1
2
« J'ai été longtemps soumis aux
impositions « scientistes », à l'idée d'une science
neutre, avec le projet d'établir une connaissance à partir de
laquelle chacun peut tirer des conclusions pratiques. Mais en vieillissant, je
pense que c'est une censure qui est imposée aux sciences sociales. C'est
une façon de les cantonner et de les discréditer si elles passent
la frontière au nom de l'accusation de politisation. Donc, j'ai de plus
en plus tendance à dire que le sociologue peut se permettre d'apporter
des solutions. Non seulement, il ne peut pas se contenter d'être en
position d'analyser, mais il peut et il doit, dans la mesure de ses
possibilités, proposer des solutions. Il n'y a rien de mal à
cela, au contraire. »
Pierre BOURDIEU,
Novembre 1998, « Entretien avec l'auteur », Lettre
du GRIS (Groupe de recherche innovations et sociétés),
Université de Rouen.
Remerciements
3
Je remercie mon directeur d'avoir accepté de m'encadrer,
pour ses relectures, ses conseils et pour avoir laissé un espace
d'expression à la non-conformité.
Merci à mes proches pour leur précieux soutien,
indispensable...
Merci à l'ensemble des enquêtés pour leur
participation et pour m'avoir fait profiter de leur expérience.
4
Table des Matières
Table des illustrations 7
Introduction 8
Chapitre 1 : Construction de l'objet 12
1. Sociologie de la sociologie et de ses publics 12
La sociologie des professions 13
La sociologie : métier ou profession ? Une prise de
position autour du concept de
professionnalisation. 15
2. Les étapes de la professionnalisation de la sociologie
18
Vers une fondation de la sociologie : primat de la figure «
savante » 18
Institutionnalisation de la discipline : avènement de la
figure du sociologue scientifique 23
L'intégration des « hors-statuts » et
l'université de masse : l'enseignement comme débouché
principal. 28
La thèse d'un tournant praticien 31
Chapitre 2 : Méthodes et cheminement de
l'enquête 36
1. Les populations de l'enquête 36
2. La construction des matériaux 39
Cheminement et difficultés 39
Méthodologie de terrain 40
Chapitre 3 : Une enquête réflexive
42
1. Un monde dans lequel on est pris 42
2. Penser la sociologie d'une position d'apprenti sociologue
44
3. Un sujet « Courageux » 46
4. La relation ethnographique comme relation sociale 48
L'étude des pairs, une démarche impossible ? 49
La sociologie, un monde hiérarchisé 52
Les intellectuels et les technocrates 56
La cohorte, groupes stratégiques et effet d'encliquage
59
Un partenaire confirmatif d'une « communauté de
destin » 61
Chapitre 4 : Les caractéristiques des
diplômés de sociologie 67
1. L'origine sociale 68
2. Sexe et origine universitaire 71
3.
5
Des étudiants âgés 72
4. Les baccalauréats 73
5. L'hétérogénéité des cursus
universitaires 75
6. Les explications apportées à l'orientation en
sociologie 77
Chapitre 5 : Le devenir professionnel des
diplômés de Sociologie 80
1. Les contreparties socioéconomiques de l'engagement
dans un cursus de sociologie 81
La question du chômage 81
La précarité dans les emplois 84
L'accès à la position de cadre et les
rémunérations 86
L'offre de postes dans la recherche publique 88
2. Les horizons professionnels des étudiants de
sociologie 89
Les secteurs d'activités 89
L'enseignement et la recherche 91
Les emplois typiques de praticien 92
Le chargé d'études 92
Le conseiller 96
Le formateur/consultant 100
Le manager 104
Spécificités et enjeux autour de la sociologie
praticienne 107
La réception de la figure du praticien par la
communauté scientifique 112
Les réorientations professionnelles 116
Les réorientations dans une autre composante 117
Les réorientations franches 121
3. Socialisation, choix de la spécialité et
poursuite en thèse 126
Le poids de la socialisation familiale sur les choix de parcours
128
Le poids de la nécessité 128
Les intellectuels et les technocrates 131
La poursuite en thèse façonnée par
l'imbrication d'une pluralité de facteurs 136
Le parcours 136
L'origine sociale 138
Le genre 139
La parentalité 142
L'importance du cursus dans la construction de la vocation 144
Chapitre 6 : Le rapport à la sociologie : un
construit social 147
1. 6
« A quoi sert la Sociologie ? » un travail sur des
idéaux-types 147
L'art pour l'art 148
L'engagement critique 150
L'interventionnisme 151
2. Différents rapports pour différents parcours
152
3. La force socialisatrice de la matrice disciplinaire 155
La formation au métier de sociologue module un rapport
cognitif au savoir 156
La formation au métier de sociologue, un
étiolement des postures d'engagement 158
4. Une relecture du concept de neutralité axiologique
161
5. Domination du modèle académique 163
6. L'affaire Elisabeth Tessier et son incidence sur l'exercice
du métier 167
Conclusion 169
Bibliographie 174
Annexes 182
7
Table des illustrations
Tableau 1 : CSP du père enquête
Génération 2010 ..69
Tableau 2 : Niveau de diplôme obtenu en sociologie selon
la CSP du père 70
Tableau 3 : Type de BAC enquête Génération
2010 73
Tableau 4 : Origine scolaire de l'enquête
Génération 2010 74
Tableau 5 : Diplômé X Origine scolaire
Génération 2010 ..74
Tableau 6 : Type de contrat des diplômés de
l'enquête Génération 2010 85
Tableau 7 : Position professionnelle à l'issue de
l'enquête .86
Tableau 8 : Salaire médian des diplômés de
sociologie en comparaison à d'autres
|
disciplines .
|
90
|
Tableau 9 : Nature de l'entreprise des diplômés de
l'enquête Génération 2010
|
|
Tableau 10 : Activité des entreprises des
diplômés de l'enquête Génération 2010
|
.90
|
Tableau 11 : Division du travail sociologique selon Burawoy
(2005)
|
112
|
Tableau 12 : Origine sociale et spécialité du
master
|
..130
|
Tableau 13 : Spécificité de la culture
d'appartenance des « classes moyennes supérieures » par
rapport au choix de la spécialité du master 133
Tableau 14 : PCS des parents des enquêtés inscrits
dans un 3ème cycle de sociologie 138
8
Introduction
Avant de présenter notre sujet, nous voulions exposer
quelques raisons qui justifient ce choix d'objet. Ce mémoire s'est
édifié sur le souhait de faire une « sociologie de la
sociologie ». Ce travail est le fruit d'un long cheminement prenant racine
au début de notre cursus et qui, suite à une succession
d'évènements finira par prendre la forme de cette recherche.
La genèse de ce questionnement se rapporte à un
cours que nous avons suivi en L2 intitulé « sociologie des sciences
et de la connaissance ». Nous apprenons, stupéfaits, que la
sociologie est une discipline capable de prendre la science pour objet : est-ce
la seule ? Pis encore, la sociologie peut se prendre elle-même pour
objet. Nous apprenons que la vérité scientifique a un ancrage
social. Nous apprenons que l'expérience sociale des chercheurs est
directement liée à leur manière de faire de la science.
Nous apprenons que le champ scientifique est régi par le conflit et que
la production d'une connaissance est indissociable d'une lutte pour
l'hégémonie (Mannheim, 1929). Bref, nous apprenons que la science
et la sociologie sont des champs de l'espace social avec leurs capitaux propres
et sont étudiables. Cette réflexion ne nous a jamais plus
quittés mais étant engagés dans un cursus de sciences
humaines différent, nous n'avons jamais pu avoir un espace
d'études pour mener ce travail de « sociologie de la sociologie
».
A la suite d'une licence de psychologie dans laquelle nous
suivons une unité d'enseignement de sociologie par semestre,
passionnés par ces deux disciplines, nous nous sommes inscrits dans un
master pluridisciplinaire. La formation mêle à la fois des cours
de sociologie et de psychologie sociale sur les questions d'éducation et
de formation. Notre sensibilité pour la question d'une sociologie
extra-académique nous vient sans doute de là. Nous avons fait un
stage dans un institut de formation où nous découvrons que des
professionnels diplômés en sociologie usent de celle-ci dans leur
activité. Cette expérience n'a pas été sans
importance dans le cheminement qui nous a conduit à cette
thématique. Nous avons observé dans les faits que le savoir
sociologique ne se limitait pas à l'enceinte universitaire, il nous
semble qu'il existe d'autres formes de déclinaisons qui prennent la
dénomination dans ce mémoire de « sociologie praticienne
».
Le master pluridisciplinaire que nous avons effectué
fut extrêmement riche pour nous intellectuellement. Nous
découvrons la sociologie de Bourdieu, de ses collaborateurs et
héritiers... Nous prenons connaissance des grands travaux de la
psychologie qui portent sur
9
l'éducation. Toute cette formation nous a rendu
extrêmement sensibles aux inégalités scolaires, à la
manière dont elles prennent formes, au rôle tenu par
l'école dans leur pérennité et leur justification...
Sensibles au point que nous les avons observées au sein même de
notre formation : les collègues abandonnent, ne supportant pas la
violence de l'évaluation ; les amis d'origines étrangères
essentialisent leurs performances et se dénigrent alors qu'on leur
apprend l'arbitraire culturel ; une institution qui fonctionne sur la recherche
de l'excellence... La passion pour la recherche que fait naître cette
formation s'accompagne d'un sentiment d'injustice dans ce fonctionnement
institutionnel des sciences humaines. Il atteint son paroxysme lorsque nous
avons compris que la formation que nous suivons n'a que peu ou presque pas de
valeurs au sein du champ universitaire et donc qu'il est impossible de
continuer en thèse sans faire un complément de formation. Tous
ces éléments nous semblaient importants d'être
rapportés pour comprendre le cheminement qui nous a conduit à
prendre la sociologie pour objet.
Concernant l'étude elle-même, elle sera
menée principalement à travers le prisme d'une sociologie des
groupes professionnels qui considère la discipline non plus
exclusivement comme un métier mais comme une profession. A ce sujet,
dans la partie qui concerne la construction de l'objet nous avons
cherché à croiser différents travaux historiques qui ont
étudié les grandes étapes de la professionnalisation de la
discipline. Par ce détour, nous montrerons que dans sa quête
d'institutionnalisation, plusieurs modèles de métiers semblent
avoir été promus : une tendance « universaliste »
(fondamentale) et une tendance « particulariste » (appliquée).
Nous verrons que la professionnalisation semble s'être plus
orientée vers sa composante scientifique et sa tendance fondamentale. En
retraçant l'histoire de la professionnalisation de la discipline nous
verrons que la définition octroyée au métier a toujours
suscité des clivages internes qui semblent toujours exister
aujourd'hui.
En guise d'exemple, Monique Legrand (2014) relate les
débats animés lors des journées publiques de l'ASES dans
le milieu des années 1990 où les clivages « savoir
théorique/savoir appliqué » se retrouvaient dans les
réactions de Pierre Bourdieu en réponse à Renaud
Sainsaulieu. « Tout se passait comme s'il y avait d'un
côté une sociologie pure (celle pratiquée et
revendiquée par les chercheurs et enseignants chercheurs) et de l'autre
côté une sociologie - si l'on osait la qualifier ainsi - aux
« mains sales » (celle des sociologues « extra-universitaires
», tels qu'ils étaient nommés à l'époque
» (Legrand, 2014 : 17). Pour l'auteure, les débats sur la
légitimité de l'appartenance sociologique de ces professionnels
divisent encore les sociologues universitaires. Des travaux laissent à
penser qu'ils sont même combattus. Par exemple, Lahire (2002) argue que
deux grands courants de la sociologie actuelle (sociologie
10
sociale et expérimentale) s'accordent sur des «
détestations communes » : les « sociologues de magazines
» et les « sociologues d'institution » (sociologie d'entreprise,
sociologie d'Etat...) qui abandonneraient toutes velléité
critique en se mettant au service des pouvoirs pour devenir hommes d'action au
service de l'action. Un des objectifs centraux de ce mémoire est d'aller
à la rencontre de ces diplômés devenus « praticiens
» pour vérifier cette assertion.
Par ailleurs, notre recherche est à rattacher à
des travaux de sociologues des professions qui montrent qu'aujourd'hui, la
discipline entre dans une nouvelle phase de professionnalisation qu'ils
qualifient de « tournant praticien ». Ce phénomène, qui
est objectivable statistiquement depuis les années 2000 se traduit par
une explosion des taux de certifiés d'un niveau master. Si bien que les
postes dans la recherche publique semblent loin de pouvoir couvrir
l'augmentation de ces flux de diplômés. Alors que l'essence du
métier de sociologue s'édifie sur son segment académique,
il est possible qu'aujourd'hui les pratiques sociologiques ne se cantonnent
plus à celles de son milieu d'origine. Nombreux sont les
diplômés d'un master de sociologie qui oeuvrent
professionnellement en dehors du champ académique et qui peuvent
être recrutés notamment pour leurs attributs de « sociologues
». Autant d'éléments susceptibles de
déséquilibrer les rapports de force entre les différents
« segments professionnels » qui composent la sociologie et que nous
avons choisi d'étudier chacun.
L'éventualité d'un tel tournant soulève
de nombreuses interrogations relatives à la clarification des
débouchés professionnels, des pratiques et de la relation de ces
diplômés avec leur discipline. Que deviennent-ils après
leurs études ? Emergent-ils de nouveaux profils d'emplois pour ces
diplômés de sociologie ? Quel est leur rapport à leur
discipline ? Est-il modulé par leurs expériences sociales et
professionnelles ? Est-ce que ces agents se sentent légitimes à
s'identifier comme sociologue ? Comment cette légitimité
s'affirme-t-elle différemment à travers différents
parcours ? Pour apporter des éléments de réponse, nous
avons étudié les trajectoires sociales de plusieurs cohortes de
« sociologues » à travers des données à la fois
quantitatives (CEREQ, 2010) et qualitatives (Enquête M2).
Pour mener notre travail de « sociologie de la sociologie
» au détour de la question du « tournant praticien »,
nous avons organiser ce mémoire en 6 parties. Le chapitre I concerne la
« construction de l'objet ». Nous présenterons plus en
détail l'ancrage paradigmatique et le cadre théorique sur lequel
repose cette recherche et l'orientation de son questionnement. Par la
même, nous consacrerons une partie à retracer les grandes
étapes de la professionnalisation de
la discipline. Le chapitre II sera quant à lui
consacré à l'exposition de notre méthodologie
d'enquête. Le chapitre III sera dédié à la
restitution d'une analyse réflexive des relations d'entretiens que nous
avons menée auprès des diplômés. Comme nous le
verrons, cet exercice nous a permis d'en apprendre plus sur notre objet et sur
les logiques sous-jacentes au monde des sociologues. Dans le chapitre IV, nous
nous attacherons à décrire les principales
caractéristiques sociologiques des diplômés (origine
sociale, BAC, genre, etc.) ainsi que les raisons qu'ils les conduisent à
s'orienter vers la discipline. Le chapitre V est de loin le chapitre le plus
conséquent de ce mémoire. Il y sera traité la question
large du devenir des diplômés de sociologie à travers
plusieurs points : les contreparties socioéconomiques1 de
l'engagement dans le cursus, les différents horizons professionnels et
l'importance de la socialisation dans les trajectoires (spécialisation
à l'entrée du master et disparités d'insertion) des
diplômés. Enfin, le chapitre VI sera consacré à
étudier la question du rapport qu'entretiennent les
diplômés avec leur discipline autour de deux principaux aspects :
la perception de l'utilité de la sociologie et la
légitimité à se prétendre sociologue. Nous verrons
que cette relation est un construit social et que la formation comme matrice
disciplinaire semble moduler le rapport que les diplômés
entretiennent avec leur discipline.
11
1 Chômage, rémunération,
stabilité dans l'emploi...
12
Chapitre 1 : Construction de l'objet
1. Sociologie de la sociologie et de ses publics
Dans la lignée des recommandations de Bourdieu qui
exhorte les sociologues à investir les arcanes de la sociologie, un
article de Gérard Mauger (1999), intitulé Pour une sociologie
de la sociologie : Notes pour une recherche retranscrit bien, d'une
certaine manière, une préoccupation partagée des
sociologues quant à l'objectivation de leurs propres pratiques. Dans ces
lignes, l'auteur effectue une ébauche d'un travail de sociologie de la
sociologie et exhorte la communauté des sociologues à investir ce
champ. Mauger énumère de nombreux enjeux et intérêts
scientifiques qu'induirait une telle démarche. Premièrement, par
« sociologie de la sociologie » il faut entendre un travail
d'objectivation de l'activité des sociologues, de leurs trajectoires, de
leurs ressources, de leurs positions dans le champ, etc. Tout cela pour
objectiver les dispositions qui orientent les chercheurs dans leurs choix
théoriques et méthodologiques, etc. En ce sens, une telle
approche conduit le sociologue à envisager l'éventualité
que : « les débats internes à la Sociologie ne soient le
plus souvent qu'une projection dans « l'espace des idées » de
l'espace des positions indexées par les trajectoires qui y mènent
(c'est-à-dire aussi par les dispositions des agents qui les occupent),
définies par la distribution du « capital scientifique »L...J
».
Un autre intérêt de la sociologie de la
sociologie tient au fait qu'elle questionne le lien entre la pratique
sociologique et le politique. Pour Mauger, schématiquement, on peut
rendre compte de l'impact de cette relation par l'examen de trois pôles
de positionnements sociologiques : l'expertise, l'engagement et l'autonomie.
L'auteur invite les chercheurs à se pencher sur les
spécificités de ces postures et des personnes qui les occupent.
Il s'agit d'étudier le rapport que les sociologues entretiennent avec
ces différents pôles en fonction de leur position dans le champ et
des trajectoires qui les y ont conduits. Cela revient à interroger les
conditions institutionnelles de l'exercice du métier et les divisions
internes qu'elles engendrent.
Pour l'auteur, l'examen de la morphologie du champ implique
parallèlement de traiter la question du recrutement social des
sociologues : l'origine sociale, les trajectoires scolaires qui y conduisent
(titres & capitaux scolaires), les déterminants du choix du
métier (les « vocations ») ainsi que les procédures et
les flux de recrutement. Tout cela, en questionnant les
13
critères légitimes par lesquels le métier
est défini tout en interrogeant sa construction dans sa dimension
historique. Même si l'article de Gérard Mauger a le mérite
de poser finement les bases d'un programme d'une métasociologie, on
n'observe pas une production foisonnante de recherches s'inscrivant dans ce
champ d'études.
Un état des lieux du champ nous a conduit à
constater que les travaux majeurs s'inscrivant dans notre domaine sont rares et
pour la plupart déjà anciens. Pour ce travail, nous avons
répertorié 4 ouvrages importants. Le premier correspond au
Métier de sociologue en France depuis 1945 de Gérard
Houdeville (2007) dans lequel l'auteur s'attache à examiner l'ensemble
des institutions et des pratiques qui définissent la sociologie comme
discipline universitaire. Le second, auquel on doit l'ouverture du champ, est
le livre Homoacademicus de Pierre Bourdieu (1984) dans lequel,
l'auteur analyse la structure du champ universitaire, ses lois de
fonctionnement et les transformations dont elle fait l'objet. Le
troisième est celui de Jean Philippe Bouilloud (2009) intitulé
Devenir sociologue dans lequel, à travers le prisme d'une
sociologie clinique et de l'étude de récits autobiographiques,
l'auteur réinscrit les choix théoriques de 27 sociologues dans
leur parcours de vie. Enfin, le dernier ouvrage est celui d'Odile Piriou
intitulé La sociologie des sociologues (1999) dans lequel
l'auteure s'attache à démontrer que la sociologie s'est
professionnalisée en se conformant au modèle de la science ce qui
n'est pas sans incidence sur la formation, la définition du
métier, sur l'accès à l'emploi et au titre universitaire.
Cet ouvrage est de loin le plus important pour nous car il pose les bases de
notre ancrage paradigmatique à travers un courant de pensée que
l'on qualifie de « sociologie des professions ».
La sociologie des professions
Dans un manuel consacré à la sociologie des
professions, Dubar, Tripier et Boussard (2011) précisent que ce courant
est issu du fruit de travaux de la Sociology of the Professions dans
laquelle les termes anglais profession, occupation, expertise,
competence occupent une place essentielle et possèdent cependant
des sens très différents de leurs homonymes français.
Même s'il y a un manque de vocabulaire unifié qui engendre des
malentendus, il est possible pour les auteurs de se fédérer
autour de notions essentielles.
Premièrement, d'un point de vue terminologique, le mot
« professer » a à voir avec celui du terme anglais
calling (vocation) ou du terme allemand Beruf (à la fois
le sens de l'activité et
14
le chemin vocationnel) utilisé par Max Weber (1904). Ce
courant étudie les intérêts d'ordre ethico-culturel que les
individus cherchent à satisfaire. Elles sont des formes historiquement
situées d'accomplissement de soi, des cadres d'identification subjective
et d'expression de valeurs d'ordre éthique. Par ailleurs, il faut
entendre par profession l'occupation par laquelle on gagne sa vie. Elle est en
ce sens l'activité qui apporte la subsistance grâce à un
revenu économique. En cela, pas de grandes différences avec les
concepts de « métier » ou de « travail ». A ceci
près que la profession renvoie aussi à un groupe de personnes
exerçant un même métier. De telle façon qu'il faut
concevoir le terme de profession comme proche du mot « corporation
» ou de « groupes professionnels ». Ainsi,
appartenir à ces groupes relève pour les agents d'un enjeu
politique car les professions représentent des formes historiques
d'organisations sociales, de catégorisation d'activités de
travail inséparables de la question des rapports entre l'Etat et les
individus, ce que l'on qualifie traditionnellement depuis Durkheim de «
groupes intermédiaires ». Enfin, à travers les professions
se jouent des enjeux d'ordre économiques et symboliques puisqu'elles
sont des formes historiques de coalition d'agents qui défendent leurs
intérêts. Pour ce faire, elles essayent de maintenir un
cloisonnement de leur marché du travail, un monopole pour leurs
activités, leurs clientèles et la reconnaissance de leur
expertise. Pour cela, les professions opèrent un recrutement
sélectif des entrants et une transmission réglementée du
métier.
Ainsi pour les auteurs de la Sociologie des professions
ce courant de pensée se dote d'un triple objet : l'organisation
sociale des activités professionnelles, la signification subjective de
celles-ci et les modes de structuration des marchés du travail. Par
conséquent c'est une discipline transversale, elle recoupe partiellement
les objets d'une sociologie du travail et ceux d'une sociologie des
organisations tout en s'inscrivant dans une sociologie de l'éducation
(par l'étude des formations professionnelles) et des sociologies
politiques et religieuses (intérêt pour les croyances
professionnelles).
Même s'il est possible de s'accorder sur les objets qui
« passent à la loupe » de ce courant sociologique il n'existe
aucun modèle universel de ce que doit être une profession et pas
de définition scientifique univoque de ce qu'est un groupe
professionnel. Aujourd'hui, on assiste à un pluralisme conséquent
de modèles théoriques : fonctionnaliste, interactionniste,
néo-marxiste, néo-wébérien... Tous ne se posent pas
les mêmes questions, ne découpent pas le même type de
données. En ce sens, il n'existe pas une sociologie des professions mais
des approches sociologiques des groupes professionnels dans des acceptions
variables. C'est pourquoi, penser la sociologie à travers ces types
d'approches nécessite des clarifications,
15
concernant notamment les concepts théoriques
employés pour penser notre objet comme une profession et non plus
seulement comme un métier.
La sociologie : métier ou profession ? Une prise de
position autour du concept de professionnalisation.
Si certains auteurs prétendent que l'étude des
groupes professionnels est peu démocratisée en France, ce constat
est d'autant plus vrai lorsque l'on se penche sur les études qui ont
analysé la sociologie comme une profession. Il existe quelques rares
travaux mais Odile Piriou (1999) stipule qu'ils prennent souvent la forme d'une
défense d'une sociologie scientifique ou à l'inverse,
appliquée. Loin de nous l'idée de prendre parti dans ce travail,
nous formulons cependant l'ambition d'adopter une posture où l'on
considère la sociologie non plus exclusivement comme un métier
mais une profession. Ces deux termes sont fortement polysémiques et
rendent leur interprétation et leur usage très délicat, ce
qui exige de notre part d'exposer les acceptions qu'ils recouvrent et pour
lesquelles nous avons opté. Ce positionnement vis-à-vis des
termes « métier » et « profession » doit être
entendu dans le sens donné par la Sociologie des Professions de
Everett Hugues (1952). Dans un article consacré à l'étude
de l'institutionnalisation de la psychologie, l'auteur édifie deux
modèles évolutifs des formes d'organisations sociales des
disciplines académiques : le métier scientifique et la
profession. Pour Claire Tourmen (2007), le métier correspond à un
ensemble de savoirs faires/compétences que regroupe une
activité2 professionnelle. Par exemple, il est classiquement
soutenu qu'en formation les exigences présentées pour devenir
sociologue sont de savoir construire des matériaux (mener une
enquête de terrain), les analyser, produire et publier de la
connaissance. Seulement, l'émergence et le développement d'un
métier ne peuvent se faire que lorsqu'une série de
paramètres est définie : existence d'une formation et d'une
reconnaissance du métier à travers un collectif de personnes
elles-mêmes concernées. Ainsi, le terme « profession »
peut être utilisé comme un cas particulier de métier
structuré par une communauté elle-même constituée
autour de cette activité professionnelle. L'organisation d'un
métier et d'une profession prend du temps et impose d'entrevoir cette
structuration dans une dimension historique. Ainsi, comme le souligne Hugues
(1952), lorsque l'on étudie le développement de la sociologie, il
ne s'agit pas de prétendre qu'elle serait une profession
2 L'activité est définie comme l'exécution
d'une série d'actions et des représentations qui l'accompagnent
et qui la guident
16
établie, mais plutôt qu'elle a connu, comme
toutes les disciplines universitaires, un processus de professionnalisation qui
lui-même recouvre des aspects propres aux efforts que le groupe des
sociologues a entrepris pour accéder à un certain statut social
(institutionnalisation, assise théorique, organisation de sa formation,
création d'associations, etc.).
La théorisation du terme « professionnalisation
» provient du travail de Robert Merton (1957) qui travailla sur le
développement de la médecine états-unienne qui s'organisa
comme une discipline scientifique. A travers ce terme, il désigne le
processus historique par lequel une activité professionnelle (un
métier) devient une profession lorsqu'elle se dote d'un cursus
universitaire qui transforme des connaissances empiriques acquises par
expérience en savoirs scientifiques appris de façon
académique et évalués formellement. Ainsi, la formation
spécialisée sert aussi à transmettre et à
reproduire les règles professionnelles en justifiant cela par le
caractère scientifique des connaissances. Dans la filiation de Merton,
Wilensky (1964) stipule que la professionnalisation est un processus historique
à travers lequel un conglomérat se réclamant du même
métier se fait reconnaître comme profession, tout en se dotant
progressivement des attributs « fonctionnels » de ce groupe à
travers des règles assurant l'autonomie, des écoles
spécialisées assurant la formation scientifique des membres et
leur recrutement (garantissant la reproduction des règles),
édifiant des associations permettant la participation des membres, les
discussions sur le fonctionnement de la profession ainsi que l'application des
règles et enfin, une déontologie permettant d'oeuvrer à
perpétuer « l'idéal de service ». Dans cette
perspective, on peut selon Heilbron (1986) analyser une dynamique de
professionnalisation grâce à 3 indicateurs : la production des
professionnels (renouvellement du corps professionnel) et la question du titre
(1), l'étude des demandes et des contraintes du marché du travail
(2) et la création d'associations (l'étude de leurs membres et de
leurs vocations) et de revues (3).
Penser la professionnalisation d'un point de vue
fonctionnaliste à travers l'idéal-type de la médecine
(Merton, 1957) est intéressant et utile pour penser le
développement d'une discipline universitaire comme la sociologie.
Cependant, ce paradigme a été remis en question par les
interactionnistes du travail. Pour ces sociologues, il n'existe pas de
profession « unifiée » mais des segments professionnels plus
ou moins identifiables, plus ou moins organisés, plus ou moins
concurrentiels. Dans cette perspective de lutte, les groupes professionnels
jouent ainsi autant sur les facteurs d'intégration, réunissant ce
qu'ils disent être proche, que sur les facteurs de
différenciation, séparant en se distinguant de ceux qui semblent
différents. Ils incluent autant
17
qu'ils excluent au sein même parfois d'organisations qui
se présentent comme des systèmes d'intégration.
Pour les interactionnistes, afin d'objectiver les logiques
inhérentes aux professions, il convient de se détacher des
argumentations de travail que le sociologue doit entrevoir comme des croyances
professionnelles. Possible donc, que les argumentations contribuent autant
à faire évoluer le groupe qu'à accroître son pouvoir
de normalisation à l'égard des profanes comme des pairs
appartenant à des segments différents (Pareideise, 1985). Plus un
« segment » occupe une position supérieure à
l'intérieur du métier, plus il maîtrise les
rhétoriques et mieux il est en mesure d'imposer au public et aux
professionnels une argumentation servant de bannière sous laquelle est
sensée se ranger l'ensemble des intéressés (Dubar et al.,
2015).
Pour en revenir à notre objet, étudier notre
discipline sous le prisme d'une théorie interactionniste des professions
permet d'entrevoir une autre manière de faire de « la sociologie de
la sociologie », non plus exclusivement à travers une approche
épistémologique ou par le biais de la sociologie des sciences ou
de la connaissance.
Jusqu'alors, les analyses qui portaient sur la
professionnalisation de la sociologie française ont conduit des auteurs
à affirmer sa non-professionnalisation (Chenu, 1998) ou une
mimo-professionnalisation (Heilbron, 1986) entendue dans le sens d'absence
d'application de la connaissance. Comme nous l'avons vu les sociologues
parlaient plus volontiers de métier pour désigner la forme
dominante de la pratique sociologique : l'activité scientifique.
Cependant, conformément à une approche interactionniste il serait
plus juste de déclarer qu'à travers l'histoire de son
institutionnalisation (création d'un cursus d'enseignement
universitaire, de revues, de laboratoires, d'associations, etc.) la sociologie
s'est professionnalisée en misant sur son segment académique en
se conformant essentiellement au modèle de la science laissant peu
d'espace d'expression à un modèle « appliqué »
dans des domaines extérieurs au monde universitaire (Piriou, 1999).
Alors que des travaux (Sainsaulieu, 1985 ; Streicher, 2000 ; Legrand et
Vrancken, 1997 ; Piriou, 2006) encouragent à penser que la discipline
entre dans un nouveau tournant qu'ils qualifient de « praticien » :
augmentation conséquente des flux de diplômés hautement
qualifiés en sociologie qui travaillent dans le milieu
extra-académique.
Pour appréhender l'ampleur de ce
phénomène, il convient de réinscrire le
développement de la sociologie dans une dimension historique. Loin de
nous l'idée de prétendre pouvoir faire ce travail exhaustivement,
nous chercherons toutefois à retracer les grandes étapes
18
de sa professionnalisation à travers les
événements socio-historiques qui la concernèrent
(refondation, université de masse, etc.).
2. Les étapes de la professionnalisation de la
sociologie
Pour ce qui concerne la reconnaissance d'une discipline
scientifique, les sociologues des professions s'accordent à dire qu'elle
s'obtient à travers deux réalités essentielles, celle du
métier et celle de la reconnaissance professionnelle (Sainsaulieu,
in Piriou, 1999). Cela implique une mise au point sur la pratique du
métier, c'est-à-dire les savoirs opératoires, les
méthodes, les théories et concepts employés et la mise en
oeuvre de cette « boîte à outil » dans des situations
concrètes. Mais comme nous l'avons vu préalablement, plus la
pratique se rode, plus se pose la question de la profession qui l'exerce : les
formations, les statuts, les codes et valeurs partagés, les fonctions et
les conditions de travail. Ainsi, lorsque l'on s'intéresse à
l'essor et au développement de la discipline, on ne peut éluder
ces deux dimensions essentielles de l'invention du métier. A ce sujet,
il se trouve que la sociologie française a sur son parcours,
rencontré plusieurs étapes.
Vers une fondation de la sociologie : primat de la figure «
savante »
Cette étape correspond à une période
historique entre 1895 et 1958 où la discipline s'est progressivement
enseignée à l'université. Son implantation dans le champ
académique s'est faite en deux temps séparés par une
période de déclin. Une période d'avant-guerre couvrant la
fin du 19ème siècle jusqu'à la seconde guerre
mondiale (1895-1945) et la décennie qui suivie la chute des
régimes fascistes européens jusqu'à la création de
la chaire de sociologie (19451958).
La première période mise en avant par les
historiens3 correspond à une première tentative d'une
fondation d'une discipline sociologique et l'échec de son
institutionnalisation. Jusqu'à la dernière décennie du
XIXème siècle, la connaissance du social reste l'affaire de ce
que l'on appellerait aujourd'hui des « amateurs » ou des «
profanes ». Par exemple, Villermé était médecin,
Tocqueville magistrat, Marx journaliste, Engel chef d'entreprise et Comte
3 Cf. Karady, 1976.
19
mathématicien. Dans son livre consacré à
la construction de la sociologie Berthelot (2001) précise que les
milieux qui supportent les « grands penseurs » du social ne se sont
pas construits sur une base scientifique mais idéologique et militante.
Pour l'auteur, la référence scientifique ne devient dominante
qu'après 1880. Cela se manifeste notamment avec l'émergence de
revues qui deviennent le lieu où l'espace épistémologique
de la science du social naissante se construit dans l'échange, la
confrontation et l'élaboration de normes. Dans les années 1890,
la sociologie française en gestation s'exprime essentiellement dans
Revue philosophique fondée en 1876 dans laquelle Durkheim
publiera la première version de son illustre article les
Règles de la méthode sociologique (1895). En
parallèle, apparaît sous l'impulsion de René Worms la
Revue Internationale de Sociologie (1893) deux ans avant la
première parution du premier numéro de l'Année
Sociologie (1896) créée sous la dynamique d'Emile Durkheim.
Historiquement, c'est à la figure de ce dernier et de ses disciples
« les durkheimiens » que l'on attribue la constitution de la
sociologie en discipline scientifique. Il s'agissait d'intellectuels, de
philosophes mais aussi d'anthropologues, d'historiens, d'économistes,
etc., que l'on pourrait qualifier d'« engagés » tant la
fondation de la sociologie comme « science » était liée
pour eux, au triomphe des idéaux républicains (Dubar in
Lahire, 2002).
Malgré cela, l'introduction de la Sociologie à
l'université fut lente et partielle : la chaire qu'occupa d'abord
Durkheim à Bordeaux en 1887 s'appelait « pédagogie et
sciences sociales » et celle à laquelle il accéda à
la Sorbonne en 1902, « sciences de l'éducation ». Elle ne
devint « sociologie » qu'en 1913 et ne fut pas reconduite à sa
mort en 1917. Cela peut s'expliquer notamment par les aspirations du
père de la sociologie française qui considérait que la
discipline devait être avant tout « un instrument d'éducation
morale » (Durkheim, 1900). Durkheim avait étroitement lié la
sociologie à l'éducation, son projet scientifique à la
fondation d'une morale « républicaine » dont l'école
devait en être le vecteur. De ce fait, la place de la sociologie se
trouva dans l'enseignement universitaire au côté de la morale,
dans un cursus de philosophie qui ne comportait aucune initiation à
l'approche empirique ou à un travail de terrain. Le fait que
l'enseignement de la sociologie ne se distingue pas explicitement de la
philosophie explique en partie pourquoi la sociologie durkheimienne n'est pas
parvenue à devenir une discipline universitaire autonome durant l'entre
deux guerres. Ainsi, la création en 1924 de l'Institut Français
de Sociologie qui dura jusqu'en 1962 n'était pas un lieu d'enseignement
qui reflétait l'empirisme inhérent au programme « normalien
» (Karady, 1976). Les initiateurs de l'institut le conçurent comme
une « société savante exclusivement scientifique et
fermée », un lieu de rencontre pour les chercheurs «
sociologisants » de toutes les disciplines justifiant un lien avec
20
la « science sociale » au sens large, définie
comme la « science de l'homme vivant en société ». Ces
éminents savants, spécialistes d'histoire ancienne, d'ethnologie
ou de géographie humaine refusèrent de défendre et de
s'engager dans la création d'un enseignement de la sociologie à
l'université et d'écrire « ce grand manuel sociologique
» que Marcel Mauss appelait de ses voeux (Karady, 1976). A cette
époque, la génération de savants des années 30
(celle qui accède à un enseignement supérieur très
élitiste) opérait ce que Dubar (2002) appelle « un
discrédit intellectuel de la sociologie » et n'étaient
nullement favorables à la reconnaissance d'un « métier de
sociologue » qui justifierait la création de postes à
l'université (Heilbron, 1986). A la veille de la Seconde Guerre
mondiale, la sociologie française apparaît faiblement
institutionnalisée. Il n'existe que trois chaires de sociologie à
l'université (Paris, Bordeaux et Strasbourg) et son enseignement reste
encastré dans celui de la philosophie et est méconnu dans le
paysage académique français. Même si les fondements d'une
tradition scientifique de la sociologie sont posés, contrairement
à d'autres pays (comme les Etats-Unis) la sociologie d'enquête
n'est pas parvenue en France à s'émanciper par la conquête
d'un espace autonome alors même qu'elle était partie prenante du
projet des durkheimiens. Il faudra donc la refonder.
La période que les historiens qualifient de «
refondation » s'est déroulée à la sortie de la guerre
jusqu'à la création de la licence de sociologie en 1958. Beaucoup
considèrent que l'institutionnalisation de la sociologie commence
à prendre forme avec la création en 1946 du Centre
d'études sociologiques (CES) au sein du CNRS4. Un centre dont
Georges Gurvitch fut le fondateur et le premier directeur jusqu'en 1949. Comme
le stipule Chenu (1998) au sein de ce centre, un corps de chercheurs pratique
une sociologie empirique centrée sur l'observation et l'analyse des
sociétés contemporaines. Une génération
pionnière de chercheurs venue d'horizons divers se forme sur le tas et
applique le travail de terrain, découvre le magnétophone,
l'interprétation du Khi2, etc. (Tréanton, 1992). Henri
Mendras (1995) a décrit le rôle décisif qu'a joué
Georges Friedmann dans le développement du CES en allouant de grands
domaines d'investigation tels que l'école, la ville, les loisirs, le
travail, etc., à des jeunes chercheurs entreprenants. En
parallèle, 1946 est aussi l'année de la création de la
VIème section de l'Ecole pratique des hautes études (EPHE) qui
deviendra après 1968, l'école des hautes études en
sciences sociales (EHESS), dirigée par des historiens
imprégnés de sociologie durkheimienne (Mazon, 1988). A
côté de cela, les grandes enquêtes par questionnaire
commencent à se mettre en place dans des instituts qui émergent
à cette époque auxquels se référeront de
nombreuses
4 Centre national de la recherche scientifique.
21
publications sociologiques : l'INED5 (1945),
l'INSEE6 (1946), le CREDOC7 (1953) ou encore
l'IFOP8. En 1950, le CNRS se dote d'un comité national
organisé en sections. De 1950 à 1957, la sociologie relève
d'une section « sociologie et psychologie sociale ». Ainsi, 1950
marque pour la France la naissance de la première catégorie
collective de sociologues professionnels estampillés comme tels (Chenu,
1998). Leur effectif reste cependant infime, Alain Chenu estime qu'ils ne sont
pas plus d'une vingtaine en 1950 et d'une cinquantaine en 1958. A travers cette
sociologie balbutiante au sein du CES émergent de nouveaux
périodiques tels que les Cahiers internationaux de sociologie
créés par Georges Gurvitch en 1946, une nouvelle
série de l'Année sociologique en 1949 et les
Archives de sociologie des religions en 1956. C'est aussi à cette
époque qu'est créée l'Association internationale des
sociologues de langue française (AISLF), organisation
d'envergure qui existe encore aujourd'hui.
Ainsi, pour Heilbron (1986) il est possible de commencer
à parler de « professionnalisation » de la sociologie pour
désigner cette discipline nouvelle, résolument tournée
vers la compréhension du monde contemporain et fondée sur
l'empirisme mais cependant, cloisonnée à l'organisation du CES.
En effet, en ce qui concerne l'autonomisation universitaire et une formation
ayant pour visée une pratique scientifique, l'enseignement de la
sociologie conserve les caractéristiques dominantes qui étaient
les siennes dans l'entre-deux-guerres : il ne s'est guère
émancipé de la philosophie et les programmes expriment une
conception livresque de la sociologie (Chenu, 1998). Par exemple, les sujets
« de composition écrite » soumis aux étudiants du
certificat de sociologie de la faculté des lettres de Paris de 1944
à 1950 témoignent de l'absence de références
à la sociologie empirique. Par ailleurs, le nombre de chaires est encore
très faible : deux à la Sorbonne, une à Strasbourg et une
à Bordeaux. En somme, on peut donc schématiquement discerner deux
secteurs institutionnels principaux dans la sociologie française de
l'après-guerre. D'une part la recherche publique centrée sur le
CNRS tournée vers l'enquête et l'observation du monde
contemporain. D'autre part, un secteur académique, centré sur la
Sorbonne, correspondant plus à un travail individuel de « scribe
». En somme, la genèse du modèle du sociologue scientifique
semble prendre forme durant cette période. Cependant, d'autres faits
historiques montrent que ce modèle ne fut pas le seul à
être promu.
5 Institut national d'études démographiques.
6 Institut national des statistiques et des études
économiques.
7 Centre de recherche pour l'étude et l'observation des
conditions de vie.
8 Institut français d'opinion publique.
22
En 1953, Georges Friedmann, Edgar Morin et Jean-René
Tréanton présentent une communication à la réunion
de Liège de l'International Sociological Association (ISA)
intitulée : « Remarques sur les activités et
responsabilités professionnelles des sociologues en France ». Ils y
défendent l'idée que la sociologie doit se centrer sur « les
problèmes économiques et sociaux du XXème siècle
» et que ses recherches doivent être « orientées vers
l'action pratique ». Comme le stipule Dubar (2002), ils plaident pour le
développement d'une « recherche appliquée » comme
celles effectuées par exemple au sein des « services
d'études des entreprises et des administrations de l'Etat », et
prennent l'INED comme modèle de référence afin de
créer leurs propres instituts de recherche. Ils suggèrent la mise
en place d'un enseignement résolument tourné vers cette recherche
appliquée et une véritable « formation professionnelle
» à la sociologie d'enquête. Ils insistent sur le fait que
cette orientation repose sur la « garantie d'objectivité que
sauront acquérir ces travaux » et que celle-ci implique que l'on ne
puisse les soupçonner « de servir des idéologies ou des
intérêts particuliers » (Friedmann, Morin, Treanton,
1953).
Ce texte est porteur d'une conception de la «
professionnalisation » différente du modèle scientifique.
Elle n'est pas sans rappeler les débats qui divisèrent les
sociologues américains au moment de la grande crise de 1929 et du
programme dirigé par Ogburn9. C'était la
première fois dans l'histoire de la discipline qu'une association de
sociologues (l'American Sociological Association) revendiquait le statut de
« professionnel » pour ses membres, une reconnaissance juridique de
son autonomie au nom des services rendus à la collectivité et de
sa capacité à se doter d'un code de déontologie (sur le
modèle des professions médicales). Cependant, pour Dubar (2002)
les sociologues qui se disaient « critiques » considéraient
que cette stratégie de professionnalisation ne reposait sur aucune
pratique effective et enfermait le sociologue dans un rôle de «
conseiller du prince » qu'ils ne souhaitaient pas tenir. Ce débat
entre diverses conceptions épistémologiques et éthiques de
la pratique sociologique est, depuis cet épisode, au coeur de la
question de la « professionnalisation ». Pour Farrugia (1999), on
voit à travers ces polémiques tournant autour de la
professionnalisation naissante de la discipline se marquer une opposition
franche entre le « savoir pur » et le « savoir appliqué
». De telle sorte que pour l'auteur, dans les années 50-60, on
assiste à l'émergence de deux « idéaux-types »
des conceptions et des pratiques. Le premier correspond aux sociologues «
enquêteurs de terrain », posture qui deviendra progressivement le
« métier de sociologue ». Le second, il le qualifie de «
sociologue intervenant » appliquant une sociologie opérationnelle.
La dualité de ces postures
9 A ce sujet, voir les interprétations de Heilbron (1986)
et Chapoulie (2001).
23
entraine pour Farrugia (1999) une crise de la sociologie
: où l'unicité de la discipline est susceptible
d'éclater ou de n'être au fond, qu'une illusion. A
côté de cela, cette dichotomie typique de sociologues
entraîne de nombreuses questions d'ordre épistémologique,
moral et politique. Le sociologue peut-il être un « expert »
au-dessus de la mêlée (des classes en lutte) ou est-il
nécessairement lié à un point de vue (de classe) sur le
social qu'il étudie ? Existe-t-il des règles
déontologiques susceptibles de le prémunir de ses partis pris ?
Ce qui avait divisé les sociologues aux Etats-Unis dans les
années trente, commençait à agiter les sociologues
français du CES dans les années cinquante (Chapoulie, 1992).
Cependant faute de réflexions et de consensus suffisant sur ces
interrogations, la question d'une formation ayant pour visée
l'application des connaissances sociologiques ne pouvait être
traitée.
Le texte de 1953 n'aura aucun prolongement concret en termes
de professionnalisation. C'est aussi le cas des chercheurs du CES qui oeuvrent
en parallèle d'une sociologie universitaire qui elle, semble avoir des
préoccupations très différentes notamment parce qu'elle
reste encastrée dans le cursus de philosophie. Il faudra attendre
l'élection de Raymond Aron à la Sorbonne en 1957 pour que soit
enfin créée, le 2 avril 1958, la licence de sociologie, autonome
par rapport à celle de la philosophie. Une nouvelle étape de
professionnalisation s'ouvre-t-elle pour la sociologie française ?
Institutionnalisation de la discipline : avènement de la
figure du sociologue scientifique
Pour les historiens, cette période couvre les
années 1958-1976. Nommé professeur à la Sorbonne en 1955,
Raymond Aron est l'initiateur de la création de la licence de sociologie
(1958). C'est à cette même année que l'intitulé des
facultés de lettre prendra l'appellation de « faculté de
lettres et de sciences humaines ». Pour Chenu (1998), sa création
est à mettre en relation avec le contexte géopolitique - guerre
froide, décolonisation - donnant lieu à de vifs débats qui
se traduisent par un intérêt conséquent pour les sciences
humaines. En 1966, la réforme « Fouchet » renforce le
dispositif des enseignements avec la création d'un premier cycle de deux
ans, « le diplôme universitaire d'études littéraires
» (DUEL) qui deviendra par la suite le « diplôme
d'études universitaires générales » (DEUG) comportant
une mention « sociologie ». Progressivement, l'enseignement des
sciences sociales se détache de l'économie. Le certificat «
d'économie politique et sociale » qui était une composante
obligatoire de la licence de 1958 devient optionnel. L'ancrage dans les
facultés de lettres se
24
renforce. La création de ces filières a des
conséquences importantes sur le recrutement des enseignants de
sociologie. Quantifié à une vingtaine d'enseignants en 1958, ce
nombre atteint la centaine en 1968 et environ trois fois plus dix ans plus
tard. En 1969 est créée au sein du Comité consultatif des
universités (CCU) une section de sociologie qui marque son
émancipation à l'égard de la philosophie, dix-neuf ans
après qu'elle ait été constituée en section au
CNRS. Durant la même année, au sein de ce centre, la sociologie se
dissociera de la psychologie sociale pour former avec la démographie une
section autonome. En parallèle, les effectifs du CNRS continuent de
progresser. En 1964 on dénombre près d'une centaine de chercheurs
affiliés à la section « sociologie et démographie
».
A côté de cela, la panoplie des revues
s'élargit : Sociologie du travail est créée en
1959, la Revue française de sociologie, les Archives
européennes de sociologie, Communications et Etudes rurales
en 1960 et les Actes de la recherche en sciences sociales en
1975. Concernant le développement associatif, l'année 1962 est
marquée par la création de la Société
Française de sociologie (SFS) qui deviendra l'Association
française de sociologie (AFS) en 2002. Les activités de
cette association prennent de l'ampleur en 1966 lorsque la France accueille
à Evian le congrès mondial de l'Association internationale de
sociologie.
Au cours de cette période émerge à
nouveau des préoccupations quant à la mise en place d'une
qualification professionnelle au titre de sociologue. En 1964, Jean-René
Tréanton, dans le cadre de la SFS propose la création d'un «
diplôme d'expert » en sociologie. Car en parallèle, les
psychologues, les démographes, les géographes se sont
dotés de diplômes d'experts qui semblent attirer les
étudiants. Un marché des contrats d'études et de recherche
commence à se mettre en place, notamment sous l'impulsion de la nouvelle
Délégation générale à la recherche
scientifique et technique (DGRST) créée par de Gaulle en
1959. Il est donc temps, selon les rédacteurs de mettre en place une
formation « qualifiante » de sociologie qui soit sanctionnée
par une certification. En effet, si l'on se fie aux déclarations du
groupes d'étudiants de sociologie de l'université de Paris
(GESUP) « la licence est un diplôme trompeur : l'enseignement
est uniquement rhétorique et encyclopédique L...] il n'y a pas de
formation à la recherche » (Heilbron, 1986). Les
revendications de ces étudiants consistaient à introduire un
stage, à alléger les programmes et d'être formé
à la recherche empirique. Ces doléances allaient dans le sens des
voeux formulés par Morin, Friedmann et Tréanton en 1953. Mais
elles étaient difficilement compatibles avec les structures des
facultés de lettres de l'époque. En tout cas, la proposition de
Tréanton de 1964 sera accueillie avec une indifférence polie
(Drouard, 1982 ; Heilbron, 1986 ; Dubar, 2002). Pourtant l'interrogation quant
aux débouchés est ouverte et
25
devient une préoccupation importante pour les
sociologues à l'image d'Alain Touraine qui, soucieux de cette question
déclarait en 1965 : « la sociologie ne peut se
développer que si elle devient une profession, si elle représente
un ensemble de connaissances créées, transmises et
utilisées ».
Alain Chenu (1999) précise cependant qu'en France, en
termes de débouchés, l'effort s'est principalement porté
vers le développement de la recherche sociologique. Choix selon lui
très raisonnable, mais qui aboutirait à des conséquences
irrationnelles si l'on croyait possible d'assurer le progrès de la
recherche sans renforcer en même temps l'enseignement et sans «
créer de débouchés autres que la recherche et
l'enseignement eux-mêmes » (Granai, 1965). En somme, même
si la SFS affiche explicitement sa volonté de contribuer à la
constitution « d'une véritable profession de sociologue
» (Revue française de sociologie, 1963, p. 63-64),
elle reste très divisée sur la conception même de la
pratique du métier et sur sa signification éthique et politique.
Pour Dubar (2002), le contexte de l'époque incite beaucoup de
sociologues à « choisir leur camp » entre celui des directions
d'entreprise ou de l'Etat et celui des syndicats, de la classe ouvrière
et des organisations « révolutionnaires ». Entre une pratique
« militante » de la sociologie, dénonciatrice de la domination
économique ou symbolique, et une pratique d'expertise, au service des
décideurs, la conciliation paraît impossible. L'épisode des
journées d'octobre de 1965 est révélateur de cette
césure interne à la sociologie. La publication, sous le titre
Tendances et volontés de la société française,
des Actes de cette journée a suscité une polémique :
les communications trop « critiques » n'ont pas été
publiées et les justifications données paraissaient peu
convaincantes. Les sociologues concernés quittent la SFS
dénonçant un parti pris pour une sociologie «
conseillère du Prince » interprétant leur censure comme un
coup de force idéologique destiné à faire prévaloir
une conception « experte » de la recherche sociologique10.
Alors que pour Heilbron (1986), cela correspondait à une
stratégie de « mimo-professionnalisation » : un discours
à usage externe de présentation et de représentation d'une
sociologie pseudo-professionnelle. Cette stratégie ne survivra pas
à l'explosion de mai 1968.
Mai 68 va dévoiler et accentuer la coupure
précédente entre sociologie « militante » et «
intervenante ». L'image de la sociologie comme « discipline
agitée et agitatrice » date de cette époque (Chenu, 1998).
En 1968, le mot « sociologie » qui n'était que faiblement
démocratisé en dehors du monde universitaire passe dans le
langage commun à la suite de rôles importants que tinrent certains
étudiants de Nanterre dans le déclenchement des «
événements de Mai ».
10 Voir M. Pollack (1976).
26
Quant aux enseignants, ils sont profondément
divisés et quand la carte universitaire qui se dessine après Mai
68, consacre l'éclatement de la faculté de lettres et des
sciences humaines de Paris, la redistribution des enseignants dans les nouveaux
départements de sociologie entraîne des clivages à la fois
politiques et scientifiques. Cela conduit à une absence de consensus sur
le sens que doit prendre la pratique sociologique et d'une réflexion sur
ses modes de formation et les manières de penser la didactique. Dubar
(2002) précise cependant que, même si la sociologie est
profondément divisée, son institutionnalisation progresse et sa
reconnaissance se fait de plus en plus sentir.
En 1970, l'enseignement secondaire s'ouvre aux « sciences
économiques et sociales » (SES) qui accèdent à un
niveau de reconnaissance auparavant réservé aux sciences et aux
humanités classiques (Chenu, 1999). Sociologie et économie sont
les deux composantes majeures de ces enseignements, marqués par une
ouverture interdisciplinaire. Cependant, le terme de « sociologie »,
à la différence de celui d'« économie »
n'apparaît ni dans les intitulés définissant les
matières au programme des classes de second cycle des lycées, ni
dans ceux des concours de l'enseignement. Par ailleurs, la place de la
sociologie dans ces filières est à pondérer avec le profil
des enseignants recrutés dont les premières
générations reflétaient majoritairement des titulaires de
diplômes de sciences économiques (Beaud, 1997). Malgré
cela, il faut considérer que l'entrée des sciences sociales au
secondaire par la création du CAPES et de l'agrégation en 1976
marque l'achèvement de l'institutionnalisation de la discipline (Dubar,
2002). Certes, la sociologie apparaît profondément divisée
« idéologiquement » mais elle se différencie
désormais clairement de la philosophie sociale (sauf dans quelques
bastions irréductibles). L'institutionnalisation de la discipline et sa
reconnaissance est marquée par une augmentation conséquente du
nombre de sociologues : 300 enseignants-chercheurs en 1978, 148 chercheurs CNRS
en 1976 mais aussi plus de 600 « chercheurs hors statuts » selon le
recensement de syndicats en 1976 (Dubar, 2002) dont les
études sont financées par des organismes publics
(DGRST, CORDES11,MRU12,CAF13,MIRE14)
dotés d'une « enveloppe recherche ». Cependant la durée
de vie des cabinets d'études sociologiques est souvent brève,
beaucoup de leurs membres se tournent à terme vers l'université
et le CNRS pour trouver un emploi stable (Chenu, 1998).
11 Comité d'organisation des recherches appliquées
sur le développement économique et social.
12 Mission de la recherche urbaine.
13 Caisse nationale des allocations familiale.
14 Mission information recherche expérimentale.
27
En définitive, en une vingtaine d'années s'est
donc constitué un vaste ensemble d'institutions au travers desquelles la
sociologie a acquis en France une assisse sans précédent et qui
ne connaîtra plus de bouleversements importants exceptée la
création des DESS (diplômes d'études supérieurs
spécialisés) dans la période suivante. Une vraie culture
professionnelle de la recherche de terrain se construit, au-delà parfois
des clivages « militant » et « intervenant ». Quels furent
les débouchés pour les étudiants ? Chenu (1998) montre que
les premières générations de diplômés ont
aisément obtenu des emplois de cadre dans le monde académique et
en dehors de celui-ci. Par exemple, au cours des années soixante, les
instances de planification urbaine et d'aménagement du territoire
drainent beaucoup de diplômés sociologues. En 1971, la loi sur la
formation continue a suscité l'émergence d'organismes de
formation à l'animation desquels les sociologues ont largement concouru.
C'est au cours de cette période que s'ouvrent des formations à la
recherche ancrées dans des laboratoires préparant les
étudiants à pratiquer des interventions sociologiques comme le
Centre de sociologie des organisations de Michel Crozier ou du Laboratoire de
sociologie du changement institutionnel de Renaud Sainsaulieu. Au cours de
cette période les sociologues français apprennent à
reconnaître leur diversité sans que cette prise de conscience
n'implique, comme d'autres disciplines voisines, un éclatement total
(Dubar, 2002). Les clivages observés au sein de la discipline tendent
progressivement à s'estomper et le climat semble plus propice pour
envisager un exercice « praticien » à partir d'une pratique
contractuelle en plein essor. Même si aucune forme d'organisation tendant
à promouvoir un exercice « professionnel » de sociologue en
dehors du champ académique ne s'est dessinée. En
définitive, cette période historique a été
particulièrement importante pour la sociologie car elle a abouti
à une « heureuse symbiose » entre « métier »
et « profession » autour de la figure du chercheur scientifique dont
l'essence du métier consiste à mener une enquête de terrain
avec rigueur (Sainsaulieu, 1999). L'affirmation de cette quête
professionnelle est à rattacher fortement à l'ouvrage Le
métier de sociologue (Bourdieu, Passeron et Chamboredon, 1968).
Développer au CNRS, puis à l'EHESS, cette position
professionnelle a été reconnue autour de la qualité d'un
véritable métier de chercheur qui maintenant encore,
éclaire et soutient par ses valeurs et ses méthodes tout travail
sociologique.
28
L'intégration des « hors-statuts » et
l'université de masse : l'enseignement comme débouché
principal.
La présente partie sera consacrée à
retracer la période historique couvrant les années 1976-1998.
L'année 1976 (création de l'agrégation des sciences
sociales) n'est ici qu'un repère historique parmi d'autres. Il faut
concevoir la transition de la période précédente à
celle-ci comme progressive. En termes de développement, la
professionnalisation de la discipline va être marquée par deux
événements qui d'apparence, n'ont aucune relation mais vont avoir
des effets importants. Le premier, relaté par Dubar (2002) correspond
à l'intégration de tous les « hors statuts » ayant
travaillé un certain nombre d'heures au CNRS sur « l'enveloppe
recherche » durant l'année 1974. Cette résolution augmenta
significativement les effectifs de sociologues du CNRS de 148 en 1976 à
320 en 1982 ce qui, pour Dubar (2002) entrava l'élan de «
professionnalisation » entamé dans les périodes
précédentes : « En effet, dès lors que les «
sociologues professionnels » pouvaient se retrouver fonctionnaires
grâce à la titularisation des agents CNRS (ce qui fut fait en
1983) dans un laboratoire de recherche (soit comme chargés de recherche,
soit comme ingénieurs de recherche, selon des critères parfois
douteux), la dynamique de constitution et de reconnaissance d'une «
profession » de sociologue susceptible de se doter d'un cursus de
formation spécifique se trouva durablement bloquée. Les
crédits publics de recherche se mirent à décroître
alors même que le recrutement des universités était au plus
bas. Le nombre de thèses de sociologie se mit à diminuer
dangereusement : 205 en 1979 (dont la moitié d'étrangers), 170 en
1985, 94 en 1988 (dont 40 % d'étrangers). La sociologie était en
train de devenir une discipline en déclin, repliée sur
elle-même, ses membres à l'université ou au CNRS,
vieillissant sur place sans formation efficace de la jeune
génération » (Dubar in Lahire, 2002 : 108).
Le second événement correspond à la
réforme Chevènement de 1984 avec pour intention de conduire 80 %
d'une classe d'âge au baccalauréat en l'an 2000. Une part
importante d'élèves en provenance du secondaire (Bac
généraux, techniques et professionnels) qui ne put entrer dans
les formations courtes (JUT, filières du travail social) s'orienta
massivement vers les filières jugées les moins exigeantes comme
le DEUG de sociologie. A titre d'exemple, les données d'Odile Piriou
(2006) montrent que vers 1975, environ 500 diplômes de premier cycle
étaient délivrés annuellement et on estime ce chiffre
à 3500 en 1995. Ainsi, les cursus de sociologie durent accueillir une
masse d'étudiants qui ne se destinaient pas à devenir
sociologues. Selon Chenu (1999), nombreux sont les enseignants à
être soucieux des inégalités
29
sociales et du rôle de l'école dans leur
pérennité qui voulaient participer à la construction d'une
société plus juste en accueillant avec leurs faibles moyens des
catégories de personnes exclues naguère des universités et
aujourd'hui rejetées par d'autres disciplines. Mais aussi parce que d'un
point de vue objectif, les créations d'emplois d'enseignants à
l'académie sont, depuis plusieurs décennies commandées par
l'évolution des effectifs étudiants. De telle sorte que, le
nombre de docteurs en sociologie se mit de nouveau à croître
après 1989 (à la suite d'une politique volontariste15)
ainsi que les offres de postes de maître de conférences dans les
facultés : de 10 à 15 postes à la fin des années
quatre-vingt on en dénombrait entre 35 et 40 à la fin des
années quatre-vingt-dix (Chapoulie et Dubar, 1992). Ainsi, de 1983
à 1999, l'effectif des enseignants-chercheurs titulaires de sociologie
et de démographie passait de 154 à 660 (Chenu, 1999 ; Dubar,
2002). Autour des années 2000, Dubar (2002) estime qu'un tiers environ
des docteurs en sociologie trouvait un emploi de fonctionnaire à
l'université, au CNRS (très peu) ou dans les grands organismes
publics (INED, INSEE, CEREQ, IRD, INRA, etc.). Si l'on s'intéresse aux
débouchés, il est très difficile de caractériser le
devenir professionnel des diplômés de sociologie (Chenu, 1998). Il
existe quelques études comme celle de Piriou (1999) qui montraient que
le seul diplôme qui conduit à un débouché bien
identifié est la thèse : sur 69 docteurs de 1984-85, 33 sont
devenus enseignants du supérieur ou chercheurs en 1991. D'autres
études comme celle de Martinelli (1994) précisent que le panel
d'activités occupées en dehors de l'enseignement est tellement
large qu'il est impossible de discerner des débouchés types en
dehors de maître d'école (27 % des répondants ayant un
emploi) et les professions du travail social (10 % des répondants ayant
un emploi). Cependant, le taux de certifiés de sociologie qui deviennent
enseignant dans le secondaire semble infime. Le concours de l'agrégation
de sciences sociales entraîne majoritairement un recrutement des
diplômés de sciences économiques, de sciences politiques et
des normaliens (Beaud, 1997). Selon l'étude de Martinelli (1994), les
détenteurs d'un second cycle de sociologie ayant réussi au
concours de recrutement de l'enseignement secondaire sont rares. Même si
la sociologie est une composante importante des programmes de SES, les concours
qui conduisent à leur enseignement ne permettent pas aux
étudiants qui ont eu un parcours « unidisciplinaire »
(sociologie seule) d'avoir des chances significatives de réussir
à ces concours. Même si l'insertion professionnelle dans le
secondaire est à modérer, l'enseignement semble être le
débouché principal des études de sociologie. Les cycles
les plus bas (DEUG, licence et maîtrise) conduisant à
l'enseignement primaire et la thèse à l'enseignement
supérieur. Pour certains, cela justifie la conception que la
15 Thèse préparée dans des laboratoires et
financée par des allocations de recherche.
30
discipline entre dans une nouvelle étape
professionnalisante (Piriou, 1999) différente de celle observée
dans la période précédente. C'est dans ce contexte qu'est
créée sous l'impulsion de Catherine Paradeise et de Pierre
Tripier l'Association des sociologues de l'enseignement supérieur
(ASES) en 1989 pour défendre et promouvoir l'enseignement de la
discipline à l'université.
Même si en dehors de l'enseignement les
débouchés sont obscurs, dès les années 80 des
travaux montrent qu'il existe des activités liées à
l'application d'un savoir sociologique corrélées à des
demandes adressées aux sciences humaines (Montlibert, 1982). A la fin
des années 90 des recherches sont conduites dans une intention de
démontrer à la discipline qu'une application des connaissances
sociologiques existe (Legrand et Vrancken, 1997). D'autres enquêtes
relatent même que des formes d'« interventionnisme scientifique
» menées par des universitaires sont fréquentes et
même anciennes (Houdeville, 2007). Par ailleurs, la sociologie s'est
trouvée présente dans nombre de DESS16
pluridisciplinaires créés au long des années 1990. Bien
que ces diplômes forment une nébuleuse de formations, ils
suscitent de nombreuses candidatures d'étudiants et constituent un
espace de relations pour les sociologues universitaires et professionnels
intéressés par les sciences sociales (Chenu, 2002). Ces DESS,
dont la création constitue dans le champ des enseignements
universitaires de sociologie une innovation institutionnelle, se
répartissent en quatre domaines d'activités : sociologie des
organisations, sociologie urbaine et du « développement local
», sociologie des politiques sociales, sociologie de la culture. Pour
Chenu (2002), l'augmentation des demandes d'inscription en DESS témoigne
d'une aspiration des étudiants à une plus forte
professionnalisation de la sociologie même si le paysage de ces
formations est lacunaire et que sa lisibilité reste faible et
cloisonnée à quelques marchés (sociologie des
organisations dans les grandes entreprises, le marketing et la sociologie
urbaine).
Bien que des enseignants de sociologie soient sensibles
à ces aspirations, ils sont peu nombreux à avoir les
capacités permettant d'y répondre. D'autant plus que ces formes
« d'applications » de la connaissance sociologique restent peu
visibles et peu connues. Par conséquent, beaucoup considèrent que
ces activités ne débouchent pas sur des filières d'emplois
de type « sociologique » : une relative invisibilité des
correspondances entre demandes d'applications du savoir et l'occupation
d'emplois s'installe. Un fatalisme quant à cette question s'est
implanté face au constat d'une absence de professionnalisation et de
« métiérisation »
16 Diplôme d'études supérieures
spécialisées.
31
(Piriou, 2006). Alors que pour Chenu (1999 : 47) «
évoquer la professionnalisation, l'organisation de
débouchés hors de l'enseignement et de la recherche,
apparaît comme un impératif moral, même si l'on
connaît mal ces débouchés ». Des travaux se sont
penchés sur cette question et montrent que depuis les années 80
et 90, on a vu de nombreux diplômés de sociologie occuper des
positions professionnelles en dehors du monde universitaire, dans les
entreprises, administrations, collectivités locales, syndicats,
instituts de sondage... Il est possible pour ces auteurs d'objectiver ce
phénomène qu'ils qualifient de « tournant praticien »
depuis les années 2000.
La thèse d'un tournant praticien
L'utilisation du terme « tournant » pour
décrire un changement significatif d'une dynamique de
professionnalisation nous semble appropriée car elle conforte notre
conception que ce n'est pas un mouvement linéaire et régulier. En
cela, il est relativement admis en sociologie des professions que les
disciplines oscillent entre des inclinaisons et des orientations
théoriques ou pratiques, que leur insertion dans la
société passe soit par l'enseignement et la vulgarisation
scientifique soit par des applications très directes sur des
marchés du travail extérieurs au secteur académique,
à des clientèles externes, se traduisant par des nouveaux profils
de professionnels. Il est tout à fait possible d'envisager qu'une
même discipline dans sa professionnalisation ne tend pas
inévitablement vers un modèle professionnel unique,
décidé une fois pour toutes (Hughes, 1971). Ainsi,
derrière le mot « tournant », il ne faut pas percevoir une
évolution relevant d'un degré atteint « en plus »,
acquis à travers une professionnalisation uniforme mais
l'émergence d'un nouveau modèle de métier de sociologue
qui se démarque des anciens (humaniste et scientifique).
Dans un article publié en 2006, Odile Piriou stipule
que la thèse d'un tournant « praticien17 » peut
être corroborée par l'étude de l'évolution du
devenir professionnel des diplômés de sociologie depuis les
années 2000. Pour ce faire, l'auteure a analysé des
données statistiques au niveau national, d'insertion et de parcours
professionnels de cohortes de diplômés de sociologie. Les
données traitées par l'auteure étaient issues de fichiers
et d'enquête de la DEP18, du CEREQ19 et de ses
propres recherches sur les diplômés de sociologie et les
17 Le terme « praticien » désigne les
diplômés de haut niveau en sociologie (niveau Master, DEA, DESS,
doctorat) qui utilisent les connaissances de sociologie, en dehors de
l'Université et de la recherche publique (CNRS, INSERM, INRA,...).
18 Direction des études, de la prospective et de la
performance.
19 Centre d'études et de recherches sur les
qualifications.
32
sociologues en exercice (DEP, 2006 ; CEREQ, 2001 ; Piriou,
2006). L'auteure traite de la question large du « devenir professionnel
» à travers 3 indicateurs : les flux de production des
certifiés, les débouchés dans les deux grands secteurs
d'emploi (académique et praticien) et ce que Hughes (1971) a
appelé les contreparties socioéconomiques de l'engagement dans
les études (taux de chômage, accès au statut de «
cadre » et de rémunération). Par ailleurs, Piriou insiste
bien sur le fait que le tournant praticien est à rattacher à un
contexte de réformes qui touche l'ensemble des sciences humaines qu'il
convient de prendre en compte.
Pour l'auteure, la dynamique de production de titres est un
indicateur de bonne ou de mauvaise « santé » d'une profession
et son engagement dans un processus collectif de professionnalisation. A partir
des données statistiques récupérées auprès
de la DEP, Piriou montre que de 1980 à 2006, le total de
diplômés de sociologie a été multiplié par 7
: en 1980 on dénombrait 23 000 certifiés (tous diplômes
confondus) et en 2006 plus de 160 000. Par ailleurs, selon ces mêmes
données, si on s'intéresse aux hauts diplômés de
sociologie, on dénombre depuis 1980 plus de 21 000 certifiés
niveau Master et 4244 docteurs de sociologie. Comme le souligne Piriou, le
problème des emplois académiques en sociologie est central.
L'établissement d'un corps professionnel de chercheurs et d'enseignants
est un élément essentiel pour une profession qui défend sa
vocation scientifique. Mais pour Piriou (2006), prendre le segment
académique comme modèle d'exercice et d'identification
professionnelle pour définir le métier du sociologue conduit
à un paradoxe : un fossé entre la manière dont la
discipline socialise ses étudiants et la réalité des
débouchés professionnels. La plupart des docteurs en sociologie
(et par la même l'ensemble des sortants d'un Master) ne sont pas et ne
seront pas des sociologues universitaires ou des chercheurs. Les contraintes
qui pèsent sur la professionnalisation scientifique de la sociologie
sont à croiser avec les flux d'offres d'embauches dans le secteur
académique (historiquement au coeur de sa professionnalisation). Selon
les données mises en avant par Piriou, en moyenne 150 thèses sont
produites par an en sociologie, depuis 2000. La grande majorité des
détenteurs d'une thèse, 70 % environ, espère entrer dans
le secteur de la sociologie « académique » (CEREQ, 2001 ;
Piriou 1999). Or, celui-ci offre seulement en moyenne 45 postes de jeunes
chercheurs par an depuis 2000. De ce fait et au mieux, un tiers seulement des
docteurs trouveront un poste dans la recherche. De telle sorte que, les deux
tiers des thésards doivent chaque année postuler à un
emploi en dehors du secteur académique ce qui au passage, est le cas de
la totalité des sortants d'un master de sociologie (soit en moyenne 1498
diplômés depuis les années 2000). En termes
d'opportunités d'obtenir
33
un emploi stable, la part du secteur académique est
donc faible en France et risque de l'être encore plus à l'avenir
(Piriou, 2006).
D'autres données analysées par l'auteure
permettent d'entrevoir les secteurs d'activités des
diplômés de sociologie. Longtemps, la discipline a
été représentée comme fortement
professionnalisée dans le secteur public (Chenu, 2002). Or, la faible
représentativité du secteur académique dans les
débouchés des sociologues fait écho plus largement
à une faible représentation dans le secteur public. Odile Piriou,
montre à partir d'un corpus de plus de 3000 diplômés (tous
diplômes confondus) que 37 % des certifiés oeuvrent
professionnellement dans le secteur public et que le secteur privé
couvre 63 % des emplois occupés. Au sein de ces deux secteurs d'emplois,
l'auteure estime à 46 % le pourcentage d'emplois de
sociologues20, c'est à dire des activités où
les diplômés peuvent mettre en pratique leurs savoirs, voire
mettre en oeuvre une pratique de sociologue. Parmi ces emplois, la part de
l'université et de la recherche représente 14 % tandis que le
marché du travail que l'on qualifie de « praticien », 86 %.
Pour l'auteure, ce secteur privé, qui recrute des diplômés
de sociologie peut constituer un espace professionnel où peuvent
être élargies les palettes d'activités du sociologue ainsi
que les positions à partir desquelles est produite et diffusée la
connaissance sociologique. Pour éclaircir les horizons professionnels de
l'activité des praticiens, Piriou (2008) s'est intéressée
aux formations de sociologie, à leur dénombrement, leurs
orientations (professionnelle ou recherche) et à leurs
intitulés.
En analysant un recensement de la DEP, l'auteure montre que le
nombre de Masters de sociologie s'estime à 123. Parmi ces formations, 59
sont reconnues comme Masters dits « professionnels », 43 comme
Masters Recherche et 23 sont identifiées «
indifférenciées ». La majorité de ces formations
porte l'intitulé de « sociologie » qui est cependant,
complété par une spécialisation rattachée à
un domaine qui peut indirectement renseigner sur les milieux susceptibles de
recruter des diplômés de sociologie. Parmi ces secteurs, on
retrouve le domaine du développement (local, urbain et
économique), la spécialisation « politique » (sociaux,
culturels, migrations, etc.) et le domaine du travail et des organisations.
Certaines études (Legrand et al., 1997 ; Piriou 2006) montrent que les
Masters de sociologie peuvent déboucher sur des fonctions d'experts ou
d'expertise, de management, d'ingénierie, de médiation,
d'intervention, d'évaluation, de formation, de management... Même
si les intitulés de Masters sont utiles pour cerner une relation entre
la formation de sociologie et les secteurs d'activités
20 Estimation basée sur une autre de ses enquêtes de
2006.
34
vers lesquels oeuvrent les sociologues, la question des
pratiques de ces professionnels reste encore trouble. D'autant plus que, les
intitulés administratifs les plus couramment utilisés peuvent
sembler abscons et informent peu sur les pratiques qu'ils recouvrent, notamment
celles que l'on pourrait relier à la praxis sociologique. Les
intitulés classiques d'emplois comme ceux de chargés
d'études de mission, de projet, de cadres administratifs, cadres RH,
etc. mériteraient d'être analysés, non pas seulement pour
les personnes, les activités et les responsabilités qu'elles
incluent mais aussi pour s'intéresser aux éléments
sociologiques réaménagés dans leurs emplois. Lien qui peut
facilement être occulté par l'ancrage des praticiens dans leur
milieu professionnel.
Le travail d'Odile Piriou permet d'objectiver la question du
« tournant praticien » et de montrer que le panel des perspectives
professionnelles en lien avec les études de sociologie est sans doute
plus large et complexe qu'il n'y parait. Il est possible qu'aujourd'hui, on ne
puisse plus affirmer que l'activité de recherche ou de l'enseignement
soient les seuls débouchés existants. Par ailleurs, il semblerait
que la reconnaissance d'une sociologie praticienne se fasse de plus en plus
sentir au sein de la discipline si l'on prend comme indice par exemple, la
création de l'Association professionnelle des sociologues d'entreprise
(APSE) en 1999 et de sa revue « Sociologies pratiques »,
abritée par les PUF, classée parmi les revues de rang A par le
CNRS en 2008 ou encore de la création du Comité d'action de la
sociologie professionnelle (CASP) au sein de l'AFS.
Pour conclure sur cette partie historique, l'examen des modes
par lesquels la sociologie s'est professionnalisée nous a conduit
à observer un triple mouvement. Le premier peut être relevé
dans les années soixante pendant lesquelles la sociologie tend à
s'organiser à l'université et au CNRS. On observe alors la
promotion de deux types de modèles que l'on retrouve dans toutes les
disciplines académiques : une tendance fondamentale et une tendance
appliquée. L'histoire montre que la sociologie s'est plutôt
orientée vers cette première tendance. Celle-ci va s'affirmer et
se consolider avec les événements de Mai 68 où
l'équilibre entre les deux tensions semble friable. Les sociologues ne
rompent pas leurs relations avec les clientèles extérieures mais
la sociologie restreint son développement au milieu scientifique. Il ne
faut pas pour autant conclure à une non-professionnalisation de la
sociologie. Celle-ci a bien eu lieu mais essentiellement à travers le
modèle de la science. Le dernier mouvement correspond à la
période 80-90 (fin années 90) où les débats sur
l'équilibre apparemment rompu entre la tension théorique et
pratique réapparaissaient. Ces discussions soulignent
généralement la nécessité de réduire
l'écart existant entre le modèle de métier diffusé
et la réalité des débouchés des
diplômés
35
ainsi que l'existence d'une sociologie dite « praticienne
». Cette question est réaccentuée par la création des
DESS qui se multiplient et comme le montre Odile Piriou (2008), la population
des diplômés formée au plus haut niveau d'étude
augmente bien plus rapidement et en plus grand nombre que les postes offerts
à l'Université ou au CNRS. De telle sorte que, de plus en plus de
diplômés qui exercent hors de l'académie aspirent à
faire reconnaître l'ancrage de leurs pratiques dans la discipline et
à un élargissement de l'organisation de la profession (Piriou,
1999). Être ou ne pas être sociologue, telle est l'une des
questions centrales que nous souhaitons soulever dans le cadre de ce travail.
Mais pas seulement, l'éventualité d'un tel virage soulève
de nombreuses interrogations relatives à la clarification des
débouchés professionnels, des pratiques et de la relation de ces
diplômés avec leur discipline.
Que deviennent-ils après leurs études ?
Emergent-ils de nouveaux profils d'emplois pour ces diplômés de
sociologie ? Quel est leur rapport à leur discipline ? Est-il
modulé par leurs expériences sociales et professionnelles ?
Est-ce que ces agents se sentent légitimes à s'identifier comme
sociologue ? Comment cette légitimité s'affirme-t-elle
différemment à travers différents cursus ?
36
Chapitre 2 : Méthodes et cheminement de
l'enquête
Pour apporter des éléments de réponse aux
questions que nous nous posons, notre recherche consistera à
étudier les trajectoires de plusieurs cohortes de sociologues en axant
principalement l'étude sur la relation « formation/emploi ».
Nous avons voulu traiter notre problématique à travers un angle
à la fois qualitatif et quantitatif pour nous former à ces deux
méthodes complémentaires. Concernant les statistiques, comme nous
l'avons présenté, nous nous sommes appuyés sur des
données issues de la DEPP (2006) et des travaux de Piriou (2008) pour
clarifier la question du « tournant praticien » et en
parallèle, nous avons récupéré les données
de l'enquête Génération 2010 du CEREQ pour tenter
d'en apprendre plus sur les caractéristiques des sociologues et sur les
questions de leur devenir professionnel et de leur insertion. En ce qui
concerne l'approche qualitative, nous avons réalisé 40 entretiens
semi-directifs d'une durée moyenne de 1h30 avec d'anciens
diplômés d'un master d'une université provinciale.
1. Les populations de l'enquête
L'enquête ethnographique s'est déroulée
auprès d'un corpus de 40 personnes (15 hommes et 25 femmes) dont le seul
prérequis exigé était d'être passé par le
Master de sociologie de l'université où s'est
déroulée l'enquête. La particularité de ce master
est qu'il est divisé en deux branches : une voie professionnelle (DIS)
et une voie recherche (ACCESS). Par nos questionnements quant au devenir des
diplômés de sociologie, nous souhaitions avoir une
répartition équilibrée des deux spécialités.
Ce qui fut plutôt le cas avec 19 diplômés DIS et 21
certifiés ACCESS.
La prise de contact s'est faite par e-mail (cf. Courriel
d'accroche en annexe 1). Cette manière de requérir la
participation des diplômés a eu des incidences qui feront l'objet
d'un travail réflexif dans la partie prévue à cet effet
(cf. Une enquête réflexive).
La plupart des participants ont la nationalité
française (34/40). L'âge moyen du corpus est de 29 ans (ET = 4,3
ans). La participante la plus jeune a 23 ans et le plus âgé 52
ans. En termes géographiques, beaucoup vivent encore dans l'espace
où se déroulait l'enquête (23) mais un nombre
conséquent est parti depuis la fin de leurs études (17).
Concernant la parentalité, on observe que la majorité des
diplômés ne sont pas parents (31/40). Il en est de même du
mariage
37
peu pratiqué (5/40). Pour ce qui est de leur situation
professionnelle, étant donné qu'elle représente une des
questions centrales de ce travail, elle sera évoquée
ultérieurement. Mais pour la plupart, ils ne sont pas concernés
par le chômage (4/40). Nous n'aborderons pas la question du capital
culturel puisque notre prérequis à la participation était
l'obtention d'un niveau master.
Comme notre population d'enquête présente
l'attribut d'en avoir fini avec « l'apprentissage », tous les
participants étaient bien actifs et pris dans leurs occupations.
Certains étaient éloignés de la région où
s'est déroulée l'enquête, de telle sorte que, «
l'entrevue physique » ne fut pas la seule situation d'entretien (17/40),
nous avons beaucoup échangé avec les diplômés par
téléphone (16/40) et par le logiciel Skype (7/40).
L'anonymat étant de rigueur, les noms des participants
ne seront pas rapportés. La formation s'inscrivant dans un tout petit
univers, celui du département de sociologie d'une petite
université, nous avons opté pour la restitution unique du genre,
de la tranche d'âge et de la voie de formation du diplôme (ex :
Homme, la trentaine, DIS). Les catégories pertinentes pour nos analyses
seront rapportées seulement si l'éventualité d'être
identifié est infime et si cela ne risque pas de nuire à
l'intégrité de la personne. Pour ce qui concerne les enseignants,
nous préciserons en aucun cas leur statut hiérarchique, nous
rapporterons seulement leur appartenance à l'équipe
pédagogique (ex : cadre de l'équipe pédagogique).
Pour ce qui est des données obtenues auprès du
CEREQ, une présentation est nécessaire. Les enquêtes
Génération sont des dispositifs originaux permettant
d'étudier l'accès à l'emploi des jeunes à l'issue
de leur formation initiale. Tous les trois ans, une nouvelle enquête est
réalisée auprès de jeunes qui ont en commun d'être
sortis du système éducatif la même année quel que
soit le niveau ou le domaine de formation atteint, d'où la notion de
« génération ». Ces enquêtés permettent de
reconstituer les parcours des jeunes au cours de leurs trois premières
années de vie active et d'analyser ces parcours au regard notamment de
la trajectoire scolaire et des diplômes obtenus. En s'appuyant sur un
calendrier qui décrit mois par mois la situation des jeunes et sur des
informations précises concernant le premier emploi et l'activité
occupée au bout de trois années passées sur le
marché du travail, il permet donc d'analyser les modalités
d'entrée dans la vie active.
Le questionnaire sur lequel se base l'enquête commence
par une partie filtre destinée à valider l'identification de
l'individu et à vérifier les critères
d'éligibilité. Le questionnaire aborde ensuite successivement les
thèmes suivants : le parcours scolaire, le calendrier mensuel
d'activité sur les 3 années suivant la sortie du système
éducatif, les caractéristiques individuelles
38
et l'environnement familial. Au coeur du dispositif est
édifié un calendrier professionnel, il retrace mois par mois le
parcours de l'enquêté entre la date de fin d'étude et la
date de l'enquête. A l'issue des différents traitements, les
fichiers de résultats de l'enquête Génération
2010 sont répartis en 3 tables rapportées dans un tableau en
annexe avec les effectifs de sociologues que nous avons pu retirer de ce
dispositif (cf. Annexe 2).
En définitive, l'échantillon réuni par
l'enquête regroupait 33 547 individus. Grâce à une variable
intitulée « Code de la spécialité (NSF ) de la classe
de sortie » nous avons pu distinguer les diplômés de
sociologie (tout niveau confondus) au sein de l'échantillon
Génération 2010. A partie de la NSF, nous avons pu
répertorier 257 étudiants sortis des études après
avoir effectué une année universitaire rattachée à
un cursus de sociologie. Pour respecter les critères de sélection
de nos participants nous avons supprimé les données des
diplômés de licence pour retenir uniquement celles des
certifiés d'un niveau master ou doctorat. Par conséquent,
à partir de la variable « Diplôme de classe terminale »
nous avons retiré tous les étudiants de l'échantillon qui
n'ont pas un diplôme de niveau 1 de telle sorte que notre
échantillon représente 59,8 % de diplômés de master
et 40 % de doctorant pour un effectif de 132 participants (cf. Annexe 3).
Les effectifs des sociologues issus de ces enquêtes
étant faibles il convient de relativiser les résultats que nous
retirerons de ces données. Par exemple, après discussion avec un
responsable de l'équipe Génération du CEREQ, nous
avons compris qu'il est communément admis en statistique que les
résultats peuvent être interprétés comme
significatifs à partir d'un seuil de 200 individus, ce qui n'est pas
notre cas. Cependant, la culture sociologique étant très critique
vis-à-vis du caractère arbitraire que recouvrent ces normes
statistiques il ne s'agit pas pour nous de considérer que nos
résultats n'ont aucune valeur mais qu'ils mériteraient
d'être étayés par des effectifs plus importants, gage d'une
significativité communément admise. Néanmoins, dans le
cadre d'un mémoire de Master il nous semblait nécessaire et
pertinent d'analyser ces données. C'est à travers ces
matériaux que seront exposées les caractéristiques des
diplômés de sociologie dans le 4ème chapitre
(cf. Les caractéristiques des diplômés de
sociologie).
2. La construction des matériaux
Cheminement et difficultés
Tout ce qui a trait au déroulement des entretiens, aux
difficultés (ou non) a fait l'objet d'un travail réflexif qui se
trouve dans la partie 3 (cf. Une enquête réflexive). Les
entretiens se sont déroulés de Décembre 2017
jusqu'à la fin Mai. Les coordonnées pour contacter les
diplômés ont été obtenus auprès du
secrétariat de sociologie sans grandes difficultés suite à
l'aval du directeur de formation. Pour ce qui est des données CEREQ,
nous avons été mis en relation avec un responsable de l'institut
via un professeur de l'université. Grâce à cela, nous avons
pris connaissance de la démarche à effectuer pour
récupérer les données auprès du centre Maurice
Halbwachs. Ainsi, nous avons pu mettre la main sur les données de
l'enquête Génération 2010. Concernant le cadrage
statistique des flux de diplômés nous nous sommes appuyés
sur le travail d'Odile Piriou (2008) qui avait analysé des
données issues de la DEPP21 en 2006. Ces données
datant quelque peu, nous avions formulé le souhait de reproduire la
démarche de l'auteure mais cette fois-ci en effectuant un
rafraîchissement des statistiques avec des fichiers plus récents.
Conformément à ce qui était indiqué sur le site de
la DEPP, nous avons contacter la secrétaire générale pour
nous renseigner sur la marche à suivre pour obtenir des données
concernant la fluctuation des certifications du supérieur. Cette
dernière nous informa « à son plus grand regret » que
ce service statistique ne relevait plus de la DEPP mais de « la
sous-direction des systèmes d'information et des études
statistiques de l'enseignement supérieur » dont elle nous fit
suivre un mail. Adresse qui se révéla être un automate
programmé pour accuser notre demande en affirmant qu'elle aurait une
réponse dans les 5 jours. Malgré nos relances nous n'avons jamais
eu de réponse. Cette déconvenue nous a conduit à nous
référer à des données plus anciennes mais
permettant une comparaison.
39
21 Direction de l'Evaluation, de la Prospective et de la
Performance.
40
Méthodologie de terrain
Les 40 entretiens ont été menés en
respectant le plus possible la trame élaborée dans notre guide
d'entretien. Au cours des entrevues étaient évoqués
plusieurs thèmes (cf. Grille d'entretien Annexe 9) : leur
origine sociale, la trajectoire scolaire et universitaire, l'engagement dans la
formation, la recherche/la thèse, l'influence de la sociologie, sa mise
en oeuvre, la situation et la pratique professionnelle, leur conception du
rôle du sociologue et de la sociologie, leurs projets, etc...
Concernant le déroulement de l'enquête,
même si comme le stipule certains manuels, l'exercice de l'entretien
correspond plus à de la « débrouillardise » qu'à
une méthode standardisée, nous nous sommes raccrochés
à des conseils fournis par des sociologues qui promulguent cette
approche. Ainsi, comme le conseillent Weber et Beaud (2010) nous nous sommes
efforcés de gagner la confiance des enquêtés qu'il faut
percevoir comme une condition nécessaire pour obtenir des informations
fiables et instructives. Pour cela, l'empathie, les signes
d'intérêts, d'approbations, d'étonnements, de compassion ou
d'effarement qui ponctuent toute interaction « ordinaire »
étaient de mise. Par ailleurs, nous avons veillé à ne pas
mettre en place une atmosphère d'examen ou d'audition (même si
cela peut sembler inévitable par moment) en mettant en avant notre
souhait d'un échange de point de vue. Afin de mener nos entretiens, nous
avons adopté un style semi-directif où nous faisions place aux
associations libres utilisant des relances en lien avec nos thématiques.
Il n'y avait pas d'ordre strict pour formuler nos questions, nos interventions
ne visaient pas à flécher le cheminement de l'entretien, à
juger ou à évaluer mais à favoriser la libre expression de
l'enquêté en l'invitant à poursuivre, à
compléter, à synthétiser, à demander une
précision...
Pour les entretiens qui se sont déroulés en
vis-à-vis, nous avons veillé à nous entretenir dans un
lieu calme et rassurant, la plupart du temps un café étudiant ou
le domicile pour ceux qui le proposaient. Considérant qu'un climat de
confiance devait s'installer nous prévoyions à chaque fois une
plage horaire conséquente. En termes de durée, les entretiens se
sont étalaient en moyenne sur 1h30. Les entretiens se sont en
général achevés lorsque les participants manifestaient le
souhait d'y mettre un terme.
Les données statistiques du CEREQ ont été
traitées à partir d'un logiciel SAS22
nommé JMP permettant de travailler directement les
données, de commander des tests statistiques
22 Statistical Analysis Software.
41
restitués numériquement dans des tableaux sous
forme graphique et cela, tout en croisant les différentes variables.
Pour travailler nos matériaux qualitatifs,
conformément aux conseils de Weber et Beaud (2010) nous avons
édifié une grille d'analyse qui comprenait 4 grands axes : la
première concernait les caractéristiques sociales, la seconde le
devenir professionnel, la troisième le rapport à la sociologie et
la dernière recouvrait la question de la légitimité. Cette
grille, réalisée avant la réécoute des entretiens a
permis de centraliser notre attention sur nos problématisations.
Cependant, elle a été modifiée et modulée tout au
long de la réécoute, de telle sorte que l'on puisse dire qu'elle
fut structurante pour notre analyse et restructurée par cette
dernière.
42
Chapitre 3 : Une enquête réflexive
La partie suivante s'attachera à exposer en quoi la
réflexivité a été au coeur de ce travail. Mais au
préalable, il s'agit de s'accorder sur le sens que recouvre cette
notion. Ce concept, comme le précise Mormont (2007) est plastique
puisqu'il répond à la fois à une conception localement et
historiquement située. Selon Thoreau et Despret (2014), pour que la
définition de la réflexivité soit lisible, le mieux que
l'on puisse faire est d'étudier les manifestations d'accusation de son
absence. Quand les auteurs parlent d'« accusations », ils se
réfèrent à des critiques formulées par des
chercheurs en sciences sociales envers les scientifiques des sciences dites
« dures ». Par exemple, pour Rui (2012), compte tenu de son objet, la
sociologie est une discipline réflexive puisqu'elle joint ce que les
sciences positives séparent : l'acteur et l'observateur, le savoir et la
situation sociale, le contexte d'enquête et son champ d'inscription
sociale, les conceptions du sens commun et la théorie savante. A
contrario des sciences « dures », pour lesquelles une posture
réflexive renvoie essentiellement à s'interroger sur la dimension
politique et collective de tout travail scientifique (Thoreau et Despret, 2014)
les sciences sociales quant à elles, considèrent la
réflexivité comme une démarche où le chercheur se
prend lui-même pour objet d'analyse et de connaissance. Plus
précisément, la réflexivité consiste à
soumettre à une analyse critique non seulement sa propre pratique
scientifique (opérations, outils et postulats) mais également les
conditions sociales de toutes productions intellectuelles. Travail qu'il
convient de mener lorsque l'on cherche à étudier un monde dans
lequel on est pris.
1. Un monde dans lequel on est pris
On doit à l'ouvrage Homo Academicus (1984) de
Pierre Bourdieu l'ouverture du champ de la sociologie de la sociologie. Dans
son premier chapitre, l'auteur évoque un certain nombre de
problèmes qui se présentent au chercheur lorsqu'il étudie
un monde dans lequel il est pris. D'une part, des difficultés d'ordre
épistémologique qui ont trait à la différence entre
la connaissance pratique et la connaissance savante et notamment «
à la difficulté particulière de la rupture avec
l'expérience indigène et de la restitution de la connaissance
obtenue au prix de cette rupture » (Bourdieu, 1984 : 11). Cette
question fait écho à l'éternel débat sociologique
sur la juste distance à adopter vis à vis de son objet : «
On sait l'obstacle à la connaissance scientifique que
représente tant l'excès de proximité que l'excès de
distance » (Bourdieu, 1984 :
43
11). Comme le note Houdeville (2007) un rapport trop distant
avec son objet expose le chercheur au risque de tenir un discours qui ne soit
rien d'autre qu'une projection d'un rapport inconscient à l'objet et, un
lien trop étroit nous confronte au « piège de
l'évidence ».
A côté de cela, dans un compte rendu de l'ouvrage
de Pierre Bourdieu23, Michel Arliaud parle d'un « livre
défi » pour caractériser l'acte d'objectiver un univers
auquel on appartient. L'auteur évoque le risque qu'une telle
démarche suscite la polémique. Conduite qui, dans ce
mémoire, est sensiblement la même.
Dans le premier chapitre d'Homo academicus, Pierre
Bourdieu fourni des pistes de réflexions pour accuser les
difficultés qui se rattachent à l'étude d'un monde auquel
on est lié. Dans un premier temps, il convient d'établir une
démarche scientifique : éprouver des « intuitions »
(c'est à dire une forme de connaissance préscientifique de
l'objet) à un dispositif de recherche empirique d'analyse et de
contrôle, engendrant une validation des intuitions ou l'émergence
d'autres hypothèses. Dans un second temps, il faut analyser le produit
de l'enquête : « objectiver l'objectivation ». Cela
consiste à réinvestir les résultats de l'enquête
empirique à travers une analyse réflexive des conditions et des
limites sociales de ce travail, gage d'une vigilance
épistémologique. Démarche que l'auteur qualifie «
d'objectivation participante ».
Pour Bourdieu, il faut dissocier « l'objectivation
participante » de « l'observation participante »
qu'il considère comme une sorte d'impossibilité conceptuelle
mettant le chercheur dans une situation où il est à la fois sujet
et objet. Mais, il estime que cela ne condamne pas à l'objectivisme du
« regard éloigné » si l'observateur reste
aussi distant de lui-même que de son objet. En cela, l'objectivation
participante consiste à objectiver le chercheur lui-même. Elle se
donne pour objet « d'explorer non l'expérience vécue du
sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilité (donc les
effets et les limites) de cette expérience et, plus
précisément, de l'acte d'objectivation. Elle vise à une
objectivation du rapport subjectif à l'objet qui, loin d'aboutir
à un subjectivisme relativiste et plus ou moins antiscientifique, est
une des conditions de l'objectivité scientifique ». Dans cette
perspective, Bouveresse (2003) explique que cette démarche consiste
à analyser les structures sociales intériorisées que le
chercheur engage, consciemment ou inconsciemment dans sa pratique de sociologue
(son milieu d'origine, sa position et sa trajectoire dans l'espace social, son
appartenance et ses adhésions sociales et religieuses, son âge,
son sexe, sa nationalité, etc.). En effet, c'est une chose
23Michel ARLIAUD, « Compte rendu de l'ouvrage de
Pierre Bourdieu Homo academicus », Revue française de
Sociologie, vol. XXVI (4), octobre-décembre 1985, p. 713-719.
44
bien connue, que certains choix scientifiques les plus
fondamentaux (concernant le sujet de la recherche, la méthode, la
théorie) dépendent de la position sociale du chercheur. Autant de
points qu'il convient de soulever pour un étudiant qui cherche à
objectiver son propre milieu : la sociologie.
2. Penser la sociologie d'une position d'apprenti sociologue
Il convient de signaler un aspect qui n'était pas
présent dans l'entreprise menée par l'auteur d'Homo
academicus et qui a constitué une dimension supplémentaire
dans la conduite de notre travail, le fait que ce soit un étudiant qui
le réalise. Position subalterne dans la hiérarchie universitaire
qui cependant, ne doit pas nous exonérer d'un travail d'objectivation
participante. Une restitution exhaustive des conditions sociales de productions
de ce travail étant irréalisable, il ne s'agit pas dans cette
partie de livrer un travail de socio-analyse mais de centrer la
réflexivité sur la position occupée dans le champ de la
sociologie.
Pour Bourdieu (1976), le champ scientifique qui se
présente comme un univers en apparence pur et
désintéressé est un champ social comme un autre avec ses
rapports de forces, ses monopoles, ses luttes et ses stratégies, ses
intérêts et ses profits. L'auteur stipule que la lutte
politique24 est inhérente au champ et que ce dernier assigne
à chaque chercheur, en fonction de la position qu'il occupe, ses
problèmes, ses méthodes et ses stratégies. En cela, il
convient d'être réflexif sur notre condition pour objectiver notre
rapport à l'objet.
Être étudiant de master 2 est une position
particulière au sein du champ, une année transitoire où la
question de la poursuite d'étude en thèse - c'est à dire
l'insertion professionnelle objective dans le monde de la recherche - est
centrale. A ce titre, la poursuite en thèse représente notre
projet professionnel. A ce sujet, nous avons éprouvé au cours de
notre trajectoire universitaire quelques déconvenues qui, après
un travail réflexif nous semble importantes à prendre en compte
pour penser notre rapport à l'objet. Les déceptions que nous
évoquons concernent l'injonction structurelle à effectuer un
complément de formation afin de pouvoir prétendre entrer en
thèse. En effet, la formation actuelle de sociologie que nous suivons
représente pour nous une deuxième année de master 2.
L'année précédente, nous poursuivions une formation
pluridisciplinaire de sciences humaines pour l'éducation (SHE) qui,
à l'issue de la formation nous dispense d'un titre universitaire de
« niveau I », degré d'étude qui dans les
24 Terme qu'il faut comprendre comme le rapport avec l'ordre
établi.
45
formes, nous permet de prétendre à mener une
thèse. Cependant, dans les faits, la politique du département
d'étude exige pour les étudiants qui veulent entrer dans un
troisième cycle de sociologie d'effectuer en complément le master
de sociologie. Cette configuration a été vécu de notre
part comme une situation d'injustice par le sentiment que notre formation
pluridisciplinaire (et tous les efforts fournis pour son obtention) ait moins
de « valeur » qu'une formation unidisciplinaire. Par ailleurs, nous
avons toujours attaché énormément d'importance à la
pluridisciplinarité. Par exemple, l'objet de notre mémoire SHE a
été traité sous un angle psychosociologique. Or, nous
avons eu l'« intuition »25 que la
pluridisciplinarité est promue par une infinité de personne et
que le fonctionnement du champ scientifique tend à une hypersegmentation
des disciplines. Par ailleurs, l'injonction à faire un master 2
supplémentaire se justifiait par le fait de ne pas avoir un cursus
complet de sociologie, ce qui ne nous permettait pas d'avoir les
pré-requis nécessaires pour poursuivre nos études en
thèse. Effectivement, le master SHE regroupe des personnes qui sont en
reprise d'études, en formation continue et qui ne sont pas pour la
plupart, diplômées d'un premier cycle de sociologie. Or nous
croyons que cela n'entrave pas leurs motivations et leurs capacités
à analyser les faits sociaux. Dans notre conception, les qualités
sociologiques ne dépendent pas uniquement de la longévité
d'un cursus et sur ce point, l'expérience professionnelle (dont sont
dotés les étudiants en formation continue) lorsqu'elle rentre en
contact avec la sociologie, peut susciter une appétence à la
recherche et des intérêts heuristiques qu'il ne faut pas
sous-estimer.
En somme, ce travail tire son origine de l'expérience
d'une double domination et d'un rejet institutionnel : être un subalterne
dans la hiérarchie, louant une pluridisciplinarité que le champ
scientifique disqualifie et rejette sous prétexte d'un parcours
universitaire ne permettant pas d'avoir les pré requis
nécessaires pour la conduite d'une thèse. Tous ces
éléments évoqués permettent de comprendre le
caractère critique et subversif que prend ce travail. Subversif, car
comme le prétend Bourdieu (1976), le champ assigne à chaque agent
ses stratégies selon la position occupée, il est alors tout
naturel qu'une place telle que la mienne conduise à une stratégie
que l'auteur qualifie de « subversive » : démarche
risquée où les enjeux du champ recherché ne peuvent
s'obtenir qu'au prix d'une redéfinition complète des principes de
légitimation de la domination et ce, en respectant scrupuleusement les
règles du jeu mises en
25 Ce questionnement n'a jamais fait l'objet d'un travail
scientifique de notre part.
46
place par les dominants. Critique, car ce travail s'inscrit
dans une culture du dévoilement, de la résistance et d'un travail
de recherche adopté à partir du point de vue du
dominé26.
Si nous évoquons tous ces aspects, ce n'est pas pour
susciter un sentiment de parti-pris mais bien pour exposer que tout au long de
ce travail, cette « animosité » a été
conscientisée, prise en compte et contrôlée dans notre
manière de construire et d'analyser les matériaux. C'est à
travers cette connaissance de soi et des effets induits par notre position que
notre expérience première s'est vue transformée et
sublimée par la pratique scientifique en une forme d'objectivation. Le
rapport d'enquête que nous proposons ici représente donc une
tentative d'éclairer le monde des sociologues dans le cadre d'une
recherche qui, limitée à notre position d'étudiant, est
dénuée de toute logique polémique. Et nous laissons
à l'espace de validation « inter-subjectif » du
cercle des sociologues le soin d'en juger.
Le travail réflexif de ce rapport ne s'arrête pas
à l'acte d'objectiver l'objectivation. L'objet de notre recherche
consiste aussi à prendre du recul sur la manière dont notre
enquête a été reçue par les sociologues. Pour cela,
nous avons voulu éviter de procéder au partage entre deux formes
de réceptions exclusives : les récalcitrants et les
adhérents. Il est tout à fait possible qu'une même personne
puisse être partagée entre ces deux attitudes. Ambivalence qui se
cristallise bien dans la dénomination qu'a pu prendre notre recherche
dans les propos des enquêtés.
3. Un sujet « Courageux »
Tout au long de l'année universitaire, à travers
différentes situations pédagogiques, il nous était
demandé de présenter l'état de notre recherche. C'est
ainsi qu'au cours d'une séance où j'étais conduit à
présenter mon travail et à expliciter mon raisonnement,
l'enseignant qui animait le cours fit ce commentaire : « c'est
courageux ! » [Cadre de l'équipe pédagogique].
L'utilisation du terme « courageux » peut transcrire
une certaine ambiguïté dans son utilisation. D'une part, il peut
recouvrir une dimension très positive et valoriser une conduite
risquée nécessitant de la bravoure. D'autre part, il peut
être connoté négativement et peut relever de ce qui tient
de l'inconvenance et de l'effronterie.
26Dans le cas présent, les
diplômés hautement qualifiés en sociologie qui, par le
fonctionnement du monde universitaire, ne seront jamais
considérés comme sociologues.
47
Cette remarque provenant directement de la bouche de l'un de
mes enseignants me confortait dans l'idée que mon travail pouvait
susciter de l'intérêt aux yeux du corps professionnel qui serait
amené à le juger. Cela s'accordait bien à certaines
valeurs que j'avais cru entrapercevoir dans le milieu scientifique, celle
notamment où l'esprit sociologique n'a de limites qu'à travers
les dimensions éthiques et morales, que la critique scientifique peut
s'appliquer jusqu'à la critique elle-même. Qualifier mon travail
de « courageux » c'était d'une certaine façon un
plébiscite, une manière de m'encourager à proposer des
questions jamais formulées et d'essayer de révéler les
impensés des pratiques de notre milieu mutuel.
D'un autre côté, on peut attribuer au terme
« courageux » une signification différente, connotée
négativement, soulignant que ma démarche soulevait quelque chose
d'inconvenant. Je pense par exemple, au moment d'une pause cigarette où
je me suis fait accuser de relativiste par un collègue de promotion
[Homme, 25 ans, étudiant DIS]. Une telle remarque m'a tout de suite
conduit à m'interroger sur comment les sociologues peuvent
considérer ma démarche. Me taxer de relativiste dénotait
que certains me percevaient moi et mon action comme une menace pour la
discipline, un traître susceptible d'utiliser les armes de la sociologie
pour les retourner contre elle. Par ailleurs, je me suis souvent
retrouvé dans une situation où l'on me demandait ce que je
voulais faire plus tard : « Après tu veux faire une
thèse ? » ; « Tu voudrais devenir maître de
conférences ? ». Certains propos similaires étaient
formulés sous forme d'insinuation : « Toi tu veux devenir
maître de conférences, c'est obligé » [Femme, 26
ans, diplômée ACESS]. Autant de remarques qui après
réflexion, m'ont conduit à penser que ma démarche
était perçue comme l'oeuvre d'un cerveau de «
carriériste ». Car c'est reconnu ; « Il y a deux types de
sociologues. Ceux qui s'intéressent aux postes et ceux qui
s'intéressent au social » [Cadre de l'équipe
pédagogique]. Des remarques bienveillantes formulées à
l'égard de notre travail peuvent aussi nous renseigner sur la
manière dont notre démarche pouvait être perçue par
les sociologues : « Interrogez-vous sur la manière dont vos
enquêtés perçoivent votre démarche. Comment ils
jugent votre prétention à... Prétention à faire ce
travail ». [Cadre de l'équipe pédagogique].
Derrière cette réflexion, il faut sans doute entendre que pour
beaucoup de sociologues, la conduite d'une enquête sur les pairs est une
opération périlleuse, dont seul un chercheur confirmé peut
s'encourir d'une telle démarche. De ce fait, il était probable
que je passe auprès de la communauté pour un prétentieux,
un carriériste pédant qui s'alloue une thématique de
« cador » et qui ne reste pas à sa place d'étudiant.
Statut de novice qui, comme nous allons le voir, a eu de nombreuses fois une
incidence au cours de nos entretiens. Être réflexif sur la
manière dont s'est déroulée l'enquête est
aujourd'hui une démarche
48
incontournable en anthropologie notamment parce qu'elle
débouche sur des perspectives heuristiques.
4. La relation ethnographique comme relation sociale
Dans son ouvrage la misère du monde, Pierre
Bourdieu (1993) stipule que « même si la relation
d'enquête se distingue des échanges de l'existence ordinaire en ce
qu'elle se donne des fins de pure connaissance elle reste quoi que l'on fasse,
une relation sociale ». Ce que l'auteur veut dire par là,
c'est que la relation d'enquête n'est pas en apesanteur sociale ou
hors-sol. Elle débouche sur une relation dissymétrique de
pouvoir, susceptible d'entraîner son lot de violence symbolique et
d'effets corrélatifs (distorsions, intimation, intimidation,
résistance, censure...). C'est à travers ces configurations que
tout matériau d'enquête est construit. Les données
ethnographiques élaborées ne sont pas transcendantes à la
recherche qui les viserait comme un en-dehors, un fruit que l'on cueillerait.
Elles sont toujours produites à travers des configurations sociales
singulières. Face à ce paradoxe, beaucoup de chercheurs
considèrent les distorsions suscitées par la relation
d'enquête comme des entraves à la connaissance.
Dans un ouvrage consacré à
l'épistémologie de la relation d'enquête, Christian Papinot
(2014) expose une série de recherches symptomatiques
(Pinçon-Charlot, 2002 ; Cartron, 2000 ; Bizeuil, 2003 ; Naepels, 1998)
qui entrevoient la présence du chercheur comme un obstacle à la
connaissance. Toutes ces recherches élaborent des stratégies pour
réduire les perturbations suscitées par le chercheur au
détriment d'une réflexion épistémologique sur la
relation d'enquête. Face à cela, Papinot (2014) relate un «
impensé paradoxal en sciences sociales » : la persistance d'un
mythe de la neutralité du chercheur au détriment d'une
réflexion sur les difficultés du terrain
considérées par tout un pan de la sociologie comme un moyen
d'accéder à la connaissance.
On doit cette manière d'envisager les
difficultés au renversement épistémologique de Georges
Deveureux (1980) qui postule que la présence d'un observateur
entraîne inéluctablement une reconfiguration du milieu
étudié. Pour l'auteur, ce phénomène n'est pas un
obstacle à la connaissance. Il faut aborder cette difficulté de
manière constructive en considérant l'enquêteur et son
statut comme un révélateur, un catalyseur de réactions.
Les effets induits par sa présence, si on est réflexif à
leur émergence peuvent être des voies d'accès aux logiques
sociales du groupe étudié.
49
Dans la filiation de Devereux, Oliver Schwartz (1993)
prétend qu'il est possible de travailler sur les effets de notre
présence, de réduire la perturbation. Par exemple, il est
communément admis en sciences humaines que plus le temps de
l'enquête dure, plus il garantit au chercheur d'occuper une position
flottante, de devenir un « étranger intime » (Papinot, 2014).
Il y a donc tout intérêt à assumer son statut, de chercher
à moduler les effets qu'il induit, d'y être réflexif pour
objectiver les logiques sociales du groupe étudié.
En accord avec les travaux épistémologiques
évoqués, des auteurs qui ont recours à une approche dite
« dispositionnaliste » mettent un point d'honneur à la prise
en compte du contexte. Les pratiques sont toujours engendrées à
partir des dispositions des personnes enquêtées dans le contexte
toujours singulier où elles sont actualisées ou
énoncées (Lahire, 2004). Si les propos/pratiques varient c'est en
raison de la variation des contextes dans lesquels, ils trouvent à
s'actualiser. Les dispositions sociales ne sont jamais directement observables
mais tel un axiome, on postule qu'elles sont au principe des pratiques
observées. En définitif, le chercheur doit les reconstruire sur
la base de la description des pratiques et des situations en se
référant à des éléments biographiques
jugés importants (Lahire, 1998).
Tous ces travaux ont été présentés
afin de clarifier à la fois le positionnement
épistémologique et théorique que nous avons adopté
pour aborder l'enquête. Les lignes qui suivent ont été
écrites pour exposer les difficultés que nous avons
rencontrées tout en les considérant comme un moyen
d'accéder à la connaissance en étant réflexif
à notre statut et aux réactions qu'il pouvait catalyser.
L'étude des pairs, une démarche impossible ?
Pour Jennifer Platt (1981), un travail d'enquête
ethnographique « orthodoxe » suppose, pour des raisons pratiques, que
les protagonistes ne se connaissent pas, n'appartiennent pas au même
groupe social et qu'ils ne se rencontrent plus ou peu une fois l'enquête
terminée. C'est une relation sociale sans passé ni avenir
où les rôles définis par la recherche devraient être
séparés de tout autre rôle. Un schéma «
classique » d'enquête suppose une conjoncture où le
sociologue domine statutairement la situation. Cela permet à
l'enquêteur d'engager le jeu et d'en instituer les règles, il
assigne à l'entretien, de manière unilatérale et sans
négociation préalable des objectifs et des usages
d'enquêtes que l'interviewé, étranger à la culture
sociologique aura du mal à percevoir (Bourdieu, 1993). Or, ce
schéma d'enquête standard risque d'être complètement
ébranlé lorsqu'il s'agit d'étudier des populations qui ont
une grande
50
proximité avec la culture savante. C'est le cas dans
notre enquête où nous sommes confrontés à
étudier nos pairs. Dans un sens diffus, ce sont nos égaux dans la
mesure où ils partagent les mêmes connaissances culturelles par
leur appartenance au même milieu que nous : la sociologie. Il convient
dès lors d'interroger les problèmes liés aux
spécificités d'une population qui connaît les visées
d'une enquête ethnographique.
Lorsque nous nous entretenions avec des sociologues, avec
lesquels nous partagions une profonde familiarité, c'est à dire
la plupart des attributs, au premier abord leur objectivation ne semblait pas
faire surgir des résistances. La relation d'entretien ne semblait pas
toujours menaçante pour ces enquêtés du fait que nous
partagions avec eux la plupart des faits livrés. Il s'est
avéré que cette familiarité était avant tout
désagréable pour nous même. Il nous est arrivé
parfois d'éprouver une certaine gêne au cours d'entretiens lorsque
les expériences rapportées par notre corpus faisaient écho
à notre propre trajectoire. Ces relations d'enquête tendaient
naturellement à devenir une socio-analyse à deux dans laquelle
nous nous trouvions pris par l'objectivation autant que la personne soumise
à l'interrogation, sentiment désagréable d'être
dépossédé de notre singularité. Après
réflexion sur ce fait, il nous a semblé que, l'excès de
familiarité avec la population d'enquête traditionnellement
présentée comme un piège de « l'évidence
», ne nous condamne pas nécessairement à un flou
épistémologique mais peut être une source de connaissance
si le chercheur est réflexif quant à sa propre expérience
et la croise avec celles de ses pairs. Par exemple, cela prenait forme dans les
entretiens lorsque nous nous corrigions dans notre manière d'introduire
certaines questions passant du « tu » objectivant au «
on », référence à un collectif impersonnel,
puis au « nous » où l'on admettait implicitement
être nous-même concerné par l'objectivation. Cependant il
serait erroné de penser que nos situations d'entretiens n'ont jamais
fait place à des formes de résistance. Certaines conjonctures
nous ont conduits à penser que la gêne d'être
objectivé a fait émerger des mécanismes de
défense.
Il est communément admis en sociologie que l'exercice
d'objectivation peut être vécu violemment par les personnes qui en
font l'objet. En ce sens, il faut convenir que les sociologues, même
s'ils peuvent adhérer par leur esprit sociologique à
notre démarche, forment une catégorie de personnes connaissant
les visées d'une enquête et de ce fait, peuvent être
disposés à parer toutes tentatives d'objectivation de leur
vécu. Nombreuses ont été les manifestations de
résistance au cours des entretiens. Ceux avec qui je me suis entretenu
ne se sont pas toujours laissé aller au rôle de l'acteur qui
dévoile son expérience au sociologue, cas de figure que l'on
retrouve la plupart du temps dans les enquêtes « ordinaires ».
Ainsi, pour
51
beaucoup, face aux questions que je leur posais, ils
manifestaient l'inconfort d'être objectivés par la
velléité d'échapper à l'emprise qui prenait forme
la plupart du temps avec ce que les Pinçon-Charlot (2002) appellent la
stratégie de l'arroseur arrosé. Je me souviens
particulièrement d'un entretien avec une thésarde (la trentaine)
dans un café étudiant qui, à aucun moment de l'entretien
n'a été prompte à se laisser aller au jeu des associations
libres. Dès que l'occasion se présentait, elle se
détachait de mes questions pour parler de
généralités. De telle sorte qu'une bonne partie de
l'entretien s'est déroulée sur un registre de conversation de
comptoir. Il y a fort à parier, pour une chercheuse avancée dans
sa thèse que la recherche d'une conversation banale dans le cadre d'une
étude n'était pas neutre. De plus, comme beaucoup
d'enquêteur après un certain temps d'entretien, en espérant
que la confiance se soit installée, j'ai été plus directif
dans ma manière de poser mes questions pour les recentrer sur ma
thématique. A partir de ce moment-là, chacune de ses
réponses était suivie de questions formulées à mon
encontre, sur mon travail, ma recherche, mon questionnement, mes projets etc.
De tel sorte que progressivement je devenais autant le questionné que le
questionneur. Ce, sans doute afin d'entrevoir mes hypothèses de
recherche pour estimer si, en fonction de celles-ci, elle serait encline
à y répondre. Ce qui pour information, n'a pas été
le cas. Par ailleurs, il était impossible pour moi de changer le
schéma d'entretien étant donné qu'il aurait
été mal venu d'exiger explicitement de sa part de rester à
sa place d'enquêté et d'accepter gentiment d'être
dépossédée de sa vocation habituelle d'analyste. Entretien
qui au premier abord peut sembler n'avoir aucune valeur heuristique mais qui,
après en effort réflexif, exemplifie bien comment les formes de
résistance à l'objectivation peuvent prendre forme pour des
personnes qui connaissent bien l'exercice de l'entretien ethnographique.
Comme nous venons de l'évoquer, le fait que notre
population d'étude ait conscience d'être objectivée peut
conduire à des mécanismes de résistance. Cependant, pour
rétifs que furent parfois les enquêtés au cours des
entretiens, il n'en demeure pas moins que la plupart acceptèrent de se
dévoiler. Il m'est même arrivé que certains
enquêtés me demandent en fin d'entretien s'ils ne s'étaient
pas trop censurés : « Ça va pour l'entretien ? J'ai pas
été trop résistant ? Je me doute que ça ne doit pas
être simple avec des sociologues, on peut avoir tendance à se
censurer un peu... » [Homme, 30 ans, ancien étudiant ACCESS].
Par ailleurs, l'enquête a été accueillie positivement la
plupart du temps si l'on se fie au nombre de fois où l'on salua mon
sujet. Je songe par exemple à une diplômée avec qui j'ai
échangé par courriel et qui concluait un de ses messages par :
« ton enquête est super intéressante et c'est un sujet
qui mérite d'être approfondi. Félicitation ! »
[Femme, 27 ans, diplômée DIS]. L'enquête a
52
finalement pu se dérouler grâce à une
contribution active et volontaire des enquêtés bien
disposés à l'égard de l'objectivation. A ce titre, ils
peuvent faire l'objet comme des agents sociaux « ordinaires » d'une
analyse.
Même si l'étude a pu être menée
grâce à la bonne volonté des enquêtés, cela
n'empêche pas que nous ayons été confrontés à
des résistances fondées sur des différences statutaires.
En effet, au cours du déroulement de l'enquête, nous avons eu le
sentiment que plus l'asymétrie augmentait plus les résistances
étaient marquées. Il nous semblait important d'en rendre compte
car elles peuvent nous en apprendre plus sur notre objet.
La sociologie, un monde hiérarchisé
Au cours de notre recherche, nous avons été
amenés à rencontrer des agents dominants, académiquement
et professionnellement : des enseignants-chercheurs, des docteurs, des
directeurs et des cadres supérieurs. Cette domination ne peut être
objectivée qu'à travers nos propres attributs : le statut
d'apprenti sociologue. C'est un attribut qui a une forte connotation pour le
public rencontré. Néanmoins, pour Chamboredon, Pavis, Surdez,
Willemez (1994), il faut considérer que les dispositions de
l'enquêteur et sa position dépendent au moins autant de
l'accumulation de capitaux économiques, sociaux et culturels que de sa
place dans le système universitaire. Dès lors, il faut concevoir
que la domination inhérente à nos situations d'entretiens pouvait
être à géométrie variable par rapport à la
singularité des situations et des attributs des enquêtés.
Ainsi, des difficultés ont émergé avec des agents qui
possédaient l'attribut d'avoir dépassé le stade de
l'apprentissage et qui occupent un statut social important. Ces agents
dominants, par leur position élevée dans leur milieu
professionnel, dotés d'un capital culturel et scientifique
conséquent étaient disposés à ressentir à
notre contact un sentiment de supériorité et à s'imposer
dans la situation d'enquête. Domination qui leur permettait de dicter
l'échange et de mettre en place ce que Yves Winkin (1984) appelle une
« tentative de maintien du contrôle du dévoilement ».
Une situation d'entretien m'a particulièrement
interpellé. Elle a eu lieu avec un homme d'une trentaine d'années
qui est docteur de sociologie que j'ai nommé le « professeur
». Comme pour chacun des diplômés du corpus
étudié, je l'avais contacté par mail pour lui proposer de
participer à l'enquête. Dès sa première
réponse il s'est montré enclin à l'idée de retracer
avec moi son parcours. Par conséquent, nous sommes tombés
d'accord pour nous rencontrer un après-midi dans un café. Le jour
J, à mon grand dam, le café où nous devions
échanger et qui
53
faisait aussi office de restaurant était noir de monde.
Étant en avance, j'ai fait un tour des environs pour voir s'il y avait
un autre café avec moins de monde permettant d'effectuer l'entretien
dans des conditions convenables. Il s'est avéré qu'à
quelques pas du lieu de rendezvous se trouvait un petit bistrot presque vide
avec en fond, une ambiance musicale détente très sobre. Une fois
ma reconnaissance effectuée je suis retourné sur mes pas pour
attendre le « professeur » au rendez-vous convenu. Il est
arrivé pile à l'heure et je l'ai informé que le
café prévu était bondé et que l'on pouvait se
rabattre sur un autre à quelques pas d'ici. Ce que nous avons fait.
Arrivés sur les lieux, nous sommes rentrés et un serveur est venu
nous accueillir. Je lui ai alors demandé : « ça te
conviens ? ». Ce sur quoi il m'a répondu : « pour toi
avec la retranscription ça va être galère... ».
Sans me consulter, il congédia poliment le serveur et nous
sortîmes pour aller voir si l'on pouvait trouver un bar plus calme. Nous
avons marché ensuite pendant quelques minutes pour rejoindre une autre
place avec d'autres établissements susceptibles de lui convenir plus que
le précédent. En essayant, en situation d'enquête d'adopter
autant que faire se peut une « réflexivité réflexe
», quelque chose dans l'hexis du « professeur » nous a
interpellé. Il marchait très rapidement de telle manière
qu'il fallut pour nous augmenter conséquemment la foulée pour
rester à son contact. Sur le chemin, il m'a posé quelques
questions sur ma recherche et m'a glissé qu'il connaissait d'anciens
diplômés qui ne prendraient pas le temps de répondre
à mon mail. J'ai tout de suite cherché à savoir pourquoi,
à évoquer des pistes d'explications pour comprendre ces refus. Il
a esquivé la question par un : « je sais pas ».
L'espace du trajet, j'ai rapidement pris conscience que le « professeur
» ne chercherait aucunement à mettre en place une ambiance
chaleureuse pour travailler à réduire la « distance sociale
» (Bonnet, 2008) entre nous deux. Au contraire, son hexis et son attitude
m'ont conduit à penser qu'il cherchait justement à assurer son
statut par un travail de conservation de la distance. En m'exhortant à
le suivre sans me consulter, en étant pas très loquace et en
marchant de bon train (m'imposant à suivre le mouvement), j'assistais en
direct à un putsch où il prenait objectivement le pouvoir de la
relation. Cela s'est confirmé d'autant plus lorsque nous sommes
arrivés à destination de l'endroit où nous
espérions trouver des bars plus calmes. Sans prendre le temps de rentrer
dans les cafés pour voir s'il y avait des conditions sonores
appropriées, il a proposé l'idée que l'on se rabatte sur
une médiathèque, visiblement pas très emballé
à l'idée de converser autour d'un verre. En fin de compte,
l'entretien s'est déroulé dans une salle calme de la
médiathèque, lieu symboliquement très scolastique.
Le début de l'interaction a confirmé nos
intuitions. Après notre installation, sa première prise de parole
consista à me questionner sur mon parcours : « tu as fait une
licence de
54
sociologie ? ». Ce à quoi j'ai
répondu non, que j'avais fait de la psychologie. Sans plus attendre, il
précisa qu'il avait donné des cours en licence. Il nous semble
que consciemment ou non, cette manière d'entamer l'entretien consistait
pour le « professeur » à se réassurer dans son statut
en précisant qu'il avait donné des cours, marquant symboliquement
le fait qu'il avait dépassé le stade de l'apprentissage. A
côté de cela, quelque chose nous a marqué dans nos premiers
échanges, il ne prenait pas réellement compte des questions que
nous essayions de lui poser, ce que des psychosociologues identifient comme un
indice de la détention du pouvoir dans une relation duale. Par exemple
Hall, Coats et Lebeau (2005) dans une méta-analyse montrent que les
détenteurs du pouvoir hésitent moins à interrompre ou
à ne pas écouter leur interlocuteur en maintenant une fluence
verbale importante. Tout au long de l'entretien, nous avons essayé de
rebondir sur ses propos et nous avons noté qu'il ne tenait pas compte de
nos remarques et qu'il cherchait avant tout à maintenir son discours. De
telle sorte que, la majeure partie de l'entretien a donné lieu à
une exposition de sa socio-analyse, travail qu'il avait effectué au
cours de son parcours universitaire. Tout au long de l'interview, sans prendre
en compte nécessairement mes questions, il a cadré uniquement son
discours sur sa trajectoire et ne s'est jamais écarter de ce
schéma. Il donnait le sentiment d'avoir préparé
l'entretien à l'avance et d'être là uniquement pour
restituer ce qu'il avait prévu de me dire, ni plus ni moins. Cette
manière d'agir fait écho au travail de Chris Arguris (1952) qui
met en avant différents « mécanismes de défense
» utilisés par l'informateur pour se protéger des questions
du sociologue. Dans la relation avec le « professeur », le fait
d'évoquer uniquement sa socio-analyse sans prendre en compte mes
remarques, lui permettait de partager (ou non) telle information sur lui, ses
collègues, son institution, sa communauté, etc. De la livrer
partiellement ou totalement, de la tronquer ou de la fournir au mieux de ces
connaissances. Il se dévoilait, mais contrôlait son
dévoilement, maîtrisait jusqu'où il allait. D'où la
possibilité d'une critique « en règle » de
l'institution.
Cette tentative pour conserver le contrôle du sens de
ses propos contre l'objectivation conduisait mon interlocuteur à se
comporter comme s'il ne cessait jamais de faire attention à ne pas
épouser complètement le rôle de l'enquêté.
Béatrix Le Wita (1988) stipule qu'il est difficile pour les agents
habitués aux pratiques d'enquêtes de se laisser aller à une
situation d'inversion sociale et culturelle où ils se retrouvent dans
une posture de « sujet ». Face à cela, ils mettent en place
des parades pour « fuir l'objet ». Ce fut le cas dans la relation
d'entretien avec le « professeur » où par moment, la situation
d'entretien se transforma en une relation d'étudiant à son
directeur de recherche. A de nombreuses reprises, il opérait des
changements de registre qui me plaçaient en face de quelqu'un qui, de sa
position statutaire, formulait à mon
55
intention quelques conseils où quelques indications de
recherche et d'enquête. Cela prenait forme à la fois à
travers des pistes de lectures, des références d'articles, des
réflexions pour comprendre les trajectoires sociales etc. Mais aussi par
des conseils destinés à m'indiquer les démarches à
suivre pour faire une thèse, les questions de financement, pour devenir
enseignant-chercheur, les qualifications à obtenir... C'est à
travers la figure du « sociologue confirmé » (docteur et
enseignant) que prenaient forme les stratégies de défense. Celle
d'un supérieur hiérarchique qui nous renvoyait tout au long de
l'entretien à notre infériorité statutaire : choix du lieu
d'entretien sans consultation, imposition des thèmes abordés dans
l'entretien et mise en place d'un « cours particulier ». Pour
anecdote, il est même arrivé à un moment de l'entretien, ne
sachant plus trop quoi dire, qu'il me fasse une réflexion sur le fait
que je n'ai pas de grille d'entretien, tel un enseignant grondant son
élève. Tout bien considéré, il faut concevoir cette
interaction comme une situation de domination qui s'explique par les
propriétés sociales de l'enquêté : un sociologue
légitime au sein du champ, qui cherche à s'imposer face à
un subalterne dans un contexte favorisant la réactualisation de ses
dispositions professorales. Face à ce rapport de force nous avons
convenu de faire preuve d'humilité et de réflexivité. Nous
avons considéré que toutes les manifestations de la domination
fonctionnent comme des dispositions qui s'activent directement pour
l'interlocuteur sans même passer par sa conscience, que le dominant est
lui-même dominé par sa domination (Marx, 1867).
Pour Gérard Mauger (1991), l'entretien fait toujours
place à une lutte symbolique, en général implicite, des
protagonistes qui prennent part à l'interaction. Il faut alors
être réflexif sur ce rapport de force, c'est une condition
nécessaire pour une compréhension de ce que le chercheur voit et
entend car elle permet de repérer les propriétés
significatives, les caractéristiques sociales pertinentes des
enquêtés, d'accéder à leurs catégories de
perception, à leur système de classification «
indigène » par l'apprentissage lié à notre position
occupée dans le groupe étudié. En ce sens, cette situation
d'entretien et la lutte symbolique qui en résulte peuvent être
très instructives pour entrevoir les logiques sociales de «
l'élite des sociologues »27.
Les travaux de Norbert Elias (1973) et Pierre Bourdieu (1979),
ouvrent de nouvelles perspectives sur l'analyse du fonctionnement des
élites. Leurs analyses dépassent les dimensions
économiques et politiques et se focalisent sur la dimension symbolique.
Bourdieu montre que dans le champ scientifique (où les enjeux premiers
recherchés ne sont pas d'ordre économique) c'est à travers
le registre symbolique et des stratégies de distinctions que
l'élite se
27 Catégorie sociale d'individus ayant le plus haut rang
dans leur branche d'activité (Pareto, 1916).
56
donne à voir comme un groupe distinct du reste de la
société. C'est donc un des éléments par lequel elle
se définit elle-même comme une élite. La sociologie
n'étant pas en apesanteur sociale, il est probable que les sociologues
légitimes à se sentir appartenir à l'élite soient
disposés à se distinguer vis à vis de ceux qu'ils
considèrent comme illégitimes. Dans cette perspective, les
résistances du « professeur » sont une manifestation de ce
phénomène. L'intention de me renvoyer à mon statut de
subalterne et la violence symbolique derrière ce « recadrage »
délimitent une frontière nette entre le néophyte et le
professionnel, l'apprenti-sociologue et le sociologue. Ces frontières
que je ne percevais pas avant l'entretien surgissaient dans l'interaction. On
pourrait faire une analogie avec une enquête menée par Bazin
(2005) au sein d'une entreprise ivoirienne où il formulait : «
ce n'est pas tant l'apprentissage par l'ethnologue d'un idiome culturel qui
lui est initialement inconnu qui constitue la clé méthodologique,
mais la manière dont son insertion dans un champ social devient
elle-même un enjeu des rapports sociaux qu'il chercher à
élucider ». Comme pour Bazin, il est possible que ma figure
(et tout ce qu'elle représente) ait cristallisé certains enjeux,
les partitions du pouvoir qui structurent les rapports hiérarchiques et
plus spécifiquement, les logiques sociales et symboliques sous-jacentes
à l'univers des sociologues.
Prendre en compte la dimension symbolique semble être
extrêmement prolifique lorsqu'il s'agit d'étudier des
propriétés et des logiques de groupe qui n'apparaissent pas
forcément en surface. Comme nous le disions au préalable, notre
enquête nous a conduites à nous entretenir avec des
diplômés de sociologie qui ont un statut élevé dans
le monde de l'entreprise. Ce sont des cadres supérieurs, des directeurs
ou encore des chefs de services qui, à notre contact, ont eu des
réactions intéressantes non pas uniquement parce que nous
étions un étudiant, mais aussi parce qu'à leurs yeux, nous
représentions l'institution universitaire.
Les intellectuels et les technocrates
Au cours de notre enquête, nous avons rencontré
des agents sociaux « imposants », de par leur position
hiérarchique élevée dans leur organisation. Parfois, ces
personnes avaient peu d'intérêt et peu d'estime pour le monde
intellectuel. J'ai en tête une situation marquante où je
m'entretenais avec une dame de 40 ans, diplômée de la voie DIS,
cheffe de service dans une structure du travail social qui, durant l'entretien
dévalorisa l'activité intellectuelle :
Enquêteur : Tu as été
satisfaite de la formation de sociologie ?
Enquêtée : Globalement oui. [...]
Mais quand j'y repense, c'était quand même un peu perché.
Je l'avais dit d'ailleurs, je me souviens, que c'était
décalé de la vraie vie quoi. C'est pour ça que je dis
« perché » volontairement. [...]. Enquêteur :
Trop décalé ?
57
Enquêtée : Ba c'est
intéressant mais trop décalé de la vraie vie quoi ! Je
suis un peu provoc mais...
Enquêteur : Non mais je comprends, c'est
souvent une critique que l'on fait au monde universitaire...
Enquêtée : Ba oui ! Il y a
tellement de liens à faire en plus... Par exemple, quand je suis
arrivée en Franche Comté. Au bout d'un an et demi j'ai
proposé à la fac de prendre des stagiaires de master. Pour les
rattacher justement à la vraie vie. J'en ai pris deux. Il y en a un qui
a fait son mémoire là-dessus. Là c'était super
riche parce qu'on a fait du vrai boulot concret.
Enquêteur : Tu peux m'en parler ?
Enquêtée : Je l'ai
présenté comme ça à la première stagiaire en
lui disant : « En quoi tout ce que tu peux voir en formation, tu peux le
rattacher à ce qu'on te montre aujourd'hui ». Donc volontairement
au début de son stage, la première stagiaire, celle qui est
resté 4 mois, je lui ai fait faire deux semaines d'immersion.
C'est-à-dire qu'elle m'a suivie partout dans tout. Et je lui ai fait
faire, pas qu'avec moi d'ailleurs, je l'ai fait intégrer des
équipes, aller chez les gens, etc... En lui disant, voilà, moi je
pose des questions sur nos pratiques, sur la vie, sur les moyens, j'aimerais
que l'on monte des actions, qu'on mutualise les moyens, que l'on
décloisonne les pratiques, qu'on regarde le monde un peu autrement. Je
trouve que l'on est trop cloisonné dans le social. Moi voilà, je
suis quelqu'un qui suit toujours en train de mener des trucs.... Voilà
maintenant. Avec ton bagage de sociologue, en quoi tu peux me proposer des
outils, des analyses qui font que je vais regarder mon système actuel
autrement ? Et ça a été passionnant. On applique la
connaissance quoi.
Enquêteur : Tu dirais que c'était
de la sociologie appliquée ?
Enquêtée : Bien sûr !
Enquêteur : Certains sociologues
prétendent que l'action, l'application, ce n'est pas le rôle du
sociologue... Enquêtée : Rire. Pourquoi
ne peut-elle pas être appliquée ? Parce que c'est un perchoir
où on ne peut pas aller et que... Elle s'entretient elle-même.
Elle s'entretient avec quoi la sociologie ? Si ce n'est pas avec le monde
réel. Ça me fait rire moi.
Peu de temps après ce passage de l'entretien elle a
coupé court à la conversation prétextant qu'elle n'avait
plus de temps à m'accorder. Je lui ai donc demandé si elle avait
une autre plage horaire à m'accorder pour que je reprenne contact avec
elle. On s'est donc accordé pour se rééchanger la semaine
suivante à des horaires de déjeuner. Chose surprenante, alors que
je l'avais appelée sur son téléphone personnel, elle
concluait l'entretien en me demandant de la joindre sur son fixe professionnel.
La semaine suivante je me suis exécuté et je l'ai donc
appelée sur le numéro qu'elle m'avait donné. Je suis donc
tombé sur un premier standard téléphonique qui m'a
redirigé vers un second, puis vers un troisième où se
trouvait au bout du fil la secrétaire de la « cheffe » qui m'a
demandé qui j'étais. Je me suis donc présenté et je
lui ai expliqué que je devais m'entretenir avec la cheffe de service, ce
à quoi elle exprimé un étonnement, visiblement pas au
courant de ce que je lui disais. Elle me répondit par une question :
« vous lui voulez quoi à Madame XXXXXX ? ». Ce
à quoi je répondis : « je suis étudiant en
sociologie, je m'intéresse aux trajectoires professionnelles des
diplômés passés par le master de xxxxx». Elle
enchaîna avec cette réflexion étonnante : « ah
c'est sûr qu'elle a un beau parcours Madame XXXXX ». En fin de
compte, après être passé par trois standards
téléphoniques différents j'apprenais qu'elle était
malheureusement indisponible à cause d'une réunion qui
s'éternisait. A la fin de la journée je reçois un sms de
la « cheffe » pour s'excuser et me proposer un autre créneau
cette fois-ci en passant par ses coordonnées personnelles. Tout cela
indiquait que son injonction à passer par tout le personnel qui
l'entoure par sa ligne professionnelle n'était pas neutre. Elle voulait
sans doute me montrer l'importance de son poste au sein de son organisation
à travers les employés qui l'entourent qui sont une marque de sa
place hiérarchique élevée.
58
Mais pourquoi tout ce simulacre pour se réassurer dans
son statut face à simple étudiant tel que moi ? Question qui
n'aura de réponse qu'avec un travail réflexif puisqu'elle nous
posa à chaque fois un lapin quand nous avons tenté de la
rappeler. Nous nous sommes donc interrogés sur la représentation
que cette cheffe de service pouvait se faire de nous. Après
retranscription de l'entretien, nous avons pris conscience qu'au début
de l'interaction, telle une recruteuse, elle avait pris le soin de nous
demander quelle voie du master nous avions intégrée. Face
à notre réponse, elle marqua un signe d'étonnement :
« Ah oui recherche, du coup ce n'est pas... Je pensais que
c'était la même que moi mais ok. Ouais mais je n'avais pas compris
ça ».
Au cours de l'entretien, cette cheffe de service, qui aimait
s'auto-qualifier de « seule productive » et à
dévaloriser l'activité savante, l'étudiant que
j'étais et qui devait représenter pour elle un intellectuel en
gestation, se retrouvait dans une situation de dominé, fondée
cette fois sur le mépris et l'illégitimité
proclamée de ma position. Néanmoins, il était
intéressant de constater que les critiques formulées par «
la cheffe » ne m'étaient jamais adressées personnellement.
Everett Hughes (1956) stipule en évoquant une « convention
d'égalité », que les interactions où
l'enquêté se retrouve dans une position dominante par rapport
à l'enquêteur, peut conduire l'interviewé à
s'adresser d'égal à égal, par-dessus la tête de
l'enquêteur en quelque sorte, à un « destinataire
fantôme » plus digne de ses propos (ici les sociologues
universitaires). Ainsi, comme le précise Muriel Darmont (2005), l'usage
subjectif de ces destinataires implicites doit faire l'objet d'une étude
plus approfondie car dans la relation de l'enquêté à
l'enquêteur se joue également la façon dont le segment
professionnel de l'enquêté aborde la sociologie ou définit
ses relations avec la sociologie.
Pour Van Zanten (2010), on peut dissocier les classes
intermédiaires en deux franges : les technocrates et les intellectuels.
Ces deux fractions ont en commun d'investir intensément l'institution
scolaire leur permettant l'obtention d'un statut élevé dans la
société. Les intellectuels investissent majoritairement la
fonction publique et l'enseignement et, les technocrates le secteur
privé. De telle sorte que l'on peut entrevoir entre ces deux segments
des divergences de valeurs, d'aspirations et de modes de vie.
Grossièrement, les technocrates sont imprégnés d'une
culture managériale, ils attachent énormément d'importance
à la dimension économique et politique, au pragmatisme et
à la technicité. Les intellectuels quant à eux, sont plus
distants des enjeux pécuniers et politique ; ils attachent plus
d'importance au savoir, aux connaissances, à la raison, à la
réflexion critique, etc. Autant de disparités culturelles et
spatiales (ex : éducation vs entreprise) qui peuvent aboutir à
des clivages. Il faut d'ailleurs considérer ces deux franges comme en
lutte, les technocrates dominant la plupart des sphères de la
société (économie, politique, médias) et tentant
d'imposer leurs logiques sur le monde intellectuel :
59
exigence de professionnalité, de pragmatisme,
répondre aux exigences du marché, etc. Il est probable que ma
relation avec cette dame rende compte des tensions qui existent entre ces deux
univers. Pour paraphraser Gérard Mauger, il est possible qu'à
travers cette relation singulière avec la cheffe de service j'eus
assisté à une manifestation d'un « anti-intellectualisme
d'entreprise ». Cette distinction entre culture intellectuelle et
technocratique nous sera utile dans notre mémoire notamment pour rendre
intelligible les choix de bifurcations (voie professionnelle vs voie recherche)
de notre cohorte de diplômés.
La cohorte, groupes stratégiques et effet d'encliquage
Au début de l'enquête nous avions reçu peu
de réponses des diplômés (une dizaine). Vis à vis de
cela, il convient d'être réflexif sur la manière dont on a
promu notre enquête auprès des diplômés. Selon nous,
la faible participation initiale peut s'expliquer par le fait que notre
démarche puisse se présenter comme un protocole d'enquête
institutionnel (Cf. mail d'accroche en annexe). Par exemple, nous
insistions particulièrement dans ce courriel sur la question de
l'insertion professionnelle et des bénéfices qu'une telle
enquête pourrait représenter pour le département de
sociologie et les étudiants qui le traverseront. Démarche
stratégique puisqu'elle faisait transparaître seulement une partie
de nos questionnements mais il est possible que ce genre de
présentation, suscitant un ancrage institutionnel, rebute tout un pan
des diplômés, comme par exemple les « déçus
». Cependant, durant nos premières entrevues où nous
explorions encore notre objet, certaines discussions que nous avons eues avec
nos enquêtés dérivaient largement du cadre de
présentation de notre mail d'accroche sur des thèmes plutôt
« épineux » (les financements de thèse, la relation
avec les enseignants, etc.). Nous avons remarqué que plus nous
effectuions nos entretiens, plus nous recevions des mails tardifs de
diplômés acceptant de participer à l'enquête,
s'excusant de répondre en retard. Très souvent, il
s'avérait que ces « retardataires » connaissaient des
diplômés que nous avions rencontrés au préalable.
Notre entrée dans le terrain se faisait en cascade via des
intermédiaires faisant office « d'éclaireurs ». Comme
le précise Jennifer Platt (1981) dans une étude qu'elle avait
menée auprès de ses pairs sociologues, dans la mesure où
les personnes interrogées sont des membres de la même
communauté restreinte, l'enquêteur n'est pas anonyme. Des rumeurs
sur ses caractéristiques, ses visées de recherche, ses
questionnements et ses hypothèses circulent au sein de la
communauté. A ceci près que, nous appartenons à ce
collectif depuis peu étant donné que le master 2
représente notre première année officielle de sociologie.
Au préalable nous étions inscrits dans un cursus
pluridisciplinaire de sciences humaines. Donc il nous a semblé
60
essentiel de prendre en compte le fait que la manière
de nous comporter et de nous présenter auprès des sociologues
pouvait avoir un impact sur la participation des diplômés à
l'enquête. Étant conscient de cela très tôt, nous
avons énormément joué là-dessus.
Le fait de « débarquer de nulle part » avec
comme ambition d'étudier un groupe que nous venions tout juste
d'intégrer était susceptible de susciter un caractère
d'étrangeté auprès de mes collègues de formation,
des enseignants et des diplômés toujours en lien avec le
département : les doctorants. Pour ces derniers, n'étant pas
à leur contact direct, le caractère étrange de ma
démarche ne pouvait pas être réduit par une
intégration dans le groupe sur une longue durée. Très
rapidement, nous nous sommes aperçu qu'une collègue de promotion
était proche de plusieurs doctorants. Au tout début de notre
enquête, après avoir envoyé une première batterie de
mail, elle est venue à notre contact pour nous questionner sur les
visées de notre recherche à l'occasion d'une pause clope. Au
cours de l'échange il s'est avéré qu'elle me questionnait
sur ma démarche car elle suscitait des interrogations et des
appréhensions auprès de ses amis doctorants : « ton
enquête elle parle des financements ? Parce que j'ai des potes qui
peuvent participer mais bon la question des financements pose
problème... » [étudiante, 29 ans, voie ACCESS].
Après l'avoir rassuré sur ses craintes, plusieurs doctorants me
répondirent par mail et acceptèrent de me rencontrer. Il est
intéressant de constater que dans la cohorte, l'accès au terrain
ne pouvait se faire qu'à travers ce qu'Olivier de Sardan (1995) appelle
des « passeurs », des « médiateurs » qui rendent la
démarche possible. Au cours de l'enquête nous avons
été au contact de ce genre d'acteurs-clés qui nous
ouvraient la porte de « groupes stratégiques ».
Olivier de Sardan (2005) définit cette notion comme une
agrégation d'individus qui ont globalement, face à un même
« problème » une même attitude, déterminée
largement par un rapport social similaire à ce problème.
Contrairement aux définitions sociologiques classiques des groupes
sociaux, les « groupes stratégiques » ne sont pas
constitués une fois pour toutes, leur constitution dépend des
problèmes qui les concernent. Parfois, ils renvoient à des
caractéristiques statutaires ou socioprofessionnelles, parfois à
des parcours biographiques. Ces groupes supposent simplement que, dans une
collectivité donnée, tous les acteurs n'ont, ni les mêmes
intérêts, ni les mêmes représentations et que, selon
les difficultés qui les caractérisent, leurs
intérêts et leurs représentations s'agrègent
différemment mais pas de manière aléatoire. Au cours de
notre enquête nous avons identifié deux groupes
stratégiques qui, à chaque fois se sont ouverts à nous via
un « médiateur ». Le premier nous l'avons qualifié le
groupe des « désenchantés ». C'est un collectif de
diplômés qui ont tous en commun « le problème »
d'être déçus par la formation de sociologie, qui n'a pas
répondu à leurs espérances. Pour la plupart,
61
ils n'ont pas réussi à percer dans le milieu
professionnel en lien avec leurs qualifications et tentent de se reconvertir.
Ces personnes à travers mon statut d'enquêteur adressaient leurs
doléances à l'institution pour laquelle j'étais
mandaté. Le second groupe, que nous qualifions « les
thésards », ont en commun « le problème » de
chercher à se faire une place dans le monde de la recherche. De ce fait,
ils sont beaucoup moins critiques vis à vis de l'institution car leur
position ne le permet pas. Leur manière de me considérer et les
réticences qu'ils pouvaient avoir à participer à
l'enquête étaient beaucoup plus opaques. L'identification de ces
groupes est précieuse pour nous car nous tenterons au cours de ce
mémoire d'objectiver les caractéristiques communes des agents
sociaux qui composent ces collectifs et d'étudier les marqueurs sociaux
de l'entrée en thèse. Le concept de « groupe
stratégique » semble être prolifique pour la
compréhension de l'objet néanmoins il risque de restreindre le
chercheur et son analyse à un phénomène qu'Olivier de
Sardan (2005) nomme « l'encliquage ».
L'insertion du chercheur dans une société ne se
fait jamais avec la société dans son ensemble mais à
travers des groupes particuliers. Il s'insère dans des réseaux
mais pas dans d'autres. Le chercheur peut toujours être assimilé,
souvent malgré lui, mais parfois avec sa complicité, à une
« clique » ou une « faction » locale, ce qui cause un
double inconvénient. D'un côté il risque de se faire trop
l`écho de la « clique » choisie et d'en reprendre les points
de vue. De l'autre, il risque de se voir fermer les portes des autres «
cliques » de la population. C'est pourquoi, nous avons essayé de ne
pas nous restreindre à un seul réseau de diplômés
mais cela ne nous protège pas complètement de l'encliquage. Par
exemple et plus largement, il faut concevoir que notre enquête s'est
déroulée dans une université de province. Dans sa
thèse, Houdeville (2007) expose une série de données qui
portent à croire que les attributs des sociologues des
périphéries sont différents de ceux de la région
parisienne. Dès lors, il convient d'être prudent sur la
portée généralisatrice des données
élaborées durant cette enquête. Pour changer quelque peu de
sujet, la partie suivante sera consacrée à interroger les raisons
conscientes ou non-conscientes qui peuvent rendre intelligible la participation
des diplômés à l'enquête.
Un partenaire confirmatif d'une « communauté de
destin »
Au cours de ce rapport nous avons mis essentiellement la
focale sur des éléments qui nous avaient posés
problème afin d'y être réflexif pour mieux
appréhender notre objet. Cependant, il convient de souligner aussi les
aspects qui n'ont pas fait surgir d'entraves dans le
62
développement de l'enquête. Ils peuvent eux
aussi, si on y est sensible, rendre compte des logiques sociales flottantes des
sociologues. Plus précisément, la présente partie sera
consacrée à une réflexion sur l'absence de
difficultés pour constituer notre corpus de participants. En effet, que
ce soit au niveau des démarches institutionnelles ou de l'organisation
de la passation des entrevues, jamais nous n'avons eu d'obstacles qui se sont
dressés face à nous. Par exemple, nous nous attendions à
éprouver des difficultés pour la récupération des
coordonnés des diplômés auprès des
secrétaires. Dans des recherches passées il avait toujours fallu
pour nous passer par des agents administratifs pour recueillir des contacts
afin de mener une enquête. De par leur charge de travail et qui plus est,
face à un étudiant, il fallait se montrer très patient,
être diplomate et effectuer de nombreuses relances pour obtenir gain de
cause. Or, pour la présente enquête, il a suffi d'une seule
réclamation pour que l'on obtienne la semaine suivante une liste de plus
de 100 mails de diplômés. Pour rendre compte de cela, il serait
tentant de dire que nous sommes « tombés » sur la plus
gentille secrétaire de l'académie28. Mais à
côté de cela, il s'est avéré qu'à son
contact, nous nous sommes présentés comme un
délégué du responsable de formation, que nous venions
« au nom de... ». En l'occurrence dans la situation présente,
au nom d'un professeur de sociologie. Il est possible donc que je me sois
retrouvé dans une situation analogue à celle que décrit
Murielle Darmon lorsqu'elle parle des hiérarchies à
l'hôpital. Qu'une négociation réussie avec l'un des
dirigeants du département m'ait ouvert la possibilité
d'accéder aux anciens diplômés, que le professeur en
question possède assez de pouvoir vis à vis du personnel
administratif pour que j'obtienne de leur part ce que j'étais venu
chercher. Même cas de figure pour ce qui concerne l'obtention des
données statistiques du CEREQ. Nous avons fait part de notre
démarche à un professeur en lien avec le CEREQ qui nous a
présenté son satisfecit et nous a mis en relation avec le
responsable des enquêtes générations. Tout cela
nous a permis d'obtenir la batterie de données statistiques que nous
recherchions. Ces petites anecdotes d'entrée sur le terrain, qu'il
serait facile d'éluder parce qu'elles ne relèvent pas de
difficultés, sont des pistes pour entrevoir la hiérarchie des
sociologues. Stratification qui conduit au fait que la charge symbolique
derrière un statut comme celui de professeur peut être
considérée dans le champ étudié, comme une
ressource, un prestige que l'on nous avait délégué et qui
nous a permis d'élargir nos horizons d'études. Cependant cet
aspect-là ne rend pas compte de la participation importante des
diplômés à l'enquête.
28Ce que nous pensons. Nous profitons de cette note
pour la remercier de son aide précieuse sans laquelle l'enquête
n'aurait pu être possible.
63
Pour ce qui concerne l'enquête par entretien, elle s'est
déroulée en deux temps. La première période
correspond aux entrevues qui ont suivi la première batterie de
courriels, environ 120 messages auxquels nous avons eu une vingtaine de
réponses. L'enquête prenait alors la forme d'une démarche
institutionnelle (cf. Lettre en annexe 1). Après discussion
avec nos enseignants, nous avons suivi leurs conseils qui nous invitaient
à la jouer « finement » et à moduler notre
présentation de recherche, de mettre en avant notre situation
d'étudiant en cours d'année éprouvant des
difficultés à réunir un corpus conséquent
d'enquêtés. Roublardise qui s'est avérée payante
puisque nous avons pu rentrer en contact avec 20 nouveaux
diplômés. C'est au cours de cette seconde période de
l'enquête que la solidarité et l'empathie d'aider un «
confrère » comme raisons à participer à
l'enquête se sont retrouvées le plus dans les propos des
diplômés. J'ai en tête la réaction d'un enseignant
« prag »29 (cinquantaine, diplômé ACCESS)
qui, dans les 10 min qui suivirent la deuxième batterie de mails,
m'appela au téléphone pour convenir d'un rendez-vous dès
le lendemain où il se montra très soucieux de savoir si j'aurais
la matière pour aller au bout de l'enquête. Nombreuses
étaient les situations où les diplômés se montraient
empathiques de ma personne et qui, ayant eux-mêmes éprouver la
conduite d'une recherche, se rendirent disponibles et enclins à faire
avancer l'enquête pour qu'elle puisse être menée à
bien. A travers ma démarche et ce qu'elle suscitait, la participation
prenait la forme d'un élan de solidarité d'une « une
communauté de destins » :
Bonjour,
Je vous en prie, il est bien "naturel" de venir en aide
à un étudiant de sociologie au cours de son travail de recherche.
Par ailleurs, si cela peut aider à définir les contours d'une
sorte de "communauté de destins" des sociologues, je ne saurais y
être indifférent !
Je suis tout disposé à échanger avec vous
par téléphone. Auriez-vous une ou des préférences
?
Bien cordialement (mail d'un homme, trentenaire,
diplômé DIS)
Il convient ici d'exprimer notre gratitude à leur
égard et de les remercier de leurs disponibilités sans lesquelles
le déroulement de l'enquête aurait été impossible.
Cependant, il serait tout de même hasardeux de réduire ces
situations d'enquêtes à des formes de solidarités
altruistes où les diplômés seraient venus à ma
rencontre uniquement pour faire don d'eux-mêmes et de leur
expérience. Pour Mauger (1991), les informations données, le mode
de présentation de soi adopté par l'enquêté («
le matériel qu'il fournit ») mais aussi les rétributions
qu'il peut retirer d'un entretien dépendent encore une fois, de la
représentation qu'il se fait de l'enquêteur. Toujours dans une
dimension symbolique, il faut concevoir que la lutte qui se
29On a ici gardé une expression indigène
qui fait référence à un statut d'enseignant
agrégé qui dispense des cours au sein du département.
64
déroule dans l'interaction produit pour les
protagonistes, soit une perte ou un profit symbolique. L'auteur stipule que la
situation d'enquête doit être analysée comme une situation
d'examen, une sorte de procès où les enquêtés sont
et se savent toujours mesurés par une norme. Dans cette «
évaluation », les enquêtés sont disposés
à adopter les pratiques les plus légitimes aux yeux de ce que
représente pour eux le chercheur. Ainsi, il est possible, que ma
démarche de recherche aboutisse à ce genre de contexte de «
quasi-procès » où les enquêtés cherchaient
à se conformer au mieux aux normes de la discipline. A chaque entretien,
un moment était consacré aux sujets de recherche des
enquêtés. Il était évoqué les questions de
méthodes, des auteurs, d'épistémologie... En somme, des
sujets très scolastiques où ils pouvaient rapidement se sentir
dans une situation où ils étaient jugés sur leur
capacité à restituer des connaissances ou à donner leur
point de vue. Ces périodes d'entretien étaient très
chargées symboliquement car, c'est à ce moment précis
où la discussion tourne exclusivement autour des représentations
et des pratiques de recherche, que l'enquêté devait solennellement
me décrire à moi, un étudiant sociologue, sa sociologie.
Ce passage a laissé place à des manières de réagir
très disparates. Elles mériteraient une analyse approfondie tel
que le langage (ton, mimique plaisanterie, etc) les expressions, les ressources
mise en avant, l'angle adopté dans la présentation de soi. Tout
ce qui est appelé objectivement par la situation et devrait être
croisé avec les positions occupées par les protagonistes
(habitus, sexe, âge...). Pour certains enquêtés, ce moment
leur a permis de « briller ». J'ai en tête un entretien avec un
cadre supérieur (homme, trentaine, diplômé DIS) qui tout au
long de l'échange adopta un registre lexical et syntaxique des plus
soutenu, le tout dans des tirades magistrales qui me laissèrent parfois
sans voix, employant des mots qui échappaient à ma connaissance :
« monolithique », « pléthorique », « diatribe
» (on pourrait encore joindre bons nombres d'exemples). La fascination que
j'éprouvais traduit sans doute ce qui se jouait dans la relation duale ;
elle traduisait la violence symbolique que je ressentais vis à vis du
pouvoir que détenait cette personne. A tel point que la fin de
l'échange prit la forme d'un entretien d'embauche par lequel il
m'invitait à reprendre contact avec lui dans l'éventualité
où je chercherais un poste. Il se proposa même de m'aider sur mes
statistiques mais cette fois-ci « d'égal à égal
»30. Il y a peu de doute que l'entretien représenta pour
« le supérieur » l'occasion de retirer un profit symbolique
conséquent. Cependant, il est intéressant de préciser que
ce même entretien fût des plus instructif pour notre recherche. Par
exemple, à aucun moment le « supérieur » ne nous donna
le sentiment qu'il refusait « l'offre de parole » que nous lui
tendions. Nous avons énormément appris sur sa pratique, de ces
activités professionnelles,
30 Le guillemet retranscrit les mots formulés par
l'enquêté
65
de l'aménagement de la sociologie dans son
métier. A tel point qu'il est possible, nous semble-t-il de concevoir
les échanges non pas exclusivement dans une dimension de lutte mais
aussi dans un rapport de don-contre-don. Il est possible que les interactions
de l'enquête aient laissé place à ce que Goffman (1973)
appelle des « échanges confirmatifs ».
Pour cette notion, Goffman revisite le concept de rituel
positif de Durkheim (1912) qui consiste à rendre hommage, de
diverses façons, par des offrandes impliquant une situation où
l'offrant est proche du récipiendaire. Ces rituels confirment la
relation sociale qui unit les deux « partis ». Les échanges
confirmatifs visent à montrer à un partenaire de jeu que
l'échange est bien en cours et que les deux acteurs respectent
mutuellement le rôle qu'ils sont en train de jouer. Il était
fréquent dans les entretiens que les diplômés s'ouvrent
à moi ; il m'incombait alors de montrer que le message avait
été reçu et apprécié, qu'à travers
l'entretien je reconnaissais la valeur de leurs propos et de leurs personnes,
et que de cette reconnaissance il pouvait en retirer un profit symbolique. De
la prestation s'en suivait une contre-prestation où je confirmais
à mon interlocuteur que nous appartenions à la même «
communauté de destins ». Si l'on est réflexif à cela,
tous les entretiens se sont opérés sur ce modèle-là
auquel il faut ajouter les enjeux symboliques évoqués tout le
long de ce chapitre. Beaucoup d'enquêtés n'avaient plus beaucoup
de relation avec la faculté depuis plusieurs années et le fait
qu'ils acceptent tout de même de participer transcrit une forme
d'attachement à la tradition sociologique. Si pour certains cet
attachement s'opère dans leur activité professionnelle pour
d'autres, qui n'ont pas percé dans le milieu, il est une manière
d'être, une « grille de lecture alternative sur le monde »
(Homme, 27 ans, étudiant ACCESS), « une éthique du social
» (homme, la trentaine, diplômé DIS). Mais aussi une passion
pour l'activité qui est la recherche. Plusieurs fois au cours des
entretiens on m'a fait la critique d'utiliser le terme « passion »
dans mes questions, jugé trop psychologisant. Effectivement, il y a dans
ce terme une connotation émotionnelle mais pourquoi l'affect serait-il
l'apanage de la psychologie ? Serait-il erroné de prétendre que
par leur engagement, les diplômés aient investi leur discipline au
point de l'aimer ? La passion peut elle aussi, nous semble-t-il, faire l'objet
d'un travail de déconstruction. Après tout, sur un plan
sémantique, des auteurs comparent l'activité de recherche
à un jeu (Bourdieu, 1976) d'autres font l'analogie avec un métier
d'art individuel (Houdeville, 2007), un « métier d'oeuvre »
(Friedson, 1986), autant d'activités qui se vivent avec « les
tripes ». Cet engouement à parler d'une expérience de
recherche s'est manifesté dans la quasi-majorité des entretiens.
D'autres enquêtés s'attachaient à nous livrer les
nombreuses embûches qu'ils ont rencontré dans leur parcours. Pour
beaucoup, la sociologie s'est présentée à eux comme une
révélation, une vision
66
du monde en adéquation avec leur expérience.
Notamment les diplômés qui s'identifient à une
catégorie chère aux sciences sociales : les classes populaires.
Il était fréquent qu'une discussion passe à un versant
émotionnel lorsqu'un enquêté nous décrivait le
plaisir qu'il avait eu à faire de la sociologie et contre toute attente,
d'y arriver ! « La sociologie je jouais tant que je gagnais.
C'était chaud mais j'ai été jusqu'au master. »
(Femme, 25 ans, DIS). A ce titre, j'étais un « partenaire
confirmatif », je confirmais à mes enquêtés leur
appartenance à notre communauté mutuelle. En ma personne
d'étudiant sociologue, je catalysais chez ces diplômés des
réactions démonstratives d'un ancrage profond dans la tradition
sociologique à travers lequel d'une manière consciente et
non-consciente ils se définissent et agissent.
67
Chapitre 4 : Les caractéristiques des
diplômés de sociologie
Comme nous l'avons vu précédemment
l'activité des sciences sociales semble se développer de plus en
plus en dehors du monde universitaire. Ce contexte apparemment favorable pour
la sociologie en termes d'audiences et d'effectifs, soulève des
interrogations concernant le public étudiant accueilli et de son devenir
professionnel. Les deux premières parties de l'analyse des
matériaux d'enquête seront consacrées à ces
questions. Comme nous le montrerons, les caractéristiques de ces
diplômés sont loin d'être homogènes. A titre
d'exemple, il semble fréquent que l'entrée dans un master de
sociologie se fasse sur le tard. L'âge élevé à
l'issue de la certification est représentatif à lui seul de
l'existence d'une hétérogénéité des parcours
universitaires des diplômés. Nous avons ainsi rencontré des
personnes qui satisfaisaient par une reprise d'étude, un désir de
reconversion à la suite d'une expérience professionnelle
négative. Pour d'autres, le master de sociologie recouvrait des enjeux
importants en termes de promotion sociale, symbolisant une montée en
qualification reconnue dans le milieu professionnel d'origine. Ces personnes
obtenaient leurs diplômes dans un cadre de formation continue,
intégrant la formation tout en conservant en parallèle leur
activité professionnelle. D'autres encore optaient pour la sociologie
après des incidents de parcours universitaires comme par exemple, un
rejet d'une candidature à une formation disciplinaire voisine des
sciences humaines. Cette diversité importante d'itinéraires pose
en corollaire la question des raisons qui conduisirent ces
diplômés à investir la sociologie. Interrogation qu'il sera
difficile d'éclaircir car le lien entre les études de sociologie
et le projet professionnel des enquêtés semblait très
souvent flou ou inexistant. Si projet professionnel il y avait, il était
fréquent qu'il se rapporte à d'autres activités que celle
de sociologue. De telle sorte que pour beaucoup, le cursus de sociologie
servait une ambition professionnelle diffuse, répondant essentiellement
et avant tout, à des intérêts intellectuels.
Appétence et passion qui, en fonction de différents facteurs
firent l'objet d'une fluctuation de l'engagement comme par exemple une
conversion en une vocation en cours de formation ou l'ambition d'en faire une
activité professionnelle ... Dans la présente partie, nous nous
pencherons sur la question du choix des études mais avant cela, nous
nous attacherons à décrire les caractéristiques
principales des diplômés. Propriétés qui nous
serviront indirectement à rendre intelligible les disparités des
trajectoires professionnelles des diplômés.
Pour traiter de la question des caractéristiques
sociales qui nous paraissent appropriées pour décrire
sociologiquement les diplômés de sociologie, nous avons
combiné nos données
68
quantitatives et qualitatives. Pour les statistiques, nous
avons utilisé la cohorte de diplômés issus des
données Génération 2010 du CEREQ soit un
échantillon de 132 diplômés (cf. Annexe 3).
1. L'origine sociale
Depuis les travaux « pionniers » de sociologie de
l'éducation de Bourdieu et Passeron (1964, 1970) il est
communément admis dans ce champ que l'origine sociale des
étudiants, à travers la nature et le volume des capitaux transmis
par leurs parents, influence tout au long du parcours scolaire les niveaux de
diplôme atteints et le choix des spécialités.
Une étude menée par Duru-Bellat et Kieffer
(2000) portant sur l'enseignement supérieur corrobore la thèse de
la reproduction sociale. Les auteures montrent que les inégalités
face à l'éducation restent fortement marquées par la
profession du père durant les années 1920-1970. Jusqu'aux effets
induits par le passage d'une université élitiste à une
université de masse (à la suite de Mai 68) la reproduction des
inégalités sociales se traduit par une sous-représentation
des classes populaires et une surreprésentation des classes
favorisées. Une étude menée par le CEREQ en 70-71 estimait
que le taux d'enfants de cadres supérieurs et des professions
intermédiaires s'élevait à 71 % à
l'Université. La proportion des classes populaires (employés et
ouvriers) était, quant à elle, beaucoup plus faible, avoisinant
les 20 %. L'apparition de l'université de masse va bouleverser cette
donne.
Certains chercheurs se sont attachés à
étudier les effets induits par la massification de l'enseignement
supérieur. Des sociologues comme Euriat et Thélot (1995) mettent
en avant une augmentation exponentielle des étudiants d'origine modeste
dans le supérieur. Ils rapportent par exemple que la proportion
d'étudiants d'origine populaire inscrit à l'Université
s'élève à 41 % en 1985. Taux qui se verra confirmé
par une étude de la DEPP en 1996. Cependant, d'autres chercheurs
stipulent que cette démocratisation supposée est à
pondérer avec les différentes filières de l'enseignement
supérieur (Merle, 2001 ; Duru-Bellat et Kieffer, 2008).
Selon Merle (2001) il existe un phénomène de
différenciation sociale des filières au niveau de l'enseignement
supérieur. L'auteur s'appuie sur une enquête du MEN (2007) qui
montrait que les enfants de cadres et de professions intellectuelles
supérieures sont surreprésentés dans les filières
des sciences, de droit et de la santé. On observe l'effet inverse pour
les études de
69
lettres, de langues, d'économie et de sciences humaines
qui accueillent les proportions les plus réduites d'enfants d'origines
supérieures. Une étude se rattachant exclusivement au domaine des
sciences de l'homme montre que le recrutement populaire est
particulièrement élevé dans les filières des
sciences humaines et de lettres comparativement aux autres disciplines
(Soulié 1995). Notre cohorte de diplômés de la
Génération 2010 semble illustrer cela. On observe dans
un premier temps une surreprésentation des classes favorisées (38
%) mais aussi une part non négligeable de répondants qui oscille
entre une origine sociale populaire31 (31 %) et intermédiaire
(14 %). En somme, si on se fie à notre échantillon, la sociologie
semble recueillir en son sein une proportion non négligeable
d'étudiants de classes populaires : enfants d'employés et
d'ouvriers. Contrairement à ce que les sociologues observent
habituellement, nos résultats indiquent que la relation entre l'origine
sociale et le niveau de diplôme détenu ne semble pas clairement
établi. A ce titre, une étude du ministère de l'Education
nationale (2011) montre que la probabilité d'obtenir un diplôme
bac + 5 est dix fois plus importante pour un enfant de cadre (40 %) que pour un
enfant d'ouvrier (4 %). La sociologie ne semble pas, à la vue de nos
données, répondre à cette tendance (cf. Tableau
1).
Tableau 1 CSP du père enquête
Génération 2010
|
%
|
Effectif (N = 116)
|
Ouvriers
|
15,5
|
18
|
Employés
|
15,5
|
18
|
Professions intermédiaires
|
13,8
|
16
|
Cadres, ingénieurs, profession libérales,
professeurs
|
38
|
44
|
Artisans, commerçants, chefs
d'entreprise
|
12,1
|
14
|
Agriculteurs
|
2,6
|
3
|
NSP
|
2,6
|
3
|
Nos résultats semblent corroborer la thèse de
Pierre Bourdieu qui stipulait que la sociologie, par sa position subalterne
dans la hiérarchie universitaire, continue de servir « refuge
» à des catégories scolairement ou socialement
défavorisées qui aspirent à poursuivre de longues
études (Bourdieu, 1984).
Même si les étudiants d'origine modeste semblent
composer en nombre les rangs de la sociologie, il ne faut pas exclure
l'hypothèse qu'il y ait une sous-estimation d'un phénomène
de déplacement des asymétries vers les niveaux d'études
les plus hauts. D'ailleurs à ce sujet, Pierre Merle (2001) stipule
qu'une sur-représentation des enfants de cadres en doctorat
31 Cumulation des catégories ouvriers et
employés.
70
s'observe très facilement et reste une constante de la
statistique de l'origine sociale. A titre d'exemple, une étude de
l'Observatoire des inégalités (2015)32 montre une
prévalence en thèse des enfants de cadres et des professions
intellectuelles supérieures (34,3 %) par rapport à toutes les
autres CSP : 9,7 % pour les professions intermédiaires, 7 % pour les
employés et 5,2 % pour les ouvriers. Par l'intermédiaire de
l'enquête Génération 2010, nous avons
amassé des données qui peuvent rendre compte de ce
phénomène. Ces analyses sont issues d'un tri croisé que
nous avons opéré entre la CSP du père et le niveau
terminal du diplômé. Ainsi nous avons pu observer que la
représentation des catégories populaires se réduit
significativement à l'entrée en thèse (cf. Tableau
2). Si l'on joint les diplômés des catégories «
employés » et « ouvriers » on s'aperçoit qu'ils
représentent plus de 40 % des effectifs des certifiés d'un
master. Cependant, cette même proportion pour le groupe des
thésards est nettement plus faible (18,3 %) et semble induire une
éviction significative des étudiants d'origine modeste quant
à la question de la poursuite en thèse. En parallèle, on
observe un effet inverse pour les étudiants de classes
supérieures. Alors que leur proportion représente 30 % des
diplômés d'un niveau master, on s'aperçoit que les
certifiés de classes supérieures sont nettement plus
représentés dans le groupe des thésards (50 %).
Tableau 2 Niveau de diplôme détenu en
sociologie selon la CSP du père
|
Master
|
Thèse
|
Effectifs
|
%
|
s
|
%
|
s
|
N
|
Ouvriers
|
22,4
|
15
|
6,1
|
3
|
18
|
Employés
|
18
|
12
|
12,2
|
6
|
18
|
Professions intermédiaires
|
13,4
|
9
|
14,3
|
7
|
16
|
Cadres, ingénieurs, profession libérales,
professeurs
|
30
|
20
|
50
|
24
|
44
|
Artisans, commerçants, chefs
d'entreprise
|
9
|
6
|
16,3
|
8
|
14
|
Agriculteurs
|
4,5
|
3
|
0
|
0
|
3
|
NSP
|
1,7
|
2
|
2
|
1
|
3
|
Ainsi, il est possible que ces résultats retranscrivent
le phénomène décrit par Pierre Merle (2000) de
sur-représentation des enfants de cadres supérieurs en doctorat.
Par ailleurs notre test statistique de vraisemblance indique un Khi2
significatif (Khi2<.05) qui nous permet d'interpréter que
la relation qui unit la variable « CSP du père » au «
niveau terminal obtenu » n'est pas due au hasard. L'enquête
qualitative effectuée auprès des diplômés que nous
avons rencontrés a eu l'effet à la fois de confirmer ce
phénomène tout en le complexifiant. Nous avons
32
https://www.inegalites.fr/Les-milieux-populaires-largement-sous-representes-dans-l-enseignement-superieur
71
observé en effet que l'origine sociale est
prépondérante mais, elle ne semble pas résoudre à
elle seule la question de la poursuite en thèse. Nous aurons l'occasion
de traiter cette question tout au long de ce travail et elle fera l'objet d'un
traitement plus approfondi dans une autre partie de ce mémoire (cf.
Chapitre 5.3).
2. Sexe et origine universitaire
On constate que le corpus de l'enquête
Génération 2010 est majoritairement composé de
femmes (69 %). Des statistiques récentes de la DEPP (2017) tendent
à confirmer cette « féminisation » des études de
sciences humaines et lettres où le taux de femmes s'élève
à 69, 7 %. Taux très élevé si on le compare avec
celui de l'ensemble des étudiants (54, 6 %) ou encore avec celui des
universités de sciences et STAPS33 (37, 9 %). On retrouve
cette distribution « deux tiers un tiers » dans notre corpus de
diplômés réuni au cours de notre enquête qualitative.
Après avoir croisé les données
Génération 2010 en fonction du genre et du diplôme
terminal, il apparaît que le pourcentage des femmes est plus important
dans le groupe des « masterants » (72 %) que dans celui des
thésards (64 %). Une enquête du Ministère de l'enseignement
supérieur et de la recherche (2011)34 indiquait en effet que
plus on monte dans la hiérarchie des titres de l'enseignement
supérieur, plus la répartition « homme/femme » devient
inégale : 57, 6 % de femmes en licence, 48 % en thèse, 42, 4 % en
maîtres de conférences et 22,5 % en professeurs des
universités. Si on se fie encore une fois aux statistiques de la DEPP
(2017), la sociologie ne semble pas échapper à ce
phénomène. Les femmes qui représentent 70 % de la
population des sciences humaines et lettres ne représentent alors plus
que 54 % des inscrits en doctorat (DEPP, 2017). Il semblerait donc que les
femmes soient sous représentées en 3ème cycle
du supérieur de sciences humaines et lettres en comparaison de leur
représentation dans la population parente. Il est alors possible que la
diminution du nombre de femmes à l'entrée en thèse
observée à travers nos données
Générations 2010 puisse être une illustration de
ce phénomène. En somme, à la vue de nos résultats
deux informations principales semblent se dégager. La première
semble corroborer un des aspects du travail de Lahire (2008) qui montrait que
les filières littéraires et de sciences humaines sont
majoritairement investies par la gente féminine. La seconde correspond
à l'amenuisement progressif de la représentation des femmes
33 Sciences et techniques des activités physiques et
sportives.
34 Enquête égalité entre les femmes et les
hommes (2011) :
https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Charte_egalite_femmes_hommes/90/6/Chiffres_parite_couv_vdef_239906.pdf
72
au fil de l'élévation dans la hiérarchie
universitaire et la sociologie ne semble pas échapper à ce
phénomène.
Concernant la dimension géographique, même si les
trois quarts des participants ont été formés en province,
on observe que le plus gros effectif de diplômés revient à
la région Ile de France (26, 6 %). En ce qui concerne le doctorat, le
taux des thésards formés en région parisienne
s'élève à 37 % et dépasse largement toutes les
autres régions. A titre de comparaison, les régions
Rhône-Alpes et Provence-Alpes Côtes d'Azur représentent
respectivement 4 et 6 % de notre échantillon. Ces données peuvent
faire écho à des études qui montraient chacune que la
recherche sociologique est une discipline toujours tenue par le centre parisien
qui reste le secteur géographique le plus florissant en termes de
recherches (Chapoulie et Dubar, 1991 ; Houdeville, 2007).
3. Des étudiants âgés
La part des étudiants âgés de 30 ans est
importante et représente 23, 5 % de l'échantillon CEREQ 2010. Si
l'on se fie à notre enquête qualitative, elle illustre bien ce
phénomène puisque la moyenne d'âge à la sortie des
études est de 27,8 ans et que les trentenaires (ou plus)
représentent presque un quart du corpus. Certes, la forte
présence de docteurs ne peut que contribuer à élever
l'âge de sortie. Mais le fait que cette catégorie de classe
d'âge soit très représentée rend aussi compte d'une
présence importante de personne qui intègrent un cursus de
sociologie dans le cadre d'une formation continue. Nous avons pu constater cela
également dans le cadre de notre année universitaire où
certains de nos collègues reprenaient les études à la
suite d'une première expérience professionnelle décevante,
d'autres se formaient tout en maintenant en parallèle une
activité professionnelle. Il en fut de même pour plusieurs
diplômés que nous avons rencontrés durant l'enquête.
Ce fut le cas d'Hélène devenue formatrice (55 ans, ACCESS, Femme,
Formatrice) pour qui le master de sociologie représentait une reprise
d'étude offrant un niveau de formation suffisant pour postuler à
un poste de formateur dans le travail social. Ce projet professionnel s'est
concrétisé pour elle après 20 ans d'activité en
tant qu'éducatrice. Au moment de reprendre ses études elle avait
alors 49 ans. Il en est de même pour Patrick qui se forma en continue et
qui a obtenu un poste dans un Institut régional du travail social
après 10 ans de pratique professionnelle (Homme, 41 ans, ACCESS,
Formateur). Ces profils d'étudiants en formation post-initiale ne
semblent pas rares et peuvent expliquer en partie le fait que la sociologie
soit, après la filière Administration économique et social
(AES),
73
la discipline qui accueille en plus grand nombre des
étudiants d'âge avancé35 (ASES,
199836). En définitive, les étudiants en formation
continue sont loin d'être rares en sciences humaines. Au contraire,
à la vue de nos résultats, ils forment tout un pan des effectifs
des diplômés de sociologie. Une fois formés et
certifiés, ces agents « convertis » à la sociologie,
riches d'une première expérience professionnelle cumulée
à un bagage sociologique sont susceptibles de réinvestir leur
champ professionnel d'origine tout en accédant cette fois-ci à
des positions hiérarchiques et statutaires élevées leur
permettant éventuellement d'user et de promulguer leur savoir
sociologique acquis en formation.
4. Les baccalauréats
Une première batterie d'analyses effectuée
à partir de l'échantillon Génération 2010,
montre que l'obtention d'un niveau 1 de sociologie semble être l'affaire
de détenteurs d'un BAC général. En effet, sur l'ensemble
de notre corpus, la proportion des BACs généraux couvre 91,5 %
des réponses, celle des BACs techniques représente seulement 8,5
% de la répartition et le taux de réponse concernant les BACs
professionnels est nul (cf. Tableau 3).
Tableau 3 Type de BAC échantillon
Génération 2010
Type de BAC
|
Effectif (N = 119)
|
Pourcentage
|
Général
|
109
|
91,5 %
|
Technique
|
10
|
8,5 %
|
Professionnel
|
0
|
0 %
|
Là encore, le corpus de diplômés que nous
avons rencontré semble confirmer cet aspect puisque sur 40 participants,
seulement 4 détiennent un BAC technologique et l'on observe une fois de
plus qu'aucun participant n'était doté d'un BAC professionnel
(cf. annexe 4). En somme, la poursuite d'études en sociologie
jusqu'en niveau master semble être fortement marquée par
l'obtention d'un baccalauréat général.
Concernant les séries des baccalauréats
détenues par les répondants, elles ne semblent pas
refléter les caractéristiques des diplômés des
années 2000. Si l'on se réfère par exemple aux
35 Sont considérés les étudiants en
formation post-initiale ceux qui ont passé l'âge de 27 ans
lorsqu'ils achèvent leurs études (Beduwe, Espinasse, 1995).
36 Association des sociologues enseignants du supérieur,
bulletins.
74
effectifs des baccalauréats de l'année
200337, on observe que les bacheliers scientifiques
représentent 49,8 % des diplômés contrairement aux taux des
BACs L et ES qui s'élèvent respectivement à 19,2 % et 31
%. Or, si l'on s'intéresse à l'origine scolaire des
diplômés de sociologie de la Génération CEREQ
2010, on s'aperçoit que le BAC S n'est pas le plus
représentatif de l'échantillon (cf. tableau 4). Les taux
des séries ES (37, 6 %) et L (34,8 %) sont plus importants que la
proportion des BAC S (27, 5 %).
Tableau 4 Origine scolaire de l'échantillon
Génération 2010
Série BAC Général
|
Effectifs (N = 109)
|
Pourcentage
|
L
|
38
|
34, 8
|
%
|
ES
|
41
|
37, 6
|
%
|
S
|
30
|
27, 5
|
%
|
Ainsi, la série scientifique qui accueillait le plus
grand nombre de bacheliers dans les années 2000 semble être
sous-représentée en sociologie. L'enquête qualitative que
nous avons conduite semble confirmer ce phénomène. En effet, sur
36 diplômés détenteurs d'un baccalauréat
général, on observe que 9 enquêtés proviennent d'une
série scientifique, 11 autres possèdent un BAC L et 16 sont issus
de la filière économique et sociale (ES).
Notons au passage qu'il est possible que le diplôme
terminal obtenu en sociologie puisse être lié à la
série du baccalauréat. Les résultats
Génération 2010 montrent que chez les docteurs, les
baccalauréats littéraires sont majoritaires (41 %).
Néanmoins on ne retrouve pas cette prévalence dans le groupe des
masters où c'est le Bac ES (42 %) qui est le plus
représenté (cf. Tableau 5).
Tableau 5 Diplôme terminal x Origine scolaire
Génération 2010
|
Master
|
|
Doctorat
|
|
Effectifs
|
|
%
|
|
s
|
|
%
|
|
s
|
N
|
L
|
32
|
|
20
|
|
41
|
|
18
|
|
38
|
ES
|
42
|
|
27
|
|
32
|
|
14
|
|
41
|
S
|
28
|
|
18
|
|
27
|
|
12
|
|
30
|
Une étude quelque peu ancienne, Charlot (1987) montrait
que le baccalauréat littéraire représentait l'origine
scolaire la plus courante en sciences humaines. Ses résultats
indiquaient que le taux de bacheliers littéraires augmentait à
mesure que le niveau de sortie s'élevait. Pour l'auteur, cela signifiait
que c'étaient ces bacheliers qui réussissaient le plus dans ces
études. Sur
37 Soit 7 ans avant le début de l'enquête
Génération 2010. L'année 2003 nous semblait
appropriée pour estimer les tendances d'orientation quant aux
séries du BAC des années 2000 dans lesquelles s'inscrivent
majoritairement les répondants de l'enquête
Génération 2010 et plus largement nos
enquêtés.
75
cette question, à travers les matériaux
d'enquêtes amassés auprès des diplômés, nous
avons observé que la série littéraire est l'origine
scolaire la plus représentée en doctorat alors que, ce sont
majoritairement des détenteurs d'un BAC ES qui composent notre cohorte
(cf. Annexe 4). Autant d'éléments qui inviteraient
à interroger une éventuelle congruence entre culture
littéraire et culture sociologique (Lepeinies, 1994).
5. L'hétérogénéité des cursus
universitaires
En 1999, Odile Piriou constatait que la sociologie est une
discipline où nombreux sont les étudiants qui ont effectué
des études dans un autre domaine. En étant attentif aux cursus
universitaires des 40 enquêtés avec qui nous avons
échangé, on s'aperçoit que l'on ne peut pas tous les
réunir sous la seule désignation « d'étudiant
sociologue » : plus d'un tiers (16/40) a des diplômes
antérieurs au master d'une discipline autre que la sociologie. Si l'on
se rattache à la trajectoire universitaire des diplômés, il
serait erroné de penser que nous étions confrontés
à des trajectoires homogènes. Nous avons identifié 3
itinéraires universitaires types38.
Le premier correspond aux profils des diplômés
qui ont un parcours « homogène » (22/34) de par des
études supérieures menées uniquement en sociologie. Le
second se rattache à un profil type que nous avons appelé les
« convertis » (7/34). Cette catégorie de diplômés
inclut des enquêtés qui ont obtenu d'autres diplômes dans
d'autres discipline et/ou milieux professionnels avant de s'inscrire en
sociologie. Pour la plupart, ils ont été certifiés dans le
cadre d'une formation continue après une première
expérience professionnelle qu'ils conservent en général
pendant la formation. Enfin, le troisième type regroupe des
diplômés que nous qualifions de « transfuges » qui
désigne des personnes en formation initiale qui, dans le cadre de
l'année de master, abandonnent leur discipline d'origine pour rallier
les rangs de la sociologie.
L'itinéraire universitaire entraîne nous
semble-t-il des effets de parcours. Notamment en ce qui concerne la bifurcation
entre la voie recherche et professionnelle à laquelle sont
confrontés les étudiants à l'entrée en master. En
ce qui concerne les diplômés qui ont eu un parcours
homogène, l'itinéraire ne semble pas influencer grandement le
choix. Au cours des entretiens, il nous a semblé que les
stratégies d'orientation étaient plus à mettre en relation
avec
38 Nous avons par la même, rencontré un
étudiant menant un double cursus (sociologie et géographie) que
nous avons qualifié de duettiste.
76
la socialisation (notamment familiale) des
enquêtés. Même si l'itinéraire universitaire ne
semble pas jouer sur l'orientation choisie à l'entrée du master
pour les parcours « homogènes », cela s'avère quelque
peu différent pour les diplômés de types « transfuge
» et « converti ». Pour les premiers, nous avons observé
que tous les diplômés s'étaient orientés en voie
professionnelle à l'exception de deux personnes.
Pour les diplômés « transfuges »
l'entrée dans un master de sociologie représentait pour beaucoup
d'entre eux une orientation par défaut. A l'image d'Amélie qui
relatait que son inscription en sociologie était loin d'être
voulue :
Enquêtée : Moi avant le master
de socio je n'avais fait que de la psychologie. Le problème c'est que
j'ai été refoulée plusieurs fois en master 2 et au bout
d'un moment j'en ai eu marre. On m'avait parlé du master socio
professionnel, qu'ils cherchaient des étudiants pour intégrer la
formation et qu'il n'y avait pas besoin d'avoir de base solide en sociologie
pour y arriver. [...] Ça semblait intéressant la socio donc
voilà... (Amélie, 25 ans, voie DIS,
Transfuge).
Ces types de diplômés « transfuges »
provenant d'une autre discipline de sciences humaines ne sont pas rares. Par
exemple, rien que durant notre année universitaire, sur les 7 personnes
qui composaient la voie professionnelle, 4 étudiants rentraient dans ce
cas de figure. Cependant, nous avons rencontré d'autres
diplômés avec un itinéraire de type « transfuge »
qui avaient bifurqué en voie recherche. Cette orientation peut
s'expliquer une fois encore par leur parcours universitaire. Pour les deux
diplômés auxquels nous songeons, l'inscription dans le master de
sociologie recherche correspondait à un complément de formation,
un deuxième master exigé par le département pour des
étudiants qui ne sont pas dotés d'un cursus complet de sociologie
et qui souhaiteraient continuer en thèse. Ce fut par exemple le cas
d'Angélique (32 ans, voie ACCESS, Transfuge) qui entama son parcours
dans le supérieur avec une licence de droit obtenue après 4 ans
d'études (une année redoublée) dans la souffrance puisque
le monde juridique ne lui convenait ni humainement ni professionnellement. De
telle sorte que, une fois la licence en poche, elle décida de
réorienter son projet professionnel vers l'une de ses
sensibilités premières qui selon elle, ne l'avait jamais vraiment
quitté : l'enseignement. Ainsi, Angélique s'inscrivit dans une
formation indifférenciée39 portée sur les
questions d'éducation et de formation. De ce cursus, elle en retira
d'une part, un diplôme niveau 1 et d'autre part, une véritable
appétence pour l'activité de recherche et d'enseignement qui ne
pouvait être assouvie que par une poursuite d'étude en
thèse. Conformément à ce qu'exige la politique du
département, il fallut donc pour elle intégrer un nouveau master
lui permettant de se familiariser à la pratique de la recherche. En
somme, il semblerait pour ces diplômés de type « transfuge
», que le choix face à la bifurcation recherche/professionnel
s'explique par des aspirations
39 Etiquetée à la fois recherche et
professionnelle.
77
différentes : la voie professionnelle
représentant une orientation par défaut permettant l'obtention
d'un diplôme de niveau 1 alors que la voie recherche représente un
complément de formation permettant de remplir les conditions
exigées pour prétendre faire une thèse de sociologie.
Pour les 7 diplômés qui répondent à
l'idéal-type de « converti », la plupart s'étaient
orienté vers la voie recherche. Cela peut semble-t-il s'expliquer par le
profil professionnel des enquêtés. Pour la plupart, leur
activité se rattachait au sens large à l'éducation
(instituteur, formateur d'adultes, éducateur) et l'entrée en
master représentait la possibilité d'obtenir un niveau
d'étude de niveau 1 tout en assouvissant une curiosité
intellectuelle et une sensibilité proprement sociologique. Voici un
extrait qui retranscrit cela :
Enquêteur : Pourquoi la sociologie ?
Enquêtée : Quand je travaillais
au relai, j'encadrais des collègues et il y a un moment je me suis dit
qu'il me manquait des billes, un peu de théorie pour m'aider, pour
heu... Mais ... Mais la psycho ça ne m'attirait pas, j'adhérais
pas du tout. C'était trop contraignant la psy. La psychosocio m'aurait
intéressé mais il n'y en avait pas... J'avais lu un peu de socio,
j'avais adoré, donc c'est pour ça que j'ai choisi la sociologie.
(Hélène, 55 ans, ACCESS, Convertie).
Ainsi, pour ces diplômés « convertis »
dotés d'une expérience professionnelle conséquente, il n'y
avait pas d'intérêts pour eux à bifurquer en voie
professionnelle pour augmenter leurs qualifications, il s'agissait avant tout
de se former à la recherche et d'emmagasiner un maximum de connaissances
théoriques qu'ils pourront réemployer dans leurs futures
activités de pédagogues.
En définitive, l'enquête que nous avons
menée auprès des diplômés d'un master de sociologie
montre qu'il existe une importante
hétérogénéité de parcours. Disparité
que nous avons représentée dans l'annexe 5. A la vue de nos
résultats, cette diversité d'itinéraires semble avoir un
impact conséquent sur le choix de la spécificité du master
(recherche vs professionnel) mais aussi sur la question de la poursuite
d'étude en thèse et sans doute plus largement sur la
légitimité à s'identifier comme sociologue.
6. Les explications apportées à l'orientation en
sociologie
L'hétérogénéité des
itinéraires universitaires des diplômés n'est pas sans lien
avec les raisons pour lesquelles ils s'orientent vers la sociologie. Dans la
majorité des cas, les enquêtés expliquaient leur choix
d'études en invoquant des intérêts essentiellement
intellectuels, non en vue de satisfaire un projet professionnel rigoureusement
défini. Dans une étude consacrée aux
78
apprentis sociologues Soulié (1995) stipulait que
l'absence de projet professionnel à l'entrée en formation est
propre aux étudiants qui choisissent une discipline plus intellectuelle
que pragmatique et que cette attitude est très fréquente chez les
agents issus d'une origine sociale élevée. Il apparaissait que
c'étaient surtout les différences de parcours qui rendaient
compte des exigences pragmatiques formulées par des
enquêtés « convertis » à l'image des propos de
Judith :
Enquêtée : Quand je me suis dit
qu'il fallait que je reprenne mes études, je me suis tout de suite
tournée vers la sociologie forcément... J'adore le social ce
n'est pas pour rien que je suis ES40 ! La socio c'est bien pour se
décaler, j'avais besoin de ça dans ma pratique. Donc voilà
le volet socio... Mais pas seulement, je voulais aussi me former à la
conduite de projet. Parce que voilà je voulais encadrer au bout d'un
moment. Donc je me suis renseignée sur plusieurs formations. Et j'ai vu
qu'à XXXXXX on faisait des enquêtes, des études et de la
conduite projet. Donc je m'y suis inscrite. (Judith, 33 ans, DIS,
Convertie)
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la faible
relation entre le savoir sociologique et son application (professionnelle
notamment) semblait constituer pour certains enquêtés son
principal intérêt comme l'illustrent les propos de Romain qui,
à travers la sociologie, fuyait un réalisme exacerbé qu'il
avait connu dans son cursus scientifique au lycée :
Enquêté : Au début du
lycée je m'étais dit que je voulais faire
vétérinaire. Alors j'ai fait S. Sauf que j'étais nul, mes
notes en maths et en physique étaient catastrophiques. [...] En terminal
quand on a commencé la philo j'ai adoré ça. ...En philo il
fallait être dans l'abstraction, réfléchir, analyser,
prendre de la distance... Y'a des parallèles avec la socio tu vois.
Quand est arrivée l'heure du choix pour l'université je me suis
dit il faudrait peut-être que je me pose et que je prenne le temps de
réfléchir à ce que je voulais faire vraiment. Et donc j'ai
commencé à me renseigner sur les filières en sciences
humaines qui gravitent autour de la philo. Je n'avais pas envie de faire philo
parce que, bah la question des débouchés ce n'était pas
ça. Enfin la socio on peut se demander aussi (rire). Mais bon
voilà, j'avais listé la sociologie, l'anthropologie et la
psychologie. Et en me renseignant j'ai plus eu la fibre pour la socio en fin de
compte. (Romain, 27 ans, DIS, parcours homogène).
Ainsi, pour beaucoup de diplômés le charme de la
discipline provient de cette « capacité à se distancier
» (Sabine, 27 ans, DIS, parcours homogène). Concernant les
enseignements dispensés et des savoirs retirés à la suite
de la formation, rares étaient les diplômés qui parlaient
spontanément de savoirs faire opératoires. La sociologie c'est
avant tout « un outil d'intellectualisation, y'a pas grand-chose
à en retirer d'un point de vue pratique » (Michel, 52 ans,
ACCESS, parcours homogène).
Nous avons remarqué que la plupart des
diplômés qui nous restituaient un projet professionnel se
rattachaient souvent à l'idéal type de « converti »
venus à la discipline en formation continue. Comme nous l'avons
évoqué préalablement, l'obtention d'un titre de sociologie
permettait à ces agents salariés pour la plupart du secteur
social de concrétiser des perspectives d'évolutions.
40 Educateur spécialisé.
En définitive, rares étaient les projets
professionnels rationnalisés à l'entrée en sociologie.
Concernant l'ambition de devenir chercheur, aucun des diplômés
n'avait songé à cette perspective de carrière en entrant
en formation. Par rapport à ce que nous renvoient les
enquêtés, cette optique semble arriver tardivement dans le cursus
notamment parce qu'elle semble être lié à une relation avec
les enseignants qui semblent tenir un rôle non négligeable dans la
construction de la vocation.
Même si l'intention de devenir sociologue arrive
tardivement, nous avons remarqué cependant qu'il était
fréquent que des enquêtés relatent une attirance pour
l'enseignement. En effet après réflexion et en mettant de l'ordre
dans nos données, nous nous sommes aperçu qu'un tiers des
diplômés rencontrés, envisageait l'enseignement comme un
plan de carrière. Cette redondance qui nous avait échappé
au premier abord fait écho à une étude publiée par
le CEREQ (2010) qui, contrairement à ce que l'on pourrait penser,
montrait que les diplômés de sciences humaines savent ce qu'ils
veulent faire : de l'enseignement. Cette même étude montrait que
63 %41 des diplômes de LSH42 déclaraient
qu'ils souhaiteraient enseigner. Notre échantillon semble confirmer
cela, l'entrée en sciences humaines relevait souvent une aspiration
à embrasser une carrière professorale ce qui au passage, explique
sans doute pourquoi l'enseignement est et reste, le débouché
professionnel le plus fréquent que l'on rattache à un cursus de
sociologie (CEREQ, 2010). La partie suivante s'attachera à la question
du devenir des diplômés d'un master de sociologie et de l'usage
qu'ils en tirent dans leurs emplois.
79
41 Sur une population de 42 000 enquêtés.
42 Lettre et Sciences Humaines.
80
Chapitre 5 : Le devenir professionnel des
diplômés de
Sociologie
Traiter de la question du devenir professionnel d'une
catégorie d'individus renvoie inéluctablement à envisager
cet objet par le prisme de « l'insertion professionnelle ».
Historiquement, la sociologie de l'éducation des années 60 a
traité les questions d'insertions professionnelles à travers le
prisme de l'adéquation formation/emploi. Cependant les axes de recherche
se sont élargis depuis. Des études mettent à jour des
variables sociales qui modulent l'insertion professionnelles (Dubar, 1991 ;
Galland 1991 ; Nicole-Drancourt et Rouleau-Berger, 1995 ; Heinz, 1991) et qui
remettent en question le postulat d'une adéquation stricte et
mécanique de la relation formation-emploi. De telle sorte que
l'insertion professionnelle se présente comme un objet complexe
difficilement appréhendable. La définition de l'insertion
proposée par un collectif de chercheurs (Bordigoni, Demazière
& Mansuy, 1994) rend bien compte de cette dimension plurielle : «
l'insertion est un processus socialement construit dans lequel sont
impliqués des acteurs sociaux et des institutions (historiquement
construites), des logiques (sociétales) d'action et des
stratégies d'acteurs, des expériences (biographiques) sur le
marché du travail et des héritages socio-scolaires »
(Dubar, 2001 : 34). Dans cette perspective, l'accès à
l'emploi ne peut être réduit à des mécanismes
économiques. Il doit être analysé comme la
résultante de variables complexes qui se situent à deux niveaux :
à un niveau institutionnel et sociétal et à un niveau plus
réduit, où l'on s'attache à recueillir l'expérience
des agents pour reconstruire leurs parcours d'insertion. L'analyse sociologique
doit tenter d'articuler ces deux niveaux, prendre en compte les institutions,
les logiques économiques et administratives qui dessinent un cadre
historiquement déterminé qui pèse sur les conduites des
agents qui déploient des pratiques elles-mêmes structurées
par leurs valeurs, leurs aspirations et affinités culturelles,
elles-mêmes façonnées par leur socialisation. Il est alors
temps pour nous de centrer notre analyse sur les modalités d'insertion
professionnelles des diplômés de sociologie
(débouchés, chômage, salaires, etc.). Nous nous sommes
intéressés dans un premier temps à ce que Hughes (1971)
nomme les contreparties socioéconomiques.
81
1. Les contreparties socioéconomiques de l'engagement dans
un cursus de sociologie
Cette dénomination désigne traditionnellement
plusieurs enjeux socioprofessionnels et économiques que soulève
l'entrée dans une quelconque formation : le taux de chômage,
l'accès au statut de cadre, la rémunération, le taux
d'emplois précaires. Pour Hughes (1971) l'avenir des disciplines
académiques est dépendant des capacités des formations
à assurer aux étudiants des revenus et/ou des prestiges
professionnels satisfaisants.
La question du chômage
Les discours alarmistes associant les disciplines de sciences
humaines à des filières « sans débouchés
» ne sont pas rares. A titre d'exemple, Geneviève Fioraso (ancienne
ministre de l'éducation et de l'enseignement supérieur)
déclarait en 2013 : « Dès la seconde, les jeunes doivent
savoir que des filières, comme l'histoire, la sociologie ou la
psychologie, connaissent des difficultés d'insertion. Ils doivent
être prévenus43 ». De tels propos,
relayés par l'arène médiatique peuvent très vite
participer à propager des a priori concernant les sciences humaines et
lettres, présentées comme des filières
désuètes, accueillant des publics égarés,
indécis et peu compétents, encadrés par des enseignants
déconnectés des « vrais enjeux » (les
intérêts pécuniers) faisant de ces disciplines des «
usines à chômeurs »44. Nous avons
élaboré des matériaux pour éprouver cette assertion
car dans les faits, il est possible que les choses se passent tout
autrement.
A ce sujet, une enquête du CEREQ (2010) qui
s'intéresse au devenir professionnel des diplômés de LSH
montre que ces derniers n'ont pas grand-chose à envier aux autres
filières. Les résultats de l'enquête montrent que la
proportion des diplômés LSH qui obtiennent un emploi stable et
rapide45 s'élève à 62 %, taux qui ne se
révèle pas significativement différent des filières
des « sciences dures », du « droit et de l'économie et de
la gestion » qui s'élèvent respectivement à 64 % et
61 %. Par ailleurs cette même étude montre que le «
chômage persistant » (c'est-à-dire au-delà de trois
ans à la suite des études) ne concerne pas
43 Le
figaro.fr, 20 mars 2013.
44 Comme le dénonçaient Baudelot, Benoliel,
Cukrowicz et Establet avec leur ouvrage Les étudiants, l'emploi, la
crise, Paris, Maspero, 1981.
45 Dans les six mois.
82
significativement plus les filières LSH (8 %) que le
« droit, l'économie et la gestion » (8 %), « les sciences
dures » (7 %), « les écoles de commerce ou d'ingénieur
» (5 %) ou encore « les filières professionnelles,
industrielles et tertiaires » (8 %). Ces données en provenance
d'une enquête du CEREQ (2010) ne corroborent pas les conceptions qui
stipulent qu'un cursus de LSH entraîne irrémédiablement des
difficultés d'insertion professionnelle. Qu'en est-il de la sociologie
en elle-même ?
Si l'on s'intéresse aux diplômés de
sociologie, l'échantillon de diplômés en provenance de
l'enquête Génération 2010 nous renseigne sur les
modalités de l'insertion professionnelle. Nos analyses montrent que ces
diplômés accèdent rapidement à un premier emploi
à la suite de leurs études. Pour 132 réponses, les indices
de tendance centrale sont bas : on observe une moyenne de 3,1 (ET46
= 5,06) un mode et une médiane à 0. Aucune raison de penser que
ces diplômés de sociologie aient de quelconques difficultés
à obtenir rapidement un emploi à la suite de leurs études.
Pour autant, rien n'indique que ce premier emploi soit en lien direct avec leur
branche de formation. L'étude qualitative que nous avons menée
nous a conduits à constater qu'effectivement, ces agents trouvent
rapidement un emploi mais pour beaucoup d'entre eux, ils continuent une
activité professionnelle qu'ils avaient déjà en formation.
D'autres commençaient une recherche d'emploi où il était
fréquent que les candidatures s'orientent vers des postes qui
stricto sensu, n'avaient pas grand-chose à voir avec la
sociologie (hôte de caisse, animation, assistant d'éducation...).
Pour les diplômés ayant trouvé un poste que l'on peut
rattacher à un cursus de sociologie (cf. Chapitre 5.2) nous
avons relevé que la recherche d'emploi s'était
étalée de 1 à 6 mois. De plus, elle n'aboutissait qu'en de
rares cas sur l'obtention d'un CDI.
Concernant le chômage à proprement parler, sur
132 répondants de l'enquête Génération 2010,
la moyenne du nombre de mois passés au chômage 3 ans
après la certification s'élève à 5,3 mois (ET = 7,1
mois) pour une médiane et un mode qui s'élèvent
respectivement à 2 et 047. Ces résultats confirment
que l'échantillon des diplômés de l'enquête
Génération 2010 n'est pas touché massivement par
le chômage. Là encore, l'étude qualitative que nous avons
menée donne du crédit à nos résultats puisque que
sur 40 participants, seulement 4 sont concernés par la recherche
d'emploi (cf. Annexe 6). A ce propos, il convient de préciser
que toutes ces personnes ont l'attribut commun d'entrer ou de sortir de
formation. La période où nous les avons rencontrés
représentait pour certains un « break » bien
mérité. D'autres étaient
46 Ecart-type : la moyenne des écarts à la
moyenne.
47 La valeur la plus rapportée dans les
réponses.
83
dans la recherche d'un emploi satisfaisant leur permettant
d'aménager leur projet de thèse. D'autres encore, étaient
des docteurs récemment titrés qui utilisaient le chômage
à la suite de leur contrat doctoral pour consolider leur « dossier
» de chercheur (rédaction d'articles, communication,
qualifications, etc.) pour ensuite postuler à des postes dans la
recherche publique. Tous ces éléments n'incitent donc pas
à penser que les diplômés de sociologie sont fortement
touchés par le chômage. En revanche, comme nous l'avons
précisé, rien ne porte à croire que ces agents trouvent
rapidement un emploi stable lié à leurs compétences et
à leurs aspirations.
A ce sujet, nos résultats indiquent que durant les 3
années qui suivent la certification, nombreux sont les
diplômés qui n'obtiennent pas une stabilité
professionnelle, c'est-à-dire un emploi occupé sur une
période de 3 ans ou plus. En effet, parmi les 132 répondants de
l'enquête Génération 2010, 63 % ont
été (durant les 3 ans qui suivirent la certification)
concernés par une période de non-emploi faisant suite à
une fin de contrat, un licenciement, une démission... Ces
résultats ne nous permettent pas de considérer que
derrière un cursus de sociologie, on obtient rapidement une
stabilité professionnelle. A ce propos, d'autres données
collectées viennent renforcer ce constat. Elles concernent le temps
d'accès au premier emploi CDI. Pour un total de 110 répondants,
on obtient une moyenne de 11,3 mois (ET = 11, 4) pour un mode lui aussi
élevé : 8 mois. La stabilité professionnelle
symbolisée par l'obtention d'un CDI peut, à la vue de ces
données, nécessiter du temps pour ces catégories de
diplômés. Délai qui, à travers notre enquête
qualitative, s'explique par plusieurs raisons. Notamment par les conditions
d'accès aux emplois typiques qui sont à rattacher à un
cursus de sociologie (recherche, enseignement, emplois praticiens) où
l'obtention d'un contrat stable se révèle difficile dans la
mesure où les postes de l'enseignement et de la recherche s'obtiennent
par la réussite à un concours qui exige un temps de
préparation conséquent. En ce qui concerne les emplois types
« praticiens », là encore les diplômés peuvent se
retrouver confrontés à plusieurs difficultés, du fait
notamment que l'obtention d'un emploi stable exige des certifiés qu'ils
consolident un réseau et se fassent reconnaître au sein du champ
professionnel convoité. Tout cela nécessite du temps, d'autant
plus que la compétition pour ces emplois est rude et expose beaucoup de
diplômés à des déconvenues qui les conduisent dans
certains cas à se reconvertir (cf. Chapitre 5.2 « les
réorientations professionnelles ») et dans le même
temps, à retarder l'obtention d'une situation professionnelle stable qui
leur convient.
Pour en revenir à la question du chômage, les
résultats acquis auprès de 132 diplômés de la
Génération 2010 après 3 ans de vie active
montrent que 15 % déclarent qu'ils n'ont pas
84
d'emploi à la fin de l'enquête. Proportion qui
est plus importante que celle des diplômés d'un niveau 1 de LSH (9
%) rapportée dans l'étude du CEREQ (2010) sur la
Génération 2004. Cette différence peut, nous
semble-t-il, s'interpréter par différents facteurs.
Premièrement, comme nous l'avons évoqué,
il faut concevoir que la sociologie, par sa récente autonomisation et la
spécificité de son développement, est faiblement
professionnalisée. Si bien que le marché du travail ne semble pas
encore en mesure de connaître et de reconnaître les
compétences et aptitudes derrière un cursus de sociologie.
D'autre part, des études comme celle du CEREQ48 (2014)
montrent qu'en l'espace de 10 ans, le chômage n'a cessé
d'augmenter et ce, dans un contexte de réforme LMD qui pousse les
étudiants à continuer leurs études jusqu'à un
niveau master. Selon cette enquête, cette réforme a comme
conséquence d'augmenter significativement les effectifs des
diplômés master (en voie professionnelle notamment) sans pour
autant endiguer l'augmentation du chômage. Dès lors, il est
possible que la sociologie n'échappe pas à cela d'autant plus
qu'elle est l'une des disciplines les plus concernées par des exigences
de professionnalisation (Piriou, 2008) dans un contexte où les
étudiants se « ruent » vers ses filières sans pour
autant qu'il y ait d'ouvertures professionnelles clairement identifiées
et des offres d'emplois suffisantes pour couvrir les effectifs des
diplômés. Enfin, le taux important de réponse relatant une
situation de chômage pour la Génération 2010 peut
aussi s'expliquer par le fait que beaucoup d'itinéraires de ces
diplômés représentent un enchaînement d'emplois
précaires traduisant l'attente d'un statut stable dans le même
milieu où un secteur voisin.
La précarité dans les emplois
Pour objectiver la question de la précarité dans
les emplois occupés par les diplômés, nous nous sommes
attachés à l'étude des variables qui concernent le «
type de contrat obtenu à la fin de l'enquête » et « le
temps de travail occupé dans l'emploi ». Malheureusement nous
n'avons pas d'éléments de comparaison à présenter
par rapport à nos données que nous exposerons d'un point de vue
purement descriptif.
Concernant la stabilité dans l'emploi, nous l'avons
étudiée à travers l'indicateur « du type de contrat
à la fin de l'enquête ». Nos résultats indiquent
qu'à l'issue des 3 ans d'activité,
48 Bref n°322 septembre 2014.
85
on observe que 48 % des enquêtés obtiennent un
emploi stable (à durée indéterminée) dans la
fonction publique (17 %) ou dans le privé (31 %) contre 47 % qui
déclarent avoir un contrat à durée
déterminée (cf. Tableau 6). On peut donc conclure que
sur l'ensemble de notre échantillon de diplômés de la
Génération 2010, seulement la moitié obtient une
situation professionnelle stabilisée autour d'un contrat
indéterminé. Là-encore, le corpus de diplômés
que nous avons rencontré retranscrit bien ce phénomène
puisque seulement 15 des enquêtés avaient un emploi stable au
moment de l'entretien49 (cf. Annexe 6). Ainsi presque les
deux tiers du corpus cherchent encore à se stabiliser sur le
marché. Il est intéressant de relever par ailleurs que la
situation la plus rencontrée chez ces diplômés est le
« CDD publique » ce qui n'est pas neutre puisqu'elle transpose bien
certaines situations professionnelles précaires pour les
diplômés, pouvant être liée à une
activité de recherche temporaire (contractuels, ATER, vacataires, etc.).
Qu'en est-il du temps de travail ?
Tableau 6 Type de contrat des diplômés
de l'enquête Génération 2010
Type de contrat à la fin de l'enquête (N =
124) 10 Niveaux de réponses
|
Intérim
|
7 %
|
Fonctionnaire
|
17
|
%
|
CDI secteur privé
|
31
|
%
|
CDD secteur public
|
30
|
%
|
CDD secteur privé
|
10
|
%
|
Parmi les répondants de l'enquête
Génération 2010 (N = 120) 78, 3 % déclarent avoir
obtenu un contrat avec un temps complet contre 21,6 % de réponses
concernant un temps partiel. A ce propos, dans le corpus de
diplômés avec qui nous nous sommes entretenus, seulement trois
enquêtés travaillent à temps partiel (cf. Annexe
6). Echanger sur cette question avec eux nous a permis de prendre
conscience que pour ces trois personnes, cette configuration de travail
n'était pas voulue. Ils aspirent à travailler à temps
complet mais les situations professionnelles qui les concernent ne leur
permettent pas d'augmenter progressivement leur temps de travail notamment
parce que ce sont des emplois provisoires (recherche contractuelle, assistant
d'éducation, etc.).
Pour en revenir à la question de la stabilité
dans l'emploi, l'étude des situations d'insertion des
diplômés de notre corpus nous a conduit au constat que
l'état le plus courant en début de vie professionnelle
différée (c'est-à-dire après une période de
recherche d'emploi) se
49 A côté de cela, l'étude des contrats de
notre corpus de diplômés montre qu'un CDD dans le public est la
situation professionnelle la plus commune de l'échantillon. Cela peut
s'expliquer notamment du fait que tout un pan du corpus soit dans une situation
de contrat doctoral.
86
rattache à un emploi précaire. Quant aux modes
d'accès à une stabilité professionnelle (cf. Annexe
6) par rapport au parcours universitaire, on constate que les
diplômés types « homogène » (14/24) et «
transfuge » (7/8) sont les plus nombreux à occuper un emploi
précaire à l'insertion. Sans doute parce que ce sont eux
principalement qui se tournent vers les métiers de la recherche et de
l'enseignement, ce qui nécessite du temps et le passage par des emplois
déterminés qui diffèrent l'accès à une
situation stable. Alors que, les sociologues « convertis »
réussissent mieux que les autres à accéder à un
emploi stable (6/7). Cela peut s'expliquer du fait que majoritairement, ces
diplômés avaient déjà, durant le temps de leur
formation continue, une activité professionnelle consolidée et
qu'ils y reviennent (ou sont promus) une fois certifiés.
L'accès à la position de cadre et les
rémunérations
L'analyse du taux d'accès aux statuts
cadres50 montre que les diplômés de la
Génération 2010 accèdent dans une moindre
proportion à l'encadrement que l'ensemble des diplômés de
lettres et sciences humaines si l'on se fie aux résultats du CEREQ
(2010) édifiés à partir de la Génération
2004 (cf. Tableau 7).
Tableau 7 Position professionnelle à l'issue
de l'enquête
Position professionnelle à la fin de
l'enquête
|
CSP
|
Diplômés de sociologie d'un niveau 1
Génération 2010 (N = 120)
|
Diplômés LSH d'un niveau 1
Génération 2004
|
Employés et ouvriers
|
50, 8 %
|
11 %
|
Professions intermédiaires
|
26, 3 %
|
39 %
|
Cadres supérieurs
|
22, 5 %
|
47 %
|
L'étude de la position professionnelle au moment de
l'entretien retranscrit bien ce phénomène (cf. Annexe 6)
puisque majoritairement les diplômés avaient le statut d'«
employés » au moment de l'enquête (20/40) même si l'on
retrouve une part non négligeable qui ont accédé à
un statut professionnel plus élevé51 (12/40). Le
parcours universitaire semble avoir son importance. Les profils types «
convertis » semblent être ceux qui accèdent le plus
facilement à ce statut (5/7) ce qui semble plus rare pour les parcours
homogènes (7/24) et inexistant pour les « transfuges » (0/8).
En définitive, l'obtention d'un emploi relatif à un statut «
cadre » à la suite d'un cursus de sociologie semble rare et est
à pondérer avec le type de
50 Professions intermédiaires ou cadres
supérieurs.
51 Professions intermédiaires et Cadres.
87
parcours du diplômé. A côté de cela,
conformément à la visée de notre enquête, consistant
à clarifier les conditions professionnelles des diplômés de
sociologie, la question des rémunérations nous semblait
importante à aborder.
Le salaire médian relevé auprès des
diplômés avec qui nous nous sommes entretenus (cf. Annexe
6) semble être inférieur (1450 euros) à celui
relevé auprès des diplômés de sociologie de la
Génération 2010 (1500 euros) et celui des
certifiés de LSH de la Génération 2004 (1590
euros). Globalement, si on se fie à ces indicateurs, les salaires
obtenus par les diplômés de sociologie et de LSH de niveau 1 sont
inférieurs à ceux d'autres disciplines (cf. Tableau 8)
comme les « écoles de commerces et d'ingénieurs »
où les rémunérations médiantes
s'élèvent à 2170 euros.
Tableau 8 Salaire médian des
diplômés de sociologie en comparaison à d'autres
disciplines
Salaire médian à l'issue des
enquêtes
|
Enquête qualitative (N
= 40)
|
Enquête des diplômés de «
Sociologie » de niveau 1 Génération 2010
(N = 120)
|
Enquête des
diplômés
« LSH » de
niveau 1 Génération
2004
|
Enquête des diplômés « Droit,
Eco. et Gestion » de niveau
1 Génération 2004
|
Enquête des diplômés « Sciences dures de
niveau 1 » Génération
2004
|
Enquête des diplômés « d'Ecoles de
commerce ou d'ingénieur » de niveau 1 Génération
2004
|
1450 euros net
|
1500 euros net
|
1590 euros net
|
1920 euros net
|
1900 euros net
|
2170 euros net
|
Pour en conclure avec ce chapitre, il apparaît que la
sociologie n'est pas une « usine à chômeur » puisque les
diplômés ne présentent pas de complication pour obtenir un
emploi rapidement. Néanmoins, comparativement à d'autres
filières, les diplômés éprouvent des
difficultés pour accéder à une stabilité
professionnelle et à un statut de cadre. Ce qui explique sans doute
pourquoi les salaires de ces individus sont moins élevés que ceux
observés dans d'autres filières.
Ce travail ne se résume pas à l'étude des
conditions d'insertion socio-économiques des certifiés de
sociologie. Une des visées centrales de notre recherche consiste
à entrevoir les destinés professionnelles qui se dessinent
derrière un cursus de sociologie de niveau 1. Pour mener à bien
ce travail, il nous semblait important de commencer par faire un état
des lieux des offres d'embauche concernant les postes d'enseignants-chercheurs
: modèle de métier
88
largement promu en formation, susceptible d'apparaître
aux yeux des diplômés comme un « cadre » par rapport
auquel ils s'adaptent et aménagent leurs pratiques d'insertion.
L'offre de postes dans la recherche publique
Le travail de Dubar (in Lahire, 2002) montre le
secteur académique représente une faible part des horizons
professionnels qui se dessinent pour les diplômés. Malgré
cela, le nombre de productions de thèses qui destinent au métier
de chercheur ne cesse d'augmenter (Dubar, 2004). Il est alors tout naturel de
questionner les dynamiques d'offres d'emplois qui concernent la recherche
publique.
Malgré une courte période de politique
incitative de recrutement au début des années 2000 (gouvernement
Jospin), l'effectif des offres de postes ouverts aux concours reste faible.
Pendant la période des années 2000 à 2007, la moyenne des
emplois à pourvoir (CNRS et académie confondus) est minime
puisqu'elle s'élève à 56 (Journal officiel CNRS, 2012). Un
épineux problème se pose à la sociologie et à ses
diplômés concernant l'équilibre entre les offres de postes
académiques et la demande reposant sur le nombre de thèses
produites en moyenne par an dans la discipline. Quant à cette question,
Piriou (2008) montrait qu'en moyenne 150 thèses étaient produites
en sociologie depuis les années 2000. En parallèle, une
étude du CEREQ (2001) montrait que 70 % des thésards participant
à l'étude souhaitaient intégrer le secteur de la
sociologie « académique ». Or, celui-ci n'offre guère
plus de 40 à 50 postes par an depuis les années 2000. Si l'on se
fie à ces données, seulement 1/3 de doctorants au mieux trouvera
un emploi dans la recherche. Tous les autres diplômés (master et
thésards confondus) doivent alors chaque année prospecter en
dehors du secteur académique. Le constat est saisissant puisqu'en termes
d'emplois stables, la part du secteur de la recherche publique est infime. De
plus, les chiffres qui nous permettent de tirer ces conclusions sont quelques
peu anciens, il est tout à fait possible qu'à l'avenir ces
perspectives de carrière soient encore plus réduites.
La rareté des emplois stables dans le secteur public
est synonyme d'un taux conséquent d'emplois précaires. Par
exemple, l'enquête du CEREQ (2004) montrait, concernant les recrutements
de l'année 2001, que 27 % des docteurs intégraient le monde de la
recherche avec un statut précaire ou temporaire (contractuel, ATER,
vacataire, etc.). Une autre enquête menée par Piriou et
Hély (in Dubar, 2004) montrait que sur 65 docteurs inscrits
à des concours pour entrer dans la recherche publique, seulement 50 %
obtenaient un emploi stable. L'autre moitié
89
maintenait une activité d'enseignement ou de recherche
sur des statuts précaires alternant des séquences de
chômages et d'activités. Ces situations d'emplois semblent
très largement répandues. A titre d'exemple, dans les
laboratoires associés CNRS en Ile de France, la population de personnels
permanents représente seulement 39 % du total des membres (Dubar, 2004).
La grande majorité des salariés semble être
constituée de doctorants, de personnels non permanents, ATER, post-doc,
chercheurs sur contrat...
Si on en croit les propos tenus par nos enquêtés,
ce contexte institutionnel est présent dans les esprits de ces derniers
qui étaient conscients des difficultés relatives à la
question de l'obtention d'un emploi stable dans le domaine de la recherche
publique. Ce « cadre » pouvait auprès de certains, être
déterminant dans les pratiques d'insertion déployées comme
le montrent les propos de Thomas (34 ans, DIS, parcours homogène) :
Enquêteur : Tu n'as pas voulu faire de la
recherche ?
Enquêté : J'aurais pour ainsi
dire... J'aurais adoré enseigner à la fac. Simplement... j'ai
considéré alors là... [...] On va dire que le rapport
coût/avantage me semblait trop incertain. Alors je me suis dit,
même si ça peut être hyper intéressant
intellectuellement, ça peut matériellement être des
années de galère. J'avais aussi envie d'accéder à
une certaine indépendance, je me suis dit « part sur quelque chose
» de plus sûr. Thomas (34 ans, DIS, parcours
homogène).
A l'image de Thomas, nombreux étaient les
diplômés à ne pas faire de plans de carrière
tournés vers le monde académique. Beaucoup orientaient ou
réorientaient leurs aspirations et leurs projets vers des domaines
professionnels ou des secteurs d'emplois autres que la recherche publique.
Parmi ces diplômés, nous allons voir que certains ont obtenu des
postes de cadres ou d'experts dans une organisation leur permettant non pas
d'être des « sociologues attitrés » mais de faire de la
sociologie dans leur emploi. D'autres ont éprouvé des
difficultés (certains en éprouvent encore) à
s'insérer professionnellement dans leurs branches. Ces
déconvenues ont conduit des diplômés à se
reconvertir professionnellement. Il conviendra alors pour nous d'analyser les
motifs de ces « revirements ».
2. Les horizons professionnels des étudiants de
sociologie
Les secteurs d'activités
Pour Chenu (2002), la sociologie a longtemps été
représentée comme fortement professionnalisée dans le
secteur public. Or il est possible que la faible représentativité
du
90
champ de la recherche dans les débouchés des
sociologues fasse plus largement écho à celle du secteur
académique. L'analyse des données Génération
2010 montre que, sur 10 niveaux de verdicts, les taux de réponses
les plus importants concerne l'Education Nationale (26, 6 %), une
activité professionnelle à l'étrangers (12 %), les
collectivités territoriales (10 %) et enfin le secteur privé (44,
3 %). Ce dernier semble bien être le secteur qui recrute le plus
certifiés d'un niveau 1 de sociologie (cf. Tableau 9).
Tableau 9 Nature de l'entreprise des
diplômés de L'enquête Génération
2010
Nature de l'entreprise (10 niveaux de
réponses)
|
N = 124
|
Type d'entreprise
|
%
|
Education Nationale
|
26,
|
6 %
|
Travail à l'étranger
|
12
|
%
|
Collectivité territoriale
|
10
|
%
|
Secteur privé
|
44,
|
3 %
|
Si l'on s'attache à clarifier les horizons
professionnels des diplômés à partir de l'enquête
Génération 2010, seuls quelques rares
débouchés ressortent clairement. Si l'on se fie à la
variable « activité principale de l'entreprise codée en
NAF52 » (cf. Tableau 10) où l'on recueille plus
de 20 niveaux de réponses, seules quelques activités semblent
poindre clairement, tels que l'enseignement (39, 5 %) ou les administrations
publiques (17 %).
Tableau 10 Activités des entreprises des
diplômés de l'enquête Génération
2010
Activités principales de l'entreprise Codée
en NAF (23 niveaux de réponses) N = 124
|
Types d'activités
|
%
|
Commerce de détail
|
7 %
|
Recherche, développement scientifique
|
7 %
|
Administration publique
|
17 %
|
Enseignement
|
40 %
|
Action sociale
|
10 %
|
Ces résultats nous ont conduits à constater que
majoritairement, les diplômés s'orientent vers le secteur
privé mais quand il s'agit de discerner des emplois types, seuls les
débouchés relatifs au secteur public semblent identifiables
(recherche, enseignement, administration publique). Malgré tout, ces
résultats ont l'avantage de confirmer que l'enseignement est et reste le
principal débouché à la suite d'un cursus de
sociologie.
De ce point de vue, nos données de l'enquête
Génération 2010 ne nous permettent pas d'identifier
clairement des débouchés professionnels autres que celui de
l'enseignement ou de la recherche. Malgré cela, des travaux pionniers
traitant des compétences sociologiques
52 Nomenclature d'activité
française.
91
appliquées au monde du travail (Legrand et Vrancken,
1997) montrent qu'il existe une correspondance entre la
spécialité de formation et des postures professionnelles types,
qualifiées de « praticiennes ». Si l'on se fie à ces
travaux, l'enseignement et la recherche ne seraient pas les seuls
débouchés typiques faisant suite à un cursus de
sociologie. C'est avec ce bagage théorique et conceptuel en tête
que nous sommes allés à la rencontre de praticiens. Mais avant
cela, nous nous sommes intéressés brièvement aux
débouchés en lien avec l'enseignement et la recherche.
L'enseignement et la recherche
L'enseignement et la recherche sont les seuls
débouchés qui apparaissent clairement identifiables aux vues des
données de l'enquête Génération 2010. Ces
résultats ne surgissent pas ex nihilo car, si l'on se
réfère au corpus de diplômés de notre enquête
qualitative, la recherche et l'enseignement sont bel et bien
représentés significativement (cf. Annexe 6). Sur nos 40
enquêtés, 16 occupent ou ont occupé une activité de
recherche ou d'enseignement et bien souvent, ils sont conduits à faire
les deux à la fois (14/16). Quand nous parlons d'une «
activité de recherche », nous insinuons une situation où des
personnes, au moment de l'enquête, étaient entrées dans un
3ème cycle de sociologie (la thèse) et étaient
intégrées dans un laboratoire de sociologie agréé
pour effectuer ce travail sous la tutelle d'un directeur. La thèse sera
considérée dans ce mémoire comme une activité
professionnelle standard notamment parce qu'elle couvre tous les aspects du
métier de chercheur et que le doctorant est intégré dans
une dynamique de laboratoire qui est, si l'on y réfléchit bien,
un univers professionnel sui generis.
Comme nous le stipulions, on retrouve significativement
l'enseignement dans les destins professionnels des enquêtés
où tous ses degrés sont représentés : 4
enquêtés ont exercé dans le primaire, 4 dans le secondaire
et la plupart ont été conduit à enseigner dans le
supérieur. Concernant la recherche, elle est elle aussi
significativement présente puisque 15 personnes ont été
inscrites dans un 3ème cycle de sociologie (hors abandon) et
parmi elles, trois ont soutenu leur thèse.
En somme, l'étude des trajectoires des
diplômés de notre corpus montre que l'enseignement et la recherche
sont des situations professionnelles courantes à la suite d'un cursus de
sociologie. Néanmoins, en ce qui concerne la recherche, à la vue
des offres de postes dans le secteur public (cf. partie offre de postes
dans le secteur public) rien n'encourage à penser que
92
les thésards, une fois diplômés, soient
nombreux à vivre de la recherche. L'enseignement stricto sensu
(instituteur, CAPES, agrégation) est plus rare et envisagé
comme nous le verrons (cf. reconversion) après une
déception conduisant l'étudiant à renoncer à
l'ambition de poursuivre dans la recherche. Même si ces secteurs
d'activité représentent pour une bonne part l'avenir des
diplômés de sociologie, ils n'éludent pas à eux
seuls la question du devenir, notamment pour ceux qui chercheraient, avec leurs
attributs de diplômés de sociologie, à trouver un emploi en
dehors de l'éducation nationale et de l'enseignement
supérieur.
Les emplois typiques de praticien
Un colloque intitulé Compétences de
sociologues et dynamiques de société s'est
déroulé à Nancy en 1996. Cette rencontre était
axée sur l'étude des savoirs sociologiques aménagés
par des professionnels hors du monde académique. Le travail de
publication qui paracheva cette journée (Legrand et Vrancken, 1997)
expose comment des « praticiens » s'inspirent de savoirs
accumulés en formation de sociologie pour mener leurs activités
professionnelles. Un des apports centraux de ce colloque était la mise
en évidence de 4 profils types d'exercices sociologiques
extra-académiques (Legrand et Vrancken, 1997) : le formateur-consultant,
le chargé d'études, le conseiller et le manager-encadrant.
Munis de ces connaissances, nous sommes allés à
la rencontre de ces praticiens afin d'une part, d'étudier leurs
activités professionnelles, estimer s'ils usent de la sociologie et
d'autre part, questionner leur insertion dans le monde du travail.
Le chargé d'études
La pratique professionnelle
Cette figure professionnelle, se retrouve significativement
dans les emplois obtenus par les diplômés de notre corpus à
la suite de leur certification. Une dizaine d'enquêtés a
occupé une activité professionnelle rattachée à
cette activité (cf. annexe 6 et 7).
Schématiquement, le rôle de chargé
d'études consiste à construire des données dans le but de
produire de la connaissance sociologique par un travail d'analyse. Cette
activité est désignée le plus souvent dans le champ
extra-universitaire par le terme de diagnostic : une enquête à
visée opératoire. Le chargé d'étude co-effectue sa
recherche (à toutes les étapes) avec
93
un commanditaire et se doit d'impliquer ce dernier dans son
travail. Ce professionnel loue ses compétences « d'expert
sociologue » (questionnaire, sondage, entretien, exploitation de
résultats, analyse de contenu...) à un bailleur de fond soucieux
de clarifier un problème qui se pose à lui. Dans ce genre de
configuration, les compétences du chargé d'études
consistent à contextualiser la demande, à l'interpréter,
à relever les enjeux (logiques de pouvoir) que la démarche
soulève, négocier une reformulation et entraîner le
commanditaire suffisamment dans la dynamique de la recherche sans se contenter
de transmettre uniquement les résultats (Hirschhorn in Legrand &
Vrancken, 1997).
Cette compréhension des enjeux et des logiques de
pouvoir qui entoure le diagnostic et cette capacité à agir en
conséquence en redéfinissant la problématique initiale
relèvent d'une conduite proprement sociologique issue d'une tradition du
« dévoilement ». Pour Legrand et Vrancken (1997) cette
disposition distingue les chargés d'études sociologues de leurs
concurrents, car elle est le fruit d'une posture largement
développée en formation de sociologie qui privilégie la
mise en oeuvre de cadres d'analyses et d'élaborations conceptuelles.
Cette attitude se retrouvait dans les propos de ces professionnels comme le
relate Claire :
Enquêtée : Les enseignants
avaient bien insisté dans le master. La première chose à
faire est de reformuler la problématique et de veiller à ne pas
être instrumentalisé. Moi je fais toujours un peu de sociographie
[...] analyser les gens qu'il y a derrière la commande. Et puis
après tu reformules le questionnement. [...] Tu fais comprendre que tu
as bien compris leurs intérêts mais qu'il faut qu'ils te laissent
un peu de marge, d'autonomie [...] pour leur montrer les choses telles qu'elles
sont. (Claire, 27 ans, DIS, parcours homogène, actuellement
chargé d'études).
Les échanges que nous avons tenus avec ces
professionnels dénotent un ancrage pratique et cognitif dans la
tradition sociologique. Cependant, leur posture s'éloigne de celle de
l'enseignant chercheur, plus autonome, car il ne travaille pas au contact d'un
commanditaire. A ce sujet, plusieurs chargés d'études
rapportaient que le rapport qu'ils avaient avec leur commanditaire ne leur
permettait pas toujours de se décaler comme ils le souhaitaient. Car la
commande requiert en général du chargé d'études des
exigences pragmatiques. Contraintes susceptibles d'apparaître dans toutes
les différentes étapes de l'étude : cahier des charges,
analyses, travail de communication et de réflexion sur des objectifs
tenus par des acteurs d'influence gravitant autour de l'étude :
Enquêtée : Moi ma boss, quand je
lui fais un topo...et je dois fréquemment lui en faire, que ça
soit quand je fais un cahier des charges ou autres... quand je lui parle de
l'avancée de la recherche, elle est toujours en train de me demander
« à quoi ça sert, à quoi ça sert ? ».
[...] Donc maintenant je cherche toujours des intérêts à en
retirer et je fais des préconisations. Des choses concrètes...
(Claire, 27 ans, DIS, parcours homogène, actuellement
chargé d'études).
94
Enquêté : Actuellement,
là, ma rédaction a signé un contrat avec la Région
pour que l'on participe à une étude sur l'E-Sport. [...] J'ai
construit un questionnaire que l'on va envoyer à des associations, etc.
[...] J'avais prévu de faire une partie où l'on
s'intéressait au profil du répondant. Mais ça n'a pas
été accepté. Ce qu'ils veulent c'est qu'on leur fournisse
des éléments pour réfléchir par la suite à
des leviers d'action. [...] Donc la partie construction du problème,
voilà le côté décalage des prénotions y'a pas
là. [...] C'est surtout un travail de description et on attend de moi
après que je pèse dans les discussions que j'apporte une
dynamique de changement sans doute. (Romain, 27 ans, DIS, parcours
homogène, directeur adjoint d'une revue d'e-sport et chargé
d'études).
Comme le laissent présager nos enquêtés,
les chargés d'études sont souvent sollicités par leurs
collaborateurs à opérer des registres d'actions sur leur objet
d'étude. Pratiques de recherches qui se rattachent sous certains points,
à un modèle de type « appliqué » qui brade en
quelque sorte, la posture de neutralité fortement promue depuis Max
Weber sur laquelle la sociologie scientifique fonde sa pratique. A ce sujet,
nous avons relevé dans nos entretiens que nos questions ayant trait aux
préconisations pouvaient être source de dissonance pour ces
professionnels soucieux d'inscrire leurs pratiques dans une tradition
sociologique comme l'illustre cet échange avec Claire :
Enquêteur : C'est ton rôle de
faire des préconisations dans tes recherches ?
Enquêtée : Moi j'ai l'impression
que quand je préconise je suis normative. Donner de bonnes pratiques y'a
pas plus normatif quoi. C'est dire : « bah voilà le cahier des
charges, la marche à suivre ». [...] Mais d'un certain
côté, moi qui m'intéresse à la relation entre le
corps médical et les patients je vois des choses qui pour moi sont
problématiques... Et c'est vrai que ça serait bien de s'attarder
sur certaines choses, sur les proches par exemple qui sont complétement
occultés de la prise en charge. Donc c'est vrai qu'à y penser
préconiser ce n'est pas forcément mal. [...] Je suis
partagée sur cette question, intervenir, préconiser ou non... A
la fac on nous a toujours dit de ne pas le faire et ici on attend que je le
fasse. C'est compliqué de répondre. (Claire, 27 ans, DIS,
parcours homogène, actuellement chargé
d'études).
Ces profils de professionnels semblent fréquemment
conduits à accompagner l'action ou à conseiller les
décideurs des conséquences possibles de leurs pratiques. De ce
fait ils doivent s'appuyer sur des compétences d'« animation
». Leurs diagnostics ne valent qu'à travers une restitution aux
acteurs intéressés et impliquent en général de
donner son point de vue, de négocier les propositions d'actions qui
seront formulées. Dans ce genre de configurations professionnelles, la
participation du chargé d'études est inévitablement
active.
L'insertion professionnelle
Les conditions d'insertion sont à pondérer
à la zone géographique où s'est déroulée
l'enquête où l'offre d'emploi de recherche appliquée
pouvait être faible. Même si elle n'est pas la seule,
l'université est l'institution qui recrutait le plus de chargés
d'études suite à des commandes de diverses instances
(Région, Municipalité, Ligue contre le cancer, etc.). Les
modalités d'insertion se traduisaient dans l'ensemble par des situations
précaires : temps partiels, CDD et faibles salaires. Par rapport
à l'étude des trajectoires d'insertion de nos
enquêtés, il semble difficile d'obtenir un emploi stable de
chargé d'études car les contrats sont
95
toujours déterminés. La meilleure façon
d'obtenir la stabilité serait alors d'être recruté par les
instituts qui répondent aux appels d'offres des bailleurs de fonds. Or,
dans l'espace géographique où s'est déroulée
l'étude, en dehors de l'université, elles semblent rares et
exigeraient un travail pour se constituer « un réseau ».
Exercice dont on connaît aujourd'hui l'importance dans le succès
d'une recherche d'emploi (Granovetter, 1976) à l'image des propos de
Quentin qui nous relatait une de ces déconvenues en matière de
recherche d'emploi :
Enquêté : J'ai essayé de
rentrer dans le milieu de l'économie sociale [...]. Et c'est trop
compliqué. [...] Il faut être dans la boîte avant,
connaître les personnes dedans. Il faut beaucoup de relations, un
réseau que je n'ai pas quoi. Il aurait fallu que je sois
bénévole ou que je fasse un stage dedans. Mais on n'avait pas
fait de stage. Si t'essayes de te pointer comme ça en tout cas c'est
mort quoi (Quentin, 27 ans, DIS, parcours homogène, anciennement
chargé d'études).
La possibilité d'obtenir un emploi stable en tant que
chargé d'études semble compliqué mais pas impossible. La
solution consisterait à être recruté par un organisme
indépendant habilité à effectuer des recherches ou
à faire partie d'une association qui répond à des appels
d'offre. Alors, il faut considérer que l'activité de
chargé d'études doit se baser sur une « capacité
» à aller au-devant des offres, à promouvoir ses
compétences et ses savoirs faire sociologiques pour obtenir des
subventions de recherche et à renouveler ces financements. Car le
pilotage actuel de la recherche appliquée est lié au
fonctionnement d'un marché ouvert à la concurrence dans lequel le
diplômé qui aspire à vivre de la recherche «
praticienne » doit savoir trouver sa place dans un monde de
compétition où l'on se dispute les ressources (financements)
inégalement réparties en fonction des territoires.
En guise de conclusion, notre enquête apporte du
crédit aux travaux de sociologie des professions qui stipulent
qu'aujourd'hui, il existe une forme de sociologie praticienne à travers
cette posture de chargé d'études. Ces professionnels ancrent
leurs pratiques de recherche dans une culture sociologique tout en
élargissant (pour certains) leurs activités à une
dynamique de changement. En cela, ces pratiques rompent avec le modèle
fondamental de la recherche sociologique scientifique. Cependant il serait
erroné de penser que la posture typique de chargé d'études
laisse place à un ensemble homogène de pratiques. Tout cela doit
être pondéré par la singularité des relations
entretenues avec le commanditaire : certains vont crouler sous un cahier des
charges restreignant la démarche opératoire à une
visée « caméraliste » d'autres font l'expérience
de trouver un véritable interlocuteur chez leur commanditaire, ouvert
à la culture sociologique, leur octroyant une relative autonomie sous
réserve de répondre à la question
96
initialement co-construite53(cf. Annexe 8
« le cas de Claire). Comme nous l'avons précisé
préalablement, la figure du chargé d'études
n'épuise pas à elle seul les facettes d'une sociologie
praticienne. Les travaux de Vrancken et Legrand (1997) relatent d'autres
postures typiques comme le « sociologue conseiller ».
Le conseiller
La pratique professionnelle
Dans notre enquête, nous avons échangé
avec trois personnes qui ont occupé ce profil type de praticien. Pour
Piriou (2006), lorsqu'il mobilise la sociologie, le « conseiller »
fait intervenir le savoir disciplinaire pour entre autres, aider les acteurs
à faire des choix, prendre des décisions, co-construire des
actions, co-conduire le changement, etc. En ce sens, ces praticiens se donnent
pour but essentiellement d'éclairer et d'accompagner l'action
politique54 . Cela les conduit (dans certains cas de figure)
à être au coeur des dynamiques « d'actions politiques ».
Dans ces configurations, le rôle de conseiller consiste à
favoriser et à alimenter un dialogue entre deux parties. La
spécificité de sa position réside alors dans sa
proximité, non seulement avec les décideurs mais aussi avec les
personnes qui composent la circonscription des autorités politiques. De
cette position, ces praticiens sont conduits à « faire parler le
terrain » et cela exige de leur part de prendre en considération
l'ensemble des partenaires concernés par l'intervention politique. Parmi
ceux-ci, les populations et les usagers font partie de ceux que le conseiller
s'efforce de remettre sur scène pour leur octroyer une place dans les
prises de décisions qui se répercuteront sur leur cadre de vie
(Legrand, 2014). Ainsi, ce professionnel peut être conduit à
traduire leurs discours devant les responsables, à identifier leurs
besoins tels qu'ils les expriment et non pas tels que les politiques ou les
institutions imaginent qu'ils sont. A ce sujet, nous avons rencontré
Maya qui, à un moment donné, dans sa carrière, occupa
à travers son poste de chargé de mission, une position transverse
de conseillère :
Enquêtée : Un des premiers
postes que j'ai obtenu, c'était un poste de chargé de mission
dans un CCAS55 [...] Enquêteur : Ça
consistait en quoi ce boulot ?
Enquêtée : Mon poste de
chargé de mission ? Et bien... J'étais référente...
de la branche sociale du pôle social du CCAS. [...] Donc le CCAS
ça consiste à de l'aide sociale en gros. Et moi ma mission
principale c'était de m'occuper de coordonner des projets communs entre
plusieurs associations, d'être une sorte de passeur, je faisais circuler
les informations et je faisais en sorte de toujours dynamiser la conduite de
ces projets en organisant des réunions, en
53 A ce sujet, l'enquête sur la photographie dirigée
par Bourdieu, Boltanski, Castel et Vendeuvre (1965) commanditée par la
firme Kodak est un bel exemple des ouvertures heuristiques qu'offrent ces
configurations d'études.
54 Qu'il faut entendre au sens large comme « l'exercice du
pouvoir ».
55 Centre communal d'action sociale.
97
faisant participer au maximum les personnes engagées
sur les projets.... Notamment avec les gens du voyage, les demandeurs d'asile
heu... On avait pas mal de projets avec les gens du voyage. [...] Le projet
consistait à créer un terrain familial pour qu'ils l'investissent
et qu'ils quittent leur bidonville. Le problème c'est qu'ils
n'étaient pas du tout enchantés et ils ne voulaient pas du tout
changer d'endroit, pas le souhait de changer de terrain et il y avait de
grosses résistances. C'était problématique parce que les
politiques s'étaient engagés dans ce plan, construire des
terrains familiaux et les gens du voyage ne voulaient pas du tout. [...] Et les
politiques ne comprenaient pas donc ça créait beaucoup
d'incompréhension, de frustration. Et puis y'avait des problèmes
avec des personnes qui habitaient dans le coin et qui tenaient à ce que
le projet aboutisse. Le fait qu'ils ne veulent pas partir ça augmentait
le conflit, donc pas simple. [...] Et moi, on m'avait missionnée pour
aller à leur rencontre pour en gros, les faire bouger (rire). Sauf que
et j'ai bien insisté là-dessus il ne suffit pas d'aller leur
parler pour que ça change, ce n'est pas si simple que ça. [...]
J'ai fait quelques entretiens auprès d'eux. [...] J'ai essayé de
comprendre leurs parcours de vie pour rattacher çà au
problème que l'on rencontrait. Mais aussi pour que l'on se connaisse
plus et qu'une relation de confiance s'installe. [...] Donc j'allais
fréquemment les voir [...]. Et progressivement et en me documentant
aussi j'ai pris conscience que ce genre de population, par son histoire est
très méfiante des institutions en général et de
tout ce qui sort de leur communauté. Donc cette histoire de terrain
familial ils étaient suspicieux. [...]. En tout cas, ils n'avaient pas
l'air d'être enthousiasmés par le projet. J'ai cru comprendre
qu'ils avaient peur qu'ils ne puissent pas continuer à vivre leur mode
de vie, à accueillir comme ils le font d'autres familles, à faire
ce qu'ils veulent. Si tu veux, le terrain familial avec la maison ça les
obligeait à faire des concessions, à faire des démarches
qu'ils n'avaient pas envie de faire. [...]
Enquêteur : Tu as fait quoi alors ?
Enquêtée : Bah pas
forcément grand-chose (rire). [...] J'ai essayé de faire le lien
entre les deux. De susciter un débat, de mobiliser les acteurs
concernés. Les gens du voyage, leurs voisins qui se plaignaient beaucoup
et les politiques, histoire de trouver des terrains d'entente. J'ai
organisé des rencontres avec des outils de l'éducation populaire,
le théâtre, l'animation... J'ai essayé d'expliquer les
difficultés aux politiques [...]. D'être diplomate, que tous les
groupes puissent être entendus, surtout les gens du voyage où
s'est compliqué et où on a vite tendance à déformer
ce qu'ils pensent... [...] (Maya, 31 ans, DIS, parcours
homogène, anciennement conseillère d'actions
publiques).
L'emploi de Maya illustre bien qu'en position de conseiller,
le praticien ne pilote pas, sa fonction consiste à représenter
les principaux acteurs des projets de réforme auprès d'autres
agents impliqués au travers de dispositifs permettant l'échange
et l'adaptation des actions au terrain. C'est pourquoi, le conseiller doit
être en mesure de comprendre les différents points de vue, de
mobiliser les agents concernés (chômeurs, travailleurs sociaux,
usagers, élus, etc.) pour échanger sur des éléments
que son travail d'analyse met au jour. Qu'il s'agisse de diagnostiquer les
besoins d'une population ou d'étudier une conjoncture sociale, le
rôle de ces praticiens est de faire circuler l'information de la base
vers le sommet et vice et versa. Pour Blanc (1994) le fait que ces praticiens
considèrent l'ensemble des points de vue de leur terrain est le produit
de leur ancrage dans la discipline sociologique qui les rend sensibles à
ne pas se cantonner à un rôle de « conseiller du prince
». Dans cette position, ces praticiens doivent conquérir une
certaine autonomie afin d'être des passeurs (Marié, 1989) ou
encore des médiateurs sociaux (Legrand, 2014). Cette posture
nécessite alors des compétences « de mise en réseau
» : concevoir un système politique et d'actions cohérent,
à l'échelle d'un territoire, où les divers secteurs de la
vie sociale et économique s'imbriquent et doivent être
pensés dans leurs relations. Dans cette configuration, le conseiller est
un « connecticien » (Legrand et Vrancken, 1997), il travaille
à ce que les différentes parties se connectent entre elles ; il
favorise la création de liens
98
sociaux pertinents par rapport à un problème
qu'il est capable d'objectiver par ses attributs de diplômé de
sociologie.
D'autres échanges que nous avons eus avec des
diplômés devenus « conseiller » dévoilent que ces
praticiens usent de la sociologie partiellement pour fonder leur
légitimité sur une « autorité technique ». C'est
le cas de Sabine, conseillère technique en accompagnement
développement social dans une CAF :
Enquêtée : Dans un certain sens
mon quotidien c'est les diagnostics. Diagnostics de territoire et des projets
sociaux de territoire...
Enquêteur : La sociologie vous aide pour
ça ?
Enquêtée : Tout à fait.
Oui y'a pas mal de liens... [...] (elle explique ensuite les liens qu'elle
perçoit entre la conduite de projet et une méthodologie de
recherche en sociologie).
Enquêteur : Par exemple ?
Enquêtée : Par exemple quand je
fais un état des lieux... J'accompagne tous les élus et les
associations qui mènent une politique sociale dans le sens global. Tout
ce qui est « petite enfance », « enfant jeunesse », «
parentalité », « logement » et « insertion
professionnelle ». Donc on essaye à travers des diagnostics et des
projets sociaux de territoire d'avancer sur ces questions-là.
Enquêteur : La sociologie elle vous sert
pour tout ça ?
Enquêtée : Pas forcément
sur un plan technique et financier. Pour faire des diagnostics ça m'aide
parce que clairement, c'est en sociologie que j'ai appris. [...] Donc elle me
sert beaucoup à penser les choses et en terme pratique, c'est surtout
dans tout ce qui est conduite de projets qu'elle me sert, ce qui
représente 50 % de mon travail (Sabine, 27 ans, DIS, parcours
homogène, actuellement conseillère technique pour la
CAF).
Les propos de Sabine suggèrent que, son rôle
d'accompagnement se rattache en partie à une posture et à des
savoirs acquis durant son cursus de sociologie. Connaissances qui,
cumulées à des compétences budgétaires et
juridiques placent notre enquêtée au rang d'experte en conseil de
développement social où elle est conduite à occuper une
posture intermédiaire avec une autonomie relative à partir de
laquelle elle aiguille, éclaire l'action et opère une
activité de « connecticienne ».
L'insertion professionnelle
Après avoir échangé avec ces «
conseillers », ils semblent accéder à une relative
stabilité socio-économique : deux d'entre elles56 ont
aujourd'hui un CDI, la troisième termine un contrat de chargé de
mission qui dura 3 ans auprès d'un ministère. Leurs salaires
quant à eux sont supérieurs à la moyenne des
différents corpus de l'étude (cf. Partie les
rémunérations et statut de cadre). Ces emplois types «
conseiller » représentent donc des perspectives encourageantes pour
les diplômés qui souhaiteraient obtenir un bon statut (symbolique,
économique, etc.) et/ou
56 Tous ces professionnels étaient des femmes.
99
une promotion sociale à travers leurs études. De
plus, parmi ces diplômés, l'une d'entre elle est aujourd'hui
responsable d'une structure d'éducation populaire. Il est donc possible
que ces emplois ouvrent des perspectives en termes d'évolution de
carrière qu'il faut réinscrire au champ professionnel en
question. Néanmoins, en nous renseignant sur les modalités de
leur insertion, nous avons mesuré une fois encore l'importance du
capital social. Sabine (27 ans, DIS, parcours homogène, actuellement
conseillère technique pour la CAF) pour obtenir son premier emploi s'est
appuyée sur l'aide d'un professionnel qui avait participé
à sa soutenance de mémoire. Même cas de figure pour Audrey
(34 ans, DIS, parcours homogène, chargée de mission dans un
ministère) qui a obtenu son emploi avec l'aide d'un de ses enseignants.
Si le « réseau » semble prépondérant pour
l'obtention d'un de ces emplois, il n'est pas le seul facteur à prendre
en compte.
Comme le précise Blanc (1994), ces praticiens semblent
être des agents facilitateurs de la démocratie participative, dans
l'entreprise comme dans la cité. Dans ce cas de figure, en termes
d'insertion professionnelle, le développement de ce type d'emplois est
à rattacher à des conjonctures institutionnelles qui
développent ce type de gouvernance dite « consultative » ou
« négociée » (Legrand, 2014). Il convient alors au
diplômé de sociologie qui se destine à obtenir ce type
d'emplois, d'identifier et de « sociographier » les acteurs, les
instances ou les collectivités qui promeuvent cette démocratie
participative pour proposer son « expertise » fondée sur cette
position intermédiaire « transpartite ». Autonomie relative
qui sera d'autant plus facile à obtenir si le champ professionnel ou
politique qui emploie des « conseillers sociologues » reconnait et
tient en estime la discipline et plus largement, le monde intellectuel.
Pour conclure, ces professionnels ne peuvent pas, bien
évidemment, se désancrer de l'organisation pour lesquelles ils
sont employés néanmoins, ils semblent être dans une posture
particulière d'où ils peuvent réaménager leurs
savoirs sociologiques pour objectiver les dynamiques à l'oeuvre sur leur
terrain professionnel. Qu'il s'agisse de diagnostiquer les besoins d'une
population, de rendre compte d'un climat social ou autre... On retrouve une
prérogative commune, celle de faire circuler l'information entre
plusieurs parties afin de créer les liens nécessaires pour aller
au-devant des problèmes qu'ils relèvent grâce à
leurs attributs de « sociologues praticiens ».
100
Le formateur/consultant
La pratique professionnelle
Nous avons échangé avec 3 diplômés
qui se rattachent au profil type de formateur/consultant. Par ces
dénominations, il faut concevoir des praticiens qui officient dans des
instituts chargés d'assurer la formation de travailleurs adultes ou
jeunes. Le panel est large, il peut s'agir de travailleurs sociaux, d'apprentis
en centre de formation, de travailleurs en entreprise... Les trois
diplômés en question ont tous travaillé dans un Institut
Régional du Travail Social (IRTS). Sur notre corpus d'enquête, 3
personnes se rattachent à cette figure professionnelle57.
Pour Guillaume (in Legrand et Vrancken,
1997) ces praticiens sont chargés tout à la fois de
tâches de formation, d'analyse et de réalisation d'actions
concrètes. On retiendra pour le terme « formateur » ce qui a
trait à la pédagogie et pour la dénomination «
consultant » le caractère opératoire des pratiques. Dans la
position de formateur, le praticien offre ses services et ses savoirs à
un institut de formation afin de dispenser ses connaissances à un public
soucieux de se former aux pratiques sociologiques, à accompagner des
individus dans le cadre d'une formation professionnelle, à agir au sein
d'une équipe pédagogique en tant qu'« expert sociologue
» et à faire bénéficier l'organisme employeur de ses
qualités de « consultant sociologue ». En tant que consultant,
le praticien utilise ses acquis pour appuyer et accompagner des organisations
dans leurs dynamiques de changement. En échangeant avec ces
professionnels, nous nous sommes aperçus que la sociologie occupe une
place centrale dans leurs pratiques notamment dans leur rapport avec ceux
qu'ils sont amenés à former et plus largement pour penser la
didactique :
Enquêté : La sociologie, je
l'utilise comme une grille de lecture. Par exemple dans ma relation avec les
étudiants, pour les comprendre. Réfléchir, être plus
au fait sur comment est la personne en face de toi. Ça aide à
comprendre, pour voir comment il fonctionne, quelle a été sa
trajectoire. Et puis bon je suis très influencé par les travaux
de Bourdieu et Lahire, que j'ai beaucoup lus. Donc sur tout ce qu'on leur
demande de scriptural, je suis conscient de certaines choses, de l'importance
de l'écrit dans nos sociétés et des
inégalités face à l'écrit. [...] Donc avec les
étudiants, j'essaye d'être un coach, je les accompagne, on y va
progressivement. [...] A côté de cela, ça me sert aussi
pour leur proposer des grilles de compréhension du monde, [...] à
leur présenter en quoi la sociologie peut avoir une certaine
utilité pour penser le monde. [...] En gros j'essaye de leur proposer
une lecture à travers les positions sociales quoi. [...] Et ce n'est pas
toujours évident de les accrocher là-dessus. La sociologie ce
n'est pas la discipline la plus légitime dans le travail social. Ce
n'est pas celle qui se voit le plus en formation, ce n'est pas celle qui
s'utilise sur le terrain. C'est plus la psychologie. L'individu toujours. La
famille, l'affect. Le père, la mère... [...] Alors moi je
57 Nous aurions pu être mis en contact avec d'autres
formateurs qui étaient passés par le master mais nous nous sommes
restreints à cet effectif car au cours de notre cursus universitaire,
nous avons fait un stage dans cet institut qui fit l'objet de la
rédaction d'un rapport où nous avons longuement
étudié cette position professionnelle.
101
m'attache à proposer une approche différente,
à essayer de leur faire élargir leur vision, qu'ils ne restent
pas figés sur l'individu (Patrick, 41 ans, ACCESS, Formateur
dans un IRTS).
On ressent bien dans ces propos l'ancrage disciplinaire dans
une tradition critique et le désir à s'en revendiquer ; propos
qui laissent presque entrevoir un certain militantisme quand il expose sa
volonté de déconditionner ses étudiants des schèmes
de pensée dominants des travailleurs sociaux. Le regard qu'ils portent
sur leur pédagogie atteste l'attachement à la discipline
sociologique. Il ne s'agit pas pour ces professionnels de simplement
transmettre des savoirs mais d'« accompagner » la personne en
formation toujours avec une prudence critique. Comme l'illustrent les propos de
Patrick, cette posture s'accompagne d'une volonté à
dénoncer les dysfonctionnements sociétaux, les
inégalités face au savoir notamment mais aussi à panser
les plaies sociales des individus, revaloriser leur ego et leurs
activités professionnelles :
Enquêté : Moi je m'attache
beaucoup à faire de « l'ego thérapie » j'appelle
ça. A valoriser les stagiaires en formation, essayer de remettre sur
pied ces « ego cassés » qui pour certains, je parle des petits
niveaux d'études... Pour certains ils sont paralysés dès
qu'il faut écrire ou parler en public. Pour ces profils-là, la
formation ce n'est pas qu'enseigner, y'a cet aspect de valorisation. Ça
passe par une prise de temps où l'on s'intéresse à la
personne, à son parcours, à ses difficultés [...] pour que
dans l'idéal, elle devienne elle-même actrice de sa formation
[...]. Mais il faut être vigilant aussi à l'accompagnement, avoir
un juste milieu, toujours interroger notre pratique et si l'on n'influence pas
trop le stagiaire, si on ne projette pas trop de nous-même dans notre
accompagnement. Moi j'essaye d'être toujours réflexif à
cela (Eric, 62 ans, docteur en sociologie, formateur dans un
IRTS).
Tels des équilibristes, ces professionnels semblent
être toujours à la recherche d'un juste milieu entre le rôle
du formateur qui par leur pédagogie, les conduit à l'action et la
sociologie qui les incite à être réflexifs et critiques sur
leur pratique pour limiter en quelque sorte, le pouvoir normalisateur qu'ils
peuvent exercer sur leurs stagiaires. Pour Guillaume (in Legrand et
Vrancken, 1997) la conscience qu'ont ces professionnels d'agir sur le
réel les conduit à s'appuyer sur la sociologie pour « agir
autrement » en inventant de nouvelles modalités du rapport
pédagogique qui se rattache à leur culture de «
l'accompagnement ». L'imagination pédagogique dont font preuve ces
professionnels pour « former » se réfère donc
directement à leur formation initiale de sociologie.
En parallèle de leur activité de formateur, ces
praticiens peuvent être sollicités par leur employeur pour des
missions de consultants où l'analyse est présente dans leur
pratique mais pas nécessairement centrale. Contrairement au praticien
« chargé d'études », son travail consiste
principalement à proposer des outils d'action (formation,
expérimentation, groupe de travail, groupe d'analyses de pratiques...)
afin d'accompagner les organisations dans la mise en oeuvre de changements et
ce, souvent dans une logique d'efficience et de résolution de
problèmes. Cette pratique qui relève plutôt d'une
démarche de type « comprendre pour améliorer » peut
selon Piriou (2006) se résumer en 3 phases : écoute,
inférence et traitement (technique). Contrairement aux conseillers ou
aux chargés d'études qui tentent d'adopter une
102
position d'extériorité vis-à-vis de leurs
commanditaires, les consultants travaillent à ce que les acteurs
s'approprient leurs analyses qui résultent d'un travail effectué
en amont par le sociologue dans l'organisation. Ce type de professionnel est
conduit dans sa pratique à effectuer des diagnostics mais c'est avant
tout l'instrumentalisation qui est au coeur de son activité car sa
pratique d'accompagnement relève d'une démarche co-construite
avec les acteurs qui font appel à ses services. A ce sujet, nous avons
échangé avec une diplômée anciennement «
assistante de recherche » au sein d'un IRTS, qui nous décrivit en
quoi consiste une « recherche-action » :
Enquêteur : Tu parlais de
recherche-action. C'est la même chose que l'analyse de pratique ?
Enquêtée : Non. Quoi que y'a pas
mal de liens. Mais c'est surtout mon collègue qui faisait
ça...
Enquêteur : Tu peux m'expliquer ?
Enquêtée : Je vais essayer mais
c'est un peu lointain. Mais c'est plus xxxxxxx qui mettait ça en place
et c'est une méthode d'une sociologie différente du master de
xxxxxxx. C'est de Alain Touraine qui fait ça à la base la
recherche-action. Mais le but c'est toujours de travailler avec des
professionnels suite à un problème qui émerge dans une
structure et on arrive pour réfléchir avec eux sur ce
problème. C'est toujours des problèmes qui sont liés
à des conflits. Et l'on travaille autour de ce conflit parce que la
sociologie de Touraine c'est ça... C'est de penser que derrière
un conflit on peut retirer toute une dynamique de changement. Qui ne vient pas
de nous mais des professionnels...
Enquêteur : Tu aurais un exemple ?
Enquêtée : Par exemple... Une
fois il y a une MAS58 qui avait fait appel à nous parce que
y'avait des problèmes avec les employés qui se plaignaient des
conditions de travail et y'avait des conflits entre eux et avec la
hiérarchie. Donc on est venu et on a enquêté. [...] Donc au
bout d'un moment, on leur a exposé nos analyses, ce que l'on avait
observé. Et ça a clashé, ils n'ont pas accepté du
tout ce qu'on leur disait. Mais ça fait partie du processus de la
recherche action, que le conflit ce n'est pas forcément
problématique. [...] Le but était que les professionnels
discutent sur des choses à mettre en place. Et même si dans
l'idéal on ne doit pas intervenir sur tout ça, le but
c'était qu'il y ait plus de solidarité entre eux pour qu'ils
prennent conscience qu'ils peuvent collectivement mettre des choses en place
par rapport à la direction notamment.
Enquêteur : Et ça a
fonctionné ?
Enquêtée : A mon sens oui. Enfin
je n'ai pas eu l'occasion d'y retourner depuis l'enquête. Mais si je me
souviens bien à la sortie de ce travail les pros avaient
décidé de s'organiser pour mettre en place des roulements dans le
personnel.
Enquêteur : Comment ça.
Enquêtée : C'était un
institut avec 4 maisons. Ah oui et on avait observé ça aussi. Que
la prise en charge des résidents n'était pas la même en
fonction des maisons. Y'avait certaines maisons où y'avait beaucoup plus
de travail que d'autres. Ça on l'avait dit aussi. Donc les pros avaient
pensé à mettre en place un poste d'un accompagnant qui navigue
entre les maisons. [...]
Enquêteur : Et ça avait
été mis en place ?
Enquêtée : Oui je crois, il n'y
a pas de raison. Et puis la recherche action débouche sur un rapport.
Donc on note tout ça dans le rapport, toutes les discussions que l'on a
tenues avec les pros. On retranscrit tout et on fait une synthèse pour
la structure. Donc on avait stipulé que cette idée était
formulée par le personnel et que par rapport à ce que l'on avait
observé, ça pouvait être une solution pour régler le
problème de base quoi. (Prune, 28 ans, DIS, parcours transfuge,
anciennement assistante de recherche dans un IRTS).
Les propos de Prune illustrent bien que, dans la conduite
d'une recherche-action, c'est surtout la capacité de traduction de
l'analyse en levier d'action qui est attendue (M. Legrand, 1995)
derrière un rôle de consultant. Comme le précise Prune,
cette « sociologie de l'action » est à rattacher à
l'oeuvre d'Alain Touraine et à sa sociologie dite de «
l'intervention » : école de
58 Maison d'accueil spécialisée.
103
pensée qui ne fait pas l'unanimité mais, comme
le précise Cousin et Rui (2011) n'est pas marginale et
bénéficie d'une reconnaissance institutionnelle notamment par la
dynamique du laboratoire CADIS59. Cette érudition fonde son
principe sur l'indistinction entre une production de connaissances et une
volonté de transformer la réalité sociale. En cela elle
rompt avec la norme de la neutralité axiologique.
L'insertion professionnelle
Les diplômés formateurs obtiennent tous une
situation socio-économique satisfaisante avec un emploi stable et des
salaires hautement supérieurs à la moyenne du corpus. Il serait
tentant de penser que derrière ces praticiens se profilent sans doute
des débouchés d'avenir pour la communauté des sociologues.
Cette perspective se doit d'être nuancée par le parcours de ces
diplômés qui présentent la caractéristique commune
d'avoir une expérience professionnelle de travailleurs sociaux. Deux
d'entre eux sont des « convertis » à la sociologie par la
formation continue. Quand nous leur avons demandé de nous relater les
motifs de leur recrutement dans leurs IRTS en tant que formateur60,
poste qui, comme nous avons pu l'observer au cours d'un stage est très
convoité, la sociologie n'était pas le principal atout qu'ils
mirent en avant. A ce sujet, Hélène (55 ans, ACCESS, parcours
converti, formatrice en poste dans un IRTS) nous relatait qu'à son avis,
les recruteurs l'avaient retenue non seulement pour son diplôme de
sociologie mais aussi parce qu'elle avait une longue expérience
d'éducatrice de jeunes enfants (EJE) de presque 20 ans. Par la
même, elle me confia qu'elle avait tenu à de nombreuses reprises
des vacations « d'interventions »61 pour des publics de
stagiaires qu'elle encadre aujourd'hui en tant que formatrice. Le fait d'avoir
conduit ces vacations est implicitement valorisé dans ce milieu en ce
qui concerne un recrutement ultérieur à condition d'avoir obtenu
un niveau d'études suffisamment élevé comme un master 2 de
sociologie dans le cas de notre enquêtée. Ainsi, l'obtention d'un
tel diplôme semble loin d'être suffisant pour être
recruté dans ce genre d'institution. Il n'est qu'un facteur d'une
équation qui doit être complétée par une
expérience conséquente d'éducateur et de vacataire qui
pour cette dernière, permet de se faire connaître dans le milieu
et de mettre progressivement « un pied dans la place ». De ce fait,
les diplômés soucieux de travailler dans le secteur de la
formation pour adultes doivent justifier une bonne
59 Centre d'analyse et d'intervention sociologique (EHESS).
60 Poste qui est très convoité. Au cours d'un
stage dans cet institut nous avons pu mesurer cela. Sans prétendre avoir
mené une étude sur cette institution, l'immersion en son sein
nous a conduit à considérer rapidement les formateurs comme un
corps d'élite culturel du champ du travail social. Comme toute
élite, son intégration est difficile si l'on ne maîtrise
pas les codes, si l'on n'est pas identifié comme faisant parti de la
profession des travailleurs sociaux et si l'on ne peut pas s'appuyer sur un
réseau de personnes ressources pouvant soutenir une candidature.
61 Expression indigène qui se rapporte à ce que
qu'on appelle dans l'éducation nationale « un cours ».
104
connaissance des publics et des métiers qu'ils seront
amenés à former sans laquelle il sera difficile de consolider un
réseau permettant l'obtention d'un de ces postes convoités.
Le manager
La pratique professionnelle
Dans l'enquête que nous avons menée, nous avons
rencontré cinq participants qui ont occupé une posture
professionnelle de type « manager ». Ces praticiens fondent leur
légitimité à travers une autorité
hiérarchique leur permettant de mettre en application une connaissance
sociologique. Cette dernière est utilisée par ceux-ci au travers
d'une pratique qualifiée dans le champ de l'entreprise de «
pilotage » (Vrancken et Legrand, 1997 ; Piriou, 2006).
Pour ces professionnels, le pilotage correspond à une
réappropriation des savoirs sociologiques emmagasinés dans un but
d'action, de transformation, de changement, etc... En cela, cette pratique peut
conduire à une pluralité d'actions : renforcer ou défaire
des liens, réformer un système de règles ou de normes,
favoriser la communication entre différents niveaux
hiérarchiques, animer des groupes de travail ou de réunion,
fédérer différents partenaires « ressources »
autour d'un projet, favoriser les échanges et les débats, etc...
Le pilotage s'opère à travers des collectifs de travailleurs que
le manager (cadre supérieur, chef de service, coordinateur, etc.) dirige
et sur lesquels il a autorité. Pour ce faire, ces managers utilisent la
sociologie : « Dans mon quotidien... En tant que manager... Ça
fait partie de mon travail de vouloir changer les choses et de les
améliorer. J'utilise des outils intellectuels que j'ai pu utiliser par
le passé dans des études sociologiques à travers de
multiples projets. Après c'est peut-être les mêmes
techniques mais l'essentiel dans mon boulot, c'est d'améliorer à
mon sens, le monde qui m'entoure et de mettre en place une dynamique de
changement pour le rendre toujours meilleur. Ce qui me place toujours au coeur
du changement, je participe au projet d'action et j'expérimente en
faisant » (Thomas, DIS, 34 ans, DIS, Parcours homogène, Cadre
supérieur dans une CAF). Là-encore, ces praticiens semblent se
détacher de la figure classique du sociologue académique
extérieur à son objet puisque les connaissances sociologiques
qu'ils aménagent les conduisent sans cesse à ne pas dissocier la
compréhension sociale de l'aménagement d'une conduite de
changement. Dès lors, il y a une prise de distance avec la dimension
fondamentale du savoir puisqu'il est avant tout utilisé à des
perspectives d'application ; la réflexion conduit à l'action.
105
Les entretiens que nous avons tenus avec ces managers montrent
que ces derniers utilisent la sociologie à des fins pratiques. Cette
utilité se rattache à un volet professionnel qu'ils qualifient de
« développement », de « conduite de projet » ou
encore de « dynamique de changement » ; activités dans
lesquelles ces praticiens ressortent leur boîte à outils acquise
en formation de sociologie pour mener à bien des « diagnostics
» :
Enquêteur : Tu l'utilises la sociologie
?
Enquêté : La méthodologie
de recherche et la méthodologie de projet sont très proches. Il
n'y a pas de différences fondamentales entre les deux. [...]
Enquêteur : Tu pourrais m'expliquer ces
liens ?
Enquêté : Si tu veux, la
méthodologie de projet, en tout cas il y a un lien avec l'approche que
j'appellerais hypothético-déductive. C'est-à-dire que tu
as un ensemble d'observations initiales, une sorte d'étonnement ou
d'intuition. Puis tu bâtis, tu mènes, de façon
synchronique, un travail diagnostic qui passe par un travail de construction de
premières hypothèses. En science, ton objectif va être de
construire ou t'appuyer sur un cadre théorique pour élaborer des
hypothèses que tu vas confronter à tes matériaux. En
méthodologie de projet, tu vas construire le cadre opérationnel,
l'expérimentation du coup. Et ensuite, tu évalues la
portée de l'expérimentation. [...] Intellectuellement, les deux
démarches sont très proches. [...]
Enquêteur : Cette méthode,
hypothético-déductive, tu l'as apprise en sociologie ?
Enquêté : Oui tout à
fait. Je l'ai vaguement croisée en S et dans les cours de philosophie
mais c'était très succinct. C'est vraiment en sociologie que
ça s'est affirmé.
Enquêteur : Tu aurais un exemple de
diagnostic à me donner ?
Enquêté : Oui je peux te donner
un exemple concret. [...] Au niveau de la CAF il y a bien évidemment une
plateforme téléphonique. Il est remonté jusqu'à moi
des difficultés relatives à... sur notre capacité à
satisfaire nos allocataires au niveau de nos fréquences de
réponse, de nos délais de réponse et de la qualité
de l'information. Donc ça, c'était les données initiales.
C'était l'interrogation initiale on va dire. Travail auquel j'ai
activement participé et là-dessus j'ai déployé une
méthode que je n'aurais pas renier en étant en master de socio.
Par contre, quand le diagnostic a été posé, j'ai pris les
informations et j'ai pris ma casquette de cadre. A partir de là, ma
responsabilité c'était plus de dire seulement : «
voilà ce qui est ». C'était de pouvoir proposer à ma
direction des évolutions pour que ça aille mieux. Donc à
ce niveau-là, j'ai mobilisé un ensemble de compétences
techniques et intellectuelles que j'ai pu acquérir notamment à
l'université et qui m'ont permis de mettre en place un ensemble de
préconisations pour que ça aille mieux sur ce problème de
satisfaction. (Thomas, 34 ans, DIS, Parcours homogène, Cadre
supérieur dans une CAF).
Ce type d'intervention où l'on attend du manager qu'il
trouve un remède à travers son diagnostic sur un « mal
» organisationnel ne représente pas exhaustivement la teneur que
prennent les analyses de ces professionnels. Par exemple, Maya (31 ans, DIS,
parcours homogène, responsable d'une structure d'éducation
populaire) nous relatait qu'elle était conduite à faire une
étude sous la forme d'un audit social dans lequel elle utilisait la
sociologie dans une visée prospective afin de diagnostiquer les
ressources d'un territoire en termes de formation BAFA62. Par la
même, les diagnostics peuvent aussi être édifiés pour
répondre à une demande éducative ou formative :
derrière l'analyse du praticien (qui peut le conduire à estimer
des besoins en formation par exemple) l'on attend de lui qu'il puisse mettre en
oeuvre une ingénierie de formation. Le manager peut alors se retrouver
dans une posture de « consultant
62 Brevet d'aptitude aux fonctions d'animateur.
106
dynamique » (Guy Minguet in Legrand et Vrancken,
1997) où son rôle est de rapporter d'éventuels
décalages entre le prescrit et le réel des pratiques de
travail.
Après avoir analysé ces postures
professionnelles, il convient de préciser que les activités dans
lesquelles ils utilisent la sociologie semblent minoritaires. Ils sont conduits
essentiellement à faire du management (ressources humaines, organisation
du travail, ...) et de la gestion (matérielle, logistique,
immobilière, etc.) durant la majeure partie de leur temps de travail
(entre 50 et 75 % selon les propos rapportés). En somme, l'ancrage dans
la sociologie de ces praticiens s'observe essentiellement pour résoudre
divers problèmes qui remontent jusqu'à eux dans le but
d'intervenir et d'entraîner une dynamique de changement dans une
recherche d'efficience. Cette recherche d'efficacité et la
capacité de la justifier et de la promouvoir semblent être
primordiales pour obtenir un emploi type « manager ».
L'insertion professionnelle
En termes de conditions socioéconomiques ces emplois
aboutissent à des situations stables (CDI) et à des salaires
nettement supérieurs à la moyenne observée dans nos corpus
de diplômés. Les échanges avec ces diplômés
sur leur parcours, nous ont fait prendre conscience que s'ils avaient pu
être recrutés en tant que manager, cela ne tenait pas
exclusivement à leurs attributs de sociologue. Les enquêtés
nous rapportaient qu'au contact de recruteurs ils avaient été en
mesure de cerner les besoins de leur employeur et ainsi, ils
justifièrent leur utilité par un argumentaire serré sur
l'efficacité et sur l'efficience que pourraient prodiguer leurs
pratiques : « J'ai joué sur le caractère
opérationnel de mes savoirs L...] D'une manière
générale, les sciences humaines ça n'envoient pas un
signal rassurant L...] J'ai valorisé l'aspect professionnalisant de la
formation. L...] J'avais conscience que dans le monde de l'entreprise, ce ne
sont pas les mêmes choses qui sont favorisées »
(Thomas, 34 ans, DIS, Parcours homogène, Cadre supérieur
dans une CAF).
On ressent bien aux dires de Thomas, l'importance de savoir
mettre en avant ses capacités opératoires dans une perspective
d'être recruté pour un poste dans l'encadrement. Ce que nous avons
observé auprès de Romain est valable pour d'autres
diplômés. Par exemple, Dominique (53 ans, Femme, ACCESS, parcours
converti, cheffe de service dans un établissement ESSAT63)
nous rapportait que son diplôme était valorisé
auprès de son employeur mais concernant son recrutement, c'était
surtout ses capacités rédactionnelles (rédiger des
rapports d'activités, des projets d'établissement),
organisationnelles (travail, management
63 Etablissement et service d'aide par le travail.
107
d'équipe, recrutement, planning, etc.) et de gestion
qui le justifièrent. Ainsi, la sociologie représente une garantie
pour les employeurs, un niveau d'étude requis pour occuper un poste
d'encadrant à condition de pouvoir justifier de compétences
opératoires et d'une expérience professionnelle
conséquente.
A côté de cela, la valeur qu'obtient un titre de
sociologie sur le marché du recrutement des cadres est à croiser
avec la culture du secteur qui emploie les diplômés. Tous les
champs professionnels dans lesquels évoluaient les « managers
» rencontrés, entretiennent une « passion du social » et
de bons rapports avec le monde intellectuel : on y retrouve le travail social,
les métiers de la sécurité sociale ou encore
l'éducation populaire. Ainsi, il serait erroné de croire que le
titre de sociologie suffit à lui seul pour être recruté en
tant que cadre organisationnel.
Par ailleurs, pour chacun des enquêtés,
l'obtention de ce statut s'est faite à la suite d'une évolution
de carrière. Aucun d'eux n'a occupé directement cette fonction.
Ces praticiens ont été amenés progressivement, au sein de
leur organisation, à occuper de plus en plus de responsabilités
qui ont exigé de leur part qu'ils se forment progressivement au
management, à la gestion, etc. En somme, devenir manager avec un
diplôme de sociologie s'explique par une dynamique de carrière au
sein de l'institution « employeuse » qui elle, reconnaît la
valeur du savoir sociologique. Cette congruence culturelle mériterait
donc d'être plus interrogée, car il est possible à
côté de cela qu'elle octroie au « manager » une
autonomie relative lui permettant dans sa pratique de « pilotage » de
faire oeuvre de sociologie (diagnostic, position de recul et
d'extériorité au sein de l'organisation, etc.) et de se
référer à une éthique professionnelle propre
à celle-ci.
Spécificités et enjeux autour de la sociologie
praticienne
Nous avons opté pour une présentation des
positions praticiennes à travers une typologie de 4 profils car elle
permet de mieux cerner les spécificités de chaque
déclinaison pour montrer la diversité des pratiques. Cependant,
ce découpage laisse croire à tort qu'il existe une
délimitation franche entre ces idéaux-types. Au contraire, les
diplômés avec qui nous avons échangé nous
décrivaient à travers leurs trajectoires sinusoïdales, des
pratiques très proches. Par exemple dans sa carrière, Maya (31
ans, DIS, parcours homogène, actuellement responsable d'une association
d'éducation populaire) est conduite dans son poste de manager à
utiliser, à
108
l'instar du chargé d'étude, des méthodes
d'enquêtes (diagnostic de territoire), à « enfiler » une
casquette de formateur permettant à des salariés de monter en
qualification ou encore, à être au contact de l'action politique
pour l'aiguiller. Les frontières entre les différentes
activités de type « praticiennes » peuvent être poreuses
et donc, à rattacher à la singularité des situations
professionnelles. Ce qui fait le lien avant tout entre ces praticiens, c'est
l'aménagement des savoirs sociologiques dans leurs activités
professionnelles.
Les multiples expériences que nous avons
relatées dans ce mémoire donnent du crédit à des
travaux de sociologie des professions (Sainsaulieu, 1985 ; Legrand et Vrancken
; 1997, Piriou ; 2006) qui stipulent qu'un autre type de modèle de
sociologue émerge et se distingue du modèle historiquement promu
du chercheur. Ce modèle de métier se caractérise par un
double ancrage : à la fois dans la discipline sociologique et dans le
milieu professionnel. Cette dualité se caractérise par une double
compétence, à la fois opératoire et scientifique, alliant
l'action et le savoir savant. Contrairement à la figure du chercheur, le
praticien ne peut se limiter dans son travail à une visée «
herméneutique », son action relève plus d'un savoir qui
découle de la « maïeutique » où il cherche
à solliciter la réflexivité de ses collaborateurs,
à co-construire avec eux dans le but d'entrevoir des perspectives de
changement.
Il semblerait donc que l'exercice de la sociologie pour ces
praticiens allie deux dimensions : l'action et la science. La topique
traditionnelle du sociologue scientifique semble en partie conservée
puisqu'en échangeant avec ces « praticiens » chacun d'eux
considérait que la sociologie sert à questionner, à
comprendre, à voir différemment, que c'est un outil d'analyse et
d'observation. Mais à côté de cela, leur travail comporte
souvent un objectif de transformation du social.
Alors que certains auteurs arguent que les sociologues
d'institutions perdent toute velléité critique (Lahire, 2002),
nous avons constaté que nombreux étaient les praticiens qui s'en
revendiquaient, s'apparentant à des utopies dans une perspective de
progrès social, soucieux de participer à l'édification
d'une société plus harmonieuse. Mais dans les faits, la
sociologie se déclinait non pas sous la forme d'actions militantes mais
dans une visée réformatrice ou technique ou performative. Par
rapport à ce que nous avons observé, la sociologie praticienne
sert avant tout la réforme et non la critique militante ; un travail sur
les individus et non sur le système. Si posture critique il y avait,
elle se rattachait moins à une conduite subversive ou militante
qu'à un savoir réflexif, à une capacité et une
velléité à « se
109
distancier » ; résolution que les praticiens nous
rapportaient et cherchaient à mettre en place dans leur milieu
professionnel.
Le risque d'instrumentalisation de la pratique sociologique
est important, d'autant plus si ces praticiens n'arrivent pas à
convaincre des bienfaits d'un positionnement « oblique ». Au cours de
notre enquête, nous avons pu observer que ces situations n'étaient
pas systématiques mais elles étaient tout de même
présentes. Dans ce cas de figure, en ce qui concerne le diagnostic, il
prenait en général la forme de ce que Boudon (1992) décrit
comme une production sociologique de type caméraliste : activité
qui vise à renseigner des commanditaires sur les
phénomènes sociaux plutôt qu'à les expliquer. C'est
un fait que nous avons relevé durant notre enquête, la
spécificité des conditions « de travail » des
praticiens entraîne la modification d'un certain nombre d'aspects
liés à la production de la connaissance notamment le fait que
leur analyse comporte avant tout une visée « descriptive ».
Pour Piriou (2006), l'une des spécificités de la posture
praticienne est que l'autonomie scientifique s'en trouve
généralement affaiblie mais le caractère empirique et les
questions liées à son utilisation, à ses
développements en lien avec la commande sont de plus en plus
diversifiés et s'en trouvent renforcés. Dans ce cadre
professionnel, le savoir sociologique consiste de plus en plus en une
connaissance tournée vers la résolution de problèmes,
engageant différents individus qui participent à définir
une question particulière dans un contexte situé. Cette
spécificité représente une caractéristique propre
de la posture praticienne qui se distingue ainsi de la sociologie
académique plus tournée vers une production « critique
», « cognitive » ou « esthétique » (Boudon,
1992).
Ces situations peuvent sembler problématiques pour des
scientifiques, soucieux d'être dans les meilleures conditions possibles
pour mener un acte d'objectivation néanmoins ceci peut sembler quelque
peu différent pour le praticien qui se donne pour objectif
d'intervenir64. Car, même si ces professionnels ancrent leurs
activités dans des modèles théoriques de
référence, l'intervention entraîne inéluctablement
une discontinuité avec les paradigmes utilisés (Minguet, in
Legrand et Vrancken, 1997). Par exemple, une intervention en entreprise
n'est en rien synonyme d'une application linéaire d'une sociologie de
l'entreprise. Ainsi, il serait facile de conclure que les espaces de
légitimation scientifique et praticienne sont complétement
distincts... Mais est-ce vraiment le cas ?
64 Ceci peut être quelque peu différent pour des
praticiens type « chargé d'études » où l'on
n'attendrait pas d'eux nécessairement d'intervenir à la suite de
leur recherche.
110
A l'instar de travaux menés autour de cette question
(Legrand et Vrancken, 1997), l'analyse des situations professionnelles des
diplômés devenus praticiens permet de fournir des
éléments de réflexion. Nous avons pu observer dans notre
enquête que beaucoup de praticiens rapportaient une proximité
importante avec les publics auxquels ils s'adressaient. Dans leur exercice
professionnel, les praticiens ne semblent pas faire abstraction des individus
et de leur « savoir ordinaire ». C'est d'ailleurs ce que l'on observe
dans beaucoup de situations rapportées par les enquêtés qui
accordent une place très importante à leurs collaborateurs et
mettent un point d'honneur à co-construire, à conseiller,
à accompagner... De telle sorte que nos matériaux
accréditent l'hypothèse du développement d'une sociologie
plus « pragmatique » (Legrand et Vrancken, 1997), davantage
ancrée sur les attentes des agents de terrain, moins théorique,
moins académique et qui ne se cantonne pas à l'acte de la
recherche. Il ne suffit plus seulement de montrer que l'on est apte à
comprendre et à analyser un phénomène, il faut engager ses
collaborateurs dans la démarche, proposer des prestations au double plan
des moyens et des résultats. Là-encore, c'est ce que nous avons
relevé dans l'étude des positions praticiennes : leurs
diagnostics et leurs actions avaient toutes pour toile de fond le principe de
l'exercice démocratique. Ces pratiques questionnent le «
fossé » entre l'expert qui sait et le profane qui ignore, concevant
plus le travail du sociologue comme délibératif, s'appuyant sur
autrui pour mettre à plat un grand nombre de non-dits ou de
dysfonctionnements.
Cette position est défendue notamment par des auteurs
tels que Boltanski et Thévenot (1991) pour qui la perception du social
des acteurs et la réalité que dévoilerait le chercheur
seraient moins distantes qu'il n'y parait. Dans cette perspective, il n'y a
aucune raison de penser que les acteurs « décisionnaires »
entrevoient la société comme un objet monolithique mais
plutôt comme une mosaïque complexe (Legrand, 2014). De telle sorte
qu'en parallèle de l'action, on analyse de plus en plus les
différents enjeux et les logiques qui se trament derrière les
dynamiques locales. Il faut considérer alors que les champs d'exercice
des praticiens à qui l'on fait appel, sont traversés de part en
part par le conflit, la diversité des enjeux en présence... Les
relations entre acteurs sont conçues de plus en plus comme des relations
de pouvoir, de négociation, de compromis, de transaction, de consensus
... Dans de telles configurations, le praticien peut tenir le rôle d'un
tiers capable de faire circuler l'information, de faciliter la confrontation,
l'échange entre des logiques divergentes et conflictuelles. Ces «
passeurs » (Marié, 1989) aident les acteurs en présence
à clarifier les enjeux et à modifier leurs représentations
du champ au sein duquel ils évoluent. Leur rôle tend vers la
quête d'un accord, ils créent en quelque sorte les conditions
d'émergence d'un débat public, ils servent à
111
reconstruire un « sens communément partagé
» à partir d'une expérience fragmentée (Legrand et
Vrancken, 1997). A travers cette posture, le praticien a le loisir
d'opérer à travers une tradition sociologique, il retraduit les
demandes, les besoins et les remet en perspective à partir de toute la
« gamme méthodologique classique » dont il dispose. Le
praticien ferait somme toute appel aux capacités réflexives des
agents en s'appuyant sur des connaissances théoriques et pratiques
éprouvées. A défaut de preuves ou de vérifications
précises, la force d'une démonstration reposerait sur sa «
vraisemblance » (Legrand et Vrancken, 1997) attestée par une forme
de reconnaissance émanant d'une rencontre, d'un jeu de
rhétoriques mettant aux prises le sociologue avec les autres acteurs.
Somme toute, la parole du praticien apparaîtrait « vraisemblable
» parce qu'elle serait destinée à être exposée
à un public capable de juger, de reconnaître celle-ci et de lui
attribuer une validité.
Tous ces travaux, ainsi que notre enquête,
représentent de nombreux éléments qui portent à
croire que l'exercice praticien de la sociologie en France (lorsqu'il s'ancre
dans la tradition) puisse faire écho à bien des égards
à une posture que Burawoy (2005) qualifie de « sociologie publique
» : « La sociologie publique fait entrer la sociologie en
conversation avec des publics, définis comme des personnes
elles-mêmes engagées dans une conversation. L...J Ce que j'appelle
la sociologie publique classique regroupe les sociologues qui écrivent
des tribunes pour les journaux nationaux, où ils évoquent des
questions d'intérêt public L...J. Il y a cependant une autre forme
de sociologie publique, organique, qui voit le sociologue travailler en
étroite relation avec un public visible, dense, actif, local, et qui
constitue souvent un contre-public » (Burawoy, 2005). Pour
l'auteur, ces sociologues travaillent dans des syndicats, des associations, des
collectivités diverses, etc. Leurs buts auprès de ces publics
sont de faire naître un dialogue ; un processus « d'éducation
mutuelle ». Même si dans ses travaux l'auteur tend à diviser
le travail sociologique en 4 idéaux types recouvrant chacun des aspects
différents (cf. Tableau 11), il est possible à nos yeux
et par rapport à ce que notre enquête met en évidence, de
concevoir les formes d'exercices praticiens comme une oscillation entre une
posture « d'expertise » sociologique et une sociologie publique. Pour
la plupart des praticiens que nous avons rencontrés, leur travail ne
consistait pas uniquement à offrir à leur client un savoir-faire
opératoire, ils cherchaient dans la plupart des cas, à initier
une relation dialogique avec les publics avec qui ils sont en contact ;
situations dans lesquelles chacun se présente avec ses objectifs et
s'ajuste à l'autre.
112
Tableau 11 Division du travail sociologique selon
Burawoy (2005)
|
Public universitaire
|
Public extra-universitaire
|
Savoir opératoire
|
Sociologie académique
|
Expertise sociologique
|
Savoir réflexif
|
Sociologie critique
|
Sociologie publique
|
Il se peut qu'à l'instar de ce qu'observe Burawoy
(2005) les frontières entre les types de sociologie praticienne et
académique sont plus floues qu'il n'y parait d'autant plus qu'elles se
nourrissent l'une de l'autre. Pour l'auteur, elles entretiennent des formes
d'interdépendance puisque les postures praticiennes puisent dans la
tradition de la sociologie académique et que ces dernières,
puisqu'elles rentrent en contact avec des publics divers, diffusent la culture
de la discipline sur le terrain ; prosélytisme nécessaire pour
« inoculer le virus de la sociologie » dans la société
(Hess, 1981) afin de faire reconnaître la discipline dans « le champ
large des productions » (Bourdieu, 1979) et ainsi, favoriser son
développement.
Même si le contexte contemporain semble plus prompt
à l'essor d'une figure praticienne (tournant praticien, création
de l'APSE, etc.), il est possible qu'elle ne fasse pas l'unanimité
auprès de la communauté académique. A la vue des propos de
Lahire (2002), il se peut que les sociologues universitaires développent
une certaine « hantise » vis-à-vis de la figure du praticien
de peur que le savoir sociologique soit instrumentalisé, progressivement
déconnecté de sa culture scientifique et critique d'origine.
Toutes ces représentations peuvent conduire à une situation
où rares sont les initiatives engagées sur la question de la
sociologie praticienne, travail qui, dans une dynamique de
professionnalisation, convient d'être mené dans le but d'aboutir
à des consensus minimaux s'accordant sur la constitution d'un ordre plus
normatif sur la manière d'envisager cette posture de «
médiateur ». La partie suivante s'attachera à étudier
certains matériaux pouvant rendre compte de la réception de la
sociologie praticienne au sein du champ universitaire.
La réception de la figure du praticien par la
communauté scientifique
Comme nous l'avons vu au cours de notre partie historique, au
cours du développement de la discipline, la définition
octroyée au « métier » de sociologue s'est
édifiée autour de la figure de l'enseignant-chercheur. Comme le
rappelle Demazière (1987), le milieu de la sociologie est
extrêmement hétérogène et divisé sur les
manières de faire (théories, paradigmes, thèmes,
secteurs...) mais aussi sur les conceptions du métier de sociologue :
rôle plutôt interventionniste
113
et technique ou rôle social et critique. Pour l'auteur,
au-delà de ces divisions internes, il existe une identité commune
construite autour du groupe de référence des scientifiques se
démarquant simultanément des autres « sociologues » qui
n'appartiennent ni au CNRS, ni à l'université. Cette clef de
voûte identitaire les conduirait à se distinguer fondamentalement
des « praticiens » et à instituer une frontière claire
entre ces deux pratiques que l'on retrouve bien dans les propos de l'auteur :
« La recherche sociologique, n'est pas la recherche action, elle n'est
pas non plus une recherche pour une action, en vue d'une action. Elle comporte
des finalités propres et doit être faite pour elle-même, en
dehors de toute finalisation, instrumentalisation, application,
opérationnalisation » (Demazière, 1987 : 43).
Or, l'émergence de la figure du sociologue praticien
axé sur l'application des savoirs, renvoyant presque à la figure
de « l'ingénieur » qui propose ses services à des
organisations qui nécessitent une expertise sociologique moyennant
finance, rompt avec le modèle scientifique historiquement promu.
Jusqu'avant les années 2000, la discipline semble organiser ses
formations à travers une composante humaniste et scientifique
assouvissant une soif de connaissance répondant à des
interrogations d'ordre personnel, intellectuel ou politique, se souciant peu
des intérêts pratiques que l'on peut retirer d'une activité
de sociologue (cf. Les explications apportées à l'orientation
en sociologie). Ce qui peut expliquer pourquoi le degré de
professionnalisation atteint par la sociologie est relativement
faible65, c'est-à-dire mal reconnu sur le marché du
travail (Piriou, 1999). Cependant, le contexte de réformes qui touche
l'enseignement supérieur (réforme LMD, autonomisation de
l'Université (LRU), réforme des structures évaluatrices et
de financement) semble conduire à un ébranlement des rapports de
force entre deux segments professionnels distincts : les sociologues
académiques et les sociologues praticiens.
Cette évolution contextuelle parait favorable à
la reconnaissance des praticiens longtemps tenus en disgrâce (Lahire,
2002). Si l'on se fie aux dynamiques associatives, un travail politique et
délibératif semble être conduit par exemple au sein de
l'AFS où le segment praticien de la sociologie fut
représenté par le vice-président de l'association,
lui-même praticien. Mais aussi avec la création du Comité
d'action de la sociologie professionnelle (CAPS). Cette assemblée
représentait un groupe de l'AFS favorisant l'échange, le
débat et les initiatives de valorisation concernant les diverses formes
de la pratique sociologique (études, recherches, enseignements,
65 Auprès d'une cohorte de plus de 200
diplômés d'un niveau 1 de sociologie, l'auteure montrait que
près de 40 % des enquêtés continuaient à se former
par la suite dans d'autres disciplines universitaires jugées plus «
professionnalisantes ». Ces diplômés élaboraient donc
des stratégies destinées à se doter d'autres
diplômes pour suppléer une formation faiblement
professionnalisée.
114
formations, colloques, séminaires, conférences,
expertises...) toutes conditions socio-institutionnelles d'exercices
confondues. Les objectifs du CASP tendaient à favoriser le rapprochement
entre les sociologues académiciens et les sociologues praticiens tout en
traitant des conditions socio-institutionnelles d'exercice de leur
métier (conditions d'emploi et de carrière, conditions de
travail, relation entre les différentes pratiques...).
Cependant après un échange avec un membre
hiérarchique de ce comité, nous avons appris que cette
organisation s'est dissoute depuis plusieurs années même si elle
reste malgré tout très mise en avant et promue sur le site de
l'AFS avec l'onglet « Sociologie professionnelle »66.
Quand nous avons demandé à cette personne les raisons quant
à la dissolution du CASP, elle nous a répondu ceci par courriel
:
« Pas de portage politique par l'AFS même si
bienveillance du CE67 : pas d'accord au sein de la communauté
des membres de l'AFS pour considérer la dimension praticienne de la
sociologie. Cela ne s'est jamais manifesté de façon explicite
».
Ces éléments nous invitent donc à
relativiser l'idée que la sociologie « praticienne » soit
reconnue et globalement acceptée au sein de la communauté des
sociologues académiques. Au contraire, des éléments
tendent à nous faire penser qu'elle continue encore de faire
débat. Les lettres de l'ASES68, sur les masters
professionnels et la réforme LMD retranscrivent bien les divergences sur
cette question au sein du monde académique et au fait que la
professionnalisation des masters soit plus un coup de force dû aux
réformes de l'enseignement supérieur qu'une volonté des
sociologues académiques. D'autres éléments que nous avons
amassés cette fois-ci à travers notre enquête « locale
» tendent à confirmer cette impression. Dans un contexte de
refondation des maquettes de formation conduisant à une mutualisation et
à une indifférenciation des voies recherches et professionnelles,
les enseignants sont contraints de dialoguer et de négocier le contenu
des futurs enseignements dispensés. A ce sujet nous avons
échangé avec un des cadres pédagogiques qui nous confiait
que « pour la refonte de la maquette, la voie pro avait pris chère
» :
Enquêté : Pour répondre
sur la voie professionnelle, il y a tout un débat qui a lieu de
manière récurrente autour de ces deux voies et là il
faudrait prendre plus de temps peut-être pour en parler. Mais il est
évident qu'au sein du département la sociologie telle qu'elle est
enseignée, telle qu'elle est... pratiquée... on valorise la
sociologie... une certaine école, une sociologie critique, une
sociologie qui porte plutôt à faire une sociologie destinée
à la recherche que l'on destine plutôt à une
élaboration assez complexe qui nécessite tout un dispositif qui
tend plutôt à faire des étudiants qui vont s'inscrire en
thèse. Je ne sais pas si je suis clair.
Enquêteur : Le modèle du
métier de sociologue de Bourdieu ?
Enquêté : Voilà. C'est
là où je voulais en venir. Finalement il y a une forme de
logique... De formation de base de l'ensemble des enseignants-chercheurs qui
travaillent au sein de l'université ou dans le département
où on a été formé
66
http://www.test-afs-socio.fr/drupal/casp
67 Comité exécutif
68
http://
www.afs-socio.fr/archives-aft/index.html
115
pour la plupart par les écrits de Bourdieu. Et
finalement on pourrait analyser ça comme un effet de reproduction, on
cherche ce qu'on a obtenu en termes de reconnaissance et de méthodologie
on le transmet... Même si on continu à se former... Moi c'est
comme ça que je le vois... On a tendance à vouloir le meilleur
pour nos étudiants et le meilleur il est plutôt dans la voie de
l'excellence qui est plutôt dans la voie de recherche doctorale pour
ensuite devenir chargé de recherche, chercheur où
enseignant-chercheur à l'université. Et c'est un débat que
l'on a eu heu... A de nombreuses reprises où moi et xxxxxx on a
défendu largement la nécessité à promouvoir la voie
dite « pro » pour des principes de réalité sociologique
de nos étudiants. C'est-à-dire qu'aujourd'hui on a 15-20
étudiants en master. Au regard de la réalité du
marché du travail, au regard de la réalité des bourses de
thèse, on a une bourse tous les deux ans. Au regard aussi des
trajectoires sociales de ces étudiants qui pour certains viennent...
n'ont pas fait de sociologie depuis le master 1 ou viennent d'autre
facultés notamment étrangères où les
méthodes et les approches méthodologiques ne correspondent pas
aux attendus. Il nous semblait aberrant de ne pas soutenir la
possibilité d'une voie dite « pro » pour ces étudiants
dont le devenir n'est pas celui de.... on ne va pas leur dire « vous
n'allez jamais faire de la recherche, jamais devenir enseignant-chercheur ou
maître de conférences à la fac ». Ce n'est pas ce que
je dis. Mais on peut objectivement, et là les collègues l'ont
entendu, il y a très peu de nos étudiants en Master 2 qui vont
devenir nous semble t'il des chercheurs. Du fait du contexte encore une fois
contre lequel on lutte, nous réclamons des postes chaque année.
Niveau local comme national. C'est plutôt un principe de
réalité qui motive notre engagement à défendre
cette voie dite professionnelle. L'an prochain les maquettes changent,
là on pourra rediscuter ensemble mais...la restriction budgétaire
que nous impose l'université nous oblige à réduire le
volume horaire et... c'est plutôt la voie « pro » qui a pris
cher ! C'est nous qui sommes les plus... on s'est défendu bec et ongles
mais au final il faut dire, on va être obligé de supprimer le
cours d'enquête par questionnaire. Ce qui est dommageable parce que c'est
une entrée méthodologique et de collecte de matériaux qui
est pertinent pour ce type d'enquête collective car ça permet et
vous le savez bien... de produire des matériaux originaux et
statistiques, quantitatifs et statistiques qui plaisent souvent aux
commanditaires et aux potentiels employeurs.
En somme, les matériaux que nous avons
récoltés semblent induire que la question de la
professionnalisation fait l'objet d'un accueil plutôt timoré de la
part des sociologues académiques qui privilégient leur
modèle de métier : la recherche scientifique69. Cette
conception, selon les cas de figures, conduit les sociologues à
concéder une place subalterne à la dimension appliquée des
savoirs et dans d'autres circonstances, à les exclure de la
définition légitime du métier sans autre forme de
procès.
Même si les figures praticiennes semblent faire l'objet
de contestations, ils n'en demeurent pas moins qu'elles représentent
aujourd'hui des débouchés identifiables que l'on peut rattacher
à la sociologie. De telle sorte qu'il est possible pour nous de
prétendre qu'en matière d'insertion professionnelle il existe 3
composantes sociologiques : la recherche, l'enseignement et les
activités praticiennes. Néanmoins, ces débouchés ne
représentent pas exhaustivement le panel du devenir professionnel des
diplômés que nous avons rencontré. En dehors des «
petits boulots » exercés à la suite de la certification,
nous nous sommes intéressés à des profils de personne qui
s'orientèrent vers d'autres univers que la sociologie pour comprendre
ces revirements. Par ailleurs, nous nous sommes attachés à
étudier les réorientations de diplômés qui
basculaient d'une composante à l'autre, phénomène qui peut
nous renseigner sur les logiques d'insertion de ces agents.
69 Pierre BOURDIEU, « La cause de la science »,
Actes de la recherche en sciences sociales, mars 1995.
116
Les réorientations professionnelles
Qu'entendre par « bifurcations professionnelles » ?
Pour réfléchir à cela, nous nous sommes appuyés sur
les travaux de Sophie Denave (2015) qui a consacré une enquête sur
cette question. Pour l'auteure (2015) une « bifurcation professionnelle
» doit comprendre 3 conditions :
On doit constater un changement de domaine professionnel
exigeant par la même d'autres savoirs. Ce changement induit un
déplacement transversal sur un même plan, susceptible
d'entraîner un déséquilibre entre le capital
économique et/ou culturel mobilisant l'agent dans l'espace social. Les
agents peuvent donc emprunter des mobilités ascendantes ou
déclinantes selon les fluctuations du volume global de leurs
différents capitaux. Il doit y avoir un changement effectif
pratique, il s'agit moins de travailler sur les aspirations des agents que
sur leurs actions réalisées. Enfin, il faut travailler à
partir de situation où l'on constatait une relative
ancienneté dans la profession initiale. Ainsi, les trajectoires
d'insertion des jeunes comme les « petits boulots » provisoires ne
doivent pas être pris en compte.
Les 3 indices proposés par Denave (2015) nous serons
très précieux pour développer ce chapitre. Cependant nous
ne les utiliserons pas de la même manière que leur auteure puisque
nous comptons les réinscrire dans le contexte d'insertion qui concerne
nos enquêtés. Ainsi, le « changement de domaine professionnel
» dont l'auteure parle consistera plutôt pour nous, à
comprendre pourquoi des enquêtés qui pour la plupart
étaient engagés depuis 5 ans dans la discipline, se tournent
à un certain moment vers des emplois autres que ceux que nous avons pu
relever (recherche, enseignement, figures praticiennes) ou, qu'ils se
réorientent d'une composante à l'autre (ex : de la recherche
à l'enseignement). Nous serons sensibles aux « changements
pratiques » que les bifurcations entraînent sans toutefois renoncer
à nous intéresser aux aspirations des agents. Car les «
petits boulots » occupés à la sortie de la formation ne nous
renseignent pas significativement sur d'éventuels désengagements
envers la discipline mais ils peuvent représenter des agents de
socialisation à part entière susceptibles de moduler les
aspirations des diplômés. Par ailleurs, certains peuvent nous
rapporter un choix en rapport à une contrainte, d'autres pourront
invoquer leur libre arbitre... Il s'agit donc aussi de prendre en
considération cette dissociation entre « subie » ou «
voulue ». Par la même, en ce qui concerne « l'ancienneté
dans la profession », il s'agira de penser cette question à travers
la notion d'engagement, de comprendre les aspirations, les perspectives
d'avenir qu'a fait murir le cursus de sociologie auprès des
diplômés afin de les mettre en relation avec leur situation
117
actuelle. Ainsi dans le cas de notre recherche, les
bifurcations observées ne peuvent être dissociées du
contexte d'insertion qui pèse sur nos enquêtés de telle
sorte que notre démarche est à la croisée d'une sociologie
de « l'insertion » et de « la réorientation
professionnelle ».
En se restreignant à nos critères (changement de
domaine professionnel, renoncement à faire un métier en relation
directe avec la sociologie) auxquels nous ajoutons un délai de 3 ans
d'insertion à la suite de la certification (critère identique aux
enquêtes CEREQ) on s'aperçoit qu'un total de 10 personnes (sur 33)
a vécu une « réorientation professionnelle »
après un cursus de sociologie. Pour ce qui est des autres (23/30) ils
ont toujours l'aspiration (certains l'on assouvi sur un temps
déterminé ou indéterminé) d'obtenir un emploi en
lien avec leurs qualifications.
En nous intéressant à la trajectoire d'insertion
de ces diplômés, nous avons relevé deux cas de figures.
Soit la bifurcation semblait être franche avec la sociologie (5/10) soit
elle pouvait consister à viser une composante70
différente de celle initialement prévue (5/10). Un des aspects
intéressant que nous ayons relevé est que les étudiants
issus de la voie professionnelle semblent se réorienter de façon
plus nette (4/10) que leurs collègues de la voie recherche qui
bifurquent vers des secteurs voisins (4/10).
Les réorientations dans une autre composante
Ce type de réorientation correspond donc au passage
d'une composante de la sociologie à une autre
(recherche-enseignement-activités praticiennes). Chaque cas de figure
rencontré comportait un caractère commun, le fait que
l'enseignement (la réussite à un concours de l'éducation
nationale ou une activité de vacataire) soit la position professionnelle
désirée. C'est-à-dire que pour ces diplômés,
les aspirations initiales concernaient soit la recherche où une position
professionnelle type « praticienne » ou encore, une succession des
deux aspirations. Plusieurs cheminements d'enquêtés attestent bien
cela comme celui de Nicole, 26 ans, aujourd'hui conseillère principale
d'éducation qui, durant son cursus s'est découvert une
véritable passion pour la recherche et tout naturellement, a
ambitionné d'en vivre. Cependant, elle a dû complétement
revoir son projet professionnel à la suite de plusieurs complications
:
70 Par exemple, aspirer dans un premier temps à faire de
la recherche et s'orienter par la suite vers un concours de l'enseignement.
118
Enquêteur : Pourquoi la voie recherche et
pas professionnelle ?
Enquêtée : Ba mes
mémoires de M1 et M2 ça a été un peu... Aller sur
le terrain, faire des observations, m'entretenir avec des personnes, ça
a été une révélation, j'ai adoré. Donc je me
suis lancée, en me disant « tant que j'y suis, je tente le master
». Au début je songeais à la voie pro, mais je me suis
tellement éclatée que le master pro j'aurais été
frustrée. Donc je suis allée en master recherche, dans
l'idée de continuer en thèse après.
Enquêteur : Pour vivre de la recherche
après ?
Enquêtée : Oui c'était
l'idée...Si si c'est ce que je voulais faire à la base. Quand
j'ai fini le M2, je me suis présentée aux bourses de thèse
et tout. Je me souviens c'était 1 semaine et demie après avoir
rendu le mémoire, c'était la course. Donc j'avais tout fait pour
rendre mon mémoire en première session pour pouvoir postuler aux
bourses de thèse. Et au final, je suis arrivée 19ème sur
18... Donc ça m'a mis un sacré coup au moral... Tu fais l'effort
toute l'année pour faire tout ce qu'il faut, tout rendre plus tôt
pour au final, ne pas être récompensé, donc pas
évident.
Enquêteur : Je veux bien le croire... Tu
n'as pas réessayé après ?
Enquêtée : Ah si si.
L'année d'après j'ai voulu retenter les bourses de thèse
avec xxxxxxxx (un directeur différent que le premier) mais il
n'a pas voulu me prendre et donc il a fallu que je repense complétement
mon projet professionnel.
Enquêteur : Pourquoi il ne t'a pas
encadré ?
Enquêtée : Parce que justement
il ne pouvait pas m'encadrer (rire). J'avais un sale caractère. Je
n'invente pas, c'est lui qui me l'a dit. Parce que je n'écoutais pas ce
que l'on me disait et qu'il ne pourrait pas travailler avec moi pendant 5 ans.
Et à côté de ça, il avait trouvé un autre
candidat sous le coude accessoirement.
Enquêteur : Ce n'est pas forcément
négatif de ne pas s'accorder sur tout...
Enquêtée : Dans l'idéal
(rire). Là, on n'avait pas deux caractères qui s'accordaient,
l'autre candidat ça allait mieux, c'était un homme,
peut-être que ça y joue... C'était une co-direction aussi,
ça lui faisait moins de travail que de m'encadrer tout seul. Et puis
c'est la compét' faut pas se leurrer...
Enquêteur : Comment ça ?
Enquêtée : L'autre lui avait
plus tapé dans l'oeil sans doute, ils étaient plus proches, plus
d'atomes crochus, ça marche comme ça aussi faut pas croire.
Enfin... Tout ça pour te dire que la recherche bah... La
désillusion avec cette histoire de thèse m'a amenée
à me remettre beaucoup en question. Ça faisait un an que
j'étais assistante d'éducation... Donc j'ai vu avec ce boulot que
j'aimais beaucoup le contact avec les gamins, qu'en tant que CPE, je pouvais
beaucoup réutiliser des choses de la sociologie et du coup je me suis
lancée dans le concours de CPE que j'ai eu. Aujourd'hui je suis CPE
stagiaire. Je vais être titularisée à la fin de
l'année, un boulot qui me plaît beaucoup. La sociologie je
continue à en lire mais ça en reste-là. (Nicole,
26 ans, ACCESS, parcours homogène, actuellement CPE).
Les propos de Nicole rendent bien compte de la dimension
plurielle que peut recouvrir la question de la réorientation suite
à une ambition de faire de la recherche son activité
professionnelle. D'une part, avant de songer à une carrière
académique, il convient de mener au préalable une thèse.
Cette dernière induit la question des financements qui, sans devoir
recourir à des statistiques pour le démontrer, semblent
très rares en sociologie71. Cette rareté aboutie
inéluctablement à une augmentation de la compétition pour
leur obtention et à une diminution significative des chances de se
« mettre sous la dent » un financement. Dans ce
schéma-là, il faudrait rechercher des fonds autres que les
contrats doctoraux comme les CIFRE72. Mais objectivement ils sont
rares (sur 16 doctorants rencontrés, seul un enquêté
bénéficiait de ce genre de dispositif) et comme nous le
précisait Noah (32 ans, docteur en sociologie, parcours homogène,
ambitionne de devenir maître de conférences) ce n'est pas la
« voie royale » pour devenir enseignant-chercheur, ceux qui le
deviennent ainsi sont rares. Une autre stratégie consisterait à
se financer seul et induit, sur une longue durée (3 à 7 ans),
71 Voir les propos de l'enseignant (cf. La partie «
la réception de la figure du praticien par la communauté
scientifique ») qui illustre bien cette rareté : 1 bourse de
thèse tous les deux ans (pour une petite université de province),
donc 1 bourse pour 40 étudiants en moyenne.
72 Convention Industrielle de Formation par la Recherche.
119
d'effectuer ce travail dans des conditions matérielles
pouvant être peu reluisantes et pourtant, ce cas de figure n'est pas rare
(8 doctorants sur 15). Parmi eux, la plupart ont une activité
professionnelle en parallèle de subsistance mais les salaires sont peu
mirobolants exceptés deux personnes (un professeur agrégé
et une chargée de mission dans un ministère). Ainsi, la
perspective ou l'expérience vécue d'un échec à un
concours octroyant des financements peut très vite rebuter un
diplômé comme Nicole, aspirant à faire de la recherche son
métier. Un autre point important soulevé dans les propos de notre
enquêtée concerne l'importance du rapport avec les enseignants.
Comme dans tout milieu professionnel, s'appuyer sur son capital social est
essentiel lorsque l'on cherche à évoluer dans son champ. Ceci
semble d'autant plus vrai pour la recherche qui représente un monde
où les ressources qui circulent (postes, financements, etc.) semblent
être disputées de par leur rareté. Dans cette conjecture,
loin de nous l'idée de considérer que tout ne serait en
définitive que rapports de force, jeux de pouvoir et de réseaux ;
avoir l'appui et le soutien d'enseignants semble être essentiel si l'on
veut poursuivre en thèse et plus largement, prétendre à
une carrière académique. Cela passe nécessairement par
l'instauration d'un bon « climat » avec ses directeurs où
effectivement, « avoir des atomes crochus » avec ces derniers
facilitera les perspectives de collaboration, ce qui ne fut pas le cas
visiblement pour Nicole. Enfin, un dernier aspect des propos de notre
enquêtée nous semble important à soulever, il concerne son
emploi d'assistante d'éducation. « Petit boulot » qui comme
l'a montré Vanessa Pinto (2014) peut être entrevu comme un agent
de socialisation susceptible de moduler les aspirations professionnelles et ce,
d'autant plus dans des situations sensibles comme celle de Nicole qui
après une désillusion vis-à-vis de la recherche
scientifique, a perçu derrière son travail « de pionne
» une manière d'anticiper son avenir professionnel et de «
rebondir ». En somme, le cas de Nicole exemplifie à lui seul
comment et pourquoi des diplômés peuvent rapidement
réorienter leurs aspirations vers des composantes en lien avec la
sociologie autres que la recherche. Cependant, cette dernière ne semble
pas être la seule à engendrer des réorientations
professionnelles. A ce sujet, nous avons rencontré des
diplômés qui là-encore se tournaient vers l'enseignement
mais cette fois-ci, suite à des déconvenues essuyées
après une activité de type « praticienne ».
La trajectoire d'Adeline (27 ans, ACCESS, parcours
homogène, anciennement chargée d'études) qui projette de
devenir CPE représente une bifurcation quelque peu différente de
celle de Nicole car dès le M2, Adeline songeait à vivre d'une
activité de chargé d'étude. Cependant, aujourd'hui elle a
renoncé à cette ambition dans le but de devenir CPE. Comment
expliquer ce revirement ? Peu de temps après sa certification, elle
obtint un contrat auprès du laboratoire de
120
sociologie de l'université pour être
chargé d'études sur une durée conséquente (plus
d'un an). A la fin de cet emploi, elle a pu bénéficier d'autres
petits contrats ponctuels pour d'autres enquêtes mais cette fois-ci dans
le secteur privé. Ainsi, elle a pu vivre d'une activité de
chargé d'étude pendant presque deux ans sans jamais qu'on lui
propose un contrat plus conséquent lui permettant de se projeter plus
dans l'avenir. A côté de cela, elle nous rapportait qu'elle
éprouvait des difficultés pour obtenir des contrats. Elle nous
restituait des complications de l'ordre d'une inadéquation entre sa
formation de sociologie et les réalités professionnelles du
marché du travail ; situations où son profil s'est trouvé
fragilisé au cours d'entretiens d'embauche lorsqu'elle prospectait dans
des postes de chargé d'études comme elle nous le fait remarquer
:
Enquêteur : Tu as l'air d'avoir
quelques regrets vis-à-vis de la formation...
Enquêtée : J'ai eu le sentiment
que l'on nous a fait miroiter des choses qui ne sont pas... Après je ne
veux pas être méchante avec les enseignants...
Enquêteur : T'as le sentiment que tu
leur dois beaucoup ?
Enquêtée : Non. Mais heu... Je
pense qu'ils ne se rendent pas compte. Les enseignants ne se rendent pas compte
de la réalité de l'après master.
Enquêteur : Comment ça ?
Enquêtée : On s'est fait la
réflexion avec une amie. On se disait quand même, la fac c'est un
univers à part. Les enseignants, mais de toutes les disciplines ne se
rendent pas compte. Par exemple, j'ai fait un entretien d'embauche il y a un an
de cela à xxxxxxxxxx pour un poste de chargé d'études. Ils
cherchaient un sociologue. C'est ce qu'ils avaient mis sur l'annonce pour faire
des enquêtes... Des études sur les publics qui traversent leur
organisation. Quand je suis arrivée à l'entretien d'embauche je
me suis rendue compte en fait qu'ils cherchaient quelqu'un avec des
qualifications de statisticien. Je me souviens encore « oui il nous
faudrait quelqu'un de qualifié pour faire des stats
inférentielles ». Comme si je savais ce que c'est... On m'a
très vite fait comprendre que ça ne le ferait pas. Moi on m'a
appris à passer des entretiens, des questionnaires, du terrain mais pas
des stats. Et j'ai une amie c'est la même chose, elle a eu quelques
entretiens d'embauche et chaque fois on lui demandait de faire des stats. Et
donc oui je pense que les enseignants ne s'aperçoivent pas de ça,
que dans le privé on s'en fou de la réflexivité ou
autre... Faut surtout décrire, faire des stats. Et ça moi je n'ai
jamais appris (Adeline, 27 ans, ACCESS, parcours
homogène).
A la suite de plusieurs déconvenues en rapport avec son
activité et surtout à son « manque » d'activité
de chargé d'étude, Adeline a été conduite à
occuper un poste d'assistante d'éducation lui permettant de se projeter
sur un temps plus long tout en ayant une rentrée pécuniaire
constante. Par la même, à l'instar de Nicole, ce travail a eu
l'effet de réaménager ses aspirations professionnelles, sans
doute du fait qu'elle y a vu ses dispositions s'y réactualiser.
En définitive, on voit bien les logiques d'insertion
qui se dessinent derrière ce genre de réorientation
professionnelle où les diplômés se tournent vers des
concours relatifs à l'enseignement pour plusieurs raisons. Notamment un
changement d'emploi qui participe à moduler la refonte des aspirations
professionnelle des diplômés où les dispositions de l'agent
sont relativement congruentes avec la culture du nouveau milieu. Dans de tels
contextes, l'enseignement se présente pour ces diplômés
comme une voie susceptible de fournir une stabilité
socio-économique tout en accédant à un statut
valorisé là où la recherche (académique ou
praticienne) le garantisse dans une proportion moindre.
121
Les réorientations franches
Ce que nous entendons par « franche » souligne une
situation d'insertion dans laquelle un diplômé d'un master de
sociologie décide, 3 ans après sa certification (ou moins) de
réorienter son projet professionnel vers des activités peu
liées aux composantes que nous avons identifiées
(éducation-rechercher-activités praticienne). Nous avons
rencontré ce genre de conjoncture avec des diplômés qui
plusieurs années après la fin de leurs études,
déclaraient être devenu journaliste73, vendeur ou
encore carreleur.
Ces trajectoires nous interpellent sur plusieurs points. D'une
part, elles semblent se détacher de la sociologie et des
activités professionnelles qu'on lui rattache (en termes de relation
formation-emploi). En ce sens, l'existence de ces « réorientations
» interrogent car les causes de ces « revirements » peuvent
être variables, plurielles et contre intuitives. Ainsi, il serait tentant
de présumer que ces conduites représentent des
réorientations « subies », des réactions de
diplômés qui, n'ayant pas réussi à percer dans leur
« branche » bifurquent dans des secteurs éloignés leur
permettant de se stabiliser plus facilement sur le marché de l'emploi.
L'échange avec ces personnes qui opérèrent une
césure franche (tout du moins en apparence) avec la sociologie, nous a
permis de nous rendre compte qu'effectivement, cette opération est
liée à des logiques d'insertion visant une plus grande
stabilité professionnelle mais ce n'était pas toujours le seul
motif. Comme nous l'avons relevé dans les trajectoires, le choix de
cette réorientation peut s'expliquer aussi par le fait que les
enquêtés entrevoyaient derrière leurs nouvelles
activités un moyen de vivre de leur passion ou, d'avoir des conditions
professionnelles propices pour allouer un maximum de temps à leur
passion.
Chevalier et Dussart (2002) qui se sont toutes deux
intéressées à l'insertion des jeunes relevaient
l'importance des pratiques de loisirs sur cette dernière. Dans l'une de
leurs enquêtes, les auteures ont relevé qu'il était
fréquent que des « afficionados » transforment leur passion en
vocation professionnelle. Le fait que l'on puisse qualifier notre
système de « société de loisirs » n'est pas
neutre : il représente aujourd'hui un ensemble de manières de
s'épanouir, de se développer, à partager une expression
personnelle librement consentie dans le but de se « réaliser »
... Pour certains agents, les loisirs deviennent parfois un moyen
d'améliorer leur qualité de vie dans plusieurs aspects comme
celui de la vie professionnelle (Chevalier et
73Certains échanges avec les enseignants
laissent croire que le journalisme peut être un débouché
relatif à un cursus de sociologie. Cependant, nous n'avons pas
observé dans notre enquête de redondance. Donc nous ne pouvons pas
conclure que le journalisme est un débouché type.
122
Dussart, 2002 ; Durand et Pichon, 2001). D'autres
études montrent que les pratiques de loisirs modulent de plus en plus la
définition identitaire des individus (Weber, 1989) dans un contexte
où la période « d'insertion » dans le monde
professionnel s'élargit de plus en plus (Galland, 1991). Selon Chevalier
et Dussart (2002) cela a pour conséquence que les identifications
sociales et professionnelles héritées du passé perdent de
leur importance. De nos jours, les individus recherchent un équilibre
entre leurs passions, leurs emplois et leurs loisirs. De telle sorte que dans
certaines situations on constate que des passions se convertissent en vocation.
Nous avons rencontré des enquêtés pour qui ce fut le
cas.
La trajectoire de Romain (27 ans, DIS, parcours
homogène) aujourd'hui rédacteur en chef d'une revue d'e-sport
illustre bien l'importance des loisirs dans les trajectoires d'insertion.
Après avoir obtenu son diplôme de sociologie (voie
professionnelle) il a candidaté à des emplois relatifs à
une activité de « chargé de mission » ; recherche qui
s'est révélée peu fructueuse. A côté de cela,
il a déménagé, ce qui a eu l'incidence de
l'éloigner du réseau édifié dans sa ville de
formation. Visiblement décidé à entrevoir son avenir
à travers la sociologie, il s'est réinscrit dans un master mais
cette fois-ci spécialisé dans la recherche, sans doute
était-il décidé à poursuivre par la suite en
thèse. Cependant, des complications sont survenues durant son
année de telle sorte qu'il n'a pu aller jusqu'au terme de sa recherche
et après cette « déconvenue », il n'a pas
souhaité rééditer. Par la suite Romain a fait quelques
mois d'intérim pour subvenir à ses besoins tout en étant
vivement actif dans une association d'e-sport74 où il finira
par travailler. L'extrait d'entretien ci-dessous permet bien de retracer le
cheminement de Romain, d'éclaircir la conjoncture et les facteurs qui
lui permirent d'occuper aujourd'hui son poste de rédacteur en chef :
Enquêteur : L'intérim
c'était pour manger ?
Enquêté : (rire) Oui c'est
ça pour survivre quoi. Et à côté de ça,
j'étais bénévole dans une boîte, où je
travaille maintenant qui s'appelle xxxxxx. C'est un média de presse, un
média web presse qui travaille sur le sport électronique.
Enquêteur : D'accord.
Enquêté : Et en fait. Pour
t'expliquer comment je suis rentré là-dedans... Je ne sais pas si
tu connais les franchises de bar e-sport ?
Enquêteur : Non.
Enquêté : C'est des bars
où... En fait... Il y en a en fait bars de jeux vidéo et de
l'eSport mais il y une franchise qui s'appelle le meltdown qui consiste en
gros... C'est un bar où tu as... Des consoles, des pc, et tu peux jouer
à ce que tu veux et il suffit de consommer pour avoir accès
à tout ça et c'est mon frère qui m'avait fait
découvrir un établissement comme ça à Paris. Et il
y en a un qui a ouvert à xxxxx. Pas très loin de chez moi et j'y
allais beaucoup car j'adore les jeux vidéo. C'était vraiment un
plaisir d'aller dans un bar où je pouvais jouer à des jeux
vidéo et rencontrer des gens qui avaient les mêmes
intérêts que moi, la même passion. Dans ce cadre-là,
j'ai rencontré un mec qui était salarié d'une association
d'eSport là-bas et j'ai candidaté en tant que streamer,
c'est-à-dire, un mec qui va jouer à un jeu vidéo et qui va
retranscrire ce qu'il joue sur internet. [...] Donc j'ai fait ça pendant
1 mois, 3 fois par semaine, c'était des sessions de 3 heures. Donc en
gros je streamais sur un jeu... Il y avait des viewers. Je ne sais pas si
ça te parle ?
Enquêteur : Si si, je fais partie de la
génération geek aussi.
74 Secteur d'activité qui connait depuis quelques
années un fort développement.
123
Enquêté : Okay. Donc
voilà, j'ai fait ça pendant 1 mois. Après je suis
passé « caster ». Ça veut dire commentateur de jeux.
Ça consistait à commenter des tournois d'autres mecs sur la
structure, pour commenter les matchs, c'était le lundi de 21 h à
23 h. J'ai commenté pendant pas mal de temps. Et à ce
moment-là je faisais de l'intérim. C'était hyper
contraignant parce que je n'étais jamais sûr que l'on aller
m'appeler. Donc en attendant les coups de fil, j'allais sur la plateforme avec
les collègues pour commenter les matchs. Et un jour j'en ai
commenté un avec le directeur de la rédaction où je
travaille aujourd'hui qui m'a dit alors qu'il cherchait un rédacteur. Et
tu penses, j'ai tout de suite accepté, être rédacteur dans
l'eSport le rêve...
Enquêteur : Tu es devenu salarié
alors ?
Enquêté : Non pas encore. On m'a
demandé de couvrir des jeux, de couvrir leur actualité. J'en ai
fait plusieurs progressivement. Dès que l'on me demandait quoi que ce
soit j'acceptais, j'acceptais tout le temps. En plus je m'entendais bien avec
tous les autres rédacteurs... Et au bout d'un moment, la région
xxxxx a mis en place une étude sur l'eSport. Et je pouvais être
pris pour ça.
Enquêteur : Comment ça ?
Enquêté : Parce que, comme
j'avais un master en socio, que j'avais fait des études et que
j'étais compétent pour l'étude et j'étais
compétent pour le faire et bien... Mon association m'a proposé un
CDI pour que je m'occupe de l'étude et que par la suite, je devienne
rédacteur en chef.
Enquêteur : Ils t'ont recruté en
CDI en tant que chargé d'études ?
Enquêté : Non... Excuse moi je
ne suis pas clair. Y'a eu un appel d'offre de la région sur une
enquête qui concernait l'eSport. Mon association a candidaté pour
répondre à cet appel et on l'a eu. Sauf que personne ne savait
mener une enquête sauf moi. Et à côté de ça,
la personne qui était rédacteur en chef allait partir. Donc tout
ça juxtaposé, ça a fait qu'ils m'ont embauché en
CDI pour que ba, l'appel d'offre avec mes compétences de socio, je
puisse faire ce que l'on nous demandait pour l'enquête mais surtout pour
remplacer l'ancien rédacteur en chef. Au final, je travaille à la
fois sur l'étude et je dirige la rédaction de xxxxxx. Je
suis amené en gros, à gérer entre 20 et 30 personnes qui
sont rédacteurs bénévoles, « contributeurs » on
dit, puisqu'on est une société maintenant (Romain, 27
ans, DIS, parcours homogène).
Cette trajectoire exemplifie bien l'importance que peuvent
tenir aujourd'hui les loisirs/passions dans les cheminements d'insertion des
diplômés. Comme l'atteste le parcours de Romain, certains
certifiés à la suite de leur parcours de sociologie,
répondent à leurs besoins de subsistance par leur passion.
Cependant, tout cela est à pondérer avec la singularité
des situations. Dans le cadre de Romain, tout semblait propice pour qu'il
convertisse sa passion en vocation. En effet, aujourd'hui son activité
professionnelle est liée à son hobby mais ce dernier ne justifie
pas à lui seul l'obtention de son emploi. Si on analyse les raisons de
son recrutement, il s'explique premièrement par un long (7 mois) et
important ancrage dans l'association qui le recrutera par la suite. Avec le
temps, il a pu nouer des liens importants avec les différents acteurs
décisionnaires de l'organisation. En s'appuyant sur son réseau,
dans un contexte où la Région soumettait un appel d'offre d'une
recherche sur l'E-sport, susceptible d'être extrêmement prolifique
pour l'association (apports pécuniers, rapprochement avec les
autorités politiques, promotion de l'E-sport, facilitation
d'éventuelles collaborations futures, etc.) il parut comme l'homme de la
situation en faisant reconnaître son savoir sociologique et en le
proposant à sa rédaction afin qu'elle soit légitime
à participer au projet. Enfin, son recrutement fut
précipité par le départ de l'ancien rédacteur en
chef et après avoir rendu de nombreux services, cette place vacante lui
fut réservée. Ainsi, si l'on s'en tient à la
réorientation de Romain, les revirements en lien avec une passion
existent mais peuvent reposer sur des concours de circonstances où le
hobby n'explique rien en soi et où, la sociologie se
révèle plus importante qu'au premier abord. Par ailleurs,
après avoir discuté de son emploi avec Romain, notamment sur le
fait qu'il encadre toute une équipe de rédacteurs
bénévoles, il se peut que sa situation
124
réponde plus à l'idéal-type du «
manager » et alors, il n'y a pas inéluctablement une rupture «
franche » avec le savoir sociologique. A ce sujet, nous n'avons pas
toujours observé cela chez tous les diplômés qui se
réorientaient par passion comme l'atteste la trajectoire d'insertion de
Quentin (27 ans, DIS, parcours homogène) actuellement carrossier :
Enquêté : (il parle de son
projet avec un rythme très soutenu). J'ai essayé de rentrer
dans le milieu de l'économie sociale et solidaire pour tout ce qui
était insertion sociale. Et c'est trop la merde. J'ai laissé
tomber, c'est impossible de trouver un boulot là-dedans, un truc
à temps complet... Rien que ça, ce n'est pas joué. Mais
admettons... Tu arrives à trouver un CDI à temps complet. Ba...
C'est des SMIC. C'est mal payé. Et c'est rare qu'il y en ait. La seule
chose que tu peux avoir c'est des mi-temps en CDD, au SMIC, wouhou...
L'insertion, les boulots là-dedans c'est bouché. Impossible
à trouver.
Enquêteur : C'est des boulots dans
l'associatif ?
Enquêté : Il se stop en me
regardant un peu gêné.
Ouai excuse... Je ne t'ai pas expliqué tout ça,
je parle vite en plus, j'essaye de dire plein de choses à la fois
désolé. (La situation de l'entretien se passe dans un
café étudiant et Quentin a la gentillesse de nous accorder un
entretien après une matinée de travail, activité qu'il
doit reprendre après son déjeuner (il est 12 : 30). « Petit
coup de barre » qu'il faut prendre en compte d'autant plus qu'il semble
vouloir me dire plein de choses, quant à cela, il maintient un
débit important depuis le début de l'entretien. J'ai pu paraitre
un peu mal à l'aise vis-à-vis de cela, ce que mon interlocuteur a
dû ressentir au bout d'un certain temps. Suite à cette
réaction, l'entretien s'est prolongé avec un rythme plus
mesuré).
Enquêteur : Je veux bien que tu
m'expliques.
Enquêté : Je parlais des
associations comme les chantiers de l'insertion. Comme la mission locale.
Enquêté : Ce n'est pas bien
payé tu disais ?
Enquêteur : Je ne trouve pas ou sinon
il faut avoir des relations, des gens que tu connais. Et moi je n'avais pas. Si
tu te ramènes comme ça s'est mort quoi. A côté
j'avais trouvé un boulot à xxxxx , un poste de chargé
d'études, à mi-temps. Au bout d'un moment, un meilleur contrat
allait se libérer CDD à temps plein. Mais je ne l'ai pas eu. Au
final c'est quelqu'un d'autre qui a été pris, qui était
là depuis plus longtemps que moi. Mais j'ai failli être pris, et
derrière je ne trouvais rien. Ça m'a soulé. Au bout d'un
moment ça m'a tellement soulé que j'ai complétement
abandonné l'idée quoi. L'association, la socio, j'ai fait une
croix dessus.
Enquêteur : Qu'est ce qui t'as
soulé ?
Enquêté : Faire 6 ans
d'études et tu t'attends à trouver quelque chose sans trop de
problèmes. Et les seuls trucs que tu as c'est des mi-temps où on
te paye le SMIC. Parce que à ce moment-là, j'avais deux mi-temps,
un taf de pion et un mi-temps de chargé d'études chez xxxxxx. Et
au bout d'un moment je n'ai pas pu continuer les études...
Enquêteur : Ça a duré combien de temps
cette période où tu as cherché du taf ?
Enquêté : Au bout de 1 an et
demi j'ai vu que c'était mort. J'avais peur de devoir me dire au bout de
cinq ans en paniquant : « merde je n'ai rien trouvé ». J'avais
à côté de cela un autre projet, vague.... Parce que c'est
toujours dur de se dire « je vais changer ». Et pardon... ça a
duré presque deux ans. (d'un coup il change radicalement de sujet).
Et en fait je collectionne des voitures depuis longtemps, ça fait
une dizaine d'année que je collectionne des voitures. Que je bricole
chez moi, que je fais un peu de mécanique. C'est une passion que j'ai et
j'avais réfléchi à bosser là-dedans.
Enquêteur : T'as appris toi-même
?
Enquêteur : Oui et non. Depuis ma
formation oui (il s'est reconverti). En fait j'ai demandé... Je
me suis inscrit à pôle emploi en demandant un financement de
formation à pôle emploi. [...] J'ai fait un financement de
formation pour devenir carrossier. Au bout d'un moment j'ai eu le financement
et ma formation, ça s'est bien goupillé. Y'a eu un
désistement donc j'ai pu avoir ma formation à la fin de
l'année. J'ai fait des stages etc... J'ai cherché du boulot
pendant deux semaines et j'ai été embauché. Et ça
va faire deux ans que j'y suis.
Enquêteur : Tu travailles où ?
Enquêté : Carrosserie xxxxxxx et
peinture. Mes patrons sont supers cool, bonne ambiance, je n'ai jamais
été aussi content. J'ai bien fait de changer.
Enquêteur : Tu es satisfait ?
Enquêté : Ah ba oui, ça n'a
rien à voir par rapport à avant. C'est l'incertitude tout le
temps et en permanence, tu ne sais pas si tu vas trouver de la matière
derrière, tu ne sais jamais quoi. Là je fais ce que j'aime, je
bricole, je retape une voiture. A côté de cela on a acheté
une maison avec ma copine, donc tout roule pour le mieux perso.
Enquêteur : Ton boulot de carrossier tu l'as obtenu
combien de temps après le master ?
Enquêté : 3 ans.
Si l'on s'intéresse au parcours de Quentin et
particulièrement à sa réorientation, plusieurs
éléments nous interpellent. Premièrement, on
s'aperçoit qu'il a éprouvé des difficultés pour
obtenir des emplois relatifs à ses aspirations professionnelles. Ces
propos transcrivent par exemple qu'il n'a pu être recruté sur des
« chantiers d'insertion » car cela nécessitait de
125
connaître des personnes « ressources », de
s'appuyer sur un réseau qu'il n'avait pas eu l'occasion
d'édifier. A la suite à cette déconvenue et occupant un
emploi précaire (6 mois à mi-temps) de chargé
d'études, il s'est donc rabattu sur l'idée de vivre de cette
activité en espérant signer un meilleur contrat moins
précaire (temps plein avec une durée de travail
déterminée conséquente). S'ensuivi une autre
déception lorsque l'emploi fut obtenu par un autre chargé
d'étude qui avait plus d'ancienneté que lui. Dans cette
conjoncture, il aurait fallu pour Quentin qu'il persévère
à rechercher ce genre d'activité, en continuant par exemple,
à travailler sur des emplois précaires en attendant une meilleure
opportunité ; excepté que, comme nous le précisait
Quentin, il semble très sensible à ses conditions
matérielles et on sent dans ses propos qu'il est avant toute chose,
préoccupé à obtenir une situation professionnelle stable
et convenable (CDI, acheter une maison, « ne pas être dans
l'incertitude tout le temps »). De telle sorte que l'attente pour se
stabiliser autour d'une activité professionnelle en lien avec le cursus
de sociologie, qui semble nécessaire, ne s'est pas prolongée pour
Quentin au-delà de 1 an et demi. A côté de cela, comme nous
l'a précisé notre enquêté, il a
développé un hobby pour les automobiles et plus
précisément pour les collectionner après les avoir «
retapées ». Si l'on s'en tient à ce qu'est devenu Quentin,
nul doute que sa passion ait pu moduler ses aspirations quand il a fallu pour
lui se réorienter professionnellement, situation qui « n'est pas
simple » comme il le confie. A l'instar de Romain et sa passion des jeux
vidéo qui s'est convertie en vocation, il est possible que la situation
soit analogue pour Quentin qui, à travers son hobby pour les automobiles
a rebondi sur les manières d'envisager son avenir professionnel.
Ainsi, comme le précise Chevalier et Dussart (2002),
les loisirs semblent pertinents à étudier lorsque l'on
s'intéresse aux trajectoires d'insertions des diplômés car
comme nous l'avons vu, il arrive qu'ils soient un facteur significatif sur
lesquels les agents se reposent pour « rebondir » et/ou
réaménager leurs aspirations en fonction de leurs
différentes ressources. Néanmoins, nous avons rencontré
des cas de figure où la réorientation professionnelle
représentait avant tout un moyen d'obtenir une activité de
subsistance stable permettant à la personne en parallèle de son
emploi, d'exercer au maximum sa passion. A ce sujet, nous avons
rencontré Christophe (26 ans, DIS, parcours homogène),
passionné de musique qui nous déclarait qu'il n'avait jamais
cherché à faire de la sociologie son métier :
Enquêté : La sociologie à
quoi ça me sert ? Ba moi j'ai trouvé ça super riche et
intéressant, j'ai appris plein de choses moi qui n'y connaissais rien...
Un sens critique, une manière de voir les choses différemment.
Après dire que ça m'est utile... D'ailleurs je n'ai jamais trop
su en quoi ça consistait la sociologie. Si tu vis de la sociologie c'est
que t'es prof pour moi. Moi j'ai fait 5 ans parce que ça me plaisait
mais jamais j'ai pensé à en vivre. Je ne sais pas trop vers quoi
ça débouche, on n'en parlait pas trop d'ailleurs. C'était
pas du tout mon but d'en vivre en tout cas, c'est pour ça
qu'après j'ai fait autre chose. Et je ne regrette pas du tout
(Christophe, 26 ans, DIS, parcours homogène).
126
Après la fin de son cursus, Christophe a surtout
essayé d'exercer au maximum sa passion : la musique. Pendant quelque
temps il a travaillé dans l'animation et en tant qu'assistant
d'éducation, emplois qui représentaient pour lui un bon moyen
d'avoir une activité de subsistance tout en l'aménageant avec sa
passion en lui permettant de faire beaucoup de musique. Par la suite, aspirant
petit à petit à accéder à une stabilité
professionnelle, il fera une formation de couvreur. Travail qui lui permet
aujourd'hui de bien « gagné sa vie » avec un emploi qui lui
« correspond » puisqu'en parallèle notamment, il trouve
suffisamment de temps pour exercer sa passion. Le cas de Christophe montre bien
que le hobby impacte la réorientation professionnelle sans
nécessairement qu'elle se convertisse en une vocation.
Cependant, nous avons rencontré des
diplômés s'étant stabilisés professionnellement
suite à une réorientation et qui rationnalisaient ce choix
à leur manière : « la sociologie, la vie de bohême
c'est bien beau quand tu es jeune mais il faut que ça passe. Les bonnes
choses ont une fin. Là moi je suis vendeur dans une BioCoop, j'apprends
le commerce et ça me suffit. A côté de cela j'ai ma copine,
on s'est installé ensemble, je n'ai plus envie de cette vie de
bohême. On compte voyager avec ma petite-amie, il faut travailler pour
ça ». (Olivier, 30 ans, ACCESS, parcours homogène).
Ainsi, si l'on prend en compte ces remarques, la réorientation
professionnelle peut se croiser notamment avec le besoin d'obtenir une
stabilité professionnelle pour en finir « avec cette vie de
bohême », se consacrer à son ménage et à des
intérêts autres comme les voyages ; en finir en quelque sorte avec
l'âge de « postadolescence » décrit par Dubar (2001).
Ainsi, tout au long de ce mémoire, nous nous sommes
efforcés d'éclaircir la question du devenir des étudiants
de sociologie. Nous avons montré qu'elles sont les contreparties que
l'on peut retirer d'un cursus de sociologie et quels sont les
déclinaisons professionnelles qui se dessinent pour les
diplômés qui traversent la discipline. Par ailleurs, nous avons pu
constater que les trajectoires d'insertion de ces agents étaient
très différentes. Il convient alors pour nous d'interroger et
d'analyser ces disparités. Travail que nous avons opéré
à travers le prisme de la socialisation.
3. Socialisation, choix de la spécialité et
poursuite en thèse
Les sociologues des professions qui prennent l'insertion comme
objet d'étude sont catégoriques sur le fait que c'est un
phénomène trop complexe pour que l'on puisse prétendre
127
que ce sont uniquement des facteurs structuraux qui
façonnent les modalités de la transition vers « l'âge
du travailleur ». Pour Trottier (2001) le processus d'insertion constitue
en lui-même un objet de recherche tellement large, que l'on ne peut se
restreindre à analyser uniquement la position d'arrivée des
jeunes insérés dans la stratification sociale par rapport
à leur trajectoire scolaire. S'intéresser à l'insertion
professionnelle, c'est aussi tenter de mettre à jour les
différents facteurs qui construisent et façonnent la transition
du système éducatif au système productif.
Pour en revenir à notre objet, tout au long de ce
chapitre, nous n'avons eu de cesse à présenter les
modalités d'insertion des diplômés en mettant la focale
notamment sur les débouchés typiques qui se rattachent à
la sociologie. Nous avons pu constater que l'horizon professionnel qui se
dessine pour les diplômés s'ouvre sur de multiples composantes.
Néanmoins, en ce qui concerne le « métier de sociologue
», il semble toujours communément admis qu'il se rattache à
l'activité historiquement promue par la sphère académique
de la recherche (cf. La partie Domination du modèle académique).
En matière d'insertion professionnelle ce constat n'est pas sans
importance, il suscite des interrogations quant aux profils sociologiques des
personnes qui seront conduites à occuper un emploi dans la recherche et
qui peuvent de ce fait, être légitime à s'identifier et
à être identifié comme sociologues.
Dans notre enquête, nous nous sommes attachés
à reconstruire les parcours des diplômés afin de
dégager les effets des socialisations diverses dans l'élaboration
des décisions prises par ces agents au cours de leur itinéraire
scolaire et professionnel. Tout cela dans le but d'objectiver les
éventuels déterminismes qui pèsent sur la question de la
poursuite en thèse, étape scholastique qui prédestine
à obtenir le statut de sociologue. Pour mener ce travail, nous avons
choisi d'opter pour un postulat généralement admis en sociologie
: les modes de socialisation déterminent (en partie) les destins
sociaux, scolaires et professionnels des individus. Les travaux de Darmon
(2010) arguent que les modes de socialisation varient selon les contextes
sociohistoriques, les configurations familiales, les groupes sociaux et
sexués ainsi que les générations. Or dans ce travail, nous
avons essentiellement traité la question par le prisme de la «
socialisation familiale » même si d'autres facteurs seront
évoqués, essentiellement pour rendre compte de trajectoires
« atypiques »75.
75 Dans le sens où un modèle de reproduction
sociale n'explique pas à lui seul la trajectoire.
128
Le poids de la socialisation familiale sur les choix de
parcours
Le poids de la nécessité
Conformément aux théories portant sur la
socialisation, il est à envisager que l'origine sociale module les
décisions que doivent prendre les agents sociaux face aux bifurcations
scolaires qui se dressent face à eux. Concernant nos
diplômés, ils ont tous été confrontés
à l'entrée dans leur formation de master 2 au choix entre une
voie « professionnelle » et une voie « recherche ». Cette
bifurcation a une incidence importante sur leur destinée
puisqu'intégrer la voie professionnelle réduit significativement
les opportunités de continuer par la suite en thèse (seulement
2/15 doctorants étaient issus de la voie professionnelle)76.
Inversement, opter pour la « voie recherche » limite le panel des
horizons professionnels possibles puisque comme son nom l'indique, le contenu
de cette formation destine essentiellement au métier de chercheur et son
intitulé ne raisonne pas comme un critère d'adaptabilité
auprès des recruteurs du secteur privé friands de certifications
« professionnalisantes77 ». A côté de cela,
en échangeant avec les diplômés, s'engager dans la voie
recherche correspond aussi à entrevoir une poursuite d'étude dans
un 3ème cycle de sociologie alors que bifurquer en voie
professionnelle correspond souvent au souhait « d'en finir » avec la
faculté pour chercher à intégrer le monde du travail comme
l'exprime bien les propos de Sabine :
Enquêtée : J'ai des parents
ouvriers qui m'ont toujours inculqué le fait de travailler rapidement et
d'être autonome rapidement. C'est ce qui explique sans doute pourquoi je
me suis lancée dans le master professionnel. L'idée de faire une
thèse me plaisait mais je n'avais pas envie de me lancer dans un trop
longtemps on va dire. Voilà ça fait déjà 5 ans
d'études [...] c'est long 5 ans... J'avais envie de me frotter à
du concret, de me frotter au monde professionnel voilà...
D'acquérir une certaine autonomie et voilà de me lancer dans la
vie vraiment. [...] C'était synonyme d'évolution pour moi alors
que rester à la fac pas du tout. Voilà pourquoi j'ai voulu me
lancer professionnellement dans... Une forme de déclinaison de la
sociologie (Sabine, 27 ans, parcours homogène, DIS,
conseillère d'action technique dans une CAF, père
ouvrier).
Cette volonté « d'en finir » avec les
études rapidement peut être corrélée, comme le fait
si bien remarquer notre enquêtée, à son origine sociale
populaire qui, comme l'a identifié Bourdieu (1979), entretient un
rapport étroit avec une « nécessité » d'ordre
socioéconomique :
76 Ces cas particuliers peuvent s'expliquer par le parcours
« homogène » de ces diplômés, trajectoires qui
les ont conduits au cours de leur maîtrise à faire un travail de
recherche très « concluant » pour les enseignants qui les
supervisèrent et qui de ce fait, les encouragèrent à
l'issue de leur master 2, à continuer en thèse. Néanmoins,
si l'on n'effectue pas un travail préalable remplissant les
critères professoraux attendus suscitant pour les enseignants un relatif
intérêt, il semble plus difficile pour les diplômés
de la voie professionnelle de nouer des liens avec les chercheurs étant
donné qu'ils ne sont pas amenés à collaborer avec eux de
manière « standard » : leur mémoire s'effectue en
groupe, ce qui change radicalement la donne.
77 A ce sujet, voir Piriou (2006) qui relate une
différence significative d'insertion entre des certifiés d'un
DESS et d'un DEA.
129
« La proposition fondamentale qui définit
l'habitus comme nécessité faite vertu ne se donne jamais à
éprouver avec autant d'évidence que dans le cas des classe
populaires puisque la nécessité recouvre bien pour elles tout ce
que l'on entend d'ordinaire par ce mot, c'est-à-dire la privation
inéluctable des biens nécessaires. La nécessité
impose un goût de nécessité qui implique une forme
d'adaptation à la nécessité et, par-là,
d'acceptation du nécessaire [...J » (Bourdieu, 1979 : 433).
Pour l'auteur de la Distinction, ce rapport à la
nécessité entraîne une disposition profonde et durable
susceptible, dans le cas des agents qui en font l'expérience, de se
réactualiser et de structurer leur orientation. Dans le cas
présent, ce goût du nécessaire se traduit par une
orientation vers la voie professionnelle dans un contexte où la fin du
cursus marque aussi celle de la clôture des droits de bourses, aide
financière qui représentait pour certains étudiants
(notamment d'origines populaires) « le Pérou » :
Enquêté : Comment je
finançais mes études ? J'ai toujours été boursier
échelon maximum et ça me suffisait largement pour vivre. Y'a une
année où j'ai été en coloc' donc on partageait le
loyer... Mais globalement moi tu me donnes 476 euros ça va. Je sais bien
gérer mon budget. En plus l'été à chaque fois je
bossais. Comme j'ai le BAFA, je faisais des colos... J'étais moniteurs.
C'était cool j'adorais ça. J'avais aussi fait une année de
la cueillette de melon, ça c'était dur... Donc ba cet argent
j'essayais de le mettre un peu de côté. Ça et les bourses
j'arrivais à gérer. A financer mes études. Mais si je
n'avais pas eu les bourses, jamais je n'aurais fait un master à mon avis
(Christophe, 27 ans, DIS, parcours homogène, aujourd'hui
carreleur, élevé en famille d'accueil).
Derrière les propos de Christophe, on peut concevoir
que les bourses sont capitales pour beaucoup d'étudiants qui
souhaiteraient effectuer des études sur un temps long. Dès lors,
la dernière année de master est aussi synonyme pour eux de la fin
d'une relative autonomie financière fournie par leur bourse. Alors ils
se devaient d'anticiper l'avenir au travers de la bifurcation qui se
présente à eux, entre une voie professionnelle qui dans les
représentations, permettrait de retrouver plus rapidement une relative
autonomie financière et une voie recherche qui elle, ne semble pas
être un gage de stabilité professionnelle et pécuniaire.
Ce goût de la nécessité émergeait
de manière récurrente dans les propos des diplômés
d'origines modestes, visiblement plus « disposés » à
s'orienter en voie professionnelle. C'est ce que montrent nos matériaux,
que nous avons rapportés sous forme de tableau (cf. Tableau 12)
auxquels nous avons joint une synthèse qui se trouve ci-dessous. Pour
objectiver la question de l'origine sociale, nous avons pris comme indicateur
la « catégorie socioprofessionnelle du chef de ménage
».
130
Tableau 12 Origine sociale et
spécialité du master (N = 40)
CSP du chef de ménage
|
Voie professionnelle
|
Voie recherche
|
Artisans, commerçants
|
2
|
0
|
Cadres, prof. Int. Sup.
|
4
|
4
|
Prof.Int.
|
4
|
12
|
Employés
|
1
|
0
|
Ouvriers
|
5
|
1
|
Agriculteurs
|
0
|
2
|
Abs.Rép.
|
5
|
Total
|
16
|
19
|
Comme nous pouvons le constater, sur l'ensemble de notre
corpus, les diplômés d'origine populaire semblent être moins
représentés que les classes intermédiaires.
Peut-être y'a-t-il une éviction significative tout au long du
cursus, néanmoins les données de l'enquête
Génération 2010 ne nous portent pas à croire cela
(cf. Chapitre 4.1). Peut-être étaient-ils moins
disposés à répondre à nos sollicitations...
Cependant, sur le faible nombre d'enquêtés de classes populaires,
on observe qu'effectivement, la plupart se sont orientés vers la voie
professionnelle (5/6). Régularité qui, comme nous l'avons
évoquée, peut être rendue intelligible par « ce
goût du nécessaire ». Dès lors, le cas « atypique
» (1/6) nous a interpelé. Il s'agit de Sophie (32 ans, voie
professionnelle, parcours homogène, père cantonnier) actuellement
sous contrat doctoral qui ne réfute pas l'idée de devenir
enseignante-chercheuse. En échangeant avec elle, ses aspirations
professionnelles et scolaires nous ont quelques peu désorientées
car l'on ne retrouvait pas dans ses propos ce « goût du
nécessaire ». Alors que, si l'on se fie aux CSP de ses parents
(père ouvrier et mère employée) et à la discussion
que nous avons eue avec notre enquêtée, tout indique qu'elle a
beigné dans une socialisation populaire. Néanmoins, il convient
de relever que les parents de Sophie ont tous deux le statut de fonctionnaire
ce qui, si l'on se fie au travail de Gollac (2005) n'est pas sans incidence sur
sa trajectoire. L'auteure montre à travers son enquête, que
l'accès à la fonction publique donne le sentiment aux agents de
classes populaires d'échapper à l'insécurité
économique. Une fois le statut de fonctionnaire obtenu, ces parents qui
accédèrent à une plus grande stabilité
financière, développeraient une confiance importante envers les
institutions étatiques comme l'école. Considérant
fortement que cette dernière est un moteur de promotion sociale et se
sentant moins concernés par les affres de la nécessité,
ces parents enjoignent leurs enfants à investir la sphère
scolaire afin qu'ils accèdent à des statuts plus
élevés comme ceux de cadres ou de professions
intermédiaires. Nous avons pu échanger à ce sujet avec
Sophie qui nous relatait des anecdotes sur ses parents qui avaient
131
eu grand soin de veiller à sa scolarité,
à l'inscrire dans des écoles de pédagogies alternatives
Freinet, à militer fortement chaque année pour que ces
établissements restent ouverts... Le statut comme celui de fonctionnaire
occupé par les parents derrière leur CSP semble donc recouvrir
une importance non négligeable sur la destinée des
diplômés sans doute plus disposés par un rapport moins
étroit à la nécessité, à s'engager sur des
études longues et plus hasardeuses en termes d'insertion professionnelle
comme les voies recherches.
Les intellectuels et les technocrates
Classiquement en sociologie, lorsque l'on cherche à
déterminer l'impact de l'origine sociale dans le devenir des agents
à travers le concept de « classe », on distingue les
catégories « populaires » des couches « moyennes
supérieures ». Concernant cette dernière catégorie,
des travaux récents de Van Zanten (2010) montrent qu'il est possible, en
termes de cultures et de pratiques pédagogiques, de distinguer deux
fractions distinctes des classes moyennes supérieures.
L'auteure qualifie la première section de «
technocrates », groupe qui englobe des ménages dont la profession
du père relève des CSP « professions libérales
», « cadres administratifs et commerciaux d'entreprise »
auxquelles peuvent s'ajouter les « chefs d'entreprise ». Ces agents
se caractérisent par la possession d'un capital économique et
culturel élevé (ce dernier est mis cependant au service de fins
instrumentales) et par le fait d'oeuvrer professionnellement dans le secteur
privé. Ces dimensions favorisent leur attachement à des valeurs
telles que la réussite, l'efficacité, la technicité, le
pragmatisme ou encore la responsabilité individuelle (Van Zanten, 2010).
Le second groupe qualifié d'« intellectuels » se rattache aux
familles dont la profession du père correspond aux CSP « cadres de
la fonction publique », « professeurs, professions scientifiques
», « professions de l'information, des arts et des spectacles »
ainsi que les « professions libérales » exerçant des
métiers traitant directement de l'humain et du social (les « psys
» sous toutes leurs déclinaisons par exemple). Pour Van Zanten
(2010) l'identité de ces agents, moins dotés en capital
économique, s'édifie sur une forte valorisation de la
connaissance, de l'autonomie professionnelle, de l'égalité
méritocratique liée à la détention d'un capital
culturel très élevé, à la nature intellectuelle de
leur travail et à son exercice plus fréquent au sein du secteur
public.
132
Dans son étude, Van Zanten (2010) montre qu'en
matière de pratiques éducatives, des différences
significatives apparaissent entre ces fractions et ont de lourdes
répercussions sur les destins scolaires et sociaux de leurs enfants. En
effet, même si l'auteure a centré son analyse sur les pratiques
éducatives, elle stipule que ces choix pédagogiques sont
prépondérants dans les stratégies
développées par ces catégories d'agents pour reproduire et
« clôturer » leurs groupes. Pour cette sociologue, ce
phénomène s'appuie sur un travail d'appariement entre les
aspirations de ces classes, leurs valeurs et l'appréciation de leurs
enfants. Les pratiques pédagogiques et les modalités scolaires
choisies (choix d'établissement, injonctions de filière, etc.)
jouent un rôle déterminant sur les compétences et
dispositions que les enfants acquerront et qui participeront à
structurer les bifurcations des agents. Plus largement, si l'on raisonne en
termes de déterminisme, il est possible que cela entraine une
reproduction des modèles culturels et sociaux de ces sections des
classes moyennes supérieures (Ball, 2003).
Ainsi, il est possible que les enfants d'intellectuels soient
disposés - par leur appartenance à des catégories
socioprofessionnelles en affinité avec le monde intellectuel, de
l'enseignement, de la culture et du social - à s'orienter vers des
filières leur permettant d'intégrer des professions qui partagent
jusqu'à un certain point leurs valeurs (autonomie,
l'intérêt collectif, l'esprit critique, etc.). Il en va de
même pour les technocrates, excepté que leurs stratégies
sont plus orientées vers l'obtention d'emplois à fort prestige,
leur octroyant un statut élevé rattaché à des
postes organisationnels hiérarchiquement hauts, dotés d'une forte
rémunération. De telle sorte que pour nos enquêtés
technocrates et intellectuels, il est possible que l'on observe des
disparités d'orientation relatives à leur fraction
d'appartenance. L'étude des trajectoires des enquêtés
accrédite notre hypothèse puisque l'on observe l'existence des
différences de bifurcation entre les « technocrates » qui
investissent plus la voie professionnelle que les « intellectuels »
qui s'orientent essentiellement vers la recherche ; disparités que nous
avons rapportées sous forme de tableau où l'on précise la
spécificité de la CSP du chef du ménage (cf. Annexe 7)
auquel nous avons joint une synthèse qui se trouve ci-dessous :
133
Tableau 13 Spécificité de la culture
d'appartenance des « classes moyennes supérieures » par
rapport au choix de la spécialité du master (N =
24)
CSP du chef de ménage
|
Culture de référence relative à la section
d'appartenance des classes moyennes supérieures en lien avec la CSP
du chef de ménage
|
Voie
professionnelle
|
Voie recherche
|
Cadres, Prof.Int.Sup
|
Total
|
4
|
5
|
Technocrates
|
4
|
1
|
Intellectuelles
|
0
|
4 78
|
Prof. Int.
|
Total
|
4
|
11
|
Technocrates
|
2
|
1
|
Intellectuel
|
2
|
10
|
Total
|
24
|
8
|
16
|
En ce qui concerne les technocrates, nos
matériaux indiquent qu'ils sont plus disposés à s'orienter
vers la voie professionnelle (6/8) que la voie recherche (2/16). Cette
orientation peut être rendue intelligible nous semble-t-il, par les
spécificités culturelles dans lesquelles ont baignées ces
agents durant leur socialisation familiale. Leur culture et leurs pratiques
technocratiques les disposent, face aux bifurcations qui se présentent
à eux, à s'orienter vers les filières les plus
sécurisantes et professionnalisantes, leur permettant après leur
certification, de promulguer et de faire reconnaître leur «
pragmatisme » et le caractère opératoire de leurs savoirs
sur le marché du travail. Tout cela, afin d'obtenir des statuts
hiérarchiquement élevés, assouvissant une aspiration pour
« la réussite sociale » se traduisant par l'obtention de gains
matériels élevés :
Arrivé en M2, il a fallu choisir entre la voie
professionnelle pour avoir du boulot et la voie recherche d'autre part... Ce
qui ne m'interdisait pas non plus de préparer un concours de
l'enseignement à côté. Et à côté, il y
avait la voie recherche pour après faire une thèse.
Néanmoins, j'étais convaincu à l'époque et je le
reste plutôt ma foi... La thèse au-delà des efforts qu'elle
demande pendant un certain nombre d'années avec une
précarité matérielle on ne va pas se mentir... Les
garanties de voir ce travail récompensé après l'obtention
d'un poste reste pour le moins faibles. Etant d'un naturel... D'un
tempérament je veux dire, naturel c'est essentialisant... Etant d'un
tempérament plutôt prudent, je ne me voyais pas m'orienter sur
cette voie-là. Et puis si tu veux dans le monde académique,
peut-être que j'en ai une vision réductrice... Une fois que tu as
une thèse, si tu veux donner du sens à cette
thèse-là, c'est labo ou enseignant-chercheur quoi. Dans
l'entreprise c'est rare d'avoir des docteurs, ça doit être rare et
y'a pas de trajectoires en lien. Si on se demande si ça apporte un
supplément à un dossier par rapport à un M2, je ne suis
pas sûr honnêtement... Ça peut même être mal vu
en fonction du recruteur qui peut vite penser que dès qu'on va faire de
l'opérationnel ça va être compliqué [...]. Moi par
exemple, l'étiquette de M2 pro a pu gommer ces craintes-là. Il
faut être honnête, en entretien j'ai joué là-dessus
[...]. J'ai mis en avant une logique professionnelle, mes capacités
opératoires [...] (Thomas, 34 ans, DIS, parcours
homogène, actuellement cadre supérieur dans une CAF, père
cadre dans une banque).
Là où je travaillais, il y a eu des
complications d'encadrement. Et comme j'étais (silence) ...
dans une dynamique d'évolution on va dire... On m'a proposé de
devenir responsable sur le lieu dans lequel j'exerçais... Je
n'étais pas nommé officiellement mais en réalité je
faisais fonction de cadre, sans le statut et le salaire, pas très
confortable mais bon... Donc j'ai fait ça 4 ans. Et au bout d'un certain
temps j'ai voulu aller voir si l'herbe n'était pas plus verte ailleurs.
Mais je n'avais pas le diplôme me permettant de prétendre à
des postes de chef de service. Il fallait avoir un master et être
formé à la conduite de projet, je n'avais jamais bossé
ça dans les formes. Tout ce qui était gestion, planning,
organisation du service ça allait, je me débrouillais mais il me
manquait certaines compétences. Donc j'ai repéré le master
de xxxxxx qui formait à la conduite de projet où l'on m'a dit que
j'avais un dossier intéressant et
78 Parmi ces enquêtés nous avons
fait le choix (arbitraire) d'intégrer un enquêté fils d'un
capitaine d'armée de terre.
134
donc on m'a prise (Judith, 33 ans, DIS, parcours
converti, actuellement cheffe de service d'une structure du travail social,
père directeur de maison de retraite).
Contrairement à une socialisation populaire, la culture
technocratique développerait « un goût » pour des
conditions matérielles d'existences élevées,
cumulées à un « appétit » prononcé pour
les rétributions symboliques octroyées par des statuts
hiérarchiquement élevés. Là encore, on peut
entrevoir une disposition durable que l'on pourrait qualifier de «
pragmatique » qui, dans le cas présent pour nos
enquêtés, s'activerait quand ils s'agiraient pour eux de
s'orienter entre une voie professionnelle ou recherche ; dispositions qui les
disposeraient à bifurquer vers une filière plus
professionnalisante, plus technique, plus opérante et donc plus «
vendeuse » sur le marché du travail afin d'assouvir des aspirations
qui se rapportent à leur mode de vie. La plupart des
diplômés technocrates n'avaient pas un parcours homogène,
ce qui peut expliquer pourquoi ils bifurquaient vers la voie professionnelle
après une autre expérience que la sociologie. Cependant, deux
diplômés répondants à ce profil avaient pourtant
fait le cursus de la licence jusqu'au master. Leur orientation vers la
sociologie qui n'est pas réputée pour être une voie royale
vers « l'ascension sociale » peut s'expliquer par des facteurs autres
que leur origine comme une attirance pour les métiers de l'enseignement.
Ce fut le cas de Thomas (34 ans, DIS, parcours homogène, cadre
supérieur dans une CAF, père cadre en banque) qui s'est
orienté initialement en sociologie avec le souhait de devenir
instituteur. Néanmoins, au cours de la licence il a suivi un parcours
dédié à la découverte des métiers de
l'enseignement et il sera fortement déçu par ce module où
il a pris « conscience » que ce n'était pas pour lui. Il
pensera pendant un temps à préparer le CAPES mais trouvant
rapidement un emploi de cadre fonctionnel dans une CAF, il
réaménagera ses aspirations complétement. Sans doute
peut-on considérer que les dispositions « pragmatiques » de
Thomas s'étant cristallisées au cours de sa socialisation
primaire l'ont rattrapées et se sont réactualisées
pleinement dans le cadre de son activité professionnelle en
entreprise.
En ce qui concerne la voie recherche, le croisement
entre l'ordonnancement de la CSP du chef de ménage des
diplômés avec la spécialité du master montre que
majoritairement, les intellectuels s'orientent plus vers la voie recherche
(14/16) que la voie professionnelle (2/8). A l'instar des technocrates, il nous
semble possible de rendre intelligible cette orientation par les
spécificités culturelles dans lesquelles ces agents sociaux ont
baigné. Parmi les 14 diplômés que nous avons
rencontrés, ils présentaient l'attribut commun d'avoir au moins
un des deux parents du ménage (fréquemment les deux) ayant le
statut de fonctionnaire d'une part, dans le domaine de l'enseignement d'autres
part. Si l'on se rattache au concept de « nécessité »
théorisé par Bourdieu (1979), tout porte à croire que la
stabilité financière induite par le « fonctionnariat
»
135
module le rapport que ces agents entretiennent face au «
lendemain » ; étant moins sensible à la dimension
économique, ces diplômés seraient disposés à
repousser sur un temps plus long leurs études. Ce qui peut rendre compte
(partiellement) de leur orientation plus franche pour les voies recherches et
expliquer pourquoi l'« incertitude professionnelle » les rebutent
moins. A côté de cela, il est important de rapporter que la
quasi-totalité de ces diplômés ont au moins un des deux
parents dotés d'une CSP relative à une activité
d'enseignement79 (13/14). Ces corps professionnels possèdent
la particularité d'attacher une importance conséquente à
la transmission efficace de leur capital culturel auprès de leurs
enfants afin qu'ils incorporent sous forme de connaissances les dispositions
nécessaires pour « coloniser » le champ scolaire (Bourdieu,
1979 ; Van Zanten, 2010). Cette spécificité n'est pas des
moindres puisqu'à travers elle, les intellectuels détachés
des enjeux pécuniers, cherchent avant tout des positions sociales
où ils pourront grossir leurs capitaux culturels, sociaux et symboliques
contrairement aux technocrates qui cherchent des emplois cumulant un fort
prestige et de fortes rémunérations. Le cas de Noah (32 ans,
ACCESS, parcours homogène, aujourd'hui docteur en sociologie,
père éducateur spécialisé fonctionnaire) que nous
avons joint dans l'encadré ci-dessous, exemplifie cela :
Noah est originaire d'une famille de classe moyenne. Ses
parents oeuvraient tous deux dans le travail social. Son père
était éducateur spécialisé et sa mère quant
à elle, monitrice éducatrice. Durant sa socialisation primaire,
ses parents semblent s'être investis conséquemment dans son
éducation. A titre d'exemple, ils l'ont inscrit dans des écoles
alternatives privées. A côté de cela, Noah nous confiait
que ses parents étaient de grands amateurs de livres et qu'ils
participèrent à l'initier à la lecture : « il y
avait des milliers de livres chez nous, c'était important pour nous...
». Noah découvrit la sociologie durant son BAC ES
passionné par les cours d'un professeur agrégé qui le
marquèrent. Encouragé par son frère aîné, qui
lui-même avait suivi un cursus de sociologie, il s'inscrit en
première année avec l'idée vague en tête de faire
par la suite maître des écoles. Néanmoins, la
première année fut une révélation pour lui, il
décida alors de réorienter son projet professionnel vers le
métier de maître de conférences. Il n'en démordra
plus. Il validera toutes ses années universitaires d'une traite jusqu'au
doctorat qu'il obtiendra avec brio. Questionné sur les raisons de son
succès, il nous confiera que ce sont les « conditions
matérielles et économiques qui y ont joué ». En
effet, tout au long de son cursus, Noah n'a jamais eu besoin de travailler pour
subvenir à ses besoins de subsistances. Conditions de vie estudiantines
qui expliquent selon lui là où il en est aujourd'hui :
« Alors pendant mes études je n'ai pas
travaillé, je n'ai jamais eu d'emploi. D'ailleurs je n'ai jamais voulu
travailler. Je n'ai eu aucun job d'été, rien. Si je me souviens
bien, j'avais travaillé dans une usine où... Il fallait entasser
des palettes. J'ai fait ça qu'une journée, je n'y suis pas
retourné, je m'ennuyais trop. Et puis en fait, j'avais des revenus
suffisants pour vivre. Au niveau du logement, je vivais dans une maison qui
appartenait à ma famille à xxxxxx (ville locale où se
trouvait la faculté) que mes parents avaient acheté mais dans
laquelle ils ne résidaient pas. Ce qui faisais qu'à
l'époque je n'avais aucun loyer. Comme mes parents sont
séparés, à l'époque j'avais une bourse sur
critères sociaux. J'avais aussi une bourse alimentaire de la part de mon
père. Ce qui faisait que j'arrivais presque à 800 euros par mois.
Et en M1, j'ai eu une bourse au mérite en plus de ça. Mes parents
ne me poussaient pas trop à avoir un emploi. Donc j'ai pu me consacrer
pleinement à mes études. Durant la licence par exemple, je n'ai
fait que ça. Et pour le doctorat j'ai obtenu un contrat d'allocation de
recherche donc là encore j'étais dans de très bonnes
dispositions pour mener ma thèse. Mais je l'aurais fait même sans
financement. »
79 Dans ce constat sont inclus les métiers du travail
social comme les éducateurs spécialisés ou encore les
moniteurs éducateurs.
136
Pour Van Zanten (2010) la socialisation familiale dans
laquelle baignent les enfants d'« intellectuels » façonne chez
eux un goût et des dispositions durables vis-à-vis de la
connaissance que l'on pourrait qualifier de « cognitives ». Cet
« amour du savoir » sur lequel ils « misent tout »,
cherchant sans cesse à accumuler le capital culturel sur lequel repose
leur réussite sociale, les disposerait à investir des
activités professionnelles comme celles de la recherche ou de
l'enseignement engagées dans des fins de pure connaissance (Kevles,
1979) et en adéquation avec leur mode de vie détaché des
intérêts pécuniers. Ainsi, ces agents seraient plus
portés à éviter les filières et les professions
appliquées ou pratiques de type classique, perçues à bien
des égards comme structurées par les logiques expansionnistes du
marché incompatibles avec leur quête de connaissance et de
rétributions symboliques (Bourdieu, 1975) ; dispositions se traduisant
dans le cas de nos diplômés en un choix d'orientation se portant
vers les voies recherches.
L'origine familiale des enquêtés semble donc
tenir un rôle important face à la bifurcation qui se
présente en fin de cursus. Par ailleurs, sensible dans ce travail
à la question des facteurs sociaux qui façonnent l'entrée
en thèse, activité de recherche reconnue par l'institution
académique qui prédestine au statut légitime de sociologue
(Piriou, 1999) nous avons fait le choix délibéré
d'étudier, à l'issue de la formation, quels sont les profils
sociologiques qui se projetèrent comme « sociologue », et qui
entamèrent un doctorat.
La poursuite en thèse façonnée par
l'imbrication d'une pluralité de facteurs
Au cours de notre enquête nous avons
échangé avec 16 personnes qui ont été inscrites
à l'école doctorale. Parmi ces 16 personnes, 3 avaient
terminé la thèse, 1 avait abandonné, les autres
étaient en train de travailler à leur recherche au moment de
l'entretien. A la vue de nos matériaux, certaines variables
sociologiques s'imbriquant entre elles semblent pouvoir rendre compte de
l'entrée dans un 3ème cycle de sociologie.
Le parcours
Concernant l'entrée en thèse, il nous semble que
l'itinéraire universitaire fait place à une grande tendance : ce
sont les sociologues avec un parcours homogène qui s'inscrivent le plus
en thèse. Même si, comme nous le verrons ultérieurement, la
socialisation familiale semble être
137
prépondérante sur la question de la poursuite en
doctorat, l'itinéraire universitaire semble être important lui
aussi. Ainsi, nous avons pu constater durant notre enquête que les
sociologues « transfuges » et « convertis » étaient
peu à continuer en thèse. Les deux exceptions pour les «
transfuges » s'expliquent du fait que l'intégration du master 2
correspond à un complément de formation, une année
transitoire leur permettant de préparer sereinement leur future
thèse. Alors que les « transfuges » qui intégraient la
voie professionnelle qui ne connaissaient rien ou presque de la culture
sociologique devaient « s'acculturer » en très peu de temps.
Dans ce contexte, difficile de se sentir apte à continuer en
thèse comme l'illustre les propos d'Antoinette :
Enquêtée : La thèse ?
C'est sûr que faire de la recherche c'est plaisant. Mais on ne me l'a pas
proposé et puis je n'ai pas cherché. Je ne sais pas si j'en
serais capable aussi. J'ai fait qu'un an de sociologie, c'est un peu du vol
d'ailleurs. Imagine, je fais un an de sociologie et je commence une
thèse. Ça serait de l'arnaque quand même.
(Antoinette, 25 ans, DIS, « Transfuge »).
Pour ce qui est des « convertis », les rares
poursuites en thèse peuvent s'expliquer par les propriétés
spécifiques de ces diplômés. En effet, nous avons pu
observer que deux « convertis », instituteurs de formation, ont pu
s'inscrire en thèse en bénéficiant d'un dispositif de
« détachement ». Il permet à des personnes
fonctionnaires souhaitant faire un doctorat d'être recrutées et
rémunérées par un laboratoire ou un département de
recherche. Ce fut le cas pour deux des enquêtés qui
bénéficièrent de ce dispositif qui leur permit de conduire
une thèse avec à la clef des perspectives d'évolution
professionnelle. Par exemple, pour Antoine (52 ans, ACCESS, Converti), son
travail portant sur la carte scolaire lui permis de faire la différence
à un concours pour devenir inspecteur de l'éducation nationale.
Monique quant à elle (50 ans, ACCESS, Convertie), projette à
l'avenir d'obtenir un poste dans un ESPE80 lui permettant de former
les futurs enseignants tout en ayant en parallèle une activité de
recherche. L'éducation nationale semble donc développer des
dispositifs intéressants et efficaces qui facilitent sur un temps
conséquent (5 ans) l'accès à une activité de
recherche intégrée dans une dynamique de laboratoire aboutissant
sur la validation d'un doctorat. Pour ce qui est des « convertis »
qui ne travaillent pas à l'éducation nationale on a pu observer
chez eux aussi une appétence à vouloir poursuivre en thèse
mais qui ne s'est jamais concrétisée pour la plupart. Enfin, nous
avons rencontré un thésard que nous avons
catégorisé de « duettiste » puisqu'il mène un
travail de recherche avec une thématique au croisé des
frontières disciplinaires de la sociologie et de la géographie.
En somme, quand on affine l'analyse sur les modalités de parcours
universitaire, on s'aperçoit que l'entrée en thèse semble
être le lot de diplômés qui peuvent justifier d'un
80 Ecole Supérieure du Professorat et de
l'Education.
138
bagage de sociologie solide et étoffé sur un
temps conséquent. Néanmoins, certains de nos matériaux
portent à croire que le parcours est loin de rendre compte à lui
seul de la poursuite d'études en thèse et qu'il s'imbrique avec
d'autres facteurs tels que l'origine sociale.
L'origine sociale
En s'intéressant à l'origine sociale des
diplômés qui poursuivent en thèse, on s'aperçoit
que, sur les 14 enquêtés qui acceptèrent de nous exposer
leurs origines sociales, la plupart d'entre eux ont au moins un des deux
parents qui occupe une CSP que l'on peut rattacher à la fraction des
« intellectuels » (11/14) décrite par Van Zanten (2010). Parmi
ces diplômés, beaucoup d'entre eux (8/11) ont au moins un parent
qui tient une activité d'enseignement stricto sensu. Toutes ces
informations ont été rapportées dans l'annexe 7 auquel
nous avons joint une synthèse qui se trouve ci-dessous :
Tableau 14 CSP des parents des enquêtés
inscrits dans un 3ème cycle de sociologie (N = 14)
|
CSP du père
|
CSP de la mère
|
Au moins un parent fonctionnaire
|
Socialisation (cf. Van Zanten, 2010)
|
Enquêté entré dans la
parentalité
|
Etat de la thèse
|
1 32 ans
?
|
Educateur spécialisé
|
Monitrice éducatrice
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Non
|
Soutenue
|
2 32 ans
?
|
Cardiologue
|
/
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Non
|
En cours
|
3 32 ans
?
|
Cantonnier
|
Titulaire agent territorial
|
Oui
|
Populaire
|
Non
|
En cours
|
4 50 ans
?
|
Professeur d'Histoire- Géographie
|
Professeur de gestion et de comptabilité
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Oui 3 enfants nés avant les études de sociologie et
la thèse
|
En cours
|
5 52 ans
?
|
Instituteur
|
Secrétaire
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Oui 2 enfants avant la thèse
|
En cours
|
6 29 ans
?
|
Professeur en économie sociale et familiale
|
Médecin
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Non
|
En cours
|
7 36 ans
?
|
Professeur / directeur de Mutuelle
|
Infirmière
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Non
|
En cours
|
8 27 ans
?
|
Ouvrier
|
Ouvrier
|
Non
|
Populaire
|
Non
|
En cours
|
9 41 ans
?
|
Instituteur/ dir. Mutuelle/ Maire
|
Professeure agrégée
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Oui 1 au cours de la thèse
|
Abandon
|
10 33 ans
?
|
Receveur des postes
|
Employée territoriale
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Non
|
En cours
|
11 27 ans
?
|
Professeur en BTS informatique
|
Orthophoniste
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Non
|
En cours
|
12 32 ans
?
|
Agriculteur exploitant/ Maire
|
Agricultrice exploitante
|
Non
|
Autre
|
Non
|
Soutenue
|
13 26 ans
?
|
Ingénieur
|
Institutrice
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Non
|
En cours
|
14 52 ans
?
|
Professeur de mathématiques
|
Educatrice spécialisée
|
Oui
|
Intellectuelle
|
Oui 3 enfants avant la thèse
|
Soutenue
|
139
A la vue de nos matériaux, si l'on s'intéresse
à la socialisation familiale des doctorants, on s'aperçoit que
l'enseignement est significativement très présent. On peut alors
faire un lien avec les travaux de Charles et Clément (1997) qui
avançaient que la familiarité avec la condition enseignante
explique l'engagement dans ces branches et que cela engendre un effet d'«
endoreproduction ». Tout porte à croire que l'on assiste à
un phénomène analogue en ce qui concerne la recherche qui semble
entretenir une relation étroite avec le champ scolaire et que les
prédispositions sociales qui conduisent un agent à la position de
chercheur sont corrélées à une socialisation
étroitement liée à l'enseignement. A l'instar de ce que
Charles et Clément (1997) relèvent en rapport avec les
trajectoires d'enseignants, mener une thèse en sociologie serait
à rattacher au fait que l'on ait baigné par sa socialisation
familiale dans « la culture légitime » inhérente au
champ scolaire, au secteur public ou parapublic et plus largement, dans les
milieux sociaux où l'école et le monde intellectuel sont
valorisés et reconnus.
Même si le paradigme de La Reproduction
(Bourdieu et Passeron, 1970) semble rendre compte de la redondance des
profils qui entrent en doctorat, il n'en demeure pas moins que l'on observe des
atypies. Ces singularités concernent trois diplômées qui
ont toutes trois en commun d'être des femmes et d'être originaires
d'un milieu modeste qui de prime abord, semble éloigné de la
culture scolastique. Ce constat nous a conduit à interroger les facteurs
qui expliqueraient pourquoi la trajectoire de ces diplômées ne
répond pas au modèle de reproduction que nous invoquons. Cela
nous a conduit à être particulièrement sensible aux
pratiques genrées.
Le genre
La sociologue Nicole-Drancourt (1992) a travaillé sur
les modes d'insertion des jeunes de milieux populaires. Elle montre que ces
agents déploient des pratiques d'ordres genrés. Plus
précisément, elle stipule que le rapport à
l'activité qu'entretiennent les agents sociaux est un construit social
qui est modulé à la fois par la classe et le genre.
Pour ce qui concerne le genre masculin, nous avons
remarqué qu'au sein de notre corpus de doctorants, aucun homme n'est
originaire d'un milieu modeste. Dans ses travaux, Nicole-Drancourt (1992)
montre que les jeunes de milieux populaires sont sujets à
élaborer des dispositions qui les conduits à s'insérer
rapidement sur le marché du travail : « Quand le modelage a
pris, les jeunes l'expriment dans leur discours par un fort désir
à se mettre à l'épreuve le moment venu, sentiment alors
conçu comme naturel et évident » (Nicole-Drancourt,
1992 : 56). Cela peut faire écho à ce que nous relations sur les
choix de bifurcations
140
des diplômés d'origines modestes plus
disposés à s'orienter vers la voie professionnelle afin de
s'insérer rapidement ; disposition qui peut se voir renforcée par
leur attribut d'homme à l'image des propos de Quentin (27 ans, DIS,
parcours homogène, carrossier, père ouvrier) :
Enquêteur : Pourquoi la voie pro ?
Enquêté : Parce que je voulais
bosser ! J'en avais marre. Je ne voulais pas faire un doctorat, j'avais envie
de travailler, de rentrer dans la vie active. J'avais 23 ou 24 ans à la
fin du master, il fallait que je bosse.
La fin des études annoncée, ses jeunes
développent un rapport positif à l'activité qui se traduit
par une quête active d'un emploi qu'il faut considérer selon
Nicole-Drancourt (1992) comme le vecteur principal de réalisation
personnelle. Cela peut expliquer partiellement pourquoi des hommes d'origine
populaire s'orientent moins vers la poursuite d'étude en thèse.
Pour Quentin, son fort rapport à l'activité l'a conduit à
chercher à se stabiliser professionnellement le plus rapidement
possible. Les emplois de chargés d'études qu'il occupa quelques
temps ne lui permirent pas cela. C'est pourquoi, afin de « faire ses
preuves » et d'accéder à une stabilité
professionnelle, il se reconvertira vers un métier de carrossier en
adéquation avec sa passion pour la mécanique
(développée à travers son mode familial de socialisation
« pratique »81) compatible avec la gamme d'emplois
proposée par le marché (cf. La partie «
réorientation professionnelle).
Concernant le genre féminin, Nicole-Drancourt
(1992) montre qu'il est possible que des femmes de milieux populaires,
développent à travers des expériences socialisantes une
opposition franche à la fonction féminine de
référence : qui est et reste la prise en charge du travail
domestique de « production anthroponomique ». De ces
expériences socialisatrices, les femmes développeraient une
disposition durable que l'auteure qualifie de « rapport à
l'activité positif ». Cela les dispose à s'engager corps et
âme dans leur profession qu'elle considère comme un domaine
privilégié par rapport à tous les autres notamment «
domestique ». Pour l'auteure, le rapport à l'activité
professionnelle des femmes est d'autant plus fort que le rejet de l'alternative
domestique est important. Les agentes qui développent ces dispositions
entretiennent un bon rapport à l'activité se traduisant par un
engagement très prononcé pour leur profession, percevant leur
emploi comme le vecteur principal de leur réalisation personnelle. A ce
sujet, le travail de Nicole-Drancourt (1992) fait résonance au profil
d'une des 3 enquêtées d'origine modeste pour qui son travail de
chargé d'études représente plus qu'une activité
professionnelle, c'est « sa passion ». Il s'agit de Claire (27 ans,
DIS, parcours homogène, doctorante, père et mère ouvrier)
qui nous confiait dès le début de l'entretien que,
81 Il a toujours été « manuel » et a
appris le bricolage auprès de son père ouvrier avec qui il a
« retapé » ses premières caisses.
141
si son choix s'est porté vers les études de
sociologie c'est parce qu'elle se sentait très concernée par la
cause féministe et qu'elle était très sensible à la
question de la domination masculine. En échangeant avec elle sur le fait
d'envisager d'être parent elle nous livrera ce petit extrait d'entretien
où ses propos dénotent bien, nous semble-t-il, la
réactualisation de la disposition décrite par Nicole-Drancourt
(1992) « de rapport positif à l'activité » :
Enquêteur : Tu as des enfants ?
Enquêtée : Des enfants (rire).
Non je n'en ai pas et je n'en veux pas. Enfin je n'en veux pas maintenant
peut-être que ça viendra un jour mais là actuellement je ne
le conçois pas. C'est peut-être aussi parce que j'ai une soeur qui
est mère. Elle est mère célibataire... Et je vois la
galère que c'est... Y'a des bons côtés c'est sûr mais
elle n'a pas de temps pour elle. Moi j'ai besoin de travailler je sais que ce
n'est pas pour tout le monde comme ça mais... Moi mon boulot c'est ma
passion, j'adore ce que je fais, la sociologie c'est ma vie. C'est pour
ça à la sortie du master pro lorsque xxxxxx est venu me chercher
pour me proposer le boulot j'étais heureuse je me suis dit «
chouette c'est l'occasion de continuer de faire de la sociologie ».
(Claire, 27 ans, DIS, parcours homogène, doctorante, père
et mère ouvrier).
On sent bien dans les propos de Claire, notamment lorsqu'elle
évoque le cas de sa soeur, son rejet pour le modèle de la
mère au foyer, que la seule chose qui compte à ses yeux est de se
réaliser à travers son emploi qui, comme elle nous le confie,
occupe tout son temps et son énergie. Cette abnégation dans son
travail n'est pas neutre, elle est à rattacher à son ambition de
percer dans le monde de la recherche ; professions extrêmement dures
à intégrer qui, pour Battagliola (2001) peut représenter
une forme de sacerdoce, un dévouement et un investissement complet ainsi
qu'une grande disponibilité. Les modèles masculins de
réussite professionnelle concurrentielle inhérents à ces
professions exigent « toujours plus » d'investissement, ce qui exclue
une majorité de femmes qui cherchent à harmoniser leur
carrière et leur vie de famille. De telle sorte que dans sa position de
femme, l'ascétisme dont fit preuve Claire tout au long de son cursus, en
réussissant brillamment toutes les épreuves scolaires qui se
présentaient à elle82, a concouru à son
entrée en thèse et à braver les déterminismes
relatifs à ses origines. Tout cela ne fut possible qu'à condition
qu'elle diffère son entrée dans la vie domestique, délai
qui, dans la perspective de trouver un emploi d'enseignante-chercheuse peut
s'étaler sur de nombreuses années. On peut faire une analogie
avec le travail de Bourdieu (1979) qui avance que la quête d'une
ascendance sociale est lourde de conséquences pour les agents d'origine
modeste : « Ce qui est exigé du transfuge, c'est un
renversement de la table des valeurs, une conversion de toute l'attitude L...J
c'est renoncer à la conception populaire des relations familiales et des
fonctions domestiques L...J (Bourdieu, 1979 : 389). Renoncement à
une vie domestique que toutes les enquêtées n'étaient pas
prêtes à faire comme l'atteste les
82 Maîtrise obtenue avec mention Bien et les Master 2
mention Très Bien.
142
propos d'Adeline (27, ACCESS, parcours homogène,
Assistante d'éducation, ambitionne de devenir CPE, père
commercial itinérant) :
Enquêtée : Moi au début
j'ai voulu faire de la recherche mais j'ai changé d'avis, c'est trop
contraignant. Quand je vois des profs qui répondent à des mails
à 4 heures du matin ou qui travaillent le 31 décembre au soir
faut être un peu maso... Enfin moi je ne peux pas être comme
ça. Je connais quelqu'un que j'ai rencontré en soirée elle
vient de finir sa thèse. Elle vient d'avoir 36 ou 37 ans. Au cours de la
soirée elle m'a dit « oh bah dans 4-5 ans je me verrais bien avoir
des enfants. Dans ma tête je me suis dit que ce n'est juste pas possible
pour moi. Attendre tout ce temps pour avoir une vie de famille... La recherche
en fait c'est avant tout ton boulot. Ça ne peut pas me convenir, moi
avant tout c'est le privé, les amis, la famille, mon copain, ma maison,
mon chat.... Maître de conf ce n'est pas compatible avec ça,
ça t'amène à mettre ça de côté. C'est
la recherche au premier plan, c'est ta vie. Adeline (27, ACCESS,
parcours homogène, Assistante d'éducation, ambitionne de devenir
CPE, père commercial itinérant).
Les propos d'Adeline donnent du poids à nos
interprétations puisqu'elle semble entretenir un rapport à
l'activité différent de celui Claire. La première semble
privilégier un mode de vie « hédoniste »
privilégiant dans son existence la recherche du plaisir et de la vie
domestique tandis que la seconde, semble avoir développé par ses
expériences socialisatrices, une disposition « ascétique
» indispensable pour assouvir son voeu de percer dans la recherche. Ainsi,
il est possible que le sacerdoce qu'embrassent les doctorants de sociologie les
éloignent, sur un temps différé du moins, de la
parentalité ; facteur alors susceptible de structurer la question de la
poursuite en thèse.
La parentalité
Si l'on se fie aux matériaux synthétisés
dans le tableau 14, on s'aperçoit que les doctorants entrés dans
la parentalité sont minoritaires (4/14). Trois d'entre eux ont la
caractéristique commune d'être entrés en
3ème cycle de sociologie alors que leurs enfants sont
adultes. Par ailleurs, tous trois sont des enseignants de métier : deux
instituteurs et un professeur agrégé. Les deux instituteurs ont
pu bénéficier d'un détachement de formation pour effectuer
leur thèse leur permettant d'être rémunérés
et d'assumer la subsistance de leur ménage. Pour ce qui concerne le
professeur, ses enfants ont un âge avancé et sont autonomes. De
telle sorte que la parentalité ne représente pas un écueil
pour ces agents désireux de s'engager sur un doctorat. Cependant, il
n'en va pas ainsi pour tous les thésards que nous avons
rencontrés. A ce sujet, Patrick (41 ans, ACCESS, Converti, Formateur
dans le travail social, père d'un enfant) nous relatait qu'il n'avait
pas pu continuer en thèse car avec son activité de formateur et
son rôle de père, il n'arrivait pas à travailler
suffisamment sur sa recherche. Il aurait fallu pour lui qu'il consacre moins de
temps à l'enfant en bas âge qu'il avait eu quelques années
auparavant. Tout porte à croire que l'entrée dans la
parentalité de Patrick explique partiellement son abandon. Ce
phénomène ne semble pas insolite, d'autres de ces manifestions
sont apparues au cours
143
d'échanges comme celui que nous avons eu avec Noah (32
ans, ACCESS, docteur en sociologie) dans lequel ce dernier nous relatait les
raisons de l'abandon d'une de ses amies : « J'avais une amie qui
était inscrite en doctorat et qui a abandonné. Entre temps elle
est devenue mère et ce n'était plus possible pour elle de
concilier les deux. Mais moi je pense qu'elle a abandonné aussi parce
qu'elle n'avait pas les conditions matérielles nécessaires. Elle
n'avait pas de financements contrairement à moi ». On peut
faire un parallèle avec les travaux de Galland (1996) qui montraient que
les agents sociaux sont susceptibles de ne pas prendre les mêmes
décisions concernant leur choix de formation et d'insertion en fonction
des responsabilités familiales qu'ils occupent. A ce propos nous avons
rencontré Etienne (35 ans, DIS, Parcours homogène, professeur de
français, 3 enfants) qui aurait beaucoup aimé faire une
thèse mais la vie en a décidé autrement :
Enquêteur : Ça vous a plu la
recherche ?
Enquêté : Oui !
Enormément. Au début je ne voulais pas faire la voie pro, je
voulais faire un doctorat. Mais il a fallu que je fasse d'autres choix.
Enquêteur : Comment ça ? Ça
n'allait pas avec votre directeur ?
Enquêté : Ah non non du tout,
j'ai eu un directeur de mémoire super. Il m'a fait grandir à la
fois en sociologie mais aussi au niveau personnel. Si je devais faire une
thèse je retournerais vers lui sans hésiter.
Enquêteur : D'accord. Vous ne vous
êtes pas engagé parce que c'est trop de temps, trop d'efforts ?
Enquêté : Oui exactement. Moi
j'ai bien vu en faisant mon mémoire en M1 le temps qu'il fallait y
consacrer. Et à la fin du M1 j'ai eu ma fille et ça m'a fait me
poser beaucoup de questions. Il a fallu que je trouve des solutions, que je
fasse des choix. Et donc oui la recherche j'ai mis une croix dessus avec mes
responsabilités. Il a fallu que je trouve un emploi, que je travaille
pour m'occuper de ma famille. C'est pour ça que je me suis
orienté en pro. Si je n'avais pas eu d'enfant ça n'aurait pas
été la même. Je me serais engagé dans la recherche
je pense.
(Etienne, 35 ans, DIS, Parcours homogène,
professeur de français, 3 enfants).
La question de la parentalité semble être lourde
de conséquence en ce qui concerne l'entrée en doctorat car comme
le dit notre enquêté, être responsable d'un ménage
composé de jeunes enfants induit de lourdes responsabilités qu'il
semble difficile de tenir à bien des égards lorsqu'en
parallèle on mène un doctorat. La faible part des doctorants
à être entrer dans la parentalité semble donc pouvoir
s'expliquer par l'instabilité de leur situation professionnelle sur les
marchés du travail et de la recherche.
A côté de cela, il est possible de faire un
parallèle avec ce que Bourdieu (1979) disait de ceux qu'il qualifiait de
« petits bourgeois ». Catégorie qui correspond, à la
vue des profils sociologiques « intellectuels » des
diplômés, aux agents originaires d'une position
intermédiaire de l'espace public ou parapublic, dotés d'un
habitus qui structurerait chez eux un penchant par lequel leur
trajectoire ascendante tendrait à se prolonger, développant une
« prétention » à accéder à la culture de
la classe dominante qui dans le cas présent, correspondrait à
l'élite des sociologues. Ce qui pour l'auteur, n'est pas sans incidence
sur la fécondité de ces catégories : « Etant
parvenus à s'arracher au prolétariat, leur passé, et
prétendant accéder à la bourgeoisie, leur avenir, ils
doivent, pour achever l'accumulation
144
nécessaire à cette ascension,
prélever quelque part les ressources indispensables pour suppléer
à l'absence de capital. Cette force additionnelle, penchant inscrit dans
la pente de la trajectoire passée qui est la condition de la
réalisation de l'avenir impliqué dans cette trajectoire, ne peut
s'exercer que négativement, comme pouvoir de limitation et de
restriction [...J qu'il s'agisse « d'économies », comme
dépenses refusées, ou de limitation des naissances, comme
restriction de la fécondité naturelle ». (Bourdieu, 1979 :
388).
L'importance du cursus dans la construction de la
vocation
En sociologie, la vocation représente un concept qui
remonte à Max Weber. Pour ce dernier, elle ne concernait pas uniquement
la dimension religieuse, il accordait une place importante à
l'idée qu'il puisse exister une « vocation professionnelle » :
l'individu réalise à travers une activité, la fonction
qu'il doit assumer au sein de la société (Chevandier, 2009). Pour
les sociologues compréhensifs qui prennent comme objet les professions,
l'analyse ne doit pas se restreindre aux déterminants sociaux des
vocations. On doit par la même mettre en perspective le milieu de
socialisation, les enjeux individuels ou collectifs et le cheminement qui fait
qu'un sujet se sent appelé (ou non) pour l'exercice d'une profession
donnée. Travail que nous avons cherché à faire mais qui
consiste plus en réalité à une ébauche, une
invitation à prolonger ultérieurement ce questionnement.
Dans son article, Chevandier (2009) précise que la
vocation c'est d'abord un discours que le groupe professionnel tient sur
lui-même qui permet de se distinguer afin de pouvoir construire ou
affermir une identité. Et ce qu'un groupe affirme croire, il le
croît bien (Chevandier, 2009). Par exemple, les policiers
perçoivent la fonction de leur métier comme une vocation à
défendre leurs concitoyens et à veiller à l'application du
droit. Comme nous allons le voir dans la partie suivante, la vocation de
sociologue est indissociable d'une vocation de scientifique et donc d'une
vocation à objectiver les faits sociaux : « la sociologie a
pour objet l'objectivation » ; « la sociologie c'est voir les choses
comme elles sont et pas comme elles devraient être » ; « La
sociologie c'est répondre à des questions qui restent sans
réponse. Des phénomènes qui ne font pas sens et on
reconstruit ce sens. C'est notre boulot » (propos recueillis
auprès de différents cadres de l'équipe
pédagogique).
Comme nous avons pu le voir dans la première partie
(cf. Chapitre 4.6) aucun de nos enquêtés rapporte avoir
entamé le cursus en se destinant à être sociologue. Il est
alors possible
145
que l'orientation vers cette activité apparaisse sur le
tard. Dès lors, on peut formuler l'hypothèse que la formation et
tout ce qui s'y déroule en interne sont autant de facteurs qui
participent à faire naître ou à confirmer une vocation de
sociologue.
Dans l'ouvrage Les Héritiers, Bourdieu et
Passeron (1964) ce sont intéressés à la question de la
construction d'une vocation intellectuelle. Les auteurs stipulent que les
étudiants de sciences humaines83 et de lettres n'ont pas
besoin d'être convertis à la culture savante puisqu'ils ont «
une aspiration plus ou moins avouée à entrer dans la classe
intellectuelle » (Bourdieu et Passeron, 1964 : 66)84.
Bourdieu et al. (1964) décrivent les études comme un espace
où les estudiantins travaillent leur vocation d'intellectuels car elles
assurent les techniques et les pratiques qui leur permettront de se sentir
comme tels. Néanmoins, les auteurs précisent que ce travail sur
soi est soumis aux jugements professoraux à travers lesquels les
étudiants cherchent les signes de leur « élection ». De
telle sorte que l'on pourrait presque parler de « vocation par les notes
» où le sentiment de se sentir « apte à devenir
sociologue » se construirait aussi à travers les verdicts
scolaires. Plusieurs échanges que nous avons eus avec les
enquêtés dénotent l'importance des verdicts sur leur
orientation vers la recherche (spécialité du master ou poursuite
en thèse) :
Enquêté : En arrivant en
sociologie je n'étais pas sûr d'avoir les capacités d'y
arriver. La licence j'ai complètement adhéré, et puis les
notes ça allait. Donc je me suis dit « allez, je tente le master
». Ensuite le master ça a été compliqué parce
qu'à xxxxx y'a les deux voies du master. Au cours du M1 je ne savais pas
du tout quoi faire... Mais heu... Ba je me suis dirigé vers la recherche
parce que... J'ai beaucoup aimé l'enquête et que mon
mémoire il avait été vachement valorisé par le
jury, j'avais eu une superbe note. C'est à partir de là où
la recherche j'ai foncé (Thibault, 26 ans, ACCESS,
chômage, doctorant, chef du ménage ingénieur).
Enquêtée : Moi j'ai fait la voie
professionnelle parce que j'avais eu 0 au mémoire [dans une autre
fac]. Ma directrice avait décrété que ce
n'était pas soutenable. J'ai validé l'année quand
même avec un zéro. [...]. Après je suis arrivée
à xxxxxxx et je n'ai pas demandé la voie recherche, je ne m'en
sentais pas capable. (Leslie, 26 ans, DIS, hôtesse de caisse,
chef du ménage artisan).
Enquêtée : Au début je
voulais faire la voie professionnelle. Mais à la fin du M1 j'ai fait ma
soutenance et tous les profs m'ont dit que c'était super, qu'il ne
fallait pas que je lâche. Que je ne gâche pas tout ça quoi.
[...] Et en M2 j'ai eu une note pourrie. Un été j'avais
passé tout mon temps sur mon mémoire et il a fallu que je change
presque tout. [...] J'avais eu 17 en M1 et 15 en M2. On te demande d'avoir 16
minimum pour continuer en thèse. (Adeline, 27 ans, DIS,
assistante d'éducation, chef du ménage monitrice
éducatrice).
C'est à travers les retours de leurs productions que
les enseignants restituent sous formes de notes que les
diplômés85 semblent entrevoir leur valeur scientifique.
Sous réserve d'atteindre un certain degré d'exigence, ils
reçoivent une forme de bénédiction de la part des
enseignants qui les convient à poursuivre vers la recherche. Dans le cas
inverse, nous avons remarqué que
83 Elles n'existaient pas en ces
termes à cette époque.
84 Pour ce qui est de la sociologie,
l'étude de Millet (2004) laisse entrevoir que c'est surtout le cas pour
les étudiants qui continuent au-delà de la licence et de la
maîtrise.
85 Qui ont tous développé un grand
intérêt pour la recherche (cf. Chapitre 3.4 « un
partenaire confirmatif d'une communauté de destin).
146
dans la plupart des cas, l'ambition de poursuivre en recherche
ne prenait pas forme ou s'estompait sans pour autant que cela soit
formalisé entre les différents partis. Cela peut
s'interpréter nous semble-t-il, par le fait que les
diplômés intériorisent les attendus universitaires mais
aussi parce que les notes les amènent à se comparer entre eux
:
Enquêté : J'avais fait mon
mémoire sur les liens entre la pratique assidue de l'islam et la
politisation [...]. J'avais fait mon terrain à la grande mosquée
de xxxxxx. J'avais adoré, c'était super intéressant. Par
contre j'avais pas eu une superbe note, j'avais eu 13... C'était un peu
moyen, j'avais des potes qui avaient bien plus... Donc ce n'était pas
top quoi. Je n'ai pas continué la recherche. Ce n'est pas grave je ne
voulais pas faire de doctorat [et pourtant l'année d'après il
se réinscrira dans un master recherche dans une université
voisine]. Et puis la voie pro c'était super intéressant.
(Romain, 27 ans, DIS, rédacteur en chef, chef de ménage
en invalidé de travail).
Toutes les épreuves scolaires qui se présentent
dans le cursus semblent être autant d'évènements dans
lesquels les diplômés cherchent à mesurer leur «
valeur ». Ainsi, l'approche anthropologique ne doit pas être
évacuée lorsque l'on étudie les professions où l'on
produit du symbolique plutôt que de la marchandise (Chevandier, 2009). Il
faut alors repérer les situations professionnelles qui peuvent
représenter en réalité des rites d'initiation. Comme Noah
(32 ans, ACCESS, chômage, docteur) qui nous précise que la
soutenance de thèse est « un rite de passage », il est
possible que celles des mémoires soient elles aussi extrêmement
chargées symboliquement et qu'en leur sein se jouent les
préliminaires d'une « élection » par laquelle la
vocation se construit à travers une succession d'épreuves
académiques.
La partie suivante sera consacrée à
l'étude du rapport que les diplômés entretiennent avec leur
discipline et nous verrons à cette occasion que la formation joue
à nouveau un rôle non-négligeable.
147
Chapitre 6 : Le rapport à la sociologie : un
construit social
S'intéresser au rapport que les diplômés
entretiennent à leur discipline peut recouvrir de nombreux aspects tels
que les usages des savoirs, les références théoriques plus
ou moins implicites, les définitions normatives de la sociologie, les
méthodologies déployées, etc. Comme l'a si bien
montré le travail de Houdeville (2007) la relation qu'ont les
sociologues avec leur discipline est en lien directe avec l'histoire de sa
professionnalisation. De ce fait, il est possible que le tournant praticien,
les positions sociales et/ou professionnelles ainsi que les expériences
socialisatrices soient autant d'éléments qui modulent le rapport
que les diplômés ont envers leur discipline.
Cette hypothèse ouvre des perspectives de recherches
tellement larges qu'il serait présomptueux pour nous de prétendre
que nous l'avons traitée de façon exhaustive. Nous avons
préféré centrer l'analyse sur deux principaux aspects qui
feront l'objet chacun d'une partie de ce chapitre. Le premier correspond aux
considérations que les diplômés ont de l'utilité de
leur discipline, c'est-à-dire interroger les «
intérêts de la connaissance » (Habermas, 1976) qu'ils
perçoivent dans le savoir sociologique. Le second aspect interroge les
modes d'identification à la sociologie, d'essayer d'éclaircir en
l'absence de l'existence d'un titre conforme, le cheminement qui conduit un
diplômé à se sentir légitime à se
prétendre sociologue. Ces deux questions étant affaires de
perception, notre démarche se veut être un travail
compréhensif où l'on axe notre analyse sur le sens que les
diplômés donneront à leurs pratiques et à leurs
représentations.
Pour notre interrogation qui concerne l'utilité que les
diplômés perçoivent du savoir sociologique, cela peut
revenir dans un certain sens à se poser la question « A quoi
sert la Sociologie ? » en soulevant la possibilité que les
déclinaisons des réponses rapportées puissent être
corrélées à la position sociale et/ou professionnelle de
l'agent et à son parcours.
1. « A quoi sert la Sociologie ? » un travail sur des
idéaux-types
Cette question a fait l'objet d'un ouvrage collectif
dirigé par Lahire (2002) qui prétend que cette interrogation est
naïve, formulée essentiellement par des débutants qui
n'auraient pas l'expérience d'une pratique scientifique intense ;
engagement dans des jeux dont le fondement conduit le chercheur à ne
plus interroger « la raison d'être » de sa discipline. Pourtant
l'ouvrage
148
regorge de conceptions différentes d'auteurs qui, loin
d'être des néophytes, sont interpelés par cette question.
Certains se refusent à dissocier leur activité de recherche d'un
engagement, d'enjeux pratiques ou utilitaires... Alors que des travaux
philosophiques reconnaissent une fonction d'utilité et de
légitimation de la science et de la technique (Habermas, 1976), à
bien des égards, les sciences humaines se présentent souvent
comme « pures », désintéressées
d'utilités « pratiques » (Kevles, 1979 ; Freidson,
Chamboredon, & Menger ; 1986, Lahire, 2002). Pourtant il existe des
sociologues qui se « dressent » contre cette considération et
les nombreuses contributions à l'ouvrage « A quoi sert la
sociologie » l'attestent.
Pour en revenir à la question qui nous guide, la
lecture de cet ouvrage nous a conduits à étudier les conceptions
existantes quant aux « intérêts de la connaissance » que
différents sociologues perçoivent derrière leur
activité. Ces considérations ne sont sans doute pas sans
incidence sur leurs pratiques puisqu'elles sont en relation directe avec la
manière de faire de la sociologie (sociologie expérimentale,
sociologie praticienne, sociologie sociale, etc.). A partir de la lecture de
cet ouvrage et des figures de sociologues qui le compose, nous avons
élaboré 3 idéaux-types de rapport à la sociologie :
« l'art pour l'art », « l'engagement critique » et «
l'interventionnisme ». Cette typologie nous servira d'outils pour penser
le rapport à la sociologie qu'entretiennent les diplômés et
estimer si des différences de relations peuvent s'expliquer par des
différences de positions ou de parcours.
L'art pour l'art
Lahire (2002) rattache l'art pour l'art à la figure du
sociologue expérimental qui selon lui, doit inventer sa position sociale
à partir de la figure du savant professionnel à plein temps. Un
scientifique voué à son travail de manière totale et
exclusive, indifférent aux exigences de la politique et aux injonctions
de la morale, ne reconnaissant aucune autre forme de juridiction que la norme
spécifique de son art. Ces sociologues privilégient la
construction de l'objet sur l'objet de l'étude, se refusant à se
laisser imposer ou à négocier avec quiconque (dominants comme
dominés) leurs thématiques de recherche. Pour Lahire (2002), ces
sociologues expérimentaux ne refusent pas systématiquement
d'entrer dans le débat politique ou social, mais ils attachent une
importance toute particulière à réaliser un travail le
plus scientifiquement contrôlé. Leur idéologie
professionnelle selon l'auteur relève de l'art pour l'art, de la science
pour la science, avant d'être celle de la science en vue de perspectives
et d'utilités extra-scientifiques (Lahire, 2002). Ainsi, à la
question « à quoi sert la sociologie ? », ces agents
149
répondent « à rien d'autre qu'à
produire des vérités scientifiques sur le monde social »
(Lahire, 2002). Ces sociologues expérimentaux revendiquent n'être
au service de personne excepté de la vérité durement
conquise et d'une quête sans fin de la connaissance pour la connaissance.
Tous les paradigmes peuvent prétendre à l'égale «
dignité » scientifique dans la mesure où sont
respectées les exigences communément admises par la discipline :
une persuasion argumentative devant prendre appui sur un haut degré de
sévérité empirique et sur une rigueur
méthodologique.
Lahire (2002) précise que cette conception
épistémologique s'oppose à d'autres postures telle que la
« sociologie sociale ». Les savants qui prônent l'art pour
l'art, sont méfiants à l'égard de ceux qui revendiquent
une forme d'engagement, qu'ils suspectent d'être englués dans les
luttes sociales, trop concernés par leurs objets pour être
crédibles à prétendre une autonomie suffisante
nécessaire à l'objectivation et à l'élaboration de
nouvelles manières de faire la science : « Celui qui vise
à faire progresser ou à « inventer » de nouveaux points
de vue de connaissance sait déceler chez le sociologue social
l'utilisation ininterrogée et sans innovation des produits gelés
de la recherche passée (qui a parfois été la plus
avancée de son époque) et perçoit bien les limites
sociales et politiques de sa pensée, les dettes qu'il a implicitement
contractées envers les groupes ou les catégories dominés
» (Lahire, 2002 : 54). L'auteur de l'homme pluriel
précise par la même que la sociologie expérimentale,
qui se refuse à hiérarchiser les objets d'études,
n'apprécie pas le « moralisme » avancé par les
sociologues « sociaux » dans le choix des thématiques. Ces
derniers ne sont pas les seuls à faire l'objet d'un discrédit,
puisqu'ils éprouvent une forme de « détestation » pour
une sociologie qualifiée « d'institutionnelle »,
dénuée de visées heuristiques revendiquant une
utilité et une prise sur le réel incompatible avec la quête
de connaissance dont se dotent les sociologues expérimentaux (Lahire,
2002).
En ce qui concerne leur ancrage social, parce que ces
sociologues sont eux aussi conduits à considérer qu'ils font
partie de l'objet qu'ils étudient, Lahire (2002) précise que
souvent, ces questions sont éludées ou remplacées par
« de grands discours abstraits et par des positions de principes
autour de la (bonne, mauvaise ou fausse) « neutralité axiologique
» L...J » (Lahire, 2002 : 62). Cette forme « d'art pour art
» n'est pas la seule posture qui semble se dégager de l'ouvrage
« A quoi sert la sociologie » dans lequel certains
sociologues semblaient attacher une importance particulière pour «
la demande sociale ».
150
L'engagement critique
Cette posture nous semble incarnée dans l'ouvrage
collectif (Lahire, 2002) par Robert Castel qui expose tout au long du chapitre
qui lui est alloué, son rapport à la sociologie. L'auteur des
Métamorphoses de la question sociale prétend que, si
utilité de la sociologie il y a, elle se fonde sur la conviction (et son
application) que le sociologue doit des comptes à l'ensemble de ses
concitoyens et pas seulement à l'institution académique et
à ses groupes de pairs. En ce sens, la démarche de l'auteur
consiste à répondre à la « demande sociale »
qu'il définit comme « la demande que la société,
c'est-à-dire les sujets sociaux différemment configurés
dans l'espace social, adressent à la sociologie, et c'est au travail des
sociologues de tenter d'y répondre » (Castel in Lahire,
2002 : 71). Pour l'auteur, il ne convient pas de les épouser
stricto sensu, mais de les déconstruire, les reconstruire... La
demande sociale peut se présenter sous des expressions diverses plus ou
moins spontanées, plus ou moins confuses, plus ou moins masquées,
elle peut « être tapie dans les souffrances de ceux qui
pâtissent » sans qu'ils aient adopté une
réflexivité suffisante pour contextualiser leurs maux : «
La demande sociale n'est pas non plus seulement la commande sociale
qu'adressent les mandataires officiels préposés aux questions de
société, il faut aussi savoir la lire à travers les
révoltes sans parole et le désarroi de ceux qui sont
condamnés à vivre comme un destin ce qui leur arrive, alors qu'il
y a bien à cela quelques raisons dont la sociologie a quelque chose
à dire » (Castel in Lahire, 2002 : 72). En ce sens,
« le boulot du sociologue » revient à élucider,
clarifier, rendre intelligible les configurations
problématiques86 inhérentes à notre
société pour éclairer les décideurs et alimenter
les débats publics.
A un certain moment de son exposé, l'auteur qualifie sa
démarche de « critique ». Approche qui, selon Granjon (2012)
ne s'inscrit pas seulement dans une culture du dévoilement mais aussi
dans des perspectives de lutte, de résistance et de changement social.
Cette approche entretient une solidarité de principe avec le
progrès social « entendu comme une lutte contre les dominations
visant l'émancipation L...J » (Granjon, 2012 : 76). On
retrouve tous ces aspects-là dans le chapitre de Castel qui
conçoit et revendique une position « partisane », que son
travail s'inscrit dans une « lutte idéologique ». Position
qui, si l'on se réfère au travail de Mannheim (1929)
correspondrait plus à un point de vue « utopique » : placement
« oblique » vis-à-vis de
86 Dans son chapitre, l'auteur cite par exemple le chômage
de masse, la précarisation des relations de travail, la
dégradation des conditions de vie dans certaines banlieues, la crise des
sociabilités quotidiennes, les dysfonctionnements de l'école, de
la famille...
151
« l'idéologie » dominante permettant
d'envisager de ce fait, l'objectivation des processus de domination. Pour ces
chercheurs, l'engagement n'est pas synonyme de biais heuristiques à
partir du moment où l'on place la réflexivité au coeur de
la démarche de recherche : être vigilant à se
détacher du point de vue des agents (risque de critique « ordinaire
»), vigilance pour la dimension symbolique de la domination, interroge sa
propre subjectivité, son rapport à l'objet, la manière
dont on se « fait ses idées ».
Pour Granjon (2012), cette posture critique se couple à
d'autres formes d'exigence comme celle de démystifier le principe de
neutralité axiologique et ce que Castel qualifie de «
puritanisme sociologique » : « j'ai une très
grande suspicion à l'égard d'une attitude frileuse que l'on
pourrait qualifier de puritanisme sociologique qui méprise les compromis
avec le siècle et exalte les vertus de la recherche
désintéressée à la manière dont certains
artistes, jadis prônaient l'art pour l'art [...] celui d'un
discours « neutre », de l'objectivisme qui prend pour acquis les
situations acquises et ce faisant les cautionnent » (Castel in
Lahire, 2002 : 69). Comme le relate Lahire (2002), cette démarche
sociologique ne semble pas s'accorder non plus avec une autre posture que l'on
peut qualifier d'« interventionnisme ».
L'interventionnisme
Nous avons déjà au préalable
traité cette question lorsque nous nous sommes attachés à
décrire les emplois praticiens (cf. Chapitre 5.2 « les emplois
typiques de praticiens) et par conséquent nous serons brefs sur ce
sujet. La figure qui se rattache le plus à ce rapport dans l'ouvrage
collectif est Claude Dubar qui défend la conception d'une sociologie
orientée vers l'action pratique. En s'appuyant sur de grandes figures
comme Friedmann, Morin ou Tréanton, le sociologue des groupes
professionnels plaide pour le développement et la reconnaissance
d'une recherche appliquée permettant une pratique d'intervention.
Claude Dubar (in Lahire, 2002) promulgue un
modèle « praticien » qui se rattache dans son activité
à un « domaine de spécialité », un « champ
des problèmes », « une configuration d'acteurs », un
terrain en somme... Dans lequel le praticien s'appuiera sur ses savoirs
ancrés dans la tradition disciplinaire afin de répondre aux
attentes de ses employeurs. Pour Dubar (2002), dans une pratique
d'intervention, le statut d'expert que l'on reconnait au praticien doit lui
permettre d'oeuvrer à partir d'une position d'extériorité.
Lorsque le praticien intervient,
152
l'activité de sa recherche/son diagnostic devient
indissociable d'une action où l'on participe à une dynamique de
changement par rapport à un problème déconstruit et/ou
reconstruit.
D'autres modèles existent, fondés sur une
sociologie dite « de l'intervention ». Cette démarche consiste
pour le sociologue à effectuer méthodiquement un travail
empirique auprès d'un groupe afin de susciter la prise en charge de ce
collectif par lui-même, lui permettant de développer son autonomie
et sa capacité à auto-gérer les conflits (Moreau, 2014).
Le sociologue interventionniste dans sa pratique, met un point d'honneur
à attribuer un rôle essentiel à la « parole sociale
», à favoriser l'autogestion du groupe pour chercher avec lui les
solutions à des problèmes tout en étant vigilant à
adopter et à conserver une position d'extériorité
(Lapeyronnie, 2004).
Dans le cadre d'une intervention, le bagage disciplinaire tend
à être instrumentalisé. La production de connaissances est
relayée au second plan car elle est avant tout rattachée à
l'action et à la résolution de problèmes. Le savoir
sociologique représente un outil appuyant l'activité du
praticien, dépendante et construite à partir d'exigences
concrètes et pragmatiques, extérieures à celle de la
formalisation scientifique. De telle sorte que ce « rapport à la
sociologie » peut être perçu comme une velléité
à ne pas dissocier la connaissance de l'action où l'on
privilégie l'intervention par le savoir et non pour le savoir.
Dubar (in Lahire, 2002) qui promulgue un
modèle praticien n'aspire pas à son hégémonie mais
il souhaite, dans un contexte d'explosion des flux de certifiés en
sociologie, une articulation entre 3 différentes composantes, un
modèle « oecuménique » du métier de sociologue :
chercheur, enseignant et praticien.
2. Différents rapports pour différents parcours
Au cours de notre enquête, nous avons cherché
à reconstruire le rapport que les participants développent
vis-à-vis des intérêts de la connaissance sociologique
à partir de la typologie que nous venons de présenter. Nous avons
échangé avec les diplômés sur cette question de
débutant « A quoi sert la sociologie ? » pour estimer
en surface, si dans les
153
échanges87 on retrouve nos rapports typiques
et juger si l'on peut rattacher les différences de réponses
à des différences de parcours.
Concernant notre typologie, nous avons retrouvé tous
les différents idéaux types à travers notre corpus mais
à des proportions différentes. A la question « A quoi
sert la Sociologie ? » la grande majorité des
diplômés se référait à ce que Lahire qualifie
d'idéologie de « l'art pour l'art » à l'image des
propos de Noah (32 ans, ACCESS, parcours homogène, docteur en
sociologie) : « Moi mon but quand je fais de la sociologie, c'est
uniquement de produire des connaissances qui tendent le plus vers
l'objectivité. Pour ça il faut avoir une position
d'extériorité » : prééminence d'autant
plus forte chez les doctorants.
Un argumentaire de type « art pour art » s'est
retrouvé dans la quasi-totalité du groupe des thésards qui
avançaient la plupart une rupture avec une dimension utilitariste et
politique que l'on pourrait rattacher à une activité de recherche
: « Quand je fais de la sociologie, y'a pas d'intérêts
politiques pour moi derrière. Je suis critique, dans le sens où
je me détache du sens commun mais je ne cherche pas à faire de
politique. Je me restreins à un travail scientifique fourni, etc... Y'a
une certaine sensibilité comme les inégalités mais quand
je fais mon travail, que je mène mes analyses, je ne perçois
pas... Je ne cherche pas d'intérêt politique derrière.
Ça peut aider dans les débats sans doute mais la place que je
dois occuper dans l'espace public s'arrête là pour moi »
(Clémentine, 28 ans, ACCESS, transfuge88, doctorante).
Néanmoins, nous avons rencontré un doctorant qui se distinguait
des conceptions rapportées par la plupart des thésards. Il s'agit
de François qui nous exposait sa manière d'entrevoir la
sociologie qui se rattache plus à l'idéal-type de «
l'engagement critique » :
Enquêteur : Qu'est-ce que vous entendez
par sociologie pragmatique ? Une sociologie qui n'est pas expérimentale
?
Enquêté : Oui voilà. Pour
moi la sociologie doit être pragmatique, pratique. Par exemple, mon
modèle c'est le sociologue Park, de l'école de Chicago où
la ville était un laboratoire pour cette école. Ce n'était
pas des recherches qui restaient au niveau de l'université ou comme
ça. C'est des recherches qui avaient des retombées politiques et
sociales. Et moi ma recherche, et c'est ça qui m'a orienté vers
la sociologie politique. C'est qu'elle n'est pas dissociable du politique
puisqu'elle se base sur un problème politique. [...] Par exemple, quand
je travaillais sur la question de l'immigration ou émigration de la
population haïtienne... On est un des rares pays au monde où il y a
un ministère des citoyens vivant à l'étrangers... Par
rapport aux discours politiques, les ministères encourageaient le retour
des haïtiens vivant à l'étranger pour le
développement d'Haïti. Moi ma démarche, ma posture,
c'était de montrer qu'ils ont faux. J'ai donc une démarche
critique en opposition à ça. Parce que moi je pense qu'une
politique dans le cadre de l'émigration ne doit pas retenir les gens.
Comme le disait Voltaire « il ne faut pas interdire aux gens que le hasard
a fait naître de partir », il ne faut pas interdire ça. Si
vous voulez les retenir, il faut leur donner de quoi vivre. Et alors, ils ne
partiront plus. Mais si l'on tient un discours en disant « si vous partez
vous n'aurez rien, et si vous restez vous aurez des avantages », c'est une
forme de leurre. Donc y'a des risques qu'ils n'émigrent pas. Alors que
souvent, ceux qui partent, ce ne sont pas les plus pauvres mais ceux qui se
sentent vulnérables. Vulnérable au
87 Il ne s'agissait pas seulement pour nous de poser simplement
la question mais de rebondir sur leurs réponses pour les questionner sur
ce qu'ils pensent du rôle de la Sociologie : doit-elle servir à
résoudre les problèmes, peut-elle servir une forme d'engagement,
etc...
88 Menant une activité de recherche depuis 3 ans
154
niveau économique, social, politique ou
sécuritaire. Donc pour répondre à votre question... Je
sais quand on fait des entretiens que l'on coupe au montage... Je ne veux pas
que vous me fassiez dire que je suis contre une sociologie
expérimentale. Je n'ai rien contre cette sociologie-là ni contre
aucune autre d'ailleurs. C'est juste que moi je m'attache plus à une
sociologie des problèmes sociaux.
Enquêteur : Je vois que vous lisez dans
mon questionnement ce qui est normal. J'essaye de comprendre d'où
ça vous vient cette façon de faire. C'est lié à
votre parcours, à votre cursus en sciences politiques ?
Enquêté : Oui c'est sans doute
lié à ça, à ma formation en sciences politiques
(4 années) oui mais aussi en même temps quand même
au fait que je suis étudiant du tiers-monde. En sociologie il faut
appeler un chat un chat. Et c'est vrai... Je me suis déjà
posé cette question. Si j'étais américain sans doute que
je ne ferais pas cette sociologie et sans doute pas de sociologie tout-court.
Pour aider mon pays j'aurais sans doute fait un autre domaine...
François (38 ans, ACCESS, duettiste, doctorant).
Dans la manière dont François présente sa
posture on sent bien l'engagement dans lequel s'inscrit sa démarche
envers la cause de ses concitoyens vulnérables concernés par
l'émigration. Il ne cherche pas à dissimuler l'ancrage politique
dans laquelle sa recherche s'inscrit au contraire, il semble la revendiquer,
d'inscrire son enquête dans une forme de contre croyance à partir
d'où, par opposition idéologique il objectivera le
problème qu'il soulève. Comme nous avons pu l'évoquer avec
lui, étant lui-même un émigré du « tiers-monde
» très concerné par les questions politiques de par son
parcours universitaire, les considérations « normatives »
(Voltaire) sur lesquelles se fonde sa recherche semblent directement faire
écho à sa propre trajectoire et expérience sociale qui le
disposerait à ne pas dissocier engagement et recherche, politique et
connaissance... Cette posture d'engagement à la vue de l'ensemble de
notre corpus de doctorants semble rare. La manière dont ces
diplômés considèrent l'utilité de la sociologie
semble se référer à des croyances de l'ordre de «
l'art pour l'art » (Lahire, 2002).
Pour ce qui concerne les praticiens, étant
donné que leur posture de travail les conduit à user de la
sociologie dans leurs pratiques professionnelles (cf. Chapitre 5.2 «
les emplois typiques de praticiens), nous nous attendions à ce
qu'ils évoquent dans l'échange un rapport de type «
intervention » - entrevue comme un savoir permettant la résolution
de problèmes humains par l'humain - néanmoins les réponses
furent très disparates. On retrouve effectivement chez les praticiens
cette conception à l'image des propos d'Amélie (25 ans, DIS,
Transfuge, anciennement chargée de mission) : « La sociologie
je pense que, par tous les moyens que l'on peut exploiter, elle doit permettre
de trouver des solutions pour résoudre des problèmes qui se
présentent à nous ». Nous avons rencontré
d'autres praticiens qui à travers leurs positions professionnelles
considéraient que leurs connaissances sociologiques recouvrent des
intérêts pratiques mais aussi politiques : « Moi je pense
que la sociologie elle a sa place dans la société, c'est un
appui. L...J c'est un appui pour moi quand je suis au contact de
différents publics, pour ouvrir les yeux et avoir une démarche
pédagogique auprès des élus » (Sabine, 27 ans,
DIS, parcours homogène, conseillère d'action technique). A
l'exception de Sabine, considérer que la sociologie peut intervenir sur
le social semble être essentiellement
155
rapporté par les diplômés dotés
d'un parcours de type transfuge (le master représentant la
première année de sociologie dans le supérieur). Le
rapport envers la discipline était quelque peu différent pour les
diplômés « convertis » et « homogènes »
devenus praticiens.
Malgré le fait que l'on ait constater que ces agents
réaménagent leurs savoirs disciplinaires dans leurs
activités, leurs considérations quant aux intérêts
de la connaissance se rapportaient à l'idéal-type de « l'art
pour l'art » : « La sociologie pour moi c'est un programme qui
est lié à la recherche. Là-dessus je suis très
wébérien, biberonné à la neutralité
axiologique. La sociologie pour moi c'est la production de connaissances
détachée de toute forme d'intérêt. Voilà,
intervenir pour moi ce n'est pas de la science. Les consultants sociologues que
je croise, qui interviennent, pour moi, ne font pas de la sociologie »
(Thomas, 34 ans, DIS, parcours homogène,
Manager).
« L'art pour l'art » est l'intérêt de
la connaissance le plus rapporté et ce, même par les praticiens
qui opérationnalisent et usent de la sociologie à des fins «
utilitaires ». Nous avons observé par ailleurs que ceux qui
développaient un rapport différent étaient dotés
pour la plupart d'un parcours non-homogène (duettiste ou transfuge) et
pour qui, le master représentait la première et unique
année en sociologie ; délai temporel de formation pour ces
diplômés significativement plus faible que les parcours «
converti » ou « homogène ». Cet « Espace-temps
» est susceptible de moduler à des degrés divers, le rapport
qu'entretiennent les diplômés avec leur discipline si l'on
considère la formation de sociologie comme une matrice disciplinaire
(Kuhn, 1983 ; Berthelot ; 1996 ; Millet, 2004).
3. La force socialisatrice de la matrice disciplinaire
Titre fort certes, mais cette partie représente en
réalité pour nous une ouverture. Néanmoins, nous avons
construit des matériaux qui encouragent à penser que la formation
de sociologie peut être perçue comme une matrice disciplinaire
susceptible de moduler le rapport que les diplômés entretiennent
avec leur discipline. Pour Gaussot (2014 : 13) « une matrice
disciplinaire est ce qui organise une communauté autour de certaines
manières de faire, à la fois cognitives et sociales, et qui se
donnent à voir dans le langage commun ». Dans cette même
conception, Millet (2004) montre que les filières d'études sont
de puissantes matrices de socialisation, elles façonnent les pratiques
en tant que cadre cognitif-disciplinaire spécifique qui
opèrent à travers diverses modalités pédagogiques
qui structurent un ensemble de savoirs
156
(scientifiques ou littéraires, appliqués ou
fondamentaux, stabilisés ou en construction, etc.). De ce fait, elles
sont susceptibles d'impacter la manière dont on entrevoit les
intérêts de la connaissance sociologique.
Cependant, il est difficile voire impossible de décrire
le savoir sociologique de manière homogène. En fonction des
traditions théoriques et des écoles de pensée, souvent
conflictuelles, la manière de faire de la sociologie et de la
considérer différera. Contrairement à d'autres
disciplines, la sociologie ne semble pas être un champ de pratiques et de
connaissances unifié. Pour Millet (2004), les orientations
théoriques et pratiques des chercheurs, divergent d'une
université à l'autre contribuant à faire varier les
logiques de connaissances et la considération de leur usage. De telle
sorte que, certains espaces de formations sociologiques, dans leurs pratiques
de recherche et pédagogiques attacheront une importance non
négligeable à la dimension appliquée du savoir. Tandis que
d'autres axeront leurs pratiques vers une dimension fondamentale qui se
refusera ou non, à des formes d'engagements. Afin d'estimer l'impact que
joue la formation sur le rapport qu'entretiennent les diplômés
à leur discipline nous avons tenté de reconstruire au mieux la
matrice disciplinaire où l'enquête s'est
déroulée.
La formation au métier de sociologue module un rapport
cognitif au
savoir
Pour mener ce travail de reconstruction, nous nous sommes
entretenus avec le responsable (provisoire) du département de
sociologie. De cet entretien, nous avons pu prendre la mesure que l'objectif
pédagogique affirmé par le département est de pratiquer un
enseignement de la recherche par la recherche et d'initier les étudiants
au métier de sociologue comme il a été pensé par
Bourdieu, Chamboredon et Passeron (1968) : « Le type de sociologie
enseigné est lié au recrutement des enseignants. Chez la
majorité on retrouve une importance pour le terrain, pour les
enquêtes de terrain. L...J Même si elle n'est pas unique, y'a un
pont assez fort pour la sociologie de Bourdieu » (Responsable du
département provisoire). Ce modèle de métier est
lié à des exigences telles que : construire un objet de
recherche, formuler des hypothèses, élaborer des protocoles
d'enquêtes, construire une grille d'entretien ou un questionnaire,
définir un terrain d'enquête, retranscrire un entretien,
rédiger des travaux de recherches... C'est à travers ce
modèle de référence, tout au long du cursus que le rapport
au savoir sociologique des étudiants est façonné (ou
consolidé) et s'éloigne d'une tendance à appliquer le
savoir dans une perspective de résolution de problèmes. Ainsi, la
matrice
157
disciplinaire où s'est effectuée l'enquête
socialise les agents qui la traverse à développer un rapport
« cognitif » au savoir : détaché
d'intérêts extrascientifiques. Ce qui explique partiellement
pourquoi la majorité des enquêtés, avec un parcours «
homogène » passés par la voie professionnelle (et même
recherche) nous rapportent que la sociologie sert avant tout à produire
de la connaissance pour la connaissance.
Comme nous l'avons précisé, cela n'était
pas le cas des diplômés « transfuges » qui ont
intégré la formation de la sociologie uniquement à partir
du master professionnel. Ces enquêtés qui, pour la plupart
provenaient de psychologie semblaient avoir développé un tout
autre rapport au savoir. En effet, la psychologie peut être perçue
comme une matrice disciplinaire qui s'organise autour du modèle de
métier de praticien clinicien. Contrairement à la sociologie, la
production du savoir psychologique s'effectue dans une dimension non pas
fondamentale mais appliquée. De telle sorte que les
diplômés transfuge que nous avons rencontré étaient
plus disposés à développer un rapport « pragmatique
» au savoir et d'être plus agencés à considérer
que la sociologie fournit des outils pour résoudre des problèmes.
Une situation d'entretien que nous avons menée simultanément
auprès de deux diplômés rend bien compte à nos yeux
de ce phénomène.
L'entretien en question s'est déroulé au contact
simultané d'Amélie (25 ans, DIS, transfuge, chargé
d'étude) et de Claire (27 ans, DIS, parcours homogène,
chargé d'étude) dans une salle de pause sur leurs lieux de
travail. Le moment de l'échange où nous avons discuté des
intérêts que l'on peut retirer d'une connaissance sociologique a
été particulièrement évocateur des
différences de rapports au savoir relatifs à des
disparités de parcours. Voici un extrait qui retranscrit bien nos dires
:
Enquêteur : La sociologie pour vous,
elle doit permettre d'intervenir sur le social, de résoudre des
problèmes et de préconiser ?
Amélie : Ah ba clairement pour moi
oui, tu dois avoir une action sur le terrain. Moi quand je travaillais sur les
familles monoparentales, j'avais participé à mettre des choses en
place pour les aider dans leurs difficultés. Oui clairement quand
j'étais chargé de mission, je ne me voyais pas rien faire, moi je
voulais améliorer les choses. Moi c'est pour ça que chargé
d'études c'est provisoire, je préfèrerais trouver un
emploi de chargé de mission car là tu peux mettre des choses en
place.
Claire : Je ne sais pas trop quoi en penser
moi. En sociologie nous on nous a toujours dit de faire attention aux attentes
des commanditaires. De ne pas se laisser porter par leurs volontés.
[...] Moi j'ai fait ma formation en sociologie à xxxxxxx et j'ai bien vu
leur posture, faire de la recherche pour la recherche sans se préoccuper
de ce qu'il y a autour. L'intention de ne pas s'imposer sur le social. Le
social il fonctionne comme il fonctionne, on n'est pas là pour dire
comment il doit fonctionner. C'est une position que j'ai apprise en sociologie
et que je défends pour une part.
Amélie (qui reprend) : Moi qui venais
de psycho, ça m'a choqué. Pour moi la psycho c'est pour aider les
gens. C'est pour mieux sortir les gens des cases, pour les comprendre et les
aider. En sociologie c'est l'inverse. On créer des cases pour mieux les
comprendre, c'est intéressant pour les comprendre mais on ne recherche
pas à...
Claire (l'a coupe) : Mais c'est aussi une
différence que l'on a avec la psycho c'est que... La psycho intervient
sur le social. Et ce n'est pas toujours positif. Par exemple Goffman, il ne dit
pas comment ça devrait être, c'est comme ça... C'est toute
la force de la sociologie. En psychologie on est tout le temps en train de dire
ça devrait être comme ci comme ça.
158
Amélie : Oui mais c'est pour aider le
patient, ce n'est pas toujours positif, on tente on échoue et ainsi de
suite. Pour en revenir à ta question, moi je pense que notre boulot
ça doit servir par tous les moyens que l'on peut exploiter à
trouver des solutions face aux problèmes qui se présentent
à nous.
Claire : Ça peut créer des
problèmes aussi c'est ça le truc. J'avais fait une étude
bénévole avant de venir ici en lien avec le mariage forcé
à Angoulême. Et j'avais fait des préconisations. Et je les
regrette encore. Voilà j'avais donné des conseils... bref et je
me suis dit après coup mais qu'est ce qui m'autorise à encourager
des dispositifs qui empêchent des personnes d'avoir des enfants avant 18
ans. Ba c'est ma vision normative. Et féministe parce que quelque part
ça me dérange que l'on se marie avant 18 ans. Moi je voudrais que
l'on fasse des études avant. Donc je pense moi que c'est pas mal que la
socio fasse abstraction parfois.
A travers cet extrait, on discerne bien deux rapports
distincts au savoir que l'on peut rattacher aux deux parcours universitaires de
ces deux enquêtées : un rapport cognitif pour Claire
(homogène) qui est timorée à l'idée de
préconiser et un rapport beaucoup plus « pragmatique » pour
Amélie (transfuge) qui conçoit volontiers que la sociologie
permette de résoudre des problèmes.
Comme le stipule Millet (2004), la matrice disciplinaire
semble être un agent de socialisation puissant qui dans l'espace
où s'est déroulée l'étude semble façonner
(sur un temps conséquent) un rapport au savoir cognitif congruent avec
une croyance de type « art pour art » qui, comme nous l'avons
évoqué, dénie toute forme d'engagement.
La formation au métier de sociologue, un étiolement
des postures d'engagement
La lecture de l'ouvrage collectif de Lahire (2002) nous a
questionné sur cette déclinaison de la sociologie qui part de la
demande sociale et qui ne se refuse pas à une forme d'engagement et
à un positionnement situé. A titre indicatif, seule une de nos
camarades de promotion semblait dans sa démarche affirmer un
positionnement « utopique », contestataire vis-à-vis d'un
ordre établi qu'elle s'efforçait de décrire et de
critiquer. La dimension politique était inhérente à son
travail d'enquête qui la concernait directement puisqu'il correspondait
à un de ses anciens emplois dont elle s'efforçait d'objectiver
les formes d'aliénations. Ces démarches de recherches,
indissociables d'une forme d'engagement apparaissent à la vue de notre
corpus et de ce que nous avons pu constater dans notre cursus, rares. Et
là encore, la collègue à qui nous faisons allusion
présentait un parcours non-homogène, bifurquant en sociologie
après avoir été formée dans une autre discipline
à la suite d'une expérience professionnelle conséquente.
De telle sorte qu'à la lecture des travaux portant sur les «
matrices disciplinaires » nous avons interrogé
l'éventualité que la formation de sociologie dispose les
diplômés à refouler leurs dispositions à
l'engagement ou tout du moins, les conduise à ne pas les
développer à travers leurs pratiques scientifiques.
159
Là encore, pour éprouver cette hypothèse
il convient de reconstruire la matrice de formation afin d'estimer les
considérations que le corps enseignant entretient envers une forme de
sociologie engagée. Nous avons cherché à effectuer ce
travail notamment en nous entretenant avec le responsable du département
(provisoire). De cet entretien, il fut impossible pour nous d'avoir une vision
globale de cette question car comme le précise cet enseignant, la
conception du métier (terrain, recherche, empirisme...) semble
être l'unique aspect sur lequel repose le consortium des chercheurs de
cette université de province : « Ma fonction de directeur n'a
pas de prise sur les contenus de cours. Et soyons honnêtes, on a
très peu de réunions de concertation. Il faudrait faire le bilan
sur les textes que l'on donne mais elles sont très rares. Ces
questions-là ne sont pas évoquées parce qu'il y a une
autonomie de chacun ».
Sur cette question, nous avons recueilli uniquement son point
de vue personnel : « Il y a parfois un glissement entre sociologie
critique et ce que j'appelle un « gauchisme sociologique ». C'est une
tendance qui utilise la sociologie comme alibi pour des points de vue
politiques et des positionnements politiques. Moi ça me pose un
problème sur la discipline même et sa crédibilité.
L...] Il peut y avoir parfois des travaux de sociologie critique, qui me
tombent un peu des mains où je me dis « mais la réponse est
là avant la recherche ». Enfin le terrain ne sert qu'à
illustrer une thèse que l'on veut démontrer. Donc je pense que
ça peut parfois, par rapport à la discipline, ça peut
poser des problèmes sur son image. Des problèmes si effectivement
on veut garder ce statut de discipline qui raisonne, qui critique du point de
vue de Bachelard ... Qui amène des éléments de preuve etc.
».
On sent bien dans les propos de cet enseignant une
méfiance pour la posture de chercheur engagé, nuisible pour
l'image de la discipline et par ailleurs, un scepticisme quant à la
possibilité de produire un savoir objectivant dans une telle position.
Même si le rapport qu'entretien cet enseignant avec sa discipline
n'appartient qu'à lui, il est possible que ces conceptions ne soient pas
rares comme le relate Gaussot (2014) qui argue que « les sciences
sociales françaises affirment se construire contre les
prénotions, contre le sens commun et la connaissance ordinaire, contre
l'engagement et l'implication du chercheur, contre l'idéologique et le
politique ; elles se définissent contre le militantisme, voir contre la
figure de l'intellectuel engagé et ce, au double titre de la tradition
durkheimienne et bachelardienne, de la « rupture
épistémologique », de la science positive prétendant
à l'objectivité et, de la tradition wébérienne de
la « neutralité axiologique/idéologique »
(Gaussot, 2014 : 41).
160
Comme nous l'avons précisé, nous n'avons pas pu
mesurer l'ensemble des considérations des enseignants qui composent la
matrice disciplinaire, de telle manière que notre travail restera
hypothétique. Supposition qui néanmoins, peut être
étayée par les propos tenus par certains diplômés
avec qui nous avons échangé. Nous avons pu nous rendre compte de
considérations redondantes et majoritaires qui concernent la posture
à adopter dans une démarche sociologique : « Le
sociologue il doit être autonome, il doit se détacher, il doit
être neutre » (Sabine, 27 ans, DIS, parcours homogène) ;
« Le sociologue il produit de la connaissance tout en se
détachant du politique » (Clémentine, 28 ans, ACCESS,
Transfuge 3 ans de sociologie) ; « Quand tu fais une recherche, faut
pas s'impliquer. T'es pas là pour résoudre des problèmes
où pour dire quoi faire. Un problème n'existe que dans la
tête de ceux qui ont des problèmes. Le sociologue il doit
être détaché. Il doit juste comprendre et décrire
comment les choses sont » (Steve, 27 ans, ACCESS, parcours
homogène). Un échange que nous avons eu avec Romain, en nous
expliquant les différences scripturales qu'il avait connues entre les
styles journalistique et sociologique, nous informe involontairement de
l'impact des attendus des enseignants sur la manière dont les
diplômés doivent considérer la pratique sociologique :
« En commençant par faire des articles, je me suis
aperçu que j'avais une écriture un peu neutre, une
écriture académique, un peu chiante. Il a fallu que je change
ça. Parce que, quand tu écris en socio, tu ne peux pas te
permettre de ne pas être neutre. Dans mon mémoire de M1 je
m'étais permis une fois... J'avais parlé de politique. J'avais
parlé de Hollande et je m'étais permis de mettre en
parenthèse que c'était un faux socialiste, un truc comme
ça... Et le jury, enfin mon directeur me l'avait reproché alors
que xxxxxxxx elle avait rigolé. Elle est très militante aussi...
Donc tu vois en sociologie on est très cadré dans notre
écriture. Il faut avoir une écriture neutre où finalement
tu ne peux pas te permettre de dire tes opinions, ça t'est vite
reproché. Y'en a qui se le permettent mais ils sont déjà
tout en haut [...] » (27 ans, DIS, parcours homogène,
rédacteur en chef dans une revue d'e-sport).
Les propos de Romain invitent à penser que la
manière de produire de la connaissance est directement en relation avec
les attendus disciplinaires qui comme le suggère ses propos, enjoignent
l'étudiant à faire abstraction de ses convictions politiques. Un
autre échange que nous avons eu avec Clémentine rend à
nouveau compte de cela. Avant de faire des études de sociologie, notre
enquêtée militait dans le monde associatif. En intégrant la
discipline, elle a pris conscience, au contact des attendus
pédagogiques, que le militantisme et la sociologie était deux
choses qu'il fallait dissocier :
Enquêtée : Moi quand j'étais
militante au xxxxxx je lisais beaucoup Foucault.
Enquêteur : Il a survécu Foucault
?
Enquêtée : Il n'a pas trop
survécu non. C'est un truc qui m'avait été
reproché. J'avais eu une bonne note au mémoire mais... Ils
m'avaient dit de faire attention à cette perspective. Que l'on
ressentait trop la perspective militante. [...] Foucault je l'ai connu dans un
contexte militant. Donc l'utilisation que j'en avais ce n'était pas
neutre. Donc y'avait un côté militant quand je l'utilisais. En
plus je ne l'utilisais pas bien. Alors quand tu ne l'utilises pas bien et que
tu commences la socio... Je devais le plaquer sur du social de manière
trop hâtive. [...] Donc je l'ai un peu mis de côté depuis la
socio.
Enquêté : On te reprochait
d'être trop militante ?
161
Enquêtée : Ils l'ont
indiqué oui, ça et d'autres choses aussi. Ça allait trop
vite parfois, faire des liens entre la prison et le scolaire un peu
rapidement... De ne pas argumenter assez. (Clémentine, 28 ans,
ACCESS, Transfuge 3 ans de sociologie).
A travers les propos de Clémentine, on perçoit
dans les standards pédagogiques, une injonction relativement implicite
l'incitant à réviser ou à réprimer dans ses
recherches ses dispositions militantes afin que, par la pratique de la
sociologie, elles se muent en dispositions scientifiques. Cette conversion de
socialisation s'opère donc à travers le renoncement de ses formes
d'engagement manifestes susceptibles d'être autant de biais dans sa
quête d'objectivation.
La matrice disciplinaire est donc susceptible de jouer un
rôle socialisateur important. Elle semble disposer les
diplômés à adopter un rapport « cognitif » au
savoir tout en les incitant à écarter de leur activité
sociologique, tout discours qui pourrait être produit en dehors du champ
scientifique (politique, militant, etc.) et de ce fait, à renoncer
à toute forme d'engagement idéologique explicite. Ce qui peut
expliquer partiellement pourquoi ceux qui produisent une recherche partant
d'une demande sociale ou d'un engagement sont rares. Alors que de nombreux
travaux (Naudier et Simonet, 2011) réaffirment le potentiel heuristique
de l'engagement et revisitent le concept de neutralité axiologique dans
lequel les diplômés que nous avons rencontrés semblent
avoir été « biberonnés89 ».
4. Une relecture du concept de neutralité axiologique
Depuis la publication de deux conférences de Raymond
Aron dans une réédition du Savant et le Politique de
Weber (1919), la question de l'engagement du sociologue a été
posée essentiellement par le prisme de ses adhésions
idéologiques, de ses partis pris politiques, de son militantisme, et
jugée à travers le concept de « neutralité
axiologique » : norme selon laquelle tout savant ne devrait pas porter de
jugement de valeur dans son travail (Naudier & Simonet, 2011).
Cependant, l'épistémologie féministe,
à l'image des travaux de Devreux (in Naudier et Simonet, 2011)
réinterroge ce concept en stipulant que la neutralité n'est pas
simplement difficile mais bien impossible à tenir car elle n'est pas en
apesanteur, en dehors de représentations produites par des rapports
sociaux déterminés. Par exemple, des travaux féministes
(Guillaumin, 1981), ont remis en question le point de vue
présenté comme neutre
89 Pour reprendre les termes d'un de nos
enquêtés.
162
d'une science particulièrement androcentrée.
Dans ce sens, Guillaumin (1981) stipule que prétendre à une
analyse neutre et objective est un effet de domination. A ce sujet, Kalinowski
(2005) montre que l'usage du concept de « neutralité axiologique
» peut être utilisé pour discréditer des formes
d'engagement jugées trop extrémistes. L'auteure donne l'exemple
d'Aron qui dépréciait à travers ce principe, le potentiel
heuristique des travaux marxistes prétextant que leur fondement reposait
sur des enjeux politiques comme la lutte des classes. On voit bien à
travers cet exemple en quoi le concept de « neutralité axiologique
» peut être utilisé comme une arme scientifique, un
argumentaire par lequel on légitimise une connaissance plus
épurée, plus objective... En somme une recherche de meilleure
qualité sous prétexte que le sociologue en serait
dépourvu. Alors qu'aujourd'hui, des travaux comme l'ouvrage collectif
dirigé par Naudier et Simonet (2011) montrent que nombreux sont les
sociologues qui font leur travail alors même qu'ils sont engagés
et font partie du monde social qu'ils analysent. Cet ouvrage est
constitué de nombreux récits de chercheurs de sexe, d'âge
et d'écoles différentes qui apportent une réflexion
concrète sur la manière de faire leur métier, en
articulant pratiques de recherche et engagements politiques, institutionnels,
professionnels, etc. Pour justifier le caractère objectivant de leur
analyse ces sociologues n'invoquent pas le concept de « neutralité
» mais revendiquent leur « ancrage » dans la
société. Le potentiel heuristique de leur analyse repose non pas
sur un principe de distance mais sur la mise en lumière de leurs
engagements, la manière dont ils influencent, participent, orientent,
délimitent et instruisent leurs pratiques.
Les travaux féministes et « engagés »
nous invitent donc toujours à contextualiser la production du savoir et
à considérer de ce fait, qu'il est toujours politique. Conviction
partagée par d'illustres sociologues tel que Bourdieu (1979) qui
écrivait dans La Distinction : « la théorie de
la connaissance et la théorie politique sont inséparables
». Autrement dit, il n'y a pas de théorie de la connaissance
qui ne soit pas en même temps une théorie politique et toute
théorie politique implique une théorie de la connaissance.
Dans une perspective de sociologie de la connaissance, cette
dernière est toujours produite à partir d'un point de vue, d'une
position et suppose de ce fait, la mobilisation d'a priori desquels
dépendent pour partie, du contexte social et des
propriétés du chercheur, de son habitus, de ses valeurs mais
aussi et surtout, de ses intérêts. A ce propos, Mannheim (1929)
précise que le moteur de la connaissance est le conflit et la lutte pour
l'hégémonie. A travers cette considération et au regard de
l'utilisation passée de la « neutralité axiologique »,
« il faudrait interroger les effets pervers potentiels de cette
rupture ou de ce discours, L...J
163
s'interroger sur le sens de la rupture : principe
orientant la recherche ou idéologie professionnelle du champ ? »
(Gaussot, 2014 : 41).
La notion d'idéologie induit que la pensée des
groupes dominants dépend tellement de leurs intérêts
socio-historiquement situés qu'ils en finissent par perdre la
capacité de percevoir certains faits préjudiciables à leur
domination (Gaussot, 2014). L'idéologie de « l'art pour l'art
» ne masquerait elle pas des enjeux de pouvoir ? Une
velléité pour ces professionnels de la connaissance à
sauvegarder leur position de monopole (Mannheim, 2001) et d'opérer
à travers cette croyance une césure nette entre leurs pratiques
légitimes du métier et d'autres formes de déclinaisons ?
Ne sont-ils pas happés par des besoins distinctifs (Bourdieu, 1979) qui
les conduiraient à renoncer à composer avec les enjeux
sociétaux de leur temps ? Pourtant, viser le changement, agir sur la
réalité du monde, maîtriser la nature, mais aussi l'homme
par l'homme, y compris l'intérêt émancipatoire de la
domination ne sont-ils pas le propre de la recherche scientifique ? (Habermas,
1976 ; Guillaumin 1981 ; Berthelot, 1996 ; Devreux, 2004 ; Gaussot, 2014).
Si nos matériaux nous conduisent à mettre ces
questions sur la table, ils ne nous permettent pas cependant d'avoir la
prétention d'y répondre pleinement et sont une invitation
à se pencher plus à même sur la question. En
parallèle, au cours de notre démarche nous avons eu l'intuition
que la perception qu'ont les diplômés des usages légitimes
de leur discipline semble être corrélée à la
représentation qu'ils ont de la figure de l'enseignant-chercheur. Ce
modèle professionnel dominant est susceptible d'avoir une importance
conséquente sur les modes d'identification professionnelle
développés par les diplômés.
5. Domination du modèle académique
Au cours de notre enquête, nous nous sommes entretenus
avec les diplômés pour recueillir leurs représentations de
la figure du sociologue et estimer s'ils se sentaient légitimes à
s'identifier comme tel. Au premier abord, la relation d'enquête ne se
prête pas idéalement à cet exercice car il y a fort
à parier que la dimension symbolique qui se joue dans l'interaction
impacte l'assurance à affirmer une identité de sociologue. Il est
donc important de considérer que les représentations
rapportées sont propres à la situation d'entretien. Par exemple,
un diplômé pouvait ne pas se sentir sociologue à notre
contact mais dans d'autres configurations assumer et revendiquer ce statut. Par
la même, comme Dubar (2000) l'a démontré,
l'identité
164
professionnelle se décompose en deux dimensions : une
identité pour soi (construite pour nous-mêmes) et une
identité pour autrui (que nous souhaitons renvoyer aux autres). Par
conséquent, ce qui semblait se jouer dans l'interaction c'était
la légitimité à se prétendre sociologue aux yeux
d'un apprenti sociologue. Situation qui après réflexion peut se
révéler riche en informations à partir du moment où
l'on considère la légitimité à s'identifier
sociologue à notre contact comme la résultante d'une
pluralité de facteurs que nous avons cherchés à
reconstruire.
Sur une trentaine d'enquêtés avec qui nous avons
échangé à ce sujet, seulement 2 d'entre eux nous ont
semblés clairement légitimes à s'identifier comme
sociologue à notre contact. L'un d'eux l'a déclaré sans
aucune hésitation comme Michel (52 ans, ACCESS, parcours
homogène, professeur agrégé et doctorant) : « Oui
je me sens sociologue. Je fais partie du département, j'ai mon bureau,
je donne des cours. Je suis parfaitement intégré au labo et puis
les collègues ne font pas de différences particulières...
Oui je me sens quand même bien sociologue ». A travers ces
propos, on dénote, semble t'il, l'importance de l'ancrage dans l'univers
scientifique : avoir un bureau attitré, enseignant la sociologie pour le
département, travailler au contact de sociologues qui le reconnaissent
comme un pair... Tous ces facteurs sont susceptibles d'avoir une influence
conséquente quand il s'agit de se sentir légitime à
s'identifier sociologue à notre contact. D'autres l'insinuaient de
manière détournée, en faisant référence
à une logique de titres scolaires comme l'attestent les propos de Noah
(docteur en sociologie) :
Enquêteur : Y'a une hiérarchie
institutionnelle ?
Enquêté : Oui y'a une
hiérarchie institutionnelle mais pas entre les docteurs, les postes doc
et le reste... Il n'y a pas de hiérarchie en ces termes. La
hiérarchie c'est... Ba y'a le passage de la soutenance de thèse
à l'université. C'est vraiment un rite de passage. Dès que
tu as ta thèse tu fais partie de ce monde-là et quand tu ne l'as
pas, tu n'en fais pas encore partie. C'est vraiment un rituel très
symbolique. Donc une fois que l'on est docteur on est sociologue.
Enquêteur : Tu l'as ressenti ? C'est du vécu ?
Enquêté : C'est comme ça
que le perçois d'une façon générale. C'est comme
ça que j'interprète le rituel de soutenance, c'est un rituel de
passage. C'est quelque chose de très important. Il y a ceux qui l'ont et
ceux qui ne l'ont pas. Ceux qui sont en doctorat, qui vont la passer et ceux
qui l'ont. Si y'a une hiérarchie, c'est plus là-dessus qu'elle se
joue. Noah (32 ans, ACCESS, parcours homogène, docteur en
sociologie).
Si on se fie aux propos de Noah, la thèse semble tenir
une importance conséquente dans le cheminement socio-cognitif qui
dispose le diplômé à notre contact, d'être
légitime à se prétendre sociologue. Un moment de
l'échange que nous avons eu avec Patrick (41 ans, ACCEES, converti,
formateur) semble confirmer notre intuition :
Enquêteur : Tu te dirais sociologue ?
Enquêté : Après le
problème c'est que t'as pas le droit (rire). Non mais tu n'as pas le
droit. Tu n'as pas de titre protégé, où en
général tu te définis sociologue quand tu as ton doctorat.
Donc ne l'ayant pas je ne vais pas me clamer sur tous les toits que je suis
sociologue. Je me dis « formateur ». Après je me sens
très sociologue à l'intérieur de moi en termes de lecture
du monde. Voilà.
Enquêteur : Aux yeux de tes
collègues tu es formateur, sociologue ?
165
Enquêté : Un peu les deux ouai.
Formateur sociologue. Mais je ne brandis pas la carte « je suis sociologue
». Il y en a qui le font. Je me souviens d'une prof en formation qui
était maître de conf, on ne l'aurait pas dit comme ça. Et
un collègue pendant le tour de table où l'on devait se
présentait avait dit : « bonjour je suis sociologue ». Elle
avait répondu simplement « ah bon d'accord ». Et quand il a
appris qu'elle était Maître de conférences ça
l'avait calmé. Bref tu vois....
Enquêteur : Être sociologue c'est
à partir de la thèse ?
Enquêté : C'est con ce que je te
dis mais c'est comme ça que je le vis. Jamais je n'irais mettre que je
suis sociologue sur une carte de visite tu vois. Ça ne se fait pas trop
chez les sociologues. Ou y'en a qui mettent une carte « sociologue
consultant » en entreprise. Alors que les psychologues le font puisqu'ils
ont un titre. Chez nous ça ne se fait pas, parce que ce qui prime c'est
la consécration du doctorat. Même si je pense que la sociologie tu
peux la penser mieux sans doctorat. C'est des petits problèmes
identitaires... C'est une logique de classement scolaire, de hiérarchie
sociale en termes de classement. Et ça peut être dangereux de se
prétendre sociologue. Comme y'a pas de titre, tout le monde peut
l'être et c'est un danger pour les établis.
Si l'on s'attache à reconstruire la logique identitaire
de Patrick, on s'aperçoit que malgré le fait qu'il soit
sociologue pour lui-même (« je me sens très sociologue
à l'intérieur de moi ») et pour ses collègues,
ce sont des logiques statutaires qui priment (« la consécration
de la thèse », le statut de maître de
conférences). D'autres enquêtés, pourtant docteurs ne se
sentaient pas légitimes à rapporter, qu'à travers leur
activités professionnelles (autres que scientifiques) ils sont
sociologues même si là encore, pour eux-mêmes ils semblent
l'être :
Enquêteur : Dans votre position
actuelle vous êtes sociologue ?
Enquêté : D'un certain
côté si. Je me sers de cadres d'analyses sociologiques. J'en ai
besoin ça m'aide. Pour faire une carte scolaire anticipée par
exemple. Après on peut voir ça aussi à travers la
manière dont on travaille avec les acteurs. Il y a une forme de
sociologie des organisations autour de ça. Comment on mobilise, comment
on coordonne les personnes sur les mesures. Ça m'aide à
intervenir là-dedans. Un travail d'explication, de démonstration
auprès des administrations. Y'a un travail d'expertise c'est sûr.
Mais si je suis sociologue... Dans ma position actuelle non. Ce n'est pas que
je ne me dise pas sociologue, mais je ne vais pas m'improviser sociologue. Dans
mon objet de travail je n'ai pas la liberté d'expression qu'il faudrait,
on n'a pas tous les mêmes marges de manoeuvre, la même franchise
qu'un sociologue à l'université. Antoine (52 ans, ACCESS,
converti, docteur, inspecteur de l'éducation nationale).
On sent bien à travers le discours d'Antoine qu'il use
de la sociologie dans son travail dans des logiques d'interventions qui ne
semblent pas à ses yeux correspondre à une activité de
sociologue car comme il le relate, son modèle de référence
est la figure de l'universitaire. En somme, la consécration de la
thèse semble importante quant à la légitimité
à s'identifier sociologue auprès d'autrui mais pas suffisante, le
sentiment d'appartenir professionnellement au monde académique semble
prépondérant. Ce qui peut expliquer pourquoi les
diplômés que nous qualifions de « praticiens »,
même s'ils usent de la sociologie dans leur activité, ne se
sentent pas légitimes en notre présence à se qualifier de
sociologue. La plupart du temps, pour se décrire professionnellement,
ils se réfèrent à l'intitulé de leur emploi «
chargés d'études », « chargés de missions
», « formateurs », etc... D'autres parfois, conscients tout de
même qu'ils font oeuvre de sociologie dans leur activité, se
rattachaient à des figures telles que l'ingénieur ou
l'ethnographe :
Enquêté : Je ne me
considère pas sociologue non. A la rigueur je me considère
ethnographe. Comme la sociologie je retiens que son utilité pratique.
C'est-à-dire la manière dont je fais un questionnaire, être
vigilant à la manière dont je l'élabore. Les questions,
l'ordre des questions, etc. [...] Pour les entretiens c'est pareil, je fais
attention à tout un tas de trucs. La manière dont je me
présente, comment je mène les entretiens. C'est l'utilisation
de
166
la sociologie que j'en ai [...]. Donc tu vois je me
considère plus comme ethnographe que sociologue [...]. Jamais je ne me
considérerai comme sociologue... Ma vision est peut-être
biaisée mais je pense qu'il faut au minimum avoir un doctorat avec les
félicitations du jury. Avant ça, tu ne l'es pas forcément.
Ou tu l'es à moitié (rire). (Romain, 27 ans, DIS,
parcours homogène, chargé d'étude et rédacteur
d'e-sport).
En somme, l'enquête qualitative que nous avons
menée auprès des diplômés montre que, loin de
reconnaître l'existence et la légitimité de multiples
exercices professionnels de la sociologie, ces derniers intègrent un
modèle principal de référence, celui du chercheur ou de
l'universitaire consacré par le titre de docteur. Constat qui est sans
équivoque puisque quand on leur demande de nous décrire la figure
du sociologue, ils se rattachent tous à cette représentation.
Comme nous avons pu le voir, la plupart (exceptés ceux qui
n'étaient pas prompts à répondre90)
définissent l'activité du sociologue exclusivement comme un
métier scientifique sur le mode de la rupture (voir la partie
précédente). Ce détachement s'opère avec
le sens commun mais aussi avec l'intervention, l'action, les finalités
économiques et à certains égards politiques.
Tout cela peut s'expliquer directement par l'histoire de la
discipline qui s'est institutionnalisée et professionnalisée sur
le modèle de la science. D'un point de vue statutaire, les
diplômés qui oeuvrent en dehors du champ universitaire se
disqualifient eux-mêmes, leur identité de sociologue ne se
retrouve pas dans l'usage du savoir qu'ils en font parce qu'ils se rapprochent
d'un modèle de profession appliquée, ignoré et
dévalué par le segment dominant. Certains, même
dotés du plus haut grade universitaire, mesurant l'écart entre
leur pratique professionnelle et celle de chercheur ou de l'enseignant, ne se
reconnaissent pas le droit de porter le titre. La sociologie dans ce cas ne
constitue pour ces diplômés qu'une activité professionnelle
lointaine auquel ils s'identifient culturellement ou intellectuellement. En ce
sens, être sociologue semble plus reposer sur une appartenance à
la communauté académique qu'à un passage en formation. Dis
autrement, ce qui prime dans la légitimité à s'identifier
sociologue se réfère plus à la science et à
l'appartenance à ses institutions qu'à la sociologie comme
discipline.
Même si le degré de professionnalisation de la
discipline apparaît faible (Chenu, 2002) il existe tout de même et
semble avoir suivi une tendance scientifique (Houdeville, 2007). Comme nous
l'avons vu au cours de notre partie qui concerne l'histoire de
l'institutionnalisation de la discipline, deux modèles de métier
ont été promu : un modèle « universel »
(fondamental) et « particulariste » (appliqué). Le rapport de
force s'est plutôt
90 Il ne faut pas éluder le fait que certaines
configurations d'entretiens ne se prêtaient pas à cet
échange. Nous étions là avant tout pour parler de leur
parcours et nous sentions que pour certains, parler d'autres choses ne les
enjouaient pas forcément.
167
établi en faveur du segment académique. Les
enseignant-chercheurs semblent aujourd'hui les seuls à imposer leurs
savoir et leurs pratiques. En cela, ils contrôlent la sociologie en
matière de socialisation, de légitimité professionnelle et
de relations avec les commanditaires (Piriou, 1999) ; emprise qui, si l'on se
réfère aux travaux d'Houdeville (2007) s'est consolidée
suite à un évènement qui a chamboulé la discipline
toute entière : l'affaire Tessier.
6. L'affaire Elisabeth Tessier et son incidence sur l'exercice du
métier
Le 7 avril 2001 l'astrologue Elisabeth Tessier soutenait sa
thèse91 à l'université de Paris
V, sous la direction de Michel Maffesoli, professeur de
sociologie. Cette soutenance a suscité un véritable scandale au
sein de la « communauté » des sociologues et pas seulement,
elle a fait l'objet de nombreuses publications dans la presse. S'ensuivit une
véritable effervescence dans le champ sociologique, des échanges
vifs dans l'ASES, une profusion de messages électroniques et autres
moyens de diffusion (entre enseignants-chercheurs) et à une intense
activité épistolaire (Houdevile, 2007). Elle a également
donné lieu à des publications scientifiques92,
à une pétition à l'initiative de l'ASES et la mise en
place d'un « comité de relecture » de la thèse. Il
s'agissait pour cette commission de relever les écarts manifestes entre
la rédaction du rapport de thèse de Tessier (2001) et les canons
de l'exercice « professionnel » de la discipline. Pour Houdeville
(2007), à travers le « remous » provoqué par cette
thèse, tout un pan de la discipline s'est dressé pour expliciter
et affirmer les critères de jugement d'un travail scientifique de
sociologie. De telle sorte qu'au travers de cette « affaire », le
modèle de profession de la sociologie s'est incarné,
réincarné ou réaffirmé autour d'un modèle
scientifique (Houdeville, 2007). Autrement dit, c'est autour de ce
modèle que l'on entend juger du « professionnalisme » des
sociologues qui ne peuvent être considérés (les nouveaux
entrants) qu'aux exigences d'un travail scientifique. Pour Houdeville (2007),
cette affaire a eu pour conséquence pour certains chercheurs de
dévoiler leurs certitudes sur le métier et à les
expliciter. A travers cet événement, les chercheurs d'horizons
théoriques et d'écoles de pensées diverses se sont
accordés sur des consensus minimaux quant à la manière de
faire de la sociologie, situation sans précédent. Il semble que
pour la première fois de son histoire, la
91 Elizabeth Hanselmann-Teissier, Situation
épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence
fascination/rejet dans les sociétés post-modernes, op.
cit.
92 Bernard LAHIRE, « Une astrologue sur la planète
des sociologues ou comment devenir docteur en sociologie sans posséder
le métier de sociologue ? », dans Barnard LAHIRE, l'esprit
sociologique, op.cit.,p. 351-387.
168
sociologie scientifique peut prétendre être
unifiée autour de cadres, de normes, de paradigmes, de règles et
de capitaux scientifiques dont leur potentiel heuristique n'est plus à
démontrer.
Toutefois, pour Houdeville (2007) cette avancée
scientifique n'exonère pas la profession d'un système de
croyances professionnelles qui ne sont pas sans conséquences sur la
définition octroyée au métier :
« Les réactions des nouveaux entrants
éclairent d'une façon que nous croyons significative cet «
intérêt » à refuser d'inclure dans la «
profession » de sociologue certains usages, d'exclure hors de ce qui fait
le sérieux de la discipline certaines pratiques inféodées
à d'autres logiques, d'autres espaces [que la science],
d'écarter tout ce qui n'est pas très présentable, bref
d'établir une ligne de démarcation entre un exercice du
métier de sociologue non légitime du point de vue des
caractéristiques qui les définissent, des
propriétés qui sont les leurs. C'est tout un contexte,
aboutissement d'une longue histoire, qui se trouve en vérité
être au principe de leur prise de position. A ceux qui ont leur
carrière devant eux, s'impose la nécessité de produire et
de contribuer à reproduire le cadre d'exercice de leur métier qui
correspond aux capitaux spécifiques qu'ils ont acquis [...J. Dans cet
univers, on peut dire que la sociologie [...J peut compter actuellement sur des
représentants très fortement disposés à la
défendre dans son autonomie difficilement conquise et toujours à
produire » (Houdeville, 2007 : 301-302).
Dans une telle configuration, il serait étonnant que le
segment académique s'attarde sur la dimension appliquée des
savoirs ou au développement d'un modèle de praticien. Car il est
possible que ce tournant soit perçu comme une menace de «
déprofessionnalisation » (Heilbron, 1984) de la sociologie
scientifique chèrement conquise aux yeux de ceux qui la servent,
farouchement enclins à la défendre. Possible donc, que la
manière légitime de déclarer les débouchés,
les savoirs ou les pratiques servent avant tout à la reproduction de ce
corps et à la perpétuation de son fonctionnement.
169
Conclusion
Pour conclure ce mémoire, nous souhaitons relever les
principaux apports, limites et prolongements possibles de cette recherche. De
manière générale, les analyses de ce travail permettent
d'y voir plus clair quant au devenir des diplômés de sociologie
d'un niveau master, en réinscrivant cette question dans les mutations
récentes qui touchent la discipline. Ces deux aspects semblent
être liés puisque dans un contexte d'explosion des flux de
certifiés, nous interrogions la possibilité que la sociologie
entre dans une nouvelle étape de professionnalisation destinant les
diplômés à oeuvrer de plus en plus en dehors du secteur
public. Nos résultats indiquent qu'effectivement, le panel des horizons
professionnels de ces diplômés ne se cantonnent plus aujourd'hui
au monde de la recherche et de l'enseignement.
Notre travail donne du crédit à des travaux de
sociologues des professions qui stipulent qu'aujourd'hui, la sociologie peut se
décliner à travers 3 postures professionnelles : le chercheur,
l'enseignant et le praticien. En reconstruisant les trajectoires d'insertion
des diplômés, on s'aperçoit qu'un taux
non-négligeable oeuvre professionnellement dans le secteur privé
dans des champs tels que la production d'études appliquées, la
formation d'adultes, le conseil en développement local, en entreprise...
Ces agents que nous qualifions de « praticiens » qui
détiennent un haut niveau d'études en sociologie, sont conduits
dans leurs emplois non pas à faire de la science mais à
réaménager le savoir disciplinaire dans leurs activités.
Alors qu'historiquement la discipline s'est professionnalisée à
travers son segment académique et par la pratique scientifique du
métier, le « tournant praticien » semble conduire
inexorablement de plus en plus de diplômés à constituer un
segment professionnel différent plus orienté vers l'application
du savoir à des fins utilitaristes et pratiques. Leur posture
professionnelle peut se caractériser par un double ancrage : à la
fois dans le milieu professionnel et dans la tradition sociologique.
L'utilisation du savoir disciplinaire peut recouvrir plusieurs formes et est
à pondérer avec la singularité de chaque conjecture
professionnelle. Mais schématiquement, nous avons relevé que
l'usage que font ces professionnels de la sociologie oscille entre une pratique
d'expertise et une sociologie publique. Fréquemment ces praticiens sont
conduits à user de la sociologie dans le cadre de « diagnostics
» qui sont des études comportant des visées
opératoires. Alors que les sociologues scientifiques s'attachent
à expliquer les causes d'un phénomène, les recherches
praticiennes, ancrées dans une relation avec un commanditaire,
s'attachent avant tout à « décrire » leur objet dans
une perspective de résolution de problèmes, de changement et
d'une recherche d'efficience et d'efficacité.
170
Néanmoins, notre recherche montre que leur
démarche « sociologique » ne s'arrête pas là. Les
expériences professionnelles rapportées par ces agents
dénotent qu'en règle générale, ils ne conduisent
pas l'action mais l'accompagnent, coconstruisent et conseillent. Ils cherchent
à initier une relation dialogique avec les publics avec qui ils sont en
contact et ont en toile de fond l'exercice démocratique. Ils tentent de
créer l'émergence d'un débat public à travers
lequel la dynamique de changement s'opérera. Dans des espaces
régis par des logiques de pouvoir, les praticiens à travers leur
autorité professionnelle (technique ou hiérarchique) adoptent une
posture d'extériorité à partir de laquelle ils feront
circuler l'information, faciliteront la confrontation et l'échange entre
différents partis directement concernés par l'action
politique93. Ils endossent alors un rôle de « passeur
» ou de médiateur qui aident les agents en présence à
clarifier les enjeux et favorisent le débat, le consensus, la
négociation... En somme, ces praticiens semblent sollicités dans
leurs activités à contribuer par leur analyse à
l'élucidation de problèmes sociaux et à la mise en place
de dispositifs institutionnels adaptés sans rompre
inéluctablement avec la tradition critique de la discipline.
Le second résultat important de ce mémoire
concerne l'insertion professionnelle des diplômés. Alors qu'il
existe un discours politique ambiant qui prétend que la sociologie
serait une usine à chômeurs, notre enquête montre que cette
assertion est loin d'être vraie. Les diplômés
n'éprouvent pas de difficultés à obtenir un emploi suite
à leurs études néanmoins, ils accèdent
difficilement à une activité professionnelle stable et à
une rémunération à la hauteur de leur niveau
d'études. Tout cela peut s'expliquer notamment par l'histoire de
l'institutionnalisation de la discipline encore récente (60 ans) et par
sa faible reconnaissance sur le marché de l'emploi. Notre enquête
montre que les diplômés, face à ces «
contrariétés » socio-économiques adoptent des
stratégies d'insertion qui sont structurées par leur
socialisation familiale. Dans le cadre de notre recherche, nous avons
observé que les logiques d'insertion se déploient avant la fin
des études, dès que les diplômés se
présentent face à la bifurcation à l'entrée du
master entre une voie recherche et une voie professionnelle. Nous avons
constaté que les agents qui avaient baigné dans une socialisation
populaire et technocratique sont plus disposés à s'orienter vers
la voie professionnelle alors que les diplômés originaires des
classes moyennes dites « intellectuelles » s'orientent
majoritairement vers les voies recherches. Les agents de milieux populaires,
développent une disposition profonde, un « goût du
nécessaire » qui se réactualise face à la bifurcation
du master et qui les dispose à s'orienter vers la voie professionnelle
perçue comme plus sécurisante, permettant d'accéder plus
rapidement à
93 Qu'il faut entendre par l'exercice du pouvoir.
171
l'emploi. Les « technocrates » quant à eux,
par leur socialisation familiale, développent des dispositions que nous
qualifions de « pragmatiques » les conduisant à rechercher des
emplois à fort prestige et fortement rémunérés ;
pragmatisme qui les dispose à s'orienter vers la voie professionnelle
pour vendre leur opérationnalité sur le marché.
Contrairement aux « intellectuels » qui développent des
dispositions que nous qualifions de « cognitives » par lesquelles ils
cherchent sans cesse à accumuler le capital culturel sur lequel repose
leur réussite sociale ; disposition qui structure leur orientation vers
la voie recherche. Tout cela n'est pas sans incidence sur le devenir
professionnel des enquêtés car la spécialité du
master impacte significativement l'insertion : les diplômés de la
voie professionnelle s'orientent plus vers les emplois de praticiens et ceux de
la voie recherche vers les métiers de l'enseignement et le doctorat. Ce
qui affecte le renouvellement du corps des enseignants-chercheurs puisque
l'entrée en thèse - étape nécessaire pour postuler
à ces emplois- est fortement marquée socialement.
Majoritairement, les doctorants ont baigné dans une socialisation
liée à l'enseignement et dans une culture légitime
inhérente au secteur public ou parapublic.
Le 3ème volet des principaux
résultats de ce mémoire relève de l'étude du
rapport que ces diplômés entretiennent avec leur discipline. Cette
relation a été étudiée à travers une
approche compréhensive, essentiellement à travers deux dimensions
: l'utilité perçue du savoir sociologique et les modes
d'identification légitimes à la figure du sociologue. Concernant
les intérêts de la connaissance perçus, cette question
semble être très débattue au sein du champ sociologique. Un
travail à partir de l'ouvrage « A quoi sert la Sociologie ?
» (Lahire, 2002) nous a permis de dresser 3 idéaux types :
l'art pour l'art, l'engagement critique et l'interventionnisme. Dans les
entretiens que nous avons menés, même si l'on retrouve toutes les
considérations typiques, les diplômés rapportent
majoritairement un discours qui retranscrit ce que Lahire (2002) qualifie
d'idéologie professionnelle de « l'art pour art » : croyance
en laquelle le sociologue sert uniquement à produire des
vérités scientifiques sur le monde social en adoptant une posture
neutre, détachée de toute forme d'engagement. Cette conception
semble fortement promue au travers de la matrice de formation par le concept de
« neutralité axiologique » que les diplômés
invoquent pour décrire la posture professionnelle légitime du
sociologue. Cela les conduit à percevoir l'engagement comme un
écueil à la connaissance, un ancrage idéologique qu'il
faut mettre de côté pour prétendre à une meilleure
objectivité.
Concernant la légitimité à s'identifier
sociologue, en l'absence de titre officiel, notre enquête montre que
c'est avant tout l'appartenance professionnelle à la science et à
ses institutions qui suscite le sentiment d'être sociologue. Dans les
représentations, la consécration
172
de la thèse octroie le statut mais dans les faits,
lorsque l'on demande à des docteurs qui ne pratiquent plus la recherche,
ils ne se sentent pas légitimes à s'identifier comme sociologue.
C'est donc avant tout la pratique de la recherche et l'ancrage dans ce milieu
professionnel qui confèrent la légitimité de
sociologue.
Nous souhaitons maintenant évoquer les limites de ce
travail. Une première insuffisance à soulever concerne les
tailles d'échantillons de l'enquête Génération
2010 qui se révèlent faibles par rapport aux critères
de significativité communément admis dans le champ. A l'avenir,
il conviendrait d'effectuer nos analyses sur la base d'échantillons plus
conséquents.
Une autre limite que nous voulons pointer concerne la
manière dont nous avons apprécier la socialisation familiale,
uniquement à travers les CSP des parents ce qui peut laisser place
à beaucoup d'inférences. Dans le cadre d'une poursuite de cette
étude, il conviendrait d'aller à la rencontre de la famille des
diplômés pour reconstruire de plus près leur mode de
socialisation familiale et étudier si les dispositions que nous avons
relevées se retrouvent chez leurs proches.
Par ailleurs, nous n'avons pas assez insisté au cours
de ce mémoire sur le fait que la sociologie est et reste une discipline
subalterne au sein du champ académique. Il faudrait à l'avenir
prendre plus en compte ce facteur qui n'est sans doute pas sans incidence quant
aux problèmes que nous avons soulevés. De plus, il n'y a de
sociologie que de la comparaison, alors cette étude mériterait
d'être prolongée en comparant les parcours de
diplômés sociologues avec des certifiés en provenance d'une
autre discipline.
D'autre part, il nous semble important de préciser
qu'il faut être prudent quant à l'effet « totalisant »
que peut susciter notre étude qualitative. Il faut insister sur le fait
que la sociologie est loin d'être une discipline homogène quant
à ses savoirs, ses écoles de pensées, ses
méthodes... Dès lors il faut être vigilant sur la
portée généralisatrice de nos résultats et à
l'avenir travailler sur les divergences qui existent au sein même du
champ sociologique.
Enfin, nous avons évoqué succinctement
l'importance des jugements professoraux dans la construction de la vocation et
plus largement, de son poids sur les orientations d'insertion.
Néanmoins, nous n'avons jamais évoqué la question des
écarts de performances et leurs causes. Des travaux montrent que la
culture sociologique est fortement attachée à celle des lettres
(Lepeinies, 1994) et que les inégalités face au scriptural sont
fortement marquées socialement (Lahire, 2008). Il conviendrait alors
d'élargir la question de la vocation et plus largement, de la
reproduction du corps des enseignants-chercheurs, aux inégalités
relatives à la réception du savoir sociologique.
173
Dans ces dernières lignes, nous souhaiterions exhorter
les sociologues à se pencher sur la question du devenir professionnel
des agents qui ponctuent la discipline. Nous n'avons pas l'intention de rentrer
dans un débat sur les intérêts d'évoluer vers une
professionnalisation plus appliquée ou de maintenir l'orientation
scientifique vers laquelle s'est orientée la sociologie. Nous souhaitons
simplement insister sur l'importance du contexte social qui touche la
discipline qui de gré ou de force, conduit à une nouvelle forme
de professionnalisation. L'indifférence polie dont semble faire l'objet
cette question et la dépréciation de ces nouvelles pratiques ne
risquent-elles pas à l'avenir de nuire à l'assisse scientifique
de la sociologie chèrement conquise ou à sa
crédibilité ? L'affaire récente qui concerne Jean-Claude
Kauffmann ne résulte-t-elle pas d'un désintéressement des
sociologues pour cette question ? Il y aurait tout intérêt
à travailler sur les clivages internes de la profession, à
reconnaître la diversité des segments et à songer à
des consensus minimaux sur ce que doit être une sociologie praticienne.
D'autant plus que les différents segments semblent nouer des formes
d'interdépendances et que les praticiens, au contact de divers publics
participent à faire reconnaître la discipline dans le « champ
de production large » (Bourdieu, 1979).
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182
Annexes
ANNEXE 1 : Lettre de sollicitation à participer
à l'enquête
Madame, Monsieur,
Tout d'abord je me présente. Je m'appelle xxxxxxxx, je
suis étudiant en master 2 de sociologie à l'Université de
xxxxxx. J'ai pu avoir vos coordonnés par l'intermédiaire de
xxxxxx, secrétaire du département de sociologie. Je me permets de
vous contacter car j'effectue ma recherche du master 2 sur la question de la
trajectoire et de l'insertion professionnelle des étudiants en
sociologie et plus particulièrement, des diplômés de
l'université de xxxxx.
Durant les dernières décennies, la sociologie a
connu des bouleversements radicaux : création d'un cursus d'enseignement
universitaire, de revues, de laboratoires, d'associations ; création
d'un corps d'experts qui proposent une diversification importante des
débouchés professionnels. A partir des années 80, on
dénombre plus de 23 000 sociologues formés et depuis, ce chiffre
ne cesse d'augmenter. Progressivement, la pratique de la sociologie n'est plus
cantonnée au champ universitaire ; elle est mise en oeuvre dans
différents domaines comme le monde de l'entreprise ou les
collectivités locales. Dans cette perspective, il est fort probable que
les sociologues « contemporains » soient profondément
différents de ceux des premières générations.
Face à cela, nous cherchons à effectuer une «
cartographie » des débouchés et des milieux professionnels
dans lesquels les diplômés de sociologie s'insèrent. Par
ailleurs, nous voulons étudier les éventuelles difficultés
d'insertion et comprendre comment les diplômés de sociologie
aménagent les connaissances acquises durant leur formation dans leurs
activités professionnelles quotidiennes. Cette étude s'effectue
sous la direction de xxxxxx. Voudriez-vous participer à ce programme de
recherche ? Votre avis, expérience et votre vécu sur cette
question a énormément de valeur et est cruciale pour
l'avancée de cette recherche. Les perspectives qu'elle pourrait
entrouvrir seraient extrêmement bénéfiques pour le
département de sociologie de xxxxxx et pour les futurs étudiants
qui le traverseront.
J'espère sincèrement que vous accepterez
d'être un(e) participant(e) qui nous permettra, ensemble, de mener ce
projet à bien. Pour contribuer, il suffit de répondre à ce
message et nous conviendrons ensemble de la marche à suivre (entretien,
via skype ou autre...).
Je vous remercie par avance de l'attention que vous porterez
à ma demande.
Bien cordialement.
183
ANNEXE 2 Tables de l'enquête
Génération 2010
Nom
|
Effectif de sociologues répondants à nos
critères d'étude94
|
Exemples d'informations pertinentes pour notre étude
|
Table « individu »
|
132
|
Age, genre, origine sociale, BAC, cursus scolaire, etc.
|
Table « Séquences d'emploi »
|
124
|
Nature entreprise, secteur d'activité, intitulé
des emplois, etc.
|
Table « Séquences de non emploi »
|
83
|
Séquence au chômage, nombre de mois passé au
chômage, etc.
|
ANNEXE 3 Tableau des effectifs des
diplômés de niveau 1 enquête Génération
2010
Niveau
|
|
Dénombrement
|
%
|
|
|
Master
|
|
79
|
40,
|
15
|
%
|
Doctorat
|
|
53
|
59,
|
84
|
%
|
|
Total 132
|
|
|
ANNEXE 4 Tableau de l'origine scolaire des
enquêtés X CSP du chef de ménage X Inscrit en
thèse
Enquêté
|
Type de BAC
|
CSP du chef du ménage
|
Au moins un parent fonctionnaire
|
Inscrit en thèse
|
Angélique
|
S
|
Cadre supérieur
|
Oui
|
Oui
|
Sophie
|
L
|
Employé
|
Oui
|
Oui
|
Dominique
|
ES
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Non
|
Monique
|
S
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Oui
|
Michel
|
ES
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Oui
|
Quentin
|
S
|
Ouvrier
|
Non
|
Non
|
Clémentine
|
ES
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Oui
|
Adeline
|
STG
|
Profession intermédiaire
|
Non
|
Non
|
Nicole
|
ES
|
Cadre supérieur
|
Non
|
Non
|
Maya
|
ES
|
Profession intermédiaire
|
Non
|
Non
|
Charlie
|
L
|
N'a pas voulu préciser
|
Oui
|
Oui
|
Catherine
|
L
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Oui
|
Thomas
|
S
|
Cadre supérieur
|
Non
|
Non
|
Claire
|
L
|
Ouvrier
|
Non
|
Oui
|
Amélie
|
L
|
Profession intermédiaire
|
Non
|
Non
|
Patrick
|
S
|
Cadre supérieur
|
Oui
|
Abandon
|
Hélène
|
S
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Non
|
Mylène
|
ES
|
Cadre supérieur
|
Oui
|
Non
|
Leslie
|
ES
|
Artisan/Commerçant
|
Oui
|
Docteur
|
94 Dont la classe de sortie avant l'entrée dans le
marché du travail était soit le Master soit le Doctorat.
184
Audrey
|
ES
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Oui
|
François
|
S
|
Ne s'est pas prononcé
|
/
|
/
|
Steve
|
ES
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Non
|
Victoire
|
L
|
Artisan/Commerçant
|
Oui
|
Docteur
|
Chloé
|
ES
|
Agriculteur
|
Non
|
Non
|
Olivier
|
BAC STI
|
Cadre supérieur
|
Oui
|
Non
|
Clémence
|
L
|
Ne s'est pas prononcé
|
/
|
Non
|
Lucie
|
ES
|
Agriculteur
|
Non
|
Non
|
Etienne
|
ES
|
Ne s'est pas prononcé
|
/
|
Non
|
Thibault
|
L
|
Cadre supérieur
|
Oui
|
Oui
|
Elodie
|
STG commerce
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Non
|
Guillaume
|
ES
|
Cadre supérieur
|
Oui
|
Non
|
Antoine
|
S
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Docteur
|
Kevin
|
ES
|
Famille d'accueille
|
/
|
Non
|
Antoinette
|
L
|
Ouvrier
|
Non
|
Non
|
Sarah
|
STG commerce
|
Employé
|
Non
|
Non
|
Noah
|
ES
|
Profession intermédiaire
|
Oui
|
Docteur
|
Sabine
|
L
|
Ouvrier
|
Non
|
Non
|
Judith
|
ES
|
Cadre supérieur
|
Non
|
Non
|
Prune
|
L
|
Cadre supérieur
|
Non
|
Non
|
Romain
|
S
|
Employée
|
Oui
|
Non
|
ANNEXE 5 Parcours universitaire des
enquêtés
Enquêté
|
Itinéraire Type
|
Diplômes obtenus
|
Inscrit en thèse
|
Angélique
|
Transfuge
|
Licence de droit
Maîtrise SHE95
Master SHE
Master Sociologie Recherche
|
Oui
|
Sophie
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Oui
|
Dominique
|
Converti
|
BAFA96
DEFA97
BAFD98
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie en développement social
|
Non
|
Monique
|
Converti
|
DE Ingénierie agronomique
DE Maître d'école
Maîtrise SHE
Master SHE
Master Sociologie Recherche
|
Oui
|
Michel
|
Homogène
|
DEUG Sciences économiques Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
|
Oui
|
95 Sciences humaines pour
l'éducation.
96 Brevet d'aptitude aux fonctions
d'animateur.
97 Diplôme d'Etat relatif aux fonctions
d'animation.
98 Brevet d'aptitude aux fonctions de
directeur.
185
|
|
Master Sociologie Recherche
|
|
Quentin
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Clémentine
|
Transfuge
|
Licence de droit
Maîtrise SHE
Master SHE
Master Sociologie Recherche
|
Oui
|
Adeline
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Non
|
Nicole
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Non
|
Maya
|
Homogène
|
Licence sociologie
Maîtrise Sociologie de l'action publique Master Sciences
Humaines (étranger) Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Charlie
|
Homogène
|
Licence de langues étrangères (option
sociologie)
Maîtrise langues étrangères (option
sociologie)
Master langues étrangères (option sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Oui
|
Catherine
|
Homogène
|
Licence de littérature Maîtrise de
littérature Licence de sociologie Maîtrise de sociologie Master de
sociologie Recherche
|
Oui
|
Thomas
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Claire
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Oui
|
Amélie
|
Transfuge
|
Licence Psychologie
Maîtrise Psychologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Patrick
|
Converti
|
DE Educateur Spécialisé VAPP Licence Sociologie
DEIS99
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Abandon
|
Hélène
|
Converti
|
DEUG Sciences
DE d'Educateur de jeunes enfants VAPP Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Non
|
Mylène
|
Transfuge
|
Licence Psychologie
Maîtrise Psychologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Leslie
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Audrey
|
Homogène
|
Licence Sociologie Maîtrise Sociologie
|
Oui
|
99 Diplôme d'état d'Ingénierie sociale.
186
|
|
Master Sociologie Professionnel
|
|
François
|
Duettiste
|
Licence Sciences Politiques Maîtrise Sciences Politiques
Master Géographie
Master Sociologie Recherche
|
Oui
|
Steve
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Oui
|
Victoire
|
Transfuge
|
Licence Psychologie
Maîtrise Psychologie
Master Sociologie Professionnelle
|
Non
|
Chloé
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Doctoresse
|
Olivier
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Non
|
Clémence
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Lucie
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Non
|
Etienne
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Thibault
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Oui
|
Elodie
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Guillaume
|
Converti
|
Licence Géographie
Maîtrise pluridisciplinaire mention
Géographie
DU d'art thérapeute
Master Sociologie Recherche
|
Non
|
Antoine
|
Converti
|
Licence STAPS
Maîtrise STAPS
DE maître d'école
Master Psychologie Cognitive
Master Sociologie Recherche
|
Docteur
|
Kevin
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Antoinette
|
Transfuge
|
Licence Psychologie
Maîtrise Psychologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Sarah
|
Transfuge
|
Licence management et administration des entreprises
Maîtrise management et administration des entreprises
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Noah
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Recherche
|
Docteur
|
Sabine
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
187
Judith
|
Converti
|
DEUG Sciences
DE Educateur spécialisé
VAE
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Prune
|
Transfuge
|
Licence Philosophie
Maîtrise Philosophie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
Romain
|
Homogène
|
Licence Sociologie
Maîtrise Sociologie
Master Sociologie Professionnel
|
Non
|
188
ANNEXE 6 Tableau du devenir professionnel des
diplômés de l'enquête
Enquêté
|
Situation au
moment de
l'entretien
|
Débouché type
identifié à un
cursus de sociologie
occupé
présentement ou par le passé
|
Type de
contrat
|
Temps de travail
|
Situation
|
Type de
Parcours
|
Position professionnelle au moment de
l'enquête
|
Salaire net
|
1
|
Travailleuse sociale à l'étranger
|
Formatrice / Consultante
|
CDD privé
|
Complet
|
Précaire
|
Transfuge
|
Employé
|
1300 €
|
2
|
Chômage
Doctorat soutenu
|
Contrat doctoral et ATER
|
Chômage
|
Chômage
|
Précaire
|
Homogène
|
Chômage
|
Chômage
|
3
|
Conseillère d'action technique
|
Conseillère d'action technique
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Profession intermédiaire
|
1550 €
|
4
|
Rédacteur en chef d'une revue d'e-sport
|
Chargé d'étude
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Cadre
|
1550 €
|
5
|
Chef de service d'une structure du travail social
|
Chef de service d'une structure du travail social
|
Fonctionnaire
|
Complet
|
Stable
|
Converti
|
Profession intermédiaire
|
2100 €
|
6
|
Contrat doctoral
|
Contrat doctoral
|
Contrat de recherche déterminé
|
Complet
|
Précaire
|
Transfuge
|
Employé
|
1300 €
|
7
|
Contrat doctoral
|
Contrat doctoral
|
Contrat de recherche déterminé
|
Complet
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
1300 €
|
8
|
Reprise d'études (CAFDES)
|
Chef de service
|
En formation
|
En
formation
|
Précaire
|
Converti
|
Reprise d'étude (anciennement profession
intermédiaire)
|
Reprise étude
|
9
|
Contrat ATER Doctorante
|
Institutrice
|
Fonctionnaire
|
Complet
|
Stable
|
Converti
|
Profession intermédiaire
|
1250 €
|
10
|
Enseignant agrégé Doctorant
|
Enseignant agrégé
|
Fonctionnaire
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Cadre
(fonctionnaire de catégorie A)
|
2620 €
|
11
|
Carrossier
|
Chargé d'étude
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Employé
|
1400 €
|
12
|
Doctorante
|
Chargé d'étude
|
CDD public
|
Complet
|
Précaire
|
Transfuge
|
Employé
|
1300 €
|
13
|
Assistante d'éducation
|
Chargé d'étude
|
CDD public
|
Partiel
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
905 €
|
14
|
CPE
|
CPE
|
Fonctionnaire
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Cadre
(fonctionnaire de catégorie A)
|
2070 €
|
15
|
Responsable d'une structure d'éducation populaire
|
-Responsable (manager) d'une structure d'éducation
populaire -Chargé de mission (conseiller en développement) pour
une
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Profession intermédiaire
|
1820 €
|
189
|
|
collectivité territoriale
|
|
|
|
|
|
|
16
|
Doctorant et Traducteur pour la Croix- Rouge
|
Doctorant et Traducteur pour la Croix-Rouge
|
Intérim
|
A son compte
|
Précaire
|
Homogène
|
A son compte
|
A son compte
|
17
|
Doctorante contrat CIFRE
|
Doctorante contrat CIFRE
|
CDD public
|
Complet
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
1300 €
|
18
|
Manager CAF
|
Manager CAF, Adjoint de direction et conseiller technique,
Conseiller d'action technique
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Cadre
|
3500 €
|
19
|
Chargé d'étude et Doctorante
|
Chargé d'étude
|
CDD public
|
Complet
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
1400 €
|
20
|
Chargé d'étude
|
Chargé d'étude
|
CDD public
|
Partiel
|
Précaire
|
Transfuge
|
Employé
|
750 €
|
21
|
Formateur titulaire
|
Formateur / Consultant
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Converti
|
Profession intermédiaire
|
2500 €
|
22
|
Formatrice titulaire
|
Formatrice / Consultante
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Converti
|
Profession intermédiaire
|
2500 €
|
23
|
Recherche d'emploi
|
/
|
Chômage
|
Chômage
|
Précaire
|
Transfuge
|
Chômage
|
Chômage
|
24
|
Ouvrière agricole
|
/
|
CDD privé
|
Complet
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
1200 €
|
25
|
Chef de projet au Ministère de la Santé
et doctorante
|
Chargé d'études Chargé de mission
|
CDD public
|
Complet
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
2200 €
|
26
|
Doctorant
|
Doctorant
|
A son compte
|
A son compte
|
/
|
Duettiste
|
A son compte
|
A son compte
|
27
|
Enseignant vacataire dans le secondaire et doctorant
|
Chargé d'étude
|
CDD public
|
Partiel
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
1700 €
|
28
|
Technicienne de surface
|
/
|
CDD privé
|
Complet
|
Précaire
|
Transfuge
|
Employé
|
1200 €
|
29
|
Recherche d'emploi
Doctorat soutenu
|
Chargé d'étude
|
Chômage
|
Chômage
|
Précaire
|
Homogène
|
Chômage
|
Chômage
|
30
|
Employé dans une BioCop
|
/
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Employé
|
1200 €
|
31
|
Conseillère clientèle
|
/
|
CDD privé
|
Complet
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
Non renseigné
|
32
|
Employé dans une fromagerie
|
/
|
CDD privé
|
Complet
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
1200 €
|
33
|
Professeur de français
|
Responsable (manager) d'un
|
CDD public
|
Complet
|
Précaire
|
Homogène
|
Employé
|
1700 €
|
190
|
vacataire dans le secondaire
|
centre communal d'action social
|
|
|
|
|
|
|
34
|
Chômage Doctorant
|
Chargé d'étude
|
Chômage
|
Chômage
|
Précaire
|
Homogène
|
Chômage
|
Chômage
|
35
|
Institutrice
|
Institutrice
|
Fonctionnaire
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Profession intermédiaire
|
1670 €
|
36
|
Travailleur social
|
/
|
CDD privé
|
Complet
|
Stable
|
Converti
|
Employé
|
1350 €
|
37
|
Inspecteur de l'Education Nationale
Doctorat soutenu
|
Instituteur
|
Fonctionnaire
|
Complet
|
Stable
|
Converti
|
Cadre
(fonctionnaire de catégorie A)
|
4500 €
|
38
|
Couvreur
|
/
|
CDI privé
|
Complet
|
Stable
|
Homogène
|
Employé
|
1500 €
|
39
|
Entrepreneuse Import/Export
|
/
|
A son compte
|
Complet
|
/
|
Transfuge
|
A son compte
|
Non renseigné
|
40
|
Hôtesse de caisse
|
/
|
CDD privé
|
A son compte
|
Précaire
|
Transfuge
|
Employé
|
1200 €
|
ANNEXE 7 Expériences socialisatrices et
trajectoires d'insertion
Enquêté
|
Situation au
moment de
l'entretien
|
Genre
|
CSP père
|
CSP mère
|
Au moins un parent
lié à la fonction publique
|
Spécialité du master
/
Type de parcours
|
Parentalité
|
inscrip tion en thèse
|
1
|
Travailleuse sociale à l'étranger
|
Femme
|
Cadre dans une structure du travail social
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Technocrate
|
Monitrice éducatrice
Profession intermédiaire, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Intellectuelle
|
Non
|
DIS
Transfuge
|
Non
|
Non
|
2
|
Chômage
Doctorat soutenu
|
Homme
|
Educateur spécialisé
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
De la fonction publique
Intellectuelle
|
Monitrice éducatrice
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Intellectuelle
|
Oui
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Oui
Docteu r
|
3
|
Conseillère d'action technique
|
Femme
|
Carreleur
Ouvrier qualifié
Populaire
|
Aide scolaire
Employée de la fonction publique
Populaire
|
Oui
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Non
|
191
4
|
Rédacteur en chef d'une revue d'e-sport
|
Homme
|
Cadre à Air France
Cadres et professions intellectuelles
supérieure
De la fonction publique
Technocrate
|
Auxiliaire de crèche
Employée de la fonction publique
Populaire
|
Oui
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Non
|
5
|
Chef de service d'une structure du travail social
|
Femme
|
Directeur d'EHPAD
Cadres et professions intellectuelles
supérieure
Technocrate
|
Assistante sociale
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Intellectuelle
|
/
|
DIS
Converti
|
Non
|
Non
|
6
|
Contrat doctoral
|
Femme
|
Cardiologue
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
De la fonction publique
Intellectuelle
|
/
|
Oui
|
ACCESS
Transfuge
|
Non
|
Oui
|
7
|
Contrat doctoral
|
Femme
|
Cantonnier Ouvrier qualifié Fonction publique
Populaire
|
Titulaire agent territorial
Employée de la fonction publique
Populaire
|
Oui
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Oui
|
8
|
Reprise d'études (CAFDES)
|
Femme
|
Professeur en SEGPA
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique Intellectuelle
|
Secrétaire IME
Employée administrative
Populaire
|
Oui
|
ACCESS
Converti
|
2 enfants (avant la reprise d'études)
|
Non
|
9
|
Contrat ATER Doctorante
|
Femme
|
Professeur d'Histoire- Géo
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique
Intellectuelle
|
Professeur de gestion et de comptabilité
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique
Intellectuelle
|
Oui
|
ACCESS
Converti
|
3 enfants (avant le contrat ATER)
|
Oui
|
192
|
|
|
|
|
|
|
|
|
10
|
Enseignant agrégé Doctorant
|
Homme
|
Instituteur
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique Intellectuelle
|
Secrétaire
Employée administrative
Populaire
|
Oui
|
ACCESS
Homogène
|
2 enfants (avant la thèse)
|
Oui
|
11
|
Carrossier
|
Homme
|
Plombier Chauffagiste Ouvrier qualifié
Populaire
|
Aide-soignante
Employée de la fonction publique
Populaire
|
Non
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Non
|
12
|
Doctorante
|
Femme
|
Professeur en économie sociale et familiale
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique Intellectuelle
|
Médecin Cadres et professions intellectuelles
supérieures
De la fonction publique
Intellectuelle
|
Oui
|
ACCESS
Transfuge
|
Non
|
Oui
|
13
|
Assistante d'éducation
|
Femme
|
Commercial itinérant
Professions intermédiaires administratives et
commerciales des entreprises
Technocrate
|
Monitrice d'atelier
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Intellectuelle
|
Non
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Non
|
14
|
CPE
|
Femme
|
Chef d'entreprise de transport
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Technocrate
|
Responsable administrative et financière dans une PME
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Technocrate
|
Non
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Non
|
15
|
Responsable d'une structure d'éducation populaire
|
Femme
|
Patron d'une entreprise familiale de transport
Professions intermédiaires administratives et
commerciales des entreprises
Technocrate
|
Coiffeuse
Employée
|
Non
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Non
|
193
|
|
|
|
Populaire
|
|
|
|
|
16
|
Doctorant et Traducteur pour la Croix- Rouge
|
Homme
|
Militaire
N'a pas souhaité préciser le grade
|
/
|
Oui
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Oui
|
17
|
Doctorante contrat CIFRE
|
Femme
|
Professeur puis Directeur de mutuelle
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique
Intellectuelle
|
Infirmière
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique
Entre deux
|
Oui
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Oui
|
18
|
Manager CAF
|
Homme
|
Cadre en Banque
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Technocrate
|
Employée de Banque
Employée
Populaire
|
Non
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Non
|
19
|
Chargé d'étude et Doctorante
|
Femme
|
Ouvrier
Ouvrier qualifié
Populaire
|
Ouvrière
Ouvrière qualifiée
Populaire
|
Non
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Oui
|
20
|
Chargé d'étude
|
Femme
|
Professeur puis Directeur de mutuelle
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique Intellectuelle
|
Assistante maternelle
Employée
Populaire
|
Oui
|
DIS
Transfuge
|
Non
|
Non
|
21
|
Formateur titulaire
|
Homme
|
Instituteur/Directeur de mutuelle/Maire
Cadres et professions intellectuelles supérieures
Fonction publique
Intellectuelle
|
Professeur Agrégée
Cadres et professions intellectuelles supérieures
Fonction publique
Intellectuelle
|
Oui
|
ACCESS
Converti
|
1 enfant (pendant la formation continue)
|
Oui (aband on)
|
22
|
Formatrice titulaire
|
Femme
|
Chef comptable
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
|
Aide-soignante Employée
Fonction publique
|
Oui
|
ACCESS
Converti
|
3 enfants (Avant la formation continue)
|
Non
|
194
|
|
|
Technocrate
|
Populaire
|
|
|
|
|
23
|
Recherche d'emploi
|
Homme
|
Directeur établissement hospitalier
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Fonction publique
Technocrate
|
Cadre de santé
Profession intermédiaire, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique
Technocrate
|
Oui
|
DIS
Transfuge
|
Non
|
Non
|
24
|
Ouvrière agricole
|
Femme
|
Fabriquant de jouets
Artisan
Autres
|
Auxiliaire puériculture
Employée
Fonction publique
Populaire
|
Oui
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Non
|
25
|
Chef de projet au Ministère de la Santé
et doctorante
|
Femme
|
Receveur des postes
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique
Entre deux
|
Employée territoriale
Employée
Fonction publique
Populaire
|
Oui
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Oui
|
26
|
Doctorant
|
Homme
|
N'a pas souhaité répondre
|
N'a pas souhaité répondre
|
/
|
ACCESS
Duettiste
|
Non
|
Oui
|
27
|
Enseignant vacataire dans le secondaire et doctorant
|
Homme
|
Professeur en BTS informatique
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique Intellectuelle
|
Orthophoniste
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Intellectuelle
|
Oui
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Oui
|
28
|
Technicienne de surface
|
Femme
|
Menuisier auto- entrepreneur
Artisan
Autres
|
Infirmière
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Entre deux
|
Non
|
DIS
Transfuge
|
Non
|
Non
|
29
|
Recherche d'emploi
|
Femme
|
Agriculteur/Maire Agriculteur exploitant
|
Agricultrice
|
Non
|
ACCESS
|
Non
|
Oui
|
195
|
Doctorat soutenu
|
|
Autres
|
Agriculteur exploitant
Autres
|
|
Homogène
|
|
Docteu r
|
30
|
Employé dans une BioCop
|
Homme
|
Militaire (capitaine)
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Fonction publique
Intellectuelle
|
Cadre
administratif
Profession intermédiaire administrative et
commerciale
Fonction publique
Technocrate
|
Oui
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Non
|
31
|
Conseillère clientèle
|
Femme
|
/
|
/
|
/
|
DIS
Homogène
|
1 enfant (pendant les études)
|
Non
|
32
|
Employé dans une fromagerie
|
Femme
|
Agriculteur
Agriculteur exploitant Autres
|
Agricultrice
Agriculteur exploitant
Autres
|
Non
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Non
|
33
|
Professeur de français vacataire dans le secondaire
|
Homme
|
N'a pas souhaité préciser
|
/
|
/
|
DIS
Homogène
|
3 enfants (2 pendant les études)
|
Non
|
34
|
Chômage Doctorant
|
Femme
|
Ingénieur
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Intellectuelle
|
Institutrice
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique
Intellectuelle
|
Oui
|
ACCESS
Homogène
|
Non
|
Oui
|
35
|
Institutrice
|
Femme
|
Instituteur
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique Intellectuelle
|
Educatrice spécialisée
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Intellectuelle
|
Oui
|
DIS
Homogène
|
2 enfants (1 en licence)
|
Non
|
36
|
Travailleur social
|
Homme
|
Médecin
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Intellectuelle
|
/
|
Oui
|
ACCESS
Transfuge
|
Non
|
Non
|
196
37
|
Inspecteur de l'Education Nationale
Doctorat soutenu
|
Homme
|
Professeur de maths
Professions intermédiaires, de l'enseignement, de la
santé et du travail social
Fonction publique Intellectuelle
|
Educatrice spécialisée Professions
intermédiaires, de l'enseignement, de la santé et du travail
social
Intellectuelle
|
Oui
|
ACCESS
Converti
|
3 (2 en formation continue)
|
Oui Docteu r
|
38
|
Couvreur
|
Homme
|
Famille d'accueil
|
Famille d'accueil
|
Non
|
DIS
Homogène
|
Non
|
Non
|
39
|
Entrepreneuse Import/Export
|
Femme
|
Cadre en Banque
Cadres et professions intellectuelles
supérieures
Technocrate
|
/
|
Non
|
DIS
Transfuge
|
Non
|
Non
|
40
|
Hôtesse de caisse
|
Femme
|
Opérateur de traitement de surface
Ouvrier Populaire
|
Employée d'atelier de conception de vêtement
Ouvrier Populaire
|
Non
|
DIS
Transfuge
|
Non
|
Non
|
ANNEXE 8 Le cas de Claire
Le cas de Claire, chargée
d'études
Claire a eu un parcours homogène de sociologie et
arrivée au niveau master, elle s'est orientée vers la voie
professionnelle. Une fois le diplôme en poche (qu'elle obtint avec brio)
elle s'est vu proposer un contrat par son ancien directeur de mémoire
pour travailler en tant que chargé d'études sur des projets de
recherche de sociologie de la santé impliquant notamment de collaborer
avec des chercheurs en provenance d'autres disciplines (biologie,
médecine, statistiques, etc.). Alors qu'au début de son
recrutement on attendait essentiellement de sa part une gestion de volets
d'enquêtes plus globaux (s'adapter à la thématique pour
passer des entretiens afin de répondre à des questions
formulées par d'autres chercheurs) progressivement, elle s'est vu
accorder de plus en plus de responsabilités et de temps de travail
(passant d'un mi-temps à un temps plein). Aujourd'hui, si on se fie
à sa fiche de poste, ses missions consistent en autonomie à :
concevoir des projets d'étude ou de recherche et de déterminer
les méthodes et outils appropriés, coordonner les moyens humains
et techniques nécessaires, analyser et exploiter les matériaux,
communiquer et valoriser les résultats. Ces activités semblent
refléter en tout point les différentes étapes d'une
recherche sociologique et c'est sans doute pour cette raison que cette mission,
qui s'inscrit dans un CPER100, prendra la forme d'un travail de
thèse.
|
100 Contrat de plan Etat-Région
197
ANNEXE 9 Grille d'entretien
Trajectoire universitaire/ Etat des lieux/
itinéraires universitaire et professionnel
Le BAC
Le parcours
Le financement des études
Les emplois
L'engagement dans la formation
Pourquoi la sociologie ?
Les recherches/thèse
Le sujet. Choix théoriques et paradigmatiques.
La manière de faire de la recherche.
Les influences de la sociologie/ des sociologues
Comment s'est passé sa trajectoire scolaire et
universitaire ?
-Comment c'est passé le cursus de sociologie ?
-Tu avais de bonnes notes ?
-Comment se passait ta relation avec ton directeur de
recherche (en M1) ?
-En termes de travail, tu travaillais beaucoup en M1 ? Tu
pourrais me donner un indicateur ? 5 h/s, 10h/s ? Plus ?
-Tu lisais beaucoup durant tes études ? Ton cursus ? Tu
as lu combien de livre pour ton mémoire de M1
(approximativement) ? D'articles ?
-L'apport de la sociologie ?
-|Pour ceux qui font une thèse] A partir de quand
t'es-tu senti apte à poursuivre en thèse ? C'est lié
à un
événement particulier ?
-|Pour les thésards] C'est quoi la vie de
thésard ?
-Le salaire. Combien gagnez-vous ?
La fonction du sociologue/rôle de la
sociologie
La pratique professionnelle/Leur définition
professionnelle.
-Décrire la pratique professionnelle.
- L'utilité de la sociologie.
-Identification professionnelle.
Projet
Talon sociologique
*Age.
*Les enfants.
*Profession des parents
*Capital culturel des parents.
*Les grands parents ?
*As-tu eu une éducation religieuse ?
*As-tu déjà eu une activité militante
?
*Est-ce la politique est importante pour toi ?
*C'est devenu important avec la sociologie ?
*La sociologie a-t-elle une dimension politique pour toi ?
|
|