestataires ou non, invoquant l'appartenance communautaire. De
ce fait, la confiance symbolique ne doit pas être sous-estimée au
risque de dénaturer la monnaie.
Ceci étant, comme cela a été dit lors de
l'introduction, une analyse théorique de la monnaie, aussi
hétérodoxe soit-elle, doit être susceptible
d'éclairer la réalité afin de démontrer la part de
pertinence qu'elle contient, si pertinence il y a. C'est pourquoi, l'analyse
qui a été menée jusqu'à lors va maintenant
être appliquée à l'euro, monnaie unique européenne,
entrée en vigueur au 1er janvier 1999. Le but
recherché n'est à l'origine pas d'effectuer absolument une
critique de l'euro, mais de souligner les spécificités,
l'originalité et les points faibles d'une monnaie qui constitue un enjeu
d'une envergure exceptionnelle pour l'ensemble d'un continent, ou presque.
L'originalité génésiaque et
institutionnelle d'une monnaie à la seule légitimité
économique : l'euro, monnaie neutre, à consistance
libérale, produit de la rationalité économique
De 1939 à 1945, pendant six ans, le monde est en
guerre. En 1942, l'Allemagne et le Japon exercent sur le monde une domination
sans comparaison dans l'histoire. La constitution de la « grande
alliance » entre le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l'URSS permet
à ces derniers de l'emporter après trois ans de combats
acharnés. Vaincus, ravagés, occupés, les pays
européens connaissent un déclin qui paraît
irrémédiable. Ils sont, en 1945, dans une situation de
dépendance presque complète vis-à-vis des Etats-Unis. De
plus, en Europe occidentale et orientale, la différenciation politique
tend à s'accentuer avec l'avènement à l'est de
l'idéologie communiste. Dans ce contexte de tourmente d'après
guerre et de guerre froide, émerge le projet européen avec pour
ambition de redonner une stabilité politique aux Etats européens
affaiblis par près de six années de guerre. Mais, si le projet
européen est avant tout un projet politique, force est de constater que
l'Europe s'est essentiellement construite par la voie économique. Ainsi,
après des années d'intégration économique, le
traité de Maastricht entérine, le 7 février 1992, le
projet d'une union économique et monétaire
européenne : l'euro est en marche. Par ailleurs, le traité
institue l'Union européenne qui se substitue ainsi à la
Communauté économique européenne (CEE) et qui instaure une
citoyenneté européenne : un espoir d'Europe politique se
dessine alors à l'horizon. Aujourd'hui, l'euro s'est substitué
aux monnaies nationales pour ce qui est des douze pays de la zone euro et,
l'Union européenne, qui ne dispose ni de personnalité juridique
ni de constitution, comprend désormais vingt-cinq pays membres, ce qui
ne devrait pas être définitif. Au final, en l'espace d'un
demi-siècle, l'Europe a changé de physionomie. Dans cette
nouvelle Europe, encore en construction, la monnaie unique européenne
constitue un projet d'une envergure sans précédent. Beaucoup
d'espoirs sont placés en elle. Outre les espérances en
matière de prospérité économique, demeure
implicitement l'espoir que de la monnaie unique naîtra une Europe
politique et sociale viable. Tel est le pari inédit de l'euro, monnaie
à charge libérale, orpheline de souveraineté politique,
produit de la rationalité économique.
I. L'euro : monnaie dépourvue d'attaches
symboliques dont la légitimité repose sur des fondements d'ordre
économique
L'union économique et monétaire
européenne s'avère être le stade d'intégration
économique le plus abouti à l'heure actuelle. La construction
européenne s'est essentiellement réalisée par la voie
économique et l'avènement de l'euro, au 1er janvier
1999, en est une étape clef. Déjà, dans les années
1960, Jacques Rueff estimait que « l'Europe se fera par la monnaie ou
ne se fera pas ». Aujourd'hui, l'Europe est encore en construction
et, il faut bien l'avouer, les perspectives futures restent floues. En outre,
dans la démarche qui est la nôtre, l'euro s'inscrit comme une
monnaie originale. En effet, la monnaie unique n'est pas adossée
à un Etat-nation ; elle n'est donc pas attachée à une
souveraineté politique et à une nation. A ce titre, elle est
quasi exempte de consistance sociale et politique. Elle s'affiche comme une
monnaie « fonctionnelle », reposant sur une confiance
exclusivement éthique.
A. Le bien-fondé économique de l'euro
L'objectif principal de l'euro résidait
essentiellement en une suppression des contraintes liées au change,
obstacles majeurs à la réalisation effective d'un grand
marché intérieur européen. Ainsi, comprendre l'euro et la
logique qui le sous-tend implique de situer l'origine de la monnaie unique dans
un contexte plus large qui est celui du processus d'intégration
européen. Lié aux perspectives de croissance attachées
à l'économie européenne, l'euro intègre beaucoup
d'espérance de prospérité future. A ce titre, il se fonde
sur une légitimité d'ordre économique.
La genèse de l'euro :
« aboutissement » d'un processus d'intégration
économique
La construction européenne est un processus qui s'est
réalisé par étapes, quasi-exclusivement par la voie
économique. Dès la signature du traité de Rome en mars
1957 instituant la Communauté économique européenne (CEE)
et la communauté européenne de l'énergie atomique entre
six pays88(*), le but
affirmé consistait à promouvoir le progrès
économique et social, ainsi que l'amélioration constante des
conditions de vie et de travail. La réalisation de ces objectifs passait
par la mise en place de conditions favorables à une croissance
économique européenne optimale, notamment, par l'instauration
d'un grand marché intérieur.
La première étape significative de cette marche
vers la prospérité économique et sociale européenne
fut la mise en place d'une union douanière en juillet 1968 entre les
pays membres de la CEE. Cette dernière devait instaurer les conditions
nécessaires au développement du libre-échange des
marchandises au sein des pays membres. L'union douanière a
entraîné la suppression des versements de droits de douane entre
Etats appartenant à la CEE lors des échanges communautaires. De
même, elle a conduit à mettre en place une politique de
tarification extérieure unique, ce qui mettait les pays sur un pied
d'égalité au regard du commerce extérieur. Enfin, les
marchandises importées pouvaient être livrées
indifféremment à l'intérieur de la zone de
libre-échange, quelque soit le pays concerné, avant d'être
ventilées dans leurs pays respectifs (des marchandises pouvaient
être livrées à Marseille alors même qu'elles
étaient destinées aux Pays-Bas). Cela a notamment permis de
rationaliser le commerce. Les avantages de l'union douanière sont
rapidement apparus, notamment en termes de commerce intra-zone (multiplication
des échanges au sein de l'union douanière par six entre 1950 et
1970)89(*). De même,
l'union douanière a permis une augmentation des échanges entre
les pays de la CEE et le reste du monde. Toutefois, l'union douanière
n'était qu'une première étape d'un processus qui aspirait
à prendre de l'ampleur. Plusieurs obstacles subsistaient encore, telles
que les contraintes administratives, techniques, normatives, etc. Les
contrôles douaniers n'avaient pas totalement disparu et on assista au
retour des mesures protectionnistes. Cette situation de blocage qui frappait
l'union douanière et, par extension, l'avancée de
l'intégration européenne, fut nommée
l'« eurosclérose ».
C'est seulement dans les années 1980, avec
l'arrivée de Jacques Delors à la tête de la Commission
européenne, que la mise en place du marché commun fut
relancée. L'objet de ce qui fut appelé le « Livre
blanc » consistait alors à recenser les obstacles persistants
à l'instauration de la libre concurrence et du marché commun. Le
rapport Cecchini, qui évaluait les coûts et avantages de
l'aboutissement de la mise en place du marché intérieur, venait
logiquement compléter l'analyse du Livre blanc. Un nouveau pas vers la
voie de l'intégration des marchés fut franchi en février
1986 avec l'adoption de l'Acte unique européen, prévoyant la
réalisation d'un « grand marché
intérieur » au 31 décembre 1992, c'est-à-dire
« un espace sans frontières intérieures, dans lequel la
libre circulation des marchandises, des personnes, des services et du capital
sera assurée ». Entre temps, le Danemark, l'Irlande, le
Royaume-Uni, la Grèce, l'Espagne et le Portugal intégraient la
CEE. L'instauration du marché unique a nécessité
l'adoption de plus de mille documents législatifs en dix ans. Les
contrôles aux frontières ont été remplacés
par des vérifications effectuées au départ et à
l'arrivée afin de ne pas perturber le trafic. Une harmonisation dans les
domaines normatif, technique et juridique a été
opérée. De plus, avec le marché unique, a
été instituée la libre circulation des entreprises
appartenant au secteur des services, etc. En définitive, en supprimant
les derniers obstacles à la libre circulation des produits, des
services, des hommes et des capitaux, l'Acte unique venait parachever
l'établissement d'un marché commun qui demeurait, jusqu'à
lors, bien imparfait. Dans les faits, l'achèvement du marché
intérieur a généré une hausse de la croissance,
même s'il est difficile de distinguer entre les effets induis par le
marché unique et les effets dus à une amélioration de la
conjoncture mondiale. Il a néanmoins entraîné une
augmentation des échanges intra-communautaires (constitués pour
l'essentiel d'un commerce intra-branche), une hausse des investissements
directs à l'étranger du reste du monde vers la CEE90(*), une meilleure
répartition des compétences avec la mobilité des hommes et
des capitaux, une harmonisation des normes sanitaires et de
sécurité, etc. Au final, la réalisation du marché
unique eut un impact économique positif sur la croissance de
l'économie de la CEE.
Cependant, de nombreux obstacles continuaient de persister.
C'était particulièrement le cas des contraintes liées au
change des monnaies qui continuaient d'entraver la bonne marche du
marché unique. A cet effet, la théorie économique montre
que les pays qui ont une économie très ouverte et
échangent beaucoup entre eux ont intérêt à
créer une zone monétaire91(*). Ainsi, s'appuyant sur les travaux du comité
présidé par Jacques Delors, qui avait pour mission
« d'étudier et de proposer les étapes concrètes
devant mener à l'union économique et
monétaire », les douze s'engagèrent dès la fin
1989 sur la voie de l'unification monétaire92(*). Mais, ce n'est que trois ans
plus tard, en février 1992, que fut entériné le passage
à l'union économique et monétaire avec la signature du
traité de Maastricht. Ce dernier fixait au 1er janvier 1999,
au plus tard, le terme ultime de la mise en place de l'unification
monétaire. Par ailleurs, dans la perspective de l'unification
économique et monétaire, le partage d'objectifs
macroéconomiques communs s'imposait logiquement. Ainsi, le traité
de Maastricht fixait cinq critères devant permettre d'estimer si un Etat
membre était prêt à adopter l'euro :
· Stabilité des prix : le taux d'inflation ne
devait pas dépasser de plus de 1,5 point de pourcentage le taux des
trois Etats membres qui avaient enregistré les meilleurs
résultats en matière d'inflation.
· Déficit budgétaire : il devait
être inférieur à 3 % du PIB.
· Dette publique : limitée à 60 % du
PIB, mais un pays qui avait un ratio plus élevé pouvait
néanmoins adopté l'euro si son niveau d'endettement était
en diminution constante.
· Taux d'intérêt à long terme :
il ne devait pas dépasser de plus de 2 points de pourcentage le taux
appliqué par les trois Etats membres qui avaient enregistré les
meilleurs résultats en matière d'inflation l'année
précédente.
· Stabilité du taux de change : le taux de
change devait rester à l'intérieur des marges définies
pendant deux ans. Ces marges étaient celles du mécanisme
européen des taux de change, un système facultatif pour les Etats
membres qui voulaient lier leur monnaie à l'euro.
En pratique, l'instauration de l'euro s'effectua en trois
étapes successives. La première étape, qui s'acheva fin
1993, consistait dans la libéralisation des mouvements de capitaux en
Europe et dans la coordination accrue des politiques économiques des
pays de l'Union européenne. La deuxième étape, qui
débuta en janvier 1994, fut marquée par la création
à Francfort de l'Institut monétaire européen (IME) dont
étaient membres les banques centrales des Etats de l'Union. L'IME avait
pour mission de préparer l'introduction de la monnaie unique, de
renforcer la coordination des politiques monétaires afin d'assurer
notamment la stabilité des prix et de superviser le fonctionnement du
Système monétaire européen (SME). L'IME a
préfiguré la future Banque centrale européenne (BCE).
Toujours au cours de cette deuxième étape, les pays membres de
l'Union européenne appliquèrent les critères de
convergence définis par le traité de Maastricht, il fut
adopté le nom de la monnaie unique lors du Conseil européen de
Madrid en décembre 1995, le « pacte de stabilité et de
croissance » fut entériné en juin 1997 et en mai 1998
les chefs d'Etats et de gouvernements fixèrent la liste des pays
jugés aptes à entrer au sein de la zone euro93(*). Enfin, la troisième et
dernière étape démarra le 1er janvier 1999,
jour de mise en oeuvre effective de l'union économique et
monétaire. Celle-ci se caractérisa par l'unification de la
politique monétaire menée indépendamment par la BCE, la
réalisation des opérations interbancaires en euros, la fixation
irrévocable et absolue des parités (France : 1 € = 6,
55957 F) ; le passage à l'euro fiduciaire s'effectua quant à
lui seulement le 1er janvier 2002. Au cours des mois de janvier et
février 2002, les monnaies nationales ont été
remplacées par l'euro, ces dernières ayant perdu tout cours
légal le 18 février 2002.
En somme, ce passage descriptif de la réflexion semble
être nécessaire en ce qu'il permet de situer historiquement,
institutionnellement et contextuellement le passage à l'union
économique et monétaire. En effet, il montre que l'euro peut
être appréhendé comme un aboutissement logique et
nécessaire d'un processus d'unification économique qui aura
duré près d'un demi siècle. Ainsi, la genèse de
l'euro s'avère indissociable de celle du marché unique
européen. L'euro constitue un aboutissement d'étape important du
processus d'intégration européen qui s'est réalisé
essentiellement par l'économique, et ce, au détriment du
politique et du social. Cela sera très important pour la suite de notre
réflexion. Mais, pour l'instant, il convient d'en rester aux faits.
Ainsi, disons simplement, pour paraphraser certains auteurs, que l'euro doit
être saisi comme une « monnaie née dans les
marchés » ; c'est d'ailleurs ce que suggère
implicitement Robert Raymond :
« En Europe, la justification d'une marche vers
l'union monétaire s'est appuyée sur des considérations
encore plus larges, visant non seulement à intégrer des
économies liées par un commerce intra-zone intense et croissant,
mais aussi à créer un marché unique atteignant une taille
suffisante, de l'ordre de celle du marché intérieur
américain pris comme point de comparaison. Or un marché n'est
vraiment unique que si un système unique de prix y prévaut. Il
appelle donc une monnaie unique »94(*).
Les avantages attendus de l'euro pour les nations
européennes : les espoirs de prospérité
Comme on l'a dit précédemment, la naissance de
l'euro ne peut être comprise correctement sans considérer
l'ensemble d'un processus plus large, le processus d'intégration
européen, qui débuta dès la fin de la Seconde Guerre
Mondiale. Ainsi, l'avènement de la monnaie unique constitue une
étape logique et essentielle d'un mouvement qui portait en lui
l'ambition de faire de l'Europe un seul et même marché.
L'intégration économique ne devait pas être à
l'initiale une priorité absolue mais, dans les faits, force est de
constater que la construction européenne est en premier lieu un
« phénomène économique ». Nous verrons
justement ultérieurement que l'Europe souffre de carences politiques et
sociales importantes et potentiellement préjudiciables pour l'union
monétaire. Hormis les avantages économiques attachés
à l'euro qui seront examinés plus tard, il convient de souligner
que l'union monétaire résulte elle-même d'une
évolution longue et progressive.
Ainsi, au commencement de la monnaie unique
européenne, on trouve l'Union européenne de paiements (UEP).
Créée au début des années 1950, l'UEP se veut
être la première forme de coopération monétaire
européenne destinée à faciliter le règlement des
soldes des balances des paiements entre les Etats membres de l'OECE95(*) :
« Disposant de fonds en or et en dollars provenant
de l'aide américaine et des contributions des Etats membres, l'UEP
centralise les soldes positifs et négatifs des flux commerciaux qui se
compensent en grande partie. Ce système favorise la reprise du commerce
intra-européen en levant les hypothèses du manque de devises et
de l'absence de convertibilité entre monnaies
européennes »96(*).
Par la suite, avec la dissolution du système de
Bretton Woods et, dans un contexte de relance de construction
européenne, fut créé en 1972, lors des accords de
Bâle, le serpent monétaire européen. La mise en place du
serpent avait pour objectif de réduire les marges de fluctuation entre
les monnaies européennes. Pour cela, les monnaies européennes
devaient évoluer de manière groupée au sein du tunnel de
Washington, créé en 1971, dans le but de stabiliser
l'évolution des cours des monnaies autour du dollar, monnaie de
référence internationale. Toutefois, avec les dévaluations
successives du dollar et, avec le choc pétrolier de 1973 et ses
conséquences sur les économies européennes (inflation,
déficits commerciaux...), la fin du serpent et le flottement
généralisé des monnaies se réalisèrent fin
1973. Le flottement des changes fut officialisé avec l'adoption des
accords de la Jamaïque en janvier 1976. Suite aux accords de la
Jamaïque, le Système monétaire européen fut mis en
place en 1976 sur la base de quatre principes fondateurs : une
unité monétaire européenne servant de numéraire
pour le mécanisme des taux de change (ECU97(*)), un mécanisme de
change et d'intervention98(*), des mécanismes de règlement99(*) et des mécanismes de
crédit100(*). Le
SME a permis une certaine stabilité des taux de change
intra-communautaires. Cependant, la révision possible des cours-pivots
générait une incertitude irréductible sur
l'évolution possible des taux de change. De même, les marges de
fluctuation autorisaient des variations non négligeables des monnaies,
déstabilisatrices pour l'économie européenne.
Néanmoins, peu à peu, le SME a assuré une certaine
convergence dans la conduite des politiques économiques, notamment dans
la lutte contre l'inflation. Cependant, il comportait certaines failles qui
l'ont progressivement mené à sa perte, notamment en termes de
lutte contre le chômage. En effet, la conduite de politiques
monétaires d'austérité a fait de l'espace
économique européen une zone de « basse pression
économique », selon les termes d'Arcangelo Figliuzzi, sous
grande influence du fonctionnement monétaire allemand101(*). A partir de septembre 1992,
une crise particulièrement grave, aboutissant à des changements
de parité, mit en cause le bien-fondé du SME. Deux monnaies en
sortirent, la livre sterling et la lire italienne, tandis qu'un
élargissement des marges de fluctuation amenait à
reconsidérer les principes fondateurs du SME. Paradoxalement, dans un
contexte de changes quasi flottants, les pays firent preuve de discipline,
affichant une réelle volonté d'aller ensemble de l'avant, de
bonne augure pour la marche amorcée vers l'union monétaire. Ceci
étant, selon Arcangelo Figliuzzi, l'élément
déterminant à l'origine du passage à l'euro a
été l'instauration du marché unique qui se devait
d'être accompagné, d'une manière ou d'une autre, d'un
approfondissement du processus de coopération monétaire
européen :
« Cependant, c'est sans doutes la signature par les
Douze, en février 1986, de l'Acte unique européen modifiant le
traité de Rome et prévoyant la création d'un vaste
marché intérieur européen pour le 31 décembre 1992,
qui explique le fort regain d'intérêt pour l'idée
d'approfondissement de l'union monétaire [...] il apparaît de plus
en plus clairement que la réalisation d'un marché unique doit
être prolongée par une forme [...] d'union
monétaire »102(*).
Ce faisant, l'instauration de l'euro liant depuis le
1er janvier 2001 douze pays, les autres membres de l'Union
européenne étant logiquement appelés à entrer dans
la zone euro à terme, présente plusieurs avantages en
matière économique. Ces avantages avaient été
présentés dans le cadre du rapport Emerson, publié en
1990 : suppression des coûts induits par la conversion des
monnaies103(*),
éradication des risques de change, élimination des primes de
risques intégrées dans les taux d'intérêt des pays
à monnaies faibles, avènement de l'euro comme monnaie
internationale, meilleure répartition du pouvoir monétaire
européen (disparition de la suprématie de la Bundesbank),
élimination des risques d'inflation importée liés aux
dévaluations et tendance à la stabilité des prix.
La Commission européenne recense, quant à elle,
dans un document publié en 2003104(*), trois principaux avantages liés à la
mise en place de l'union économique et monétaire. Le premier de
ces avantages réside dans l'élimination de toutes les contraintes
liées au change, ce qui profite à l'ensemble des agents
économiques. Le second consiste en un renforcement, à terme, de
la concurrence. Cet accroissement de la concurrence, facteur
d'efficacité et de compétitivité, doit notamment faire
pression sur les prix. Enfin, le troisième avantage mis en avant est
lié à l'avènement de l'euro comme monnaie de
référence internationale. Cette reconnaissance de l'euro doit,
entre autres, permettre aux entreprises appartenant à la zone euro de
libeller plus souvent leurs factures en euros lors de leurs transactions avec
le reste du monde.
Au final, l'euro apparaît comme une monnaie
essentiellement fonctionnelle. A la lumière de près de soixante
années d'intégration économique en Europe, l'instauration
de la monnaie unique se révèle être une étape
« logique », devant davantage intégrer les
marchés européens. Le but recherché, à terme, est
de faire de l'Europe une zone monétaire optimale105(*). Ainsi, l'euro se fonde sur
des espérances de prospérité et de bien-être
individuel lié à l'avènement d'un vaste marché
intérieur européen capable de faire contrepoids au marché
américain. « Né dans les marchés », il
est empreint d'une logique de consommateur et non d'une logique de citoyen,
comme le souligne Jean-Michel Servet :
« Il est symptomatique qu'une des premières
plaquettes officielles d'information sur l'euro (diffusée en France
à partir de novembre 1997) se soit appelée `l'euro et moi', titre
de grande taille avec en sous-titre de petite taille `l'euro fait la force'. Un
tel titre privilégiait de façon évidente les rapports
privés à la monnaie. Cette individualisation des utilisateurs se
traduisait aussi dans ce même document, largement diffusé par le
ministère en charge de l'économie, par l'illustration non de
photos de groupes en situation d'échange ou de communication, mais de
personnages séparés les uns des autres. Loin de consacrer l'euro
comme une expression communautaire [...] certains ont cru pouvoir agir par la
monnaie, pensée à tort comme un instrument essentiellement
économique et privé, en vue d'unifier l'Europe par la
multiplication des échanges commerciaux. Nombreux sont les projets
d'adaptation des populations à l'euro, qui ont tourné peu ou prou
autour de la fonctionnalité de l'objet monétaire dans les usages
privés des consommateurs [...] Une logique de l'intérêt
individuel a ainsi été en quelque sorte instrumentée par
les promoteurs de la `monnaie unique européenne' »106(*).
Cette remarque est essentielle car dans l'approche qui est la
nôtre, comme nous le verrons par la suite, l'euro se fonde sur une
confiance d'ordre éthique ou économique stricto sensu,
en s'affranchissant de toute attache symbolique :
« La création de l'union monétaire en
janvier 1999 a entraîné des changements profonds dans les
marchés, qui ont induit des restructurations spectaculaires parmi les
grandes entreprises. Mais justement, il s'agit de marchés, pas de
sociétés civiles ni de nations. Il existe un sentiment
répandu que l'euro est un instrument de la dictature des marchés,
un cheval de Troie de la mondialisation économique » ;
« La conception de la monnaie développée dans ce livre
permet de ne pas être surpris par l'ambivalence des attitudes que suscite
l'arrivée de l'euro. Dans la théorie économique
fondée sur le présupposé d'une valeur exprimée dans
les prix réels d'équilibre, la monnaie est un objet
économique sans impact sur l'équilibre du système.
L'intégration économique européenne est un processus
purement `réel' de mobilités de facteurs de productions et
d'intensification de la concurrence pour aboutir à un système de
prix d'équilibre commun. Une fois ce processus accompli, l'Europe sera
devenue une zone monétaire optimale [...] Mais, on a longuement
montré dans ce livre que la monnaie n'est pas seulement le
régulateur des marchés. C'est une institution bien plus profonde
des sociétés [...] C'est un opérateur de la
cohésion sociale qui dépend d'une confiance par laquelle se
réalise la reconnaissance d'une appartenance à une même
communauté de paiements. Mais le sens de l'appartenance est fondé
sur des valeurs collectives dont les nations sont dépositaires [...] La
tension entre l'espace économique de l'euro et la diversité des
nations fait l'originalité de l'euro par rapport aux monnaies
nationales »107(*).
Il en ressort que l'euro se dévoile comme étant
une monnaie originale. Issue d'un processus d'intégration des
marchés, la monnaie unique européenne semble
résultée d'un choix rationnel de fonder une union
économique et monétaire sur la base d'avantages renvoyant
à la logique marchande et, au-delà, à la sphère
strictement économique. Monnaie orpheline de souveraineté
politique, l'euro semble avoir l'audace de s'affranchir de toute forme de
confiance symbolique pour se rapporter exclusivement à
l'économique. Tel est le pari de l'euro : monnaie dépourvue
de consistance sociale et politique, fondant sa souveraineté sur des
espérances de prospérité économique.
B. L'euro : l'originalité
génésiaque d'une monnaie dépourvue de confiance
symbolique
Comme on l'a vu lors de la première partie de cette
réflexion, monnaie et souveraineté politique sont, en principe,
liées. Or, à la zone euro ne correspond aucune
souveraineté politique. De surcroît, la zone euro rassemble des
nations distinctes, tant économiquement108(*), socialement que
politiquement. Ainsi, la monnaie unique présente une configuration
monétaire originale et insolite, centrée sur l'économique
et neutre sur le plan symbolique.
La physionomie originale de l'euro,
révélatrice d'un processus inversé
La monnaie est le produit d'un processus endogène
à la société. Fait institutionnel socialement construit,
la monnaie, sans valeur intrinsèque, mêle croyance et confiance
pour assurer son existence et sa pérennité. Ainsi, comme cela a
été dit précédemment, elle a d'abord besoin du
politique pour « officialiser » juridiquement son cours
légal. Ensuite, elle est en principe adossée à une
entité souveraine politiquement. Ce faisant, nous avions conclu que
monnaie, puissance publique, nation et valeurs collectives étaient
liés. D'ailleurs, la monnaie retranscrit son appartenance à
l'ensemble de ces éléments à travers les
« signes » dont elle est imprégnée. Ces
« signes » sont censés susciter croyance et
confiance chez les individus. Dans cette même optique, nous avions mis en
avant l'idée selon laquelle, d'un point de vue historique, l'union
politique (souveraine) précède toujours, en pratique, l'union
monétaire. En fait, il semble avoir existé des cas
inversés mais, à moyen terme, ceux-ci ont implosé. C'est
l'idée défendue par Jean Messiha, s'appuyant sur le cas de
l'Union latine109(*) :
« Les tentatives historiques de faire
émerger, à partir d'une coopération monétaire, une
monnaie unique ont toutes échouées, précisément
parce qu'elles se sont arc-boutées sur la monnaie unité de
compte, négligeant par là, la monnaie-représentation
collective et nationale » ; « Se polariser sur la
superficie matérielle de la monnaie comme simple instrument de compte,
vider cette monnaie de sa charge historique, culturelle, nationale et
souveraine, est une entreprise qui porte en elle les germes de son propre
échec en ce qu'elle réduit à l'extrême la notion de
monnaie et néglige de fait tout lien entre monnaie et
souveraineté »110(*).
Ainsi, à la lumière de ces propos et au regard
de la démarche d'ensemble de cette réflexion, il faut bien
reconnaître que l'union monétaire européenne
présente une configuration tout à fait originale. Certes, l'euro
est bien le fait de la loi et, plus précisément, il a
été adopté par voie référendaire. Son
« officialisation » s'est réalisée avec la
promulgation d'un traité à valeur internationale. Mais,
abstraction faite de l'acte juridique, ce dernier ne s'appuie sur aucune
autorité publique européenne dont l'aire de souveraineté
coïnciderait avec la zone d'extension de la monnaie. L'euro ne se fonde
sur aucune communauté au sens où nous avons défini la
nation comme un ensemble d'individus unis au travers d'une multitude de valeurs
partagées et liés à une même autorité
étatique. En d'autres termes, pour aller à l'essentiel, on peut
dire que l'euro est dépourvue de confiance symbolique. Seule le signe
officiel de la Banque centrale européenne (BCE) lui consacre une valeur
« objective ». En conséquence, on peut analyser
l'euro comme étant une monnaie sans prince et sans peuple, tirant sa
légitimité uniquement de l'économique. Il demeure une
monnaie « anonyme » ou apatride, rassemblant des
consommateurs ou agents économiques, mais non des citoyens. L'euro est
avant tout une monnaie économique. De cette intégration
économique et monétaire, résultera, peut-être, une
union politique et sociale. Mais, pour l'heure, l'euro fait office de monnaie
à la genèse originale :
« La construction européenne est un processus
unique en son genre : il inverse, en effet, la causalité historique
entre l'émergence d'une conscience collective et l'apparition d'une
monnaie, référent national en matière de
comptes »111(*).
Ainsi, le procès à l'origine de l'euro est
révélateur d'un mouvement inversé : d'abord
l'économique et le monétaire, ensuite le politique et le social
(au sens large) :
« L'euro ne symbolise pas une communauté
préexistante marquant sa souveraineté en établissant sa
propre unité de compte. Sa création est, en quelque sorte,
investie de la mission de faire advenir subrepticement cette communauté.
D'où les interrogations sur l'irréversibilité du
processus, tant que ne sera pas constitué un véritable
gouvernement européen »112(*).
On peut alors légitimement penser que l'euro est une
monnaie fragile car l'absence de consistance sociale et politique fait de lui
une monnaie « neutre », aux racines peu profondes. De ce
fait, pour procéder par analogie métaphorique, l'euro est un peu
comme un arbre mal enraciné restant de la sorte vulnérable face
à la moindre tempête. En effet, une monnaie qui fait fi de toute
attache symbolique et, qui se fonde uniquement sur des éléments
de nature économique, demeure une monnaie grandement exposée au
risque de réversibilité en ce que l'économique est par
nature précaire, à la différence du politique et du
social. Dès lors, inévitablement, comme nous le verrons
prochainement, l'euro a d'ores et déjà été la cible
de critiques diverses venant menacer son intégrité.
En somme, l'euro s'avère être une monnaie
originale en ce qu'il est le fruit d'une intégration économique
poussée entre un ensemble de pays qui, parallèlement, conservent
leurs spécificités et leur souveraineté dans de nombreux
domaines, en particulier dans le domaine politique. L'euro résulte d'un
arbitrage réalisé entre les pays membres de la CEE, puis de
l'Union européenne, qui ont pesé les avantages et les
inconvénients qui résulteraient de l'instauration d'une monnaie
unique. L'euro est ainsi né d'une volonté méthodique et
délibérée de certains pays de s'intégrer
économiquement et monétairement. C'est en ce sens que l'euro se
veut être un produit de la rationalité économique.
Apparaît alors le compromis européen : instaurer une monnaie
commune sans se défaire des spécificités et de certains
des attributs de souveraineté propres aux Etats membres :
« L'apparition de l'euro est donc indissociable de
la dynamique qui pousse les Européens à s'unir dans les domaines
où ils y ont intérêt, tandis qu'ils préservent
ailleurs leur identité »113(*).
Dans cette perspective, il faut souligner que l'Union tente
de se construire progressivement sur le plan politique. De même, se
dessine vaguement à l'horizon une ébauche d'Europe sociale. Mais,
force est de constater que pour l'instant, l'Europe est avant tout un
territoire économique et monétaire. Elle comporte ainsi de
nombreuses carences, multidimensionnelles, qui seront analysées par la
suite. Qui plus est, elle est emprise d'une forte charge libérale qui
rend les ajustements économiques très difficiles et lui attribue
une certaine impopularité au regard du grand public. Fondamentalement,
elle reste une entité empreinte d'incertitude, tant au niveau de ses
limites géographiques que de ses perspectives d'avenir. Sur le plan
politique, l'Union européenne ne dispose ni de la personnalité
juridique, ni d'une constitution. Cette dernière est seulement
bâtie sur une succession de traités et non sur un texte unique et
juridiquement souverain. L'Union européenne se présente comme la
résultante d'une succession d'étapes pouvant être
assimilée à des séries de négociations
internationales. Il en ressort que l'Union européenne ne peut être
comparée à un Etat. La qualité de sujet de droit et la
puissance suprême de commandement (souveraineté), traits
caractéristiques des Etats politiques, ne peuvent lui être
conférés. L'Union européenne n'est pas souveraine sur le
plan politique ; elle reste une entité inachevée et aux
contours incertains :
« En effet, l'architecture institutionnelle
européenne a été mise en place par des traités
successifs : il n'existe donc pas de texte unique, de Constitution de
l'Union européenne. L'Europe s'est construite par étapes ;
ses institutions sont nées des délégations des
compétences effectuées par les Etats membres. Le modèle
institutionnel européen est profondément original ; c'est un
« work in progress » qui ne peut être
comparé à celui d'un Etat » ; « C'est
qu'en effet cette union ne constitue pas un Etat, même si les
ressortissants des Etats membres disposent d'un citoyenneté
européenne. Elle n'est pas non plus un Etat fédéral ou une
confédération. L'Union n'est pas dotée de
personnalité juridique »114(*).
Fait aggravant, la superposition des traités rend le
fonctionnement de l'Union peu lisible pour des citoyens européens qui,
du coup, se sentent éloignés du projet européen. De
même, un des problèmes institutionnels essentiel de l'Union
réside dans le manque de représentativité et de
légitimité démocratique des ses organes politiques qui
disposent, malgré tout, de prérogatives importantes alors
même qu'ils paraissent écartés de tout débat et
contrôle démocratique115(*). Ce problème constitue une entorse au
principe de souveraineté populaire, principe fondamental des
démocraties modernes.
En outre, l'unité européenne est une idée
difficile à admettre quand on sait que l'Union consiste en une
agglomération de pays qui, a priori, n'ont pas grand-chose en
commun si ce n'est que l'intérêt économique orienté
dans un but purement rationnel. En effet, on peut légitimement se
demander ce qui rapproche, autrement qu'économiquement, des pays telles
que la Turquie116(*), la
France et la Slovénie. D'ailleurs, dans un élan d'avancée
politique, le « non » au référendum
organisé en France en mai 2005 concernant l'approbation d'une
constitution européenne aura été révélateur
des doutes qui entachent la construction européenne. Qui plus est, le
même « non » a été prononcé
majoritairement par les citoyens hollandais qui étaient appelés
à s'exprimer quelques jours après les citoyens français.
Dans le même temps, il faut souligner que plusieurs pays n'ont pas
« osé » organiser de référendum pour
la même question certainement par crainte d'essuyer un refus populaire
massif ; ce qui fut notamment le cas de l'Allemagne et de l'Italie.
Au final, pour reprendre l'expression de certains juristes,
tel que Jean Paul Jacqué117(*), l'Union européenne apparaît comme un
« phénomène (juridiquement) nouveau » qui
peut être analysée, d'une certaine manière, comme une
remise en cause des formes étatiques traditionnelles. Entre la
confédération et l'Etat fédéral, l'Union
européenne a parfois été qualifiée de
Communauté d'intégration ou de Communauté supranationale.
Si les Etats membres conservent leur souveraineté, il n'en reste pas
moins qu'ils en partagent l'exercice dans des domaines essentiels comme la
monnaie. Ainsi, l'euro est appelé à devenir à terme la
monnaie officielle de l'ensemble des pays membres de l'Union. A l'image de
l'Union européenne sur le plan juridique et politique, il
apparaît, à la lumière de cette analyse, comme un
phénomène monétaire tout à fait original. Reste
à savoir si de cette union monétaire doit naître une union
politique ou si la configuration globale actuelle est définitive,
faisant de l'euro une pure monnaie de consommateurs et non de
citoyens ?
Cela étant, le particularisme de l'euro s'est
reflété au moment de la transition et de l'abandon des anciennes
monnaies. En effet, le passage à la monnaie unique a engendré des
craintes chez les individus. En se situant à un niveau micro-social, on
s'aperçoit que l'approbation d'une monnaie nouvelle passe par un
consentement psychologique, et pas seulement par une « acclimatation
technique » propre à un consommateur. Dans les faits, comme le
souligne Jean-Michel Servet, tout s'est passé comme si l'euro avait
été subi, imposé ; comme s'il était une
monnaie étrangère, extérieure aux populations
européennes. Ce sentiment est fort légitime quand on sait que
l'euro est orphelin de souveraineté et qu'un certain nombre de
barrières morcellent, de fait, les peuples européens :
langues, cultures, modes de vie, éloignement géographique,
absence de passé commun, etc. :
« Les problèmes ne sont pas seulement
pratiques ou plus exactement les questions techniques sont la forme
d'apparition de questions essentielles. Le changement monétaire nominal
a un effet imaginaire qui exprime et mobilise des craintes plus profondes
tenant surtout à une perte d'identité et de
repères »118(*).
La neutralité symbolique de l'euro : reflet
d'une monnaie « objective » et rationnelle, aux contours
incertains, fondée sur une confiance éthique
Fondant en quasi totalité sa légitimité
sur une confiance de nature éthique, l'euro devait à l'initial
bénéficier aux consommateurs et, plus largement, à
l'ensemble des pays de la zone euro. Ainsi, le lien de confiance qui sous-tend
la monnaie unique européenne consiste en des critères
économiques élevant le bien-être individuel en
critère prééminent. Globalement, l'euro était, et
est toujours, porteur de nombreuses espérances. L'union
économique et monétaire devait s'imposer en grande puissance
économique mondiale, notamment en contrebalançant
l'hégémonie américaine. Cela dit, pour l'heure, l'euro
reste dépourvu d'éléments de confiance symbolique ;
sa légitimité en tant que fait institutionnel repose sur un pari
économique : faire de la zone euro une zone de
prospérité et de croissance. Il en découle que la
pérennité de l'euro s'avère tributaire des jugements des
agents économiques appartenant à la zone euro :
« L'acceptation satisfaisante de l'euro par les
consommateurs contraste avec le scepticisme manifesté par les citoyens
des pays de la zone euro dans les enquêtes d'opinion à
l'égard de la rhétorique politique sur les promesses de
prospérité de l'Union européenne. Ce divorce peut miner la
confiance en l'euro. Car cette monnaie ne peut se recommander de symboles forts
de souveraineté. Sans passé, elle doit se légitimer par
les gains futurs de bien-être qu'un espace monétaire unique peut
apporter par rapport à des espaces monétaires nationaux,
reliés par le libre-échange des biens et services et par le libre
circulation des capitaux »119(*).
Fondamentalement, l'euro repose sur des liens
économiques. Il relègue au rang de supports
superfétatoires les liens historiques, culturels, politiques qui
constituent autant de sources symboliques de confiance en la monnaie. Cette
suprématie et objectivité de l'économique se
matérialisent notamment sur l'iconographie totalement neutralisée
des billets émis par la BCE :
« Contrairement au dollar, l'euro ne se
réfère à aucune autorité supérieure,
politique et symbolique, fondant le lien de confiance qui `fait
société'. Affichant portails et fenêtres ouverts sur le
vide, ses billets renvoient uniquement à un espace sans limites,
déterritorialisé et déshumanisé : celui du
marché [...] On constatera d'abord que les euros billets
reflètent strictement la dynamique purement économique et
financière qui est au principe de leur apparition. Ils exhibent une
froide esthétique post-moderne de ponts, de portes ou fenêtres
qu'on a pris soin d'épurer de tout trait permettant de les localiser,
représentations qui cherchent exclusivement à symboliser la
communication, l'ouverture et le passage de frontières [...] On est en
présence d'une monnaie purement fonctionnelle dans sa nudité
économique, d'un simple instrument d'échange qui fait fi du
passé et ne le raccroche pas au futur faute de pouvoir ou de vouloir
s'appuyer sur des symboles communs aux différentes nations qui cherchent
pourtant à s'unir [...] A l'aune d'un dollar dont les coupures
symbolisent ainsi une alliance fondatrice entre les relations sociales d'ordre
public et d'ordre privé, par ailleurs placée sous
l'autorité d'un Dieu dont la Réserve fédérale et le
département du Trésor sont les prêtres, le déficit
symbolique de la monnaie européenne paraît considérable.
L'euro ne peut en effet dissimuler la fragilité de sa
légitimité au-delà du cercle des
marchands »120(*).
Vide de symbolique et adossé à des principes
économiques libéraux censés établir les conditions
d'une expansion économique, l'euro s'est affranchi du politique et du
social pour aller à l'essentiel : l'économique.
Apparaît alors toute la spécificité de la monnaie
européenne par rapport aux anciennes monnaies nationales. Ce point
caractéristique de l'euro est retranscrit sur l'iconographie des
billets. Avant, sur tous les billets des anciennes monnaies européennes,
on pouvait y voir des symboles forts faisant référence à
l'histoire du pays, à la culture, au politique, etc. Cette symbolique
dont se prévalait la monnaie coexistait avec la marque officielle qui
instituait la valeur de la monnaie (signature du contrôleur
général, marque de la banque centrale...). La monnaie suscitait
croyance et confiance en s'appuyant sur des éléments renvoyant
à des valeurs communes, reconnus et acceptés par tous :
« La présence de ces personnes sur nos
billets peut s'interpréter comme l'affirmation de ce qui fonde nos
Etats, et particulièrement la République, et donc la valeur des
signes qu'elle émet et des échanges qu'elle garantit [...] C'est
la culture qui fonde la valeur, et que l'image assigne [...] Le Petit Prince,
les joueurs de cartes, la tour Eiffel et même le plat de pommes sont les
garants de notre républicanité, de notre condition
française en tant que républicaine. C'est là que se fonde
la valeur de nos billets : dans ce qui fait que la France une
culture »121(*).
Ce faisant, il faut souligner que les billets émis par
la BCE ne contiennent aucune référence directe ou indirecte
à l'histoire, à la culture ou aux hommes politiques. Pourtant, on
aurait très bien pu imprimer sur les billets les portraits de quelques
grands hommes qui ont instigué le projet européen, tels que Jean
Monnet, Robert Schuman... L'euro est une monnaie neutre sur le plan symbolique,
ce qui se traduit par une indifférence iconographique. En effet, il ne
fonde pas sa valeur sur des symboles communautaires mais sur des principes
économiques stricto sensu. Ainsi, un grand pas a
été franchi avec l'euro car il donne à la monnaie une
autonomie supplémentaire par rapport aux précédentes
monnaies. Sur les billets, seuls apparaissent des ponts et des monuments
anonymes. D'ailleurs, le graphiste à l'origine des
représentations inscrites sur l'euro fiduciaire, Robert Kalina,
précise de lui-même qu'il était formellement interdit de
faire référence à des symboles identifiables122(*), comme si l'euro devait
préserver sa neutralité économique. Seule
interprétation possible de ces ponts, l'idée d'un rapprochement
entre les Etats-nation européens. Mais, est-ce un rapprochement de
nature économique (libre circulation des marchandises...) ou un
rapprochement de nature politique, signe d'une volonté d'unifier
l'Europe politiquement ? L'euro n'est-il pas censé intégrer
davantage les marchés et faciliter de ce fait les transactions
intra-communautaires ? Par ailleurs, apparaît sur chaque billet une
carte de l'Europe aux frontières imprécises à l'est, comme
pour rappeler que l'Europe est une entité encore
indéterminée, tant géographiquement que politiquement.
Finalement, l'Europe est avant tout un territoire économique ambitieux,
projectif, résolument tourné vers l'avenir, revendiquant une
prospérité promise :
« En fin de compte, on peut dire peut-être que
ce à quoi renvoient inscriptions et images, la source ou
l'autorité dont les billets se prévalent et qui les garantit,
c'est un territoire - délimitation, configuration d'une terre,
dessinée par la carte - et, une idée : l'idée de
construction - à la fois édification et patrimoine, et aussi voie
de passage, traversée, figurée par des ponts. L'Europe, c'est
alors une terre, et une idée. `De qui' est l'euro ? : on est
tenté de répondre, à l'examen des billets : de la
terre d'Europe, et de son idée constructrice »123(*).
Graphiquement, seuls apparaissent formellement et
distinctement la valeur du billet, ainsi que la marque officielle de la BCE et
le drapeau de l'Union européenne composé de douze étoiles
or sur fond bleu formant un cercle en guise d'union. Le nombre de douze est
symbolique ; invariable, il n'indique pas le nombre de pays membres mais
symbolise la perfection et la plénitude. Quant à la couleur
bleue, elle est synonyme de sérénité et de paix. En outre,
on peut penser que la neutralité symbolique de l'euro fiduciaire
procède de la volonté d'afficher et de matérialiser la
neutralité de la monnaie elle-même dans le sens où celle-ci
n'appartient plus aux gouvernants politiques mais est régie par un
institut indépendant et souverain : la BCE.
Ce faisant, l'euro demeure une monnaie
« objective », qui fonde sa valeur sur l'économique
tout en s'exemptant des attaches symboliques qui sous-tendent, en principe, la
monnaie en tant qu'objet conceptuel socialement construit. A ce titre, la
monnaie unique européenne se veut être novatrice. Avec l'euro, on
a l'impression qu'un pas de plus a été franchi vers la
rationalité des activités économiques et sociales. C'est
comme si la monnaie marquait davantage sa dématérialisation en
s'affranchissant en grande partie du superflu habituellement nécessaire
pour assurer croyance et confiance. Une question émerge alors :
est-ce que l'euro ambitionne de se passer de toute confiance symbolique ou
est-ce une situation transitoire, le temps de construire une autre Europe
qu'une Europe de marchés ? Dans ce dernier cas, on aurait alors
à faire à un processus inversé selon lequel d'une
coopération économique doit naître une union politique
entre des Etats qui, un demi-siècle auparavant, se livraient une
bataille sans merci. Mais, tenter de donner des réponses à ces
questions s'avère très difficile tant il est vrai que l'euro
repose sur un équilibre fragile régi par une multitude de
facteurs. En outre, ce qui est sûr, c'est que pour le moment il fait fi
du lien de confiance qui rattache la monnaie à un ensemble de valeurs et
symboles communs :
« Nous l'avons vu, l'argumentaire économique
en faveur de l'euro est essentiellement fondé sur une vision neutre et
sans dimensions sociales de la monnaie. Celle-ci est appréhendée
dans sa fonctionnalité et elle ne présente d'autre
épaisseur sociale ou culturelle que celle des signes apposés sur
les moyens de paiement. De ce point de vue, l'image des billets en euro est
révélatrice. Leur conception a certes dû composer avec des
cultures différentes et de nombreuses susceptibilités
historiques ; les signes identitaires y sont par conséquent
réduits à néant [...] Cependant, en éliminant tout
ce qui pouvait choquer (tous les symboles religieux, politiques, les
personnages historiques et littéraires nationaux) et en choisissant des
formes architecturales volontairement non identifiables à un lieu
précis, on a rendu très difficile et différé
l'appropriation de ces images par leurs utilisateurs. Et on a réduit la
possibilité que ceux-ci se projettent collectivement à
brève échéance dans ces images - autrement dit expriment
un projet commun ; seule la figure presque anamorphique de la carte
européenne et le nom `euro' (Europe) peuvent introduire cette dimension
de projet collectif et contribuer à la reconnaissance d'une
souveraineté historiquement nouvelle »124(*).
Reste à soulever un autre point caractéristique
et ambivalent relatif à la symbolique de l'euro : l'opposition
entre l'iconographie des pièces et celle des billets. En effet, alors
que les billets marquent clairement l'idée de neutralité, les
pièces, quant à elles, n'ont pas cessé de faire
référence aux symboles nationaux. En d'autres termes, alors que
la charge symbolique des billets s'avère quasi nulle, celle des
pièces est restée prégnante. Cette ambivalence semble
révélatrice de l'originalité et de l'incertitude qui
pèse sur l'euro. Ce dernier paraît ainsi partagé entre des
histoires et des souverainetés nationales bien présentes, et, un
futur européen à construire, aux contours indécis et
centré sur l'économique. C'est ce que Denis Guénoun nomme
les « deux faces de l'euro » :
« Les deux faces de l'euro, ce seraient alors,
comme face nationale et face européenne, la face de la reconnaissance
acquise et la face du modèle projectif » ;
« C'est dans cette ambivalence profonde que l'on peut
reconnaître la marque du spécifiquement européen, si, comme
j'ai tenté de le montrer ailleurs, il n'y a d'Europe que par cette
dualité entre désidentification et identité en
retour : désidentification, qui est un autre nom de l'universel, de
l'universel comme devenir [...] Et de l'autre côté, identification
en retour, réactive, récursive ou régressive
peut-être [...] L'Europe toujours prise entre nation et monde,
redevenir-nation et devenir monde, et tenant de cette ambiguïté sa
singularité la plus constitutive. C'est ce que nous montrerait
l'incertitude du graphisme »125(*).
L'euro, assis sur des fondements économiques, fait
entrevoir l'incertitude qui le caractérise. Sa dualité en terme
de graphisme rappelle qu'il demeure une monnaie objective, dont la
légitimité repose sur un potentiel économique, promesse de
la réussite future de l'union économique et monétaire
centrée sur une institution clef : la BCE. Mais, elle rappelle
aussi que l'euro est une monnaie en « mal de
souveraineté », en attente d'un devenir politique et d'une
cohésion sociale entre des nations a priori fortement
hétérogènes.
En définitive, l'euro présente une
configuration originale. Issu d'une série de traités
internationaux selon des leitmotivs de nature économique, l'euro
aurait-il réussi à déconnecter la valeur de l'argent des
traditionnelles « garanties » symboliques qui
légitiment la monnaie ? :
« Qu'avons-nous perdu (ou aussi bien : de quoi
nous sommes nous affranchis) en voyant disparaître de nos billets [...]
ces faces humaines que nous n'y trouverons plus ? Je ne peux me
défaire de l'idée qu'on retrouve ici l'ambiguïté,
l'incertitude du devenir : ou bien nous avons perdu, ou sommes en passe de
perdre, cette co-implication essentielle de la valeur de et de la personne, qui
fait qu'il n'est dans notre monde jusqu'à ce jour de valeur que se
référant à la figure (visage ou corps) [...] Et c'est un
immense, abyssal danger. Ou bien : nous nous sommes libérés,
ou sommes en passe de nous libérer, d'un des vertiges, d'un des
abîmes possibles de la reconnaissance : de nous affranchir, donc, de
la fausse garantie d'une personne abstraite, figurale, monétaire et pour
tout dire idolâtrique, d'une personne fausse et mensongère [...]
n'est là que pour nous faire oublier la facticité, la
figuralité trompeuse [...] comme source et garantie de l'infini commerce
des images. En un mot : en passe de nous affranchir du
césarisme126(*).
C'est l'hypothèse confiante - l'hypothèse de la confiance :
celle qui nous conduirait à répondre (pour la première
fois ?) qu'il n'y a plus rien a rendre à César
peut-être, que tout royaume est de ce monde, et que c'est lui,
désormais, qu'il s'agit de trans-figurer »127(*).
Néanmoins, on peut douter du fait que
l'économique suffise à fonder la valeur de la monnaie. Bien plus
qu'un simple lien marchand, la monnaie se veut être un lien social
fondamental. C'est pourquoi, l'euro a besoin d'une
« béquille » nécessaire pour garantir sa
souveraineté à terme. Il l'a trouvera certainement dans
l'approfondissement du processus d'intégration européen, en
dehors du domaine de l'économie, si le projet européen
évolue dans ce sens. Ignorer cette carence reviendrait à
dédaigner la nature profonde de la monnaie. Le fait que des millions
d'européens parviennent à accorder leur totale confiance à
l'euro n'est pas une mince affaire. Preuve en est, le passage à la
monnaie unique a pris du temps, notamment en ce qu'il a fallu expliquer
progressivement au grand public le phénomène dans son ensemble.
La transition monétaire ne peut et ne doit en aucun cas se
réduire à une simple opération technique de changement
d'unité de compte :
« Rien ne serait plus faux que de réduire la
question de l'abandon des anciennes monnaies nationales à ses dimensions
macroéconomiques et à de simples problèmes techniques
[...] Ce serait, encore une fois, réduire les citoyens à des
consommateurs-usagers, utilisateurs de moyens de paiement, socialement
indifférenciés, simplement attentifs aux coûts
transactionnels, et dont les peurs et malaises seraient réglés
par une bonne communication »128(*).
En outre, si l'euro se fonde sur une confiance d'ordre
éthique, c'est-à-dire économique, il est essentiel de
s'intéresser à l'institution qui en a la
responsabilité : la BCE. En effet, comme le suggère Denize
Flouzat, la banque centrale, à plus forte raison si elle est
indépendante, se veut être l'organe qui détient la
responsabilité de la gestion économique de la confiance en la
monnaie :
« D'un point de vue sémantique, la banque
centrale se définit comme l'institution qui se situe au centre des
systèmes de paiement pour garantir les règlements et
contrôler l'expansion de la masse monétaire. C'est l'institution
considérée comme apte à préserver la confiance dans
la monnaie »129(*).
II. La BCE, autorité responsable de l'euro aux
assises monétaristes : la charge libérale de l'euro
On a dit précédemment que l'euro, sans attaches
symboliques, se fonde sur une confiance d'ordre éthique. A cet effet, sa
légitimité est liée aux performances économiques de
la zone euro, à sa capacité de maintenir sa valeur dans le temps
et à l'accès au crédit qu'il permet. Dès lors, la
BCE doit être appréhendée comme la pierre angulaire du lien
de confiance sur lequel repose la monnaie européenne. En charge du
maintien du pouvoir d'achat de la monnaie, la BCE est responsable de la
conduite de la politique monétaire au sein de l'union monétaire.
En conséquence, son organisation, ses grands principes de
fonctionnement, ses orientations stratégiques, etc., tout ceci va
influer plus ou moins directement sur le degré de confiance que les
agents économiques vont consentir à l'euro.
A. La BCE : organisation et principes de
fonctionnement
Le premier janvier 1999 restera une date importante pour
l'histoire du continent européen. En effet, c'est à cette date
que l'euro est devenu la monnaie officielle de la zone euro, alors
composée de onze pays, et que les Etats membres se sont
dépossédés de leur souveraineté monétaire au
profit d'une institution monétaire indépendante et souveraine :
la BCE. Dès lors, il convient de se pencher sur l'organisation et sur
les grands principes de fonctionnement qui régissent cet institut,
responsable de l'euro.
L'architecture institutionnelle de l'eurosystème
En vertu des statuts, la BCE et le SEBC ont été
institués le 1er juin 1998. Le SEBC est composé de la
BCE, titulaire de la personnalité juridique, ainsi que des banques
centrales nationales de tous les Etats membres de l'Union européenne,
qu'ils aient ou non adopté l'euro (Art. 107, paragraphe 1 du
traité), actuellement au nombre de vingt-cinq. Présidée
depuis le 1er novembre 2003 par Jean-Claude Trichet, la BCE est
placée au coeur de l'eurosystème. Ce dernier terme, qui
désigne l'ensemble formé de la BCE et des douze banques centrales
des pays appartenant à la zone euro, « coïncide
exactement avec le concept de banque centrale de la zone euro »,
selon l'expression de Robert Raymond :
« L'eurosystème est logé à la
même enseigne que n'importe quelle autre banque centrale, et ses
raisonnements s'appliquent à la zone euro dans sa globalité,
comme si elle était un seul pays, avec une seule monnaie et un seul
marché intermédiaire »130(*).
L'eurosystème coexistera avec le SEBC tant qu'il y aura
des pays de l'Union n'ayant pas encore intégré la zone euro.
C'est pourquoi, il faut préciser que les textes du traité font
référence au SEBC plutôt qu'à l'eurosystème
car ils ont été rédigés en partant du principe que
l'ensemble des Etats membres de l'Union adopteraient l'euro. Le mode de
fonctionnement du SEBC est de type fédéraliste ; il a
été calqué sur celui de la Bundesbank et s'articule autour
de trois organes :
· Le Conseil des gouverneurs : autorité
directrice, il est composé du Directoire de la BCE et des douze
gouverneurs de la zone euro. C'est l'organe qui définit les grandes
orientations de la politique monétaire et qui prend les décisions
nécessaires à l'accomplissement des missions confiées
à l'eurosystème. Le Conseil des gouverneurs se réunit
normalement deux fois par mois. Lors de la première réunion
mensuelle, il analyse les évolutions économiques et
monétaires afin d'arrêter les décisions adéquates en
matière de politique monétaire. A l'occasion de la seconde
réunion mensuelle, le Conseil examine les questions portant sur les
autres missions et responsabilités qui incombent à la BCE et qui
concernent l'eurosystème.
· Le Directoire : il est composé d'un
président (Jean-Claude Trichet), d'un vice-président (Lucas D.
Papademos) et de quatre membres reconnus dans le domaine monétaire et
financier nommés par le Conseil européen131(*). Il prépare les
réunions du Conseil des gouverneurs, met en oeuvre la politique
monétaire de la zone euro conformément aux orientations
fixées par ce dernier (donne les instructions nécessaires aux
banques centrales nationales) et exerce certains pouvoirs, notamment de nature
réglementaire. Par ailleurs, il est responsable de la gestion courante
de la BCE.
· Le Conseil général : c'est le
troisième organe de décision du SEBC. Composé du
président et du vice-président de la BCE, ainsi que des
vingt-cinq gouverneurs des banques centrales des Etats membres de l'Union
européenne, le Conseil général peut être
défini comme un organe transitoire accomplissant les missions
anciennement dévolues à l'Institut monétaire
européen (IME). Le Conseil général sera dissous lorsque
tous les Etats membres de l'Union auront intégré la zone euro.
En outre, depuis le 1er janvier 1999, c'est bel et
bien la BCE qui demeure l'autorité directrice de la zone euro. Titulaire
de la personnalité juridique, la BCE est responsable de la bonne marche
de l'eurosystème. Ainsi, les banques centrales appartenant à
l'eurosystème ont l'obligation juridique de se conformer et de mettre en
oeuvre les décisions de politique monétaire fixées par la
BCE. Son pouvoir de décision est centré au sein d'un organe
important : le Conseil des gouverneurs. Ce dernier se caractérise
par trois principes. Premièrement, il dispose d'une indépendance
à l'égard du politique, mise à part la
« nomination politique » de ses membres.
Deuxièmement, les compétences du Conseil des gouverneurs sont
juridiquement limitées à la conduite de la politique
monétaire ; il en détermine les grandes orientations. Enfin,
troisièmement, les membres du Conseil des gouverneurs doivent poursuivre
un objectif fort qui s'impose statutairement à eux, fixé par le
traité, qui est celui du maintien de la stabilité des prix (Art.
105, paragraphe 1 du traité). Notons tout de suite que cet objectif de
stabilité des prix ne doit pas paraître anodin. Effectivement,
comme nous le verrons largement ultérieurement, il impose au sein de la
zone euro une véritable vision de la société et
conditionne l'ensemble des composantes de la politique économique.
Toutefois, la configuration fédéraliste du
Conseil des gouverneurs reste susceptible de poser problème en
matière de gouvernance monétaire. En effet, les douze gouverneurs
de l'eurosystème sont issus de pays parfois grandement
hétérogènes, tant sur le plan économique et social.
Dès lors, on est logiquement amené à s'interroger sur la
manière dont les douze parviennent à arrêter des
décisions « convenables » pour l'ensemble de la
zone. De surcroît, ce problème sera accentué lorsque tous
les pays appartenant à l'Union européenne auront
intégré la zone euro, même s'il est d'ores et
déjà prévu des « solutions ». Ainsi,
la BCE risque d'être confrontée, tôt ou tard, à une
remise en cause de son mode de fonctionnement, le risque sous-jacent
résidant dans un blocage en matière de prise de décision
pouvant nuire au bon fonctionnement de l'eurosystème. Ce point ayant
trait à la gouvernance de l'eurosystème et, pouvant concourir
indirectement à compromettre la légitimité de l'euro, sera
analysé plus loin dans la réflexion.
Les grands principes de fonctionnement de la BCE :
indépendance et transparence
Au cours des trente dernières années, les
principales banques centrales ont acquises une indépendance dont il n'y
avait que deux exemples auparavant : la FED et la Bundesbank. Ce
détachement des autorités monétaires vis-à-vis du
politique a pour objectif principal de donner une plus grande
objectivité et crédibilité à la politique
monétaire, détachée ainsi de toute pression
extérieure. En particulier, l'indépendance doit permettre une
plus grande maîtrise de l'inflation dans la mesure où les
autorités monétaires ne subissent pas de pressions externes
liées aux conséquences de la désinflation. Il est vrai
qu'une politique monétaire objective, en considérant que
l'objectivité soit une condition d'efficacité, implique un
certain détachement des autorités monétaires
vis-à-vis du politique. A titre d'exemple, on peut mentionner que, dans
les années 1970, au moment où la priorité mondiale
était à la désinflation, la France resta en marge de cette
tendance pour des raisons d'ordre politique. En effet, les politiques
désinflationnistes impliquent une austérité
monétaire qui n'est pas sans conséquences sur l'économique
et le social. C'est pourquoi, dans un contexte électoral
« difficile », le gouvernement de Raymond Barre refusa
à l'époque, à la fin des années 1970, de faire les
frais d'une politique monétaire rigoureuse qui aurait été
jugée impopulaire :
« En 1979, les pays capitalistes
industrialisés n'en étaient pas à ce point. Mais les
inconvénients d'une inflation relativement forte commençaient
bientôt à devenir gênants [...] La désinflation [...]
devenait l'objectif prioritaire de la plus grand puissance économique du
monde bientôt imitée par la plupart des autres pays capitalistes
industrialisés » ; « Toujours est-il que,
appelé au pouvoir en 1976 pour `assainir' l'économie [...]
Raymond Barre ne parvint ni à l'un ni à l'autre : personne
au fond n'était prêt à payer le prix effectif de la
désinflation, en termes d'emplois et de production » ;
« Pour des raisons électorales essentiellement : pas
questions, pour le gouvernement barriste, de creuser sa tombe en prenant ce
genre de mesures avant des élections que l'on savait
difficiles »132(*).
Ainsi, peut se justifier l'indépendance, même
s'il faut prendre en compte, semble t-il, les aspects négatifs que
pourrait revêtir une politique monétaire trop
désintéressée, c'est-à-dire trop
éloignée de la société concernée.
Effectivement, l'indépendance est peut-être nécessaire,
mais toujours est-il que la politique monétaire doit conserver une
certaine légitimité, nous pourrions dire un
« caractère humain » qui ne la distancie pas d'une
appréciation démocratique133(*).
Il n'en reste pas moins que, selon la théorie
économique, l'indépendance de la banque centrale doit en premier
lieu servir la stabilité des prix ; ce qui s'accorde bien avec
l'objectif assigné au SEBC. Ainsi, en diminuant les anticipations
inflationnistes et en éliminant le risque d'incohérence
temporelle134(*),
l'indépendance des autorités monétaires permet de
stabiliser l'environnement monétaire tout en garantissant sa
crédibilité et celle de l'unité de compte. Cette
stabilité permet notamment d'atténuer les primes de risque qui se
greffent aux taux d'intérêt des marchés
financiers :
« Ces derniers (les marchés financiers)
peuvent infliger des primes de risque au taux d'intérêt d'un pays.
Ces primes ne dépendent pas seulement des fondamentaux observables (taux
d'inflation, taux de change, taux de croissance, équilibre
extérieur...) mais peuvent naître d'une insuffisance de
crédibilité accordée aux décisions
monétaires. Or l'indépendance permet de reconstruire cette
crédibilité et donc de réduire les primes de risque, voire
de les annuler »135(*).
Pour ce qui est de l'indépendance de la BCE, celle-ci
revêt trois formes. D'abord, pèse sur la BCE une interdiction
formelle de financer tout déficit budgétaire. Cette disposition,
qui marque la fin des recettes de seigneuriage, s'est appliquée à
partir du 1er janvier 1994 pour les Etats membres de l'Union
européenne. Par ailleurs, l'indépendance de la BCE réside
dans l'irrévocabilité de ses membres par une autorité
publique. Ainsi, les gouverneurs, élus pour un mandat minimum de cinq
ans, ne peuvent être sanctionnés, si ce n'est que pour
« incapacité ou faute grave et suivant une procédure
complexe »136(*). Cette forme d'indépendance abstrait les
membres de la BCE de toute sanction populaire. Enfin, ces derniers n'ont pas le
droit de recevoir d'instruction émanant de leur environnement politique
(pouvoirs publics, institutions communautaires...).
Cette dévolution de souveraineté des Etats
membres envers la BCE est un acte fort en significations et en
conséquences. La BCE est aujourd'hui une institution souveraine et, en
tant qu'organe indépendant du pouvoir politique, elle prend seule les
décisions en matière de politique monétaire. D'ailleurs,
comme on le verra par la suite, la configuration actuelle pose des
difficultés au policy mix de la zone euro. Autrefois droit
régalien appartenant au prince ou à la puissance publique, le
pouvoir d'émettre et de gérer la monnaie est aujourd'hui
confié à des institutions compétentes, neutres et
objectives. La BCE peut alors être assimilée à un
« juge impartial » qui procède à une gestion
objective de la monnaie, conformément aux objectifs qui lui ont
été fixés. Cette évolution est le résultat
d'un acte politique fort et, en pratique, qui se traduit par des
résultats contrastés sur le plan des performances
économiques.
Ceci étant, le principe d'indépendance a pour
contrepartie celui de transparence. Ainsi, l'indépendance ne doit pas
représenter une menace et une perte de contrôle absolue pour les
Etats membres de l'eurosystème. De ce fait, la BCE, en tant
qu'institution indépendante, doit justifier un minimum ses pratiques
tout en conservant un maximum d'autonomie et de liberté d'action. Ce
faisant, sa transparence contribue à assurer sa
crédibilité, sa prévisibilité et son
auto-discipline. Selon Robert Raymond, cela implique deux règles qui
sont des corollaires du principe d'indépendance. La première de
ces règles stipule que l'indépendance se délimite à
l'exercice du mandat et aux pouvoirs tels que définis par le
traité. En dehors de ce périmètre, il peut y avoir
concertation entre la BCE et la sphère publique. Quant à la
deuxième règle, elle oblige la BCE à s'exprimer sur ses
choix de stratégies et sur ses actions. Cela est d'autant plus important
qu'à la différence d'une décision jurisprudentielle, ses
décisions ne sont pas passibles de recours ou d'appel.
Concrètement, le principe de transparence se traduit
de différentes manières. En ce qui concerne la BCE, cela a pris
la forme de publications officielles et d'invitations aux réunions.
Ainsi, le président du Conseil et un membre de la Commission peuvent
assister aux réunions du Conseil des gouverneurs. Réciproquement,
le président de la BCE peut participer aux réunions du Conseil
lorsque celui-ci délibère sur des questions relatives aux
objectifs et aux missions du SEBC (Art. 113/109 B du traité). Par
ailleurs, l'article 114.2/109 C.2 du traité prévoit que la BCE
dispose de deux sièges au Comité économique et financier,
institution chargée de superviser et de conseiller le Conseil et la
Commission sur l'état économique et financier de l'Union. De
plus, les membres du Directoire peuvent être entendus par le Parlement
européen, soit à l'initiative des premiers, soit à
l'initiative des seconds. Aussi, certains gouverneurs des banques centrales
nationales peuvent être auditionnés par leurs parlements
respectifs. Encore, la BCE se doit de publier par le biais de
communiqués ses décisions monétaires. Dans ce dernier cas,
elle est totalement libre d'être explicite ou non. En pratique, les
membres de la BCE procèdent également à des
conférences de presse ; ils participent également à
des colloques et font régulièrement des discours. Enfin, la BCE
se trouve dans l'obligation juridique de publier un rapport sur les
activités du SEBC au moins chaque trimestre, une situation
financière consolidée chaque semaine et un rapport annuel
à l'attention du Parlement européen, du Conseil et de la
Commission.
Au total, la BCE dispose d'une indépendance effective
et s'astreint au principe de transparence. Elle reste libre d'être
explicite ou non lors de l'explication de ses actes. Elle communique mais n'a
pas à se justifier ; l'anonymat et l'intégrité de ses
membres sont garantis lors de la prise de décision. Enfin, elle n'engage
pas sa responsabilité au cours de ses actions. Ce faisant, par
l'indépendance et la transparence, la BCE cherche à obtenir une
certaine crédibilité à l'égard des agents,
crédibilité dont elle se prémunit pour atteindre
l'objectif de stabilité des prix qui lui est assigné
statutairement. Ainsi, une banque centrale crédible est une banque
centrale capable de maintenir et de préserver la valeur de la monnaie,
ce qui assure en partie le maintien de la confiance (éthique) des agents
en la monnaie et concoure à établir un environnement
économique stable, conformément à la doctrine
monétariste dont la BCE est imprégnée137(*) :
« Le principe de l'indépendance de la BCE est
censé garantir la pérennité de la poursuite de l'objectif
de lutte contre l'inflation, ce qui renvoie aux conceptions libérales de
la politique monétaire fondée sur les hypothèses
d'anticipations rationnelles des agents et la notion de
`crédibilité' au sens de Kydland et Prescott. Cette notion de
`crédibilité' constitue le coeur de l'argumentation en faveur de
l'indépendance des banques centrales : si la politique
monétaire discrétionnaire (définie comme une politique
active, interventionniste et changeante en fonction des objectifs poursuivis)
est inefficace, c'est qu'elle n'est pas crédible aux yeux des agents. Il
faut donc remplacer la politique économique active et interventionniste
par la règle, c'est-à-dire le respect de principes intangibles et
non modifiables au gré de la conjoncture »138(*).
Dans cette même optique, nous verrons par la suite que
la BCE est empreinte de principes monétaires libéraux,
dérivés du monétarisme, qui peuvent, conjointement avec
d'autres principes qui sont ordonnés par les positions de la BCE,
potentiellement miner la confiance éthique qui légitime l'euro.
B. La charge libérale de l'euro, monnaie aux assises
monétaristes
L'euro est sous la responsabilité de la BCE,
institution indépendante en charge de la bonne marche de
l'eurosystème. On l'a vu, celle-ci peut être comparée
à un « juge impartial », détachée du
politique, chargée de faire respecter un principe fondamental
ordonné par le traité de Maastricht : le maintien de la
stabilité des prix. Ce principe s'avère fort en
conséquences dans le sens où il impulse un libéralisme
monétaire au sein de la zone euro qui, du coup, organise les autres
domaines de la politique économique. L'euro peut alors être
assimilé à une « agrégation de principes
contraignants », à consistance libérale, dont les
répercutions directes et indirectes sur la légitimité de
la monnaie seront en grande partie analysées dans le cadre de la
prochaine section.
L'objectif suprême de stabilité des
prix : la BCE, « juge impartial », chargée de
mener une politique monétaire objective
Entériné par le traité de Maastricht,
l'objectif final assigné au SEBC se veut être celui de la
stabilité des prix à la consommation selon une marge limite de
progression annuelle de 2 % (Conseil des gouverneurs d'Octobre 1998). Pour se
faire, la BCE prend en compte l'IPCH, indice des prix à la consommation
harmonisé. Cet objectif de stabilité des prix constitue
juridiquement une finalité pour la politique monétaire conduite
par la BCE :
« Les autres fonctions n'ont pas priorité sur
l'objectif principal : elles ne peuvent émerger que si elles
n'entrent pas en conflit avec lui, ou bien si elles constituent des appuis
destinés à faciliter la réalisation de cet
objectif »139(*).
En conséquence, les autres finalités de la
politique monétaire sont soustraites au principe de stabilité des
prix140(*), ce qui
constitue, comme nous le verrons, un véritable choix de
société, justifié par une doctrine
économique : le monétarisme. D'ailleurs, les textes du
traité sont très clairs sur ce point. Ainsi, le traité de
Maastricht stipule que « sans préjudice de l'objectif de
stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques
économiques générales dans la Communauté, en vue de
contribuer à la réalisation des objectifs de la
Communauté » (Art. 105, paragraphe 1), c'est-à-dire
à « promouvoir un développement harmonieux et
équilibré des activités économiques dans l'ensemble
de la Communauté, une croissance durable et non inflationniste
respectant l'environnement, un haut degré de convergence des
performances économiques, un niveau d'emploi et de protection sociale
élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de
vie, la cohésion économique et sociale et la solidarité
entre Etats membres » (Art. 2/2 du traité traité). En
somme, la réalisation du bien-être collectif et individuel doit
passer par la stabilité des prix, c'est-à-dire par un
contrôle strict de l'inflation. Ce principe s'impose juridiquement aux
autorités monétaires en ce qu'elles doivent se conformer au
traité. Le corollaire en est que nul ne peut s'opposer à ce
principe en invoquant les effets négatifs que peut avoir une politique
monétaire stricte et intangible sur la croissance et l'emploi.
En outre, ce principe de stabilité des prix peut
être interprété comme un acte volontariste, de la part de
la BCE, destiné à donner une crédibilité à
une monnaie fraîchement créée, l'euro :
« Une difficulté très tôt
soulignée tenait à l'absence de passé [...] Il fallait
donc à l'eurosystème affirmer tôt et fort son aversion pour
l'inflation et, dès ses premiers pas, asseoir sa
crédibilité, source de confiance »141(*).
Néanmoins, il convient de rappeler que la
crédibilité de la monnaie passe aussi par l'accomplissement
d'autres objectifs, tous aussi importants, associés aux finalités
de la politique monétaire. En effet, la pertinence et
l'efficacité de la politique monétaire, au regard des
critères de croissance et de prospérité, forment une autre
composante importante qui contribue à assurer la
légitimité d'une monnaie. S'inscrivant dans le cadre de la
politique économique générale, la politique
monétaire a pour objet de procurer à l'économie la
quantité de monnaie nécessaire pour la poursuite de la croissance
et la réalisation du plein-emploi, tout en préservant la valeur
de la monnaie. Or, l'objectif de stabilité des prix, qui s'impose de
manière statutaire à la BCE, conditionne et restreint l'ensemble
de la politique monétaire de la zone euro. Il s'inscrit en rupture avec
la régulation monétaire keynésienne qui a
prédominé au cours de la majeure partie du
XXème siècle. En effet, avec la crise des
années 1970, appelée « stagflation142(*) » et, avec
l'avènement de la globalisation financière qui appelait à
des environnements monétaires stables, cet objectif final s'est
progressivement imposé aux principales banques centrales, mais de
manière inégale, comme nous le verrons prochainement. Ce
recentrage des stratégies monétaires en faveur de la
stabilité des prix, surtout en ce qui concerne la BCE, revêt une
dimension monétariste, faisant de la monnaie une
« neutralité ».
En effet, alors que pour les keynésiens la monnaie est
« active »143(*), c'est-à-dire qu'elle influence les variables
réelles de l'économie, selon la doctrine monétariste, la
monnaie est neutre. Il existe alors une dichotomie entre la sphère
monétaire dans laquelle la quantité de monnaie fixe les prix, et,
la sphère réelle au sein de laquelle se réalisent les
échanges et où sont déterminées les valeurs. Selon
Milton Friedman, principal représentant du courant monétariste,
« l'inflation est toujours et partout un phénomène
monétaire ». En d'autres termes, l'inflation a pour origine un
excès de monnaie en circulation. De la sorte, s'appuyant sur la
théorie quantitative de la monnaie, les monétaristes montrent
qu'une augmentation de la masse monétaire provoque mécaniquement
une hausse des prix. Ces derniers préconisent alors une évolution
de la masse monétaire strictement proportionnelle à celle de la
production. Plus exactement, selon les monétaristes, une augmentation de
l'offre de monnaie peut à court terme engendrer des effets positifs sur
la production, en même temps qu'elle va agir sur les prix. Mais, par la
suite, les agents s'adapteront à cette hausse progressive des prix, en
particulier vis-à-vis de leurs encaisses destinées aux
dépenses courantes, de telle manière qu'à terme les agents
anticipent l'inflation et la monnaie devient neutre :
« Ainsi, moyennant un raisonnement assez complexe -
effet d'encaisse, anticipation rationnelle -, les monétaristes
retrouvent les conclusions des partisans de la neutralité de la
monnaie : celle-ci est `active' (c'est-à-dire peut agir sur les
variables `réelles' de l'économie) à court terme
seulement »144(*).
Il en résulte que, selon la doctrine
monétariste, la politique monétaire doit être menée
de manière intangible. Les autorités monétaires doivent
fixer un taux de croissance de la masse monétaire égal au taux de
croissance à long terme du PIB. Les monétaristes
préconisent ainsi une politique monétaire
« passive » ayant pour objectif d'assurer la
stabilité des prix à long terme, le but étant de faciliter
le calcul économique et d'assurer un environnement monétaire
stable. Ce faisant, la politique monétaire doit être non
contingente, au sens où elle ne doit pas être
déterminée par la situation économique courante :
« Pour la théorie
monétariste, la politique monétaire peut exercer à
court terme une action sur la conjoncture, mais elle devient inefficace
à long terme. Il s'ensuit qu'elle doit être consacrée au
maintien de la stabilité des prix à long terme. Seule, cette
stabilité permet à la monnaie de jouer un rôle essentiel
dans une économie de marché en assurant une correcte information
des agents »145(*).
Au final, à la lumière de la théorie, il
apparaît assez nettement que la BCE est sous influence
monétariste. En effet, cette dernière a pour objectif final la
stabilité des prix, objectif qui s'impose aux autres finalités de
la politique monétaire. D'ailleurs, les principes d'indépendance
et de transparence sont liés logiquement à cet objectif en ce
qu'ils conduisent à défaire les autorités
monétaires des influences extérieures :
« L'affichage d'une règle
monétaire et son respect automatique permettraient
d'éliminer le biais inflationniste en mettant les autorités
monétaires à l'abri des pressions des hommes politiques ou
simplement de l'opinion publique. Cela éviterait des manipulations de la
monnaie aux fins d'un objectif d'accroissement du bien-être collectif
fallacieux (l'arbitrage inflation-chômage entraînant des
coûts à moyen terme sous forme d'une inflation
supplémentaire) »146(*).
Historiquement, la stagflation des années 1970-80
permit aux monétaristes d'asseoir leur thèse. En effet, les
fortes montées inflationnistes, couplées à la stagnation
de la croissance économique, ont conduit à
décrédibiliser la doctrine keynésienne. De la sorte,
l'objectif de stabilité des prix s'est imposé presque
naturellement à une période où les agents
économiques tendaient à douter de la valeur de leur monnaie.
Mais, aujourd'hui le contexte n'est plus le même et, comme cela a
été dit précédemment, le maintien de la valeur de
l'unité de compte dans le temps est un principe qui ne peut se suffire
à lui-même pour maintenir la confiance des agents envers leur
monnaie. Dès lors, le principe de stabilité des prix doit pouvoir
coexister avec d'autres finalités afin de rendre la monnaie
légitime d'un point de vue éthique. A ce titre, il faut souligner
que des trois principales banques centrales mondiales, la BCE est la seule
à être astreinte au principe suprême et réducteur de
stabilité des prix. Ainsi, comparativement à la BCE, la FED a en
charge la réalisation d'un triple objectif final : plein-emploi,
stabilité des prix et modération des taux d'intérêt
à long terme (loi de 1978). D'ailleurs, contrairement à la BCE,
nous verrons par la suite qu'elle mène une politique monétaire
pragmatique, relativisant l'un ou l'autre de ses objectifs finaux selon la
conjoncture. La stabilité des prix n'est pas pour la FED une fin en soi.
« Cet objectif (le triple objectif de la FED) se
rapproche d'un Objectif social, attribué à l'ensemble
des citoyens et faisant intervenir, entre autres variables, le plein-emploi, la
baisse des impôts, l'absence de déséquilibre des finances
publiques et des paiements. L'approche d'un objectif social conduit aujourd'hui
l'ensemble des banques centrales à s'interroger sur les variables
à insérer dans leurs objectifs »147(*).
De même, les stratégies monétaires de la
BOJ (Banque du Japon) sont décidées par un conseil de politique
monétaire, indépendant selon la loi mais soumis à de
fortes pressions émanant du ministère des finances en pratique.
Evoluant depuis le début des années 1990 dans un contexte de
crise à la fois bancaire et financière, la BOJ mène une
politique monétaire très interventionniste.
Il en ressort que la BCE apparaît comme une institution
à essence libérale, « juge impartial »,
assise sur des principes propres au monétarisme. Ce faisant, elle
promeut une vision libérale de l'union monétaire
européenne car, comme nous allons le voir, le principe de
stabilité des prix oriente les autres domaines de la politique
économique. L'euro s'apparente alors à un ensemble de principes
contraignants pouvant saper, à terme, la confiance que les agents
placent en lui.
L'euro : un ensemble de principes contraignants
à consistance libérale
Comme on vient de le voir, la BCE mène une politique
monétaire attachée aux principes monétaristes.
Centrée sur l'objectif premier de stabilité des prix, la
politique monétaire européenne peut être qualifiée
de rigide, voire austère :
« Au total, la politique monétaire suivie par
la BCE apparaît comme très contraignante, peu accommodante et
entièrement tournée vers la recherche de
crédibilité »148(*).
En outre, à y réfléchir de plus
près, une analyse de l'union monétaire ne peut se limiter
à une approche trop restreinte de l'euro. En effet, la monnaie unique
européenne doit être appréhendée comme un ensemble
de principes contraignants, d'inspiration libérale, instaurés
avec l'objectif initial de réaliser une convergence entre les pays
membres de l'Union européenne. Ces critères de convergence ont
dans un premier temps été établis par le traité de
Maastricht, traité programmant l'instauration de l'union
monétaire au plus tard le 1er janvier 1999. Puis, dans un
second temps, le pacte de stabilité et de croissance, adopté lors
du Conseil européen d'Amsterdam en juin 1997, est venu renforcer la
rigueur en terme de politique budgétaire en engageant tous les pays de
l'Union à tout mettre en oeuvre afin d'équilibrer leurs
budgets149(*). Le pacte
de stabilité oblige, d'une part, chaque pays à présenter
annuellement un « programme de stabilité à moyen
terme », et, d'autre part, il instaure un mécanisme
d'avertissement et de sanction en cas de non respect des règles. A
l'initial, le but principal du pacte de stabilité consistait, en premier
lieu, en une réduction de la dette publique des Etats membres qui
était devenue trop conséquente. Au-delà, sa
finalité consistait à faire de la zone euro, à terme, une
zone économique et monétaire qui tende vers
l'homogénéité et qui puisse faire l'objet d'une politique
monétaire centralisée qui s'accorde avec les situations
budgétaires particulières des Etats membres. En ce sens, le pacte
de stabilité est une conséquence de l'objectif final de
stabilité des prix assigné à la BCE dans la mesure
où la rigueur monétaire imposée par la BCE sur l'ensemble
de la zone appelait logiquement à un assainissement des finances
publiques étatiques150(*). Ainsi, comme le souligne Arcangelo Figliuzzi, la
BCE s'est dès le départ imposée en instance directrice de
la politique économique européenne :
« Le pivot de policy-mix (dosage
macroéconomique défini comme l'articulation optimale entre
politique monétaire et budgétaire dans un but de
régulation conjoncturelle) est la BCE : toutes les règles
ont été définies de façon à assurer la
prééminence de ses arbitrages : le pacte de stabilité
place les politiques budgétaires sous tutelle de la politique
monétaire »151(*).
Adossées à une politique monétaire
européenne centralisée, les politiques budgétaires des
Etats membres se trouvent strictement encadrées par le pacte de
stabilité. De la sorte, l'euro instaure de fortes contraintes pour les
pays membres de l'eurosystème. Privés de toute régulation
macroéconomique par modification du taux change, ceux-ci se voient
également extrêmement limités en matière de
politique budgétaire alors même que leur a échappé
leur souveraineté monétaire. De surcroît, étant
donné la faiblesse du budget de l'Union européenne
(équivalent approximativement à 1 % du PIB des Etats membres),
une régulation budgétaire à l'échelle
européenne semble difficile152(*). Dès lors, il ne reste plus aux Etats membres
que la possibilité de réguler les fluctuations économiques
en procédant à des ajustements sur le marché des biens et
services, ou/et, en flexibilisant le marché du travail. Le risque
imminent engendré par cette configuration d'ensemble serait alors
d'aboutir à une remise en cause progressive des acquis et
systèmes sociaux européens, produits de l'histoire153(*). C'est pourquoi,
étant donné le cadre macroéconomique contraignant
instauré par l'euro, Egidius Berns parle de « charge
libérale » de l'euro :
« La capacité politique d'un pays de parer
à une détérioration relative de sa position
concurrentielle par une dévaluation est supprimée au
bénéfice de ces mécanismes de marché. C'est dans ce
sens que je parle du contenu libéral de l'euro. Le statut de la Banque
centrale européenne renforce encore cette charge libérale. Sa
tâche est de veiller à la stabilité des prix [...] Sans
doutes sur ses gardes quant à la discipline budgétaire des Etats
du sud de l'Europe, l'Union européenne a voulu donner son
indépendance à la BCE [...] Mais elle a en même temps
reculé devant le transfert hors du ressort politique de la
responsabilité touchant la croissance économique [...] Le
caractère restrictif de la BCE témoigne d'une conception purement
instrumentale et neutre de la monnaie » ; « Je conclut
donc que l'euro, malgré son origine et son but politiques, installe
surtout un mécanisme économique à la place du politique.
C'est ce que j'ai appelé sa charge libérale »154(*).
Cette prédominance de l'économique sur le
politique, au détriment d'une régulation politique de
l'économie, conduit à une
« économisation » de la société selon
l'expression d'Egidius Berns. Cette
« économisation » de la société
amène à assujettir l'ensemble de la vie sociale à des
principes propres au libéralisme, ce qui engendre inéluctablement
des conséquences fortes pour les pays membres. Ce faisant, en l'absence
d'une cohésion politique et sociale solide à l'échelle
européenne, cette prééminence de l'économique tend
à étouffer le processus d'intégration européen.
En somme, si l'on considère que l'économique
façonne le social, ou du moins le détermine en grande partie,
alors l'euro s'apparente à un ensemble de principes contraignants qui
influent incontestablement sur les sociétés européennes.
Joint aux politiques d'accompagnement du marché unique155(*), l'union monétaire
s'érige en une véritable
« libéralisation » de la
société :
« La nécessité de la convergence est
intuitivement acceptée comme une évidence. On ne conçoit
pas qu'une même monnaie, et par voie de conséquence une même
politique monétaire, puissent convenir également à des
pays où différeraient sensiblement soit le taux d'inflation, soit
les politiques non monétaires et en particulier la politique
budgétaire. Il est en outre préférable que les structures
économiques et sociales présentent des similitudes suffisantes
[...] Le projet européen était donc indissociable d'un engagement
politique fort d'adhérer à une architecture commune englobant,
outre la monnaie et le réglage des taux d'intérêt, tout ce
qui touche à l'exercice d'une saine concurrence, dans des conditions
satisfaisantes de transparence, ainsi qu'avec une même conception des
règles du jeu, comme les limites d'intervention de l'Etat et, en
particulier, il faut bien le dire la taxation »156(*).
Appelant au partage de valeurs économiques
collectives, l'euro contient et établit un projet de
société commun. Dans cette optique, il implique des
rigidités pour les pays membres en ce que ces derniers sont
insérés dans un processus d'intégration astreignant dont
il paraît très difficile d'en sortir. En effet, l'unification de
l'Europe s'est essentiellement réalisée par la voie
économique. Abandonner l'euro reviendrait à rejeter la
coopération d'ensemble qui s'est réalisée sur près
d'un demi-siècle. Ainsi, toutes les peines consenties et les fruits de
l'intégration sont liés dans un seul et même
« bloc ». Par ailleurs, en l'absence d'une unification
politique juridiquement souveraine et politiquement efficiente,
l'aménagement et la modulation de ces principes paraissent
compliqués :
« Les pays qui sont entrés dans la zone euro
n'en sortiront très probablement pas, pour deux raisons. L'une est
juridique. En l'absence de clause de sortie, il faudrait dénoncer
l'ensemble du traité et quitter l'union [...] L'autre est
monétaire. D'une part recréer une monnaie nationale serait
très malaisé. D'autre part un pays qui regagnerait le camp des
isolés aurait quelque peine à maîtriser son taux de change
et ferait courir à ses partenaires économiques un risque de
change particulier »157(*).
Au final, on peut déduire de cette vision d'ensemble
que le risque d'implosion de l'union monétaire n'est pas à
écarter. Plusieurs facteurs pourraient en effet amener à un tel
événement et battre ainsi en brèche la souveraineté
de l'euro. Premièrement, on peut penser aux changements politiques qui
peuvent survenir dans les pays et desquels peuvent naître, du fait de
l'absence d'une union politique européenne, des décalages entre
l'orientation politique d'un pays en particulier et celle qui sous-tend la
dynamique européenne. D'ailleurs, la montée des extrêmes
politiques, grands représentants des mouvements et des opinions
contestataires, semble mettre en exergue ce danger. Deuxièmement,
l'absence d'Europe sociale, qui aurait permis de souder les citoyens
européens autour d'un « autre chose »,
étranger à l'économique, fait défaut. A ce titre,
il semble important et pertinent de rappeler que, seul, l'économique est
insuffisant pour fédérer les peuples et générer une
cohésion européenne. Enfin, troisièmement, la vision
unilatérale à essence libérale qui sous-tend la
construction économique et monétaire de l'Europe n'est pas
sujette à un réel débat démocratique. Or, la
démocratie représente une « soupape de
sécurité » nécessaire qui permet de prendre en
compte le ressenti de l'opinion publique.
A la lumière de ces propos, ce serait d'ailleurs la
perte d'autonomie globale liée à l'acceptation d'un
« bloc » trop contraignant et rigide qui aurait
provoqué la réticence de certains pays à adhérer
à l'eurosystème :
« Quant aux pays réticents, ils le sont
parfois en raison de réserves sur les mérites de la zone euro,
mais plus souvent par crainte d'être dominés hors même du
champ monétaire par un plus grand ensemble. Ils sont animés par
un souci de protection de leur identité qui peut évoluer avec le
temps »158(*).
Quoi qu'il en soit, l'euro implique un ensemble de
mécanismes qui, au regard de la confiance éthique qui fonde la
monnaie européenne, doivent permettre de faire de la zone euro une zone
de croissance et de prospérité. Le cas échéant, la
légitimité de l'euro risquerait d'être discutée car,
comme on l'a dit, ce dernier ne repose que sur des critères qui
renvoient à l'économique et à la prospérité.
III. Les éléments inéluctables de
fragilité de l'euro : la nécessité de poursuivre
l'intégration économique, sociale et politique
européenne
L'euro se veut être une monnaie
« apatride », née dans les marchés. Bien
accepté globalement par les consommateurs européens, cet
enthousiasme « naïf » contraste avec les
inquiétudes multiples concernant, directement ou indirectement, l'euro.
Construit sur une base libérale et dépourvue de charge
symbolique, l'euro fait prédominer l'économique sur les autres
domaines de la vie sociale. L'absence de consistance politico-sociale lui
confère une certaine fébrilité de fond. De ce fait, sa
pérennité demeure, assez largement, tributaire des performances
économiques de la zone euro.
A. Les éléments de fébrilité
économique de la zone euro : une menace prégnante pour la
souveraineté de la monnaie européenne
Comme on l'a vu au cours de la première partie de
cette réflexion, la confiance éthique implique le maintien de la
valeur de la monnaie dans le temps. Mais, au-delà, elle suppose
également que la politique monétaire, s'inscrivant dans un cadre
macroéconomique plus large, est un outil important au service de la
croissance et de la prospérité. Cela est particulièrement
vrai pour l'euro, issu d'un processus rationnel de coopération, dans la
mesure où sa raison d'être ne repose que sur des espérances
de bien-être. Or, nous allons voir que la légitimité
économique de l'euro est entachée de plusieurs inquiétudes
tenant à un ensemble d'éléments qui conduisent à
douter du bien-fondé actuel de la zone euro.
Le déficit décisionnel et démocratique
de la BCE
Le Conseil des gouverneurs se veut être l'organe
directeur de la BCE. C'est une instance qui arrête les décisions
importantes en matière de politique monétaire. En outre, sa
composition met en évidence des éléments à la fois
propices à l'unification et sources de divergences. Aussi, la question
de l'efficacité du fonctionnement de la BCE et, plus
précisément, du Conseil des gouverneurs, paraît cruciale
car c'est l'efficience même de la politique monétaire
européenne qui en dépend. Or, comme on l'a vu
précédemment, la politique monétaire est une composante
primordiale qui agit sur la légitimité d'une monnaie. Ceci
étant, en se référant à l'analyse de Robert
Raymond, le Conseil des gouverneurs demeure une instance ambivalente. En effet,
composé d'un « centre », le Directoire, et d'une
« périphérie », les gouverneurs des banques
centrales nationales, il ressort de cette dualité des forces
« centripètes » et des forces
« centrifuges » :
« La constellation formée par le
réseau des banques centrales nationales et, à son centre, la BCE,
est par construction animée de forces contradictoires, les unes
centripètes et les autres centrifuges »159(*).
A en suivre le raisonnement de Robert Raymond, les forces
centripètes sont les éléments qui tendent à
coordonner, dans une cohérence d'ensemble, les décisions et
actions en matière de stratégies et de politique
monétaires au sein de la zone euro. Le premier de ces
éléments centripètes s'avère la zone euro
elle-même car, au regard de la BCE, elle forme un seul et même
espace dont les décisions s'appliquent de manière
homogène. Les spécificités locales ne sont donc pas prises
en compte. De ce fait, la BCE assimile la zone euro à un pays. Cela est
particulièrement susceptible de poser problème en cas de choc
économique asymétrique dans le sens où, comme nous le
verrons prochainement, la zone euro reste un ensemble
hétérogène qui ne peut en aucun cas être
considérée comme un pays unique. Ensuite, le deuxième des
éléments centripètes réside dans le fonctionnement
hiérarchique et méthodique de la BCE. Ainsi, le Conseil des
gouverneurs prend les décisions de politique monétaire tandis que
le Directoire est chargé de mettre en oeuvre ces décisions en
donnant les instructions nécessaires aux banques centrales de
l'eurosystème qui exécutent. Ces dernières appliquent de
manière décentralisée les décisions
arrêtées par le Conseil des gouverneurs, ce qui induit
malgré tout un risque technocratique potentiel. Enfin, le dernier des
éléments centripètes cités consiste en
l'intégration déjà bien avancée du marché
des capitaux et des économies de la zone euro. Là encore, nous
verrons que cette intégration reste insuffisante et appelle à un
renforcement du processus d'intégration.
Ce faisant, coexistent à côté des forces
centripètes des forces centrifuges persistantes qui tendent à
désorganiser la gouvernance monétaire européenne. Tout
d'abord, demeure un risque technocratique lié à la difficile
dépossession, pour les banques centrales nationales, de leurs
activités antérieures. Quoiqu'il en soit, le risque
technocratique reste difficile à éliminer dans une structure
aussi ample que celle de l'eurosystème qui opère par
décentralisation dans l'exécution des tâches. De
même, la bonne connaissance des structures économiques, sociales
et politiques nationales sont autant d'informations précieuses que
possèdent les gouverneurs des banques centrales, le tout étant
d'établir une coopération optimale entre l'ensemble des membres
de la BCE. Enfin, le principe « un membre, une voix », de
rigueur au sein du Conseil des gouverneurs, risque, avec l'entrée dans
la zone euro de nouveaux pays, d'instaurer de plus en plus un certain
brouillage lors de la prise de décision monétaire, notamment
à cause de l'hétérogénéité des pays
concernés. Cela pourrait nuire au bon fonctionnement de la BCE. En
pratique, aujourd'hui encore, lorsqu'un ou quelques gouverneurs minoritaires ne
sont pas d'accord avec les autres, ils finissent finalement par se rallier
à la majorité. Mais, augmenté de dix membres, ce qui
devrait arriver à terme, on peut se demander comment vont se
délier les désaccords au sein du Conseil des gouverneurs. Par
ailleurs, l'augmentation du nombre des gouverneurs va conduire à rendre
minoritaires les membres du Directoire ainsi que les gouverneurs des
« grands pays » :
« Le conseil des gouverneurs, qui définit la
politique monétaire de la zone, comprend, outre les six membres du
directoire, les douze gouverneurs des banques centrales nationales. Chacun y
dispose d'une voix, sans aucune pondération selon la taille de son
économie. L'Allemagne n'y pèse pas plus lourd que le Portugal, ni
la France que la Grèce. Ainsi, les taux d'intérêt sont
dictés par une majorité de petits pays qui connaissent le plus
souvent une inflation plus forte que la France et l'Allemagne, bien que ces
deux pays représentent la moitié du PIB de la zone.
L'élargissement de l'euro aux nouveaux membres entrés dans
l'Union en mai 2004 ne fera qu'aggraver ce problème, en augmentant le
nombre de petits pays inflationnistes » 160(*).
Réforme oblige, le Conseil des gouverneurs s'est
entendu le 5 décembre 2002 sur les transformations à envisager
une fois la zone euro élargie à vingt-sept membres. A ce titre,
il est prévu que le nombre de droits de vote soit limité à
vingt et un : six droits de vote permanents (Directoire) et quinze droits
de vote pour les gouverneurs des banques centrales qui siégeront selon
un système de rotation. Toutefois, la réforme ne dit pas comment
les « grands pays » vont parvenir à davantage se
faire entendre que les « petits pays ». Or, il paraît
difficile d'imaginer que les décisions de la France ou de l'Allemagne
pèsent le même poids que celles de pays comme la Roumanie, la
Finlande ou la Lituanie, avec tout le respect que l'on peut avoir pour ces
pays. De même, le nombre de votants semble toujours élevé,
au risque de compromettre la capacité décisionnelle de la BCE.
Ainsi, le déficit décisionnel qui pèse
sur le fonctionnement de l'eurosystème peut, à terme, induire des
risques de blocage pouvant conduire à une remise en cause de l'union
monétaire. Non seulement les problèmes de gouvernance de la BCE
pourraient nuire à certains pays en particulier, mais, plus globalement,
c'est l'ensemble de la zone euro qui pourrait pâtir de cette carence
décisionnelle :
« La BCE se trouve actuellement dans l'état
où était la Réserve fédérale
américaine (la FED) dans les années 1920. Juridiquement, c'est
bien la première institution fédérale européenne
parmi une mosaïque de nations disparates. Politiquement, ce n'est pas une
instance qui a la capacité opérationnelle de mener une politique
centralisée » ; « Le processus de
décision qui élabore la politique monétaire conduit
à des réponses retardées de la BCE et à des
réponses qui manquent de sensibilité aux puissants canaux de
transmission financiers des perturbations internationales. C'est ainsi qu'en
2001 la BCE est restée l'arme aux pieds dans un retournement cyclique
global, observant sans bouger la plus profonde et la plus rapide action
anticyclique que la FED ait menée dans son
histoire »161(*).
A titre comparatif, en ce qui concerne le mode de
fonctionnement de la FED, seulement un tiers des banques
fédérales de réserve participe au Federal open market
committe, l'organe de décision en matière de politique
monétaire. De même, seule la Banque fédérale de New
York assure la mise en oeuvre des décisions prises au FOMC, au lieu de
chaque banque centrale nationale pour l'eurosystème. Cela dit, la FED
semble mener une politique monétaire plus pragmatique et réactive
que la BCE.
De surcroît, le déficit démocratique de la
BCE, détachée de tout contrôle populaire, alimente les
critiques envers une institution qui, seule, assume la responsabilité de
l'euro. En effet, en vertu des statuts qui la fondent, la BCE paraît
intouchable et éloignée de toute responsabilité populaire.
Comparativement, à la différence de la BCE, la FED doit
annuellement informer le Congrès américain sur les objectifs
annuels de sa politique, ainsi que sur les moyens utilisés et les
résultats obtenus. Son indépendance semble ainsi
maîtrisée ; elle rend des comptes aux représentants de
la nation qui, au pire des cas, peuvent infléchir les orientations
stratégiques et les agissements d'une institution qui reste
malgré tout soumise à un contrôle démocratique
souverain et effectif, ce qui n'est pas le cas de la BCE. Effectivement, cette
dernière n'est assujettie à aucune forme de souveraineté
démocratique, en considérant que le Parlement européen
n'est pas une instance démocratique souveraine162(*). Dès lors,
relativement à ses importantes prérogatives, la BCE semble
titulaire d'une indépendance trop prononcée :
« Aucune procédure n'institutionnalise sa
responsabilité, puisqu'il n'existe pas de source de souveraineté
démocratique vis-à-vis de laquelle la BCE pourrait rendre compte
de l'exécution de sa mission. Dans ce vide institutionnel la BCE est
seule face aux intérêts privés et ne peut se
prévaloir que d'une légitimité d'ordre éthique
qu'elle a bien du mal à faire reconnaître »163(*).
« En Europe, en revanche, les comptes rendus de la
BCE se cantonnent à son devoir d'information ; les critiques,
d'où qu'elles viennent, n'ont pas de prise sur elle. Ainsi, le
désaveu de sa politique par une majorité de parlementaires
européens le 5 juillet dernier n'a-t-il eu aucune
conséquence... »164(*).
Ainsi, l'euro repose sur une confiance d'ordre éthique
et, l'institution qui en est responsable, semble exempte de toute
légitimité et appréciation démocratiques. Cela
paraît regrettable quand on sait l'importance du rôle de la banque
centrale eu égard au maintien de la légitimité de
l'unité de compte.
L'objectif de stabilité des prix est-il conforme aux
objectifs de croissance et de prospérité ?
L'euro est ancré sur un principe directeur qui
s'impose à la BCE : la stabilité des prix. Ce principe
singularise la BCE des autres principales banques centrales en ce qu'elle est
la seule à avoir pour seul objectif final la stabilité des prix.
Dans cette perspective, nous avions conclu que la BCE opère une gestion
de la monnaie qui s'apparente aux principes monétaristes. Ceci
étant, il reste à savoir si ce principe qui fait de la lutte
contre l'inflation une priorité est conforme aux promesses de croissance
qui fondent la légitimité de l'euro. La doctrine
monétariste appelle à une inflexibilité monétaire
qui n'est pas neutre sur l'économie. La rigidité monétaire
permet, certes, de réduire l'inflation, mais engendre un durcissement
qui influe inéluctablement sur la croissance et l'emploi :
« Le monétarisme repose sur une
évidence : l'inflation a besoin de toujours plus de monnaie pour se
développer. De cette évidence, les monétaristes tirent une
conclusion simple : moins de monnaie implique moins d'inflation. Comme
toutes les idées simples, cette conclusion comporte une part de vrai.
Mais elle passe sous silence une autre évidence : moins de monnaie
entraîne des conséquences aussi sur la croissance, donc sur
l'emploi. On ne lutte pas contre l'inflation sans en payer le prix. Que
l'inflation soit pour partie un phénomène monétaire,
certes [...] Mais elle n'a pas que cet effet : la monnaie fouette
l'activité économique, si bien que l'émission de monnaie
provoque à la fois croissance et inflation » ;
« Dès lors, il faut choisir entre un peu moins d'inflation et
un peu moins de croissance économique »165(*).
De la sorte, en ancrant ses principes d'action sur ceux du
monétarisme, le traité et, par extension, la BCE, semble avoir
opéré un arbitrage entre inflation et croissance. En
érigeant l'inflexibilité monétaire comme principe
fondamental de la politique monétaire, le traité supprime toute
possibilité d'intervention active par la monnaie. La conséquence
en est que, dans les faits, la BCE est jugée moins réactive et
pragmatique que la FED. La FED mène, conformément à son
triple objectif final de plein-emploi, stabilité des prix et
modération des taux d'intérêt, une politique
monétaire discrétionnaire que l'on peut qualifier d'active et de
pragmatique. Si la stabilité des prix est une composante de son objectif
final, cet objectif est appréhendé sur le long terme et ne
constitue pas une « fin en soi » pour la FED :
« A partir de ses analyses et de ses actions, la
Réserve fédérale a su persuader les marchés que la
maîtrise de l'inflation est pour elle un impératif sans être
une fin en soi » ; « Ayant un triple objectif final
[...] elle est habilitée à mener des opérations de
fine tuning en fonction de la conjoncture. Elle ne privilégie
plus, comme lors des périodes keynésianiste et
monétariste, un objectif particulier. Elle a conduit ses interventions
avec réactivité et pragmatisme, réunissant à
obtenir, au cours de la décennie 1980-1990, une large confiance de la
part des agents économiques et des marchés
financiers »166(*).
Il en de même pour la BOJ qui tente activement de faire
face à la crise qui touche le Japon depuis les années 1990. Elle
mène à ce titre une politique de taux d'intérêt bas,
fournissant d'importantes liquidités à l'économie
japonaise. En outre, elle a promis de jouer pleinement son rôle de
prêteur en dernier ressort si le système monétaire japonais
venait à connaître une nouvelle crise. Enfin, de par la crainte
qui s'est installée sur l'ensemble du système bancaire
nippon167(*), elle a
même décidé à l'automne 2002 de racheter des actions
détenues par les banques commerciales.
Il en ressort qu'à la différence des autres
grandes banques centrales, la BCE semble résolument faire de la lutte
contre l'inflation son cheval de bataille, les autres objectifs de la politique
monétaire étant marginaux. Théoriquement, la relation
entre inflation et chômage a été représentée
par la courbe de Philipps, courbe construite à partir de données
empiriques concernant la Grande-Bretagne entre 1851 et 1957. Cette courbe relie
dans une relation inverse le niveau des salaires à celui du
chômage. Lorsque le niveau des salaires augmente, celui du chômage
baisse. Ou, lorsque le niveau du chômage baisse, les salaires augmentent.
Néanmoins, dès lors qu'on admet que le niveau des salaires est
représentatif de celui des prix, on obtient une relation inverse entre
inflation et chômage et, deux grandes lectures de la courbe sont
possibles. La première revient à dire que lorsque le
chômage baisse, les salariés sont en position de force pour
négocier leurs salaires et, la hausse de ces derniers se
répercute sur les prix, engendrant de l'inflation. Une deuxième
lecture met plutôt l'accent sur l'effet positif de l'inflation sur
l'emploi, celle-ci devenant alors une « arme du
plein-emploi » selon les termes de Denis Clerc. Dans les faits, cette
courbe a fait l'objet de controverses dues aux contradictions empiriques qui
ont été observées : relance budgétaire par
création de monnaie inefficace, montée du chômage non
concomitante à la désinflation, etc. Néanmoins, au lieu la
remettre en cause, Denis Clerc énonce une troisième lecture
possible de la courbe de Phillips :
« Cette fameuse courbe doit-elle alors être
jetée aux orties ? Sans doute pas, car elle peut être
interprétée d'une autre manière encore. La
quasi-totalité des expériences de `désinflation' se sont
bien traduites par une hausse du chômage [...] On peut alors
avancée que la Courbe de Phillips ne décrit pas le fonctionnement
effectif d'une économie capitaliste, mais le sacrifice qui doit
être consenti - en termes d'emplois ou de prix - pour améliorer
l'un des indicateurs, toutes choses étant égales par
ailleurs. Concrètement, cela signifie que le fait que les prix
augmentent n'implique pas que le chômage diminue ou inversement :
des événements extérieurs [...] peuvent jouer, qui
produisent hausse ou baisse des prix sans que les prix varient [...] Mais si
les autorités nationales veulent réduire le rythme de
l'inflation, il leur faudra mettre en oeuvre des politiques qui auront un coup
en terme d'emplois »168(*).
Dès lors, le chômage apparaît comme le
prix à payer pour toute autorité publique qui se risquerait de
faire de la lutte contre l'inflation sa priorité :
« Faire baisser le taux de chômage, ou tout
simplement en ralentir la montée, se paye d'une inflation accrue. C'est
ce que J. Tobin et A. Okun [...] appellent le `ratio de sacrifice' : on
n'a rien sans rien »169(*).
En France, dans le passé, tous les plans
désinflationnistes se sont traduis par du chômage : plan
Pinay de 1952, plan Gaillard de 1957, plan Pinay-Rueff de 1959, plans Giscard
de 1963 et 1969, plan Fourcade de 1974, plan Barre de 1976, plan Delors puis
Bérégovoy de 1982-1984, etc. Dans cette même optique, la
politique de désinflation française menée de 1982 à
1986 s'est traduite par une variation positive du taux de chômage de 42
%.
Enrichi de l'expérience inflationniste qui
déstabilisa l'économie mondiale dans les années 1970, le
traité de Maastricht, en privilégiant la lutte contre
l'inflation, a d'une certaine manière effectué un
véritable choix de société en érigeant le principe
de stabilité des prix au rang de principe prééminent. Cet
arbitrage implique des conséquences économiques et sociales
fortes. D'ailleurs, on peut penser que l'indépendance de la BCE et sa
non inscription au sein du débat démocratique paraissent à
ce titre « nécessaires ». En guise de
parenthèse, cela amène justement à se demander si le
politique ne constitue t-il pas un garde fou nécessaire face à la
pleine expression de l'économique ? Est-il raisonnable que
l'économique tende à s'affranchir complètement du
politique au nom de la rationalité ? Ceci étant, on peut
à juste titre regretter que la BCE soit mise à l'écart du
champ démocratique. En outre, l'arbitrage réalisé par le
traité et appliqué à la lettre par la BCE, fait peser sur
la zone euro le poids d'une politique monétaire stricte et
intangible :
« Ce n'est pas que le traité ignore le
coût dans l'immédiat, des politiques monétaires
restrictives. Plutôt, le demi-siècle qui a suivi la
deuxième guerre mondiale et, en particulier, le second choc
pétrolier ont enseigné que de tels effets sont temporaires. Or
c'est naturellement un axiome qui, à court terme, ne s'impose pas
à l'esprit des citoyens [...] La rédaction catégorique du
traité et du statut de la BCE qui lui est annexé repose sur
d'autres postulats. Tout d'abord l'inflation est implicitement analysée
comme un phénomène monétaire auquel une banque centrale a,
dans une large mesure, le pouvoir de mettre bon ordre. La BCE est ainsi
investie d'une responsabilité majeure à ce
titre »170(*).
D'ailleurs, cette rigueur amène à
différencier la BCE des autres banques centrales, comme on vient de le
voir. Ce faisant, elle risque de faire de l'euro une monnaie mal perçue
des européens :
« Ce décalage de puissance entre
l'autorité monétaire européenne et l'autorité
proprement politique - à la source de débats autour de l'absence
de politique budgétaire centralisée au niveau de l'Union - est
susceptible de nourrir, à l'égard de l'euro, une défiance
propice à des mobilisations politiques contre lui, dès lors qu'il
sera perçu comme une monnaie déflationniste et antisociale,
étrangère aux préoccupations des citoyens-consommateurs
dans les Etats membres »171(*).
Par ailleurs, le passage à la monnaie unique a
renforcé l'unification des marchés de capitaux européens,
ce qui les soumet encore plus au risque systémique dont la manifestation
maximale en est la spéculation hors du réel suivie de la panique
généralisée lorsque la dynamique spéculative prend
fin172(*). De telles
situations peuvent vite se transformer en récession en contaminant
l'ensemble de l'économie. Dans ce cas, le rôle du prêteur en
dernier ressort s'avère essentiel. Ce dernier a notamment pour mission
d'apporter une aide d'urgence à des banques jugées trop
importantes pour être mises en faillite. Surtout, il s'agit de relancer
l'économie et rétablir la confiance lorsqu'une crise bancaire
et/ou financière survient et que les comportements privés sont
impuissants. De ce point de vue, l'euro inquiète de par le conservatisme
des autorités monétaires :
« L'euro permet donc le développement de
marchés de capitaux dont les tailles et les interdépendances se
rapprochent de celles des marchés du dollar. Or, les
événements de ces dernières décennies ont
montré que ces marchés sont vulnérables au risque
systémique [...] Au Etats-Unis la réglementation et la
supervision des marchés ont été affaiblies par
l'idéologie de la libéralisation à outrance. Mais la
banque centrale joue à plein son rôle de prêteur en dernier
ressort [...] Les marchés de l'euro souffrent d'un divorce total entre
l'intégration rapide des activités financières et le
conservatisme de la régulation prudentielle »173(*).
Ainsi, le principe statutaire de stabilité des prix
empêcherait la BCE d'infléchir sa politique monétaire en
cas de crise bancaire et/ou boursière qui toucherait la zone euro. Du
moins, rien ne dit qu'elle serait apte et encline à le faire. Sur ce
point, encore, apparaît une différenciation prégnante entre
la BCE et la FED :
« Le déclenchement d'une crise bancaire ou
boursière en Europe, qui ferait souhaiter une réduction des taux
d'intérêt, mettrait en cause l'orientation de la politique
monétaire, qui est sous la responsabilité exclusive du Conseil
des gouverneurs. De ce point de vue, la BCE ne se voit attribuer aucune
obligation d'agir si elle juge que la baisse du loyer de l'argent
compromettrait la stabilité des prix [...] Cela différencie
l'Eurosystème du Système fédéral de Réserve,
lequel se voit attribuer deux objectifs concurrents : la lutte contre
l'inflation et l'optimisation de la croissance »174(*).
L'objectif de stabilité des prix, si contraignant,
constitue donc un principe fort qui oblige la politique monétaire
à la rigueur. Assez décrié dans les faits, il a
également conduit à strictement encadrer les politiques
budgétaires nationales ; telle était la principale raison
d'être du pacte de stabilité et de croissance. Dès lors,
ses conséquences sur l'économie de la zone euro ne peuvent se
limiter à celles d'une politique monétaire rigoureuse. C'est
l'ensemble du policy mix européen qui se voit
pénalisé.
Les problèmes posés en terme de policy mix au
sein de la zone euro : les dangers d'une régulation par le bas
Comme on n'a cessé de le répéter au
cours de cette réflexion, la légitimité de l'euro repose
sur un « pari économique » : faire de la zone
euro une zone de croissance, de prospérité et de bien-être
individuel :
« Le principal bienfait attendu de l'euro
était de permettre une plus forte croissance en rendant la politique
macroéconomique plus efficace et autonome »175(*).
A cet égard, on a dit que l'euro est une monnaie qui se
fonde sur une confiance économique ou éthique. De même, il
a été mis en évidence qu'il a été
instauré à la suite d'un examen réfléchi portant
sur sa viabilité et sur son bien-fondé économique et
social. En ce sens, on peut considérer qu'il est le produit de la
rationalité économique. Mais, après plus de six
années d'entrée en vigueur, force est de constater que l'euro
déçoit. La zone euro semble, en effet, en mal de
croissance176(*) :
« Tous les moteurs de la croissance paraissent en
panne : la consommation des ménages traîne, l'investissement
des entreprises stagne et les exportations progressent moins vite que le
commerce mondial dans la plupart des pays de l'Euroland. La zone euro est
lanterne rouge de l'OCDE pour le taux de chômage : remonté
à près de 9 %, il est presque aussi élevé qu'en
1999 »177(*).
Parmi les principales causes du mal-être de
l'économie de la zone euro, figure une politique macroéconomique
qui semble inefficace et qui paraît faire les frais de principes
libéraux trop contraignants :
« Alors que la croissance américaine
repartait dès 2002, la zone euro s'est montrée incapable de
rebondir. Outre-Atlantique, la consommation des ménages a pris le relais
de l'investissement défaillant, grâce au soutien d'une politique
économique résolument expansionniste : la baisse rapide et
massive des taux d'intérêt et le creusement non moins
impressionnant du déficit budgétaire ont permis à la
demande intérieure de continuer de croître à bon rythme. En
Europe, au contraire, la demande intérieure a
stagné » ; « L'inertie européenne est
flagrante. La politique budgétaire est à peu près neutre
dans la zone depuis... 1997 ! Si l'on agrège les finances publiques
des Douze et que l'on corrige le solde budgétaire des variations du
cycle économique, on obtient en effet une courbe
désespérément plate. Rien à voir avec l'activisme
budgétaire des Etats-Unis, mais aussi du Royaume-Uni [...] Du
côté de la politique monétaire, c'est aussi le calme plat
depuis la mi-2003. La Banque centrale n'a plus touché aux taux
d'intérêt depuis plus de deux ans, alors même que
l'économie européenne décevait, trimestre après
trimestre, les espoirs de redémarrage et que la monnaie unique flambait
par rapport au dollar, mais aussi vis-à-vis des autres principales
monnaies »178(*).
L'euro instaure un cadre de régulation
économique qui, en terme de configuration, s'avère tout à
fait original. Avec une politique monétaire unifiée et astreinte
au principe de stabilité des prix et, avec des politiques
budgétaires restées à la discrétion des Etats
membres mais strictement réglementées par le pacte de
stabilité, se pose la question de la conduite du policy mix
européen :
« Se pose la question cruciale de la nature de la
policy-mix, qui constitue aujourd'hui un débat tout à fait
central : comment combiner une politique monétaire unique,
appliquée par la BCE, avec des politiques budgétaires
restées, malgré les contraintes imposées par le pacte de
stabilité, assez largement aux mains des gouvernements ? Il s'agit
d'une configuration nouvelle qui ne permet guère de se fonder sur les
leçons de l'histoire »179(*).
Ainsi, l'avènement de la monnaie unique
européenne a conduit les Etats membres de l'eurosystème à
être tributaires de la politique monétaire menée
indépendamment par la BCE tandis que, de manière concomitante,
ils se sont trouvés pieds liés sur le plan budgétaire avec
l'entérinement du pacte de stabilité et de croissance. Par
ailleurs, étant donné qu'il n'existe pas de véritable
politique budgétaire européenne180(*), en l'absence d'un fédéralisme
budgétaire européen, le problème qui se pose est celui de
la nature et de l'efficacité du policy mix au sein de la zone
euro. Le policy mix désigne l'articulation de la politique
monétaire à la politique budgétaire dans le but d'obtenir
un « réglage fin » qui permette d'assurer la
stabilité des prix tout en réalisant un niveau de
l'activité économique proche de son niveau potentiel. En outre,
le policy mix permet également d'apporter une réponse en
terme de politique économique lorsqu'un choc économique survient.
Ceci étant, pour ce qui est de la zone euro, le problème
fondamental se veut être celui de la coordination entre politique
monétaire unique et politiques budgétaires
décentralisées :
« L'indépendance des banques centrales
vis-à-vis des pouvoirs publics a pour contrepartie l'absence de
coordination entre politique budgétaire et politique monétaire.
On est en présence d'un équilibre non coopératif
[...] Cette incohérence du policy mix risque de conduire
à la récession et à la baisse de
l'emploi »181(*).
Ce faisant, l'euro a conduit à l'instauration d'un
cadre de régulation macroéconomique original, qui, par ailleurs,
s'apparente au libéralisme économique. Parallèlement au
principe monétariste de stabilité des prix qui s'impose à
la BCE, ont été institutionnalisées des règles
strictes tendant à encadrer rigoureusement l'action budgétaire
des Etats membres, le tout au sein d'un espace géographique qui
intègre des économies aux structures économiques et
sociales hétérogènes. Dès lors, de par les
difficultés inhérentes à une telle configuration, on est
amener à s'interroger sur la question de l'absorption des chocs
asymétriques au sein de la zone euro :
« En outre, la conjoncture diffère d'un
endroit à l'autre au sein d'un grand espace, et en particulier de la
zone euro, soit en raison de la spécialisation [...] soit du fait du
rattrapage qui conduit les pays à main-d'oeuvre bon marché
à élever leur niveau de vie » ; « Il est
clair que la BCE n'a pas à agir en fonction de situations locales. Elle
se donne par nature pour repères des données
agrégées à l'ensemble de la zone
euro »182(*).
Plus largement, les mêmes difficultés
interviennent pour ce qui est de la régulation des fluctuations
économiques courantes auxquelles les Etats membres sont
confrontés. En effet, en l'absence d'ajustement par la monnaie, par le
change ou par le budget, les impératifs de l'eurosystème obligent
les pays à procéder à des flexibilisation au sein du
marché du travail ou/et à amoindrir les mécanismes de
solidarité collective :
« Au nom de la flexibilité vue exclusivement
sous l'angle de la pression sur les salariés, les gouvernements
participent à l'effritement de la protection sociale sans avoir
épousé l'interventionnisme qui va avec la promotion d'un
libéralisme libéral. On a vu qu'ils se sont liés les mains
en adoptant le pacte de stabilité et en abandonnant tout contrôle
sur la BCE. Les insuffisances dans l'éducation et la recherche, le
manque d'accompagnement de l'innovation, sont aussi des symptômes de
l'incapacité européenne à repenser les principes de
sociétés solidaires [...] Tel est le libéralisme
bâtard. Il repose sur la stabilité des prix et l'équilibre
budgétaire, sur la modération salariale et la réduction
des dépenses sociales. Ces stéréotypes sont censés
réconforter les opinions publiques des marchés financiers, mais
ils aboutissent à brider en permanence la croissance
potentielle »183(*).
Ainsi, dans les faits, face au « bloc »
rigide et libéral macroéconomique qui a été
instauré avec la mise en place de la monnaie unique européenne,
les pays ont été amenés à flexibiliser leurs
marchés du travail ou à s'ajuster par le biais d'autres variables
telle que la fiscalité, créant, de la sorte, des
inégalités à l'intérieur même des
Etats :
« Mais, que faire pour sortir de l'ornière de
la récession quand on ne peut plus jouer ni sur le taux de change, ni
sur les taux d'intérêt, ni sur le budget ? Reste les
salaires. L'Allemagne a résolument fait le choix de la déflation
salariale. Les coûts salariaux unitaires y sont stables depuis 1999,
alors qu'ils ont augmenté de 10 % en France et dans la moyenne de la
zone euro » ; « La règle du pacte de
stabilité pèse d'un poids plus léger sur les
épaules des petits pays, très ouverts aux flux commerciaux et
financiers [...] Pour ces pays, la stratégie économique la plus
rationnelle consiste plutôt à pousser leur avantage dans la
concurrence internationale. En utilisant, au besoin, l'arme de la concurrence
fiscale. L'exemple de l'Irlande montre que cette stratégie peut
même s'avérer très payante : les rentrées
fiscales peuvent rester abondantes, dès lors que la baisse des taux
d'imposition réussit à attirer une masse suffisante de capitaux
[...] L'euro a certes fait disparaître les dévaluations
compétitives, mais on peut se demander si l'Union économique et
monétaire n'a pas déclenché une catastrophe de
comportements encore plus délétères que ceux que la
monnaie unique avait abolis. Car une dévaluation du change a au moins le
mérite de frapper tout le monde de la même façon.
L'allégement des impôts et la pression à la baisse des
salaires ont en revanche des effets nettement inégalitaires au sein de
chaque société »184(*).
En définitive, l'euro risque bel et bien de
revêtir au regard des Etats et populations européennes le costume
de « monnaie antisociale », ce qui pourrait le mener, en
l'absence de résultats économiques satisfaisants, à sa
perte. En effet, à défaut de confiance symbolique, seule la
confiance éthique légitime la monnaie. Cette dernière
implique le maintien de l'unité de compte, certes, ce qui paraît
trivial, mais, surtout, elle repose sur des espérances de
prospérité. Or, sur ce point, la zone euro ne semble pas
être à la hauteur des espoirs qui avaient été
placés en elle. D'ailleurs, le « tabou de l'abandon de
l'euro » semble désormais écarté :
« Dans ces conditions, comment s'étonner de
la désaffection dont souffre l'euro auprès des opinions publiques
et de la tentation du retour en arrière qui pointe dans certains
discours politiques ? » ; « `L'euro est un
mariage à l'ancienne, de ceux qui se faisaient quand le divorce
n'existait pas', déclarait début juin (2005) le commissaire
européen Joaquin Almunia. Une forme de réponse aux propos de
Roberto Maroni, ministre italien membre de la ligue du nord, qui envisageait
début juin une réintroduction de la lire. Au même moment,
le ministre allemand Wolfgang Clement faisait lui aussi part de ses doutes sur
les bienfaits de la monnaie unique en Allemagne. Il est significatif que ces
propos nous parviennent de deux grands pays de la zone, tous deux
économiquement très mal »185(*).
Maintenue uniquement par l'économique, à la
lumière de l'ensemble de la réflexion réalisée,
l'euro apparaît « logiquement » comme étant
une monnaie fragile et vulnérable. C'est justement ce que semble
suggérer Michel Aglietta :
« Aujourd'hui, le risque majeur serait celui d'une
forte récession, liée aux énormes
déséquilibres accumulés dans l'économie mondiale
[...] Les responsables politiques auraient besoin de récupérer
à tout prix toutes leurs marges de manoeuvre. Dès lors, soit
l'Union se montre capable de prendre dans l'urgence les mesures qui s'imposent
pour mettre en commun tous les outils de politique économique, soit...
Il suffirait qu'un seul grand pays reprenne son indépendance
monétaire et pratique la dévaluation compétitive, et l'UEM
n'y résisterait pas. Ce serait évidemment la pire des solutions,
mais le fait qu'une décision soit irrationnelle n'empêche pas
qu'elle soit prise. L'éventualité d'une telle crise montre que la
confiance dans la monnaie ne peut se passer d'une souveraineté politique
qui la légitime dans une situation de choc fort »186(*).
Avec des résultats au-deçà de ceux qui
étaient attendus, l'eurosystème semble décevoir. C'est
pourtant l'avenir d'une monnaie, l'euro, qui, à moyen terme, se joue
peut-être. Effectivement, comme on l'a vu précédemment,
pour assurer sa pérennité en tant que fait institutionnel, la
monnaie doit apparaître comme légitime au regard de la
société. A ce titre, avec le recul de l'analyse menée dans
le cadre de cette réflexion, l'euro semble menacé. C'est ainsi
assez logiquement qu'il appelle très vraisemblablement à
plusieurs réformes.
B. Asseoir la souveraineté de l'euro : l'heure
des réformes ?
Dans l'impossibilité de pouvoir s'appuyer sur une
union politique préexistante, l'union monétaire européenne
s'est constituée en s'affranchissant du politique, justifiant ainsi son
bien-fondé par une promesse de prospérité future. Mais, en
mal de performances économiques, la zone euro semble chercher un
équilibre depuis l'entrée en vigueur de la nouvelle monnaie
européenne au 1er janvier 1999. L'euro a conduit à
l'instauration d'une gouvernance économique européenne originale,
complexe et porteuse d'éléments de fragilité. Or, à
terme, cette déficience risque de miner la légitimité de
la monnaie unique. C'est pourquoi, même s'il est très
nécessaire de laisser le temps au temps, la zone euro semble devoir
opérer des réformes afin de préserver la
souveraineté de sa monnaie, et ce, tant sur le plan économique,
politique que social.
Reconsidérer le dispositif de gouvernance
économique européen ?
Reposant sur des principes économiques
libéraux, la gouvernance économique de la zone euro peut
être caractérisée de deux manières. D'une part, elle
établit une configuration originale et complexe, qui rend difficile la
conduite du policy mix européen. D'autre part, elle se fonde
sur des principes rigoureux, valables pour l'ensemble de la zone euro, faisant
d'elle une zone d'austérité macroéconomique. Dès
lors, en l'absence de résultats probants187(*), plusieurs réformes
peuvent être envisagées afin de raffermir l'efficacité et
la légitimité de l'union monétaire dont est tributaire la
pérennité de l'euro.
D'abord, on peut penser que le principe de stabilité
des prix assigné à la BCE demeure trop étroit et trop
strict, d'autant plus que la vigueur de la concurrence au sein du marché
unique exerce une pression négative sur les prix. Sur ce point, la BCE
se distingue nettement des autres grandes banques centrales. Rappelons à
cet égard que la FED est investie d'une triple mission qui,
au-delà de l'économique, intègre une visée sociale.
Soucieuse de la croissance et du plein-emploi de l'économie
américaine, cette dernière mène une politique
monétaire pragmatique, c'est-à-dire adaptée à la
conjoncture. Or, la politique monétaire conduite par la BCE semble trop
rigide. Qui plus est, eu égard au fonctionnement politique complexe qui
régit le fonctionnement de l'Union, l'ancrage de l'objectif de
stabilité des prix au sein du traité de Maastricht le rend
difficilement révisable ; il paraît plus aisé
d'abroger ou de réviser une loi nationale qu'un traité
international. A ce titre, la BCE devrait être davantage
insérée au sein du débat démocratique. Seule
instance politique européenne dont les membres sont élus au
suffrage universel direct, le Parlement européen devrait peut-être
être investi de plus de prérogatives qui lui permettent
d'émettre un avis ou d'infléchir la politique monétaire
européenne en dernier ressort. En effet, l'indépendance de la BCE
ne doit pas représenter une perte de contrôle totale pour les
Etats-nation européens. Peut-être serait-il normal, à
l'instar de la FED, que cette dernière soit évaluée par
une instance démocratiquement souveraine ayant la capacité, si
cela est nécessaire, de modifier législativement les statuts de
la BCE. Cela ne contredirait pas l'indépendance de la BCE mais
resserrait la marge d'autonomie dont elle bénéficie actuellement.
Il semble en effet anormal qu'une telle institution reste sans réactions
suite aux critiques majoritaires émanant d'une assemblée
représentative des intérêts nationaux188(*). Comparativement, la FED et
la Banque centrale britannique jouissent d'une indépendance mieux
maîtrisée, ce qui permet à la nation d'avoir un droit de
regard indirect sur les orientations et les stratégies des
autorités monétaires :
« Le statut de la banque centrale européenne
(BCE) pousse à l'extrême le principe de séparation des
pouvoirs appliqué à l'économie. Les banques centrales
américaine (Fed) et britannique sont certes elles aussi
indépendantes, mais il s'agit d'une indépendance technique, non
politique. Aux Etats-Unis, le `pouvoir monétaire appartient, selon la
Constitution, au Congrès, il le confie à la banque centrale, mais
celle-ci doit lui rendre régulièrement des comptes. Il dispose
surtout d'une arme de dissuasion massive, c'est qu'il peut changer les statuts
de la Fed', explique Eloi Laurent »189(*).
Par ailleurs, toujours pour ce qui est de la politique
monétaire, il peut s'avérer pertinent de repenser la composition
et le fonctionnement du Conseil des gouverneurs dans l'optique de faire de
l'organe clef de la BCE une instance directrice plus réactive et plus
indépendante des intérêts nationaux afin de renforcer
l'objectivité et l'efficacité en matière
décisionnelle. Il serait ainsi envisageable de diminuer le nombre de
gouverneurs siégeant au conseil de politique monétaire et de
doter les résidents d'une investiture politique limitée dans la
durée, indépendamment de leurs pays d'origine.
Ensuite, pour ce qui est du domaine budgétaire, de
nombreuses réformes sont également concevables et, en premier
lieu, celles ayant trait au pacte de stabilité. Notamment, le seuil des
« 3 % » est jugé arbitraire et non significatif par
certains économistes qui préfèrent la notion de
« déficit structurel190(*) » à celle de
« déficit total ». En ne distinguant pas les causes
à l'origine du déficit, le pacte semble avoir retenu une
conception trop étroite de la stabilité budgétaire :
est-ce que le déficit est imputable à une mauvaise gestion des
finances publics, à des investissements nécessaires pour
l'économie et source de retombées positives (recherche,
éducation, infrastructures...) ou à un impératif
conjoncturel ? :
« Le pacte ne fait aucune discrimination entre les
causes des déficits publics, selon qu'ils sont liés à un
ralentissement temporaire de l'activité, à un effort
d'investissement ou à une mauvaise utilisation des fonds publics. Alors
que dans le premier cas le déficit joue son rôle de stabilisateur
conjoncturel, et qu'il prépare la croissance à long terme dans le
second, il ne traduit dans le troisième cas que l'inefficacité de
l'Etat. En mettant toutes ces causes sur le même plan, le pacte ne
crée aucune incitation pour les Etats à redéployer leurs
dépenses publiques au profit des dépenses en capital porteuses de
croissance à long terme. Il risque en revanche de les laisser s'enliser
dans un ralentissement conjoncturel »191(*).
Aussi, le pacte de stabilité semble inégalement
sanctionner les pays ; les « grands » pays semblent
plus touchés que les « petits » pays. Ce qui semble
se confirmer au regard des chiffres car parmi les trois plus
« mauvais élèves » de la zone euro en
matière budgétaire figurent l'Allemagne et la France, tandis que
l'Irlande, la Finlande et la Belgique sont les seuls pays qui présentent
des soldes budgétaires positifs192(*) :
« Mais la règle des 3 % a un autre
défaut : derrière son apparente uniformité, elle
s'applique en réalité plus durement aux `grands' pays qu'aux
`petits' [...] En effet, les grands pays qui subissaient déjà des
taux d'intérêt réels relativement plus élevés
que les autres, du fait d'une moindre inflation, ont été les
premiers à se heurter aux contraintes du pacte »193(*).
Mais, surtout, avec une politique monétaire
centralisée, intangible et focalisée sur la stabilité des
prix, la limite des 3 % de déficit budgétaire empêche les
pays de procéder à des régulations budgétaires en
cas de choc économique :
« Or la mise en oeuvre du pacte de stabilité
est au coeur du débat depuis septembre 2002 et la nette
dégradation conjoncturelle à laquelle doit faire face l'Union
européenne, dans un contexte de risques géopolitiques majeurs. En
effet, plusieurs pays [...] ont des déficits publics déjà
à la limite des 3 % du PIB tolérés. Réduire ces
déficits de 0,5 point de PIB [...] reviendrait à abandonner toute
idée de relance et aggraverait le caractère procyclique de la
politique économique actuelle suivie en Europe : poursuivre une
politique de réduction des déficits budgétaires en
période de récession et à accroître l'amplitude du
cycle »194(*).
Le pacte de stabilité a été
modifié le 25 mars 2005. Cette réforme dénote, de la part
des autorités politiques européennes, une certaine volonté
de flexibiliser des normes jugées « trop rigides »
qui étaient assez largement décriées :
« Le nouveau pacte est incontestablement plus
`intelligent' que l'ancien. Tout en conservant officiellement la
référence à un plafond de 3 % pour le déficit, il
assouplit son application dans les périodes de ralentissement. Mais il
ne la durcit pas dans les périodes d'expansion » ;
« Le nouveau pacte modifie aussi l'objectif de moyen terme : les
Etats membres ne devront plus viser un budget `en équilibre ou en
excédent', mais un objectif qui dépendra des conditions
particulières de chacun, notamment du niveau de la dette publique et de
la croissance potentielle. Un aménagement de bon sens, mais pas une
véritable règle d'or, qui aurait permis de sortir les
dépenses d'investissement du calcul du
déficit »195(*).
Néanmoins, si la réforme du pacte de
stabilité apparaît comme une avancée de bon sens, il n'en
reste pas moins que la piste menant au fédéralisme
budgétaire semble bouchée. Alors que le problème de
l'absorption des chocs asymétriques amène à ouvrir le
débat sur la nécessité de doter l'Union d'un budget
fédéral capable d'intervenir efficacement en cas de crise sur
l'ensemble de la zone, les responsables européens, à
défaut de parvenir à un consensus, paraissent pour l'instant
vouloir laisser les choses en l'état : une coordination a
minima, c'est-à-dire des budgets nationaux encadrés par des
règles communes de « bonne conduite ». L'opposition
entre les tenants d'un fédéralisme budgétaire impliquant
d'accentuer le processus d'intégration européen et les partisans
d'une Europe inter-étatique permettant de préserver en grande
partie l'autonomie des Etats membres est toujours prégnante. Les points
de divergences y sont multiples196(*) ; c'est le principe de solidarité
financière au sein même de l'Union qui est directement
menacé.
En outre, comme on l'a dit précédemment, les
problèmes en terme de régulation macroéconomique qui se
posent au sein de la zone euro font courir la menace d'une régulation
par le bas comme ultime moyen d'ajustement pour les Etats membres de
l'eurosystème. Or, sur ce point, les travaux de Robert Mundell197(*) suggèrent une
solution alternative si la zone monétaire concernée est dite
« optimale198(*) ». Plusieurs paramètres sont
à prendre en considération pour juger de l'optimalité
d'une zone d'intégration monétaire. Deux éléments
semblent être pertinents. D'une part, partant de la théorie des
avantages comparatifs de David Ricardo199(*), Robert Mundell reconsidère
l'hypothèse d'immobilité des facteurs de production au niveau
international. Dès lors, en cas de choc asymétrique, si la
mobilité du capital et du travail est suffisamment fluide au sein de la
zone, alors il se produit un effet de compensation sur l'ensemble du territoire
qui tend à résorber les déséquilibres d'une
région à une autre. D'autre part, l'existence d'un
fédéralisme budgétaire s'avère être un
élément prééminent en ce que l'intégration
fiscale, ou budgétaire, tend à réduire par le biais de
politiques appropriées les déséquilibres survenus.
Il en résulte qu'au regard des éléments
de définition de la zone monétaire optimale, le doute subsiste
sur l'optimalité de l'union économique et monétaire
européenne. En effet, avec une mobilité de la main-d'oeuvre
extrêmement réduite et avec un budget communautaire
représentant à peine plus de 1 % du PIB de l'Union, les
mécanismes de compensation intra-zone sont quasi inexistants, et ce,
d'autant plus que la BCE mène une politique monétaire
« passive ». Au-delà, l'Union apparaît comme
un espace fortement hétérogène où subsistent de
nombreuses barrières à la fois sociales, politiques et
économiques. Aussi est-on amené à penser une nouvelle fois
que l'absence d'une intégration politique plus poussée fait
défaut. En voulant bâtir une union économique et
monétaire sur une base politique et sociale indéterminée,
les instigateurs du projet européen ont pris des risques car,
aujourd'hui, force est de constater que l'union politique aurait permis
d'aboutir sur un certain nombre de points laissés en suspens par faute
d'unité de fond. En conséquence, on est conduit à penser
que la sauvegarde de l'union monétaire européenne passera
très certainement par une intégration économique, sociale
et politique renforcée, ce qui devrait prendre du temps, à moins
que l'Union se heurte à de nouveaux blocages du fait
d'intérêts et de points de vue trop divergents...
Fonder l'euro sur une unité politique, sociale et
économique : est-ce possible ?
Nous venons de voir que la zone euro peut difficilement
être considérée comme une zone monétaire optimale au
sens où l'entend Robert Mundell. En effet, alors que la mobilité
du travail y est très faible, le budget communautaire quant à lui
pèse peu au regard du poids économique de l'ensemble des pays de
l'Union. A bien y réfléchir, il semblerait que ces données
traduisent un problème de fond sérieux, qui d'ailleurs se
reflète iconographiquement sur la monnaie européenne
elle-même : l'absence d'une unité de fond entre des Etats et
des peuples qui hésitent à se fédérer autrement que
par la voie économique.
En effet, l'euro est né d'une coopération
économique prolongée entre des Etats qui, au final, ont conclu
qu'ils avaient rationnellement intérêt à fonder une union
monétaire européenne. De l'union économique et
monétaire devait peut-être éclore une union politique.
Seulement voilà : aujourd'hui l'Union semble être au pieds du
mur. L'absence de souveraineté politique, essentiellement, semble faire
cruellement défaut. Elle empêche d'avancer dans des domaines clefs
tel que le budget, la fiscalité, le contrôle démocratique
des institutions européennes, etc. Comme on l'a dit
précédemment, l'histoire montre que l'union monétaire
suit, en principe, l'union politique. Or, l'euro s'est affranchi du politique
pour constituer une union monétaire entre des Etats restés
souverains politiquement et disparates sur les plans géographique,
politique, social, culturel, économique et historique. Rien, a
priori, ne semble rapprocher la Grèce de l'Irlande ou la
France de la Finlande. Rien, si ce n'est l'économique et le
monétaire. Pourtant, sur la question de l'unicité, Robert Raymond
soutient la thèse de l'unité :
« En dépit de la diversité de ses
peuples, de leurs cultures et de leurs langues, l'Europe occidentale forme un
tout. Balayée par d'amples migrations, ravagée par des conflits
internes, elle a fort heureusement été aussi le
théâtre d'échanges commerciaux et intellectuels. Elle
contient donc en son germe des ferments d'unité et des facteurs
d'interdépendance » ; « Comme le
démontre son extension géographique [...] la CEE a doté
l'Europe d'un poids économique et d'un rayonnement qu'aucun pays membre
n'aurait obtenu par lui-même. Des réalisations comme
l'élimination des droits de douane (devenue totale en 1968), l'adoption
d'un tarif extérieur commun, la mise en oeuvre d'une politique agricole
commune (PAC) dès 1961, le financement collectif d'infrastructures dans
les régions défavorisées ont cimenté
l'union »200(*).
En fait, il est possible de prendre le contre-pied des dires
de Robert Raymond en soulignant que l'économique ne crée pas
nécessairement l'unité et en mettant en avant les multiples
facteurs de fractionnement du territoire européen sur des domaines
autres qu'économiques. Qui plus est, ce territoire dont il est question
reste pour l'heure indéterminé. Nous avons au cours de cette
réflexion définit la monnaie comme un
« objet » socialement construit qui se fonde sur une
confiance unanime de la société. Or, dans l'état actuel
des choses, seule la confiance éthique légitime la monnaie unique
européenne et, même de ce point de vue là, il est vrai que
les performances économiques controversées de la zone euro
peuvent compromettre la pérennité de la monnaie unique. De ce
fait, en l'absence d'une réelle solidité de fond, la moindre
crise économique devient une menace de plus pour la
légitimité de la monnaie. En outre, il convient de souligner que
le fractionnement multidimensionnel du territoire européen constitue une
entrave pour l'attractivité de la zone euro. A titre comparatif, celle
du dollar bénéficie d'une cohésion politique et nationale
forte, ce qui renforce le crédit et le rayonnement du billet
vert :
« Le marché intérieur de l'euro est
moins attrayant que celui du dollar, en raison de différences
structurelles au détriment de l'Europe [...] En se plaçant du
strict point de vue de l'économiste [...] il faut accepter de voir avec
lucidité que le marché américain, comparé à
l'européen, est moins morcelé par des différences entre
les règles par Etat de nature législative, réglementaire
ou fiscale, que les pouvoirs publics savent y créer un environnement
plus favorable au libre jeu des forces du marché, que les migrants
s'intègrent plus harmonieusement dans la main-d'oeuvre, que le secteur
public pèse moins lourdement sur les entreprises et les consommateurs,
et qu'enfin il existe un gouvernement fédéral capable de donner
une impulsion, et une seule, quand un problème devient
grave »201(*).
Ce faisant, apparaît l'idée selon laquelle
l'avenir de l'union monétaire semble fortement lié à celui
de l'union politique dans la mesure où c'est certainement cette
dernière qui permettra à l'union économique et
monétaire de se renforcer. Inversement, c'est peut-être bien des
désaccords politiques persistants, au-delà des questions
économiques et monétaires, que pourrait venir l'implosion de
l'union monétaire, et ce, d'autant plus que les élargissements
à venir ne peuvent que compliquer l'état actuel des choses. Face
à cette difficulté d'unir politiquement des pays assez
disparates, Robert Raymond souligne l'importance pour le temps à venir
d'intégrer au maximum le marché unique européen afin d'en
faire un marché homogène et attractif, à l'instar du
marché américain :
« Si l'on peut comprendre la difficulté,
d'ordre politique, de passer d'une juxtaposition d'Etats à un ensemble
constitutionnellement soudé et doté d'un pouvoir politique
central, au moins faut-il maintenant faire en sorte que l'euro se traite sur un
marché intérieur non fragmenté. C'est là le
complément naturel et indispensable de la monnaie
unique »202(*).
Or, pour répondre à la proposition de Robert
Raymond, aussi emplie de bon sens soit-elle, le vice du raisonnement
sous-jacent réside dans le fait même que le parachèvement
du marché unique européen devra très certainement passer,
au préalable, par un processus d'unification politique. En effet,
l'harmonisation législative, fiscale, etc., exige une instance politique
forte capable de substituer aux spécificités nationales des
règles communautaires qui, de surcroît, doivent apparaître
comme étant légitimes. Or, par ailleurs, la
légitimité des règles de droit est intimement liée
au principe de souveraineté populaire. De la sorte, on rejoint la
thèse centrale de Jean Messiha qui consiste à dire qu'il n'y a de
zone monétaire optimale qu'accompagnée d'une forme de
souveraineté politique203(*) :
« Quelles sont les zones où l'unicité
institutionnelle, linguistique, administrative, culturelle, monétaire
est réalisée ? La réponse est à présent
plus immédiate : une telle zone est un Etat-nation souverain,
précisément parce que ce sont l'Etat et la nation qui
garantissent l'unicité de toutes les institutions administratives,
linguistiques, législatives
précitées »204(*).
En somme, il apparaît que l'union économique et
monétaire devra, dans le meilleur des cas, s'accompagner d'une forme de
souveraineté politique qui, seule, peut véritablement pouvoir
prétendre cimenter l'Union et donner une solide base institutionnelle
à la monnaie unique. Dans cette optique, une Europe politique forte
devrait notamment pouvoir faire progresser l'Europe sociale, restée
embryonnaire depuis le traité de Rome, en permettant
d'institutionnaliser le débat et de le soumettre à un processus
de délibération démocratique :
« Force est de constater que l'Europe sociale se
limite à un socle a minima. Jamais le social n'a
constitué une priorité : l'Europe s'est construite avant
tout par l'économie et la monnaie. Les directives européennes
n'énoncent que des normes minimales n'imposant qu'un plus petit
dénominateur commun social aux pays membres. Il s'agit donc bien, pour
l'instant, d'une harmonisation par le bas, même si, dans les faits, les
législations sociales sont restées en
l'état »205(*).
Cela dit, l'intégration sociale revêt une grande
importance en ce que le social crée des liens de solidarité entre
les pays et les peuples, ce qui renforcerait la légitimité de
l'Union européenne et, par extension, celle de l'euro. Alors que l'Union
semble arrivée à un tournant de son histoire,
épuisée sur le plan économique, l'édification d'une
Europe sociale concomitante, ou non, à une union politique permettrait
de redonner un souffle nouveau à la construction
européenne ; ce qui la rapprocherait d'ailleurs de ses principes
fondateurs qui ont prévalu au cours de l'après guerre. Nul doute
également que son image serait redorée au regard des opinions
européennes. Mais, pour l'heure, les systèmes sociaux
européens demeurent dissemblables et cette fragmentation ouvre une voie
possible à une « course au moins disant social », ce
qui pourrait ruiner la recevabilité de l'Union.
Enfin, dans le contexte de globalisation actuel et, eu
égard aux aspects psychologiques qui touchent la monnaie, il semble
crucial que l'architecture européenne trouve à se finaliser de
sorte à stabiliser l'espace économique et monétaire
européen. Précisons que si le poids et la taille de
l'économie européenne confèrent à l'Union, de fait,
une certaine autorité sur la scène internationale, il
apparaît tout aussi important que celle-ci parvienne à s'affermir
sur le plan politico-institutionnel car, comme le suggère Robert
Raymond, « une monnaie est un étendard, un identifiant
économique et politique » dont l'attachement à un
environnement stable influe sur le degré de confiance des individus. Le
problème est que, pour le moment, les rivalités politiques au
sein de l'Union sont prégnantes, amenant à s'interroger un peu
plus sur l'avenir de l'union économique et monétaire :
« Sur le plan politique, les rivalités
internes se sont aiguisées. Une première opposition s'est
exacerbée entre les petits pays, qui ont intérêt à
pratiquer la compétition fiscale, et les grands pays, qui ont besoin de
conserver un pouvoir de régulation de la demande globale et ont
intérêt à un minimum de coopération. Ce conflit
envenime la situation politique et empêche en particulier l'harmonisation
fiscale. Il est encore accentué par l'arrivée des pays de l'est.
Le second type de conflit concerne l'orientation à long terme de
l'Europe. Il oppose la vision britannique, qui veut faire de l'Europe une zone
de libre échange policée, à celle des pays fondateurs,
partisans d'une Europe progressant par avancées fédérales
et pourvue d'une direction politique forte. Ces deux oppositions se recoupent.
La vision britannique est en pleine offensive actuellement et elle trouve des
alliés parmi les petits pays de la zone euro et chez les nouveaux
entrants »206(*).
Cette opposition politique est aussi celle qui tend à
subdiviser en deux groupes les défenseurs d'un projet de constitution
européenne d'une part, pour qui l'Europe a besoin de définir un
projet politique cohésif et unificateur qui trouverait une
première concrétisation dans l'édiction d'une constitution
européenne207(*).
L'élaboration d'une constitution européenne devrait
également conduire à une plus grande transparence et
clarté des institutions et du fonctionnement politique de l'Union ;
peut-être cette meilleure lisibilité aboutirait à davantage
associer les européens au projet communautaire. D'autre part, coexistent
les partisans d'une Europe a minima, lesquels prônent
plutôt l'immobilisme politico-institutionnel208(*). En outre, malgré ces
divergences tenaces qui risquent de se compliquer davantage avec les
élargissements à venir, il n'en reste pas moins qu'il subsiste un
espoir d'unité dans la volonté affichée de certains Etats
de bâtir quelque chose ensemble, ce qui rappelle le « vouloir
vivre ensemble », principe fondateur de la conception
française de la nation.
Conclusion
La monnaie semble reposer sur un paradoxe de taille. En
effet, alors qu'elle demeure un « objet » très
prisé au sein des sociétés modernes, pour ne pas dire
qu'elle constitue dans une certaine mesure le point de gravité de
l'économie marchande, curieusement, la théorie économique
dominante semble éprouver beaucoup de peine à rendre compte de sa
nature. Tout se passe comme si elle embarrassait les théoriciens de
l'économie standard qui, du coup, sont amenés à
l'insérer dans le cadre d'une approche strictement fonctionnaliste, pour
ne pas dire simpliste. Dès lors, est-ce que le problème provient
du fait que l'étudier implique de dépasser la sphère
économique ? Ou alors, peut-être que la monnaie
dérange les économistes dans le sens où l'insérer
pleinement au sein de la discipline impliquerait de remettre en cause un
certain nombre de postulats sur lesquels la science économique s'est
bâtie au fil du temps ? D'ailleurs, un des postulats des plus
fondamentaux concernés ici consiste dans le naturalisme des relations
marchandes en ce que, au moins depuis Adam Smith, la théorie
économique dominante raisonne et établit ses résultats au
sein d'un univers naturel et spontané. Or, l'ensemble de cette
réflexion repose sur l'idée selon laquelle la monnaie n'est pas
un fait naturel ; elle est un fait construit qui amène à
penser que l'économie de marché repose sur des bases
anti-naturelles, avec toutes les conséquences que cela implique. Signe
de pouvoir bien plus que signe de richesse, elle défère à
celui qui l'a détient en quantité significative diverses valeurs
socialement partagées209(*) : pouvoir, supériorité,
admiration, intelligence, etc. Dès lors, la monnaie devient
embarrassante tant elle détient cette capacité à fausser
les relations économiques et sociales. Elle semble être un
paramètre important et un moteur incontestable de l'action individuelle.
Cette idée n'est pourtant pas novatrice ; déjà
Aristote dénonçait au IVème siècle avant
notre ère le moment où la monnaie devient à la fois
« le principe et la fin de l'échange »210(*). Ainsi, beaucoup de
questions peuvent être formulées pour tenter de comprendre
pourquoi la monnaie constitue encore aujourd'hui un « trou
noir » de la théorie économique, pour paraphraser le
titre de l'ouvrage de Jacques Sapir211(*). Quoiqu'il en soit, la thèse défendue
au cours de cette réflexion soutient, à travers l'exemple de la
monnaie, que l'économie n'est pas cette « science »
close, autonome, qui étudie les phénomènes
économiques comme s'ils étaient indépendants de
l'environnement social au sein duquel ils sont encastrés. Ce faisant, on
pourrait plutôt penser l'économie comme une discipline pertinente,
clef de compréhension du monde qui nous entoure, dont la capacité
analytique peut être bonifiée en la mêlant à d'autres
disciplines appartenant aux sciences sociales, telles que la sociologie, la
psychologie, l'histoire ou la philosophie.
En somme, dans la perspective qui a été la
nôtre au cours de cette réflexion, la monnaie se présente
comme une composante centrale de la réalité socialement
construite dont la pérennité, par essence, demeure friable. Elle
repose en effet sur un équilibre multidimensionnel fragile et
fondamentalement instable. Telle est la principale caractéristique des
faits institutionnels. En outre, une analyse hétérodoxe de la
monnaie doit permettre de porter un regard nouveau sur les
phénomènes monétaires. Ainsi, l'analyse théorique
menée au cours de la première partie de cette réflexion,
appliquée à l'euro par la suite, a conduit à conclure que
la monnaie unique européenne se veut être une monnaie originale,
ambitieuse mais fragile. Ne tirant pour l'heure sa légitimité que
de la seule raison économique stricto sensu, elle devra trouver
les moyens d'éviter le sort qu'a connu l'Union latine ou, plus
récemment, le Système monétaire européen. De ce
fait, il lui reste à asseoir sa souveraineté sur des bases
extérieures à l'économie ; cela ne sera pas
aisé car il est plus facile de s'unifier monétairement sur la
base d'une union politique préexistante qu'inversement. Cela dit,
l'originalité de l'euro interpelle et impose une certaine
réflexion. Né dans un contexte de mondialisation et de
régionalisation de l'économie, l'euro retranscrit l'importance
que revêt l'économie dans le monde actuel. Le pouvoir
économique ayant (presque) supplanté le pouvoir politique, l'euro
serait-il une monnaie moderne qui ouvre une brèche supplémentaire
vers la dématérialisation ? En démontrant que la
monnaie est peut-être en passe de s'affranchir du politique et du social,
l'euro est un peu à l'image des firmes multinationales, guidées
par le seul intérêt économique et dont l'activité
est déconnectée d'un attachement particulier à une
société humaine.
Bibliographie
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monétaire optimale : construit, coïncidence ou
causalité ?, document de travail MODEM, Université de
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s'est tenu à Poitiers en novembre 2001 intitulé : Du
franc à l'euro : changements et continuité de la
monnaie).
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* 1 Jean Cartelier, La
monnaie, Flammarion, Paris, 1996 : p. 58.
* 2 Voila pourquoi, dans le
titre de ce mémoire, l'analyse de la monnaie que je présente est
qualifiée « d'hétérodoxe ».
* 3 Jacques Sapir, Les
trous noirs de la science économique. Essai sur l'impossibilité
de penser le temps et l'argent, Albin Michel, Paris, 2003 : p. 227,
228.
* 4 Idem, p. 237.
* 5 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe, Economica, Paris, 2001 : p.
1. Robert Raymond a longtemps travaillé à la Banque de France
avant d'être directeur général de l'Institut
monétaire européen, organe qui a précédé la
constitution en juin 1998 de la Banque centrale européenne (BCE).
* 6 L'approche
fonctionnaliste de la monnaie sera présentée
ultérieurement.
* 7 Les quatre
qualités traditionnellement attachées aux métaux
précieux, en tant que monnaie, sont : la divisibilité
(possibilité d'obtenir des éléments de dimension voulue),
l'inaltérabilité (peuvent être stockés sans dommages
matériels), la malléabilité (peuvent recevoir l'empreinte
d'un symbole monétaire) et l'importante valeur sous un faible volume.
* 8 Ce point de la
réflexion où l'or et l'argent apparaissent comme des monnaies
instituées sera approfondi plus loin (voir p. 24).
* 9 Le fait que ce soit les
autorités religieuses qui garantissaient la valeur des pièces
s'explique par l'aura sociale dont bénéficiaient ces
autorités à une époque où la religion tenait une
place prépondérante dans la société.
* 10 La France prononça
l'inconvertibilité de sa monnaie en 1936.
* 11 Croyance et confiance au
premier chef.
* 12 La monnaie scripturale
n'a pas d'existence autonome par rapport à la monnaie fiduciaire en ce
qu'elle peut à tout moment être convertie en billets ou
pièces.
* 13 Adam Smith,
Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations,
PUF, Paris, 1995.
* 14 Sylvie Diatkine,
Institutions et mécanismes monétaires, Armand Colin,
Paris, 1992 : p. 15, 16.
* 15 Marc Bassoni et Alain
Beitone, Monnaie. Théories et politiques, Dalloz, Paris,
1997 : p. 10.
* 16 Voir Jean-Michel
Servet, La monnaie contre l'Etat ou la fable du troc in Droit et
monnaie. Etats et espace monétaire transnational, travaux
de recherche sur le droit des marchés et des investissements
internationaux, Université de Bourgogne, Vol. 14, 1988. Jean-Michel
Servet est actuellement professeur à l'Institut universitaire
d'études du développement de Genève.
* 17 Alain Caillé,
préface de : Philippe Rospabé, La dette de vie. Aux
origines de la monnaie, La Découverte, Paris, 1995.
* 18 Jacques Sapir, Les
trous noirs de la science économique. Essai sur l'impossibilité
de penser le temps et l'argent (précédemment
cité) : p. 218.
* 19 Jean Cartelier, La
monnaie (précédemment cité) : p. 42 ;
51.
* 20 Milton Friedman,
Capitalisme et liberté, Laffont, Paris, 1971.
* 21 Idem, p. 61.
* 22 John R. Searle est
professeur de philosophie de l'esprit et du langage à Berkeley
(Californie). Son ouvrage intitulé La construction de la
réalité sociale constitue une référence
bibliographique centrale de ce mémoire en ce que sa réflexion, de
nature philosophique, s'articule très bien avec mon projet qui est de
réfléchir sur la nature profonde de la monnaie pour en faire
ressortir des traits extra économiques (mais aussi
économiques !) susceptibles d'éclairer les faits
réels. Ainsi, cette partie se fonde essentiellement sur son analyse de
la réalité sociale. Sa démarche et la thèse qu'il
défend s'inscrivent en adéquation avec les théories
économiques hétérodoxes de la monnaie, en particulier
celle de Michel Aglietta et André Orléan.
* 23 John R. Searle, La
construction de la réalité sociale, Gallimard, Paris,
1998 : p. 197 ; 198 ; 200.
* 24 Idem, p. 13.
* 25 Selon John R. Searle,
seuls les faits institutionnels sont constitutifs de la réalité
socialement construite. Or, d'autres faits sociaux qu'il mentionne, impliquant
un niveau d'abstraction moins élevé, semblent également
participer à l'édification de notre réalité
construite. C'est le cas par exemple des faits créés par
assignation de fonctions agentives fortuites. L'assignation de fonctions
agentives fortuites n'implique pas un système de règles
préalables car la fonction attachée est en rapport direct avec la
consistance physique de l'objet (ou presque). John R. Searle prend l'exemple du
tournevis : cet objet constitué de fer et de bois est un tournevis.
Il n'en reste pas moins qu'il n'existe pas à l'état naturel de
tournevis ; un tournevis est un objet fabriqué par l'homme pour une
utilité bien précise. Ainsi, on peut penser qu'il n'y a pas que
les faits institutionnels qui soient constitutifs de la réalité
construite, même si les faits institutionnels possèdent vraiment
une nature particulière renvoyant au fictif (telle une frontière,
non matérialisée, entre deux pays).
* 26 Ibid. p.
44 ; 45.
* 27 Ibid. p. 169.
* 28 John R. Searle fait
référence aux comportements de certains animaux qu'on
présente souvent comme « sociaux » et dotés
d'un système de communication, telles les abeilles ou les fourmis.
* 29 Ibid. p.
56 ; 83.
* 30 Ibid. p. 152,
153.
* 31 Ce point sera
traité plus loin dans la réflexion.
* 32 Ibid. p. 50.
* 33 Ibid. p. 69.
* 34 John R. Searle ne parle
jamais de confiance ; il ne fait référence qu'au
phénomène de croyance. Or, nous verrons plus loin dans la
réflexion qu'il paraît pertinent de décomposer les deux
phénomènes.
* 35 Ibid. p. 53.
* 36 Cette idée peut
être rapprochée au matérialisme historique marxiste lorsque
Marx, à travers le concept de production, tente de comprendre le
réel dans sa vérité et dans sa totalité.
Appréhendé à travers ses différents moments, le
procès de production, au sens de Marx, recouvre l'ensemble de
l'existant. Il montre que les hommes transforment, par leur activité,
leurs propres conditions d'existence ; les institutions sociales relevant
de cette même dynamique.
* 37 Ibid. p. 288.
* 38 Il convient de
préciser que la monnaie n'est pas neutre sur le social. Elle instaure,
entre autres, des liens de dépendance et de sujétion entre les
individus en ce qu'elle est une condition indispensable d'appartenance et
d'existence au sein de l'économie de marché. Des
économistes et des sociologues épars ont bien souligné ces
phénomènes, parmi lesquels figurent Jean Cartelier et Vivianna
Zelizer
* 39 Ibid. p. 54.
* 40 Jacques Sapir inclut
dans les théories monétaires qu'il appelle
« essentialistes », et qu'il critique, notamment celle de
Michel Aglietta et André Orléan qu'il juge excessivement
centrée sur la monnaie.
* 41 Jacques Sapir, Les
trous noirs de la science économique. Essai sur l'impossibilité
de penser le temps et l'argent (précédemment
cité) : p. 276 ; 279.
* 42 John R. Searle, La
construction de la réalité sociale
(précédemment cité) : p. 80.
* 43 Idem, p. 81.
* 44 Serge Latouche,
Décoloniser l'imaginaire. La pensée créative contre
l'économie de l'absurde, L'Aventurine, Paris, 2003 : p.
55 ; 126.
* 45 Idem, p. 110.
* 46 Marcel Drach est
économiste et philosophe à l'université de Paris
IX-Dauphine.
* 47 Marcel Drach,
L'argent ou le simulacre maintenu in L'argent, ouvrage
collectif sous la direction de Marcel Drach, La Découverte, Paris,
2004.
* 48 Roger Pouivet,
Qu'est ce que croire ?, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris,
2003. Roger Pouivet est professeur de philosophie à l'Université
de Nancy 2 et membre des Archives Poincaré (CNRS).
* 49 Ce point sera
examiné plus tard dans la réflexion.
* 50 Idem, p. 19, 20.
* 51 Michel Aglietta, Le
renouveau de la monnaie in L'économie mondiale 2003, La
Découverte, Paris, 2002 : p. 96.
* 52 Jean Messiha,
Souveraineté et zone monétaire optimale : construit,
coïncidence ou causalité ?, document de travail MODEM,
Université de Paris X-Nanterre (élaboré suite au colloque
sur la monnaie qui s'est tenu à Poitiers en novembre 2001
intitulé : Du franc à l'euro : changements et
continuité de la monnaie).
* 53 Jean Cartelier, La
monnaie (précédemment cité) : p. 64.
* 54 Idem, p. 96.
* 55 Jean Messiha,
Souveraineté et zone monétaire optimale : construit,
coïncidence ou causalité ? (précédemment
cité).
* 56 Le cas de l'euro qui
constitue un contre-exemple notoire à la relation souveraineté
politique-monnaie sera analysé ultérieurement.
* 57 Jean Cartelier, La
monnaie (précédemment cité) : p. 98, 99, 100.
* 58 Voir Georg Simmel,
Philosophie de l'argent, PUF, Paris, 1999. Dans cet ouvrage, Georg
Simmel met en évidence le fait que le système capitaliste
implique une généralisation de la monnaie comme
intermédiaire des échanges. Apparaît alors le
problème de la confiance qui sous-tend la pérennité de la
monnaie. Dès lors, Georg Simmel en arrive à faire de la monnaie
une « institution publique » au sens où la confiance
est maintenue par un dispositif institutionnel complet, pouvoir politique au
premier chef.
* 59 Jean Messiha,
Souveraineté et zone monétaire optimale : construit,
coïncidence ou causalité ? (Précédemment
cité).
* 60 Jean Cartelier, La
monnaie (précédemment cité) : p. 97 ;
98.
* 61 Jean Cartelier ne prend
à aucun moment en compte le cas très particulier de l'euro. Son
livre, La monnaie, publié en 1996 est certes
légèrement dépassé par rapport à la date
d'entrée en vigueur de l'euro (1er janvier 1999) même
si, néanmoins, l'union économique et monétaire
était en marche depuis la signature du traité de Maastricht en
février 1992.
* 62 Idem, p.
83 ; 84, 85.
* 63 Michel Aglietta et
André Orléan, La monnaie entre violence et confiance,
Odile Jacob, Paris, 2002.
* 64 Selon Michel Aglietta
et André Orléan, l'origine du « besoin » de
monnaie provient de la capacité que détient l'argent à
protéger les individus de l'incertitude marchande. En effet, à la
différence des marchandises, la monnaie est liquide, c'est-à-dire
qu'elle est unanimement reconnue et acceptée. En ce sens, elle ne
répond pas à une utilité précise ; elle permet
aux individus de se prémunir contre une multitude de besoins.
* 65 Idem, p.
38 ; 58, 59.
* 66 Ibid. p. 85.
* 67 Ibid. p.
28 ; 33.
* 68 Durant toute la
réflexion, on gardera cette classification bipartite.
* 69
Développée par Rousseau dans le Contrat social, la
théorie de la souveraineté populaire stipule que la
souveraineté réside dans le peuple qui est la réunion de
ces parties de souveraineté. En concluant le contrat social, chaque
homme accepte de mettre en commun, avec les autres membres de la
société, la part de souveraineté qu'il détient. Il
accepte d'obéir à l'Etat mais, puisqu'il constitue l'Etat, il
n'obéit qu'à lui-même et préserve ainsi sa
liberté. En pratique, la théorie de la souveraineté
populaire a débouché sur des modes représentatifs
d'exercice du pouvoir.
* 70 Emmanuel Todd,
L'illusion économique, Gallimard, Paris, 1999.
* 71 Jean Messiha,
Souveraineté et zone monétaire optimale : construit,
coïncidence ou causalité ? (précédemment
cité).
* 72 Idem, p. 4 ;
5.
* 73 Ibid. p. 8.
* 74 Michel Aglietta et
André Orléan, La monnaie entre violence et confiance
(précédemment cité) : p. 210.
* 75 Idem, p. 211,
212.
* 76 Ibid. p. 212,
213.
* 77 Michel Aglietta, Le
renouveau de la monnaie in L'économie mondiale 2003
(précédemment cité) : p. 98 ; 99.
* 78 Voir sur ce point
l'ouvrage de John Kenneth Galbraith : Brève histoire de
l'euphorie financière, Seuil, Paris, 1992.
* 79 Denis Clerc, Inflation
et croissance, Syros/Alternatives, Paris, 1989 : p. 106.
* 80 Michel Aglietta et
André Orléan, La monnaie entre violence et confiance
(précédemment cité) : p. 213.
* 81 La stabilité des
prix permet de maintenir la valeur de la monnaie calculée par rapport
à un numéraire réel : un panier de biens.
* 82 Michel Aglietta, Le
renouveau de la monnaie in L'économie mondiale 2003
(précédemment cité) : p. 101.
* 83 Idem, p. 103.
* 84 Denis Clerc, Inflation
et croissance (précédemment cité) : p. 145.
* 85 Idem, p. 146.
* 86 Michel Aglietta et
André Orléan, La monnaie entre violence et confiance
(précédemment cité) : p. 214.
* 87 Il paraît
faussé d'énoncer une indépendance totale des banques
centrales vis-à-vis du politique car il subsiste, comme nous le verrons
ultérieurement, des liens multiples entre la sphère politique et
la banque centrale. Le premier de ces liens réside dans le fait que le
politique institue juridiquement l'indépendance de la banque centrale.
Le politique, compris au sens large, a entériné cette
indépendance. Le corollaire en est qu'il peut à tout moment, s'il
le souhaite, inverser le processus.
* 88 Ces pays
étaient : l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie, le
Luxembourg et les Pays-Bas.
* 89 Source :
Commission européenne, Cap sur la croissance. L'économie de
l'Union européenne, Direction générale de la presse
et de la communication, Bruxelles, 2003.
* 90 Il s'agissait de
contourner les barrières protectionnistes pour accéder
directement à un grand marché dynamique et solvable. Les IDE ont
un impact positif sur l'économie locale, notamment en ce qu'ils sont
créateurs d'emplois.
* 91 Se
référer notamment à la notion de « zone
monétaire optimale » attachée à l'analyse de
Robert Mundell, prix Nobel d'économie en 1999.
* 92 Le 17 avril 1989, un
groupe d'experts présidé par Jacques Delors, président de
la Commission européenne, adopta à l'unanimité un rapport
sur l'union économique et monétaire prévoyant une
évolution en trois étapes vers l'adoption d'une monnaie unique.
* 93 Ces pays étaient
au nombre de onze : Allemagne, France, Autriche, Belgique, Espagne,
Finlande, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas et Portugal. Alors que le
Royaume-Uni et le Danemark refusaient délibérément
d'intégrer la zone euro à l'occasion de la première vague
d'adhésion, la Grèce et la Suède ne convergeaient pas
suffisamment. Finalement, la Grèce a intégré
l'eurosystème en janvier 2001.
* 94 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 20.
* 95 L'Organisation
européenne de coopération économique (OECE) était
chargée de répartir les subsides de l'aide Marshall.
* 96 Arcangelo Figliuzzi,
L'économie européenne, Bréal, Rosny, 2003 :
p. 71. Arcangelo Figliuzzi est agrégé de sciences sociales et
professeur de chaire supérieure en classes préparatoires aux
écoles de commerce.
* 97 European Currency Unit,
l'ECU était constitué d'un panier de monnaies communautaires dont
les montants étaient déterminés selon l'importance
économique de chaque pays. C'était par rapport à lui
qu'étaient établis les « cours-pivots » de
chacune des monnaies européennes.
* 98 Chaque monnaie
possédait un « cours-pivot »,
déterminé par rapport à l'ECU, qui définissait des
marges de fluctuation à plus ou moins 2,25 %.
* 99 Le Fonds
européen de coopération monétaire (FECOM) permettait une
mise en commun d'une partie des réserves des pays membres de la CEE et
assurait une compensation multilatérale entre banques centrales.
* 100 Des mécanismes
de crédit spécifiques avaient été mis en oeuvre
dans le cadre du SME pour permettre aux pays membres de faire face aux
différents problèmes de financement qu'ils pouvaient rencontrer.
* 101 L'influence du
système monétaire allemand pouvait s'expliquer, selon Arcangelo
Figliuzzi, par la force et la réputation de la monnaie allemande, et,
par la grande crédibilité de la Bundesbank, banque centrale
indépendante.
* 102 Arcangelo Figliuzzi,
L'économie européenne (précédemment
cité) : p. 76, 77.
* 103 Ce qui a abouti,
selon la Commission, à une économie annuelle estimée entre
0,3 et 0,4 % du PIB total des pays de la CEE (soit 13,7 à 19,8 milliards
d'euros).
* 104 Commission
européenne, Cap sur la croissance. L'économie de l'Union
européenne (précédemment cité).
* 105 Cette notion sera
analysée ultérieurement.
* 106 Jean-Michel Servet,
Promesses et angoisses d'une transition monétaire in
L'argent (précédemment cité) : p. 265.
* 107 Michel Aglietta et
André Orléan, La monnaie entre violence et confiance
(précédemment cité) : p. 292 ; 293.
* 108 Il est certain que
l'euro tend à homogénéiser économiquement la zone
euro. Mais, de nombreuses disparités demeurent (flexibilité du
marché du travail, pression fiscale, niveau des salaires,
mécanismes de solidarité collective, état du
développement économique et social, etc.).
* 109 Pour appuyer son
raisonnement sur l'empirique, Jean Messiha prend l'exemple de l'Union latine
qui préfigura en quelque sorte l'instauration de l'euro, à
environ un siècle d'intervalle. Créée en 1865, elle devait
à l'initial annihiler la spéculation monétaire au sein
d'un espace composé d'une union de pays européens. Dans les
faits, l'Union latine dura seulement dix ans avant d'imploser.
* 110 Jean Messiha,
Souveraineté et zone monétaire optimale : construit,
coïncidence ou causalité ? (précédemment
cité).
* 111 Idem, p. 10.
* 112 Bruno Théret,
L'euro en ses tristes symboles. Une monnaie sans âme ni culture
in Le monde diplomatique, n° 573, décembre 2001. Bruno
Théret est membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire en
sociologie (IRIS) de l'Université Paris IX-Dauphine.
* 113 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 124.
* 114 Arcangelo Figliuzzi,
L'économie européenne (précédemment
cité) : p. 16 ; 18.
* 115 C'est notamment le
cas de la Commission européenne qui, tout en étant politiquement
indépendante, incarne le pouvoir exécutif européen. Ainsi,
la Commission dispose d'importantes prérogatives. Investie d'un droit
d'initiative législative quasi exclusif, elle prépare et met en
oeuvre les décisions du Conseil de l'Union européenne et du
parlement européen. Elle est actuellement présidée par
José Manuel Barroso, commissaire portugais dont très peu de
« citoyens » européens doivent connaître le
nom. Les commissaires, au nombre de vingt-cinq, sont désignés par
les gouvernements pour une période renouvelable de quatre ans.
Pèse sur la Commission un manque de représentativité et de
légitimité démocratique, ainsi qu'une difficulté de
contrôle d'un organe qui paraît éloigné des
populations européennes. Accusée d'être technocratique et
peu transparente, elle est la principale cible des courants souverainistes
européens.
* 116 La Turquie dispose pour
le moment du statut de candidat à l'Union européenne.
* 117 Jean Paul
Jacqué est professeur des facultés de droit. Il est actuellement
directeur au service juridique du Conseil de l'Union européenne.
* 118 Jean-Michel Servet,
Promesses et angoisses d'une transition monétaire in
L'argent (précédemment cité) : p. 268.
* 119 Michel Aglietta,
Espoirs et incertitudes suscités par l'euro in L'argent
(précédemment cité) : p. 246.
* 120 Bruno Théret,
L'euro en ses tristes symboles. Une monnaie sans âme ni culture
(précédemment cité).
* 121 Denis Guénoun,
Les deux faces de l'euro in L'argent
(précédemment cité) : p. 278. Denis Guénoun
est écrivain, philosophe et homme de théâtre. Il est
professeur en poste à l'Université de Paris IV-Sorbonne.
* 122 Voir le
supplément Euro du journal Le Monde, daté du 23
novembre 2001.
* 123 Idem, p. 280.
* 124 Jean-Michel Servet,
Promesses et angoisses d'une transition monétaire in
L'argent (précédemment cité) : p. 271.
* 125 Denis Guénoun,
Les deux faces de l'euro in L'argent
(précédemment cité) : p. 281 ; 282.
* 126 Il semble que Denis
Guénoun nomme « césarisme » le fait que la
monnaie soit l'effet direct du prince, c'est-à-dire que celle-ci soit
directement liée en termes de croyance et de confiance à une
puissance souveraine.
* 127 Idem, p. 282.
* 128 Jean-Michel Servet,
Promesses et angoisses d'une transition monétaire in
L'argent (précédemment cité) : p. 274.
* 129 Denize Flouzat,
Les stratégies monétaires, PUF, Paris, 2003 : p.
47. Denise Flouzat est professeur à l'Université de Paris I
Panthéon-Sorbonne.
* 130 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 45.
* 131 Pour l'heure, il
s'agit de Lorenzo Bini Smaghi, José Manuel Gonzales, Jürgen Stark
et Gertrude Tumpel-Gugerell.
* 132 Denis Clerc,
Inflation et croissance (précédemment
cité) : p. 106 ; 107 ; 108.
* 133 Cette remarque peut
s'appliquer à l'euro car, comme nous le verrons, contrairement aux
autres grandes banques centrales, la BCE semble entachée d'un
déficit démocratique qui l'écarte de certaines
préoccupations sociales fondamentales. Ainsi, certains
économistes, tel que Jean-Pierre Fitoussi (La règle et le
choix. De la souveraineté monétaire en Europe, Seuil, Paris,
2002), ont dénoncé ce manque de légitimité
démocratique de la BCE.
* 134 La suppression de ce
risque a bien été mise en évidence au sein de la
littérature des dernières decennies :
- Finn Kydland et Edward Prescott, Rules rather than
discretion : the inconsistency of optimals plans in Journal of
political economy, 1977.
- Robert Barro et David Gordon, A posture theory of
monetary policy in a natural rate model in Journal of political
economy, 1983.
- Kenneth Rogoff, The optimal degree of commitment to an
intermediate monetary target in The quarterly journal of
economics, 1985.
* 135 Denise Flouzat, Les
stratégies monétaires (précédemment
cité) : p. 52.
* 136 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 68.
* 137 Ce point sera
développé ultérieurement dans la réflexion.
* 138 Arcangelo Figliuzzi,
L'économie européenne (précédemment
cité) : p. 87, 88.
* 139 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 58.
* 140 Il en est de
même pour la politique de change de l'eurosystème. En effet,
officiellement, le traité établit une cogestion de la politique
de change entre la BCE et le Conseil. Mais, officieusement, c'est la BCE qui en
a la responsabilité. Dès lors, conformément au principe de
stabilité des prix, cette dernière a mené une politique de
change « passive ».
* 141 Idem, p. 52.
* 142 Le terme
« stagflation » a été utilisé pour
désigner la crise des années 1970 comme une situation de grande
inflation, non accompagnée d'un développement économique
notable.
* 143 Pour les
keynésiens, la politique monétaire, associée à la
politique budgétaire, est perçue comme un moyen de réguler
le niveau de l'activité économique, notamment en cas de crise.
Une des idées centrales de John Maynard Keynes consiste à
préconiser la baise des taux d'intérêt lorsque cela est
nécessaire dans l'optique de stimuler l'investissement. De ce fait,
Keynes privilégie l'inflation sur la stabilité des prix car
c'est, selon lui, le « prix à payer » pour combattre
le chômage. En conséquence, selon la doctrine keynésienne,
la politique monétaire doit être discrétionnaire ;
elle est un outil au service de l'économie et du bien-être de la
société.
* 144 Denis Clerc,
Inflation et croissance (précédemment
cité) : p. 36.
* 145 Denise Flouzat,
Les stratégies monétaires (précédemment
cité) : p. 37.
* 146 Idem, p. 43.
* 147 Ibid. p. 98.
* 148 Arcangelo Figliuzzi,
L'économie européenne (précédemment
cité) : p. 91.
* 149 Les Etats membres,
conformément au traité de Maastricht, ont tout de même
conservé une marge de battement équivalente à 3% du PIB
national. De même, dans des circonstances exceptionnelles, tels les
attentas du 11 septembre 2001, ils disposent d'une autorisation provisoire de
dépassement.
* 150 La politique
budgétaire peut, en effet, être utilisée pour contracter la
demande et réduire l'inflation. En outre, dans le cas de la zone euro,
des politiques budgétaires trop expansionnistes seraient venues
contredire le principe de stabilité des prix. C'est pourquoi, la
situation des finances publiques était une composante importante de la
convergence.
* 151 Idem, p. 95.
* 152 En fait, le budget
européen connaît deux principales limites. D'une part, il semble
confronté aux divergences entre pays membres, divergences concernant le
prélèvement des recettes et l'affectation des dépenses,
chaque pays essayant d'avoir un maximum de retour sur investissement. Arcangelo
Figliuzzi assimile ces divergences à une « véritable
négation de l'esprit communautaire ». D'autre part,
conséquence de la première limite, le budget européen
paraît insuffisant pour pouvoir s'imposer en budget intégrateur,
régulateur et fédérateur des intérêts
communautaires.
* 153 Les problèmes
de politique économique au sein de la zone euro seront largement
développés par la suite. Pour l'instant, il s'agit juste de
démontrer que l'euro doit également être compris comme un
« bloc » de principes économiques contraignants,
imprimant une vision libérale de la société.
* 154 Egidius Berns,
L'euro et le politique in L'argent
(précédemment cité) : p. 256 ; 257. Egidius
Berns est économiste et philosophe à l'Université de
Tilburg aux Pays-Bas.
* 155 On peut penser
notamment à la politique de la concurrence qui a impulsé un grand
mouvement de dérégulation.
* 156 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 30, 31.
* 157 Idem, p. 126.
* 158 Ibid. p. 126.
* 159 Ibid. p. 118.
* 160 Article de Sandra
Moatti publié au sein de la revue Alternatives
économiques, dossier spécial euro intitulé :
Pourquoi l'euro ne tient t-il pas ses promesses, n° 239,
septembre 2005 : p. 55, 56.
* 161 Michel Aglietta,
Espoirs et incertitudes suscités par l'euro in L'argent
(précédemment cité) : p. 247 ; 248.
* 162 Le Parlement
européen est l'unique instance politique de l'Union européenne
dont les membres sont élus au suffrage universel direct. Il
représente ainsi les 459 millions d'habitants des Etats membres de
l'Union. Le nombre de députés qui y siègent par pays est
proportionnel à la population de chaque pays. Le Parlement a
essentiellement une fonction législative en co-décision avec le
Conseil de l'Union. Mais, il reste non souverain politiquement. D'une part, il
ne dispose pas seul du pouvoir législatif qu'il partage avec le Conseil
de l'Union. D'autre part, il ne possède pas un pouvoir absolu de
décider en dernier ressort ; il n'est pas maître de son
organisation et de ses décisions.
* 163 Idem, p. 248.
* 164 Sandra Moatti,
Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives
économiques (précédemment cité) : p. 53,
54.
* 165 Denis Clerc,
Inflation et croissance (précédemment
cité) : p. 43 ; 44.
* 166 Denise Flouzat, Les
stratégies monétaires (précédemment
cité) : p. 87 ; 89, 90.
* 167 Les banques
commerciales, submergées de créances douteuses, prêtent peu
à des entreprises elles-mêmes douteuses.
* 168 Denis Clerc,
Inflation et croissance (précédemment
cité) : p. 50.
* 169 Idem, p. 52.
* 170 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 59.
* 171 Bruno Théret,
L'euro en ses tristes symboles. Une monnaie sans âme ni culture
(précédemment cité).
* 172 Voir John Kenneth
Galbraith, Brève histoire de l'euphorie financière
(précédemment cité).
* 173 Michel Aglietta,
Espoirs et incertitudes suscités par l'euro in L'argent
(précédemment cité) : p. 244.
* 174 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 115.
* 175 Sandra Moatti,
Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives
économiques (précédemment cité) : p. 50.
* 176 Au cours de la
période 2002-2004, le taux de croissance de la zone euro a
enregistré la plus faible progression parmi les taux de croissance des
principales économies de l'OCDE. Alors que la croissance
américaine augmentait de 3,1 % au cours de la période, celle du
Royaume-Uni de 2,4 % et celle du Japon de 1,3 %, le taux de croissance de la
zone euro s'élevait quant à lui à 1,1 % (source :
OCDE).
* 177 Idem, p. 50.
* 178 Ibid. p.
51 ; 52.
* 179 Arcangelo Figliuzzi,
L'économie européenne (précédemment
cité) : p. 94.
* 180 La politique
budgétaire européenne s'avère quasi inexistante et reste
majoritairement absorbée par la politique agricole commune (PAC).
* 181 Denise Flouzat, Les
stratégies monétaires (précédemment
cité) : p. 122.
* 182 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 60 ; 61.
* 183 Michel Aglietta,
Espoirs et incertitudes suscités par l'euro in
L'argent (précédemment cité) : p. 252.
* 184 Sandra Moatti,
Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives
économiques (précédemment cité) : p. 57.
* 185 Idem, p.
57 ; 56.
* 186 Contribution de
Michel Aglietta à l'article de Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne
tient pas ses promesses in Alternatives économiques : p.
58.
* 187 Notamment du point
vue d'autres économies tels que les Etats-Unis, le Royaume-Uni, etc.
* 188 Comme cela s'est
produit le 5 juillet 2005 lorsqu'une majorité de parlementaires
européens ont fait part de leur désapprobation vis-à-vis
de la politique monétaire menée par la BCE.
* 189 Sandra Moatti,
Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives
économiques (précédemment cité) : p. 53.
* 190 La notion de
déficit structurel invite à appréhender le déficit
budgétaire dans une logique temporelle selon laquelle les
investissements publics réalisés aujourd'hui engendrent des
coûts et des retombées qui s'échelonnent dans une logique
de long terme.
* 191 Idem, p. 56.
* 192 L'Allemagne et la
France présentaient en 2004 des déficits publics égaux
à -3,7 % de leurs PIB respectifs, alors que dans le même temps la
Belgique, l'Irlande et la Finlande arboraient des soldes positifs
respectivement égaux à +0,1 %, +1,3 % et +2,1 % de leurs PIB
(source : Eurostat).
* 193 Ibid. p. 56.
* 194 Arcangelo Figliuzzi,
L'économie européenne (précédemment
cité) : p. 99.
* 195 Sandra Moatti,
Pourquoi l'euro ne tient pas ses promesses in Alternatives
économiques (précédemment cité) : p.
59 ; 60.
* 196 Il semblerait que
l'Union ne soit pas près d'instaurer un fédéralisme
budgétaire. Plusieurs paramètres semblent entraver cette
perspective, surtout en ce qui concerne la question du
prélèvement et de l'allocation des recettes (la PAC est notamment
fortement décriée car les dépenses agricoles absorbent la
majorité des dépenses communautaires, de même que les
écarts de développement entre les pays s'avèrent source de
conflit en terme de redistribution...).
* 197 Robert Mundell,
The theory of optimum currency areas in American economic
review, septembre 1961.
* 198 Au sens de Robert
Mundell, une zone monétaire optimale est une zone d'intégration
monétaire où l'absorption des chocs asymétriques est
assurée par d'autres mécanismes que la manipulation des taux de
change des économies de cette zone.
* 199 David Ricardo part du
fait que la théorie des avantages absolus d'Adam Smith exclut du
commerce international tout pays qui n'aurait pas d'avantage absolu. Or, selon
Ricardo, même si un pays n'a pas d'avantage absolu, il a tout de
même intérêt à s'ouvrir au commerce extérieur.
David Ricardo propose donc un élargissement de la théorie d'Adam
Smith ; chaque pays doit se spécialiser dans le secteur où
il est le moins désavantagé et, au final, l'ouverture est
toujours plus favorable que l'autarcie. En outre, David Ricardo
présuppose une hypothèse centrale : l'immobilité des
facteurs de production au niveau international.
* 200 Robert Raymond,
L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment
cité) : p. 3 ; 8.
* 201 Idem, p. 129.
* 202 Ibid. p. 130.
* 203 On parle ici de
souveraineté politique au sens où nous avons défini cette
notion auparavant dans cette réflexion, c'est-à-dire comme la
coexistence d'une autorité publique et d'une nation qui la
légitime.
* 204 Jean Messiha,
Souveraineté et zone monétaire optimale : construit,
coïncidence ou causalité ? (précédemment
cité).
* 205 Arcangelo Figliuzzi,
L'économie européenne (précédemment
cité) : p. 112.
* 206 Contribution de
Michel Aglietta à l'article de Sandra Moatti, Pourquoi l'euro ne
tient pas ses promesses in Alternatives économiques
(précédemment cité) : p. 57, 58.
* 207 Les principaux Etats
favorables à une avancée politico-institutionnelle sont la
France, l'Allemagne, les pays du Benelux et la République
Tchèque.
* 208 Il s'agit
essentiellement de la Grande-Bretagne et du Danemark.
* 209 Voir sur ce point
l'ouvrage de John Kenneth Galbraith, Brève histoire de l'euphorie
financière (précédemment cité).
* 210 Aristote, Les
politiques, Flammarion, Paris, 1999.
* 211 Jacques Sapir,
Les trous noirs de la science économique. Essai sur
l'impossibilité de penser le temps et l'argent
(précédemment cité).