B. Les Amis des arts : une société d'amateurs
et d'artistes au service de l'émulation artistique en Touraine au
début de la Troisième République
La Troisième République souffre d'un
préjugé négatif quant à l'intervention de
l'État dans le domaine artistique. Le manque de financement des
artistes, le retard en terme de création d'institutions et la
réforme des Salons en 1881 sont autant d'éléments que les
commentateurs de l'époque ne cessent de dénoncer, conduisant
à la conclusion prématurée que l'État n'a pas de
politique pour les Beaux-Arts154. Partant de ce constat, un certain
nombre de sociétés d'Amis des Arts sont créées dans
tous les départements dans l'objectif de pallier cette
délégation des affaires culturelles. Pour autant, cette
décentralisation de la vie artistique en province est conduite en
étroite collaboration entre ces associations et le Ministère de
l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes qui s'approprie ce
phénomène et l'érige en pilier de sa politique de
démocratisation de l'art155. Ainsi, l'État veille non
seulement au bon déroulement des manifestations publiques, mais
encourage également la formation de sociétés artistiques.
La période comprise entre 1870 et 1914 s'appréhende dès
lors comme un âge d'or pour les sociétés d'encouragement
aux Beaux-Arts de province.
a) À l'origine de la formation de la
Société des Amis des Arts : l'organisation de
l'Exposition nationale de Tours de 1881
L'organisation de l'Exposition nationale de Tours de 1881,
instaure en Touraine une dynamique artistique qui conduit dans le même
temps à l'établissement de la Société des Amis des
Arts de la Touraine. Cette exposition prend à l'évidence son
inspiration des Expositions
153 Police, associations et cercles, Tours, A.D., 4M 169.
154 DUBOIS, Vincent, « L'art et l'État au
début de la IIIe République, ou les conditions
d'impossibilité de la mise en forme d'une politique », in
Genèses, n° 23, 1996, p. 6.
155 BUCHANIEC, Nicolas, Salons de province, op. cit.,
2010, p. 17.
48
universelles dans la forme, en consacrant une superficie de 1
800 mètres carrés aux Beaux-Arts, mais aussi dans le fond, en
présentant les meilleures productions industrielles et artistiques
anciennes et contemporaines de la nation, comme le sous-entend Félix
Duboz dans sa présentation de l'exposition lors de la réunion des
sociétés des Beaux-Arts des départements, pour laquelle il
intervient en tant que secrétaire du comité d'organisation de
l'Exposition des Beaux-Arts de Tours et membre de la Société
Archéologique de Touraine156. Si les Expositions universelles
sont définies comme « des manifestations célébrant
l'industrie des hommes tout en étant des présentations
exemplaires des techniques, du commerce, de l'art et des manifestations
universelles au sein desquelles les nations cherchent à donner la
meilleure image d'elles-mêmes »157, il semble que ce
caractère puisse s'appliquer - à une échelle plus
réduite - à l'Exposition nationale de Tours, en raison de la mise
en évidence des meilleurs produits industriels et artistiques de la
France et de la localité tourangelle. De fait cette exposition convoque
à la fois l'expression générale de la nation et la
singularité propre à la région.
Tandis qu'à Tours se succédaient des
manifestations artistiques de toutes sortes, parmi lesquelles il faut citer en
première ligne l'exposition des Beaux-Arts organisée par les
soins de la municipalité avec le concours de l'État et l'une des
plus considérables de la province en 1881, la Société des
Amis des Arts de la Touraine, préparait son organisation ; aujourd'hui
l'heure est venue pour elle d'entrer dans une période
d'action158.
L'exposition de 1881 apporte à n'en pas douter un
climat favorable pour la constitution d'une société artistique en
Touraine. Cinq artistes sont à l'origine du comité d'initiative
de la Société des Amis des Arts de la Touraine :
Lucien-Léopold Lobin (1837-1892), Paul Briand, Alexandre Ripault
(1839-1911), Jules-Charles Mahieu et Ferdinand Pitard (1850-1894). Ils se
réunissent une première fois le 5 décembre 1880 dans les
salles de l'Hôtel de ville de Tours, dans le but de constituer une
société qui « prendr[a] part à ce grand réveil
de l'art qui se manifeste partout en ce moment, même dans des villes de
moindre importance que Tours, et dont le passé ne présente pas
des noms aussi illustres que ceux des Clouet, des Juste, des Jehan-Fouquet, des
Michel Colombe, des Pinaigrier »159. Le sentiment
régionaliste qui émane déjà de l'organisation de
l'exposition paraît se retrouver également lors de la formation de
la Société
156 DUBOZ, Félix, « Organisation de l'exposition
des Beaux-Arts de Tours », Réunion des sociétés
des Beaux-Arts des départements à la Sorbonne du 20 au 23 avril
1881, Cinquième session, Paris, E. Plon et Cie, 1881, p. 168.
157 ANDIA, Béatrice de (éd.), op. cit.,
2005, p. 10.
158 S.A.A., « Assemblée générale. 20
mars 1881 », Compte-rendu de l'année 1881, Tours, Imp.
Juliot, 1881, p. 19.
159 Ibid., p. 14.
49
des Amis des Arts, en mettant en lumière les artistes
majeurs de la Renaissance tourangelle, qui ont de surcroît une influence
sur l'histoire de l'art plus large de la nation. De fait, la mise en
évidence de ces artistes laisse suggérer le terreau fertile de la
Touraine, en ce qui concerne la production des artistes vivants placés
sous la protection de cette société artistique. Ce sentiment
semble renforcé au sein de la société, de par les prix de
Rome remportés récemment par les Tourangeaux, Victor Laloux
(1850-1937) et Edmond Grasset (1852-1880) en 1878 ainsi que Jules Roulleau
(1855-1895) en 1880160.
À l'évidence, la création de la
Société des Amis des Arts de la Touraine est impulsée par
l'organisation de cette exposition, comme le confirme Paul Briand dans son
discours prononcé à l'occasion du cinquantenaire de la
société le 20 décembre 1931161. En effet un
certain nombre de membres du comité d'initiative de la
société sont actifs dans la commission chargée de
l'organisation de la section artistique de l'Exposition nationale, à
l'instar du président du comité Lucien-Léopold Lobin et
Alexandre Ripault162. De fait cette commission peut
s'appréhender comme le premier cercle de l'émulation artistique
qui conduit à la constitution de la Société des Amis des
Arts et de son réseau. Autorisée par décret
préfectoral le 15 février 1881 (ann. 2.1.4), la
société concentre un certain nombre de membres du comité
d'organisation de l'exposition des Beaux-Arts, de la commission de la section
rétrospective et du jury de récompenses163 à
l'exemple de Maurice Cottier (1822-1881) peintre formé dans l'atelier
d'Eugène Delacroix (1798-1863) et président des Amis des Arts en
1881, de Félix Laurent (1821-1905), conservateur du musée de
Tours et peintre issu des ateliers privés de Paul Delaroche (17971856)
et de Charles Gleyre (1806-1874)164, Auguste Chauvigné,
céramiste, Pierre Damien, statuaire ou encore Henri Prath (1847-1905)
architecte diocésain en général et architecte de
l'exposition en particulier. Manifestement ce sont des protagonistes issus du
monde de l'art qui participent à l'organisation de l'exposition et
adhèrent dans un premier temps à la Société des
Amis des Arts de la Touraine. Pour autant cette association n'est pas
strictement réservée aux artistes. Elle s'ouvre effectivement aux
amateurs et collectionneurs dont certains sont des
160 S.A.A., « Assemblée générale. 20
mars 1881 », op. cit., p. 16.
161 BRIAND, Paul, « Discours retraçant l'histoire
de la Société des Amis des Arts de la Touraine »,
Cinquantenaire de la Société des Amis des Arts le 20
décembre 1931, Tours, imp. Deslis, 1931, p. 2.
162 VILLE DE TOURS, Exposition des Beaux-Arts, op.
cit., 1881, p. III-IV.
163 Ibidem.
164 BELLIER DE LA CHAVIGNERIE, Émile, AUVRAY, Louis,
Dictionnaire général des artistes de l'École
française depuis l'origine des arts du dessin jusqu'à nos jours :
architectes, peintres, sculpteurs, graveurs et lithographes, Paris,
Librairie Renouard, 1882-1885, p. 925.
50
personnalités influentes du département
d'Indre-et-Loire, à l'exemple de Jacques Drake del Castillo (1855-1918),
deuxième président de la Société des Amis des Arts
de la Touraine, maire de Monts depuis 1873 et député de 1893
à 1906165. En tout l'association réunit 72
adhérents dès mars 1882166.
Lors de la remise des récompenses organisée
à l'issue de l'exposition nationale de 1881, Léon Gambetta
(1832-1882), alors président de la Chambre des députés et
candidat à l'élection législative, semble encourager
l'organisation des manifestations industrielles et artistiques en province et
en particulier à Tours.
Négligez pas, de faire des expositions en province et
surtout à Tours : soyez toujours certain, du succès. N'oubliez
pas que vous aurez toujours pour aides des artisans avides d'apprendre et de
prouver, des défenseurs ardents de l'indépendance pour le travail
et le progrès167.
À l'évidence, Gambetta s'adresse à
l'ensemble des citoyens de la municipalité tourangelle et ne
désigne pas en particulier un cercle ou une association d'amateurs
impliqués dans la croissance industrielle ou artistique du
département. Pour autant, il semble que ses encouragements soient
accueillis favorablement par les membres de la Société des Amis
des Arts de la Touraine qui ne tardent pas à s'employer au
développement du goût des arts en organisant diverses
manifestations artistiques à Tours.
b) La Société des Amis des Arts ou le
développement rapide de la vie artistique en Touraine
Le bureau de la Société des Amis des Arts de la
Touraine s'empresse « d'encourager les arts, d'en propager le goût
et la culture par tous les moyens qui lui paraî[ssent] utiles
»168. De fait, l'émulation artistique à laquelle
aspirent les membres de la société prend des formes
variées, comme l'illustrent ses deux emblèmes jusqu'en 1893, dans
lesquels sont réunis à la fois la palette, le chevalet et le
tableau du peintre, la lyre du musicien, le masque du comédien, le livre
du littérateur et l'aiguière de l'orfèvre (fig. 6 et 7).
En effet, la Société des Amis des Arts de la Touraine ne
privilégie pas dans un premier temps une forme d'art en particulier,
mais a vocation au contraire de proposer des manifestations propres à
chaque domaine artistique.
165 AUGOUVERNAIRE, Martine, op. cit., 1992, p. 41.
166 S.A.A., « Assemblée générale du
18 juin 1882 », Compte-rendu de l'année 1882, Tours, Imp.
Juliot, 1883, p. 15.
167 GAMBETTA, Léon, Discours lors de la remise des
récompenses de l'Exposition nationale de Tours de 1881, in Anonyme,
« Le succès de l'exposition », Journal illustré de
l'Exposition nationale de Tours de 1892, n° 16, 4 juin, p. 8, Tours,
B.M., TD027.
168 S.A.A., « Statuts », s. d., Tours, A.D., 4M 175.
51
Le premier événement public organisé par
la Société des Amis des Arts tourangelle est une «
fête musicale et dramatique » célébrée le 14
mars 1882 et réunissant à la fois des musiciens tourangeaux et
des actrices de la Comédie-Française 169 . Il est
probable que l'organisation de cette manifestation ait été
impulsée et placée sous la direction du violoncelliste et
compositeur Adolphe Grodvolle (1827-1905), vice-président de la
société. Les manifestations musicales remportent un certain
succès et sont organisées à chaque début
d'année. Pour autant, la fréquence d'organisation des concerts
semble relativement faible en comparaison d'autres sociétés. En
effet, la Société philharmonique de Tours refondée en 1871
propose la tenue d'au moins quatre concerts chaque année, ce qui
s'explique à l'évidence par la spécialisation de cette
association dans le domaine musical170. De surcroît la
Société des Amis des Arts se distingue des orphéons ou des
sociétés dramatiques, puisqu'elle ne propose pas à ses
membres de se réunir pour former un orchestre ou une troupe, à la
différence notamment de la Société d'Amateurs Artistes,
fondée en 1867, dissoute en 1871 puis refondée en 1881 (ann.
2.1.3) et ayant vocation de proposer à ses membres « de jouer de
temps en temps quelques petites pièces »171.
Si la musique tient une place importante dans les
activités de la Société des Amis des Arts de la Touraine,
il faut surtout constater que ce sont les arts plastiques qui la font se
développer dans un premier temps. La question de l'organisation d'une
exposition de Beaux-Arts se pose très vite puisque «
témoign[ant] de la vitalité de la Société et
répond[ant] au but qu'elle veut atteindre »172. La
société vise en effet par la tenue de cette exposition à
faire ressortir à la fois le talent des artistes locaux, qui ne
profitent que rarement de l'exposition de leurs oeuvres, tout en apportant une
valeur pédagogique « pour arracher ses contemporains aux
préoccupations matérielles et aux délassements vulgaires
»173. Dès lors une commission d'organisation se met en
place pour l'organisation d'une exposition devant s'ouvrir en octobre 1882, en
accord avec l'autorité municipale. Si cette exposition réunit
à la fois des artistes de la localité et des artistes de
réputation nationale, voire internationale, elle est strictement
réservée aux Beaux-Arts et ne
169 S.A.A., « Assemblée générale du 18
juin 1882 », op. cit., p. 16-17.
170 SOCIÉTÉ PHILHARMONIQUE DE TOURS,
Règlement, Tours, imp. Ladevèze, p. 5, Tours, A.M., 2R
401/2.
171 LATEYE, M. C. : Lettre adressée au préfet
d'Indre-et-Loire en réponse à sa demande de renseignement sur la
société, 9 octobre 1872. Tours, A.D., 4M 171.
Société d'Amateurs Artistes : Lettre
adressée au maire de Tours au sujet d'une demande d'autorisation de
constitution, 1881, Tours, A.M., 2R 401/1.
172 S.A.A., « Assemblée générale du 18
juin », op. cit., p. 17.
173 Ibidem.
52
s'intéresse donc pas aux arts appliqués.
Toutefois, la Société des Amis des Arts de la Touraine envisage
dès 1883, d'organiser une exhibition d'arts décoratifs, en
conséquence de l'organisation d'une exposition artistique par la
Société des Amis des Arts de Blois. S'il peut sembler que ce
choix est pris par dépit, Paul Briand le secrétaire
général, le justifie en insistant sur l'aspect pluridisciplinaire
et sur le large éventail du public des expositions de la
société tourangelle : « C'est au nom de tous et pour tous,
de l'artiste, de l'amateur d'art, du négociant, de l'ouvrier et du
travailleur, que nous avons fondé cette Société
»174.
Si le projet échoue en 1883 et qu'aucune autre
exposition ne voit le jour avant 1885, la Société des Amis des
Arts semble réunir rapidement un public nombreux et toucher une large
part de la population tourangelle en multipliant les actions et en
s'intéressant à plusieurs typologies artistiques. Cette intuition
est confirmée par la croissance rapide du nombre de cotisations (Ill.
3). L'importante croissance entre la première assemblée
générale du 20 mars 1881 et celle de janvier 1882 s'explique
à l'évidence par le jeu des réseaux de sociabilité.
Par ailleurs l'augmentation du nombre de membres et de cotisations entre
janvier et juin 1882 résulte probablement de l'organisation du concert
du début de l'année et de la publication dans la presse de la
tenue de l'assemblée générale, dans laquelle est
lancée l'idée de l'organisation d'une exposition de
Beaux-Arts175. Ainsi la société passe de 185 membres
à plus de 444 sociétaires. À la mi-décembre 1882,
soit près d'un mois et demi seulement après la fermeture de
l'exposition des Beaux-Arts, la Société des Amis des Arts est
sollicitée par 88 protagonistes qui demandent leur
adhésion176.
Comme vous venez de le voir en passant en revue les actes de
la Société des Amis des Arts de la Touraine pendant
l'année qui s'est écoulée, vous jugerez sans doute
qu'après cette première année d'existence effective, la
Société est en voie de prospérité et qu'il nous est
permis d'attendre avec confiance les développements que l'avenir lui
promet177.
Paul Briand se montre encourageant quant au
développement de la société. Elle recueille dans les
premières années de son existence, une adhésion rapide de
la part des Tourangeaux. Toutefois, par la suite il semble que le nombre de
cotisations se stabilise jusqu'à descendre dans les premières
années de la décennie 1890. Au delà de 1893 et
jusqu'à 1919, il est actuellement impossible de définir le nombre
de membres ou de cotisations, faute de sources. Néanmoins la
174 S.A.A., « Assemblée générale du
12 juillet 1883 », Compte-rendu de l'année 1883, Tours,
Imp. Juliot, 1884, p. 17.
175 Anonyme, « Société des Amis des Arts de la
Touraine », Journal d'Indre-et-Loire, n° 144, 9 juin 1882,
p. 2.
176 S.A.A., « Assemblée générale du 17
décembre 1882 », op, cit., p. 22.
177 Ibidem.
53
baisse enregistrée entre 1890 et 1893 peut s'expliquer
par l'arrêt de l'organisation des expositions depuis 1889, notamment
parque que la municipalité de Tours décline le concours de la
Société des Amis des Arts pour l'organisation de l'Exposition
nationale de 1892.
La musique semble prendre le pas sur les arts plastiques. En
effet, le dépouillement de la presse locale démontre que la
Société des Amis des Arts continue d'organiser des concerts et
des soirées dramatiques. Sans tomber en déshérence, en
raison de la présence du musée et de l'école des
Beaux-Arts ainsi que du maintien de l'organisation des loteries pour les
sociétaires des Amis des arts, les arts vivants ne font toutefois plus
l'objet d'expositions en Touraine à partir 1892 et jusqu'à 1898,
comme le démontre le dépouillement de la presse. Il semble donc
que l'encouragement des artistes vivants par la Société des Amis
des Arts de la Touraine se concentre dans un temps relativement court. En
effet, si dans ses premières années la société
organise de nombreuses activités visant à développer les
arts locaux ainsi qu'introduire en Touraine les oeuvres des artistes
étrangers, elle semble rapidement contrainte d'y renoncer.
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