UNIVERSITE PAUL CEZANNE - AIX-MARSEILLE III
INSTITUT D'ETUDES POLITIQUES
MEMOIRE
pour l'obtention du Diplôme
Les indiens mapuches dans les médias au Chili
:
Du mythe du barbare à l'activisme identitaire
transnational
Par Melle. Erika Antoine
Mémoire réalisé sous la direction de M.
Guy Drouot
L'IEP n'entend donner aucune approbation ou improbation
aux opinions émises dans ce mémoire. Ces opinions doivent
être considérées comme propres à leur
auteur.
Mots-clés :
Chili, indigènes, Mapuches, identité,
médias, racisme, information, communication, mythe, discours
Résumé :
Au Chili, les grandes entreprises de presse oeuvrent depuis
plus d'un siècle et demi à la stigmatisation raciale de la
minorité mapuche. Le mythe ancien de l'indigène barbare laisse
progressivement place à la peur d'un Autre terroriste. Si les
médias traditionnels ont contribué à façonner
l'opinion xénophobe et ethno-centrée de la société,
ils offrent, simultanément, de nouvelles perspectives pour les
minorités ethniques. Aujourd'hui, grâce à
l'évolution des technologies de l'information et de la communication, un
espace de liberté s'ouvre pour les revendications identitaires de la
communauté mapuche.
4
SOMMAIRE
INTRODUCTION 6
PREMIERE PARTIE
La construction de l'identité indigène : le
barbare indomptable 18 CHAPITRE 1-
Une idéologie unificatrice et réductrice : la
création de mythes 19 CHAPITRE 2-
« L'humanité contre la bestialité » : le
manichéisme médiatique 33
DEUXIEME PARTIE
L'« autre » dans les organes d'information : la
légende renouvelée 50 CHAPITRE 1-
Le pouvoir symbolique des moyens de communication
51 CHAPITRE 2-
La presse traditionnelle, créatrice de
représentations sociales 69
TROISIEME PARTIE
Les médias modernes : outils
inespérés de la réappropriation identitaire
91 CHAPITRE 1-
Communications transnationales au service des revendications
92 régionales
CHAPITRE 2-
Une nouvelle visibilité sur la scène politique
internationale 113
CONCLUSION 121
ANNEXES 123
BIBLIOGRAPHIE 125
TABLE DES MATIERES 130
Page 5
« J'ai voulu que chacun de mes poèmes devienne
un outil de travail f...] nous avons hérité la vie
déchirée des peuples qui traînent un châtiment des
siècles f...] qui ont été ravagés et réduits
au silence par les époques terribles du colonialisme encore
présent ».
Pablo Neruda, discours de réception du Prix
Nobel de littérature en 1971.
Page 6
Introduction
La résurgence ethnique est au centre des débats
du monde politique et intellectuel assure Gilda Waldman dans Etat,
Législation et Résurgence indigène Mapuche au
Chili1. Si cette donnée a toujours existé depuis
l'apparition des Etats-nations modernes, une nouvelle phase semble se dessiner
depuis la chute du mur de Berlin. De nos jours, le protagonismo2
indigène est devenu l'un des phénomènes les plus
importants dans le monde et représente le principal
évènement politique du continent latino-américain. Cette
dynamique s'explique par l'interaction des facteurs suivants : l'échec
des politiques indigènes adoptées officiellement dans les
années 1940 visant à incorporer les indigènes à la
culture et au développement de la nation, l'impact de la
théologie de la libération et enfin la transformation du
rôle de l'Etat dans un contexte de mondialisation sans cesse
croissante.
A l'occasion de la commémoration du cinquième
centenaire de la découverte de l'Amérique, les universitaires
Gonzalez Casanova et Marcos Roitman3 ont mesuré l'existence
de la réprobation morale de la conquête et de la colonisation des
territoires américains. Dès les années 1960, des
mouvements indigènes se sont notamment organisés en Colombie, au
Guatemala, en Bolivie, en Equateur ou au Chili sans liens avec les partis
politiques ou le système étatique. L'identité collective
s'est alors progressivement construite dans le cadre d'un mouvement
organisé visant à lutter contre la discrimination, pour la
reconnaissance et l'autonomie des peuples indigènes.
Les indiens Mapuches du Chili obtiennent une visibilité
dans l'espace public grâce aux diverses manifestations pacifiques
organisées. Mais, plus encore, et nous pourrions le regretter, les
engagements physiques et violents pour récupérer les terres
ancestrales, les affrontements avec les entreprises d'hydro-électriques
ou forestières occupent le devant de la scène médiatique.
Au-delà du phénomène d'accusation mis en oeuvre par les
médias -et nous y reviendrons abondamment- ces multiples
évènements traduisent bien la
1 WALDMAN Gilda, Estado,
Legislación, Resurgimiento indígena Mapuche en Chile
Cuadernos Americanos-Nueva Epoca, 2001, pp.172-187.
2 Protagonismo signifie ici l'implication
directe des peuples indigènes dans les revendications identitaires, tant
sur la scène nationale face aux pouvoirs politiques établis qu'au
niveau international, notamment grâce aux multiples ONG qui militent pour
la reconnaissance des droits des peuples indigènes.
3 GONZALEZ CASANOVA Pablo et ROITMAN
Marcos, La Democracia en América Latina : actualidad y
perspectivas, Madrid, Editions de l'Université Complutense,
1992.
Page 7
volonté des peuples autochtones d'affirmer une
identité indépendante de l'identité nationale
chilienne.
En effet, les moyens de communication nationaux, aux mains des
élites, ont été et restent encore un vecteur de diffusion
de l'image du Mapuche dans l'imaginaire collectif, l'objet d'une
création symbolique qui témoigne du pouvoir que les publicateurs
de l'information exercent sur la société chilienne. Depuis la fin
des années 1990, mais plus encore avec l'entrée de
l'humanité dans le XXIe siècle, l'information a connu une
révolution sans précédent : rapidité,
universalité, instantanéité. Il est légitime de se
demander à quel point ces récents bouleversements affectent la
communauté mapuche au Chili mais aussi à l'étranger. Ce
phénomène a-t-il ouvert de nouveaux espaces d'expression
favorisant un pluralisme jusque là ignoré ou bien a-t-il
accentué la tendance actuelle de détournement de l'information
par les grands groupes de presse chiliens ?
L'identité indigène dans les discours
d'intellectuels continue à se construire par l'usage d'une dichotomie
sémantique qui pose les fondements d'une relation d'exclusion où
l'indigène est «l'autre». Selon Enrique Luengo4
l'appropriation de «l'autre» dans le discours intellectuel a conduit
à la négation des spécificités des indigènes
face aux différentes cultures nationales d'Amérique Latine. Il
existe donc un discours généralisant au service du logos
occidental qui devient, grâce aux grands moyens de communication, un
outil de discrimination et de fabrication d'un réel altéré
et dénaturé, ce que démontre un exemple récent.
En octobre 2006, le milliardaire américain Bill Gates a
annoncé sa volonté de lancer le système d'exploitation
Windows en langue mapudungun, la langue des Mapuches parlée par environ
400 000 personnes. La société Microsoft propose «
d'ouvrir une fenêtre pour que le reste du monde puisse accéder aux
richesses culturelles du peuple indigène ». La réaction
des leaders mapuches, les lonkos, n'a pas tardé. A travers une
lettre accusant l'entreprise américaine de «piratage
intellectuel» les représentants mapuches ont porté plainte
pour viol de leur héritage culturel. Ils ont également fait part
de leur mécontentement suite à la création par le
gouvernement chilien -sans leur consultation
4 LUENGO Enrique, La Otredad
indígena en los discursos sobre la identidad latinoamericana,
Cuadernos Americanos, Editions Anales, Université de
Göteborg Institut Ibéro-Américain, 1998.
Page 8
préalable- d'une commission d'étude sur la
question. Lorsque mondialisation et revendications identitaires s'affrontent
dans les hautes sphères internationales, la question de l'autonomie d'un
peuple revêt un faisceau d'enjeux qui dépasse le simple cadre
régional initial.
En juillet 2003, le Rapporteur spécial des Nations
Unies, Rodolfo Stavenhagen, a rendu une visite officielle au gouvernement
chilien sur la demande des organisations des peuples indigènes. Le
Rapport Stavenhagen, publié officiellement en avril 2004 devant la
Commission des Nations Unies, décrit la situation dramatique dans
laquelle vit notamment la communauté mapuche :
« [...] née principalement de diverses formes
d'oppression, d'exploitation et de spoliation de leurs terres et de leurs
ressources naturelles qui remontent au XVIe siècle et se poursuivent
jusqu'à nos jours. Les problèmes actuels des peuples
indigènes ne peuvent se comprendre sans se référer
à l'histoire de leurs relations avec la société chilienne.
[...] Sous aucune circonstance, les activités légitimes de
protestation ou les demandes sociales des organisations et des
communautés indigènes ne devront être criminalisées
ou pénalisées »5.
Afin de saisir les enjeux politico-culturels des relations
entre la communauté indigène mapuche et l'Etat chilien et le
rôle des médias, il convient d'expliquer plus en détails
les spécificités de ce peuple. La communauté des Mapuches,
littéralement peuple (che) de la terre (mapu), se partage aujourd'hui
sur les territoires de Patagonie, dans la corne sud de l'Amérique
Latine, à cheval sur le Chili et l'Argentine. Cette étude propose
de limiter le champ d'investigation aux Mapuches qui résident dans
l'actuel territoire chilien, c'est-à-dire à l'intérieur
des frontières en vigueur au XXIe siècle.
Actuellement, le peuple se divise en différentes
sous-catégories qui s'organisent selon des formes politiques et
territoriales distinctes :
- les Picunche, Mapuches du Nord (la partie centrale du Chili)
- les Huenteche, habitants des zones
pré-cordillière et du fleuve Cautin
5 Rapport de l'Envoyé Spécial des
Nations Unies, M.Rodolfo Stavenhagen, sur la situation des Droits humains et
les Libertés Fondamentales des Indigènes suite à sa
mission au Chili. 18 au 29 juillet 2003, p.8.
Page 9
- les Nagche de la vallée centrale de la IXe
région
- les Lafkenche localisés sur littoral, de la VIIIe
à la Xe région
- les Huilliche de la Xe région, dans la province d'Osorno
et Chiloé
- et les Pehuenche dans la cordillère, ils ont
conservé une identité semi-nomade, un
mode de vie montagnard et une économie de consommation
propre.
En 2000, le recensement effectué par l'enquête
sur les Caractéristiques Socio-Economiques Nationales (CASEN) a
estimé que la population indigène du Chili représentait
4,4% de la population totale qui compte 15 millions d'habitants. Les
données fournies, et publiées dans le rapport annuel de la FIDH,
indiquent que 666 128 personnes se considèrent comme appartenant
à l'une des ethnies ou peuples autochtones6. Le peuple
Mapuche représente ainsi l'ethnie majoritaire au sein du territoire
chilien comme nous l'indique le tableau suivant7.
Population indigène par ethnie en 2000
Peuples
|
Population
|
%
|
Aymará
|
60187
|
9,04
|
Rapa-nui
|
2671
|
0,40
|
Quechua
|
15210
|
2,28
|
Mapuche
|
570116
|
85,59
|
Atacameño
|
8171
|
1,23
|
Colla
|
5325
|
0,80
|
Kawaskar
|
3781
|
0,57
|
Yagán
|
667
|
0,10
|
Total des indigènes
|
666128
|
100
|
6 Enquête publiée en 2000 in
SÁNCHEZ Rúben, Caractérisation Socioéconomique de
la Population Indigène.
7 Sources : MIDEPLAN, tableau élaboré
à partir des informations de l'enquête CASEN, 2000.
Page 10
Huit ans auparavant, le même type d'enquête avait
conclu à l'existence de près d'un million d'indigènes.
Toutefois, les données du recensement peuvent faire l'objet de remarques
et de contestations. Le journaliste mapuche Pedro Marimán par exemple
met en cause le questionnement même du recensement. L'une des questions
avait pour but d'identifier parmi la population chilienne quelle proportion
s'auto-identifiait à l'une des « cultures »
indigènes8. Mais l'intitulé même de la question
suppose avant tout une supra-identité commune, il faut que les habitants
soient Chiliens tout d'abord pour pouvoir ensuite s'identifier à l'une
des communautés indigènes.
D'après Pedro Marimán, cette méthode de
recensement implique des distorsions de résultats puisque « le
résultat était prévisible : nombre de Chiliens, sans avoir
d'origines ethniques mapuches, ont réagi en s'identifiant aux Mapuches;
en contrepartie, on peut supposer que certains Mapuches ont refusé de se
reconnaître en tant que Mapuche et, par conséquent, se sont
identifiés aux Chiliens »9. Dans le cadre de ces
recherches au centre de documentation Mapuche Liwen10, il
préfère avancer le nombre de 928 060 personnes de 14 ans et plus
déclarant «appartenir» à la culture mapuche, ce qui
représenterait 9,6% de l'ensemble de la population du Chili. En
élargissant la classe d'âge au groupe des 13 ans et moins, le
nombre obtenu serait de 1 282 111 personnes.
En outre, les chiffres augmenteraient encore plus en
considérant les estimations des organisations indigènes
chiliennes. Dans les années 1990, elles estiment qu'il existe 1,7
millions d'indigènes soit 13,18% de la population totale. Le tableau
suivant11 regroupe les estimations des différentes ethnies
d'après les organisations des peuples autochtones.
8 La question était la suivante : « Si
vous êtes Chilien, vous considérez-vous comme appartenant à
l'une de cultures suivantes ? 1. Mapuche; 2. Aymara; 3. Rapa Nui, 4. Aucune des
précédentes ».
9 MARIMÁN Pedro,
Evolution démographique et migrations, in Identités mapuche
au présent, Nitassinan n°42, Paris, 1995, pp. 10-15.
10 Membre actif du Centre d'Etudes et de
Documentation Mapuche Liwen. Le CEDM Liwen est une institution autonome mapuche
créée en mars 1989 par un groupe de professionnels ayant pour
objet la recherche, la formation et la publication de documents concernant la
communauté mapuche.
11 Enquête citée in TOLEDO
Victor, Situation de Santé des Peuples Indigènes au
Chili, Profil Epidémiologique, OPS et Gouvernement Chilien,
1997.
Page 11
Population Indigène, groupes ethniques
Peuples
|
Population
|
%
|
Aymara
|
125 000
|
7,1
|
Atacameños
|
15 000
|
0,9
|
Colla
|
200
|
0,00
|
Rapa Nui
|
20 000
|
1,1
|
Mapuche
|
1 600 000
|
90,9
|
Kawasqar
|
101
|
0,00
|
Yámana
|
74
|
0,00
|
Total des indigènes
|
1 760 375
|
100
|
Même si les estimations divergent, il est évident
de constater que le peuple mapuche représente la majorité
ethnique au sein des peuples originaires du Chili. Il constitue, selon les
organismes de recensement, entre 80 et 90% de la proportion des peuples
indigènes du Chili.
La répartition géographique de ces derniers
exprime parfaitement l'évolution des difficultés
politico-économiques que les Mapuches affrontent depuis maintenant un
siècle et demi. L'essentiel de la communauté, 58,75% de la
population mapuche, réside dans les grands centres urbains pourvoyeurs
d'emplois comme l'agglomération de Santiago et les communes de
Concepción, Talcahuano, Temuco, Valparaíso, Viña del Mar,
Valdivia et Osorno. Cette migration vers les zones urbaines est une
conséquence du phénomène croissant de paupérisation
des Mapuches, qui souffrent d'un chômage massif et délaissent par
conséquence les zones ancestrales au sud du fleuve Bio-Bio. Ces
territoires sont réduits à portion congrue aujourd'hui en
comparaison à l'étendue des terres mapuches avant
l'arrivée des colons espagnols au XVIe siècle. En Araucanie, le
peuple Mapuche est devenu minoritaire puisqu'il ne représenterait que
26% de la population de cette région12.
12 Pourcentages calculés sur la base des
chiffres de l'Institut National de Statistiques de l'Etat Chilien, 1993.
Page 12
Parmi les personnes qui se considèrent comme Mapuche,
44% d'entre elles appartiennent à la diaspora vivant en région
métropolitaine de Santiago. L'existence d'une telle diaspora est loin
d'être récente, elle est effective depuis déjà de
nombreuses décennies.
En outre, ces enquêtes montrent que la communauté
indigène est particulièrement touchée par la
pauvreté en comparaison avec la moyenne nationale. Il y aurait un
écart de 12 points entre le niveau de pauvreté des
indigènes et des non-indigènes. En outre, Rúben
Sánchez dans Caractérisation Socio-économique de la
Population Indigène, indique que près d'un tiers de la
population indigène vit dans des conditions de pauvreté et
d'indigence. Afin d'en comprendre les multiples causes, le Rapport sur le
Développement Humain au Chili réalisé par le Programme des
Nations Unies pour le Développement en 2002 est particulièrement
éclairant.
« La pauvreté est une caractéristique
commune aux communautés indigènes, qu'elles soient rurales ou
urbaines. [...] La pauvreté est le résultat de nombreux facteurs:
en premier lieu, les communautés indigènes, et en particulier les
Mapuches, ont été victimes d'un processus d'appropriation de
leurs terres par l'Etat entre la fin du XIXe siècle et le début
du XXe siècle, ce qui les a transformé en une population
potentiellement pauvre. En second lieu on aurait assisté à une
perte des ressources, que l'on attribue autant à la perte des terres
qu'à la dégradation des ressources naturelles. En
troisième lieu, le phénomène de pauvreté rurale
chez les indigènes serait à mettre en relation avec la crise de
l'agriculture traditionnelle, imputable à la mondialisation et à
l'ouverture des marchés. Les paysans producteurs ont vu tomber
relativement les prix de tous les biens qu'ils produisaient traditionnellement,
comme le blé, les pommes de terre, les légumes secs ou la viande.
En quatrième lieu, les communautés mapuches se seraient
principalement retrouvées encerclées par l'extension des
forêts du sud du Chili, avec de graves conséquences au niveau
environnemental dues à la disparition des sources d'eau,
entraînant la sécheresse permanente des sols ainsi que des
difficultés pour mener les activités
agricoles»13.
La situation actuelle des Mapuches dans la
société chilienne du XXIe siècle, le
phénomène de revendications territoriales et, au-delà, la
question de sa reconnaissance
13 Développement Humain au Chili 2002.
Programme des Nations Unies pour le Développement, 2002, cité par
SÁNCHEZ Rúben, Op. Cit.
Page 13
juridique font l'objet de diverses analyses et de multiples
réactions, tant au niveau national qu'à l'échelle
internationale. Avant d'aborder de fait l'étude de ces revendications
identitaires à travers les moyens de communication chiliens et afin de
saisir l'étendue des aspects concernés, il convient de retracer
sommairement l'histoire du peuple mapuche et de son rapport à la terre
ancestrale.
Au XVIe siècle la population mapuche est estimée
à plus d'un demi-million d'habitants et se trouve entre les fleuves
Itata et Cruces, sur une étendue de 54 000 km2. Les Mapuches,
appelés «Araucans» par les Espagnols en
référence à l'Araucanie, ne sont pas organisés
politiquement et ne possèdent pas d'administration
hiérarchisée comme les Incas du Pérou ou les
Aztèques du Mexique. A cette période, la communauté
indigène se compose de quatre catégories de population : les
Picunche au Nord de l'Araucanie, les Peheunche sur les hautes vallées
andines, les Huilliche au Sud de la zone et les Mapuches proprement dits dans
la vallée centrale et sur le littoral.
La Couronne Espagnole tente, sans grand succès, de
coloniser toute l'Araucanie durant la seconde partie du XVIe siècle.
Mais face à la tenace résistance mapuche, l'armée royale
ne réussit pas à s'imposer et souffre de lourdes pertes humaines
dont celle du célèbre fondateur du royaume, Pedro de Valdivia.
Convoité initialement, ce territoire estimé à plus de 10
millions d'hectares coûte finalement plus que les bénéfices
ne peuvent potentiellement rapporter. A la fin du siècle, la Couronne se
résigne à mettre un terme au processus de colonisation à
la frontière nord de l'Araucanie. C'est ainsi que s'ouvre la
période qualifiée de « Guerre Défensive »
pendant laquelle le pouvoir royal coexiste avec le peuple mapuche. Cette
époque de cohabitation relativement prospère s'étend
pendant plus de deux siècles et demi.
En janvier 1641, le traité de paix de Quillin consacre
le fleuve Bio-Bio comme frontière sud du territoire colonial et
reconnaît ainsi implicitement l'indépendance du territoire
mapuche. De fait, cette Paix de Quillin incarne l'acceptation formelle
de la part du pouvoir royal de l'autonomie du peuple mapuche dans les
territoires compris entre le fleuve Bio-Bio au nord -au sud de
Concepción- et le fleuve Toltén au sud. Deux cent cinquante ans
durant, le peuple mapuche n'est donc pas le sujet soumis de la puissance
coloniale. Cet accord est renouvelé à deux reprises en 1803 avec
la signature du
Page 14
Parlement de Negrete puis vingt-deux ans plus tard par le
Parlement de Tapio. Progressivement, la frontière qui délimite
les deux territoires ne symbolise plus l'exclusion et le rejet de
«l'autre» mais favorise bien au contraire la transmission des
connaissances techniques et agricoles tout comme l'influence culturelle
réciproque. Ce cadre d'interaction permet à certains chefs
mapuches au début du XIXe siècle de disposer de belles fortunes
grâce à la prospérité de certaines activités
telles que l'élevage. Un ordre hiérarchique inédit se
constitue au sein des nouvelles grandes familles indigènes. En d'autres
termes, le Chili du XVIe au début du XIXe, alors appelé
Capitania General de Chile, se résigne à octroyer de
larges libertés au peuple mapuche, guerrier, vaillant et victorieux de
l'armée royale. L'ensemble des droits accordés aux Mapuches
favorise le contexte de coexistence entre colons et indigènes.
Puis, la Révolution française et
l'indépendance des treize états d'Amérique du Nord
influencent largement les Chiliens d'origine espagnole (les créoles ou
criollos) à s'émanciper du pouvoir de Madrid. C'est le
12 février 1818 que le « dictateur suprême » O'Higgins
proclame solennellement l'indépendance du pays. Il faudra toutefois
attendre 1833 pour que le pays rencontre la stabilité et se dote d'une
véritable constitution. La consécration de l'indépendance
chilienne vis-à-vis du pouvoir royal espagnol constitue le point
d'origine du douloureux phénomène d'incorporation des terres et
d'acculturation des indigènes. En effet, le Chili indépendant
revendique immédiatement l'intégralité du territoire
depuis la frontière bolivienne jusqu'au Cap Horn, incluant par là
même le territoire ancestral des Mapuches.
Dès 1848, le gouvernement chilien lance une vaste
opération de colonisation notamment grâce aux migrants allemands
appelés et accueillis par le pouvoir entre Puerto Montt et Valdivia. La
soif de terres fertiles, provoquée par la découverte de l'or dans
l'ouest américain, est étanchée par l'incorporation
massive, violente et liberticide des territoires des Mapuches, cadeaux du
gouvernement aux nouveaux arrivants européens. Ces terres sont
considérées comme non exploitées car utilisées
suivant le mode production des peuples indigènes qui vise uniquement
l'autosuffisance. Cette période est qualifiée par le gouvernement
officiel et les historiens de l'époque de « Pacification de
l'Araucanie »14.
14 L'histoire officielle chilienne a
qualifié cette période de « Pacifiation de l'Araucanie
», il est depuis passé à la postérité mais il
reste présenté par les spécialistes et les historiens
comme idéologiquement connoté puisqu'il revêt quasiment
systématiquement les guillemets.
Page 15
Cet euphémisme historique symbolise en fait un
processus de modification de la réalité à travers l'usage
de concepts et de modes de narration volontairement manipulateurs. Nous
explorerons plus en détail cet aspect de la colonisation chilienne en
territoire mapuche à travers les principaux organes de presse de
l'époque : El Mercurio, La Tarántula, El Metéoro
etc. A cette époque donc, le pouvoir chilien implante des forts et
des garnisons militaires sur les nouveaux territoires cibles et les connecte au
reste du pays grâce au réseau ferroviaire et aux nouveaux moyens
de communication tels que le télégraphe. Le pouvoir central se
lance dans l'incorporation massive du sud du pays jusque là
âprement protégé par les irréductibles Mapuches.
La Pacification, cette frénétique incorporation
des terres indigènes ancestrales, prend officiellement fin en 1881, date
à laquelle l'indépendance du territoire mapuche s'achève
et laisse place à l'occupation légitimée par les
créoles. La majeure partie des territoires des Mapuches est mise aux
enchères. Sous l'orchestration du gouvernement central, les peuples
indigènes sont déshérités de leurs ressources
financières, culturelles et cultuelles. La logique expansionniste des
divers gouvernements républicains dicte l'incorporation des terres
d'Araucanie au profit de grands propriétaires fonciers, les
latifundistes. En revanche, des titres de propriétés sont
distribués à certaines communautés, mais il s'agit bien
plus de faire taire les velléités contestataires et cantonner -ou
parquer- les indigènes sur des réserves restreintes.
Un espoir naît au sein des communautés lorsque
Salvador Allende entend lancer une vaste réforme agraire au début
des années 1970. En effet, le président chilien souhaite
redistribuer plus équitablement les terres mais noie finalement leurs
particularités culturelles dans le concept d'unité sociale. A
travers la division égalitaire et désincarnée des lopins
de terre, leur attachement cultuel à la terre est nié.
En 1973, la contre-réforme opérée par
Pinochet marque un revirement total de situation. La tentative d'égale
répartition des terres est intégralement remplacée par une
distribution massive aux grandes entreprises forestières et
hydroélectriques qui s'implantent dans le sud du pays. La terre passe
ainsi définitivement dans le domaine privé. La situation ne cesse
alors de se dégrader pour les Mapuches à la fin du siècle.
En effet, les législations
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favorisent fortement les regroupements et les achats de
terrains par les grands groupes économiques et les propriétaires
étrangers. Après la chute de la dictature pinochétiste,
les Mapuches entreprennent divers recours en justice afin de faire
reconnaître leurs droits. Mais les échecs cuisants se
multiplient.
Le plébiscite de 1990, un refus national à
l'égard de Pinochet, fonde tous les espoirs d'une démocratie
retrouvée dans la personne de Patricio Aylwin, représentant
politique de la Concertation. En 1993, une législation destinée
aux indigènes est votée : la loi n°19 253 sur la protection,
le soutien et le développement des populations indigènes. Si elle
constitue une avancée dans la reconnaissance du peuple mapuche, elle
reste toutefois insuffisante aux vues des revendications internes et des normes
internationales.
En effet, le gouvernement chilien n'a toujours pas
ratifié la convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail
qui constitue l'unique traité international sur les droits des peuples
indigènes. L'ONU ainsi que l'Organisation Inter-américaine des
Droits de l'Homme sont les deux principales instances internationales
dédiées à la protection des droits des peuples
indigènes. Mais, au Chili, cette reconnaissance assurée au niveau
législatif n'est toujours pas inscrite dans la constitution.
Suite aux échecs des recours juridiques, les Mapuches
ont réagit pacifiquement en utilisant les moyens de communication afin
d'interpeller l'opinion publique et de susciter les solidarités. Mais,
alors que les forces de l'ordre répriment violemment les manifestations,
les entreprises forestières obtiennent du gouvernement de la
Concertation la réactivation de la loi anti-terroriste -18.314- et de
sécurité intérieure de l'Etat -19.927-inscrites dans la
constitution par Augusto Pinochet. L'application de ces règles permet la
tenue de procès non équitables : témoins cagoulés,
mise en écoute des avocats de la défense, garde à vue et
période d'isolement prolongée... Ces scandaleuses lois
anti-terroristes excluent également toute possibilité aux
indigènes de recourir au droit civil. Ainsi, à partir de 1997,
une nouvelle période de discrimination s'établit et vise
exclusivement les Mapuches. Ces mesures mettent en place les outils
légaux permettant aux grandes firmes multinationales de faire condamner
toute contestation mapuche à une peine d'emprisonnement minimum de 10
ans.
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L'observatoire des Droits des peuples Indigènes de
Temuco15 rappelle sur son site internet la déclaration faite
par le juriste argentin Antonio Cortina au sujet des implications des processus
pénaux auxquels peuvent être soumis la communauté
indigène. « Le véritable danger des processus
pénaux ne réside pas dans la condamnation mais dans le processus
même, qui signifie toute une série de restrictions et de menaces
cachées ou silencieuses. Les causes témoignent d'un danger et
d'une potentialité répressive constante, c'est pour cette raison
qu'elles sont mises en place. De nombreuses fois, le plaignant sait
parfaitement que le fait commis ne justifie pas la plainte, mais il la fait de
toute manière puisque ainsi il crée un risque
»16.
Aujourd'hui, cette répression s'opère de
manière sous-jacente mais constante. Depuis l'été 2003, de
nombreux procès ont conduit à la condamnation de chefs
traditionnels mapuches à de lourdes peines d'emprisonnement, de dix
à vingt ans de prison. Ces peines dites «exemplaires»
témoignent du contexte de criminalisation de la figure de
l'indigène. Onze Mapuches ont été incarcérés
dans des prisons d'Etat, une centaine est sous liberté conditionnelle
alors que beaucoup de prisonniers politiques payent de lourdes
conséquences telles que les pressions physiques et psychologiques
exercées par les forces de l'ordre sur les membres de leur famille ;
d'autres enfin sont contraints à la clandestinité. La vaste
politique de projets d'investissement ne cesse de prendre de l'ampleur et
constitue une double menace : celle de l'intégrité du peuple
mapuche dans ses revendications légitimes mais plus encore celle du sol
pillé, exploité et pollué, graal fragile des affrontements
séculaire
15 Cette organisation non gouvernementale est
née en 2004 dans la ville de Temuco à l'initiative d'un groupe de
citoyens. Il a pour objet la promotion de la reconnaissance des droits
indigènes au Chili envers l'opinion publique nationale et internationale
et les moyens de communication.
http:// www.observatorio.cl
16 CORTINA Antonio, En
Marcha, avril 2003, Année VI, n°31, in
http://www.observatorio.cl
PARTIE I
La construction de l'identité indigène : le
barbare indomptable
Page 18
CHAPITRE 1- Une idéologie unificatrice et
réductrice : la création de mythes
Section 1- La négation de
l'hétérogénéité indigène : entre
acculturation et assimilation
Page 19
Depuis deux siècles, les intellectuels monopolisent et
figent dans leurs discours la définition de l'indigène sauvage et
inférieur. Ce sujet particulièrement complexe est l'objet
d'étude de l'universitaire Enrique Luengo17 pour qui
l'Amérique Latine est le creuset d'une « altérité
double » : D'une part «l'autre», l'indigène, se
définit en opposition à l'espace américain dans lequel il
s'inscrit et, d'autre part, « la présence de «l'autre»,
en tant qu'agent crée par le pouvoir institutionnalisé,
légitime le discours du colonisateur espagnol dès 1492 ».
Durant la période colonisatrice, les intellectuels
latino-américains créent l'imaginaire de l'indigène
violent et dangereux, mais cette conception prend un véritable essor
avec les discours intégrationnistes des idéologues envoyés
par l'Europe sur les terres du nouveau continent.
Dès les années 1800, la négation de
l'origine d'un peuple multiforme et de l'héritage d'un continent sont
à l'oeuvre. En effet, à l'arrivée des colons, de nouvelles
frontières étatiques sont inventées à partir de
choix géographiques qui ne reflètent pas les
réalités ethniques du continent. Cette nouvelle carte raciale
n'est que l'expression visible de la négation des différences
entre les peuples indigènes et, par là même, de leurs
caractéristiques intrinsèques. Selon Luengo,
l'hétérogénéité culturelle du continent se
voit réduite à quelques artifices niant la diversité et
présentant l'homogénéité comme la
caractéristique permanente de la culture latino-américaine.
Le discours intellectuel au sujet de cette identité
latino-américaine a pris forme selon deux orientations distinctes. La
première d'entre elles est constituée par les penseurs qui
refusent la reconnaissance de «l'autre», de la différence.
Pour ces intellectuels, la mission rénovatrice et civilisatrice du colon
est une évidence. L'indigène ne peut être accepté
dans la société qu'après un processus d'acculturation qui
le débarrasse de toutes ces caractéristiques ethniques. Cette
idée raciste sera celle de l'inégalité des races en droits
et en libertés. Domingo Faustino Saramiento, idéologue
positiviste et Président de l'Argentine en 1868 et 1874, justifie ainsi
l'inégalité des races :
« Il peut sembler injuste d'exterminer les sauvages,
conquérir les peuples qui sont sur un territoire
privilégié, mais grâce à cette injustice
l'Amérique, au lieu d'être abandonnée
17 Professeur à l'université de
Concepción au Chili, Philosophiæ Doctor à l'UCLA University
of California, Los Angeles et Master of Arts à University of
Michigan.
Page 20
aux sauvages incapables de progresser, est aujourd'hui
occupée par la race caucasienne, la plus parfaite, la plus intelligente,
la plus belle et la plus progressive de toute celles qui peuplent la terre.
[...] La population mondiale est sujette à des révolutions
reconnues par des lois immuables, les races fortes exterminent les faibles, les
peuples civilisés supplantent les sauvages dans la possession des terres
» 18.
Inévitablement, ce discours raciste va prendre de
l'ampleur au XIXe siècle et s'inscrire de manière consciente -ou
non- dans l'imaginaire collectif d'une société en quête de
repères sur ce nouveau continent. L'écrivain et philosophe
mexicain José Vasconcelos corrobore ainsi les propos du président
Argentin : « des races inférieures qui iront dans la
progression de l'échelle de l'amélioration ethnique
»19.
Cette conception monologique est au service d'une
idéologie unificatrice qui vise à consolider l'autonomie d'un
continent nouvellement indépendant. Le corollaire de cette perception
est l'inconcevabilité du métissage et du mélange de race
entre blancs « caucasiens », noirs et indigènes. Le
métissage est perçu comme une aberration sociale par cet ensemble
de penseurs. L'écrivain bolivien Alcides Arguedas présente le
colon comme « non contaminé » face à l'autre
qui est « un élément inférieur du point de vue
racial, paresseux et indolent, incapable de s'élever aux sphères
de la haute spéculation, ni même de la haute culture
»20.
Il existe à cette époque une volonté
diamétralement opposée à cette conception monologique :
celle de l'assimilation, de l'intégration de l'indigène à
la culture dominante. Plusieurs figures intellectuelles du XIXe siècle
incarnent cette orientation selon laquelle l'identité
latino-américaine s'inscrit forcément dans un héritage
direct à la période précoloniale. Le romancier
péruvien José María Arguedas s'attache à prouver
comment la mythification de l'héritage précolombien sert les
intérêts de ce courant intellectuel qui marginalise
«l'autre» et le pense phagocyté par la culture dominante. Or,
cette apparente homogénéisation masque des réalités
plus profondes, celles de peuples entiers oubliés par les
mécanismes de pouvoir et de décision. En supposant l'existence
préliminaire des peuples indigènes, ces différents
discours en viennent à proposer une
18 SARAMIENTO Domingo Faustino,
Conflicto y armonías de las razas en América, Buenos
Aires, Editions la Cultura Argentina, 1915.
19 VASCONCELOS José, La
raza cósmica, México, Editions Espasa Calpe, 1966.
20 ARGUEDAS Alcides, Obras
Completas, Mexico, Editions Aguilar, 1959.
Page 21
seule et unique identité indigène. Finalement,
toutes les communautés sont identiques :
l'hétérogénéité ethnique disparaît.
Expression du logos occidental pour Enrique Luengo, la
négation de la spécificité du local est à l'oeuvre
dans le projet politique inauguré par Simón Bolívar,
libérateur du continent et considéré comme le
défenseur d'une Amérique transnationale. Sa proposition
bolivarienne de « nation de nations » sera au coeur de la
réflexion intellectuelle durant plus d'un siècle et demi. Il
expose son idée dans une lettre en 1815 : « C'est une
idée grandiose de prétendre former à partir de la
totalité du Nouveau Monde une seule nation liant toutes les parties
entre elles et à un tout. Puisqu'elle a une origine, une langue, des
traditions, une religion, elle devrait par conséquent avoir un seul
gouvernement qui puisse confédérer les différents Etats
ayant été formés »21.
Même si elle recouvre des objectifs quelque peu
différents, l'idéologie véhiculée par le
poète cubain José Martí débouche sur des effets
similaires à la conception monologique théorisée par
Vasconcelos. En effet, la théorie de Martí se définit
à travers un discours d'auto-affirmation et de résistance qui, en
incorporant l'indigène, lui confisque sa spécificité et
son autonomie. En fait, José Martí tente, à plusieurs
reprises, de définir l'identité latino-américaine en
assimilant «l'autre» tout en lui niant simultanément ses
différences internes. Le but ultime de Martí est de s'opposer aux
prétentions hégémoniques des Etats-Unis. Sa volonté
assimilatrice s'exprime, non sans élégance, ainsi : « La
haine des races n'existe pas, car les races n'existent pas, les penseurs
chétifs, les penseurs de lampes, enfilent et réchauffent les
races de librairie, que le voyageur juste et l'observateur cordial recherche en
vain dans la justice de la nature, de laquelle surgit, dans l'amour victorieux
et l'appétit turbulent, l'identité universelle de l'homme
»22.
L'homme politique et poète cubain propose alors le
concept de « transculturation », une pratique discursive qui
supprimerait ou ignorerait les différences réelles des individus
quand ils sont en dehors du circuit de la culture occidentale dominante.
L'indigène doit
21 Lettres de Jamaïque, Kingston, 6 septembre
1815.
22 Nuestra America, tribune parue dans le journal
mexicain El Partido Liberal le 30 janvier 1891. In
MARTÍ José, Sus mejores paginas,
sélection de Raimundo Lazo, Editions Porrúa, Mexico, 1970,
p92.
Page 22
donc être assimilé à cette culture
régnante, celle de la langue espagnole et de la religion catholique.
Ces penseurs sont à l'origine du processus
d'acculturation à l'oeuvre durant les décennies suivantes et qui
porte gravement atteinte aux minorités indigènes du continent. En
refusant d'admettre la mosaïque culturelle de l'Amérique latine,
ces idéologues endossent la responsabilité de la construction de
l'opinion publique englobante où «l'autre» est
relégué dans les sphères de la marginalité lorsque
les traits d'appartenance communautaire s'affirment trop.
Les trois penseurs, José Vasconcelos, Simón
Bolívar et José Martí s'inscrivent donc dans la même
lutte pour l'indépendante du continent latino-américain et
établissent dans cette optique une identité commune, forte et
homogène. Mais, ironiquement, leurs discours institutionnalisent une
pensée dominante qui reproduit la structure politico-sociale du pouvoir
colonial ennemi.
Cette définition de l'identité
latino-américaine héritée du XIXe siècle a
été revisitée depuis, par le romancier et poète
cubain José Fernández Retamar23. En effet, depuis une
vingtaine d'années, son ouvrage fait figure de référence
lorsqu'il s'agit de la question identitaire en Amérique Latine. L'auteur
reprend Bolívar sur l'idée d'une conscience collective
émancipatrice pour obtenir l'autonomie politique face au pouvoir
colonial. Il s'inspire également de Martí et de son modèle
idéologique refusant le néocolonialisme, enfin, il
reconnaît l'importance de l'analyse marxiste élaborée par
José Carlos Mariátegui en reconnaissant le peuple indigène
comme une classe exploitée dans la société
péruvienne.
Aujourd'hui les personnages de la pièce
théâtre La Tempête créée par William
Shakespeare en 1611 sont élevés au rang de mythes et repris par
de nombreux artistes contemporains. Fernández Retamar en son temps
revisite l'un de ces personnages shakespearien : Caliban.. Dans cette
pièce, Caliban -anagramme de « canibal » en anglais-et Ariel
symbolisent les peuples primitifs esclaves des forces colonisatrices,
campées par
23 FERNÁNDEZ RETAMAR
José, Calibán en esta hora de nuestra America, Casa
de las Americas, 1991, p. 103117. Y Calibán apuntes sobre la
cultura de nuestra América, Mexico, Editions Diógenes,
1974.
Page 23
le personnage de Prosper. Ariel, esprit des airs, et Caliban,
symbole de la terre, se trouvent au centre des querelles qu'ils ne comprennent
pas.
Traditionnellement, les auteurs latino-américains
interprètent et citent Ariel en tant qu'incarnation de l'esclave
indigène24. Toutefois, aux yeux de Fernández Retamar
c'est Caliban qui représente de manière bien plus
appropriée la communauté indigène dominée : en
effet, le personnage de Prospère envahit l'île sur laquelle vit
Caliban, procède à l'assassinat des ancêtres de Caliban
qu'il réduit à l'esclavage. Ainsi la figure de Caliban offre
à Retamar la possibilité de se réapproprier le symbole
shakespearien pour condamner les valeurs anglo-saxonnes dominantes, affirmer
une identité interne et témoigner de la marginalité dont
souffre les minorités25.
Toutefois, cette image du Caliban projetée est
réductrice dans le cadre de l'Amérique Latine, dans le sens
où elle ne représente pas
l'hétérogénéité culturelle, raciale et
ethnique des peuples indigènes. En outre, elle ne fait pas le lien entre
le passé colonial et le présent. Pour Retamar, l'origine de
l'Amérique Latine n'est pas seulement le reflet d'un Caliban
aborigène colonisé, mais bien plus celui d'un Caliban hybride aux
confluences des diverses communautés ethniques, un mélange au
sein duquel se trouvent également les descendants des colonisateurs.
Un discours comme celui tenu par Retamar présuppose
donc l'existence d'une sorte de culture hétérogène
harmonieusement conciliée, un ensemble protéiforme
préparé à affronter le «Prospère»
agresseur. Enrique Luengo résume ainsi l'idée de Retamar en
critiquant également le travail de l'écrivain : « Nous
sommes face à une pratique discursive qui vise à
désapprendre, qui propose un Caliban hégémonique et,
à la fois, passe sous silence la voix des multiples Calibans
indigènes »26.
ATous ces discours étudiés ont en commun une la
justification de l'idéologie unificatrice et réductrice d'un
continent face à la domination coloniale. Les déclarations
officielles exaltant l'unité nationale étouffent petit à
petit les voix de la culture amérindienne.
24 Cette interprétation première est
notamment celle du penseur José Enrique Rodó dans Ariel, 1900.
Son analyse fera l'objet de critique de la part de Retamar qui considère
bien plus Calibán comme représentant du peuple
indigène.
25 La relation entre Calibán et
Prospère a été réinterprétée avec
l'ouvrage de MANNONI Octave, Psychologie de la
colonisation, Paris, Seuil, 1950.
26 LUENGO Enrique, Op. Cit.
Page 24
Simultanément, l'idée d'une grande
coopération internationale réunissant toutes les cultures
transparaît et cristallise les espoirs d'un front uni face aux colons. Le
territoire peuplé des différentes communautés se convertit
en un espace administratif, un Etat-nation qui détruit
l'hétérogénéité initiale -sociale et
territoriale- au profit d'un petit nombre -l'élite-.
L'invasion européenne et la soumission coloniale
dès 1492 incarnent l'origine du traumatisme identitaire vécu par
les habitants originels. Aujourd'hui, ce choc reste encore très
présent dans l'imaginaire de la société. Le système
colonial européen, dès son installation sur le continent
sud-américain, cherche à annihiler la mémoire collective
des communautés amérindiennes. Les pouvoirs nationaux
étatiques d'Amérique Latine favorisent les aspirations de la
minorité créole, et par là même imposent une langue,
une culture, une religion, une histoire. Ce processus peut se traduire par la
désintégration et la marginalisation des communautés
indigènes. Ce constat est tout autant marqué et marquant au Chili
concernant la minorité indigène des Mapuches.
Section 2- La figure du Mapuche voleur : le mythe du «
malón moderno »
Nous allons nous attacher à démontrer avec
précision dans quelles mesures le peuple Mapuche au Chili a
été, et est toujours, au coeur d'un discours informatif
précis, orienté et niant son identité originelle et
culturelle. Intellectuels et médias créeraient donc un imaginaire
modelé par la peur de «l'autre» et la stigmatisation
culturelle.
Cette criminalisation sémantique s'observe depuis les
sphères intellectuelles dès la seconde moitié du XIXe
siècle. Des historiens de renommée nationale tels que Diego
Barros Arana27 et Benjamín Vicuña
Mackenna28 ont stigmatisé l'indigène en ces termes :
«
27 1830-1907, intellectuel et diplomate chilien, son
oeuvre majeure Histoire générale du Chili a été
controversée
28 1831-1886, politicien et historien chilien,
auteur de nombreux ouvrages tels que Ostracisme de Carrera,
Ostracisme de O'Higgins, Histoire de Valparaiso.
Page 25
barbares », « primitifs », « sauvages
», « dépourvu de développement intellectuel »,
« bandits », « barbares belliqueux ». Ce champ lexical
précis met en lumière la création de l'imaginaire
collectif du peuple Mapuche stigmatisé et réduit à
l'état d'animal.
De nombreux historiens ont contribué à
l'élaboration d'un discours raciste qu'ils ont largement diffusé
dans la société chilienne de l'époque. C'est le cas de
Francisco Encina, historien polémique né en 1874 et dont
l'ouvrage à succès Histoire du Chili a été
accusé de plagiat. Il y a écrit « le paysan, dont le
sang était à haute dose mapuche, perdait en moralité,
culture, civilisation s'il échappait au contrôle et au contact des
classes supérieures »29. Cet exemple corrobore les
divers écrits de l'époque qui témoignent d'un racisme
latent voire virulent envers l'indigène. La notion de «devoir
civilisateur» est revendiquée et reprend en partie les
terminologies utilisées par Vasconcelos ou Martí
précédemment cités. Au niveau national, il est
évident que de nombreux penseurs chiliens ont établi le creuset
d'une société double au sein de laquelle le Mapuche peut au mieux
s'intégrer, mais en aucun cas y adapter sa culture originelle.
Prenons l'exemple d'un autre historien de renom : Jaime
Eyzaguirre. Né en 1908 d'une famille catholique appartenant à
l'aristocratie traditionnelle, cet avocat de formation a également
été historien. Il est une des figures du conservatisme chilien du
début du XXe siècle. Sa vision traditionaliste s'articule autour
de deux idées centrales. Tout d'abord, il souhaite dépasser ce
qu'il appelle « la légende noire » de la conquête de
l'Araucanie. Accusé de nier les atrocités commises à
l'époque, il insiste sur la législation libérale de la
monarchie espagnole qui a finalement oeuvré à la protection de la
population indigène. En second lieu, il propose une analyse
inédite du processus d'indépendance qu'il fait dériver sur
la tradition des libertés municipales et l'inversement du centre de
possession de la souveraineté en l'absence du souverain. Ainsi,
Eyzaguirre a tenté de démontrer la fécondité et la
force de la tradition espagnole comme élément constitutif de
l'identité nationale. En 1948, il déclare : «
l'araucan30 ignore la notion de patrie, d'honneur, du
droit, il exalte seulement la force, la sexualité, le vol et l'ivresse
»31. Dans ce cas, contrairement à l'espagnol, le
Mapuche est perçu comme n'ayant pas « de valeurs
29 ENCINA Francisco, Nuestra Inferioridad
Económica, Santiago, Editions Universitaria, 1955, p.48.
30 L'Araucan est le terme utilisé par les
Chiliens de l'époque pour qualifier le Mapuche. Ce terme est tiré
du territoire sur lequel il vit : l'Araucanie. Mais cette terminologie exprime
bien plus le refus par une partie de l'élite d'utiliser le terme de
« Mapuche » qui est issu de la langue indigène le
mapudungun.
31 EYZAGUIRRE Jaime,
Fisonomía Histórica de Chile, Santiago, Editions
Universitaria, 1980, p.36.
Page 26
spirituelles, ni de penchant pour l'abstraction, mais
seulement pour ce qui est tangible »32 et aux yeux des colons, du
domaine du mauvais, du péché.
Le constat est sans appel. Nombre d'historiens, de
politiciens, de journalistes et d'intellectuels ont ainsi modelé des
stéréotypes racistes et, de manière plus marquée,
ont été les acteurs de la reconstitution d'une panique ancienne :
la peur du malón33, c'est-à-dire le membre
d'une tribu d'indigènes nomades se déplaçant à
cheval et dont le but principal est d'attaquer les terres et les villes des
colons. Par extension le terme malones signifiera ces attaques
à proprement parler.
Sonia Montecino explique que le terme malón
provient d'un mythe toujours vivace : celui du Mapuche voleur,
littéralement el Mapuche ladrón. L'auteure insiste sur
la genèse du mythe et sa récupération dans l'imaginaire
collectif. En effet, le peuple mapuche, l'homme plus précisément,
se voit affublé de toutes les caractéristiques les plus
stigmatisantes et alarmistes : guerrier farouche et sanguinaire, voleur de
femmes et de terres, destructeur de champs... L'écrivain et
anthropologue analyse ainsi la définition de «l'autre»
à travers la vision que la société et les intellectuels
ont du métissage.
L'identité métisse serait alors
prisonnière d'une métaphore historique qui pose les balises d'une
manière d'être : le métis trouve son origine biologique
dans l'union d'une mère indienne et d'un père espagnol et son
origine culturelle dans la présence de la mère face à
l'absence du père. Au Chili, le thème du métissage
revêt une importance toute particulière dans la mesure où
« le pays a opté symboliquement pour le coté «
blanc » de l'ethos qui nous particularise : les thèmes que nous
trouvons dans les médias tels qu' «être les Anglais
d'Amérique Latine» ou plus récemment «Chili : un pays
différent» démontrent le type d'option pries face à
la réalité d'une synthèse sociale, produit du
mélange, du syncrétisme, de l'hybridation
»34.
D'après l'anthropologue, prononcer le mot « indien
» au Chili renvoie systématiquement dans l'esprit collectif
à des notions telles que : le retard, la pauvreté, la paresse,
l'ivresse,
32 EYZAGUIRRE Jaime, Op. Cit.
33GARRETÓN Manuel Antonio, SOSNOWSKI
Saúl, SUBERCASEAUX Bernardo, Cultura, autoritarismo y
redemocratización en Chile. Santiago, Editions Fondo de cultura
economica, 1993, p.113 à 120, chapitre El mundo indígena en
el Chile de hoy : temor y tensión de una presencia cité par
MONTECINO Sonia.
34 MONTECINO Sonia, Op. Cit.
Page 27
le visage obscur, les jambes courtes etc. Ainsi
l'allégorie de l'indien symbolise l'inconnu, l'antithèse de la
population se définissant comme blanche. Le concept d'opposition, de
rejet est intériorisé par toute la société
chilienne dès le XIXe siècle. A partir de ces paradigmes du blanc
et du non blanc, la culture métisse chilienne construit progressivement
une identité où le «même», le «blanc»
ne se remet pas en question et ne se pense ni ne se voit différent du
«blanc» développé de l'ancien monde. Par
conséquent, le conflit entre le monde métis -qui se pense blanc-
et indigène prend naissance dans la tension entre les premiers
souhaitant se conformer à une unité, être identiques aux
membres des sociétés modernes et les seconds qui revendiquent
leur culture et leurs spécificités. Ces derniers, les
indigènes, luttent contre la spoliation multiforme de leurs cultures et
leurs ressources. Il est donc évident que la rivalité entre les
deux camps s'enracine dans ces deux orientations de société
diamétralement opposées.
Toutefois il est à noter que la société
métisse doit faire face à une contradiction qui lui est propre.
Sa quête d'homogénéité la pousse à nier
l'existence intrinsèque de «l'autre», de l'indigène, de
la peau foncée qui constitue pourtant une part importante de son
héritage. L'emploi récurrent du terme de malón
participe à la restitution d'une panique ancienne. Pendant la
guerre en Araucanie, les Mapuches envahissent avec violence et
détruisent les villes des colons européens et des créoles.
Cette crainte de l'inconnu envahisseur et perturbateur s'est par la suite
décuplée à cause de la « situation de chaos
vécue par les colons lors des destructions quasi permanentes des centres
de pouvoir ainsi que le vol d'animaux et de femmes »35. Le
mot malón endosse alors toute sa signification puisqu'il donne
naissance au «métis inversé», fruit de l'union jusque
là inédite entre un père indien et une mère
blanche.
Cette image du Mapuche voleur (de terres, de biens et de
femmes) restera inscrite dans la mémoire collective et symbolisera la
crainte du blanc envers le visage sombre. Aujourd'hui, ce danger, même
archaïque, reste d'actualité dans l'esprit de la majorité de
la population. Il revêt bien entendu de nouvelles formes. Les femmes et
les biens, fruits du vol passé, laissent place à la menace du
viol des lois et des droits dont le plus convoité est celui à la
propriété privée.
35 MONTECINO Sonia, Op. Cit.
Page 28
D'après Sonia Montecino, ce malón
moderne est nécessairement assimilé par les Chiliens
à un jouet, un instrument des pouvoirs supérieurs : «
Les Mapuches sont manipulés par un parti politique, par une organisation
internationale qui les encourage »36. De ce fait, il
semble impossible aux yeux des Chiliens, que les Mapuches aient une force
propre, des idées autonomes et des utopies particulières. Par
exemple, les moyens de communication et les discours officiels n'ont eu de
cesse de relier la mobilisation du Consejo de todas las
Tierras37 à un unique code acceptable : le politique et
ses groupes de pouvoirs -ce qui revient au même aujourd'hui que de parler
de l'économique-.
Sonia Montecino ajoute essentiel par ailleurs que cette
ségrégation s'enracine dans l'idée inconcevable pour les
Chiliens que les Mapuches soient acceptés pour leurs
spécificités originelles : « Personne ne s'oppose
à ce que les Mapuches puissent être vêtus de leurs costumes
traditionnels [...] qu'ils occupent un lieu folklorique sans rupture avec
l'imagerie muséographique véhiculée dans les
collèges et les universités. Mais dès l'instant qu'il
s'agit d'approfondir un peu et de développer le problème de la
différence identitaire, l'univers métis [chilien] se
refuse à écouter une vérité historique qui fait
également partie de son avenir : les groupes indigènes dans note
pays ont constitué leur identité antérieurement à
l'Etat»38.
Une terreur s'installe alors et donne libre cours aux
descriptions exagérées, aux réparties xénophobes
sur cet «autre» inconnu qui ne se soumet ni ne se rend.
L'indigène cristallise les peurs par ignorance d'une identité si
différente : langue, couleur, religion, traditions, techniques...
A ce titre, il est intéressant de rappeler les
réactions de scandale suscitées en 1940 lorsque, Pablo Neruda,
alors Consul Général au Mexique, publie l'article «
Nous, les Indiens » dans une revue baptisée
Araucanía avec la photo, en couverture, d'une femme Mapuche.
Fier de son initiative, il en envoie trois exemplaires aux autorités
chiliennes dont un adressé au Président de la République.
Au bout de quelques semaines, les autorités lui somment de changer de
nom ou de cesser la publication. Le poète réplique
36 MONTECINO Sonia, Op. Cit.
37Organisation Mapuche parmi les plus
controversée actuellement, elle s'intitule en Mapudungun Aukin
Wallmapu Ngulam. Elle lutte sur la scène nationale pour la
reconnaissnce des droits des Mapuches et leur autonomie totale.
38 MONTECINO Sonia, Op. Cit.
Page 29
alors au tôlé provoqué « dans un
pays où l'ambassadeur ressemble à
Caupolican39 et le Président de la République
le portrait craché de Michimalonco» 40.Mais les
plus vives critiques s'attaqueront au livre Né pour naître
traitant du racisme des gouvernants. Le prix Nobel de littérature
chilien y décrit une conquête violente et destructrice, il loue la
longue guerre contre le conquérant espagnol et exalte les héros
mapuches tels que Lautaro et Caupolicán. Pour le poète chilien,
seul Alonso de Ercilla y Zuñiga auteur du poème épique
La Araucana41 échappe à la honte : «
le seul à ne pas boire la coupe de sang » dit Neruda.
L'indien Lautaro, personnage centrale du poème épique de Alonso
de Ercilla y Zuñiga, dont la ruse déjoue la
supériorité des troupes espagnoles représente ainsi le
héros d'un pays entier. « Ce poème est devenu pour les
Chiliens, leur épopée nationale fondatrice, au même titre
que L'Iliade et La Chanson de Rolland sont celles de la Grèce et de la
France »42.
Si le discours historiographique a contribué à
coup sûr à la discrimination séculaire des Indiens,
Bernardo Subercaseaux semble faire endosser cette responsabilité
à « l'élite chilienne [qui] s'est
déplacée, au cours du XXe siècle, entre deux
constellations fragiles : la race et le marché, considérant
l'européen comme un moteur du progrès »43.
Dans le cadre d'une société où la notion de race est
encore aujourd'hui sous-jacente, le mythe de la race chilienne homogène
est devenu l'un des fondements de l'identité nationale. Par
conséquent, une telle conception de la nation a fermé les portes
au pluralisme culturel.
Au demeurant, il convient de souligner l'influence des
circonstances politiques dans l'histoire des relations entre Chiliens et
indigènes. Le régime militaire d'Augusto Pinochet (1973-1990) a
lancé une vaste initiative juridique et a voulu clore le débat
lancé au début du siècle concernant la possession
communautaire des terres. La loi votée par la dictature chilienne a
renforcé la propriété privée et a dissolu
juridiquement les différentes ethnies en proclamant de
nationalité chilienne toute personne appartenant aux
39 Caupolicán : Cacique influent du peuple
mapuche pendant la guerre de l'Araucanie. Elu « toqui »
c'est-à-dire leader du mouvement de résistance.
40 Michimalonco : (1510-1550), « toqui »
mapuche, farouche opposant à la conquête des territoires par les
Espagnols en 1540. Il forme avec Caupolicán et Lautaro les leaders
principaux de la défense des territoires pour le peuple mapuche.
41 Ce poème épique a
été écrit par Ercilla y Zuñiga entre 1569 et 1589,
pour célébrer les batailles espagnoles contre les
indigènes et narre les combats entre les troupes espagnoles et les
indiens Mapuches défendant leur liberté et leurs terres avec un
grand courage et au prix de lourdes pertes humaines.
42 HOTS Michel, La Araucana
de Alonso de Ercilla, Paris, Editions Utz - Unesco, 1993.
43 SUBERCASEAUX Bernardo, Chile o
una loca historia, Santiago, Editions Lom, 1999.
Page 30
communautés Mapuche, Aymara ou Rapanui. De l'avis
général, cette loi a marqué le renouveau des mouvements
indigènes et de leur lutte contre le processus
d'homogénéisation culturelle et sociale.
La résurgence de la question ethnique est l'un des
thèmes les plus importants et complexes de la sphère politique et
intellectuelle. En Europe, l'exemple de la question identitaire en Bosnie a
cristallisé les affrontements idéologiques et mis en
lumière un vocabulaire souvent raciste et xénophobe de la part
des politiciens, mais aussi des journalistes européens. Si ce mouvement
a toujours existé depuis la création des Etats-nations, la chute
du mur de Berlin et la décomposition du bloc soviétique ont
provoqué la multiplication et la complexification des enjeux
géopolitiques internationaux. Le rôle principal tenu par les
indigènes est devenu l'un des évènements majeurs
aujourd'hui.
Dans cette lignée, la sociologue chilienne Gilda
Waldman44 a travaillé sur les causes et les
conséquences de ce regain du mouvement indigène au Chili. Dans
son article Etat, législation et résurgence indigène
Mapuche au Chili45, la sociologue distingue une double
caractéristique du mouvement Mapuche : sa visibilité publique
d'une part et, d'autre part, l'émergence de demandes politiques comme
celle d'une nation Mapuche mettant en doute l'homogénéité
de l'identité chilienne et inaugurant un nouveau type de relation avec
l'Etat et la société.
Ce processus de revendication trouve ses fondements dans une
série de différents facteurs. Le premier d'entre eux c'est
l'échec des politiques dites indigénistes adoptées
officiellement dans les années 1940 qui visaient l'incorporation des
indigènes au développement et à la culture nationale. Si
l'intégration culturelle a connu un succès partiel, le
développement économique et social de ces communautés n'a
pas connu la même réussite. Ce constat est confirmé par la
pauvreté et la ségrégation dont souffrent les
indigènes du Chili. Le second facteur déterminant réside
dans l'impact de la théologie de la libération et l'injonction
d'autogestion des indigènes. Enfin, dans un contexte de globalisation et
de mondialisation accrues, l'Etat se voit amputé de nombreuses
44 Sociologue chilienne, titulaire de la chaire de
Théorie Sociale à la Faculté des Sciences Politiques et
Sociales de l'UNAM à Santiago, elle collabore également aux
revues Casa del Tiempo et Revista de la Universidad.
45 WALDMAN Gilda, Estado
legislación y resurgimiento indigena mapuche en Chile, Cuadernos
Americanos, 2001, p. 89-90.
Page 31
prérogatives et semble contraint à
libérer des espaces d'expression pour les revendications ethniques.
Dans les années 1960-1980, de nombreux mouvements de
revendications indigènes partagent la volonté de se
démarquer de l'identité nationale dominante. Ils luttent contre
les formes de discrimination mais pour la reconnaissance et l'autonomie des
peuples autochtones.
Au Chili, la visibilité des Mapuches sur la
scène publique a rendu possible la diffusion à grande
échelle de thèmes relatifs aux droits des minorités et aux
violations politico-juridiques subies. En effet, les manifestations de
protestation, les récupérations violentes de terres, les
mouvements d'opposition sévèrement
réprimés46 sont autant d'évènements
relatés par les médias et donnant lieu à de multiples
accusations souvent infondées. D'après Waldman, la
dévolution de terres constitue l'unique espoir en réponse au
processus d'usurpation de terres et des ressources naturelles qui existe depuis
plus d'un siècle. A cette condition peut-être, le mythe du Mapuche
voleur pourra alors être frappé d'invalidité. Pour le
moment, ce n'est nullement le cas. Comme le rappelle l'auteur italien Ruggiero
Romano : « La déstructuration est donc un élément
déterminant de la conquête. Mais après la conquête,
il devient instrument du maintien de la suprématie de certains groupes
sortis en dominateurs de la conquête»47.
Bien plus, il semble que le processus de colonisation à
l'oeuvre au XIXe siècle se prolonge de nos jours de manière plus
insidieuse à travers la manipulation de l'information. Le
quatrième pouvoir semble participer à bien des égards au
discours stigmatisant, il est l'acteur des accusations féroces
adressées au peuple mapuche. Nous allons le voir, cette tendance est
déjà évidente dans la presse chilienne du XIXe
siècle.
46 Ces mouvements sont menés tant au niveau
économique - en opposition aux grandes entreprises internationales
d'exploitation forestière ou hydroélectriques- qu'au niveau
politique face aux forces de l'ordre chiliennes.
47RUGGIERO Romano, Les
mécanismes de la conquête coloniale : les conquistadores,
Paris, Flammarion, 1972.
Page 32
CHAPITRE 2 - « L'humanité contre la
bestialité » : le manichéisme médiatique
Section 1- L'enjeu de la Guerre en Araucanie : presse
libérale vs presse catholique
Comme nous l'avons abordé en introduction, la guerre
qui s'est déroulée en terre mapuche, l'Araucanie, a
traversé différentes périodes depuis la conquête de
la couronne Espagnole de 1536 jusqu'à l'indépendance du Chili
acquise au XIXe siècle. A cette époque, le conflit acharné
entre le peuple autochtone et l'armée fraîchement
indépendante est baptisé non sans contradiction la «
Coexistence Pacifique ». Le processus de colonisation de cette
étape de l'histoire chilienne peut être envisagé à
l'aune du courant historiographique des Etudes des frontières, dans les
années 1980, théorisé par les intellectuels
américains tels que Frederick Jackson Turner48 et Walter
Prescott Webb49.
§1- La frontière assimilatrice
En étudiant la notion de «frontière»,
les auteurs ont été les précurseurs d'une réflexion
historique en interaction avec les outils d'analyse géographique et
géologique. En adaptant les conclusions des chercheurs américains
à la situation chilienne, il est possible d'avancer que l'espace
frontalier -entre les colons et les indigènes- s'est progressivement
transformé en un espace d'acculturation malgré et par le biais de
la stabilité apparente.
48 TURNER Frederick Jackson,
The Significance of the Frontier in American History, American
Historical Association, Chicago Worlds Fair, discours prononcé 12
juillet 1893 à Chicago. Au cours de son discours il élaborera ce
que l'on appelle désormais «la thèse Turner».
49 WEBB Walter Prescott, The
Great Frontier, Cambridge, The Riverside Press, 1952.
Page 33
L'indigène mapuche est assimilé à la
culture dominante, pour le meilleur et pour le pire. Cette assimilation
s'effectue de manière presque invisible dans les cadres temporels
précédemment évoqués. Les cadres spatiaux sont
déterminés par les grands dispositifs de pouvoir tels que le
commerce, le Parlement ou la mission évangélique.
L'anthropologue Guillaume Boccara50 analyse ces
dispositifs de pouvoir à l'aune des relations Espagnols -natifs
indigènes. Après avoir souligné une première
période de violence et de guerre où les dispositifs de pouvoir
ont été l'esclavage, l'expédition belligérante, une
seconde période se dessine à partir de 1641 à
l'indépendance en 1810, le dispositif de discipline est alors
imposé par les institutions comme le Parlement. Trois vecteurs
d'assujettissement prévalent dans les mains de l'institution
civilisatrice : l'évangélisation, la politique et le commerce.
Tout au long du XIXe siècle, l'Etat chilien n'a cessé de vouloir
intégrer le territoire de l'Araucanie à l'intérieur de ses
frontières pour une occupation définitive des sols du cône
sud. Les appareils de pouvoir se comptent alors au nombre de quatre :
l'appareil légal, militaire, le progrès et les colons. Le pouvoir
légal est alors chargé de régler les questions de
possession de terres, les limites et les droits des habitants. Le dispositif
militaire d'occupation et de conquête s'appuyait sur les diverses
améliorations techniques telles que les lignes ferroviaires, le
télégraphe et les ponts, symboles du progrès galopant.
Enfin, les colons majoritairement européens sont appelés pour
repeupler ces grands espaces afin d'introduire le système
d'économie capitaliste marquant la fin d'un système
indigène de troc et d'échange.
Mais quel est le rôle tenu par les médias dans
cet assujettissement en termes de dispositif de pouvoir ? Durant
l'époque de la « coexistence pacifique », l'idée
centrale de la pensée libérale, principalement diffusée
par les journaux El Mercurio de Valparaiso et El Ferrocarril
de Santiago, est que l'occupation militaire des territoires situés
au sud du fleuve Bio-Bio -et, si nécessaire, l'extermination des
indigènes- représente l'unique moyen pour soumettre
définitivement les Araucans. Le vocabulaire même laisse
transparaître la violence avec laquelle les colons évoquent le
peuple Mapuche.
§2- Le conflit idéologico-médiatique
50 BOCCARA Guillaume, Guerre et
ethnogenèse Mapuche dans le Chili colonial, L'invention du soi,
Paris, L'Harmattan, Collection Recherches Amérique Latine, 1998.
Page 34
Le journal El Mercurio publie ainsi le 27 mai 1859 :
« La question pourrait être présentée de la sorte
: est-il convenable ou non que nous ayons des sauvages indépendants et
féroces au coeur de la République ? ». En
février 1855 l'édition n°2488 de ce même journal
édite : « Je suggère que le gouvernement chilien
s'unisse à la confédération argentine, pour que nous
attaquions ensemble les Araucans, ainsi nous nous emparerons de leurs
territoires fertiles avant qu'ils nous fassent du mal ». Mais
l'exemple du Ferrocarril est tout aussi révélateur du
climat de délation et de stigmatisation du milieu médiatique.
Dans l'édition n°1056 du mois de mai 1859 les Chiliens peuvent
découvrir et lire : « il n'est pas possible de concevoir,
à cette époque, l'existence d'un Etat barbare à
l'intérieur d'un Etat civilisé, et qui, d'autant plus, jouit
d'une pleine indépendance vis-à-vis du Gouvernement national. Le
droit d'occuper militairement l'Araucanie, est dans ce sens une
dérivation directe de ces mêmes droits ».
Finalement, les principaux débats au sujet de
l'occupation des territoires au sud du fleuve Bio-Bio n'ont pas eu lieu au
Congrès, au sein des institutions politiques, mais bien à travers
les organes de presse basés tant à Santiago que dans la
région de Valparaíso.
Les journaux libéraux se sont opposés à
la vision de la publication catholique La Revista Católica
attachée à promouvoir l'évangélisation au sein
des peuples indigènes mais à dénoncer l'occupation
militaire de leurs territoires. La Revista Católica
s'élève ainsi contre les propositions politiques et des
journaux libéraux : « Avec cette guerre, l'article 12 de la
Constitution Politique ne serait pas respecté, c'est-à-dire, le
droit à la propriété ». Il est donc
évident qu'une dualité de perception et de prise de position se
dessine dans les organes de presse, jusqu'alors unique moyen de communication
à grande échelle dans un pays extrêmement
étiré géographiquement.
Un exemple supplémentaire de cette lutte contre les
propositions belliqueuses, c'est le soutien de La Revista Católica
dès les années 1850 au travail de la «
Société Evangélique pour la conversion des
indigènes infidèles du Chili ». Cette institution s'oppose
à l'occupation militaire de l'Araucanie et propose l'installation de
Missions et d'écoles en terre mapuche afin de civiliser les
indigènes et de remédier aux tensions séculaires entre les
deux cultures et peuples. Ainsi, en août 1849 la revue
révèle dans ces colonnes « [...] Pensée belle et
féconde, ouvrir les frontières du ciel à des milliers
d'hommes qui sont nos
Page 35
frères, les sortir de cet état de barbarie
dans lequel ils vivent encore, les instruire, améliorer leur position
matérielle et morale, les civiliser par la religion, cela
représente assurément un projet très digne de coeurs
chrétiens et patriotes ».
La pensée libérale, quant à elle,
soutient deux idées motivant l'occupation militaire de l'Araucanie.
D'une part, les bénéfices qui pourront être obtenus de la
grande richesse du territoire. D'autre part, les vols, les agressions les
malones subis par la population blanche et effectués par les
Mapuches constituent une atteinte à l'ordre public et à la
civilisation nationale. Cette cause est suffisante, à leurs yeux, pour
justifier l'occupation armée du cône sud. Cette idée a
été immédiatement condamnée par la revue catholique
qui indique alors « les indiens sont victimes de vexations des blancs,
qui introduisent des liqueurs et d'autres vices sur leurs territoires, les
faits qui leur sont généralement imputés sont faux ou
exagérés sans justification aucune, et même ainsi, cela ne
justifie pas le meurtre de millier d'indigènes innocents
»51.
Face à l'argumentation du haut commandement de
l'armée, concernant l échec supposé des missions
catholiques situées en Araucanie comme moyen de pacification de la zone,
la publication religieuse réagit fermement en indiquant que «
les missions n'ont pas connu d'échec mais [qu'] elles doivent
se réorienter vers l'éducation des plus petits. C'est avec eux
que l'on s'apercevra du changement et pas avec les adultes, avec eux que nous
arriverons à civiliser l'Araucanie, sans avoir besoin d'employer la
force armée »52.
La longue et virulente discussion ayant opposé la
presse libérale et La Revista Católica peut s'analyser
à travers six aspects principaux de la question mapuche. Sur chacun
d'entre eux, les deux parties sont toujours contredites et n'ont pas
réussi à arriver à un consensus. Le professeur à
l'Université Catholique de Valparaíso, Rodrigo Andreucci
Aguilera, décrit et décode dans son article cet antagonisme entre
presse catholique et presse laïque. D'après l'auteur, les positions
de la presse laïque naissent d'une attitude matérialiste et
utilitaire, recherchant les richesses naturelles et les bénéfices
économiques qui pourraient être obtenus en dominant l'Araucanie. A
l'inverse, la revue catholique met
51 Revista Católica du 24 septembre
1853, n°324, p.324 cité dans ANDREUCCI AGUILERA
Rodrigo, La incorporación delas tierras de Arauco al Estado de
Chile y la posición naturalista de la Revista Católica,
Revista de estudios histórico-jurídicos,
Valparaíso, 1998.
52 Revista Católica du 20
février 1849, n°173, p.23.
Page 36
en évidence les valeurs de fraternité
chrétienne, le respect à la dignité de l'indigène,
au droit naturel. En résumé, La Revista Católica
utilise les mêmes arguments que ceux de la seconde scolastique du
XVIe siècle.
Les missions religieuses en Araucanie représentent le
premier élément de cette analyse. Si la presse libérale
les a vivement critiqués initialement, sa position a
évolué pour ensuite reconnaître les aspects positifs des
missions protestantes. Elle jette, de manière détournée,
le discrédit sur l'Eglise catholique. Le point d'achoppement pour la
presse libérale est justement son souhait de ne pas voir les
indigènes civilisés et pacifiés puisque, dans ce cas, il
n'y aurait plus de justification de l'invasion des territoires mapuches.
Cependant, l'argumentation de la presse laïque devient une invitation
à violer la constitution de 1833, puisque cette dernière
reconnaît la religion catholique comme religion officielle du Chili.
Jusqu'en 1925, il était interdit de pratiquer publiquement toute autre
religion, puis la législation s'est assouplie lorsque le
président de l'époque, Alessandri Palma, a mis en place la
séparation de l'Eglise et de l'Etat.
En soutenant les missions protestantes, la presse
libérale, el Mercurio de Valparaíso en tête,
incite l'Etat à violer la loi suprême. Les raisons sont toutefois
évidentes, les missionnaires protestants sont des commerçants, et
c'est précisément la richesse naturelle de l'Araucanie qui
intéresse la presse laïque. Ainsi le journal La Crónica
dénonce le catholicisme en ces termes : « [...j le
catholicisme est : 1° Incapable de civiliser le monde, alors que les
missions qui ont essayé de la faire le sont. 2° Ce mérite
revient uniquement au protestantisme, ses missions sont supérieures dans
la lecture de la Bible de par le mariage de leurs prêtres et les
entreprises mercantiles qu'ils développent »53.
Le second point d'analyse est le protestantisme à
proprement parler. Dès les années 1850, la presse libérale
a commencé à favoriser la présence des protestants dans le
pays, argumentant leur efficacité dans la mission civilisatrice des
indigènes bien supérieure à celle des missionnaires
catholiques. Pour La Revista de telles propositions sont « [...]
des impertinences du Mercurio de Valparaíso, qui ment,
dégoûte, trompe, ses écrits sont sans substance de fond
»54. Cette publication ne va avoir de cesse de proposer
des reportages
53 Revista Católica, 26 janvier 1850,
n°197, p.215.
54 Revista Católica, 23 février
1850, n°198, p.22.
Page 37
ou des articles concernant les missions catholiques dans le
monde, en soulignant ses résultas et ses vertus. La revue catholique est
donc un appui fondamental pour l'Eglise catholique dont elle vante les
prouesses des grands missionnaires.
Troisièmement, la publication catholique défend
la vérité religieuse et, au-delà, une perception
philosophico-juridique du droit de l'indigène que l'universitaire
Rodrigo Andreucci Aguilera appelle la seconde scolastique. La question du
Mapuche reste centrale dans le traitement de l'information par la revue puisque
c'est le salut ou la condamnation des âmes des personnes
impliquées dans le conflit qui est en jeu. Cette idée est bien
celle qui est au coeur des discussions entre les missionnaires au XVIe
siècle, c'est-à-dire la première scolastique. La violente
opposition entre la revue catholique et la presse libérale, surtout
le Mercurio, est telle que à la une de la revue catholique,
dans le coin droit inférieur de la page il était inscrit en toute
lettres « Le mercurio ment, le mercurio calomnie, le mercurio est un
hérétique ».
L'argument de la richesse du Mapuche constitue notre
quatrième angle d'étude pour aborder les dissensions
fondamentales entre les deux types de presse. La Revista évoque
à plusieurs reprises que l'argument de la supposée richesse de
l'Araucanie (bois, terres, fleuves...) est une aberration des hommes
civilisés. En outre, elle affirme que les indiens ont un droit
légitime sur leurs biens et qu'ils sont propriétaires de leurs
terres depuis des siècles. A ce titre, l'Etat chilien se doit de
respecter le droit naturel qui incombe aux Mapuches et les préceptes
chrétiens qui régissent un Etat se réclamant de cette
confession. La revue catholique indique enfin que cette justification
fallacieuse -la richesse de l'Araucanie- ne doit en aucun cas permettre le vil
asservissement des indiens par l'Etat ou leur extermination.
L'avant dernier point de discorde entre les deux types de
presse se focalise sur la conquête armée de l'Araucanie. Selon la
presse libérale, il s'agit du meilleur moyen pour s'emparer des
richesses des territoires et donc des biens des indigènes. Occuper la
zone avec les armes évite ainsi le lent processus d'acquisition des
terrains, le respect de la législation protectrice des droits des
Mapuches : L'Etat a juste à s'octroyer ces terres pour les vendre
postérieurement. La presse laïque insiste alors « Toute
campagne contre les barbares rencontrera la plus vive sympathie de la nation en
masse, si le gouvernement se
Page 38
résout à la mettre en oeuvre, il ne s'agira
pas d'autre chose que de réaliser le souhait de la majorité.
Seule une philanthropie mal comprise et une humanité intempestive ont
levé la voix mais ne se sont pas fait entendre
»55.La revue catholique a critiqué ces
phrases puisque la volonté d'occuper l'Araucanie avec les armes ne
résulte pas, selon elle, du souhait de la majorité et que cela
donne une fausse image de la réalité aux étrangers, les
« coeurs bons des Chiliens s'opposeront à cette injustice
»56.
Enfin, la lutte entre information religieuse et laïque
s'est tenue autour de l'argumentation élaborée pour
conquérir l'Araucanie. La revue catholique ironise en 1859 : «
Quels sont les faits sur lesquels s'appuie El Ferrocarril pour conseiller
à la nation de s'approprier l'Araucanie par la force ? [...]1.
la férocité et la beauté de l'Araucanie, 2. l'opinion
publique convaincue de la nécessité d'occuper les territoires, 3.
le zèle des missionnaires n'a rien permis d'obtenir, 4.
l'ancienneté du projet de conquête qui date de plus de 300 ans, 5.
les attaques récurrentes qu'ils ont fait subir aux populations
chrétiennes, 6. les Araucans ont participé à nos propres
conflits civils (en appuyant par exemple les révolutions de 1851 et
1859) ». Rajoutons enfin les ultimes phrases de la revue catholique
permettant de bien saisir la différence fondamentale de position
idéologique entre les deux types de presse : « S'il
apparaît juste et plaisant pour le Mercurio d'exterminer les Araucans par
ce qu'ils sont simplement des barbares et possèdent un territoire riche
et fertile, alors nous procréons une nouvelle civilisation de
cruauté et de pillage ».
Le zèle avec lequel les rédacteurs de la
Revista Católica se sont appliqués à
défendre les Mapuches n'est pas seulement du aux fonctions
intrinsèques du moyen de communication sociale, mais bien plus à
un impératif religieux. En effet, les croyants et les laïcs qui ont
participé à l'élaboration de la revue ont fait revivre
à travers les pages, l'ancienne « querelle des justes titres
»57 qui a surgi en Amérique Centrale et en Espagne au
début du XVIe siècle.
Finalement, si la revue s'oppose à toutes les formes
d'occupation, pour des raisons religieuses et des principes moraux, elle offre
simultanément une autre formule, celle de
55 El Ferrocarril, n°1273, 15
février 1858.
56 Revista Católica, 18
décembre 1859, n°616.
57 Cette querelle a été
théorisée par Francisco de Vitoria (1483 ou 1486-1546),
théologien espagnol entré dans l'ordre dominicain en 1504 et
ayant exercé, avec Bartolomé de la Casas, une grande influence
sur Charles Quint. Dans De Indis, il s'intéresse aux droits des
indiens et fait part des excès commis par les conquistadors espagnols en
Amérique Latine. Il affirme par exemple que les Indiens ne sont pas des
êtres inférieurs, qu'ils possèdent les mêmes droits
que tout être humain et sont les légitimes propriétaires de
leurs biens et de leurs terres.
la « civilisation ». C'est pourquoi il est faux
d'affirmer que la presse catholique s'oppose à la possession des
territoires indigènes. Elle expose en revanche la
nécessité de civiliser ce peuple à travers deux moyens
centraux : l'évangélisation et l'éducation.
L'universitaire Rodrigo Andreucci Aguilera explique comment la publication
catholique répète à l'envie que la religiosité et
les principes chrétiens régissant la société
chilienne s'imposent comme les fondements de la civilisation.
Entre presse laïque et presse catholique, le conflit
intellectuel sur la question de l'occupation de l'Araucanie a incontestablement
fait rage. Mais cet affrontement idéologique a moins montré les
divergences d'opinion entre les fins et les moyens de cette occupation que la
naissance d'un véritable pouvoir de persuasion et d'influence des
mentalités : la presse. C'est la place des médias traditionnels
dans la diffusion d'opinion qui se joue à l'époque. La revue
catholique le revendique de manière indéniable : « la
presse est appelée à jouer un rôle principal dans l'oeuvre
de civilisation, en illustrant les questions, en propageant les bons principes,
en inculquant aux citoyens les idées de moralité, de justice et,
en ce qui concerne les autorités, sans lesquelles il ne peut y avoir de
félicité, de paix et de progrès dans l'Etat.
»58
Page 39
Section 2- La fabrication de l'imaginaire sauvage de
« l'Auracan »
Dans cette longue création de l'idéal national
où l'indigène n'a pas sa place, la presse tient un rôle de
premier plan. Les élites ont ainsi régulièrement
instillé l'idéologie dominante à travers les colonnes des
grands quotidiens diffusés à la frontière avec
l'Araucanie. Lorsque le colonel Cornelio Saavedra est mandaté en
Araucanie afin de conclure l'occupation définitive du territoire, les
articles de presse mettent habilement en
58 Revista Católica du 24 novembre
1855, n°415, p.97
Page 40
lumière le caractère guerrier des Mapuches en
contradiction avec l'image alors répandue de l'indien libre et
inspirateur de l'indépendance latino-américaine.
En tant que vecteur de diffusion de l'information, la presse a
toujours joué un rôle important dans les différents
processus historiques du Chili. Son rôle est analysé par
l'historienne Carmen Norambuena : « le rôle que joue la presse
dans le processus de modernisation de l'Araucanie est bien plus grand que celui
que l'on peut lui attribuer, il s'agit d'un vase communicant des politiques
nationales et des aspirations régionales »59. Son
rôle dépasse sa simple fonction d'information, « la
presse devient le meilleur instrument d'éducation réflexive. A
travers son contenu, il est possible d'apprendre à lire, diffuser les
garanties des commerces, toucher les électeurs, analyser les
problèmes locaux, être au fait des évènements
nationaux et enfin connaître les efforts pour maintenir en circulation
ces journaux »60.
§1- La culture médiatique de la terreur
Les logiques d'opposition entre colons et Mapuches sont ainsi
alimentées par les chroniques coloniales dépeignant l'Araucan -le
terme mapuche n'est pas utilisé puisqu'il est issu de la langue des
indigènes, le mapudungun61- comme un être belliqueux,
indomptable et parfois même violent. « Cela fait des
siècles que l'on entend que l'indien d'Araucanie est
irréductible, qu'il est difficile de lui faire courber l'échine
[...] Erreur ! Les indiens d'aujourd'hui ne sont pas ceux
qu'Ercilla62 a immortalisés dans ces poèmes.
[...] Nous avons foi et faisons confiance aux hommes qui dirigent le
destin de la frontière. Nous faisons appel à leur fierté,
à leur patriotisme pour qu'ils réduisent une fois pour toute un
territoire qui n'a jamais été autre chose qu'une anomalie sur
notre carte »63.
La presse de la frontière promeut l'entreprise de
discipline de l'Araucanie à travers une idéologie de terreur, de
peur et de menace. Les informations sont exagérées, les titres
de
59 NORAMBUENA Carmen, La
Araucanía y el Proyecto Modernizador in PINTO
Jorge (éditeur), Modernización, Inmigración y
Mundo indígena. Chile y la Araucanía en el siglo XIX,
Temuco, 1998, 244-245
60 NORAMBUENA Carmen, Op. Cit.
61 Mapudungun ou mapuchedungun ou mapuzugun est la
langue des Mapuches. Mapu signifie « terre » et dungún veut
dire « mot », donc Mapudungun signifie littéralement «
langue de la terre ».
62 Alonso de Ercilla y Zúñiga
(1533-1594) poète espagnol, auteur du très célèbre
poème épique La Araucana publié en 1569.
63 El Meteoro, 17 août 1867.
Page 41
presse annoncent des supposés mouvements
indigènes et fomentent la sensation de vulnérabilité et
d'insécurité de la population. Cet imaginaire sauvage et brutal
infiltre progressivement la psychologie des habitants qui vont peu à peu
exiger que les autorités compétentes prennent des mesures
immédiates pour lutter contre la menace des Mapuches barbares. Au
delà de la peur chronique que suscitent les nouvelles, la sensation
d'insécurité véhiculée entraîne une forte
pression de la population sur les autorités et les représentants
de l'Etat chilien.
Si l'exercice du contrôle du pouvoir et de discipline au
XIXe siècle est assumé par l'Etat, les intellectuels
chiliens ont développé une idéologie de l'occupation
basée sur des concepts comme ceux de la race supérieure, le tout
largement relayée par la presse de la frontière. Víctor
Díaz Gajardo, universitaire chilien auteur d'une thèse sur
l'occupation en Araucanie64 en vient à dire que cette presse
constitue un nouvel espace de diffusion pour les intérêts des
propriétaires des moyens de production économique, ces derniers
demandant une plus grande intervention à la frontière, une
protection accrue et le peuplement des campagnes par des blancs.
Le quotidien La Tarántula écrit en
juillet 1864 : « La véritable pacification de l'Araucanie
consiste dans l'augmentation de la population. Les peurs que les indiens ne se
soulèvent disparaissent petit à petit. Au plus les campagnes se
peupleront, au plus il sera impossible pour les indiens de se soulever
».
D'après l'auteur, les informations contenues dans la
presse de la frontière sont l'expression d'une triple attitude : tout
d'abord l'exagération des articles traitant des attaques
indigènes -en mettant l'emphase sur la `sauvagerie' et la
brutalité des indigènes-, ensuite les nouvelles qui parlent de
l'insécurité des habitants et enfin le flot d'information mettant
en état d'alerte la population civile et militaire. L'ensemble de ce
panorama informatif conduit à la création d'une culture
médiatique de la terreur et de la menace, dans laquelle les habitants de
l'Araucanie doivent vivre en permanence.
§2- Etude croisée de trois quotidiens nationaux
64 DÍAZ GAJARDO
Víctor, Disciplinamiento, miedo y control social : los
`otros' dispositivos de poder en la ocupación de la
Araucanía, Université Catholique Cardenal Raúl Silva
Henríquez.
Page 42
La presse a toujours joué un rôle
déterminant dans le cadre des différents processus historiques au
Chili, pas seulement comme un instrument de diffusion de l'information, mais
bien aussi en tant que catalyseur et canalisateur d'intérêt. Ce
double rôle tenu par la presse est expliqué par l'historienne
Carmen Norambuena65.
Il convient à ce titre de revenir sur le lieu et le
contexte historique de la création de ces titres. Les trois
périodiques de la fin du XIXe siècle qui font l'objet de notre
étude sont nés dans des villages situés à la
frontière, parmi les plus stables politiquement et économiquement
tels que Concepción, Angol, Los Ángeles. Il s'agit de La
Tarántula de Concepción, du journal El Metéoro
de los Ángeles et de l'Araucanía Civilizada
basée à Mulchén.
Si la teneur première de tels périodiques
consiste en des « déclarations de principes, intentions,
objectifs »66, petit à petit, les rédacteurs
mettent en évidence la nécessité du progrès
matériel et moral de la civilisation, du développement de la
région à travers la modernisation de l'agriculture, du commerce,
des voies de transport. Cet impératif de développement a permis
de justifier l'occupation militaire de l'Araucanie et, en réutilisant le
mythe du Mapuche voleur, les titres de presse vont façonner de
manière déterminante la raison même du nouveau conflit : la
victoire de l'humanité sur la barbarie. « Il s'agit [...]
d'ouvrir un centre inépuisable de ressources agricoles et
minières, des nouveaux chemins pour le commerce sur les fleuves
navigables [...] finalement, il s'agit de la civilisation sur la barbarie, de
l'humanité sur la bestialité »67.
La presse de la frontière encourage donc l'entreprise
disciplinaire en Araucanie, à travers la rhétorique de la terreur
et de la menace relayée par l'exagération quantitative de
l'information et le recours systématique à la sensation de
vulnérabilité et d'insécurité vécue dans les
villages. Les titres de presse à travers leurs articles et l'imagerie
ont fomenté la perception négative et raciste de l'ensemble de la
population blanche à l'encontre des indigènes. Cet imaginaire
sauvage et brutal investit progressivement la
65 NORAMBUENA Carmen, La
Araucanía y el Proyecto Modernizador in PINTO
Jorge (éditeur), Modernización, Inmigración y
Mundo indígena. Chile y la Araucanía en el siglo XIX,
Temuco, 1998, pp. 244-245
66 NORAMBUENA Carmen, Op. Cit., p.
246.
67 El Mercurio, 5 juillet 1858.
Correspondance depuis Valdivia, in PINTO Jorge, De la
inclusión a la exclusión, Santiago, 2000, p.131.
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conscience collective et alimente le facteur psychologique de
panique. « De cette sensation de menace permanente résulte une
peur chronique, qui se transforme en un état permanent de la vie
quotidienne »68.
A- L'exagération de l'information : le
sensationnalisme de la peur
Le premier point de notre analyse s'attachera à
démontrer à quel point ces trois grands périodiques
exagèrent les nouvelles et les faits dans un but unique : construire de
toute pièce un ennemi. De nombreux articles d'archives cités dans
la thèse de Víctor Díaz Gajardo transmettent des
informations volontairement erronées. Les chiffres et les données
ne reflètent ainsi pas la réalité et sont l'expression
d'un sensationnalisme de la peur.
El Metéoro dans son édition du 9
janvier 1869 exagère les mouvements des Mapuches dans le but d'inspirer
la terreur concernant leurs actions : « Vous savez que deux milles
indiens ont passés lundi et mardi de la présente semaine la ligne
fortifiée de Malleco. [...] Ils ont volé de nombreux animaux
bovins, des brebis, des chevaux et ont repassé la ligne mardi dans la
journée avec 900 animaux ». Ou bien encore, de manière
encore plus exagérée : « Près de Negrete, l'on
pouvait rencontrer ces gens dans un état lamentable au lever du soleil,
plusieurs fermes incendiées, deux cadavres pulvérisés
parmi les décombres [...] six blessés et parmi eux une fillette
de dix ou onze ans, dont les lamentations déchirent le coeur
»69. Cet article a pour vocation de provoquer la stupeur
chez le lecteur, en mettant en scène des indigènes à la
limite de la bestialité et de l'inhumanité.
La dramatisation de l'information est un processus qui est
à l'oeuvre à la fin du XIXe siècle et, comme le confirme
Elisabeth Lira, il favorise une panique chronique où chacun peut se voir
comme l'éventuelle victime, pas seulement comme un des témoins de
la situation. L'analyse de l'exagération de l'information peut se
décliner selon trois points précis : tout d'abord
démontrer la constante lutte entre civilisation et barbarie, ensuite
semer la peur et l'insécurité chez les habitants et enfin
justifier les violentes représailles
68 LIRA Elisabeth,
Psicología de amenaza política y el miedo, Santiago,
1991, p.7.
69 La Tarántula, 25 juin 1870.
Page 44
menées contre les indigènes. Enfin, selon le
sociologue León Rozitcher « En augmentant le nombre de morts et
la violence suscitée, on recourt à la peur sociale produite face
à l'ennemi et l'on justifie la guerre à proprement parler
»70.
B- L'instauration d'un climat de suspicion
Il convient de montrer ensuite dans quelle mesure le
traitement de l'information s'effectue dans un élan de méfiance
et de défiance envers l'indigène. Effectivement, les organes de
presse jouent un rôle prééminent dans la construction de
l'imaginaire négatif du Mapuche usant d'arguments racistes, s'appuyant
sur une idéologie de l'occupation basée sur la menace et la
terreur constante, finissant par asservir la culture Mapuche.
Ainsi, la peur provoquée par la simple présence
d'un groupe d'indigène dans une ville est suffisante pour exiger
l'extermination immédiate de la communauté entière. Cet
état de fait dans les villes du sud du Chili est repris par le
célèbre historien Jorge Pinto : « Tuer l'indien,
enterrer son visage et le faire disparaître de notre vision semblait
être la solution la plus facile [puisque jusqu'à aujourd'hui
même] la peur de le voir apparaître lorsque nous nous regardons
dans un miroir semble nous incommoder »71.
La méfiance prend naissance dans un supposé
armistice lorsque deux parties en conflit établissent le contact et la
communication, dans le but d'obtenir la paix ou tout du moins afin de
réarticuler les forces en combat. Ce constat éclaire ce qui s'est
produit tout au long du XIXe siècle en Araucanie : le reconditionnement
des forces et des modalités d'attaques et de résistances,
s'appuyant dans le cas des créoles sur la méfiance à
l'égard des indigènes. « A la frontière, personne
ne croit aux indiens tranquilles mais tout le monde attend de donner un coup,
on ne croit pas non plus à l'amitié des indiens des terres du bas
[...] L'expérience nous conseille de ne pas leur faire confiance
»72.
Les exemples sont légions dans les colonnes des
périodiques de l'époque. Les journalistes ne cessent de
diffuser une image négative de l'indien sous-développé et
retardé au regard
70 ROZITCHER León, Efectos
psicosociales de la represión, in MARTÍN-BARÓ
Ignacio, Psicología social de la guerra :trauma y terapia, San
Salvador, Editions UCA, 1990.
71 PINTO RODRIGUEZ Jorge, De
la inclusion a la exclusion, Santiago du Chili, Editions Santiago du Chili
: Idea-Usach, 2000.
72 La Tarántula, 27 mai 1868.
Page 45
de l'évolution du monde. « Sans une loi
sévère contre le crime rien ne se fera en Araucanie, cela sera
dépenses sur dépenses, insécurité pour les voisins
et les colons et nous nous rabaisserons au niveau de la nation la plus
arriérée »73.
En outre, la presse a tendance à exagérer les
informations afin de sensibiliser le gouvernement à l'envoi de nouvelles
troupes à la frontière : « A mesure que l'armée
quitte la frontière, la méfiance augmente et pas seulement la
méfiance commerciale, mais cette peur de l'indigène fait penser
que l'existence des villages est désormais comptée
»74. En effet, une fois la Guerre du Pacifique
terminée, la présence de la force armée est réduite
à portion congrue. Cela explique la crainte croissante des colons
européens et des créoles face à «l'autre», le
sauvage.
Cette guerre d'occupation et d'extermination s'inscrit dans
une « idéologie de l'occupation », selon les termes
de Víctor Díaz Gajardo, qui est orientée politiquement par
les gouvernements successifs et idéologiquement par les entrepreneurs
créoles dont la majorité possède les titres de la presse
frontalière.
Finalement, qu'il s'agisse de l'exagération des
nouvelles ou de la méfiance envers le Mapuche, les rédacteurs de
tels journaux cherchent à propager la peur et la menace parmi les
habitants de l'Araucanie afin que les appels à l'extermination se
fassent chaque jour plus pressants.
C- Le journalisme positiviste et réducteur
D'après les analyses des sociologues
précités, Elisabeth Lira et León Rozitcher, la
désinformation de l'ennemi est un facteur fondamental dans la guerre
psychologique. Cette guerre s'est manifestée dans la presse
frontalière, par l'annonce d'avancées supposées, de
mouvements et d'attaques des Mapuches.
Progressivement, la menace des indiens est devenue une
constante dans le traitement de l'information : « Grande menace en ces
lieux : aujourd'hui nous avons reçu une information selon laquelle les
indiens vont mettre en place une grande attaque -malón-
73 El Meteoro, 29 août 1868.
74 El Meteoro, 29 août 1868.
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pendant les nuits à venir [...] Un grand
mécontentement à cause de l'insuffisance des troupes qui ont
été laissées dans cette zone [...] Avant-hier, les indiens
prirent d'assaut un troupeau de bêtes appartenant à M. Figueroa et
voisins »75. En personnalisant à ce point
l'information, en citant le nom des personnes victimes des vols, les auteurs
des articles nous font alors penser que les attaques indigènes de
touchent pas seulement les forts et les garnisons mais bien encore les petits
villageois comme ce M. Figueroa.
Le 4 novembre 1881 se produit le dernier grand
soulèvement mapuche, qui selon Jorge Pinto, « prétendait
imposer la fondation d'une ville de Temuco forte et l'avancée de la
frontière jusqu'au fleuve Toltén où toute l'Araucanie
fusse secouée par une grande attaque et la menace d'une nouvelle
unité pantribale incluant les Mapuches de l'autre coté de la
cordillère »76. La préparation ainsi que les
détails de cette supposée attaque est largement reprise par la
presse jusqu'en 1883, date de la cuisante et ultime défaite des Mapuches
à Villarica. Effectivement, à cette date, les indiens ne
représentent plus une menace pour les habitants frontaliers. En
revanche, même s'il n'y a plus aucune raison de le faire, la presse
continue à marquer son contenu du sceau de la dénonciation et de
la calomnie.
Durant la première moitié du XIXe siècle,
le mythe de l'indien insoumis prévaut puisqu'il justifie la guerre. Une
fois l'indépendance conclue, l'élite prend les rennes du pouvoir
face aux Mapuches. Soudain ces anciens valeureux guerriers dont « la
lutte contre l'espagnol était apparentée à la lutte pour
leur émancipation »77 deviennent les ennemis
à abattre. Pour l'écrivain Fernando Casanueva la situation est
claire et reste finalement la même : « Le Chili se
présente ainsi, une fois de plus, comme le continuateur de la politique
coloniale »78.
Néanmoins la situation évolue
profondément au cours de la seconde moitié du siècle.
D'après l'historien Jorge Pinto, un triple phénomène
explique l'implantation d'un cadre toujours plus menaçant pour les
Mapuches : « la configuration des Etats nationaux,
75 El Biobío, 16 juin 1879.
76 PINTO RODRIGUEZ Jorge, De
la inclusion a la exclusion, Santiago du Chili, Editions Santiago du Chili
: Idea-Usach, 2000, p. 190-191.
77 PINTO RODRIGUEZ Jorge et SALAZAR
Gabriel, Historia contemporánea de Chile, Tomo II, Actores,
identidad y movimiento, Santiago, Editions LOM, 1999, p. 139.
78 CASANUEVA Fernando, Indios
malos en tierras buenas. Visión y concepción del mapuche
según las élites chilenas del siglo XIX, Editions MIMA, 1998,
p.55-131.
Page 47
l'articulation de leurs économies aux
marchés internationaux et l'étroitesse du marché de la
terre»79. C'est à partir de cette époque que
naît le retournement négatif dans l'imaginaire de l'image du
Mapuche : le héros devient grossier, la figure de l'homme vaillant et
valeureux se mue en un barbare sauvage et animal. C'est ainsi que se profile le
stéréotype négatif alimenté par les chroniques
coloniales des grands quotidiens, vecteurs de diffusion du discours positiviste
et civilisateur de l'époque.
Ce courant de pensée de l'indien barbare n'est pas
propre au Chili, il s'inscrit dans le cadre de la pensée positiviste et
évolutionniste qui s'est propagée depuis l'Europe jusqu'en
Amérique Latine. D'après cette vision, les occidentaux se
positionnent face à l'indigène, à un «autre'' non
civilisé, étranger voire ennemi du développement, du
progrès et de la civilisation.
Sauvage, indomptable, belliqueux, exclu du projet national, le
Mapuche finit par être absent de l'histoire du Chili et la presse joue un
rôle majeur dans ce processus d'exclusion des indigènes. Pour
l''auteur Eduardo Santa Cruz, la presse est le reflet de la
société. « Pour cette raison, étudier et
enquêter sur les discours de la presse est un moyen digne de foi pour
connaître l'imaginaire occulte d'une société
déterminée »80.
Ainsi, il est évident que la presse constitue le
maillon central de l'élaboration de l'idéologie de l'occupation
des terres caractérisée par la fusion des différents
appareils de domination -légal, miliaire, bureaucratique, les colons
européens et le progrès-. En outre, elle est le porte-voix
d'intellectuels et de journalistes véhiculant la culture de la peur et
de l'intimidation. Les sentiments négatifs et dépréciatifs
sont inculqués à la majorité de la population des villages
grâce à la grandiloquence des mots et l'exagération des
faits.
Finalement le sociologue Leonardo León l'exprime avec
justesse, la frontière du XVIIe et XVIIIe siècle illustre la
mutation d'un espace de conflits sporadiques et de syncrétisme en un
espace d'exclusion.
79 PINTO RODRIGUEZ Jorge,
Integración y desintegración de un espacio fronterizo, La
Araucanía y las Pampas 1550-1900, Santiago du Chili, Universidad de la
Frontera, 1996, p. 35-36.
80 SANTA CRUZ Eduardo,
Conformación de espacios públicos, masificación y
surgimiento de la prensa moderna : Chile siglo XIX, Centro de
Investigaciónes Sociales, Santiago, Université Arcis, 1998.
« Spoliation [expoliación],
aliénation [enajenación], ethnocide
[etnocidio], expulsion, exploitation, stupeur [estupor],
esclavage [esclavitud] furent parmi les catégories qui
commencèrent avec la 5e lettre de l'alphabet. Quels autres
délices nous promettait l'usage complet de la langue castillane ?
»81
Page 48
PARTIE II
L' « autre » dans les organes d'information : la
légende renouvelée
81 LEÓN Leonardo, Los
combates por la historia, in GREZ Sergio et SALAZAR
Gabriel, Manifiesto de
historiadores, Santiago, Editions LOM, 1999, p 93.
Page 49
CHAPITRE 1- Le pouvoir symbolique des moyens
de communication
Section 1- Le rôle discriminatoire des
médias et des élites
Avant de s'attacher à l'étude du racisme dans
les médias à proprement parler, il convient de revenir sur la
définition de l'altérité qui semble traverser les
réflexions des intellectuels du siècle dernier. Cet
«autre» est constamment approprié par les penseurs, les
politiciens et les journalistes. Mais comment cette élite, et la
société chilienne en général, se positionne-t-elle
par rapport à «l'autre» ?
§1- L'altérité comme représentation
sociale
A ce titre, les recherches de l'anthropologue Marc
Augé82 sur le sentiment social nous apporte un
véritable socle d'interprétation à partir duquel la
perception de l'autre dans la société chilienne mérite
d'être évaluée. Le sentiment social se positionne
d'après Augé en fonction de deux axes précis.
Premièrement, l'axe de l'identité à l'aune duquel se
82 AUGÉ Marc, Le sens des
autres, Paris, Editions Fayard, 1994.
Page 50
mesurent les divers types d'appartenance qui
définissent les identités de classe d'un individu. Le sentiment
social va donc du plus individuel ou plus collectif. D'autre part, l'axe de
l'altérité met en jeu des catégories plus abstraites et
plus relatives du soi-même et de l'autre. L'hypothèse du
sociologue réside dans le fait que l'activité rituelle aurait
pour objectif principal la conciliation de cette double polarité :
individuel/collectif et soi même/autre.
A la lumière de cette analyse, le problème de
«l'autre» s'est manifesté dans son acception la plus globale
comme un problème de communication entre les différentes
cultures. La découverte de l'autre s'opère dans la
proximité (différences intra-sociales et intra-culturelles) mais
aussi dans la distance (exotisme), celle d'un nouveau monde
défloré au XVIe siècle. L'ethnologie par exemple a mis en
lumière ce phénomène en relation avec la logique de
segmentation de groupes qui se distinguent entre eux et par rapport aux autres
selon différents niveaux de solidarité et/ou d'opposition. Ce
mouvement démontre la difficulté de s'identifier tant au niveau
individuel que collectif.
Dans la perspective latino-américaine, Rossana
Reguillo83 explique que la différence est toujours une «
différence située » ce qui signifie que la différence
acquiert un sens à partir d'un lieu puisqu'il établit les
frontières qui donnent un sens à cette différence. C'est
presque une signification topographique que l'anthropologue délivre.
Ainsi, la différence a été perçue comme une «
déviation » et cette tendance ne cesse de se renforcer aujourd'hui.
Le paysage médiatique, d'après Reguillo, regorge d'exemples qui
montrent que la stratégie centrale pour réprimer la
différence est de la représenter de manière caricaturale.
Enfin, l'évolution actuelle des TIC provoque l'universalisation de la
caricaturisation de l'autre.
Pour Martín-Barbero, ce processus planétaire
qu'il appelle inclusion/exclusion est en train de convertir la culture en un
espace stratégique de tensions émergeantes. Cet espace
déchirerait et recomposerait le vouloir vivre ensemble et les diverses
manifestations (politiques, religieuses, sociales, ethniques, sexuelles). C'est
à partir de ce processus que
83 REGUILLO Rossana, El otro
antropológico. Poder y representación en una contemporaneidad
sobresaltada in Revista Análista 29, Université Autonome
de Barcelone, 2002.
Page 51
se définit la diversité culturelle, à
partir de ce mécanisme qu'il est possible aux communautés
indigènes de résister, de négocier et d'interagir avec la
globalisation.
Finalement à partir du thème de
l'altérité, les deux concepts fondamentaux et
complémentaires sont l'identité et la différence.
L'identité dans sa définition même, implique la
présence de «l'autre» qui se différencie du
«nous». Il y a bien une relation dialectique qui s'établit
entre le «je» et «l'autre» puisque l'identité
n'existerait pas sans l'autre. Finalement, parler de l'identité propre
revient à prendre en compte celle d'autrui.
§2- Le discours médiatique raciste
Nous l'avons expliqué, le XIXe siècle a
été marqué par l'élaboration du mythe de l'indien
sauvage dans les pages des grands quotidiens nationaux et régionaux. Ces
titres de presse tenus par les grands propriétaires blancs ou
créoles contribuent à bâtir les structures d'une
société raciste et excluante, où l'autre n'a pas son
rôle à jouer dans l'histoire et l'identité nationale.
L'Etat est perçu pour de nombreux sociologues comme l'un des instruments
de la classe dominante à travers lequel les indigènes sont
spoliés de leurs droits fondamentaux, au plan matériel
-accès aux terres et à l'eau- mais aussi au plan spirituel. Cette
incorporation des ethnies au modèle dominant provoque la disparition
totale ou partielle des cultures originaires.
Toutefois, depuis la fin de la dictature, un lent mouvement de
pensée souhaite accorder une place importante à la reconnaissance
de la diversité culturelle des ethnies indigènes et leur droit
à vivre sur leurs terres ancestrales. Cet état d'esprit a
conduit, dans les années 1990, à l'instauration de la ley
indigena, la loi indigène. Mais il reste encore beaucoup à
faire. L'indigène continue à être dans une position
marginale. Les prisons d'Iquique - situé dans la 1ere
région- regorgent d'indiens d'Aymara accusés de narcotrafic. A
Santiago, les Mapuches ont des emplois précaires et mal
rémunérés et vivent pour beaucoup sous le poids de la
suspicion et de la discrimination. La société chilienne, classes
populaires incluses, est profondément discriminatoire et
intolérante. Les enquêtes
Page 52
sur l'opinion publique le montrent et l'expérience
quotidienne le confirme. L'opinion de la majorité vante l'illusion
passée de l'indigène et insulte le visage du présent.
A- L'étude de Teun Van Dijk : les représentations
véhiculées par les médias
En 1980, le professeur et linguiste hollandais Teun Van Dijk
développe ses recherches dans des champs politiques et sociaux,
notamment sur la question du racisme dans le discours des élites en
Europe. Il a commencé à s'intéresser aux formes
d'expression, de reproduction et de légitimation du racisme. Il met en
lumière la multitude de supports de diffusion et de discussion qu'il
utilise, tant écrits qu'oraux : les conversations, la presse,
l'information en tant que discours, les livres, les débats
parlementaires ou au sein des élites, les discours corporatistes... Il
s'attache également à étudier les composantes et les
enjeux des discours anti-racistes.
Il existe sans nul doute, des restrictions sociales,
culturelles et cognitives dans les propriétés du discours
informatif. C'est-à-dire qu'il existe une relation systématique
entre le texte informatif -la nouvelle- et le contexte -les circonstances-.
D'après Van Dijk, « il est donc plausible que les formes
structurelles et le signifiant global d'une information ne soient pas
arbitraires, mais plutôt le résultat d'une routine professionnelle
des journalistes dans un cadre institutionnel ainsi que d'une condition
importante pour le processus cognitif effectif tant pour les journalistes que
pour les lecteurs »84.
Afin de saisir le rôle des médias informatifs et
la portée de leurs messages, il est important d'analyser les structures
et les stratégies des différents discours mis en cause mais aussi
les relations entretenues avec les institutions d'une part et le lectorat
d'autre part. Si la compréhension ou la construction de modèles
mentaux est une fonction de la connaissance générale
partagée socialement, alors le contrôle de la dite connaissance
peut contrôler indirectement l'entendement. Par la même, il serait
logique que « les élites souhaitent que cet entendement soit
minimum ou que le public n'ait pas accès aux moyens de communication qui
les pourvoiraient en connaissances antérieures »85.
En
84 VAN DIJK Teun, Discourse
and Communication. Structures of news in the press, Berlin, Editions De
Gruyter, 1985, pp. 69-93.
85 Power and the news media, article ayant
contribué à la conférence internationale «The role of
comunication and information in contemporary societies», Mundaka, Vizcaya,
Espagne, du 13 au 15 septembre 1992 in PALETZ D.,Political
Communication and Action, Cresskill (New Jersey), Editions Hampton Press,
1995, pp. 9-36.
Page 53
clair, dans le cas du Chili, les élites retiendraient
volontairement les informations qui pourraient donner les clés de
compréhension du problème mapuche et donc discréditer le
discours raciste, l'homogénéité de l'identité
chilienne et les actions étatiques répressives.
En plus de la connaissance, Van Dijk mentionne l'existence de
cognitions sociales telles que les schèmes des opinions socialement
partagées, il les appelle les attitudes. Si le contrôle de la
connaissance influence l'entendement, le contrôle des attitudes influence
l'évaluation. Contrôler ces dites attitudes peut être
l'expression du contrôle des moyens de communication de masses, tout
comme leurs sujets, leurs contenus, leur style et leur rhétorique.
Finalement si nous abordons l'influence des messages
médiatiques, il convient d'examiner les processus cognitifs et les
représentations impliquées dans les effets et les usages des
médias pour savoir exactement ce que signifie les termes tels que
«opinion», «attitudes» ou «idéologie du
public» et de quelle manière ils sont liés aux pratiques des
utilisateurs. « Il nous faut mettre l'accent sur l'étude
critique des relations entre discours médiatique et idéologie
dominante qui sont à la base des politiques contemporaines occidentales.
Dans le même ordre d'idée, nous pouvons chercher et formuler des
anti-idéologies capables de cautionner le contre-pouvoir pour
résister aux forces qui s'opposent à l'équité, au
multiculturalisme et à la véritable démocratie
»86.
B- Les médias : une structure intégrante du
pouvoir des élites
D'après le chercheur hollandais, les vecteurs
d'information ne se contentent pas de descriptions passives mais les
reconstruisent activement en se basant sur des sources diverses, elles aussi
bien connotées : les intérêts corporatifs, les valeurs de
l'information, les routines institutionnelles... En un mot, les médias
de l'information oeuvrent à la reproduction et à la
légitimation de l'idéologie, du racisme des élites
politiques, socioéconomiques et culturelles.
· Médias et politique
86 VAN DIJK Teun, The mass
media today. Discourses of domination or diversity?, Ljubljana, Editions
Javnost/The Public, 1995, pp. 27-45.
Page 54
Si les médias ne représentent pas la seule
institution d'élite impliquée dans la reproduction du racisme,
ils restent, pour Teun Van Dijk, les acteurs les plus efficaces dans
l'élaboration d'un consensus ethnique et l'opinion publique. Les
médias remplissent cette fonction en « supportant ou
légitimant les politiques ethniques d'autres groupes d'élite tels
que les politiciens, la police, le pouvoir judiciaire, scolaire ou la
bureaucratie sociale »87. A ce titre, l'analyse des
débats parlementaires, même s'ils sont souvent noyés dans
un discours consensuel et démagogique teinté d'appels à la
tolérance et à l'hospitalité, prouve que l'attitude de
cette élite blanche est à peine différente de celle
professée dans les médias grand public.
En effet, les politiques d'immigration, de populations
réfugiées, les mesures anti-délinquance sont largement
encouragées par la presse grand public et même
légitimées par des reportages volontairement faux et
biaisés. Cette accusation est mise en forme par Van Dijk dans son
article. Il souligne, dans le cas du Chili, la connivence tant de fois
décriée entre grands titres de presse et pouvoir politique. Il
est alors clair que les revendications identitaires des Mapuches ne peuvent pas
pleinement s'exprimer à travers la dite grande presse nationale. Pire,
c'est même elle qui va contribuer à ce que l'image du Mapuche soit
celle d'un voleur barbare et va inculquer le mépris et la stigmatisation
de l'ensemble de la population indigène.
De plus, comme c'est à travers les médias que
le ressentiment populaire atteint les politiciens, ils utilisent en retour
l'argument de la vox populi pour justifier l'élaboration et
l'exécution de politiques ethniques sur l'immigration extrêmement
sévères à l'égard des minorités
ethniques.
· Médias et science
Lorsque de grandes recherches scientifiques menées par
des spécialistes se polarisent sur les propriétés
ethniques des différents groupes en s'appuyant sur des «penchants
culturels» tels que la délinquance, le crime, les déviances
culturelles, la drogue, il est à
87 VAN DIJK Teun, Power and
the news media, article ayant contribué à la
conférence internationale «The role of comunication and information
in contemporary societies», Mundaka, Vizcaya, Espagne, du 13 au 15
septembre 1992 in PALETZ D., Political Communication and
Action, Cresskill (New Jersey), Editions Hampton Press, 1995.
Page 55
regretter que la presse exhibe par la suite ces «
résultats scientifiques ». Le cercle vicieux se dessine alors de
manière évidente. Les enquêtes qui confirment ces
stéréotypes négatifs sont très souvent en page de
couverture, alors que les contre-études qui affirmeraient le
caractère raciste et xénophobe des ces recherches sont totalement
ignorées ou largement discréditées, critiquées pour
leur exagération ou leur caractère ridicule.
En bref, les médias grand public sont une partie
inhérente de la structure de pouvoir des groupes d'élites et des
institutions. Ils mettent en place des modèles de la situation et de la
répartition ethnique qui favorise largement « l'ethnique statu
quo du groupe blanc dominant »88.
Face à ce courant dominant, les acteurs capables de
proposer des définitions alternatives, comme des représentants
des minorités, des partis d'opposition, des critiques universitaires
rencontrent des obstacles systématiques leur empêchant
l'accès aux moyens de communication de masse. Selon Teun Van Dijk, ils
doivent faire face à une violente marginalisation car ils sont vus comme
une menace à l'ordre, à la morale de l'hégémonique
élite. Les recherches universitaires critiques concernant l'implication
des médias dans la reproduction du racisme se voient refuser
l'accès à ces mêmes médias et ne peuvent très
rarement toucher le grand public.
· L'hypocrisie des médias
Van Dijk pousse l'explication du comportement des
médias face à la critique du racisme. En effet, ces derniers ne
se gênent pas pour critiquer ouvertement le racisme latent et virulent de
l'extrême droite en se présentant, à l'inverse, comme
porteurs de valeurs humaines, de tolérance et de respect. Mais cette
dénonciation du racisme implique le déni de leur propre racisme.
Le chercheur ne manque pas d'analyser cet aspect paradoxal en l'expliquant par
la profonde hypocrisie de l'ensemble des médias. Dans le cas du Chili,
les grands quotidiens comme El Mercurio, d'orientation politique
conservatrice, illustre bien cet état de fait. En stigmatisant le
discours ouvertement xénophobe et insultant de l'extrême droite
issue de la dictature, les rédacteurs du Mercurio laissent
penser qu'a contrario ils ne sont pas racistes. Or, nous le démontrerons
par la suite, la teneur
88 VAN DIJK Teun, Op. Cit.
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idéologique des chroniques de ce quotidien de renom
reste très largement marquée du sceau de la stigmatisation
raciale et de l'intolérance. Cette méthode opérée
par les patrons de presse est la même à l'oeuvre lorsque des
partis franchement xénophobes ne sont pas interdits dans le paysage
politique d'un pays. En effet, ces groupes ou organisations deviennent les
parfaits boucs émissaires en cristallisant les critiques et l'attention
du public. Simultanément, un racisme plus souterrain, moins
évident peut prendre tranquillement forme dans les organes de presse ou
les discours des élites supposées plus consensuelles.
De plus, en ignorant les nombreuses formes de discriminations
quotidiennes, les médias lancent des accusations sporadiques contre des
individus qui ont violé les consensus de manière trop
évidente. La couverture médiatique de tels
évènements même si elle est extensive, ne manque pas
d'indiquer le caractère exceptionnel ou individuel de la situation et
non pas structurel tel qu'il serait juste de l'admettre.
La presse ne joue donc pas le rôle d'un passif
rapporteur de la réalité, du mécontentement social, des
décisions politiques ou autre, elle incarne bel et bien pour Van Dijk un
outil de diffusion et de reproduction du racisme. L'auteur précise
« même si la presse libérale exprime des
idéologies ethniques plus modérées qu'une grande part de
la population blanche, la majorité des titres de presse, subtilement et
parfois plus manifestement (pour la presse d'extrême droite) mais
toujours activement, alimente et propage les attitudes ethniques qui
soutiennent le racisme contemporain. Cela se voit [...] à travers les
politiques de recrutement discriminatoire, le regroupement d'informations
partiales, la marginalisation de l'anti-racisme, la sélection de
citations de l'élite blanche, des sujets renforçant les
préjugés, le déni du racisme, la constante
sémantique, stylistique et construction rhétorique du contraste
entre (le bon) nous et (le mauvais) eux »89.
Finalement, la responsabilité des médias dans
la reproduction du racisme s'explique par son unique et vaste champ
d'accès donné au public -il n'y a pas ou très peu de
presse contestataire sur le marché de l'information- en fournissant aux
lecteurs blancs une structure d'interprétation des
évènements liés aux communautés ethniques qui
permettent
89 VAN DIJK TEUN, Op. Cit.
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très difficilement une compréhension et une
(ré)action anti-raciste -c'est le façonnement idéologique
souterrain du lectorat-.
Dans le cadre du territoire chilien, l'attention que
prêtent les journalistes aux groupes ethniques est limitée ou tend
systématiquement à les associer aux faits de violence, de
délinquance ou encore à l'illégalité de leurs
mouvements. La description des minorités indigènes selon des
schémas d'analyse et des discours stéréotypés
conduit certains rédacteurs à parler d'« un peuple
problématique ». Les Mapuches, puisque c'est de ce peuple dont il
est question, sont systématiquement décrits en terme
d'instabilité -sociale, économique, politique-, de trouble
à l'ordre public, ou bien encore de problèmes intrinsèques
à la communauté largement dus à leurs
spécificités culturelles (langue, éducation, religion...).
Les préjudices ethniques médiatisés sont les
éléments déclencheurs de la réaction mapuche,
à travers la création d'un discours public polymorphe que nous
allons aborder dès à présent.
Section 2- Le discours public mapuche à
destination de la presse
En 1990, le retour de la démocratie à travers
la personne de Patricio Aylwin a redonné espoir à la
communauté mapuche. En effet, le nouveau président a signé
en 1989 un nouveau pacte avec les communautés indigènes mais
c'est surtout la ratification de la convention 1969 de l'OIT qui porte en germe
les nouvelles avancées tant attendues par les Mapuches. Grâce
à la signature de ce texte qui reconnaît l'existence et les droits
des minorités, le gouvernement fait voter en 1993 la loi n°19.253
sur la protection, le soutien et le développement des populations
indigènes. Dans la foulée, il crée la Corporación
Nacional de Desarollo Indígena (CONADI), une institution qui a pour
mission de canaliser et de répondre progressivement aux demandes des
peuples originaires et donc en particulier aux Mapuches. La CONADI se penche
spécifiquement sur la restitution des terres, des projets de
développement économique et culturel. Mais, rapidement, ces
avancées font du sur-place. Les gouvernements successifs ne savent pas
définir une politique indigène durable qui résolve au
moins à moyen terme le bourbier politico-juridique de la
communauté mapuche et urgemment ses conditions d'extrême
pauvreté90.
90 Voir l'enquête de Caractérisation
Socioéconomique de la CASEN de 1996, le rapport de la Banque Mondiale de
2001 et l'étude conjointe du PNUD, de l'Université de la Frontera
et du ministère de la Planification et de la Coopération de
2003.
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Le mécontentement de la population mapuche s'affirme
donc avec force. Les représentants de la communauté s'expriment
publiquement comme ils ne l'avaient jamais fait jusqu'alors91. En
voulant prendre de la distance vis-à-vis des partis politiques et du
gouvernement, les nouvelles organisations mapuches élaborent un discours
public inédit. Les premiers représentants de ce discours sont les
intellectuels fondateurs du Centre d'Investigation et de Documentation
Liwen. Ils s'opposent formellement à la promulgation d'une
nouvelle loi indigéniste. Les porte-voix du discours mapuche tombent
progressivement sous le contrôle deux organisations autonomistes
puissantes el Consejo de Todas las Tierras et la Coordinadora
Arauco-Malleko92. Ces deux organisations symbolisent le nouveau
type d'actions mapuches organisées afin de militer pour la
récupération de leurs terres ancestrales. L'Etat devient la cible
des attaques, il est perçu pour la première fois comme le
responsable direct de la précarité touchant les Mapuches.
§1- La multiplicité des supports
Ce phénomène a été analysé
dès la fin des années 1990 par un groupe de spécialistes
du langage de l'Université de la Frontera à Temuco, fief mapuche.
L'un d'entre eux, Hugo Carrasco, tente de le définir : « Le
discours publique Mapuche s'entend comme le complexe multiple et divers de
discours dans lequel ce peuple, à travers ces agents institutionnels
et/ou ses représentants, lance des appels à la
société majoritaire dans laquelle il s'insère pour
réaffirmer ses principes et ses droits, exprimer son
mécontentement, ses demandes et ses revendications et chercher,
également, des formes de rapprochement et de rencontre inter-ethnique et
inter-culturelle » 93.
A la lumière de ces évènements, le
spécialiste en sciences sociales Jaime Otazo s'est attaché
à étudier la naissance et le développement du discours
public mapuche et ses caractéristiques propres94. Il constate
en effet que les demandes des peuples minoritaires
91 Le mouvement mapuche durant une grande partie
de son histoire était sous l'emprise des partis politiques qui se
chargeaient de les représenter sur la scène publique. Pour de
plus amples détails voir BENGOA José,
Historia de un conflicto. El estado y los Mapuches en el siglo XX,
Santiago, Editions Planeta, 2002.
92 Aucán Huílcaman est le dirigeant
de la première organisation, Víctor Ancalaf a été
le fondateur de la seconde, il est aujourd'hui remplacé par José
Huenchunao.
93 CARRASCO Hugo, El discurso
público mapuche, Lengua y Literatura Mapuche, Temuco, Editions
Universidad de la Frontera, 1986.
94 OTAZO Jaime, Demandas del
discurso público Mapuche, Revista Chilena de Semiótica,
2001.
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s'orientent sur des thèmes récurrents comme le
droit, le territoire ; l'économie, la culture, l'identité...En
outre, divers types de support ont permis son expression et sa
visibilité publique. Citons par exemple, le bulletin informatif de
l'Organisation pour la littérature Mapuche Amuldungun ou bien
encore l'organe public de la coordinatrice Mapuche-Huilliche
Fütahuillimapu. Il en existe tant d'autres.
Mais ce qui mérite d'être évoqué
c'est le nombre important de textes bien souvent lus au cours de
conférences, de colloques, de manifestations culturelles, de
communications académiques, de déclaration de principes
d'organisation, des prologues de revues ou d'ouvrages, des articles de presse,
des expositions, des reproduction graphiques, des dessins, mais cette liste ne
se veut pas exhaustive. Otazo l'affirme, la communauté mapuche a su se
réapproprier un discours et par conséquent communiquer sans
l'interférence d'intermédiaires sur leur culture, leur
identité et leurs droits.
§2- La multiplicité des messages : le complexe
textuel
Un ensemble de chercheurs tels que Greimas et Courtés,
Rodrigo, Landowski et surtout Gérard Imbert se sont attachés
à étudier la perspective socio-sémiotique d'un tel
discours afin de comprendre les spécificités culturelles. Ils
appréhendent le discours comme un espace et un instrument d'interaction
entre les sujets. A ce titre, Gérard Imbert présente le discours
politique et celui de la presse comme les expressions les plus
élaborées de ce discours public95.
En admettant la multiplicité des textes qui composent
le discours public mapuche, Hugo Carrasco le conçoit justement comme un
« complexe textuel »96 formé de
systèmes verbaux, de divers types discursifs (lettres,
déclarations, pétitions ...) et de multiples formes
typographiques (feuilles, murs, toile...).
95IMBERT Gérard, Sujeto y
espacio público en el discurso periodístico de la
Transición. Hacia una Sociosemiótica de los discursos sociales,
Teoría Semiótica. Lenguajes y Textos hispánicos,
Madrid, M. A. Garrido, 1984.
96 Ibidem. Le mot en castillan «complejo
textual» n'a pas été traduit jusqu'à
présent, il s'agit donc ici moins d'une traduction ayant autorité
dans les sphères universitaires, que d'une tentative de transposition
littérale imparfaite.
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« Depuis les bois nous nous levons comme des arbres,
nous sommes fleuve, soleil et vent. Liberté à tous les
prisonniers politiques Mapuche ». (Photo prise dans les rues de
Valparaíso en décembre 2005).
Dans le cadre de cet exemple, c'est le support mural qui fait
vivre le discours public mapuche. Sa visibilité est évidente,
mais c'est le message qui raisonne de manière particulière et
révèle toute l'importance de la culture ancestrale Mapuche.
En effet, les termes « arbres », « fleuve
», « soleil », « vent » symbolisent le lien cultuel de
la communauté mapuche avec la terre mère, source première
de leurs croyances et de leurs attentions. Ainsi, l'écrivain
poète et essayiste mapuche Elicura Chihuailaf dans un ouvrage en
castillan et en mapudungun offre témoignage saisissant de la vie d'un
Mapuche, ses origines, ses héritages, ses défis, ses
trésors et ses luttes. Il évoque maintes fois le lien des
Mapuches à la nature et la terre mère.
« La lutte pour la défense de notre terre est
liée à la Tendresse, comme le dit notre peuple. Car, pour tous
les peuples indigènes du continent et du monde, elle est la
Terre
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Mère. C'est elle qui nous abrite et nous offre son
eau, sa lumière, son air, ses aliments. Nous sommes ses fils et ses
filles [...] petit à petit, de génération en
génération, nous écoutons ses mystères qui nous
apprennent à améliorer notre manière de penser, notre
manière de vivre dans sa connaissance de la réciprocité.
Elle nous dit que tous les êtres vivants -dans leur dualité- sont
nos frères, nos soeurs. Le fleuve des jours et des nuits, qui se
révèle à l'intérieur de nous est le coeur qui nous
rappelle le véritable rythme du temps. Les Mapuches, nous n'avons pas
construit d'Etat ni de temple, car la nature nous apporte sa forme
d'organisation et c'est elle notre «temple»
»97.
Pour revenir au discours public mapuche à proprement
parler, le « complexe textuel » tel que défini par
Hugo Carrasco, se transforme à mesure que les spécialistes
progressent dans leurs connaissances théoriques et empiriques. C'est
ainsi que la définition initiale de Carrasco se voit enrichie de
l'adjectif « poly-systémique » en plus de « complexe
textuel ». Par conséquent, dire que le discours public mapuche est
un « complexe textuel poly-systémique » signifie pour Carrasco
une totalité discursive et textuelle simultanément complexe,
plurielle et diverse.
Plusieurs caractéristiques permettent de
définir un tel discours. Tout d'abord, il doit être hybride et
hétérogène, ensuite il doit être défini par
les grandes lignes des discours de presse. En outre, ce discours public
s'inscrit dans le maintien, quoi que parfois chimérique, de
l'identité propre de la communauté.
Enfin, en ce qui concerne sa fonctionnalité,
« il n'est pas clair si les Mapuches croient réellement que
l'échange de discours dans la sphère publique est un moyen
efficace pour faire entendre leurs revendications [...] ou si, au contraire, il
ne s'agit que d'un moyen d'expression symbolique d'identité [...] dans
lequel le discours ne remplit qu'une fonction basiquement représentative
ou déclarative »98
§3- Enquête sur les typologies discursives
97 CHIHUAILAF Elicura, Recado
confidencial a los chilenos, Santiago, Editions LOM, 1999, p.128.
98 CARRASCO Hugo, "El discurso
público mapuche: complejo textual polisistémico producido para la
prensa", Comunicación y Medios, 2001.
Page 62
Afin de comprendre les réussites et les échecs
rencontrés par les communautés mapuches sur la scène
publique et pour analyser le rôle précis de la presse dans le
traitement médiatique des paroles des caciques et des organisations, il
convient de rentrer dans le détail des classes discursives,
c'est-à-dire les différents types de discours employés en
faveur de la cause mapuche.
A- Sur-représentation du discours mapuche pour la
presse
L'étude de trois cents textes tirés de discours
publics mapuches a permis à l'équipe
d'universitaires travaillant sur le Projet Fondecyt 1000234 de
mettre en lumière une
typologie des « classes discursives » du discours
mapuche. Les neuf catégories suivantes
ont découlé de cette enquête99
:
- la déclaration publique à 32,73%, à
l'intérieur de laquelle se trouve les
déclarations publiques (43,02%), les déclarations
(13,44%), les déclarations de
presse (17,20%) et les déclarations mapuches (5,37%)
- les communiqués à 26,19%, divisés entre
les communiqués (56%), les
communiqués de presse (32,2%) et les communiqués
mapuches (11,8%)
- les lettres à 18,45%, partagées entre les
lettres ouvertes (52,4%) et les lettres
fermées (47,6%)
- les manifestes avec 0,59%
- les convocations à 0,59%
- les documents, propositions et assimilés à
5,95%
- les bulletins, les revues et assimilés à
6,54%
- les conclusions d'assemblée, de congrès et
assimilés à 1,19%
- divers textes non identifiés 4,76%
En analysant ces informations selon les types de textes,
trois domaines discursifs centraux apparaissent. Premièrement, les
déclarations publiques et les communiqués correspondent à
des textes propres aux méthodes du discours journalistique. Ensuite, un
second domaine peut être interprété à l'aune de
cette typologie : il s'agit du discours politique constitué par les
manifestes, les convocations et les propositions. Enfin, un troisième
sous-
99 El discurso público mapuche: noción, tipos
discursivos e hibridez, Estudios Filológicos, Valdivia, n°
37, 2002, pp 185-197.
Page 63
ensemble que l'on pourrait qualifier de discours
académique comporte ce qui a été comptabilisé comme
bulletins, revues et autres conclusions d'assemblée. Le premier groupe
qui s'apparente au discours pour la presse représente donc 58,92% de la
production textuelle, alors que le discours politique 7,13% et le discours dit
académique 7,73%. Une quatrième catégorie
constituée des lettres ne rentre dans le classement des chercheurs.
L'équipe chilienne a effectivement prouvé que
la catégorie dominante du discours public mapuche est le discours pour
la presse. Les spécialistes font alors la distinction entre l'opinion
publique, relayée voire créée par les journalistes, et
l'opinion du public forgée à travers les catégories
discursives. « Les supports écrits destinés à
être entendus sur la scène publique grâce à la presse
(écrite, radiophonique, télévisée) ou d'autres
moyens publics (internet, manifestations, graffitis, cérémonies
etc.) emploient des catégories discursives prévues pour recevoir
dans les médias l'opinion du public (déclaration publique,
communiqués, insertions) à la différence du discours de
presse élaboré par les journalistes et qui représente
`l'opinion publique' »100
B- Emetteurs et récepteurs des messages
Un autre aspect de la surreprésentation du discours
public mapuche destiné à.la presse a
retenu l'attention de l'équipe de chercheurs chiliens :
le processus de
production/réception et les thématiques du corpus
de textes sélectionnés. Du coté de la
production, Carrasco et son groupe de travail ont analysé
que les 543 textes sont élaborés
par 9 instances différentes :
- les organisations indigènes (24,3%),
- les communautés (19%),
- les instances de coordination (18,2%),
- les personnes physiques (7,9%),
- les groupes créés autour de thématiques
conjoncturelles (7,4%),
- les groupes étudiants (4,6%),
- les groupements d'autorités traditionnelles (1,3%),
100 RIVADENEIRA Raill, Periodismo. La
teoría general de sistemas y la ciencia de la comunicación,
México, Editions Trillas, 1990.
Page 64
- les groupes de genre (4,2%)
- et les organes étatiques tels que la Conadi (11%).
En ce qui concerne la réception des messages du discours
public mapuche, les auteurs ont
dénombré 6 cibles :
- l'opinion publique (72,8%)
- les autorités (10,9%)
- les organismes étatiques comme la Conadi (1,7%)
- l'opinion publique mapuche (0,4%)
- les moyens de communication (6,6%)
- les organisations (1,5%)
- les personnes physiques (1,7%)
Nous le voyons, la cible principale du discours public
mapuche est l'opinion publique et, rappelons le, il est diffusé
majoritairement à travers des communiqués et des
déclarations publiques puisqu'il s'agit des catégories
discursives les plus utilisées. Ce phénomène renforce
l'hypothèse selon laquelle le discours public mapuche est destiné
dans sa très grande majorité à la presse.
Par conséquent, cette analyse chiffrée a permis
à Gérard Imbert de théoriser l'apparition du discours
public à partir « de la conjonction entre le politique et le
mass médiatique »101.
C- L'« hybridité » du discours mapuche
Enfin les catégories mentionnées ci-dessus et
employées dans le discours public mapuche correspondent toutes à
des catégories universelles mais propres à la culture
occidentale. Cette donnée est très intéressante dans la
mesure où elle pointe un paradoxe central éprouvé par les
acteurs du discours public : « [ils] essaient de `mapuchiser' quelque
unes des classes discursives comme le communiqué mapuche, la
déclaration mapuche afin
101 IMBERT Gérard, Sujeto y espacio
público en el discurso periodístico de la Transición.
Hacia una Sociosemiótica de los discursos sociales, Teoría
Semiótica, Lenguajes y Textos hispánico, Madrid, Ed.M. A.
Garrido, 1984, p.167.
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d'éviter `l'hybridité' produite
»102. Le néologisme inventé par les
chercheurs, «hibridez», ne serait pas exactement traduit en
français par «hybridation» mais plutôt par un
néologisme équivalent celui «d'hybridité». Selon
Iván Carrasco, la conscience indigène assimile et retranscrit des
éléments de sa culture propre mais aussi de la culture lointaine
de telle sorte que « la réalité
représentée revêt un caractère syncrétique et
le mode de représentation paraît dominé par une loi que
nous pourrions qualifier d'hétérogénéité ou
d'hybridité structurelle »103.
En outre, Iván Carrasco s'est intéressé
aux tensions entre intra et interculturalité dans l'art poétique
d'auteurs mapuches comme Elicura Chihuailaf (précédemment
mentionné) et Leonel Lienlaf. D'après Carrasco, ces deux
poètes, à l'image de la communauté mapuche communicante
qu'ils incarnent, font preuve d'une très grande adaptation
créatrice. En étant en contact permanent avec les
sociétés et les langues hispaniques, les porte-voix mapuches
apprennent de nouvelles normes de production littéraire, des nouveaux
types de discours et transforment ainsi leur système discursif et leur
expression artistique en mélangeant tradition mapuche et
étrangère. Cet alliage, fruit d'un métissage culturel, met
en jeu des mécanismes d'incorporation sélective
d'éléments au contact de leur propre culture pour allier
intégration à l'autre et consolidation de leur culture.
« Les Mapuches incorporent à leur système culturel seuls
les éléments qui peuvent s'intégrer à leur
structure sociale et à leurs valeurs propres
»104.
Finalement c'est ce mécanisme qui a permis « une
expression verbale de base mapuche, mais avec de nombreuses catégories
mixtes ou hybrides, qui renvoient simultanément aux deux cultures en
contact ou à des zones syncrétiques, limitrophes ou d'hybridation
»105.
Finalement, l'analyse des catégories employées
dans le discours public mapuche montre que les acteurs du discours sont dans
l'obligation de manoeuvrer dans le cadre des institutions liées à
la presse étrangère, parfois même adverse. Cette situation
implique que
102 El discurso público mapuche: noción, tipos
discursivos e hibridez, Estudios Filológicos, Valdivia, n°
37, 2002, pp 185-197.
103 CARRASCO Iván, Notas
introductorias a la Literatura Mapuche, Tercera Semana Indigenista,
Temuco, Universidad Católica de Chile, 1972, pp. 15-23.
104 BUNSTER Ximena, Algunas consideraciones
en torno a la dependencia cultural y al cambio entre los mapuches, Segunda
semana indigenista, Temuco, Ediciones Universitarias de la Frontera, 1970,
pp. 11-27.
105 CARRASCO Hugo, El discurso público
mapuche, Lengua y Literatura Mapuche, 1996, pp. 105-117.
le discours s'adapte aux caractéristiques propres
à cette presse, ce qui leur permet d'agir avec une relative
efficacité dans le monde des médias et par rapport à
l'opinion publique.
Page 66
CHAPITRE 2- La presse traditionnelle, créatrice
de représentations sociales
Section 1- Les titres de presse acquis aux
intérêts politico-économiques
Page 67
Dans les années 1860-1870, la presse nationale se
trouve au coeur d'un processus de transformation qui la place comme la source
première d'information dans le pays. La chronique est un genre qui se
développe et prend toute son ampleur. « Les journaux de cette
époque commencent à diversifier leurs services informatifs
créant un nombre de sections, qui se caractérisent principalement
par le caractère nettement objectif de ses informations
»106.
§1- La naissance de la presse libérale de masse
La modernisation des moyens de communication à
l'oeuvre s'explique par deux facteurs qui s'auto-influencent. Tout d'abord, le
développement des technologies de communication rend possible la
reproduction massive des codes et des formats d'impression et de diffusion de
l'information. Ensuite, l'évolution croissante du public favorise la
spécialisation des goûts, des intérêts culturels et
donc des demandes formulées auprès des journaux.
Ce phénomène de modernisation de la presse
écrite chilienne de la seconde moitié du XIXe siècle, est
largement impulsé par la loi sur la presse de 1872. Cette loi
crée les conditions de légitimité institutionnelle
nécessaires afin que, peu à peu, entreprises de presse se
créent et se développent. C'est l'essor de la presse
écrite basée majoritairement à Santiago. Les chiffres
cités par Subercaseaux107 sont significatifs : en 1840 l'on
dénombrait 5 journaux, quarante ans plus tard, en 1880, il y en avait
une centaine. Cette nouvelle norme législative favorise
réellement le développement de la presse écrite mais aussi
la transformation radicale de son caractère.
Durant les dernières décennies du XIXe
siècle, le journalisme libéral moderne naît et grandit dans
le cadre systématique des entreprises de presse. De nombreux analystes
tels que Alfonso Valdebenito voient dans cette nouvelle époque celle de
la fin du commentaire, sacrifié sur l'autel de la neutralité
journalistique revendiquée : « Chaque
106 VALDEBENITO Alfonso, Historia del
periodismo chileno, Círculo de Periodistas de Santiago, 1956,
p.70.
107 SUBERCASEAUX Bernardo, Historia del
libro en Chile.Alma y cuerpo, Santiago, Editions Andrés Bello, 1993
et Fin de siècle. L'époque de Balmaceda, Santiago,
Editions Aconcagua, 1998.
Page 68
jour l'information gagne du terrain sur les commentaires
et les polémiques à caractère purement doctrinaire
»108.
A cette époque, le journal El Ferrocarril,
fondé à Santiago en 1855, incarne le mieux un nouveau type de
presse sur la scène de la communication et de la culture : la presse
libérale et moderne. Elle est définie par sa prétention
d'exister sur un nouveau marché de l'information que les entreprises
développent dans un contexte concurrence économique. La
modernisation accélérée du monde des médias permet
ainsi la multiplication des innovations techniques, lesquelles, à leur
tour, contribuent à faire évoluer le marché de la presse.
Les médias connaissent alors une dynamique de diversification, tant sans
le domaine de la presse écrite spécialisée, que par la
suite avec la radio et le cinéma.
A- La rénovation du paysage médiatique
Cependant ce processus de modernisation culmine à
l'occasion de la création du journal El Mercurio de Santiago le
1er juin 1900. L'écrivain Alfonso Valdebenito explique la
réussite du nouveau titre en ces termes : « Les innovations
techniques introduites par Agustín Edwards109, ont
donné au public l'impression que pour la première fois il lisait
un journal qui fut capable de rompre avec les vieux moules. Ces innovations ont
été une des clés de son succès. Equipés de
machines modernes, doté de pages enrichies grâce à de
vastes services d'information nationaux, internationaux et la collaboration des
meilleures plumes, il est rapidement devenu le principal quotidien du pays
»110.
L'apparition de ce quotidien dans l'univers de la presse du
début du XXe siècle témoigne de l'essor d'entreprises de
presse jusque là inédites. Sur ce nouveau marché de
l'information des titres tels que le Diario Ilustrado rentrent en
compétition directe avec El Mercurio ; d'autres en revanche
disparaissent progressivement, trop faibles pour être en situation de
concurrence. Ainsi, La Libertad Electoral s'éteint en 1901,
La Tarde en 1903, La Ley en 1910 et, finalement, El
Ferrocarril meurt en 1911.
108 VALDEBENITO Alfonso, Op.Cit, p.69.
109 Riche entrepreneur fondateur du Mercurio. Le
journal appartiendra successivement à son fils Augustín Edwards
Budge en 1942 et en 1956 à son petit-fils Augustín Edwards
Eastman.
110 VALDEBENITO Alfonso, Op.Cit, p.71.
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Finalement le début du XXe siècle constitue le
cadre temporel de la naissance du marché de l'information avec les
contraintes et les exigences de rentabilité qu'il impose. Cette
contingence économique influence progressivement le comportement des
acteurs et la
ligne éditoriale des organes de presse. «
Economiquement, les journaux «pauvres»n'étaient
désormais plus possibles. Le fait de seulement subsister impliquait la
nécessité du fort soutien financier ou de capital
»111.
Aux balbutiements de l'information et du marché, une
presse littéraire et satirique se développe également.
Elle tisse des liens avec les partis politiques. Et, dès les
années 1880 la presse ouvrière va se constituer et oeuvrer
à la construction de nouvelles identités. A ce titre, un
quotidien volontiers qualifié de populiste, El
Chileno112 prend naissance au début du XXe siècle
et trouve un écho formidable au sein de la classe populaire. Le panorama
général de la presse à cette époque s'adressait
à un vaste panel de lecteurs, pour Bernardo Subercaseaux elle
constituait « [...] un réseau de presse plus vaste et
diversifié que l'actuel [réseau]
»113.
La modernisation permet à de nombreuses revues
spécialisées114 de trouver un public fidèle.
En1905, une annexe du quotidien el Mercurio est fondée :
Zig Zag115. Cette revue incarne l'exemple typique de la
spécialisation et s'inscrit dans une logique de marché comme
l'atteste Fernando Santivan « [...] Il est probable qu'aucune
entreprise de presse, jusqu'alors, n'avait débuté dans une telle
magnificence et avec un tel coût. Elle est née, enfin. Les 100 000
exemplaires du premier numéro se sont épuisés en quelques
heures »116.
La multiplication de revues spécialisées
(théâtre, sport, littérature, mode, art etc.) atteste de
l'existence d'un public multiforme et massif. La diversification des moyens
de
111 VIAL C. Gonzalo, Historia de Chile
(1881-1973). La sociedad chilena en el cambio de siglo, Volume I,
Santiago, Editions Santillana del Pacífico, 1983.
112 El Chileno a été fondé en
1883 par l'archevêque de Santiago, mais il acquiert véritablement
une notoriété nationale en 1892 alors qu'il est acheté par
un groupe d'étudiants catholiques conservateurs ayant fait scission avec
leur parti politique Il sera publié jusqu'en 1924.
113 SUBERCASEAUX Bernardo, Op. Cit.
114 Les exemples sont légions : La Escena
crée en 1892 à Valparaíso, El Programa de
1892 ou encore El Fígaro de 1900 se spécialisent dans le
théâtre, dans l'univers sportif c'est El Sport qui est
crée en 1889.
115 Sur la naissance et l'impact de cette revue à
Santiago voir VALDEBENITO Alfonso Op. Cit., SILVA
CASTRO Raúl Op. Cit., et MARTINEZ W. Jaime
(coord.), Asi lo vió Zig Zag, Santiago, Editions Zig Zag,
1980.
116 SANTIVAN Fernando, Confesiones
in OEuvres Complètes, Tome II, Santiago, Editions Zig Zag, 1965,
pp.1633-1634.
Page 70
communication permet de dépasser les anciennes limites
du journalisme et de l'impression. Enfin, il faudra attendre les années
1920 pour que la radiodiffusion apparaisse sur les ondes chiliennes mais aussi
pour que la production cinématographique offre de nouvelles perspectives
de communication et d'information.
B- Les nouvelles valeurs : progrès et universalisme
Le journal El Mercurio joue un rôle
prépondérant dans la consolidation définitive d'un
discours informatif destiné à orienter la discussion publique et
délégué à un professionnel de l'entreprise de
presse. En plus de ces professionnels, de grands intellectuels collaborent
à la rédaction des titres de la presse libérale. La
structure formelle du quotidien, les techniques spécifiques mises en
oeuvre dans la production discursive accentue l'idée d'une
véritable ontologie professionnelle qui se met en place. Le journaliste,
à cette époque, est perçu comme un témoin neutre et
impartial de l'histoire, ce qui lui permet d'user de cette
notoriété et de l'image d'objectivité.
Ainsi, la propagation doctrinaire est censée se
limiter aux simples éditoriaux. Le sens et de contenu de la presse
libérale transforment le journalisme en un vecteur d'information et non
d'opinion. La nouvelle est diffusée dans une logique de
conformité au marché et aux règles de concurrence
érigées dès 1872 avec la première loi sur la
presse. Les fondements du journalisme chilien moderne et universaliste
s'établissent avec la naissance du Mercurio117. Ces
nouveaux informateurs sont animés par une pensée moderne tendant
à transformer radicalement la culture quotidienne de la
société.
Ainsi s'ouvre une nouvelle ère où les
entreprises de presse disposent de nouveaux moyens pour atteindre la fin ultime
: le progrès. Ces orientations se basent sur la pleine inclusion de la
société chilienne à l'économie et la culture
universelle, ce qui signifie à l'époque la culture
française et anglo-saxonne et par la suite allemande. Les élites
observent un certain sens du consensus, notamment dans le domaine
économique qui est une composante directe des valeurs et idéaux
propagés à cette époque en Europe. Ces
117 La fondation du journal El Mercurio le
1er juin 1900 à Santiago symbolise traditionnellement le
point d'origine du journalisme moderne au Chili. Voir à ce sujet
SILVA CASTRO Raill, Prensa y periodismo en Chile, Santiago,
Editions Universidad de Chile, 1958 ; VALDEBENITO Alfonso
Op.Cit. et SANTA CRUZ Eduardo, Análisis
histórico del periodismo chileno, Santiago, Editions Nuestra
América, 1988.
Page 71
valeurs phares sont la liberté, la souveraineté
individuelle, le laïcisme rationaliste et, dans la vie culturelle
quotidienne, la francisation et l'appropriation de modèles de
pensée européens118.
Cette hégémonie de la pensée
libérale, caractérisée par des idées universalistes
et cosmopolites, conduit à l'élaboration de nouvelles habitudes.
Un mode de vie proche de celui des Anglais ou des Français se
développe parmi les élites chiliennes, notamment celles qui
s'expriment dans la presse. Ces nouveaux axes de comportement conduisent alors
à la séparer du reste de la
société119.
C- L'élite aristocratique et sa « publicité
représentative »
Ainsi, une identité aristocratique se fait peu
à peu jour au sein des élites du Chili. L'idéal de
raffinement favorise la création d'espaces exclusifs mais aussi la
pensée selon laquelle être chilien se distingue en tout point de
l'identité mapuche. La base théorique de l'injection
d'assimilation de l'indien prend dangereusement forme.
Pour Jürgen Habermas cette situation pourrait être
qualifiée de « publicité représentative
»120 en tant que mode de fonctionnement des
sociétés féodales et précapitalistes dans
lesquelles l'élite a le pouvoir de la représentation de sa
situation sociale, véritable vitrine pour le reste de la population.
Dans les espaces publics, lieux d'expression de l'élite monopolisatrice,
les discours de ségrégation et d'exclusion se multiplient,
reléguant «l'autre» aux sphères de la barbarie, de
l'innommable.
118 SUBERCASEAUX Bernardo, Op.Cit. En ce qui
concerne l'installation et la diffusion de certains courants intellectuels
comme le positivisme ou le darwinisme voir VICUÑA
Miguel, La emergencia del Positivismo en Chile, Santiago,
Centro de Investigaciones Sociales Université ARCIS, 1997,
GAZMURI Cristián, EL 48 chileno.Igualitarios,
reformistas, radicales, masones y bomberos, Santiago, Editions
Universitaires, 1992, MARQUEZ B. Roberto, El Origen del
Darwinismo en Chile, Santiago, Editions Andrés Bello, 1982. Voir
également HEISSE Julio Historia de Chile : el
período parlamentario (1861-1925) tomo I, Santiago, Editions
Andrés Bello, 1968, qui revient sur l'influence du pragmatisme de W.
James sur le changement de valeurs de l'élite chilienne.
En opposition, voir VIAL C. Gonzalo, Op.
Cit. pour qui la nouvelle et hégémonique culture libérale
serait la cause et l'effet d'une profonde crise de valeurs, d'une rupture de
l'identité nationale, dans l'incapacité de succéder
à la culture hispano-catholique déclinante. Le libéralisme
laïc et rationaliste serait donc la raison de la crise d'une « imago
mundi » commune qui traînerait tout au long du XXe siècle.
119 BARROS Luis et VERGARA
Ximena, El modo de ser aristocratico. El caso de la
oligarquía chilena hacia 1900, Santiago, Editions Aconcagua, 1978,
p.95.
120 HABERMAS Jürgen, L'espace
public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive
de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997.
Page 72
§2- Les « deux grands empires » de la presse
Grâce aux discours, à la diffusion partiale des
représentations des minorités ethniques, les moyens de
communication chiliens du début du XXe siècle ont favorisé
la croyance en un mythe de l'indigène barbare. Mais qu'en est-il de la
situation dans la seconde partie du XXe siècle et du IIIe
millénaire naissant ?
Il est nécessaire de signaler que le paysage de la
presse écrite au Chili s'est polarisé autour de deux grands
groupes. Tel un duopole super puissant, les entreprises Copesa et
El Mercurio constituent les deux grands réseaux nationaux de
production et de diffusion de l'information.
A- Présentation du duopole : Copesa et el
Mercurio
Le réseau Copesa contrôle actuellement
les journaux La Tercera, Diario Siete, la revue Qué Pasa
et les radios Duna et Zero. Le quotidien La
Tercera, fleuron du groupe Copesa, a été
fondé en 1950. Il est actuellement le quotidien numéro deux du
pays et appartient au riche propriétaire d'origine palestinienne Alvaro
Saieh également détenteur du quotidien populaire La
Cuarta, du gratuit La Hora et de l'hebdomadaire Qué
Pasa.
Dans les années 1980, la quasi totalité du
quotidien La Tercera appartient à la banque centrale nationale
appelée Banco Estado puisque la famille Picó
Cañas propriétaire du journal, est totalement endettée.
Quelques jours avant la fin du règne de Pinochet, la dette de la
Tercera a été mystérieusement
transférée de la banque d'Etat vers une banque privée, la
banque Osorno possédée notamment par l'entrepreneur Alvaro Saieh.
Cette opération a été soldée par la perte de 273
OOO UF121 pour l'Etat soit près de 8,3 millions de
dollars.
Parallèlement, El Mercurio122
fondé en 1900, appartient à la richissime dynastie de patrons de
presse Edwards. Le groupe symbolise l'autre grand conglomérat de
quotidiens chilien, il se compose de Las Ultimas Noticias -le
quotidien national au plus fort tirage- et La
121 UF signifie Unidad de Fomento, il s'agit d'une mesure
financière réajustable basée sur la variation de l'indice
des prix du consommateur. Au 1er février 2007, 1UF= 18 339
pesos chiliens, soit environ 30,5$.
122 Le groupe s'est doté d'un site internet
www.emol.fr qui permet de visualiser
toutes les publications du groupe.
Page 73
Segunda. Au total, le groupe possède 3
journaux à Santiago et plus de 24 publications régionales. Au
sortir de la dictature militaire, les propriétaires du groupe
s'endettent lourdement auprès de l'Etat. Finalement le groupe est «
sauvé » de la même manière que le groupe Copesa, par
des transferts secrets sur le compte de banques privées.
De nos jours, ces deux groupes se livrent à une
compétition sans merci afin de s'accaparer le marché national de
la presse. Malgré les apparentes oppositions, les deux groupes sont en
étroites relations avec le pouvoir politique depuis le retour de la
démocratie en 1990.
D'après Pedro Fernandez, journaliste au quotidien
indépendant Punto Final : « Le favoritisme
étatique vis-à-vis du Mercurio et de Copesa, porte
préjudice à la presse indépendante affaiblie. Mais
malgré d'énormes difficultés, elle subsiste encore dans le
pays. Le manque d'investissements publicitaires -principale source de revenu
des médias- ne permet pas à la presse indépendante de
concurrencer de manière relativement égalitaire les deux grands
empires qui dominent ce marché au Chili »123. Le
journaliste met ensuite en lumière le danger exercé par le
« monopole informatif du Mercurio et de Copesa, les deux facettes
d'une même pièce néo-libérale » sur la
presse indépendante. Le duopole empêche ainsi les citoyens
d'accéder au droit fondamental du pluralisme de l'information.
B- Les deux groupes : les « chiens de garde » du
pouvoir politique
· Le financement de la publicité publique au coeur
des connivences
Dans son article daté du 1er
décembre 2006, le journaliste Fernandez va plus loin et dénonce
l'étroite complicité entre le duopole et le pouvoir politique
c'est-à-dire les gouvernements successifs de la Concertation. Il
poursuit « le pluralisme de l'information - qui est en voie
d'élimination au Chili- renforce le système démocratique
car il créé et alimente différents courants d'opinion.
Mais les gouvernements de la Concertation ont fait tout leur possible pour
abriter, protéger et subventionner, grâce à leurs
publicités, la pensée unique et tentent d'imposer aux Chiliens
les deux grands conglomérats
123 FERNANDEZ Pedro, Sudor Frío en el
Mercurio, Punto Final, n°629, 1er décembre 2006.
Page 74
journalistiques du pays »124. Cette
accusation est confirmée par les chiffres publiés par
Noemí Rojas, Contrôleur Général des Finances de la
République : en 2005, l'Etat chilien a dépensé près
de 21 100 millions de pesos, soit plus de 30 millions d'euros, en
publicité, brochure, revues, rapports et autres impressions. Parmi cette
somme, 12 000 millions ont été dévolus à la presse,
la radio et la télévision.
Les chiffres cités peuvent s'expliquer par les
nombreux rapports de l'Observatoire des médias Fucatel. Ce centre
d'étude indépendant a pour objectif principal l'étude des
transformations sociales et l'impact des moyens de communication sur les
sociétés modernes et démocratiques. En proposant des
espaces de rencontre pour débattre sur le rôle des médias
dans la société chilienne, l'Observatoire Fucatel met en relation
les acteurs principaux de la sphère médiatique du Chili.
En 2005, il publie un rapport selon lequel 48% des
publicités des grandes entreprises étatiques sont
attribuées au Mercurio, 29% à Copesa, 9%
à La Nación et l'ensemble des périodiques se
partagent les 14% restants. Les publicités sont celles des très
grandes entreprises nationales comme l'ENAP125 ou
Codelco126.
En outre, les ministères ont octroyé 52% de la
publicité du gouvernement au Mercurio et 32% à
Copesa, cela signifie que plus de 80% des crédits sont
accordés au duopole. Le journaliste indépendant chilien Jorge
Garretón estime qu'El Mercurio a reçu de la part de
l'Etat 2 118 millions de dollars en campagnes publicitaires et le groupe
Copesa 1 025 millions de dollars. Cette répartition des fonds
du gouvernement montre à quel point le pouvoir politique semble en
étroite coopération avec les deux groupes majoritaires
malgré la supposée séparation des démocratiques des
pouvoirs.
Le journaliste américain Ken Dermota127 se
lance aussi dans une analyse de fond du lien financier entre ces deux grandes
entreprises et la puissance publique. Dans son ouvrage Chili inédit
: le journalisme sous la démocratie, il explique qu'en 1881 El
Mercurio doit à la banque d'Etat 100 millions de dollars et que
La Tercera -appartenant au groupe
124 FERNANDEZ Pedro, Op. Cit.
125 L'entreprise nationale du pétrole, Empresa
Nacional del Petróleo, est créée le 19 juin. Elle a pour
mission l'exploration, la production et la commercialisation d'hydrocarbures
(pétrole, gaz naturel, gaz liquide, géothermie etc.) sur le
territoire chilien et à l'étranger.
126 La Corporation Nationale du Cuivre est
créée le 11 juillet 1971 après la réforme
constitutionnelle de nationalisation du cuivre, mais elle sera effective
après un décret du 1er avril 1976. Elle oeuvre au
développement et à l'exploitation des ressources minières,
industrielles et commerciales. Son président est nommé par la
présidente de la République.
127 DERMOTA Ken, Chile Inédito. El
periodismo bajo la democracia, Santiago, Editions B Chile, 2002.
Page 75
Copesa- ne peut plus payer ses dettes. La banque de
l'Etat octroie donc un crédit souple de 3,3 millions de dollars au
groupe Copesa pour lui éviter la banqueroute. Finalement, par
de nombreuses opérations financières les dettes ont
été transférées à des banques privées
pour éviter que le contrôle de Copesa et du
Mercurio ne reste dans les mains de l'Etat. Alors que les dettes de ces
entreprises sont totalement effacées après cet
«assainissement» éclair, le journaliste révèle
que les informations sur ces transferts financiers sont classés
confidentiels par la super-intendance des banques.
· La fonction d'agenda setting
Dans ce cas, pourquoi les gouvernements actuels investissent
majoritairement chez les deux plus mauvais élèves ? Il semble que
la réponse avancée par le journaliste Garretón ne laisse
pas de place au doute. Pour lui, les deux grands médias sont les «
chiens de garde » du pouvoir politique dans l'unique objectif de
protéger leurs propres intérêts. El Mercurio comme
La Tercera seraient conditionnés pour écraser n'importe
quel individu ou groupe d'individus soupçonné de déranger
l'ordre établi.
Les Mapuches, encouragés par leurs revendications
ethniques, culturelles et juridiques, sont les ennemis parfaits. Ils sont
profilés pour être les éléments perturbateurs de
l'ordre établi : la répartition des richesses, des terres, des
ressources naturelles. Le peuple mapuche est donc la cible centrale des
accusations de la presse majoritaire, des titres du Mercurio et de
Copesa.
D'après Garretón, ces fameux « chiens de
garde » agissent de concert avec les pouvoirs politiques et
économiques pour assurer le maintien et la possession des
privilèges en jeu. Comment les médias peuvent agir ? Ils
fixeraient simplement l'agenda politique et cristalliseraient ainsi les sujets
à débat selon les intérêts à
préserver. Depuis la décennie 1990, le gouvernement n'est plus le
concepteur d'une stratégie communicationnelle, il n'enquête donc
pas sur les dettes qui accablent les deux grands et ne remet pas en cause le
modèle économique érigé sous Pinochet. En
échange les groupes Copesa et El Mercurio s'emploient
à traiter les informations sans mettre en cause le pouvoir politique et
les gouvernements de la Concertation. Il s'agit de la fonction d'agenda
setting.
Page 76
Dans ce cadre, il est clair que le pouvoir des groupes de
presse est énorme. En restreignant le choix de leurs sujets, en
employant une rhétorique particulière solidaire du pouvoir
politique, les rédacteurs ont la possibilité de créer un
débat de toute pièce et d'inventer des coupables.Par manque
d'originalité du milieu journalistique, les sujets évoqués
dans les grands titres du matin sont repris, voire amplifiés, par les
médias télévisés et radiophoniques. Ainsi, le sujet
de l'insécurité urbaine ne cesse de faire la une des journaux de
presse écrite et des médias audiovisuels depuis les années
1990 à cause du traitement initial et démesuré de ce
thème par La Tercera et El Mercurio.
Nous l'avons vu le paysage actuel de la presse écrite
chilienne est dominé par deux grands groupes qui maintiennent de
très étroites relations avec le pouvoir politique, plus encore
depuis l'instauration officielle de la démocratie. En ce sens, le
traitement de l'information concernant les minorités ethniques
opposées au gouvernement est incontestablement biaisé. L'absence
de pluralisme de l'information et d'indépendance vis-à-vis des
dirigeants du pays sont les deux causes majeures de la stigmatisation des
minorités ethniques dans les médias au Chili. Nous abordons
maintenant, le traitement particulier de la question ethnique par le quotidien
le plus ancien d'Amérique Latine : El Mercurio.
Section 2- Analyse du discours du quotidien El
Mercurio
§1- Le traitement du conflit mapuche
depuis 1997
La journaliste mapuche Andrea Amolef, titulaire d'un doctorat
en journalisme et sciences de la communication de l'Université Autonome
de Barcelone, à synthétisé dans son article La
alteridad en el discurso mediatico : Mapuche y la prensa chilena
128 son intervention lors du Forum des Cultures qui s'est tenu
à Barcelone en mai 2004. Elle y aborde l'altérité et la
représentation sociale des minorités ethniques
élaborée par les moyens de communication.
Andrea Amolef s'attarde sur le traitement médiatique
du récurrent conflit Mapuche et des actions de revendications que cette
minorité déploie sur le territoire chilien. En traitant
128 Voir le site
www.barcelona2004.org
Page 77
objectivent le sujet des Mapuches dans ses colonnes, El
Mercurio aurait les moyens de faire inscrire la résolution du
conflit dans l'agenda politique et de stimuler l'attention des parlementaires
sur la résolution pacifique du conflit. Or comme le journal ne daigne
pas le faire, la journaliste tient le Mercurio comme responsable de
l'ignorance et de l'inertie du pouvoir politique et de la société
vis-à-vis de l'embarrassante question mapuche.
En fait, l'attention des grands titres de presse ne se fixe
pas sur le peuple Mapuche en tant que tel, mais bel et bien sur les
intérêts économiques, les entreprises forestières,
les latifundiaires et les entrepreneurs agricoles présents sur les
territoires mapuches.
A- La défense des intérêts des
propriétaires fonciers
Effectivement, la revendication des terres ancestrales par la
communauté mapuche des IXe et Xe régions du pays tend à
s'opposer violemment aux possesseurs terriens et entrepreneurs dont la seule
légitimité est celle du profit. Or, l'attention du
Mercurio se cristallise sur cette catégorie de possédants,
perçue comme la victime des actions terroristes mapuches.
Le rôle du journal national est extrêmement
déterminant car il met la lumière sur l'état de choc et de
violence dans lequel sont plongés les propriétaires terriens et
les entrepreneurs, mais il n'explique en aucun cas le fondement historique et
culturel des revendications de la communauté indigène. Le
sociologue chilien Rolf Foester écrit d'ailleurs : « [Le
Mercurio est] le représentant idéologique le plus important de
l'élite dominante chilienne, un véritable «intellectuel
organique» de la droite politique, l'entreprenariat et les forces
armées »129.
Dans ce sens, la journaliste Amolef, prouve que le discours
de la presse ne déroge pas à la caractéristique de tout
discours : avoir une intention particulière. Il n'existe pas de textes
innocents selon elle, surtout si la classe dominante perçoit dans une
minorité ethnique la source de l'instabilité de l'ordre
établi et de l'unité nationale. « La droite politique et
le secteur entrepreneurial se convertiront en leur principaux
détracteurs [des nouveaux mouvements mapuche], en utilisant
leurs relations et leur accès aux moyens de
129 FOESTER Rolf, Sociedad Mapuche y
sociedad chilena: la deuda histórica, Revista Académica
Universidad Bolivariana, volume 3, numero 2, 2001.
Page 78
communication, un allié dont la fonction sera de
renforcer l'idéologie dominante de ce groupe politique et
économique, en créant l'opinion et en influençant
grâce aux informations parues dans les journaux
»130.
En 2002, le journaliste chilien Víctor Osorio Reyes a
publié dans le journal La Huella une enquête sur la
fonction de la presse chilienne dans le traitement de la question mapuche :
Algunos Errores y deseos inconfesables131. Dans cet article
il pointe de la plume l'évènement qui marque le début des
actions de revendications du peuple mapuche : « C'était le
lundi 13 octobre 1997, lorsque 200 Mapuches des communes de Pichilincoyan,
Pilinmapu et Kalkoi de Lumaco ont occupé pour la première fois le
chemin d'accès de la propriété foncière Pidenco,
aujourd'hui propriété de Bosques Arauco S.A., en revendiquant les
droits ancestraux sur plus de 3 000 hectares, sur lesquels l'entreprise
forestière réalisait des travaux de taille de pins.
L'épisode est passé presque inaperçu dans les
médias de communication, bien qu'il constitue l'origine de ce qui a
été qualifié de «conflit mapuche» ».
Aucune réaction des journaux n'a eu lieu entre le 13 octobre et le
1er décembre 2006.
Aussi, il a fallu attendre deux mois pour que les organes de
presse traitent du mouvement mapuche, mais dans des circonstances
particulières qui marqueront le futur traitement médiatique du
conflit. En effet, le 1er décembre des membres de la
communauté mapuche ont intercepté un convoi de camions de
l'entreprise forestière Bosque Arauco et brûlé trois
véhicules. Cet évènement provoque deux jours le
déchaînement médiatique des journaux qui profitent de
l'opportunité pour stigmatiser les Mapuches. Pour Andrea Amolef, cette
« offensive communicationnelle » s'est produite dans les deux
principaux périodiques (El Mercurio et La Tercera).
B- La stigmatisation du mouvement mapuche
Il est intéressant de s'attarder sur les
stratégies discursives utilisées par les grands médias
nationaux dans la diffusion des informations et de voir, à travers
celles-ci, la construction
130 FOESTER Rolf et VERGARA Iván, Los
Mapuches y la lucha por el reconocimiento en la sociedad chilena dans XII
Congreso Internacional de Derecho Consuetudinario y Pluralismo Legal, tomo I,
Arica, 2000.
131 Quelques erreurs et des désirs inconfessables.
Page 79
de l'image du Mapuche. Au-delà de sa fonction
informative, le discours journalistique est un phénomène social
et culturel motivé par une intention et un objectif.
Les études du Hollandais Teun Van Dijk le confirment.
Le discours dans les médias peut renforcer et transmettre des
représentations de la vie quotidienne telles que le racisme, la
discrimination, la construction de l'identité collective et l'image des
minorités ethniques.
Le linguiste explique que « les utilisateurs d'un
langage qui utilisent activement les textes et la parole, le font en plus des
écrivains et des lecteurs en tant que membres de catégories
sociales, groupes, professionnels, organisations, communautés,
sociétés ou cultures, en des complexes combinaisons de
rôles et d'identités sociales et culturelles.
Réciproquement, en produisant un discours ancré dans une
situation sociale, les usagers de la langue construisent et exhibent activement
ces rôles et ces identités »132.
En effet, ceux qui construisent l'information, les
journalistes, les éditorialistes, les chroniqueurs ou même les
éditeurs ont une vision relative et très souvent
stéréotypée. Logiquement, le traitement médiatique
du conflit mapuche s'inscrit dans les mêmes cadres d'analyse que nous
venons d'évoquer. La presse joue donc un rôle déterminant
dans formation de la conscience politique de l'élite du pays, politique
en particulier.
L'analyse de l'influence du discours public de la presse
chilienne intéresse en premier lieu la journaliste Amolef. Elle se
propose de concentrer son étude sur la production journalistique du
quotidien national el Mercurio. Elle justifie son choix par la vaste
couverture de l'information du journal ainsi que sa présence sur
l'ensemble du pays, mais également pour sa réputation de
sérieux et sa notoriété séculaire comme l'atteste
José Joaquín Brunner : « Il tient sa fonction
hégémonique non seulement de sa légitimité
traditionnelle en tant que grand journal le plus «sérieux» du
pays, mais aussi de sa fonction «d'éducateur» de la classe
dirigeante et de fixation de l'agenda des questions publiques
»133.
132 VAN DIJK Teun, El discurso como
interacción social. Estudios sobre el discurso II. Una
introducción multidisciplinaria, Editions Gedisa, Barcelone,
2000.
133 BRUNNER José Joaquin, Chile :
transformaciones culturales y modernidad, Santiago, Facultad
Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO), 1989.
Page 80
C- Un contenu rédactionnel alarmiste
Le journal El Mercurio est le moyen de communication
qui a consacré le plus de temps et de pages au traitement du conflit
mapuche. Les titres publiés sont souvent grandiloquents, alarmistes
visant à dénoncer. Nous allons tenter de démontrer que le
climat de peur et de crainte que le journal crée de toute pièce
amène la société chilienne à stigmatiser les
Mapuches et empêche le réel traitement de la question mapuche dans
les sphères politiques.
Le 3 décembre 1997 la Corporación Chilena de
Madera -la société nationale du bois-dénonçait dans
les pages du Mercurio « un véritable «état de
guerre» déclarés par les groupes indigènes
». Quelques jours après le quotidien titrait «
Enquête sur l'action extrémiste à travers les attaques des
indigènes ».
Historiquement, la prise de position des journaux nationaux
au sujet de l'occupation remonte du XIXe siècle comme nous l'avons
abordé dans la première partie, à travers des journaux
tels qu'El Mercurio de Valparaíso ou El Ferrocarril.
Plus de cent quarante ans après, le thème des Mapuches
continue à faire partie des premiers sujets de l'information. Mais
quelle stratégie discursive est élaborée par le
Mercurio ? Celle du début du XXe siècle, est-elle toujours
en vigueur aujourd'hui ?
· « L'état de guerre »
décrété
Dans son édition du 6 mars 1999 une chronique
intitulée « Violence à Traiguén : Assonance
Mapuche en zone forestière » raconte, non sans emphase, que
« deux cents indigènes exaltés dirigés par des
activistes ont tenté de prendre d'assaut un campement de la zone,
quatorze personnes ont été blessées. [...] Le gouvernement
projette d'établir un dialogue avec les communautés et les
entrepreneurs la semaine prochaine afin de contrôler le conflit. [...]
Les bureaux de la Conadi au centre de la capitale ont été
occupés par des dirigeants de la Fédération Mapuche
Urbaine pendant quelques heures ».
Page 81
Deux jours plus tard, le journal fait publier la note suivante
: « Pour la fin du conflit : les Mapuches conditionnent le dialogue
» dans laquelle est écrit « Ils ont demandé
une solution globale aux problèmes territoriaux et à l'entreprise
forestière Mininco d'arrêter immédiatement la
récolte de pins sur le territoire de Traiguén [...] Hier la
violence est réapparue lorsqu'un groupe de mineurs mapuches a
jeté des pierres sur des véhicules de l'entreprise [...]
Rencontre entre les deux parties se tiendra demain. La Conadi est
disposée à s'interposer »134.
Le traitement de l'information donne clairement le mauvais
rôle à la communauté mapuche, accusée d'être
l'actrice de violences et de faire preuve de mauvaise volonté dans le
règlement du conflit. Les demandes de récupération des
terres de la part des chefs mapuches, les lonkos, sont décrites
comme des exigences à la limite du ridicule ou exagérées.
Ces revendications ne seraient donc pas dignes d'attention.
La couverture médiatique du conflit continue en ces
termes dans le Mercurio du lendemain : « Ils exigent la
cessation du travail : ultimatum des Mapuches adressé à
l'entreprise. [...] Les communautés ont exigé que l'entreprise
Mininco arrête de manière définitive le travail de
récolte sur deux de ces zones. [...] S'ils n'étaient pas
écoutés, ils ont menacé de continuer l'escalade des
mobilisations dans la région. [...] Un ultimatum de 24 heures
posé à l'entreprise forestière ». A travers cet
exemple, le journal décrit les exigences de la communauté comme
illégitimes face aux intérêts économiques en jeu.
L'ultimatum exprimé par les dirigeants mapuches semble, à travers
les lignes du Mercurio, l'expression d'une pure folie sans fondement justifiant
ainsi les accusations véhémentes du lectorat et de la
«bonne» société.
Héritage des chroniques positivistes de la
colonisation, les mots suivants ont été publiés dans
l'édition du 4 avril 2001 du Mercurio : « Les autres Mapuches.
Ceux là ne crient pas, n'attaquent pas, ne mettent pas le feu,
n'occupent pas de territoire. Ils ont tranquilles et travailleurs. [...] Quel
exemple ! ».
· Dossier spécial Mapuches : « Le conflit
qui ne s'éteint pas »
134 El Mercurio, 8 mars 1999.
Page 82
La journaliste Amolef revient en détail sur le dossier
spécial « Conflit Mapuche » de la section dominicale de
l'édition du 3 mars 2002. Le journal titrait ainsi le reportage
« Mapuches : Le conflit qui ne s'éteint pas. La décennie
indomptable ». L'article central continue en ces termes : «
Cela fait une décennie que le premier grande récupération
de terre pour les Mapuches a été réalisée.
Cependant, la spirale de la fureur indigène continue encore sans pouvoir
s'éteindre : toujours plus de prises de possession, plus d'incendies
-accompagnés aujourd'hui d'accusations de sinistres graves- plus de
rachat de terre par l'Etat et plus d'agriculteurs terrorisés
».
Les termes utilisés fréquemment de terreur,
fureur, incendies, spirale sont autant d'exemples du discours alarmiste de la
presse que le Mercurio.
Grâce à ce dossier spécial,
le Mercurio, considéré comme le journal le plus
sérieux et le mieux renseigné d'après une enquête de
l'observatoire Fucatel, influence son lectorat. Pour la majeure partie des
lecteurs, la question mapuche est perçue comme un problème
explosif et dangereux.
§2- Le « terrorisme communicationnel » des
Mapuches
Petit à petit la figure du Mapuche terroriste se
dessine dans les chroniques du Mercurio. Cette opinion de
l'élite est confortée par les sanctions juridiques mises en place
à l'encontre des Mapuches. En effet, ces derniers sont sous le coup des
lois anti-terroristes mises en place sous Pinochet et réactivées
dès 1990. Elles permettent d'emprisonner une personne coupable d'un
incendie pour motifs « terroristes » -l'interprétation du
terme étant bien entendue extensive- pour une durée exemplaire
de10 ans et un jour.
A- Le glissement lexical : le barbare devient terroriste
Dans son édition du 11 avril 2001, le Mercurio
publie une insertion payée par la Confédération de la
Production et du Commerce de la neuvième région et les
corporations qui la composent, c'est-à-dire les groupes
économiques installés dans la région, sur les terres
ancestrales des Mapuches. Cela montre bien le lien évident entre les
élites dirigeantes. En page centrale, le document indique : «
Un rapport de police révèle : LES GROUPES MAPUCHES DANS DES ACTES
TERRORISTES. Les 189 conflits qui se sont
Page 83
déroulés en 1999, et les 410 de 2000 à
octobre 2001, d'après des sources policières, prouvent à
quel point le terrorisme se diffuse dans les zones rurales de la IXe
région d'Araucanie ».
Le dimanche suivant, la deuxième partie du reportage est
enrichie de nombreuses chroniques: « Mapuches, la politique non
définie du gouvernement. L'incendie ne s'éteint pas. Alors que la
Moneda prétexte que le manque de morts minimise le conflit, les
entrepreneurs et les paysans de la zone s'inquiètent de la situation
caractérisée par
des actions terroristes ». Nous le voyons la
constante utilisation des termes «terroristes»et
«terrorisme» ouvre la voie à la ségrégation et
à la crainte ultime du mapuche.
Afin de donner un crédit aux informations
divulguées, les rédacteurs font appel à des expertises de
tous bords pour conforter le lecteur dans la terreur et dans le jugement sans
appel des actions indigènes. Le journal titre le 24 avril 2001
« Le conflit Mapuche. LYD avertit de l'augmentation de la violence
». Libertad y Desarollo est un organisme regroupant des
intellectuels, des académiques et des politiciens affiliés au
parti de droite la Unidad Demócrata Independiente (la UDI) et qui
élabore les contenus des programmes du maire de Santiago de droite
ultra-libérale et candidat à la présidentielle à
plusieurs reprises, adversaire défait de Michelle Bachelet, Joaquin
Lavín.
Une fois encore, le lien entre représentants politiques
et puissances économiques avec les titres de presse n'est plus à
démontrer. Dans cet article, l'organisme paraît qualifié
pour analyser le conflit qui se déroule dans la région. Le parti
prix du Mercurio est total.
B- La stratégie discursive : le recours au pathos
Plus encore, le 18 avril 2002 l'insertion intitulée
« DIRE LA VERITE DANS LA IXe REGION AUJOURD'HUI, C'EST RISQUER SA VIE
» est financée par la Confédération
précédemment citée ainsi que l'Association des
corporations des propriétaires des camions de Cautin, l'Association des
Industriels de Malleco et Cautin, la Chambre de Commerce, d'Industrie et de
Tourisme de Temuco, la Chambre chilienne de la Construction, la
délégation de Temuco, la Corporation chilienne du bois, la IXe
région, la
Page 84
Société de Développement Agricole de
Temuco (la SOFO) et la Corporation de Développement et de l'Energie.
Cette alliance d'intérêts
économico-politiques fomente une campagne insidieuse basée sur la
délation et la diffusion de fausses informations. Elle pousse les
autorités à mettre en place l'exécution des lois
anti-terroristes à l'encontre des Mapuches. L'article supplie pour la
mise en place de mesures politiques répressives et influence l'opinion
des lecteurs dans ce sens : « Les forces productives de la IXe
région en ont marre... Qu'attendent les autorités pour appliquer
la loi anti-terroriste et arrêter l'escalade de la violence ? Que nous en
arrivions à l'autodéfense ou que la conséquence, au lien
d'être une maison soit une vie ? ». L'appel au pathos culmine
dans cette chronique.
En sollicitant le lecteur à travers le registre de la
peur, le Mercurio participe à la paranoïa collective qui
vise à condamner les Mapuches sans chercher à comprendre les
enjeux de leur communauté. Tels des boucs émissaires d'une
société en mal de coupables, les Mapuches deviennent les cibles
favorites des leaders politiques, économiques et médiatiques. Les
coupables sont stigmatisés, relégués au rang d'animal ou
de sous-homme. Les perversions des Mapuches sont régulièrement
rappelées, comme si l'expiation de toute la société
chilienne n'était possible qu'à travers la damnation publique des
coupables indigènes.
Finalement, la stratégie déployée par le
Mercurio est simple : déclarer et promouvoir une seule et même
identité, l'identité chilienne dont le groupe d'appartenance est
celui de l'élite dominante. Le discours du Mercurio est donc
celui d'une classe dominante ethno-centrée.
C- Analyse sémantique du discours dominant
ethno-centré
L'analyse du mode de narration, nous montre que traitement
tendancieux du Mercurio s'est maintenu à travers les
années. Non seulement la presse se borne à définir les
mouvements mapuches en termes de violence mais, bien plus, elle les criminalise
et les stigmatise grâce à l'usage de subtilités
linguistiques.
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Le conflit mapuche et les actions menées par les
organisations indigènes sont regroupés en section et
abordés généralement selon les angles de vue suivants :
policier (les faits), juridique, politique et/ou économique. Dans cette
optique, il est clair que les aspects culturels ou cultuels ne sont
traités, quand ils le sont, que de manière anecdotique. En outre,
les sources principales des journalistes sont issues de la classe dominante :
les entrepreneurs, le gouvernement, les tribunaux et la police. Quant à
eux, les Mapuche occupent une place minime, voire inexistante, en tant que
sources d'information. Il est effectivement très rare qu'ils soient
cités ou interviewés.
En analysant les mots employés et la récurrence
de certains plutôt que d'autres, il est possible de dégager avec
certitude la ligne éditoriale du quotidien. En accentuant les
différences ethniques comme une caractéristique dangereusement
négative, il est clair que le Mercurio fait rimer Mapuche avec
conflit et insécurité.
La journaliste Amolef liste en trois catégories les
termes les plus fréquemment employés par le journal pour traiter
de la question mapuche : les acteurs du conflit, les actions et enfin les
conséquences de ces mouvements.
Tableau regroupant les expressions les plus fréquemment
employées par le Mercurio dans le traitement du conflit
mapuche.
Acteurs
|
Actions
|
Conséquences
|
Mapuches
|
Prises d'assaut des domaines
|
Provoquer des alertes publiques
|
Violents, agresseurs
|
Violentes embuscades
|
Terreur des agriculteurs
|
Indigènes exaltés
|
Attaques brutales
|
Nécessité de préserver l'ordre public
|
Spirale de la fureur indigène
|
Agressions de travailleurs
|
Garantir la sécurité
|
Malédiction indigène, éternelle et
incurable
|
Affrontements violents
|
Appliquer la loi de la sécurité intérieure
de l'Etat
|
Férocité indigène
|
Conditionnement du dialogue
|
Expulsion massive
|
Peuple énigmatique féroce et têtu
|
Lapidation de véhicules
|
Réunions spéciales pour analyser les nouveaux lieux
de conflit
|
Le cri de la terre
|
Exigence de l'arrêt des travaux
|
Peur d'investir dans deux régions
|
Assaillants, fugitifs
|
Ultimatum aux entreprises
|
Blessés
|
Terroristes
|
Menaces de brûler et de dévaster les forets
|
Climat de désordre et d'insécurité
|
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Incendie social
|
Cris, attaques avec des boleadoras135, incendies et
occupation des terrains
|
Incendie social ou conflit qui ne s'éteint pas
|
|
|
Cette liste est significative de la production biaisée
et clairement discriminante de l'information par le Mercurio. En
analysant le lexique employé, la journaliste conclut que les Mapuches
sont systématiquement associés à la violence.
Les rédacteurs recourent à des mécanismes
rhétoriques et stylistiques qui renforcent les
stéréotypes. En outre, ils se réfèrent au conflit
au moyen de notions historiques et littéraires comme «
malédiction indigène », « spirale de la fureur »
ou « une décennie indomptable », ce qui n'est pas sans
rappeler les chroniques de la conquête et de la colonisation
espagnoles. Cette stratégie est toujours en vigueur de nos
jours à travers l'utilisation de termes comme « assaillants »,
« féroces » ou « terroristes ».
Néanmoins l'insistance avec laquelle les journalistes
s'emploient à relater les faits de violence sert par la suite à
accuser l'inefficacité des politiques indigénistes et la
présence grandissante des Mapuches dans les zones de conflits. La liste
des conséquences énumérées provient d'une part
d'extraits de déclarations d'entrepreneurs et d'autre part de
conclusions propres aux journalistes du périodique.
Enfin, il convient de mentionner que si toutes les analyses
faites à partir des mots et des expressions sont explicitement
fondées, il y existe de très nombreux articles qui exposent de
manière implicite les mêmes certitudes et les mêmes
stéréotypes attribuant à l'indigène les traits d'un
dangereux terroriste. La multi-culturalité n'existe pas dans les
colonnes du Mercurio.
Il est très intéressant de noter les deux
remarques élaborées par la journaliste Amolef pour qui la posture
du Mercurio s'explique par l'existence de relations avec les
principaux groupes économiques du pays. L'un d'entre eux est
l'entreprise CMPC dirigée par Eliodoro Matte136, ce groupe
est le principal fournisseur de papier pour le quotidien. Il y a
135Instrument constitué par deux ou trois
pierres attachées à des courroies, utilisé
traditionnellement pour apprivoiser les animaux.
136 Eliodoro Matte est une des personnes les plus riches du
Chili puisqu'il possède une fortune estimée à 1 500
millions de dollars. Son entreprise, Companía Manufacturera de Papeles y
Cartones est fondée en 1920 elle se
Page 87
plus d'un siècle son grand-père, Eduardo Matte
Pérez, annonçait les directives de son groupe économique :
« Les propriétaires du Chili c'est nous, les
propriétaires du capital et du sol c'est nous, les autres forment la
masse influençable et vendable qui ne pèse ni par son opinion ni
par son prestige »137.
Finalement, les Mapuches sont, si l'on se laisse guider par le
discours du Mercurio, un obstacle majeur pour le développement et la
croissance du Chili - investissements économiques, construction de
projets hydro-électriques notamment- dans le cadre du libre
marché mis en place par les élites du pays. « L'insurrection
» n'aurait donc pas de fondement et ne pourrait être contenue que
grâce à l'application de lois dictatoriales et des lourdes mesures
répressives.
Le mythe du Mapuche sauvage, non civilisé, ivre et
voleur laisse place aujourd'hui au stéréotype moderne du
terroriste subversif. Cette catégorisation était également
à l'oeuvre contre les communistes et les sympathisants de l'Unité
Populaire de Salvador Allende sous la dictature. Pour le Mercurio il a
donc toujours été indispensable de cerner l'ennemi
intérieur, le bouc émissaire, afin de renforcer
l'idéologie en perte de vitesse et les élites dominantes.
Plus de cent quarante ans plus tard les
stéréotypes concernant les Mapuches restent encore et toujours
d'actualité. Leurs demandes continuent à être
perçues comme un problème conjoncturel et non comme une
revendication de fond basée sur un droit légitime et des
libertés structurellement fondamentales.
Enfin, il convient de pointer du doigt une autre
réalité qui favorise le traitement univoque des Mapuches dans la
presse, il s'agit de l'iniquité de l'accès aux moyens de
communication aux Mapuches.
Caché derrière sa fausse probité
journalistique, le Mercurio distille quotidiennement des
préjugés racistes qui finissent par être
intégrés dans les conversations quotidiennes et empêchent
définitivement la société chilienne d'accepter sa
diversité culturelle.
spécialise dans la production de papier et de celulose.
Cette industrie d'exploitation forestière décline ses fonctions
dans cinq sociétés différentes : Forestal Mininco, CMPC
Celulose, CMPC Papiers, CMPC Tissue et CMPC Produits de papier.
137 In CARMONA Ernesto, Los Dueños de
Chile, Santiago, Editions La Huella, 2002.
PARTIE III
Page 88
Les médias modernes :
outils inespérés de la
réappropriation
identitaire
Page 89
CHAPITRE 1- Communications transnationales au service des
revendications régionales
Malgré l'échec des politiques
indigénistes dans les années 1990, après le vote de la loi
n° 19.253 sur la protection des populations indigènes et la
création de la Corporación Nacional de Desarollo Indígena
-la Conadi-, les mentalités évoluent. Les minorités
indigènes s'organisent pour faire entendre leurs voix. Dans les centres
urbains, Santiago en tête, une série d'organisations
indigènes surgissent et se structurent au sein de réseaux de
promotion de la culture originaire.
Ces groupes, jusqu'alors exclus de la scène de la
communication publique, mettent progressivement en place des forces de
résistance capables d'attirer l'attention de l'opinion publique en
s'emparant des moyens de communication. Dans la région du grand Nord,
des commerçants Aymaras retournent dans leurs terres pour organiser et
financer des manifestations telles que des carnavals. A Santiago, les
organisations mapuches organisent des cérémonies religieuses et
récréatives comme el juego del palin138, dans
des lieux publics fréquentés. Tous font revivre la culture
indigène.
Ces nouveaux mouvements s'expriment par exemple par des
actions de désobéissance civiles, des manifestations, des
déclarations publiques. Les actions les plus extrêmes attirent
l'attention des journalistes et sont relayées partialement et
partiellement par les journalistes -les minorités sont violentes et
s'écartent de la norme-. L'attention des
138 Il s'agit du sport traditionnel des Mapuches qui se joue
avec une crosse et s'apparente au hockey sur gazon. Il favorise aujourd'hui le
rapprochement des communautés et symbolise la résistance
indigène face à la culture dominante chilienne.
Page 90
médias généralistes se concentre sur les
faits de violences, les troubles et les crimes, qu'ils assimilent
automatiquement aux minorités ethniques.
Pour réagir face à cette stigmatisation, les
Mapuches créent dans les années 1990 et 2000 des moyens de
communication qui leur sont propres, destinés à relayer une
information jusque là inexistante : la vie et les revendications du
peuple mapuche depuis l'intérieur.
La naissance de ce nouveau phénomène va
être favorisée par le fabuleux bouleversement que connaissent
presque simultanément les sciences de l'information et de la
communication. Comme l'avait expliqué Régis Debray,
l'avènement de la vidéosphère traduit la révolution
du monde de l'information et de la communication désormais
gouverné par l'image et le son. Le développement de l'internet
incarne le point d'orgue de cet immense champ des possibles. Les données
sont transmises, diffusées à très grande vitesse et
instantanément dans le monde entier.
Cette révolution a enfin permis à de nombreuses
causes, autrefois circonscrites aux frontières étatiques ou
même régionales, d'être visibles sur la scène
internationale. Dotés d'une connexion internet et d'un ordinateur, les
représentants mapuches sont désormais capables de faire
connaître leurs revendications, leurs cultures et leurs visages dans le
monde. Une nouvelle panoplie de moyen rend toutes les communications possibles
: radio, internet, manifestations, musique, cinéma, documentaires.
L'objectif de la section suivante n'est pas le détail exhaustif et
fastidieux de l'ensemble des nouvelles communications mapuches mais bien plus,
à travers l'étude certains médias ou organisations, de
montrer comment la voix du peuple peut enfin se faire entendre grâce aux
nouvelles voies de communication libres et indépendantes.
Section 1- Nouvelles voies et nouvelles voix
§1- La presse indépendante : trois journaux en
ligne
Le journal en ligne constitue l'une des avancées
majeure de l'avènement de l'internet. Consultables à toute heure
du jour et de la nuit, réactualisés quotidiennement, ils
offrent
Page 91
un support écrit, visuel et auditif jusque là
inespéré. Dépêches, reportages d'investigation,
témoignages : une quantité incroyable d'informations est
diffusée sur les écrans des internautes.
En effet, un nombre croissant de sites dédiés
à la communauté mapuche se développe sur le territoire
chilien mais aussi à l'étranger. Il est intéressant de
noter que la plupart de ces sites proposent des articles en espagnol, en
anglais parfois, et en langue mapudungun.
En effet, en plus des sites créés au Chili ou en
Argentine, il existe un nombre important de pages web relatives à la
culture et aux droits des Mapuches basées en Europe. Voici quelques
exemples :
- en Italie : http://it.mapuches.org/
- en France : http://mapuche.free.fr/
- en Allemagne : http://de.mapuches.org/
- en Hollande :
http://www.mapuche.nl/, il s'agit
de la fondation hollandaise FOLIL sur laquelle nous reviendrons dans la
troisième partie.
Au-delà d'une stricte typologie des sites à
caractère informatif dédiés aux Mapuches, il est plus
à propos ici d'expliquer les principes qui animent les équipes
rédactionnelles et les spécificités de ces nouveaux
organes de communication. Nous aborderons donc trois exemples chiliens de
journal «on line».
A- Une tribune ouverte et pluraliste :
www.mapuexpress.net
Le journal en ligne Mapuexpress se présente comme une
alternative à l'hégémonie de « l'information
commerciale » au Chili, celle des deux grands groupes
prédominants El Mercurio et Copesa. Le comité
de rédaction affirme lutter pour les droits de l'homme, tant au niveau
individuel que collectif, grâce à un mode de communication visant
à faire plier les « cadres de l'intolérance et de la
machination ». La revue électronique propose des analyses, un
discours et des pistes de réflexion destinés au peuple mapuche en
premier lieu, puisque les sujets traités sont relatifs à la
communauté, mais aussi à l'opinion publique en
général.
Page 92
Cette source et ressource de travail se démarque des
supports traditionnels d'information qui, d'après le comité de
rédaction, « discriminent et attentent aux droits des Mapuches
». En effet, le journal en ligne souhaite franchir les
barrières communicationnelles mises en place par les médias
traditionnels qui « prétendent uniquement maintenir le peuple
mapuche dans un état de marginalité, de négation et
d'exclusion ». Les membres de la rédaction incarnent ces
nuevas voces, ces nouvelles voix qui ont surgi d'un espace nouveau se
targuant de déjouer les processus de censure et de dénaturation
de l'information.
Créé en 1999, Mapuexpress, représente la
branche spécialisée dans la communication d'une organisation
mapuche plus générale. Les organisateurs témoignent
qu'à cette époque les courriers électroniques et les
commentaires des internautes attestaient d'une demande accrue d'informations
concernant la communauté Mapuche. Il est donc intéressant de
constater l'engouement et l'intérêt de l'opinion publique pour une
information distincte et décalée des discours des organes
traditionnels.
A partir du mois de mars 2000 et face à la
nécessité de regrouper et de canaliser un nombre croissant
informations, Mapuexpress acquiert donc son indépendance.
Dorénavant, la structure autogérée fait
intégralement appel au volontariat. Au-delà de l'information
disponible sur le site à proprement parler, Mapuexpress fait parvenir
aux centaines d'abonnés des bulletins électroniques ou newsletter
faisant état de l'actualité (rencontres, manifestations,
procès etc) concernant la communauté Mapuche.
L'internet en tant que méthode de communication
directe, rapide et quasi-instantanée est largement mis à profit
par le mouvement Mapuexpress. Ces nouveaux réseaux de communication
libres et indépendants permettent d'apporter des informations neuves
dans des zones jusque là enclavées. Dans les territoires
où les lignes internet ne sont pas installées, Mapuexpress a
développé un réseau radiophonique.
Dans le cadre des revendications de la communauté
Mapuche, les fondateurs se revendiquent clairement en faveur d'une action
commune et collective plutôt que pour des actes isolés et
autocentrés. L'internaute peut ainsi lire sur la page d'accueil
décrivant l'organisation : « En tant que média
indépendant et autonome, Mapuexpress ne
Page 93
recherche pas l'auto-référence. Depuis sa
création, Mapuexpress s'apparente à une tribune ouverte et
pluraliste traitant de la question mapuche en évitant d'ouvrir des
espaces dédiés à la division ou la déqualification
entre les divers référents mapuche. Bien au contraire, elle doit
se comprendre comme un apport à l'Unité en action
»139.
Ce mode de communication, envisagé dans l'idée
d'une « tribune libre » revêt alors toute la dimension
politique d'un contre-pouvoir. En permettant à des intellectuels, des
membres d'organisation mapuche et des représentants de tribus de
s'exprimer sur leur site, les rédacteurs de Mapuexpress sont les acteurs
de cette nouvelle voix mapuche transnationale.
En distinguant l'unité des Mapuche des actions
individuelles, les rédacteurs expriment l'identité commune des
Mapuches et le but partagé de tous les nouveaux moyens de communication
: offrir une alternative cohérente loin des stéréotypes en
vigueur depuis un siècle et demi. Mais la construction de tels moyens de
communication requiert un personnel qualifié et des investissements
financiers. A ce titre, la création du site internet n'aurait pu se
faire sans l'appui financier de la Fondation Mapuche Folil -« racine
» en Mapudungun- sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.
B- Meli Wixan Mapu, un relais de solidarité urbain :
http://meli.mapuches.org
Ce second journal électronique dont le nom signifie en
mapudungun « les quatre points de la terre » s'adresse de
manière privilégiée à la communauté Mapuche
de Santiago. L'équipe de rédaction de Meli Wixan Mapu
communiquait auparavant avec des affiches, des bulletins d'information
distribués dans la rue et une fréquence radio.
Désormais l'évolution des technologies
informatiques permet une présence continue sur la toile mondiale. Meli
Wixan Mapu s'inscrit également dans une dynamique de
développement et de lutte pour la culture et l'identité mapuche
au sein de l'espace urbain de la capitale chilienne. Le rédacteur en
chef met d'ailleurs en lumière l'espace de liberté qu'octroie
l'internet : « Nous utilisons internet comme un outil contre
l'encerclement informatif qui pèse sur les demandes des Mapuches. Ainsi
beaucoup de nos frères
139 Disponible sur la page d'accueil de
www.mapuexpress.net,
Mapuexpress Informative Mapuche desde territorio Mapuche.
Page 94
peuvent nous contacter et savoir quel est notre rôle
dans le milieu urbain, beaucoup de nos frères peuvent être au
courant que, malgré la distance, dans la capitale de l'Etat chilien
oppresseur il y a aussi des voix qui se lèvent ».
L'état des lieux que nous avons effectué au
sujet des intérêts communs entre grands groupes de presse et
dirigeants économiques et politiques est également vivement
critiqué dans les pages du journal Meli Wixan Mapu. Les
rédacteurs vilipendent ainsi les grands groupes de presse : «
Nous savons que les consortiums médiatiques répondent aux
intérêts de l'entrepreneur, le même petit groupe
-assurément très puissant- qui exploite actuellement le Wall mapu
-le territoire mapuche- et que, par conséquent, n'importe quelle
information liée à un peuple ou un mouvement qui remet en cause
le système économique et qui lutte pour ses droits politiques et
territoriaux, est forcément omise ou reléguée à un
second plan ». Pour cette raison précise, le groupe se propose
d'améliorer les mécanismes de diffusion de l'information, dans un
souci de meilleure équité et de transparence dans la diffusion
des nouvelles et la description des évènements touchant la
communauté mapuche. L'objectif principal de Meli Wixan Mapu est de
créer une nouvelle sensibilité à l'encontre des demandes
formulées par les Mapuches.
C- Le journal de renom Azkintuwe:
www.azkintuwe.org
Ce journal est un projet de presse indépendante,
dirigé par un ensemble de professionnels du journalisme tel que le
directeur de la rédaction Pedro Cayuqueo Millaqueo, et de
spécialistes des sciences sociales.
Toute l'équipe rédactionnelle
bénéficie d'une notoriété indiscutable au sujet du
traitement de l'information relative au peuple mapuche. Sur le site internet,
l'équipe invite le lecteur à l'aider dans la construction d'une
société multiculturelle dans le cône sud du continent. En
effet, la question mapuche est éclairée par les journalistes
présents sur le territoire chilien et Argentin.
Pour soutenir la diffusion de la «
réalité du peuple mapuche », Pedro Cayuqueo invite son
lectorat à « nous accompagner sur ce chemin, à
collaborer avec nous pour rendre
possible cette expérience inédite et
professionnelle d'un journalisme mapuche qui puisse continuer à exister
des deux cotés du Wallmapu ».
En ligne depuis 3 ans, le journal Azkintuwe a également
imprimé vingt éditions, soit l'équivalent de 40 000
exemplaires au format tabloïd. Une centaine de reportages a examiné
la situation des Mapuches du Chili et d'Argentine interviewé des acteurs
en lien avec les problématiques des peuples indigènes
d'Amérique Latine. La diversité des thèmes abordés
(droits de l'homme, conflits territoriaux, méga-projets
économiques, participation, législation internationale,
environnement, culture) apporte ainsi une vision intégrale de la
réalité du peuple mapuche, absente des médias
traditionnels.
D'après Cayuqueo « Une vaste gamme d'outils
interactifs -dont le journal imprimé, l'édition en ligne et en
PDF et le portail digital d'information- font d'Azkintuwe une des agences de
presse les plus importantes du Wallmapu ».
Page 95
Deux unes d'Azkintuwe : la première «
Terrorisme ? » n°20 juillet 2006 et la suivante « Nous existons
encore, nous sommes encore sur le terrain » n°16 novembre 2005.
Page 96
§2- Les portails d'information : l'exemple argentin de la
Lof
Dans ce cas également, les exemples de portails
d'information sur la communauté mapuche abondent. Mais Lof constitue le
premier portail digital à avoir vu le jour fin 2005 en Argentine. Son
adresse est la suivante :
www.lofdigital.org.ar. La
Lof, qui signifie en langue mapuche communauté, est devenu depuis un
lieu de rencontre et de débat sur l'insertion de la culture
indigène et son accès aux progrès technologiques.
Cette page web se développe pour que les «
Mapuches puissent diffuser leur culture à travers internet et fixer leur
positions sur des thèmes historiques tels que le droit à
conserver leurs terres ancestrales »140. Il s'agit du
premier portail d'Amérique Latine dirigé entièrement par
des indigènes avec des données concernant leur culture, leurs
revendications, leur langue, leur musique et leur histoire. D'après
Diana Rolandi, directrice de l'Institut d'Anthropologie de Buenos Aires, la
seconde partie du projet consistera à doter les communautés
indigènes de lieux équipés d'ordinateurs afin qu'elles
puissent avoir accès à internet.
La création du portail Lof est le résultat
conjoint de l'Institut de Connectivité des Amériques, de
l'Institut d'anthropologie et du Ministère de l'Education d'Argentine.
Le projet est présenté lors du Forum Mondial des Peuples
Indigènes et de la Société de l'Information de
Genève du 8 au 11 décembre 2003, puis retravaillé pendant
la rencontre sur la Connectivité et les populations indigènes
d'Ottawa et la deuxième phase du Sommet Mondial sur la
société de l'Information qui s'est déroulé en
Tunisie du 16 au 18 novembre 2005.
L'objectif central élaboré au cours de ces
différentes rencontres est de permettre l'appropriation des techniques
de l'information et de la communication par le peuple Mapuche afin de renforcer
et transmettre ses connaissances traditionnelles et promouvoir la gestion de
son propre développement.
En outre, cinq ambitions déterminantes ont
été formulées :
140 Río Negro, 9 décembre 2005.
Page 97
- établir des connexions entre les communautés
localisées dans les zones urbaines, semi-urbaines et rurales
- inciter les jeunes à rester ou revenir dans leurs
communautés d'origine en favorisant des initiatives éducatives,
économiques et culturelles d'intérêt communautaire
- consolider la présence et la visibilité des
communautés du peuple mapuche dans divers espaces sociaux, des forums,
des lieux d'échange d'information
- garantir la communication et l'échange d'informations
entre les différents peuples indigènes
- renforcer le sentiment d'appartenance et l'identité
entre les jeunes mapuches membres des communautés.
A ce titre, les diverses organisations présentes au
cours des débats ont convenu d'un socle d'informations essentielles que
le site doit contenir. Ce socle minimum doit faire figurer : les connaissances
traditionnelles du peuple mapuche, les connaissances touchant aux Mapuches mais
produites par d'autres, l'information liée au développement
social, culturel, économique et politique local. En
résumé, ce site a été crée afin de donner
les clés de la maîtrise des NTIC au peuple mapuche. Ainsi les
indigènes pourront l'utiliser comme un moyen d'investigation, de
création et de réinvention de la tradition,
d'établissement de réseaux de solidarité et de
consolidation de l'identité.
Entre le 1er janvier 2006 et le mois d'octobre de
cette même année, le site a été visité 21 150
fois et près de 65 000 pages ont été consultées. Ce
succès ne doit pas masquer les divers obstacles rencontrés, tant
sur le plan externe - difficulté d'accès, prédominance de
l'anglais, coûts d'infrastructures élevés- que sur le plan
interne - idéologies des ethnies en conflit avec l'Etat nation,
méfiance des communautés vis-à-vis des TIC au sujet des
avancées culturelles et sociales.
Mais la réussite de projets tels que la Lof montre
l'expérience positive des peuples indigènes dans l'appropriation
de savoir-faire et de faire-savoir dans la société actuelle. En
outre, cela atteste de l'émergence d'un mouvement ethnique à
l'échelle mondiale dirigé par un nouveau type de leadership
indigène qui s'autogère tant socialement et culturellement
qu'économiquement.
Page 98
Enfin, ce succès ne va pas sans l'augmentation
croissante de la sensibilité de la société civile envers
la situation des peuples indigènes et le respect de leurs droits
fondamentaux. Finalement, le vrai défi lancé par internet va bien
au-delà de la simple appropriation de la maîtrise des nouvelles
technologies par et pour les peuples indigènes mais bien leur conversion
en outils de résolution des problèmes concrets.
§3- Les balbutiements des radios en ligne :
Grâce à la numérisation, les programmes
radiophoniques deviennent consultables, téléchargeables. Ils sont
les attributs incontestables de la modernisation des technologies de
l'information et de la communication. Le podcast devient l'un des outils les
plus utilisés pour pouvoir enregistrer, écouter et
réécouter les émissions choisies par l'auditeur.
Dans cette veine, de très nombreuses radios aux moyens
modestes émergent sur la toile et peuvent très facilement se
faire connaître en multipliant leurs relations avec d'autres sites
annexes. Ainsi de nombreuses radios mondiales se décalent des grandes
radios nationales et prônent une liberté de ton. Toutefois les
radios dédiées spécifiquement à la cause mapuche
sont rares. Le plus souvent se sont des radios à portée
internationale ayant une sensibilité pour les difficultés
rencontrées par les minorités ethniques.
A- La radio Nizkor : « Donner une voix à ceux
qui n'en ont pas »
La radio Nizkor est un projet culturel destiné
exclusivement à la diffusion d'information en lien avec les Droits de
l'Homme, les libertés individuelles et civiles et la paix.
Différentes organisations participent au projet : Derechos Human
Rights141, Serpaj Europa et Radio Si basée à
Bruxelles. Elle est officiellement lancée sur support digital le
1er mars 2004. Si l'équipe effectuait déjà un
travail de « socialisation de l'information », elle se
félicite qu'enfin « il est possible d'écouter des
documents audio au sujet des droits de
141 Derechos Human Rights est une association qui travaille
pour le respect et la promotion des droits de l'homme à travers le
monde, ce travail intègre les missions de socialisation et l'analyse de
l'information concernant les droits de l'homme par internet et d'autre
médias tels que la radio ou les publications écrites.
L'association dénonce publiquement les atteintes aux droits de l'homme
et apporte son soutien aux ONG et aux activistes locaux.
Page 99
l'homme depuis n'importe quel endroit du monde et à
n'importe quelle heure »142. Son équipe
rédactionnelle est constituée de collaborateurs présents
aux quatre coins du monde. Des relais de production se situent à Madrid,
San Fransisco et Bruxelles afin de proposer des programmes en
différentes langues dont principalement l'anglais et l'espagnol.
En propageant les informations concernant les droits de
l'homme, la radio Nizkor se perçoit comme un outil au service des
défendeurs de droits de l'homme. Sa devise est la suivante « donner
une voix à ceux qui n'en ont pas ». Les programmes audio sont en
fait pensés comme un complément à l'information mise en
ligne sur leur site de documentation sur l'état des droits de l'homme en
Amérique Latine
www.derechos.org/nizkor/.
En outre, la radio se présente comme un outil au
service de radios communautaires ou non commerciales qui contribuent elles
aussi au respect et à la protection des droits de l'homme ; ainsi qu'aux
universitaires cherchant des ressources pédagogiques sur les droits de
l'homme. Cette révolution technologique permet de numériser les
données, les voix et rend possible la libre écoute de l'antenne
depuis un ordinateur sans avoir besoin d'enregistrer des fichiers.
B- La radio mapuche créée en Hollande
La radio http://radio.mapuche.nl/ est, quant à elle,
une des rares radios spécialisée sur la communauté
mapuche. Elle propose la consultation d'interviews de Mapuches, des extraits de
discours de lonkos, de morceaux de musique mapuche.
Cette radio est en lien avec le site hollandais
http://www.mapuche.nl/. Les auditeurs peuvent écouter par exemple le
témoignage de la famille du jeune Mapuche Alex Lemún,
blessé le 7 novembre 2002 par un coup de feu de l'officier Marco Aurelio
Treuer, et mort 5 jours après. Ces reportages constituent des sujets qui
ne sont pas traités ni même abordés dans les colonnes des
organes de presse classiques ou les programmes des radios nationales.
142
http://www.radionizkor.org
Page 100
Toutefois il est à regretter que le support
radiophonique numérisé ne soit pas pleinement exploité par
la communauté mapuche. Cette dernière manque à se faire
connaître sur les ondes du monde entier par la création et la
diffusion continue de reportages et d'interviews. En bref, il n'existe pas
encore une radio créée ex-nihilo par les indiens du sud du Chili
et dont l'ensemble des programmes informatifs et culturels seraient
guidés par une véritable ligne directrice : les défenses
des droits des Mapuches et la diffusion d'une information sincère.
C- Les forums de discussion : l'exemple de Radio Chango
Un nouvel espace de communication se développé
sur les forums de discussion des sites de ces radios qui ouvrent des espaces de
discussion, d'échange d'information. Le forum de Radio Chango
basée en Espagne est, par exemple, régulièrement
consultés et nourrit des interventions écrites des
internautes.
Ce site web a été crée en 2000 par trois
personnes habitant Barcelone. Le but initial est de partager leur passion pour
la musique « métisse » qu'ils définissent volontiers
comme « une mélange de rythmes sans frontières, de
mélodies ouvertes, de cris engagés, une vue sur les injustices du
monde »143. Aujourd'hui ce portail musical fait figure de
référence avec des articles dans cinq langues et plus de 600 000
pages vues par mois.
Mais, bien plus, c'est le forum de discussion de cette radio
qui s'apparente à l'expression de nouveaux modes de communication.
Directe, instantanée, ouverte à tous, cette tribune
démocratique permet de diffuser des informations en un temps record et
de profiter d'une audience qui semble déjà sensibilisée
aux problèmes des minorités ethniques et à la lutte pour
les droits de l'homme puisque la radio s'inscrit initialement dans cette
mouvance.
Il est ainsi possible de lire sur le forum de Radio Chango des
appels solennels à la solidarité avec le peuple mapuche.
« URGENT, URGENT. Deux prisonniers politiques ont été
transférés L'un d'entre eux observe une grève de faim
depuis le 8 octobre. Mardi 17 octobre le mapuche Waikilaf Cadin Calfunao, fils
de la lonko Juana Calfunao, a été transféré
à la prison de Haute Sécurité de Santiago. [...] Il a
été arrêté lors de
143
http://www.radiochango.com
Page 101
protestations de sa communauté contre
l'expropriation de ses terres et contre la destruction d'arbres que
réalisait l'entreprise d'électricité Frontel sur leurs
territoires », ce message a été posté le 26
octobre 2006.
Les nombreux messages informent les internautes curieux mais
les auditeurs fidèles. Cette nouvelle forme de communication touche
ainsi un autre type de public majoritairement jeune et européen.
Section 2- Responsabilisation de la «
Société du spectacle »
La société du spectacle, pour paraphraser Guy
Debord144, se sent à son tour investie d'un rôle de
porte-voix de mouvements sociaux, ou tout du moins d'ambassadeur. Dans le cas
des Mapuches, les artistes, se produisant au Chili ou dans le monde, ont la
possibilité de sensibiliser une vaste audience à la question des
peuples indigènes et peuvent organiser grâce à leur
notoriété des évènements culturels informatifs
divers.
Si les exemples ne manquent pas là encore, nous
aborderons deux domaines précis, celui de la musique et du
cinéma. Pour le premier, un exemple chilien et un exemple international
permettront d'expliquer la nature de cette musique politique et revendicatrice.
Pour le second, nous verrons comment l'impact des images permet de lutter
contre les clichés véhiculés notamment par la presse
traditionnelle et l'ignorance de la société en
général en ce qui concerne la culture mapuche.
§1- La musique : une revendication identitaire et
politique
A- Le collectif de hip-hop : Kolectivo We Newen
144 DEBORD Guy, La Société du
Spectacle, Paris, Buchet-chastel, 1967, Gallimard, 1971.
Page 102
Le Kolectivo We Newen, qui signifie en mapudungun «
collectif nouvelle force », se définit comme une «
proposition artistique-politique qui oeuvre à la diffusion de la demande
politique et idéologique mapuche à travers l'art ».
Ce collectif de hip-hop est composé de cinq personnes
originaires de la IXe région du Chili. Il constitue une plateforme de
création mettant en coopération d'autres ensembles artistiques.
L'objectif central est d'obtenir un territoire plus vaste pour les Mapuches
grâce à la diffusion de la demande politique et
idéologique-politique à travers l'art.
Dans un article d'Azkintuwe du 26 octobre 2006,
Daniel Estrada revient sur l'oeuvre politique du collectif qui prône
à travers son premier album le renforcement de l'identité de leur
région d'origine, la IX région. « Ils n'aiment pas
être qualifiés d'indigènes, mais ils luttent grâce
à l'art pour l'autodétermination de leur peuple. Ils ne parlent
pas tous couramment la langue des Mapuches, mais ils cherchent à
conserver la culture de cette nation ».
Amateurs de hip-hop et poésie, les membres du collectif
ont sorti un album intitulé We Newen chant et poésie mapuche
du XXIe siècle. L'un d'entre eux, Marima, explique « Nous
avons tous vu dans le hip-hop une façon de pouvoir exprimer nos
expériences, parler de thèmes transcendantaux, mais le plus
important ce que nous concevons cela comme un outil politique ». Il
rajoute ensuite « Lorsque nous parlons de `mapuchiser' le hip-hop et
la poésie nous faisons référence à leur
incorporation à notre culture. Dans les deux expressions artistiques
nous mettons en lumière nos luttes personnelles et collectives
».
Dans ce cas, il est possible de parler d'ethno-poésie
et d'ethno-hip-hop comme le propose l'un des chanteurs. Les cibles de leurs
critiques sont clairement exprimées, ils ne s'attaquent pas à
l'ensemble de la société chilienne mais aux « politiques
répressives, terroristes, racistes, assimilatrices et ethnocidaires du
gouvernement chilien ».
Aujourd'hui finalement, la musique traditionnelle mapuche
synonyme de rites ancestraux se partage la nouvelle scène musicale avec
des groupes et des musiciens de rock, de punk et de nombreux
mélanges.
Page 103
Pochette de couverture du premier album du Kolectivo We
Newen
B- Sergent Garcia et le Kolektivox
Dans le monde de la musique, le chanteur et compositeur
né à Cuba, Sergent Garcia incarne autrement la figure de
l'artiste engagé dans la résolution du conflit mapuche. A
l'occasion du nouvel an Mapuche en juin 2004, il a donné un concert
à Paris pour le soutien de la communauté mapuche. Cet
évènement a été co-organisé par la FIDH, les
mouvements Kolektivox, Sin Fronteras et Sauvage production. L'organisation
Kolectivok est créée en 1999 face au constat de censure
exercée au Chili contre toute information juste de la situation des
Mapuches. C'est pourquoi les fondateurs de ce mouvement décident de
sensibiliser les médias et la société civile
européenne sur la culture mapuche en général et sur les
violations commises à l'encontre de la communauté.
Cet évènement est réalisé pendant
quatre jours dans l'idée de sensibiliser l'opinion publique parisienne
et française. Un grand rassemblement devant l'ambassade du Chili de
Paris s'est tenu le 24 juin contre la répression politique au Chili et
pour la libération de tous les prisonniers politiques.
La communauté des Mapuches CISMAPU appelle au
regroupement et au concert de la sorte « l'Etat chilien n'a pas
réussi à faire passer sous silence les multiples
violations
Page 104
des droits des indigènes qu'il a commis en
complicité avec de grandes multinationales. Depuis plusieurs
années maintenant, les Mapuches ont recours à des organismes
internationaux tels que l'Organisation des Etats d'Amériques (OEA) ou
l'Organisation des Nations Unies pour réclamer une justice que le "Chili
démocratique" actuel refuse de leur rendre ».
Afin de donner du poids à de tels
évènements, les diverses organisations font appel à des
musiciens tels que Sergent Garcia qui, sur leur simple nom, mobilise
déjà un grand nombre de fans ou de curieux. C'est un moyen
aujourd'hui répandu pour sensibiliser un public à une cause a
priori très éloignée des préoccupations
quotidiennes du public. La radio Chango a effectué un reportage sur le
concert en proposant des extraits de concerts, des interviews de la FIDH, de
Kolectivox, de Sergent Garcia et beaucoup d'autres.
Le 29 juin 2006, une conférence de presse s'est tenue
à la maison de radio France à Paris en présence de
Maria-Cristina Painemal-Painemal, la porte-parole du peuple Mapuche - werken-,
Luis Guillermo Perez, secrétaire général de la FIDH et
Sergent Garcia. A l'occasion de la publication en français d'un
rapport145 de la mission d'enquête de la FIDH sur les droits
du peuple mapuche au Chili, le Kolektivox et la FIDH ont invité les
divers représentants des médias européens et
américains a assisté à cette conférence.
Sergent Garcia a permis d'apporter son image et sa
notoriété pour le moins nationale à la lutte pour les
Mapuches. Puis sur le forum de son site officiel, le chanteur invite
personnellement les internautes et les fans à signer la pétition
de soutien pour les Mapuches disponible sur le site de la FIDH.
Il pousse ces lecteurs à réagir : «
C'est le lien vers la FIDH où vous trouverez une pétition de
soutien au peuple mapuche. Avec l'asso Kolektivox, la Fidh et une
représentante des Mapuches présente en France actuellement avec
un message de ses ancêtres... Les Mapuches sont expropriés de
leurs terres ancestrales par des multinationales européennes dont le but
n'est que le profit et l'exploitation des richesses du sol sans jamais se
soucier des peuples, de leurs traditions et leurs cultures. Signez la
pétition à l'adresse suivante :
http://www.fidh.org/article.php3?id_article=3422
».
145 L'autre transition chilienne : Les droits du peuple
Mapuche, politique pénale et mobilisation sociale dans un Etat
démocratique.
Page 105
En allant sur la page indiquée, l'internaute constate
que la liste de membres de la société du spectacle à avoir
signé est longue. Nombreux sont ceux qui ont été
sensibilisés par le sujet et apportent un crédit
supplémentaire à la pétition -qui prend une dimension
internationale- : Bernard Giraudeau (comédien), Danielle Mitterrand
(Présidente de France Libertés), Denez Prigent (chanteur), Grand
corps malade (slameur), Jack Lang (député), Oscar Castro (metteur
en scène), Osvaldo Torres (compositeur), Serge Orru (président du
Festival du vent), Sergent Garcia (chanteur), Tignous (dessinateur), Tryo
(musiciens), Victoria Abril (actrice) ...
§2- Cinéma et documentaires : les porte-parole de
l'image
Le nombre de documentaires réalisés au sujet des
Mapuches est élevé. La spécificité culturelle de la
communauté mais surtout les enjeux politiques liés à leurs
revendications motivent divers cinéastes à réaliser des
reportages au sujet des Mapuches. Nous traiterons de deux exemples de
documentaires, le premier est une production chilienne le second et espagnol et
a connu un éclairage mondial.
A- El Despojo : le « document-documentaire »
chilien
Ce documentaire s'intitule Uxuf Xipay El Despojo ce
titre en espagnol et en mapudungun signifie le dépouillement et fait
référence directe à l'incorporation des terres ancestrales
du peuple mapuche par l'Etat chilien. Il est produit par Italo Retamal de la
société de production Ceibo Produccion et
dédié à la mémoire d'Alex Lemún, le jeune
garçon mapuche blessé par les forces de l'ordre en 2002, mort en
martyre.
Dauno Tótoro, dans une interview accordée
à Ana Muga pour le numéro 1187 du journal el Siglo le 9
avril 2004, revient sur les objectifs visés par le documentaire.
« C'est un documentaire, dans le sens d'un oeuvre audiovisuelle
destinée à un large public, pour être idéalement
exhibés dans les moyens de communication de masse mais c'est aussi un
document dans le sens où son intention est différente de celle du
documentaire, puisqu'il est réalisé pour perdurer et ne pas se
cantonner à l'actualité. Il cherche à atteindre une
qualité analytique [...] pour être utilisé comme un
instrument d'étude ».
Page 106
Dans ce sens, le documentaire s'adresse autant à la
communauté mapuche qu'aux Chiliens, car ce document-documentaire
« rompt avec les stéréotypes implantés par les
moyens de communication de masse, avec cette guerre médiatique contre
l'organisation du peuple mapuche ». Ce documentaire est
présenté par l'équipe de professionnels comme un moyen
pédagogique pour mettre la lumière sur les véritables
relations historiques entre le peuple mapuche et l'Etat chilien, sur la
relation de dépouillement, de négation.
Dans un article paru dans el Punto Final, Dauno
Tótoro revient sur le rôle didactique de la production
audiovisuelle dans la transmission de l'information juste et vraie car il
affirme qu'il y a « une stigmatisation profonde du mouvement mapuche,
une tergiversation de ses aspirations. C'est pourquoi il est extrêmement
important d'aller aux origines du conflit et tenter d'en faire une analyse
globale [...] pour comprendre pourquoi nous sommes dans une telle situation
aujourd'hui »146.
Les deux protagonistes du documentaire, José Llanquileo
et José Huenchunao, sont des prisonniers politiques mapuche que le
réalisateur a approchés. Dans le documentaire, ils condamnent
sans appel des moyens de communication chiliens et le «
préjudice médiatique qui les avait déjà
condamné » avant même la sentence du tribunal. Ils
continuent en expliquant que « le Mercurio et d'autres médias
de presse les ont déjà condamnés pour «association
illicite terroriste» ce qui signifie entre 10 et 25 ans de prison,
même s'ils sont werken dans leurs villages »147.
L'équipe du Despojo tente donc, à sa manière,
d'apporter un nouvel angle d'analyse du conflit mapuche en donnant la parole
aux principaux protagonistes de cette folle course médiatique
c'est-à-dire les Mapuches eux-mêmes, relégués par
les grands groupes de presse au rôle de coupable muet incapables de se
défendre et de communiquer. Un documentaire de la sorte offre un autre
vecteur de communication pour la communauté mapuche.
B- Apaga y Vámonos: l'histoire du barrage
hydraulique de Ralco
146 Despojo de ayer y hoy, El Punto Final, n°564,
15 avril 2004.
147 El Punto Final, Op. Cit.
Page 107
Le second exemple de production cinématographique
émane cette fois d'un cinéaste européen, le catalan Manel
Mayol. Son film Apaga y Vámonos -Eteind et allons-y- a
été présenté en 2005 au Festival International du
cinéma documentaire des Droits de l'Homme de Prague.
Ce festival nommé One World existe depuis maintenant 4
ans et a obtenu en 2007 la mention d'honneur de l'UNESCO pour
l'éducation aux droits de l'homme. Il fait partie des17 autres festivals
dans le monde à être membre de l'Association des Festivals des
Droits de l'Homme.
Affiche du quatrième festival One World qui se
déroule du 28 février au 8 mars 2004 à
Prague.
L'organisateur du One World Festival, Igor Blazevic, entend
proposer des informations plus complexes et équilibrées et offrir
la possibilité d'une meilleure et plus profonde compréhension des
connections entre les thèmes politiques et sociaux internationaux.
Le documentaire de l'espagnol Mayol présente donc le
tragique destin du peuple mapuche lors de l'implantation de la centrale
hydro-électrique Ralco, la troisième plus grande au monde. Cette
méga-centrale a été construite par le géant
espagnol Endesa et s'étend sur des milliers d'hectares appartenant au
peuple indigène mapuche-pehuenche.
Page 108
Dans une interview donnée à la radio
tchèque Praha, le réalisateur explique la genèse du
projet. En 2004, le Forum sur les Cultures, la Paix et la Diversité se
tient à Barcelone sous l'égide de grands partons d'entreprises
espagnoles. Le réalisateur Manuel Mayol s'y trouve et témoigne
« Endesa par exemple parlait de l'énergie verte, du
développement durable. A Barcelone il y a eu beaucoup de manifestations
de résistance contre le cynisme des entreprises qui ont parrainé
une rencontre comme celle-ci. Nous étions en préparation pour un
autre projet avec le producteur Esteban Bernatas, mais nous nous sommes rendu
compte que nous parlions bien plus du forum que de notre projet. Alors nous
nous sommes consacrés à quelque chose qui explique un peu le
cynisme de ces grandes compagnies. Et, par le fait du hasard, Endesa à
cette époque fermait les vannes du lacs pour inonder la vallée
avec l'entreprise Ralco ».
Finalement le réalisateur est allé dans la
région en question pour tourner un documentaire inédit sur le
grand scandale de l'implantation de l'entreprise Ralco. Mais, et il l'admet
volontiers, si le documentaire a permis à certaines personnes en Europe
de se témoigner d'un acte de spoliation des terres des Mapuches, sur le
terrain, face à la population meurtrie et violée son
témoignage vidéo n'a pas servi. Endesa a pu finir en
toute légalité la construction du barrage hydraulique, avec
l'approbation de la CONADI et du président de la République pour
le transfert de terres.
Nous l'avons vu, qu'il s'agisse des nouvelles technologies de
l'information et de la communication ou bien de moyens plus classiques comme la
musique ou le cinéma, les messages à caractère informatifs
ne cessent de se multiplier dans un unique but : sensibiliser l'opinion
publique à l'histoire et au devenir du peuple mapuche. Une nouvelle
tendance s'annonce donc en ce début de millénaire : prendre pour
partie l'opinion des citoyens en un mot, la susciter la responsabilité
de la société civile.
Page 109
CHAPITRE 2- Une nouvelle visibilité sur la scène
politique internationale
Section 1- Les membres de la société civile au
premier plan : l'exemple de la FIDH
L'émergence des ONG sur la scène publique est un
phénomène central de l'évolution des relations
internationales ces dernières années. L'universitaire espagnol
Antonio Castillo à travers son étude Les ONG comme source
d'information des moyens de communication tente de relier ce
phénomène à celui de l'omniprésence des
médias dans le monde.
Page 110
L'auteur démontre que ces organisations interviennent
dans la stratégie communicative des moyens de communication pour se
servir d'eux et pouvoir s'autofinancer et ainsi survivre. En effet, les ONG ne
cherchent pas être subventionnées par les gouvernements et visent
donc d'autres sources de financement.
En essayant de se connaître à travers les
médias pour être visible dans l'espace public, les ONG finissent
par investir les médias en offrant des informations inédites
émanant parfois d'experts.
Depuis plus d'une décennie, de nombreuses ONG occupent
cet espace public international en vue de lutter pour la reconnaissance des
droits indigènes et plus particulièrement des Mapuches. Elles
incarnent un véritable contre-pouvoir politique grâce aux
différentes lettres ouvertes qu'elles adressent aux dirigeants des
Etats. C'est le cas de la Fédération Internationale des Droits de
l'Homme que nous allons évoquer, la plus ancienne organisation
internationale de défense des droits de l'homme, établie en
France où elle est reconnue d'utilité publique.
§1- Qu'est ce que la FIDH ?
La Fédération Internationale des Droits de
l'Homme a vu le jour en 1922 où elle coordonne les actions de quelques
dizaines de ligues de défense des droits de l'homme. Aujourd'hui, la
FIDH fédère 141 ligues réparties dans 100 Etats. Elle
s'appuie sur la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. La
vocation première de cette organisation non gouvernementale est la
défense de tous les droits humains, les droits civils et politiques
étroitement liés aux droits économiques, sociaux et
culturels. Toutes ces ligues tentent d'agir dans leurs pays respectifs pour
lutter contre les violations des libertés et des droits fondamentaux.
La première des fonctions de la FIDH est l'information.
Grâce à la diffusion de communiqués de presse, l'envoi de
lettres, de rapports et de newsletter, la FIDH dénonce les violations
des droits de l'homme et alerte ainsi l'opinion publique et les pouvoirs
politiques. Grâce aux ligues nationales et aux partenaires locaux, elle
multiplie les actions de communication : sensibilisation auprès des
médias, lobbying, appels urgents, recours devant les juridictions ...
Des missions d'observation ou d'enquête sont ensuite
dépêchées le plus souvent à la demande des ligues
nationales ou des familles de victimes. En apportant une
notoriété internationale et une expertise, la FIDH estime qu'elle
favorise l'action menée par les relais nationaux et régionaux en
plus de sensibiliser les opinions nationales et internationales. Puis elle
publie la conclusion des observations sur le terrain à un nombre
très important des sujets : les Etats en jeu, les médias, les
organisations internationales, les ONG et les abonnés.
Page 111
§2- Sensibilisation de l'opinion publique et lobbying
L'intensif lobbying mené par la FIDH auprès des
médias revêt des formes particulières afin que ces organes
transmettent en aval les messages au grand public. Il s'agit de
communiqués de presse, de « lettres ouvertes »148
mais aussi des conférences de presse liées à
l'actualité immédiate où lors de la publication de
certains rapports.
Enfin, la communication des diverses missions menées
par la FIDH est effective sur le site de l'ONG (
www.fidh.org) et grâce à
la Lettre de la FIDH qui est une publication papier bimestrielle
présentant les actions, les enquêtes et les conclusions des
missions.
148 Voir annexe.
Page 112
L'ONG centrale aide également les ligues et les
différents échelons de soutien national à utiliser les
leviers politiques existant pour réaliser un lobbying efficace notamment
auprès de l'ONU et de l'Union Européenne. La FIDH sert ainsi de
relais en transmettant de nombreuses plaintes et de rapports émanant des
représentants de son réseau. En ce sens, la FIDH intervient plus
ou moins directement dans l'élaboration de normes internationales et
l'amélioration des mécanismes internationaux de protection des
droits de l'homme. La FIDH contribue donc à une plus grande protection
des victimes et une large mobilisation de la communauté internationale
(Conseil de sécurité et Assemblée générale
des Nations Unies, Commission des Droits de l'Homme des NU etc.).
§3- Actions concrètes au Chili
L'action de la FIDH au Chili s'est déroulée dans
un premier temps à l'occasion de la construction de la centrale
hydroélectrique Ralco, plus précisément sur les
répercutions d'un tel projet sur le peuple mapuche-pehuenche. Une
mission d'observation menée en 1997 s'est prolongée par une
mission d'enquête internationale sur le terrain du 21 avril au 1er mai
2002.
Il s'agissait d'analyser la situation des Droits de l'Homme
dans les communautés mapuches touchées de plein fouet par
l'exploitation forestière et le projet Ralco. La mission,
codirigée par Nicole du Roy, journaliste française, et Paulina
Palacios, avocate équatorienne, a eu pour objet l'observation et
l'étude des droits humains en fonction d'un « critère de
globalité », puisqu'il existe une relation directe entre les
conditions requises pour la bonne application des droits économiques,
sociaux et culturels, des droits et libertés individuels et les
processus d'organisation mis en place par les communautés mapuches.
A ce titre, les deux spécialistes en mission ont
entrepris un travail d'investigation auprès des représentants
mapuches de la région mais aussi des prisonniers politiques, des
autorités étatiques régionales et nationales.
Cependant, la FIDH souligne que la situation des droits
humains des Mapuches reste préoccupante à cause des
conséquences de l'exploitation forestière dans les régions
VIII,
Page 113
IX et X du Chili mais aussi à cause la progression de
la construction de la centrale en question et des dégradations
écologiques qui en découlent.
Au mois de novembre dernier, la FIDH a fait publier le
cinquième rapport périodique du Chili conjointement avec la
Corporación por la Promoción y la Defensa de los Derechos del
Pueblo (la CODEPU). La publication été adressée au
Comité des Droits de l'Homme des Nations Unies. Cette synthèse
concerne l'avancée et les limites du respect des principaux droits de
l'homme. Les sujets abordés sont donc la dépénalisation de
l'avortement, la lutte contre la torture, le régime pénitencier,
l'application de la loi anti-terroriste, la répartition des terres pour
les communautés mapuches...
Ce rapport s'inscrit dans le cadre de l'examen par le
Comité des Nations Unies de l'application par le Chili du Pacte relatif
aux droits civils et politiques (PRDCP). Les organisateurs de la FIDH
espèrent que les recommandations et les conclusions
rédigées dans le rapport serviront de bases d'analyse et de
décision pour le Comité des Nations Unies. En ce sens, l'ONG
entend jouer un poids croissant sur la scène internationale.
Section 2- Les relais de soutien européens
§1- La fondation hollandaise FOLIL
La fondation FOLIL tire son nom du mapudungun qui signifie
« racine », un terme exprimant à la fois la notion de lien,
d'attachement et de rapport à la terre. Elle est créée le
17 mars 2000 par un groupe de Mapuches majoritairement prisonniers politiques
exilés en Hollande. La mission première de la FOLIL est
d'informer la société hollandaise et européenne plus
généralement sur la situation sociale et politique des Mapuches
et par conséquence apporter un soutien matériel, moral et
financier aux diverses organisations chiliennes par un travail de coordination
et de coopération.
Page 114
Conscient que le Chili jouit d'une image très positive
à l'étranger par la médiatisation du miracle
économique et de la stabilité politique, les organisateurs
Mapuches de la FOLIL souhaitent prouver que la réalité
vécue par l'ensemble de la communauté est bien différente
de ce portrait parfait. Racisme, expropriation des terres et discrimination
sociale font partie des agressions quotidiennes.
Dans ce but, la fondation FOLIL organise
régulièrement des rencontres avec des experts, des campagnes
d'information, des actions et actualise les informations disponibles sur le
site internet
www.mapuche.nl. Sur la page
d'accueil l'internaute apprend que « la pauvreté, la
marginalisation et le manque de reconnaissance du peuple mapuche au Chili n'est
pas le seul problème à affronter, durant ces dernières
années, les leaders, les dirigeants, les organisations et les
communautés sont victimes de répression, de violence et de la
criminalisation de leurs légitimes demandes
»149.
La fondation a aidé de nombreuses organisations
à prendre naissance au Chili, notamment dans le secteur de l'information
et de la communication. C'est elle qui est à l'origine les journaux en
ligne Meli Wixan Mapu et Mapuexpress et la radio mapuche que nous avons
étudiés auparavant. En outre, il maintient informé les
ramifications de son site :
-
www.mapuche.org,
http://it.mapuche.org son annexe en
Italie
- et pour l'Allemagne
http://de.mapuche.org.
C'est pourquoi la fondation FOLIL appelle aux dons pour
appuyer de nouveaux projets de la sorte dans l'unique but d'améliorer
les canaux de diffusion et de communication entre les membres du peuple
mapuche, mais aussi pour les familles des prisonniers politiques et les mapuche
exilés. Enfin la fondation fait également appel à des
volontaires afin de participer au développement de projets, d'actions
concrètes telles que des campagnes, des séminaires, des concerts,
des films, des enquêtes, des traductions...
§2- Jorge Calbucura et son centre de recherche :
Ñuke Mapu
Le Chilien Jorge Calbucura est licencié en histoire et
docteur en sociologie et chercheur à l'université Uppsala en
Suède. Il est probable qu'un de ces ancêtres soit mapuche
puisque
149
http://www.mapuche.nl
Page 115
son nom de famille est directement issu du mapudungun
Kallfüküra. Alors qu'il part de son Chili natal pour s'exiler en
Hongrie en 1976 en pleine dictature, il s'intéresse pour la
première fois à la « question ethnique » confie-t-il.
Il a publié un ouvrage en suédois non traduit intitulé
« le passé est présent » sur la situation du peuple
mapuche au XXe siècle, il est également l'auteur de nombreux
articles rédigés en anglais et en suédois
Il est le créateur d'un centre de documentation
accessible sur internet appelé Ñuke Mapu, qui signifie la terre
mère en mapudungun. Ce projet est issu d'une proposition qu'il avait
formulé afin d'y effectuer et d'y publier ses recherches universitaires.
« Généralement l'information est reléguée
dans un tiroir, inatteignable pour la population générale. J'ai
donc voulu mettre à la disposition du public l'information touchant au
sujet mapuche »150. Aujourd'hui sa page internet
(www.mapuche.info) propose des reportages et des enquêtes
élaborés par des Mapuches sur la situation économique,
politique et sociale, mais elle reçoit également des lettres, des
manifestations de soutien, campagne de solidarité en faveur des
Mapuches. Les différents articles disponibles sont publiés en
suédois, anglais, allemand et espagnol.
En deux ans, plus de 50 000 internautes ont visité les
pages du Ñuke Mapu. Non sans joie, son fondateur explique : «
Je crois que nous avons atteint l'objectif initial, c'est-à-dire qu'il
soit un moyen de diffusion et d'information académique. Trois ou quatre
universitaires des Etats-Unis, du Canada et d'Australie ont
intégré cette page dans les programmes d'étude de leurs
départements respectifs d'enseignement (espagnol, sociologie et
anthropologie) ».
Dans un article daté du 22 mars 2000 dans le Santiago
Times151, « L' »intellectuel mapuche en Europe tente
d'expliquer l'impact de la question des indigènes du Chili sur le vieux
continent qu'est l'Europe. Pour Jorge Calbucura, la raison de l'engouement de
la société civile européenne pour les Mapuche se trouve
dans la nature même du continent. Effectivement, l'Europe est un
continent fragmenté où foisonnent les différences
culturelles, éthiques et linguistiques ce qui contribue à la
vision hétérogène du monde que peuvent avoir les
Européens. En se sens, les habitants du vieux continent valorisent
ces
150 Calbucura Voces Mapuche en el internet article de
José Miguel Varas, Rocinante Arte Cultura Sociedad,
Année III, n°15, 2000.
151 European interest in Mapuches growth, Santiago
Times, 22 mars 2000.
Page 116
différences et s'intéressent de manière
croissante aux problèmes d'identité et de reconnaissance que
rencontrent les minorités ethniques.
En outre, l'engouement européen s'enracinerait dans la
forte tradition de l'intellectuel engagé, il détaille cet aspect
de la sorte : « Nous ne devons pas oublier que le courant intellectuel
du Vieux Monde s'est intéressé à l'Amérique Latine
pendant des années, surtout aux projets politiques
réalisés dans ces pays. Le Chili a continué à
être analysé et considéré comme un exemple à
suivre. D'une certaine manière, cet ancien engouement politique s'est
déplacé sur le thème des Mapuches. [...] La lutte
d'indigènes contre le barrage d'une entreprise hydroélectrique,
l'absorption de terres ancestrales et une réponse militaire du
gouvernement, ces évènements provoquent un immense impact en
Europe. C'est étrange, car il semble qu'il y ait une dimension humaine
du conflit qui n'est pas perçue au Chili alors qu'elle suscite de
profondes répercutions ici, en Europe ». Il semble en outre
que ce mouvement de solidarité se soit développé de
manière assez disparate en Europe. En effet si les élites
intellectuelles et politiques ont parues très concernées -les
partis écologistes, les associations féministes et les partis de
gauche en tête- la question du conflit mapuche s'est également
répandue dans la société civile au sens large du terme
grâce à l'accession à l'information pour la
quasi-totalité de la population.
En conséquence, l'intérêt des
Européens s'est progressivement traduit par le soutien financier pour
des projets de développement mis en place au sein des communautés
mapuches. Cette aide se manifeste également par un effort de
solidarité logistique avec la récupération et l'envoi de
produits pouvant être utilisés dans le cadre de projets
indigènes.
Le spécialiste stipule que les grands centres de
soutiens sont situés dans les pays regroupant un nombre
conséquent de Mapuches : la Suède, la France, l'Angleterre et le
Canada. Les Mapuches vivant aujourd'hui en Europe et membres de ces
organisations sont avant tout des universitaires et des artistes. Toutefois il
n'existe aucune superstructure centralisatrice qui dirige de manière
coordonnée les actions menées.
Sans en détailler tous les acteurs, nombreux et
inégalement influents, nous avons eu l'occasion de vérifier
à quel point les réseaux de communication sur la question
mapuche
tendent à s'internationaliser. Internet et les
nouvelles technologies informatiques en assurent l'évolution et la
pérennité. L'émergence du tout communicationnel provient
de ces nouvelles voix, de cette société civile multiforme
toujours plus active et impliquée dans la résolution des
problèmes identitaires et des inégalités juridiques des
minorités ethniques.
Page 117
Conclusion
Dans un contexte de mondialisation accrue -des modes de
pensée, de l'économie- les cultures locales et régionales
vivent simultanément une profonde reconfiguration impulsée par
l'intensification de la communication et l'interaction de ces
communautés avec les autres cultures de chaque pays. Les Mapuches,
présents dans de nombreux pays du monde et de l'Europe surtout, oeuvrent
dans ce sens à la diffusion de leurs cultures et de leurs revendications
politico-identitaires.
Du point de vue des communautés locales, les processus
actuels de communication peuvent être perçus comme des menaces
dans le sens où ils mettent en danger les traditions de la
communauté mais ils cristallisent également tous les espoirs. La
communication, carrefour d'opportunités stratégiques, offre de
nouvelles possibilités grâce tout d'abord à la
numérisation des données qui rend enfin possible l'esperanto
informatique, un langage commun de textes, d'images, de sons et de
vidéos. La seconde transformation, synonyme de perspective nouvelle pour
les communautés indigènes, c'est la recomposition naissante de
l'espace public et de la citoyenneté. En effet grande
variété d'acteurs sociaux, d'organisations et de mouvements
communautaires se mobilisent et semblent mieux adaptés pour prendre en
charge la culture-monde. Alors que les frontières
Page 118
de l'Etat-nation volent en éclat dans de nombreuses
parties du globe, un double phénomène émerge :
l'uniformisation et la différenciation culturelles.
Toutefois, la dynamique des communautés
indigènes dépasse largement le cadre des analyses
anthropologiques classiques puisqu'elle va au-delà de la simple
satisfaction nostalgique des pratiques traditionnelles pour
préférer la reconstruction de leur propre avenir.
A l'occasion de la journée internationale des
Populations Indigènes, les participants au Forum des « 141
questions » ont formulé les nouvelles interrogations des
communautés indigènes et indiqué les enjeux inédits
du IIIe millénaire. Ces propositions seront intégrées aux
travaux préliminaires pour l'élaboration des objectifs du
millénaire de l'Organisation des Nations Unies. Les thèmes de
biodiversité, d'ethnocide, la reconnaissance des droits collectifs et
individuels des indigènes ont fait l'objet de fructueux débats
entre les diverses ethnies indigènes du monde.
Les propositions pour les Objectifs Indigènes du
Millénaire élaborés lors de la conférence
indigène de la jeunesse au Forum de Barcelone en 2004 se
déploient sur neuf thèmes : les droits de l'homme,
l'éducation, la santé, la situation des femmes, enfants et
jeunesse, développement et pauvreté, propriété
intellectuelle et terre et environnement. Le souhait de l'ensemble des
participants est que les objectifs formulés lors du forum puissent
être atteints avant 2015, date à laquelle s'achève la
deuxième décennie internationale des peuples indigènes.
Parmi les propositions marquantes, nous pouvons citer
l'adoption par les Nations Unies de la déclaration sur les droits des
peuples indigènes, l'établissement de programmes éducatifs
avec les ressources suffisantes pour développer des formes
d'éducation propres telles que les langues et les cultures
traditionnelles. Le collectif de réflexion suggère
également l'assurance pour les peuples indigènes d'accéder
à une assistance médicale digne, la protection et la
propriété des terres et des ressources naturelles, la protection
de la propriété intellectuelle et de la connaissance des
traditions des peuples indigènes afin d'éviter l'appropriation
illicite. Ces propositions sont exportées à travers le monde
grâce
Page 119
aux outils modernes de communication et renferment les
nouveaux espoirs d'une communauté indigène mondiale qui compte
plus de trois cent millions de représentants.
Donner la voix à l'ensemble de ces acteurs silencieux
n'aurait pu être possible sans une révolution technologique
extraordinaire, celle des médias.
120
ANNEXE
Lettre ouverte à la FIDH (news letter internet
envoyée sur l'adresse e-mail des abonnés)
Federación Internacional de Derechos Humanos
(FIDH) Chile/Mapuches
La FIDH condena agresión policial contra
comunidad Mapuche
París, 22 de febrero de 2007 - La
Federación Internacional de Derechos Humanos (FIDH) expresa su extrema
preocupación por las agresiones físicas y verbales con que fue
llevada a cabo una intervención policial contra la Comunidad Mapuche de
Temucuicui, comuna de Ercilla, Chile.
La acción policial, ordenada por el Ministerio
Público, tuvo lugar en la madrugada del sábado 17 de febrero de
2007 y fue efectuada conjuntamente por Las Fuerzas Especiales de Carabineros de
Malleko comandadas por el Prefecto Coronel José Fernando Benavides
Cadiz, y el Grupo de Operaciones Especiales y apoyo aéreo.
El operativo tenía como objetivo detener a varios
comuneros mapuche con supuesta orden de captura, la cual no fue mostrada ni se
dieron a conocer los motivos del operativo.
La FIDH condena la violencia desproporcionada de la
operación, en la cual resultaron heridos numerosos miembros de la
comunidad, incluyendo niños y mujeres. La Sra. Griselda Calhueque,
recibió una golpiza que provocó la fractura de una costilla
producto de patadas recibida de un efectivo policial, debido a que pidió
explicación por el ingreso de Carabineros dentro de su vivienda.
Igualmente uno de sus hijos de tan sólo tres años, Mankilef
Huenchullan, fue pisoteado y sufrió graves heridas en dos de los dedos
de sus pies, por haber resistido a la detención de su tío
Cristian Calhueque.
En la operación se detuvieron a los Sres. Jorge
Huenchullan Cayul, Cristian Calhueque Millano y Alex San Martin Huaiquillan,
los cuales, según las informaciones recibidas habrían sido
golpeados y torturados delante de sus familias y posteriormente amarrados en
una camioneta. Además de las agresiones físicas, la
policía los habrían agredido verbalmente profiriendo insultos
tales como: «así los queríamos pillar indios de mierda,
ahora nuevamente organicen reuniones y denuncien indios llorones».
Los detenidos fueron puestos a disposición del Juzgado
de Garantía de Collipulli, y se decretó la encarcelación
inmediata de Jorge Huenchullan Cayul en la prisión de Angol. Los Sres.
Cristian Calhueque Millano y Alex San Martin Huaiquillan fueron sometidos a
medidas cautelares de arraigo regional y firma mensual por «porte y
tenencia ilegal de arma de fuego», por incautamiento de una escopeta y
cuatro armas de 12 milímetros en sus casas. Decisión que fue
apelada por el Ministerio Público. Según el Tribunal, el Sr.
Jaime Andrade se encuentra prófugo y con órdenes de
detención pendientes por la agresión del ex Director de la
Corporación Nacional de Desarrollo indígena.
La FIDH manifiesta su profunda preocupación ante la
gravedad de semejantes actos de violencia desmedida y pide que se realice una
investigación imparcial y pormenorizada en la cual se determine los
responsables y, se impongan las sanciones disciplinarias y penales de rigor.
Igualmente urge a las autoridades judiciales chilenas a que se garantice el
derecho al debido
121
proceso de los comuneros mapuches detenidos, de manera que si
no existen pruebas reales en su contra, se retiren los cargos y se proceda a su
libertad inmediata e incondicional. La FIDH espera que los tribunales
competentes adopten una decisión conforme a las normas y los principios
internacionales de derechos humanos e insta una vez más a las
autoridades chilenas a respetar los derechos de los pueblos indígenas y
en particular de la comunidad Mapuche
Contacto de prensa : Karine Appy + 33 1 43 55 14 12 / +
33 1 43 55 25 18 --
Karine Appy Attachée de presse Press Officer FIDH
+33 1
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43
|
55
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14
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12
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+33 1
|
43
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55
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25
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18
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IV- SITES INTERNET DE RÉFÉRENCE
- Journaux mapuche en ligne :
http://meli.mapuches.org
http://www.mapuexpress.net
http://www.azkintuwe.org
http://wallmapu.org (fondé par
l'organisation Consejo de todas las tierras)
- Portails d'information et centres de documentation :
http://www.observatorio.cl
(Observatoire des droits des peuples indigènes)
http://kolektivok.free.fr
(Organisation qui collabore avec la FIDH
http://mapuche.free.fr (en langue
française)
http://mapuches.org (en langue
française)
http://mapuche-nation.org
(international)
http://mapuche.info (le centre de
recherche intégré s'appelle Ñuke Mapu)
- Institutions et organismes
http://mapuche.nl (fondation FOLIL)
http://www.fidh.org
(Fédération Internationale des Droits de l'Homme)
http://www.conadi.cl (Corporation
Nationale de Développement Indigène)
TABLE DES MATIÈRES
126
SOMMAIRE 4
INTRODUCTION 6
PREMIÉRE PARTIE
La construction de l'identité indigène : le
barbare indomptable 18
CHAPITRE 1- Une idéologie unificatrice et
réductrice : la création de mythes 19
Section 1- La négation de
l'hétérogénéité indigène : entre
assimilation et acculturation 19
Section 2- La figure du Mapuche voleur : le mythe du «
malón moderno » 25
CHAPITRE 2 - « L'humanité contre la
bestialité » : le manichéisme médiatique 33
Section 1- L'enjeu de la Guerre en Araucanie : presse
libérale vs. presse catholique 33
§1- La frontière assimilatrice 33
§2- Le conflit idéologico-médiatique
34
Section 2- La fabrication de l'imaginaire sauvage de «
l'Auracan » 41
§1- La culture médiatique de la terreur
41
§2- Etude croisée de trois quotidiens nationaux
43
A. L'exagération de l'information : le sensationnalisme
de la peur 44
B. L'instauration d'un climat de suspicion 45
C. Le journalisme positiviste et réducteur 47
DEUXIÈME PARTIE
L'« autre » dans les organes d'information : la
légende renouvelée 50
CHAPITRE 1- Le pouvoir symbolique des moyens de
communication 51
Section 1- Le rôle discriminatoire des médias et des
élites 51
§1- L'altérité comme
représentation sociale 51
§2- Le discours médiatique raciste 53
A. L'étude de Teun Van Dijk : les représentations
véhiculées par les médias
|
53
|
B. Les médias : une structure intégrante du
pouvoir des élites
|
55
|
|
l Médias et politique
|
55
|
l Médias et science
|
56
|
l L'hypocrisie des médias
|
57
|
|
|
127
|
128
Section 2- Le discours public mapuche à destination de la
presse 59
§1- La multiplicité des supports 60
§2- La multiplicité des messages : le complexe
textuel 61
§3- Enquête sur les typologies discursives
64
A. Sur-représentation du discours mapuche à
l'attention de la presse 64
B. Emetteurs et récepteurs des messages 65
C. L'« hybridité » du discours mapuche 66
CHAPITRE 2- La presse traditionnelle, créatrice de
représentations sociales 69
Section 1- Les titres de presse acquis aux intérêts
politico-économiques 69
§1- La naissance de la presse libérale de masse
69
A. La rénovation du paysage médiatique 70
B. Les nouvelles valeurs : progrès et universalisme 72
C. L'élite aristocratique et sa « publicité
représentative » 73
§2- Les « deux grands empires » de la presse
74
A. Présentation du duopole : Copesa et El
Mercurio 74
B. Le deux groupes : les « chiens de garde » du
pouvoir politique 76
l Le financement de la publicité publique au coeur des
connivences 76
l La fonction d'agenda-setting 77
Section 2- Analyse du discours du quotidien El Mercurio
79
§1- Le traitement du conflit mapuche depuis 1997
79
A. La défense des intérêts des
propriétaires fonciers 79
B. La stigmatisation du mouvement mapuche 81
C. Un contenu rédactionnel alarmiste 82
l « L'état de guerre »
décrété 83
l Dossier spécial Mapuches : « Le conflit qui ne
s'éteint pas » 84
§2- Le « terrorisme communicationnel » des
Mapuches 85
A. Le glissement lexical : le barbare devient terroriste 85
B. La stratégie discursive : le recours au pathos 86
C. Analyse sémantique du discours dominant
ethno-centré 87
129
TROISIÈME PARTIE
Les médias modernes : outils
inespérés de la réappropriation identitaire 91
CHAPITRE 1- Communications transnationales au service
des revendications
régionales 92
Section 1- Nouvelles voies et nouvelles voix 93
§1- La presse indépendante : trois journaux en
ligne 93
A. Une tribune ouverte et pluraliste :
www.mapuexpress.net 94
B. Meli Wixan Mapu, un relais de solidarité urbain :
meli.mapuches.org 96
C. Le journal de renom Azkintuwe :
www.azkintuwe.org 97
§2- Les portails d'information : l'exemple argentin de
la Lof 99
§3- Les balbutiements des radios en ligne 101
A. La radio Nizkor : « Donner une voix à ceux
qui n'en ont pas » 101
B. La radio mapuche créée en Hollande 102
C. Les forums de discussion : l'exemple de Radio Chango
103
Section 2- Responsabilisation de la « Société
du spectacle » 104
§1- La musique : une revendication identitaire et
politique 105
A. Le collectif de hip-hop : Kolectivo We Newen 105
B. Sergent Garcia et le Kolektivox 106
§2- Cinéma et documentaires : les porte-parole de
l'image 108
A. El Despojo : le « document-documentaire »
chilien 108
B. Apaga y Vámonos: l'histoire du barrage
hydraulique de Ralco 110
CHAPITRE 2- Une nouvelle visibilité sur la
scène politique internationale 113
Section 1- Les membres de la société civile au
premier plan : l'exemple de la FIDH 113
§1- Qu'est ce que la FIDH ? 114
§2- Sensibilisation de l'opinion publique et
lobbying 115
§3- Actions concrètes au Chili 115
Section 2- Les relais de soutien européens 117
§1- La fondation hollandaise FOLIL 117
130
§2- Jorge Calbucura et son centre de recherche :
Ñuke Mapu 118
CONCLUSION 121
ANNEXE 123
BIBLIOGRAPHIE 125
TABLE DES MATIÈRES 130
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