Rwanda
Un génocide colonial, politique et
médiatique
« Vous le savez déjà. Moi aussi.
Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut.
Ce qui nous manque, c'est le courage de comprendre
ce que nous savons et d'en tirer les
conséquences. »
Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
6
PRÉAMBULE
8
AVANT PROPOS
9
L'ETHNISME : UNE GRILLE DE LECTURE EN
HÉRITAGE
12
ETHNISME ET COLONISATION : DE LA
CATÉGORIE SOCIOPROFESSIONNELLE À LA RACE
13
LES FANTASMES ANTIQUES
13
LA RÉCUPÉRATION DES TEXTES
ANTIQUES
14
LA THÈSE BIBLIQUE DES FILS DE CHAM
15
LA DUALITÉ NATIONALE ET LA GUERRE DES
RACES
16
JUSTIFICATION PAR L'OBSERVATION
17
ETHNISME, HÉRITAGE COLONIAL À
LA BASE DE LA VISION MODERNE. CONSTRUCTION DU RWANDA INDÉPENDANT
19
LA DÉCOLONISATION ET LA «
RÉVOLUTION »
19
LA CONSOLIDATION DU POUVOIR
21
L'ETHNISME : UNE DÉSINFORMATION
À DES FINS POLITIQUES
23
REALPOLITIK EUROPÉENNE, LE
CONTEXTE
24
LE COMPLEXE DE FACHODA
26
LE RÉGIME RWANDAIS, LA FAMILLE MITTERRAND ET
LA FRANÇAFRIQUE
26
TRAITEMENT ÉDITORIAL, TOUR
D'HORIZON. LE MONDE ET LES JOURNAUX FRANÇAIS
29
LA RELATIVE COMPRÉHENSION (1990-1993)
29
LA CONFUSION DES PREMIERS JOURS
31
LA THÉORIE DE LA GUERRE CIVILE
32
L'IMPLICATION FRANÇAISE
36
LES OPÉRATIONS
36
LES INTERPRÉTATIONS, L'ÉVENTUELLE
COMPLICITÉ
38
LA FORMATION ET L'ARMEMENT
39
LA FRANCE PENDANT LE GÉNOCIDE
42
TURQUOISE
43
LE CAS DU MONDE
46
LE MONDE ET LES SERVICES SECRETS
47
L'EXEMPLE DES DÉBUTS DE
L'OPÉRATION TURQUOISE VU PAR LE MONDE
52
LES CARICATURES
54
LES ACCUSATIONS
57
LA FAILLITE DU QUOTIDIEN DE
RÉFÉRENCE
61
L'HEURE DE LA VÉRITÉ
62
LES « EXCUSES » DU
MONDE
63
LE DÉCLIC 1998
64
CONCLUSION
70
BIBLIOGRAPHIE
73
INFORMATIONS SUR LES PRINCIPAUX AUTEURS
74
ANNEXES
76
REPÈRES
CHRONOLOGIQUES
· 1898 Proclamation de la
souveraineté allemande sur deux royaumes intégrés sous une
même identité, le Ruanda-Urundi, peuplés par les Hutus
(démographiquement majoritaires), les Tutsis (minorité au
pouvoir) et les Twa.
· 1919 La Société des
nations place le territoire de Ruanda-Urundi sous mandat belge,
transformé en tutelle en 1946. Comme leurs prédécesseurs
allemands, les Belges reconnaissent aux Tutsis une supériorité
génétique par rapport aux Hutus et s'appuient sur la monarchie
tutsie pour asseoir l'ordre colonial.
· 1931 L'administration coloniale belge
impose la délivrance d'une carte d'identité aux Rwandais
mentionnant leur appartenance à l'une des trois communautés :
hutu, tutsi ou twa.
· 1er novembre 1959 La
révolte des Hutu : des Tutsi sont massacrés, d'autres fuient vers
les pays voisins : le Burundi, le Congo, l'Ouganda et la Tanzanie (entre 1959
et 1963, près de 300 000 Tutsi rwandais vont s'exiler, soit près
de la moitié de la population tutsi du pays).
· 1er juillet 1962 Proclamation de
l'indépendance du Rwanda. Les Hutu vont exercer le pouvoir jusqu'en
1994.
· Décembre 1963 Offensive
d'exilés tutsi sur le Rwanda à partir du Burundi. Les
représailles font 10 000 morts parmi les Tutsi.
· Juillet 1973 Coup d'État
militaire : le hutu Juvénal Habyarimana pend le pouvoir. Il sera
élu à la présidence de la République en 1978, 1983
et 1988.
· Octobre 1990 Les rebelles tutsis du
Front patriotique rwandais (FPR) font des percées à
l'intérieur du territoire rwandais, à partir de l'Ouganda. Le
Zaïre, la Belgique et la France apportent un appui militaire
(opération Noroît) au président hutu Habyarimana.
Arrestation à Kigali de 10 000 Tutsis ou opposants hutus et massacre de
1 400 Tutsis à Kibilira par des extrémistes hutus.
· Mars 1992 Les extrémistes hutus
réunis au sein de la Coalition pour la défense de la
République (CDR) créent des milices, les Interahamwe. Massacres
de Tutsis, au sud-ouest du pays.
· Août 1992 à janvier
1993 Succession de massacres de Tutsis et de Hutus
modérés par les milices progouvernementales Interahamwe.
· Avril 1993 Création de la
Radio-télévision libre des Mille collines, qui incite à la
haine des Tutsis et des Hutus modérés.
· Octobre 1993 Création de la
Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar), composée
de 2 500 casques bleus. En décembre, les troupes françaises de
l'opération Noroît quittent le pays.
· 6 avril 1994 L'avion qui ramène
le président rwandais Habyarimana et son homologue burundais Ntaryamira
d'un sommet en Tanzanie est abattu.
· 7 avril 1994 À Kigali,
déclenchement des massacres de la minorité tutsi et de
l'opposition hutue modérée par les extrémistes hutus.
· 23 juin 1994 Début de
l'intervention militaire et humanitaire française baptisée
opération Turquoise, pour une durée de deux mois.
· 4 juillet 1994 Après trois mois
de combats, les rebelles tutsis du FPR entrent dans la capitale rwandaise
Kigali. Quelque 1,2 millions de Rwandais hutus fuient vers les pays voisins,
notamment vers le Kivu, à l'est du Zaïre.
· Entre avril et juillet 1994 Le
génocide des Tutsis et les assassinats des Hutus modérés
par les milices hutus et l'armée rwandaise ont fait 800 000 victimes.
· 8 novembre 1994 Le Conseil de
sécurité des Nations unies institue le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR), chargé de juger les
présumés responsables du génocide rwandais.
Source : La Documentation française,
Chronologie du conflit des Grands Lacs
0
-
PRÉAMBULE
« On n'explique pas un génocide.
Prétendre le faire serait obscène. [...] En revanche, faute de
pouvoir connaître le « pourquoi ? », on peut
rechercher le « comment ? » et, parfois, on en a le
devoir. Ceux qui ont perpétré les génocides d'autres temps
et d'autres lieux n'étaient pas fondamentalement différents de
nous. »
Dominique Franche, Généalogie du
génocide rwandais
Avant propos
Il y a tout juste seize ans s'accomplissait le dernier
génocide du 20ème siècle. Un deuil que la
région des grands lacs africains n'a pu oublier. 800 000 personnes y ont
trouvé la mort, dans le seul mois d'avril 1994. C'était au
Rwanda. Le pays des milles collines. Celui-là même où les
fantasmes coloniaux européens ont si bien trouvé leur place.
Allemands, belges, français, les colons, missionnaires, professeurs,
formateurs se sont succédé à partir du
19ème siècle, depuis la grande frénésie
d'exploration africaine. A la recherche des sources du Nil.
Colonisation et génocide. Une coïncidence ?
Il est permis d'en douter. A la lumière d'une analyse des
mécanismes du génocide, un lien apparaît, en filigrane, ou
de façon plus flagrante, selon les ouvrages. Les massacres
perpétrés au Rwanda sont sans conteste le fruit d'une politique
de colonisation que les Rwandais ont reçu en héritage. Parmi ce
dernier : le concept d'ethnies, au sens européen du terme, c'est
à dire, celui de races. Les Hutu, les Tutsi et les Twa, dans une moindre
mesure, apparaissent, au fil de l'occupation du pays par les Européens.
Non qu'ils n'existaient pas auparavant. Mais ce qui n'était qu'une
classification sociale va dès lors devenir une explication raciale,
bizarrement calquée sur un même fantasme européen, celui
des Francs opposés aux Gaulois.
Et ce qui, en France, a abouti à la révolution
française, va donner, au Rwanda, une issue plus meurtrière :
le génocide. Le massacre de toute une partie de la population rwandaise
par une autre, dominante. Les Hutu contre les Tutsi. Je parle ici de
modernité. Il est illusoire de considérer le génocide
rwandais, comme un événement d'un autre temps. Raison si souvent
évoquée pour qualifier des conflits sur le continent africain.
Chaque rouage du génocide a été empreint de
modernité. Endoctrinement des masses et de la jeunesse, création
de milices... Et, en premier lieu, utilisation des vecteurs de communication
à des fins de propagande. En d'autres termes, mise à disposition
des médias par le gouvernement génocidaire. La
célèbre Radio Télévision Libre des Milles Collines
(RTLM) en témoigne.
Dès lors, si l'on accepte de considérer que le
génocide rwandais prend place dans un monde moderne, il faut faire fi
d'interprétations africano-centrées et bannir les termes de
« tribus », « traditions », etc... Il
faut en somme considérer le Rwanda comme un état moderne, et
surtout, non isolé sur le plan géopolitique et
géostratégique.
C'est à la lumière de cette précision que
le rappel historique sur la colonisation prend tout son sens. Si le Rwanda ne
s'est pas livré à un simple règlement de compte entre
ethnies - comme il était, et est encore, souvent écrit -, et si
l'on applique une grille de lecture génocidaire moderne, il ne faut
dès lors plus voir l'opposition entre Hutu et Tutsi que comme un
prétexte. C'est à dire une instrumentalisation du gouvernement
génocidaire. La nuance est de taille puisque elle est capable de
transformer un acte génocidaire hautement moderne et politique en, aux
yeux de la communauté internationale, une guerre civile entre deux
ethnies que tout opposent.
Cette analyse, nombre d'observateurs n'ont pas manqué
de la pratiquer, avec pertinence et de façon immédiate
après le génocide. Certaines observations, notamment de Human
Rights Watch font même état de risques similaires bien avant 1994.
Ce qui tendrait à prouver que nul
« spécialiste », qu'il soit politique ou
médiatique, ne pouvait ignorer cet état de fait.
Cependant, au fil des décennies, les médias
français et en particulier le journal Le Monde, qui sont l'objet de ce
mémoire, ont eu tendance à persister dans une analyse qui ne
correspondait que de façon lointaine, dans le meilleur des cas, à
la réalité. En d'autres termes, ils ont continué, pour une
partie d'entre eux et alors que, les années passant, les preuves et les
rapports contraires s'accumulaient, à observer le Rwanda à
travers un prisme colonial. C'est à dire une grille de lecture ethniste.
L'observation est d'ailleurs la même pour le pays voisin
du Rwanda, le Burundi, lorsque, lui aussi, traversait des périodes pour
le moins troubles.
Les médias français, et en premier lieu une
bonne partie des articles du Monde, ont donc failli dans le traitement de
l'information. Il ne s'agit pas ici de chercher des coupables. La manoeuvre est
inutile, seize ans plus tard, et aurait une teinte fort démagogique. Il
reste toutefois essentiel de dégager certaines erreurs. Pour deux
raisons.
La première est que l'Afrique n'est pas à l'abri
de nouvelles tragédies. Le Congo, notamment avec les
événements du Kivu, ou le Nigeria, restent encore aujourd'hui
traités de façon simpliste, sur une même grille ethniste ou
sur une grille religieuse. Or, il s'agit avant tout de parler de politique,
d'instrumentalisation, d'endoctrinement...
La deuxième raison touche davantage à l'histoire
et à la géopolitique qu'à l'analyse des contenus
journalistiques. Il est toutefois nécessaire d'en passer par là.
Le Monde, pour ne prendre que ce seul exemple, le plus flagrant, n'a pu
s'égarer dans une lecture ethniste sans raison. Ses journalistes sont
expérimentés. Ses reporters se sont rendus sur place. Il est donc
inconcevable d'envisager une simple erreur de bonne foi. Il est en revanche
beaucoup plus envisageable de se pencher sur les relations du Monde avec le
pouvoir français. Pourquoi ? D'abord, parce que Le Monde est le
journal officiel de la diplomatie. Il n'a plus une place aussi
prépondérante qu'occupait Le Temps, son
prédécesseur, auprès des dignitaires français, mais
conserve des liens étroits. Des relations qui lui permettent d'obtenir
des informations de premier choix.
En résumé, le Monde a des
« contacts » dans le milieu des affaires
étrangères. Et notamment dans celui des services secrets, comme
on le détaillera par la suite. Or, ces fameux milieux d'initiés
ont une vision particulière de la politique africaine française.
C'est la « glorieuse époque » de la
Françafrique. Un colonialisme qui dissimule son nom.
Le Monde a-t-il pêché par naïveté
face à ses sources ? A-t-il été dupé ?
Ou, plus grave, s'est-il érigé en complice du pouvoir
français ? Les mots sont durs, à dessein. Mais un retour sur
le rôle de la France dans le génocide rwandais permettra sans
doute de les expliquer. Mais, ce n'est pas dévoiler le contenu de ce
mémoire que de livrer l'une des conclusion qui l'articule : selon
la plupart des spécialistes, et selon des documents, la France savait.
La France connaissait les risques de génocide et a été au
courant, très tôt, des massacres. Sa politique a pourtant
été des plus douteuses. Elle a d'ailleurs empoisonné
pendant longtemps, si tant est qu'elles soient apaisées aujourd'hui, les
relations diplomatiques entre le Kigali post-génocide et Paris.
Encore une fois, il ne s'agit pas de refaire l'Histoire. Ni de
faire de la politique fiction. Il s'agit d'analyser des documents, des dates,
des rencontres entre dignitaires rwandais et français, des contrats
passés entre les deux pays. D'analyser encore les contenus
journalistiques, leur bien-fondé, leurs erreurs et les liens entre les
auteurs et les acteurs des événements. Pour, enfin, articuler les
faits et les conclusions d'une manière cohérente, sans
prétention mais avec précision.
Cette même « précision »
qu'évoque Patrick de Saint-Exupéry, qui a couvert le
génocide pour Le Figaro, et qui fut l'un des journalistes les plus
clairvoyants, bien qu'il y en ait d'autres. « Il faut du temps, de la
patience et du travail pour parvenir à déshumaniser un peuple
entier »1(*),
écrit-il. « Du temps, de la patience et du
travail », il en faut tout autant pour comprendre. S'éloigner
de la conclusion rapide d'une guerre civile, née de la folie de deux
ethnies antagonistes. Il en faut tout autant pour remonter plusieurs
siècles en arrière, aux racines des concepts, et suivre leurs
ramifications jusqu'en 1994. Et, au delà, jusqu'à aujourd'hui.
I
-
L'ETHNISME : UNE GRILLE DE LECTURE EN
HÉRITAGE
De l'Antiquité à la
décolonisation
Ethnisme et colonisation : de
la catégorie socioprofessionnelle à la race
« Que peut faire la France lorsque des chefs locaux
décident de régler leurs querelles à la machette ?
(...) Après tout, c'est leur pays. »2(*) Ces quelques mots de
François Mitterrand justifient à eux seuls l'étude du
génocide rwandais et, en particulier, de l'analyse qui en a
été tirée.
En novembre 1994, six mois après les
« événements » rwandais, qui ont fait entre
800.000 et un million de morts selon les estimations, le président de la
République française, issu du camp socialiste, se borne à
parler de guerre tribale. C'est d'ailleurs toute la classe politique
française, bien que l'analyse soit surtout présente au sein de la
cellule africaine de l'Elysée, qui se réfugie, on le verra,
derrière une grille de lecture ethniste de la situation rwandaise.
Ces discours ne tiennent en aucune façon du hasard. Ils
sont les fruits d'un passé colonial européen, c'est à
dire, dans le cas du Rwanda, des influences et des actions allemande, belge et
française. Ils sont également le résultat d'une lente
transformation de la société rwandaise à partir de
l'arrivée des missionnaires en Afrique et jusqu'à la formation
des élites rwandaises par les colons.
Au fil des décennies de présence
européenne en Afrique, l'idéologie raciale s'est imposée
comme façon de penser politique au Rwanda même. Est-ce à
dire, dans le cas du Rwanda, que les ethnies présentées, Hutus,
Tutsis et, dans une moindre mesure Twas, n'ont été que le fruit
d'une colonisation européenne ? Pas tout à fait.
Les fantasmes antiques
« Hutu et Tutsi sont des catégories sociales,
déterminées autrefois par leur activité
socioprofessionnelle : élevage pour les Tutsi, agriculture pour les
Hutu. Ils parlent la même langue et ont la même culture.
Aujourd'hui cette distinction en agriculteurs et éleveurs n'a plus de
sens. En revanche la vision racialiste des administrateurs coloniaux allemands,
puis belges et surtout de l'Église catholique s'est peu à peu
imposée. »3(*)
(Annexe 2)
La colonisation a en effet transformé une
catégorisation sociale en division raciale. Un schéma
d'interprétation typiquement européen en lien direct avec le
racisme scientifique, doctrine dominante en Europe au 19ème
siècle, et qui a accompagné le colonialisme et
l'antisémitisme.
L'ingérence du mode de penser européen sur le
sol africain est donc directement dû à la colonisation. Elle est
donc aussi évidemment liée à certains fantasmes des colons
que nous allons détailler, et que Dominique Franche analyse de
façon précise dans son ouvrage, sobrement intitulé
« Généalogie du génocide
rwandais ».4(*)
Le centre de l'Afrique a en effet toujours
représenté un but à atteindre pour les explorateurs
européens. A la fin du 19ème siècle, l'Afrique
des grands lacs, ou inter lacustres, revêtait une charge mythique, une
attractivité immense, que Dominique Franche ne se prive pas de comparer
à celle qu'a pu exercer par la suite la Lune sur les astronautes du
monde entier. Pourquoi ? Parce qu'elle est l'objet, depuis des
siècles, de fantasmes et de croyances.
C'est là en effet que le Nil, fleuve mythique s'il en
est, prendrait sa source. Dans l'Antiquité, Ptolémée
d'Alexandrie écrivait dans sa Géographie que les sources du Nil
se trouvaient aux monts de la Lune. La chaîne de volcans au Nord du
Rwanda devait alors apparaître comme ces monts de la Lune. La
légende était née. Les sources du Nil, quête de
nombre d'explorateurs, ne pouvaient être qu'au Rwanda.
C'est bien dans ces écrits de l'Antiquité que va
prendre naissance l'idéologie coloniale ethniste des colons et des
missionnaires. En effet, outre l'évocation des monts de la Lune par
Ptolémée d'Alexandrie, le grand Aristote raconte également
l'existence dans cette même région de pygmées vivant dans
des cavernes. La légende était écrite depuis des
siècles dans les récits de l'Antiquité. Pourquoi ne pas la
croire et faire de cette légende un fait ?
La récupération des
textes antiques
« De même que, du 16ème au
19ème siècle, voyageurs, théologiens,
géographes et naturalistes affirmèrent que la Patagonie
était peuplée de géants, contre toute
réalité, pourtant observée, de même voilà
plus d'un siècle que l'on nous parle des Twa comme des pygmées,
alors que rien ne permet d'appliquer ce terme (...). Mais Aristote l'avait
dit : aux sources du Nil se trouvaient des pygmées vivant dans des
cavernes. »4(*)
C'est d'ailleurs le comte von Götzen qui se chargera de
faire le rapprochement, en 1994 en explorant la région, entre le texte
d'Aristote et la rencontre, dans des cavités rocheuses, de
« nains insaisissables qui devaient y dormir. »4(*) Aristote était donc dans
le vrai. Et les Twa furent dès lors appelés pygmées.
Rien ne permettait toutefois de le faire de façon aussi
radicale. D'abord, parce que tous ne vivaient pas selon le mode de vie des
chasseurs-cueilleurs forestiers. Ensuite, fait troublant, parce que ces
pygmées, autrement appelés nains ou myrmidons, n'étaient
pas réellement de taille aussi restreinte que l'on pouvait le croire. En
1907-1908, une étude montra même qu'ils mesuraient en moyenne 1,59
mètre.
Mais « on trouvait au Rwanda ce que l'on voulait y
trouver, ce que l'on en avait dit avant d'y venir, au lieu de décrire ce
que l'on pouvait y découvrir. »4 Et certaines
situations furent ainsi assez cocasses. Certains explorateurs se firent
photographier aux côtés de leurs pygmées, en prenant bien
garde de se mettre sur la pointe des pieds afin d'accentuer la
différence de taille. Mieux, ces hommes de petite taille
n'étaient parfois même pas Twa mais appartenaient à la
catégorie Hutu.
Il ne faut pas conclure au mensonge
délibéré de la part des colons mais plutôt à
l'entretien des fantasmes et surtout des rêves d'exotisme des
explorateurs et, également, de leurs lecteurs ou contributeurs
européens.
« Les Européens les mieux informés
préféraient se taire, plutôt que d'accomplir une fort
périlleuse destruction des mythes. »4 L'enjeu
était de taille : rester attractif pour attirer les colons et
récolter les dons de l'Eglise afin d'évangéliser les
populations.
La thèse biblique des Fils
de Cham
C'est effectivement l'Eglise qui va, en partie, provoquer la
catégorisation raciale de la région rwandaise. Car, outre les
pygmées d'Aristote, les Monts de la Lune ont rapidement eu la
réputation d'être le lieu de vie des Nègres blancs. Ce
terme, hérité des colonisateurs, a été du plus
grand secours au pouvoir des Européens. En effet, quelle ne fut pas leur
surprise de trouver dans l'Afrique des Grands Lacs des royaumes
structurés dirigés par des Noirs dont beaucoup avaient la peau
plus claire, une taille élancé et des traits fins, qui
rappelaient certaines populations de la Corne de l'Afrique.
Cette observation en rappela aussitôt une autre,
tirée des bas reliefs égyptiens, qui avait
révélé que la plus ancienne civilisation d'Occident
pouvait être due à des Noirs. Les Européens allèrent
aussitôt chercher une interprétation dans la Bible. C'est la
naissance de la théorie des Fils de Cham.
Celui-ci, ayant vu la nudité de son père
Noé, s'en moqua auprès de ses frères, Japhet et Sem. Son
fils Chanaan fut alors maudit et condamnait à devenir l'esclave de
Japhet et Sem, comme toute sa descendance. Les fils de Cham étaient donc
voués à l'esclavage.
Lors d'une première interprétation de l'histoire
biblique, l'Eglise attribua aux Noirs le rôle des Fils de Cham, bien que
rien ne le suggère dans les textes. Mais, au fil des découvertes
en Afrique, cette pensée, utile pour les sociétés
esclavagistes, ne pouvait correspondre, notamment à l'histoire
égyptienne et aux royaumes de l'Afrique des Grands Lacs. Ainsi,
après l'expédition d'Egypte, selon Edith Sanders5(*), l'idée que des
pêcheurs maudits aient pu fonder une telle civilisation n'a pu être
acceptée. Il fallut dès lors réinterpréter la
Bible.
Or, Cham n'ayant pas été maudit directement - la
malédiction a touché son fils -, on lui inventa un autre fils,
épargné. Et on fit de cet autre descendant le père des
Egyptiens. « Ce fils était un
« caucasoïde » que l'on blanchissait
intérieurement, c'était un cousin des Blancs »,
explique Dominique Franche, citant Joseph-Arthur Gobineau, l'une des sources du
racisme nazi, qui devait quant à lui parler
d'une « descendance primordiale des peuples blancs »
venue d'Asie.
Ce sont les Chamites, les Fils de Cham ou Hamites. Comme tente
de l'expliquer Gobineau, cette théorie ne peut s'appuyer que sur une
migration des peuples dominants. Il rejoint d'ailleurs, dans cette analyse, bon
nombre d'auteurs, notamment l'explorateur John Speke6(*), qui estimera que la domination
des « nègres blancs » résulte d'une ancienne
migration des Blancs en Afrique.
La dualité nationale et la
guerre des races
Cette thèse de l'ancienne migration des peuples
dominants n'est pas la première du genre. Les migrations aryennes ont
également été l'objet de mêmes études.
Surtout, elle se fait l'écho d'une théorie visant à
expliquer l'Histoire, et notamment celle de la noblesse, du Tiers-Etat et de la
révolution.
A partir du 16ème siècle se
développa ainsi en France une lecture mythique de la révolution
française. Elle attribua à la noblesse une origine franque et
donna à la bourgeoisie une ascendance gauloise ou gallo-romaine. Il y
aurait donc, selon plusieurs auteurs, dont Etienne Pasquier7(*) et François
Hotman8(*), deux nations
en France. L'une ayant une antériorité sur le territoire et
l'autre ayant conquis son royaume. Les nobles, descendants des francs,
domineraient donc, par droit de conquête, les bourgeois gallo-romains.
Cette théorie de la guerre des races, même si
l'on ne peut encore parler de racisme - plutôt réservé
à une conception biologique -, ne manqua pas de s'enraciner. Elle se
retrouva même au centre de certains discours révolutionnaires dont
ceux de Sieyès9(*).
« Puisque le tiers est aujourd'hui assez fort pour
ne pas se laisser conquérir (..), pourquoi ne renverrait-il pas dans les
forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle
prétention d'être issues de la race des
conquérants ? »
L'illustre Camille Desmoulins1(*)0 semble, lui aussi, avoir intégré une
partie du discours racial :
« Ceux qui se prétendent nos
conquérants seront conquis à leur tour. La nation sera
purgée, et les étrangers, les mauvais citoyens, tous ceux qui
préfèrent leur intérêt particulier au bien
général seront exterminés. »
Dès lors, l'histoire de la révolution
française est celle d'une lutte entre deux peuples. Deux nations sur un
même territoire, l'une vaincue, l'autre conquérante. Cette vision
perdura jusqu'à ce qu'une autre la remplace, plus moderne : la
lutte des classes, héritée de Marx, à partir de 1848.
Mais, entre temps, bon nombre d'intellectuels
étudièrent l'Histoire à travers ce prisme. En Espagne avec
les conquêtes des Wisigoths puis des Arabes, en Angleterre avec les
Normands, en Allemagne avec les Aryens... Or, ce qui existait en Europe ne
pouvait manquer d'exister en Afrique. On transposa donc, aux côtés
des thèses héritées de la Bible et de l'Antiquité,
la vision d'une double nation sur un territoire : les Tutsi, venus du
Nord, avaient conquis le pays des Hutu. Dès lors les Tutsi, ces
nègres blancs, justifiaient leur domination.
Justification par
l'observation
La théorie étant trouvée, il n'y a plus
qu'à lui fournir des observations pour la justifier. En 1959, dans une
publication catholique, la journaliste belge Lucie Bragard pouvait ainsi
écrire que « la distinction physique... était
aisée à déterminer entre les Hutu... race bantous et les
Tutsi... à longues jambes, .... Pasteurs d'origine hamite, venant
vraisemblablement de la Somalie, le long du Nil (sic) ».
A l'inverse d'une classique méthode empirique, on alla
chercher des dissemblances physiques entre les peuples d'agriculteurs et les
pasteurs afin de donner du poids à la thèse. « Les
pasteurs, aux traits fins et à la peau moins sombre que les
agriculteurs, devaient être les Chamites. »
La catégorisation était facile à
effectuer. Les Tutsi, qui dirigeaient le royaume, devaient être les
Hamites. Ils régnaient sur les nègres hutus. Jean-Pierre
Chrétien cite ainsi, dans « Le défi de
l'ethnisme »1(*)1, J. Sasserath qui écrivait, en 1948, dans
« Le Rwanda-Urundi, étrange royaume
féodal » :
« Ces Hamites, race de seigneurs, distants, polis,
fins, avec un fond de fourberie dominent naturellement les Bahutu, des
nègres au nez épaté, aux lèvres épaisses, au
front bas, au caractère d'enfant, à la fois timide et paresseux,
la classe des serfs ».1(*)2
On passa ainsi sous silence l'existence de petits royaumes
hutus. On accentua également l'importance du royaume central Tutsi en y
installant des géants de 2 mètres à 2,20 mètres
alors qu'en 1907-1908, ceux-ci n'avaient été mesurés, en
moyenne, qu'à 1,79 mètres.
« Pygmoïdes twa et
« caucasoïdes » tutsi ne sont ainsi que le fruit du
contexte culturel et scientifique d'une époque révolue, du moins
en principe, celle des théories racistes étudiant les migrations
aryennes, celle qui aboutit au génocide des Juifs, des Tziganes et des
Slaves avant d'inspirer le génocide rwandais de 1994, celle qui a
donné une caution scientifique à l'antisémitisme
européen et à ce qu'il convient d'appeler l'anti-hamitisme
africain, la haine des hamites, inventée par les colonisateurs
»1(*)3, explique
ainsi Dominique Franche, rejoint sur ce point par Jean-Pierre Chrétien.
Celui-ci estime en effet que « le discours et la pratique du
colonisateur et du missionnaire, « civilisateurs » par
excellence, ont cautionné une lecture raciale de la
société, globalement au profit des Tutsi, baptisés
« Européens noirs ». »1(*)1
L'effet pervers de cette catégorisation,
véritable « cancer social »13, est
qu'elle va s'imposer aux esprits des élites rwandaises formées
par les missionnaires et par les colons, notamment l'administration belge. La
grille de lecture raciale devient en effet peu à peu partie prenante de
la vie politique rwandaise, que les colons laissent en partie aux
« autochtones ».
Exemple éloquent : les Belges ont ainsi
créé une carte d'identité afin d'y mentionner la
catégorie sociale, en d'autres termes l'ethnie, la race même, de
la population rwandaise. Et c'est bien souvent cette même carte qui
permettra aux Rwandais eux-mêmes de se différencier alors qu'il
existait, au départ, un sentiment d'appartenance au même royaume,
et surtout une même langue et une même culture.
Ethnisme, héritage colonial
à la base de la vision moderne. Construction du Rwanda
indépendant
Bien que l'étude porte principalement sur l'analyse du
traitement médiatique, il est illusoire de chercher à le
comprendre sans analyser plus profondément le contexte. Le clivage
ethnique qui a mené au génocide est hérité du
colonialisme. Ce dernier n'est pourtant pas l'unique responsable. Il a fallu
qu'un certain nombre de facteurs contribuent à maintenir cette vision
raciale au delà de l'indépendance du pays.
Il faut alors dissocier, sans pour autant les délier,
les influences internes et externes qui ont poussé le Rwanda à se
construire autour d'une catégorisation ethnique de la
société. Cette explication est indispensable afin de saisir le
tenants et les aboutissants du problème rwandais. Les médias
français ne se sont pas faits le relais d'un colonialisme ancien mais
ont continué d'interpréter, on le verra plus tard, les
événements de cette façon. Pour une raison simple, c'est
également de cette façon que les ont analysés les hommes
politiques et notamment la cellule africaine de l'Elysée, mise en place,
dans un premier temps, autour du fils du président, Jean-Christophe
Mitterrand.
La décolonisation et la
« révolution »
Penchons-nous toutefois sur le caractère interne de la
question. Le maintien du clivage Hutu/Tutsi n'était pas
inéluctable, explique Jean-Pierre Chrétien.
« L'effondrement de l'ancien régime monarchique et le
départ des colonisateurs auraient pu s'accompagner, au moins quelques
années après la Révolution, de l'abolition de ces
marquages raciaux d'un autre âge. La IIe République les a au
contraire consolidés (...) en les reproduisant dans les nouvelles
générations, dans l'esprit et dans la vie professionnelle de la
jeunesse. »1(*)4
L'instrumentalisation politique d'un clivage ethnique
fantasmé et hérité de la colonisation devient donc une
hypothèse tout à fait pertinente pour expliquer la construction
de l'état rwandais à partir de la décolonisation et de
l'indépendance le 1er juillet 1962. L'ethnisme devient, des
années 60 au génocide de 1994, de plus en plus présent
dans les discours des acteurs politiques du pays. Il devient la
« référence fondatrice du régime ».
Une fois encore, cependant, il est essentiel d'analyser
l'action des colonisateurs, belges en l'occurrence. A la fin des années
50, l'élite rwandaise, Tutsi pour la plupart -puisque, on l'a vu, les
Européens donnaient jusqu'alors prédominance aux Tutsi -,
acquiert des velléités d'indépendance. Sentant le vent
tourner, les Belges décident donc de changer de stratégie. Ils
mettent en avant la soi-disant origine étrangère des Tutsi et
l'exploitation des Hutu par ces derniers, qu'ils avaient pourtant
eux-mêmes contribué à renforcer.
C'est le début du renversement. De 1959 à 1962,
des massacres de Tutsi vont avoir lieu, sans que les autorités
coloniales belges interviennent. Ceux-ci vont mener, avec l'appui
également de l'Eglise catholique, à la révolution, au
renversement de la monarchie puis à l'indépendance. Le Rwanda
indépendant est donc né dans le sang des massacres de Tutsi, qui
vont d'ailleurs se poursuivre, notamment en 1963. A l'époque
déjà, certains observateurs parlaient d'actes
génocidaires.
« Désigner un bouc émissaire, en
l'occurrence la population civile Tutsi, est éminemment politique. C'est
une vieille recette usée jusqu'à la corde par les populismes et
les fascismes européens. Les deux républiques hutu successives,
la première dominée par des Hutu du centre, la seconde par des
Hutu du nord, se sont largement servies de cette « arme de
manipulation massive ».1(*)5
En effet, pour les gouvernements des deux républiques,
la manoeuvre avait deux avantages. D'abord, elle permettait d'occulter les
véritables problèmes sociaux du pays, voire de les imputer
à une population. Le gouvernement ne peut donc être tenu pour
responsable. Ensuite, elle permet de susciter l'adhésion d'une certaine
partie de la population. Nombre d'intellectuels Hutu notamment ont ainsi
profité de l'éviction de Tutsi pour monter en grade. Ils
deviennent par la même occasion un soutien au régime.
« La vision racialiste des colonisateurs a fini par
être totalement intégrée par les intellectuels rwandais et
certainement beaucoup moins par le menu peuple. Si les dirigeants pouvaient
organiser périodiquement des séries de pogromes antitutsi en
exacerbant la haine ethnique, c'est parce que nombre d'intellectuels Hutu
l'acceptaient et trouvaient là le moyen d'entretenir leur conviction et
leur bonne conscience. Ce sont en effet ces intellectuels qui
bénéficiaient de l'exclusion des Tutsi de la compétition
pour les postes administratifs. »15
Le processus de construction de l'état rwandais, au
début des années 60, n'a donc pas fait suite à un rejet du
clivage imposé par les colonisations successives. L'indépendance
a au contraire cristallisé cette différenciation, en l'inversant
totalement. Ainsi, « le paradoxe du « 1789
rwandais » est d'avoir consolidé ces
« ordres » en permutant leurs indices de valeur, au lieu de
les abolir. »1(*)6 Ce qui ressurgit évidemment dans les discours
des leaders politiques, censés s'émanciper de la colonisation.
Alors même que le pays tente de liquider
l'héritage colonial, il se construit sur l'un de ces legs les plus
prégnants. « Grégoire Kayibanda, leader de cette
révolution, ne cachait pas que son objectif était de
« restituer le pays à ses propriétaires, les Bahutu,
les Tutsis étant considérés comme des
« envahisseurs » étrangers dans leur propre pays, au
même titre que les colons européens. »1(*)7
Pour Kigali, dès l'indépendance, et à la
suite de la dernière vision belge, il a fallu consolider le
régime autour d'un axe : l'agression extérieure permanente.
On a ainsi assisté à des massacres tout au long des années
soixante, que le régime qualifiait de « revanche » tout
comme certains observateurs européens. La
« conscientisation » Hutu est manipulée non comme
une défense sociale, mais comme une façon de mobiliser les masses
sur la référence fondatrice d'un régime politique.
La consolidation du pouvoir
Et cette mobilisation des masses se transformera au fil des
années comme un véritable appel à la haine face à
l'envahisseur Tutsi et à ses complices de l'intérieur, comme on
le verra quand cette étude abordera spécifiquement la
période du génocide, c'est à dire, à partir d'avril
1994.
Au début des années soixante, les partis
modérés sont ainsi éliminés par le régime
Hutu radical en place qui se consolide ainsi. Ce n'est qu'en 1973 que celui-ci
va tomber, après le coup d'état de Juvénal Habyarimana,
Hutu radical lui aussi, et qui va utiliser les mêmes techniques de peur
pour conserver son poste.
Ces manoeuvres des deux régimes ont eu des
conséquences extrêmement importantes qui expliquent en partie la
possibilité de la mise en place du génocide en 1994.
« Si, en 1959, les paysans faisaient toujours la
différence entre les Tutsi banyiginya et les autres catégories de
Tutsi, le racisme restant réservé aux élites
éduquées par les Européens, il n'en allait plus de
même en 1994 : vieille de plus de soixante ans, la mention Hutu,
Tutsi, Twa, sur la carte d'identité avait pris de la
force. »1(*)8
On le comprend aisément, du fait de la faible
espérance de vie, les personnes ayant connu la société
précoloniale étaient mortes. Personne ne pouvait plus expliquer
ce qu'était un Tutsi. L'amalgame des Tutsi s'avérait donc
d'autant plus facile. Et le pouvoir en place l'avait bien compris. A partir du
moment où on assimilait les Tutsi nobles qui avaient dirigé
certains royaumes et les autres Tutsi, l'ennemi intérieur et le bouc
émissaire étaient trouvés.
Dans les années 90, il suffisait donc d'assimiler tous
les Tutsi aux rebelles du FPR, qui cherchait à reprendre le pays - bien
que le FPR ne soit pas en intégralité Tutsi -. « Ils ne
pouvaient être que la cinquième colonne du FPR. »
Et cette vision va s'ancrer dans la population, au fil des
années. Jean Hatzfeld livre ainsi, dans son ouvrage
référence, « Une saison de machettes », le
témoignage d'un simple acteur du génocide, nommé
Jean-Baptiste. Celui-ci est éloquent et fait preuve de l'ancrage du
clivage Hutu/Tutsi.
« Un Hutu pouvait bien se choisir un ami Tutsi,
cheminer et partager la boisson avec lui, il ne devait toutefois pas se
confier. Pour le Hutu, le Tutsi pouvait être un dissimulateur en
n'importe quelle occasion. Il apparaissait gentil dans sa manière et
serviable de caractère, mais il cultivait malice cachée. Il
devait être une cause naturelle de méfiance. »1(*)9
II
-
L'ETHNISME : UNE DÉSINFORMATION
À DES FINS POLITIQUES
Une real-politik française efficace jusque dans
les médias
L'ethnisme devient ainsi le socle sur lequel va se construire
l'état rwandais. Il reste surtout, bien après la
décolonisation, le prisme par lequel les Européens vont
« analyser » la région des Grands Lacs. De bonne ou
de mauvaise foi, ces explications vont contribuer à faire de l'Afrique
un continent à part, théâtre d'événements qui
ne pourrait avoir lieu en Europe.
« Expliquer le génocide rwandais par des
haines « traditionnelles » reviendrait à expliquer
Auschwitz par une « lutte interethnique » entre
« Aryens et Sémites ». Trop d'amateurs font en
Afrique de l'histoire à bon compte où le passé est
convoqué en vrac pour justifier n'importe quoi », écrit
ainsi Jean-Pierre Chrétien.1(*)
Afin d'analyser le traitement médiatique du
génocide rwandais, il était important de dégager les
mécanismes hérités d'un passé colonial
européen. Il s'agit également de mettre en lumière les
enjeux de la période. A l'aube des années 90, la France, ou
plutôt l'autorité française, a mis en place en Afrique une
politique de collaboration visant à préserver l'influence de
l'Hexagone sur le continent. Héritée du Général de
Gaulle, puis reprise par Valérie Giscard d'Estaing et François
Mitterrand, la politique africaine a influencé, pour longtemps, la
perception du continent par les observateurs, notamment journalistes.
Realpolitik européenne, le
contexte
Quels sont les intérêts de la présidence
Mitterrand en Afrique centrale ? Pourquoi avoir affiché un soutien
sans faille, dans les années qui précèdent le
génocide (nous verrons les autres plus tard) à Kigali ?
Les preuves ne manquent pas sur l'implication de la France au
Rwanda. Ainsi des documents attestent de ventes d'armes - des tonnes - au
régime de Kigali au début des années 90, notamment afin de
repousser les attaques de réfugiés rwandais en Ouganda (FPR
notamment). Certains autres documents font également état des
troupes envoyées au Rwanda.
« Dans les jours qui suivent l'attaque d'octobre
1990, la France envoie plusieurs centaines de soldats dans le cadre de
l'opération Noroît, et des dizaines de tonnes d'armes à
Juvénal Habyarimana pour consolider son régime. Raciste, violent,
entamant déjà une répression barbare contre les Tutsi, qui
culminera en 1994. François Mitterrand a été séduit
par les analyses voyant dans le Rwanda et dans son président un
îlot de résistance à l'expansionnisme anglophone dans la
région des Grands Lacs. »2(*)
Il est difficile de détailler l'implication
française au Rwanda tant elle est diverse et importante en armes et en
hommes. On y reviendra ensuite plus en détail pour expliquer le
traitement du génocide par les journaux français.
Néanmoins, sur le sujet, nous pouvons déjà citer la
mission d'enquête parlementaire française qui précise, de
façon étonnante, que la France n'est pas allée au combat
(ce point est fortement remis en question au vu de la multitude de troupes
envoyées et de diverses témoignages) mais détaille son
intervention.
« La France est intervenue sur le terrain de façon
extrêmement proche des FAR (Forces armées rwandaises). Elle a, de
façon continue, participé à l'élaboration des plans
de bataille, dispensé des conseils à l'état-major et aux
commandements de secteur, proposant des restructurations et des nouvelles
tactiques. Elle a envoyé sur place des conseillers pour instruire les
FAR au maniement d'armes perfectionnées. Elle a enseigné les
techniques de piégeage et de minage, suggérant pour cela les
emplacements les plus appropriés. »3(*)
Noroît, Amaryllis, Chimère, les opérations
se sont succédé au début des années 90.
Simultanément, en 1993 notamment, plusieurs ONG de défense des
droits de l'Homme publient un rapport qui évoque les prémices
d'un « génocide ». Dès janvier, des
éléments de rapport, publiés trois mois plus tard, sortent
sous forme de communiqué de presse. Ils mettent directement en cause les
parties en présence.
« De retour d'une mission d'enquête de deux
semaines sur place, la Commission internationale d'enquête sur les
violations des droits de l'Homme commises au Rwanda depuis le 1er
octobre 1990 souligne le climat de terreur et d'insécurité
régnant actuellement dans ce pays. Les premières conclusions de
la Commission permettent d'ores et déjà d'établir la
perpétration d'actes de génocide et de crimes de guerre, ainsi
que la paralysie de l'appareil judiciaire. La Commission a constaté
plusieurs cas de génocide au sens de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide dans les
communes de Kibilira, Kinigi, Munkingo, Mutura et Kansenze (Bugesera). Ces
actes de génocide, perpétrés avec la participation de
l'Etat et de militaires, visent l'ethnie Tutsi. [...] La FIDH appelle
aujourd'hui la communauté internationale à prêter la plus
grande attention aux événements dramatiques qui secouent le
Rwanda. »4(*)
Le complexe de Fachoda
Aveuglement total ou réalisme froid face aux massacres
perpétrés ? Il semble que la théorie du complexe de
Fachoda explique, en partie, l'attitude de la France, en tout cas des
politiques français en charge de l'Afrique face à la situation.
Ce fameux complexe de Fachoda est hérité de l'histoire coloniale
franco-britannique. En septembre 1898, la France avait dû laisser la
domination du Soudan aux Anglais, alors que leurs troupes auraient
été en mesure de lutter, afin d'obtenir l'alliance de Londres
contre l'Allemagne.
Le complexe de Fachoda fait donc de la lutte contre
l'influence anglo-saxonne en Afrique l'axe primordiale de la politique
française. Or l'Ouganda, voisin du Rwanda, est anglophone. Et les
rebelles Tutsi, chassés du Rwanda à l'indépendance, sont
réfugiés pour la plupart en Ouganda. Il s'agit donc
d'éviter la contagion anglophone. La version fait fi de l'histoire
rwandaise mais satisfait la cellule africaine de l'Elysée. Elle va, en
partie, justifier le soutien de Mitterrand au régime de Kigali.
Le régime rwandais, la
famille Mitterrand et la Françafrique
D'autres thèses sont un peu plus controversées,
car n'ayant pas été prouvées. L'une, outre son
caractère divertissant, peut permettre de saisir l'importance de
Mitterrand dans l'Afrique des Grands Lacs. Dès la fin 1994, le
journaliste Pascal Krop avait en effet repris les accusations selon lesquelles
le président de la République aurait engagé des troupes au
Rwanda afin de protéger des plantations de cannabis que son fils,
Jean-Christophe, aurait possédées sur place.5(*)
Mais, si l'existence d'un trafic de cannabis ne fait aucun
doute, les preuves n'ont jamais été fournies. L'histoire a
toutefois l'avantage de mettre en lumière l'implication de la famille.
François Mitterrand avait inscrit Habyarimana sur la liste de ses amis
et Jean-Christophe a fait de même avec le fils du président
rwandais.
Complexe de Fachoda, liens profonds entre familles Mitterrand
et Habyarimana, dans le début des années 1990, la France
s'emploie tout simplement à la survie de la Françafrique, que De
Gaulle avait si joliment appelé « le pré carré
de la France. »
La Françafrique, comme on l'a rapidement nommée,
a consisté à favoriser l'accession ou le maintien au pouvoir de
dirigeants favorables à la France en Afrique. Au nom
d'intérêts économiques, militaires mais également
culturels avec la Francophonie, des dispositifs ont été mis en
place afin de favoriser une amitié franco-africaine.
« La France a soutenu les bourreaux pour des raisons
d'attaches personnelles, des réseaux d'influence et
d'intérêts, bref beaucoup d'argent "Noir". Impossible de pouvoir
le reconnaître en public par conséquent... Les Français se
sont inventés une raison... c'est-à-dire que, comme les soldats
du FPR étaient anglophones, ont grandi et ont fait leurs études
en Ouganda, les politiques français ont cru qu'ils faisaient partie
d'une sorte d'avant-garde de l'invasion anglophone contre la partie
francophone. (annexe 3) »6(*)
Ce mémoire n'a pas pour objet d'analyser les
intérêts économiques français au Rwanda.
Néanmoins, quelques lignes sont indispensables sur ce point. Pour
Jean-Paul Gouteux7(*), la
politique de la France résulte d'une synergie entre deux
composantes : les milieux d'affaires et de lobbies, et l'appareil
« militaro-africaniste ».
L'Elysée semble être le lien entre ces deux
milieux, « l'un affairiste, l'autre idéologique »,
le chef d'orchestre entre ces deux composantes. Si celles-ci paraissent
éloignées, de nombreuses passerelles les lient toutefois. On
pourra notamment citer deux exemples.
Michel Roussin a été officier de renseignement,
chef de service au ministère de la Défense en 1980-1981, puis
ministre de la Coopération en 1993-1994. Il devient en 1996
président de SAE International, une filiale du groupe Eiffage, dont les
intérêts en Afrique sont importants. En 1998, il obtient un poste
d'administrateur à la Compagnie minière Comilog, sous filiale du
Holding public ERAP, lui aussi bien implanté sur le continent africain.
Enfin, en 1999, il intègre l'entreprise de Vincent Bolloré, qui
n'est ni plus ni moins que le second conglomérat français en
Afrique après le géant Elf-Total.
Deuxième exemple : le général Jean
Heinrich. Chef du service action de la DGSE en 1987-1990 et directeur du
Renseignement Militaire (DRM) de 1992 à 1995, il démissionne et
devient directeur de projets de la société Geos, autre grande
entreprise de services implantée en Afrique. Dans cette
société, se retrouvent d'ailleurs bon nombre de ses anciens
subordonnés du 11ème Choc. Il rejoint ensuite le
groupe Bolloré, comme l'a fait également Michel Roussin.
Au Rwanda, le partenariat entre Kigali et Paris a donc
été des plus observables. On y reviendra plus tard. Il suffit
toutefois d'évoquer les multiples aides militaires apportées au
pouvoir Hutu, pourtant déjà accusé d'actes
génocidaires, afin de repousser des offensives du Front Patriotique
Rwandais. Afin de justifier cette coopération militaire, les poncifs se
sont accumulés. Notamment la nécessité de repousser une
invasion Tutsi, anglophone et féodale.
On distingue ici, au nom de la justification de l'intervention
française, toutes les ficelles d'une technique héritée de
la colonisation. La cellule africaine de l'Elysée a utilisé les
clichés ethniques afin de prouver l'intérêt de sa
politique. Cela avait un avantage conséquent : la résonance.
En effet, les médias vont rapidement intégrer ces poncifs et
adopter cette grille de lecture ethniste, notamment lors des émeutes de
1963 qui ont conduit à la formation de l'état rwandais.
Il ne s'agit pas de dire que tous les journaux se sont
engouffrés dans la brèche facile de l'interprétation
ethniste. Certains ont enquêté et ont dénoncé ces
manoeuvres de manière occasionnelle à partir de 1990 environ.
Certains ont dénoncé l'intervention militaire française et
son soutien à un gouvernement accusé d'actes génocidaires.
Cependant, les explications des actes génocidaires eux-mêmes
reposaient encore sur une grille de lecture ethniste. La plupart des
observateurs ont continué à les observer comme le prolongement
d'une guerre ancestrale entre Tutsi et Hutu.
Il y a donc deux axes distincts à analyser quant au
traitement de la question rwandaise par les médias français. La
première consiste à repérer la résurgence de la
grille de lecture ethniste héritée de la colonisation. La seconde
à décrypter les mécanismes qui ont permis de
dénoncer ou de justifier, selon les publications, l'intervention
française entre 1990 et 1994.
Traitement éditorial, tour
d'horizon. Le Monde et les journaux français
Il ne s'agit pas de développer dans cette partie la
thèse d'une désinformation volontaire des journaux
français. Il est cependant essentiel de décrypter les
mécanismes ayant conduit à la propagation d'une information
erronée. On a étudié le concept d'ethnisme lors d'une
première partie historique, il s'agit maintenant de dévoiler les
impacts de celle-ci sur les analyses des observateurs.
On distingue, si l'on restreint l'étude aux
années courant de 1990 à 1994, deux grandes tendances dans le
traitement journalistique de la question rwandaise. La première est la
négation pure et simple des actes génocidaires (ceux-ci ont
été dénoncés très tôt par Human Rights
Watch). La seconde est à priori moins grave mais se révèle
en fait plus dangereuse. C'est l'euphémisation du génocide. En
qualifiant ces actes génocidaires de lutte ancestrale entre Hutu et
Tutsi, les journaux concernés ont créé une explication,
plausible au regard des poncifs admis sur l'Afrique, tendant à minimiser
le caractère politique et moderne du génocide en question.
Il est important de préciser que l'ensemble des
journaux français se trouvent concerné, bien qu'à des
niveaux différents. Cependant, on peut d'ores et déjà
citer comme principales sources les quotidiens Libération, Le Figaro, La
Croix et surtout Le Monde, sur lequel une partie plus importante sera
consacrée, tant son attitude lors du génocide rwandais est
éloquente.
La relative compréhension
(1990-1993)
Comme on vient de le dire, l'ensemble des journaux
français se trouvent concerné. S'il faut distinguer les
interprétations des journaux tels que Libération ou Le Monde sur
l'intervention française notamment, il est important de noter que la
lecture ethniste du Rwanda est présente dans quasiment tous les
articles.
Seule une infime partie, dont un numéro du Monde
Diplomatique de 1990, va à contre-courant. Dans ce magazine, le
journaliste Daniel Helbig éclaire en effet les actes génocidaires
d'un jour nouveau. Il prend le parti de les traiter comme des
événements politiques et de les expliquer par la politique
ethniste menée par les colonisateurs successifs. Il s'interroge enfin
sur les intérêts de la France au Rwanda.8(*)
On pourra également distinguer un article de
Libération, signé par Claire Augé et Régis
Solé le 31 février 1991, dénonçant la dérive
ethniste du régime de Kigali et l'utilisation par la propagande de
clichés concernant la nécessaire défense face aux Tutsi du
FPR voulant rétablir la monarchie. Les journalistes mettent
également l'accent sur l'utilisation du mot
« cancrelat » pour désigner le FPR et, par extension
tous les Tutsi du pays.9(*) Enfin, on notera l'utilisation par
Jean-François Dupaquier, dans l'Evénement du jeudi en juin 1992,
pour qualifier le gouvernement rwandais, de l'expression « fascisme
africain ».1(*)0
Ces articles sont évidemment importants. Ils prouvent
que, en juin 1992, le milieu médiatique savait ce qui se tramer au
Rwanda. « Il était sans doute difficile d'imaginer le carnage
final, écrit l'universitaire Nicolas Bancel. Mais une observation un peu
sérieuse de la politique raciste menée par les autorités
de Kigali aurait dû faire un sort aux interprétations ethnistes,
qui perdurèrent hélas durant le génocide. (annexe
4) »1(*)1
Et pour cause, en dehors de l'article du Monde Diplomatique,
la lecture raciale de la question ne fut pas abandonnée. Elle resta la
grille de lecture de l'immense majorité des observateurs qui prit la
suite, pour ne prendre qu'un exemple, du journaliste Bernard Lugan. Celui-ci
écrivait sur le Rwanda dans la publication Spectacles du Monde et
reprenait, presque mot pour mot les explications anthropologiques
erronées des colonisateurs.
« Tutsi et Hutu vivent sur le même sol du
Rwanda et du Burundi. Ils parlent la même langue, mais tout les
séparent. Leurs différences sont raciales. D'où un drame
permanent qui ne s'est pas apaisé avec le temps [...]. Une fois encore,
l'Afrique apporte la tragique confirmation de ses déterminismes
ethniques [...]. Au simple coup d'oeil, il est aisé de distinguer les
Tutsi par leur taille élevée, leur crâne allongé,
leur port altier et parfois arrogant, leurs traits non-négroïdes.
Ils savent se montrer distants, fiers, maîtres de leurs sentiments. Leur
autorité naturelle et leur habileté leur ont permis de s'imposer
à la masse Hutu, au terme d'un long processus que les ethnologues et les
historiens du Rwanda et du Burundi ont longuement
étudié. »1(*)2
De façon moins caricaturale, le journal
Libération publiait, quelques semaines avant l'article de Claire
Augé et Régis Solé en février 1991, un papier
intitulé « Le Rwanda déstabilisé par une guerre
ethnique ». Le quotidien revenait ainsi sur les origines de cette
prétendue lutte ancestrale. « Agité par des guerres
tribales à la fin des années 50 et au début des
années 60, le Rwanda est aujourd'hui victime de la politique de
liquidation qui a permis à l'ethnie majoritaire hutu de prendre le
pouvoir. »1(*)3
Cet extrait est intéressant dans sa construction. Il
mêle une accusation portée au gouvernement de Kigali,
l'utilisation de la question ethnique pour se porter au pouvoir, et une
interprétation tout aussi ethnique de l'histoire rwandaise. C'est
globalement la ligne défendue par la presse française de 1990
à 1994. Le Monde notamment va parler de « guerre
inter-ethnique ». Ce qui occultera une chose : le FPR, contre
lequel annonce se battre Kigali, est composé de Tutsi et de Hutu, jusque
dans ses sphères de commandement.
« Pour ce qui concerne l'Afrique, il y a une
tradition journalistique qui est de limiter l'information aux clichés
ethniques, sans aucune analyse digne de ce nom (...). Les médias
français ne s'intéressent jamais aux questions de fond sur
l'Afrique. L'image cultivée est celle de l'ethnicité et du
tribalisme, c'est à dire qu'ils ne parlent que de la forme et des moyens
de ces manipulations politiques, jamais des manipulations politiques en
elles-mêmes. »1(*)4
Cette intervention de Jean-Paul Gouteux est sans doute un peu
réductrice mais a le mérite de donner une tendance. Si il semble
s'installer, dans le début des années 90, une relative
compréhension des mécanismes agissant au Rwanda, l'explication la
plus couramment utilisée pour expliquer la dérive ethniste et
génocidaire du gouvernement rwandais reste en effet la grille de lecture
ethniste elle-même.
La confusion des premiers
jours
Au début du carnage, l'image la plus fréquemment
utilisée est celle des « combat interethniques ».
Elle a deux inconvénients. D'abord, elle occulte le mécanisme
politique en axant sur le côté ancestrale de la lutte tribale.
Ensuite, elle donne l'image de combats opposant deux armées, ou deux
tribus. Or, dans le cas du génocide rwandais, les massacres sont
unilatéraux et opérés par les forces gouvernementales et
les milices liées au pouvoir.
Le Monde, sous la plume de Jean Hélène, rapporte
ainsi les « combats interethniques ravageant
Kigali »1(*)5
que Le Figaro explique comme des conséquences des
« éternelles tensions entre les ethnies rivales des Hutu et
des Tutsi. »1(*)6 Dans le même temps, Le Figaro stigmatise la
« purification ethnique »1(*)7 en cours au Rwanda et Libération identifie
l'un des mécanismes primordiaux : l'influence de l'Akazu1(*)8. Or, l'Akazu
représente la famille et le cercle proche du président et surtout
de sa femme, des extrémistes hutus ayant préparé et
théorisé le génocide rwandais. Ainsi dès les
premiers jours d'avril 1994, les journalistes de Libération ont su
identifier le cercle initiateur du génocide. Néanmoins, Le Monde
s'accrochant à son interprétation, la confusion va régner
dans les premiers jours du génocide.
Il faut ici distinguer les différents mécanismes
ou théories qui ont permis de laisser perdurer une fausse information.
En tout premier lieu : la théorie des massacres interethniques.
Celle-ci revient à assimiler le FPR à l'ethnie Tutsi et à
considérer que celle-ci s'oppose au gouvernement rwandais dans une sorte
de guerre civile. Ce qui revient de facto à nier le génocide.
La théorie de la guerre
civile
La théorie de la guerre civile tient à une
méthode simple. Trouver un adversaire au gouvernement rwandais. Et faire
ainsi, d'un génocide, guerre unilatérale, une guerre civile.
« Sans doute faut-il se garder de toute naïveté, il n'y a
pas les bons d'un côté, les méchant de l'autre »,
écrit Jean-Marie Colombani dans son éditorial du Monde le 18 juin
19941(*)9. Cette
idée, que d'autres reprendront, comme Stephen Smith pour
Libération dans sa campagne de presse contre la « terreur
Tutsi », laisse entendre qu'au lieu d'un génocide, il y aurait
eu des massacres réciproques, avec des victimes et des bourreaux dans
les deux camps.
« Cette tournure n'est pas simplement
négationniste, sa perversité va plus loin. Ce que cette phrase
postule c'est l'existence de deux camps, un camp Hutu et un camp Tutsi. Elle
met en avant une définition ethnique et ignore superbement le
mécanisme du génocide qui vient de s'accomplir sur la base de
cette définition. »2(*)0
Et, en effet, il est aisément observable que
l'explication raciale ou ethniste ne tient pas. Les Hutus qui rejetaient cette
idéologie prônée par le gouvernement ont été
assassinés et considérés comme des traîtres ou des
complices. « Ceux qui se revendiquaient citoyens rwandais et non Hutu
ou Tutsi, comme le Premier ministre désigné en 1994 par les
accords d'Arusha, Agathe Uwilingiyimana, ont été
éliminés en premier, immédiatement après
l'attentat. Ils furent les premières victimes des
massacres. »20
Cette désinformation est particulièrement
flagrante dans les articles du Monde, mais se repère tout aussi
facilement dans les discours des hommes politiques alors proche du dossier
rwandais comme Bernard Debré, Edouard Balladur ou Alain Juppé.
Bernard Debré, ancien ministre de la Coopération, écrivait
dans son livre, que les Tutsi étaient « des nazis avant
l'heure ».2(*)1
Dans son éditorial du 18 juin, Jean-Marie Colombani
fait pour sa part allusion au Cambodge et assimile, comme certains officiels
français, dont le colonel Thibault, avant lui, le FPR à des
Khmers noirs en reprenant la comparaison à son compte.
Un mois plus tôt, le 11 mai 1994, le Monde publiait une
chronologie des faits qui ont conduit aux événements rwandais au
mois d'avril.2(*)2 Dans
cet article, intitulé « Horreur au Rwanda »,
plusieurs éléments sont intéressants et il est important
de le citer dans son intégralité.
« Le 6, le président Juvénal
Habyarimana et son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira, tous deux hutus,
sont tués, leur avion ayant été abattu au dessus de
l'aéroport de Kigali, la capitale du Rwanda. Cet attentat provoque la
riposte de la garde présidentielle, majoritairement composée de
Hutu, qui tue, le 7, à Kigali, dix casques bleus belges de la Minuar
ainsi que le premier ministre Agathe Uwilingiyimana.
Les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR,
minorité tutsi) et l'armée, dominée par la majorité
hutu, se battent pour le contrôle de la capitale de l'ancienne colonie
belge, et massacrent des milliers de personnes. Dans la nuit du 8 au 9, la
formation d'un gouvernement opposé au partage du pouvoir avec les Tutsi
et la nomination d'un président intérimaire, Théodore
Sindikubwabo, proche du défunt, sont rejetées par le Front
patriotique rwandais.
Le 11, les 585 ressortissants français sont
évacués de Kigali. Le 21, l'ONU réduit sa présence
à Kigali au minimum (270 hommes). Le 30, à l'appel de Boutros
Boutros-Ghali qui estime à 200 000 le nombre de morts, le conseil de
sécurité de l'ONU adopte une déclaration condamnant les
massacres de civils qui se sont étendus dans tout le pays (6, 8, 9, 11
au 16, 18 au 23, 25 au 30). »
Toute la thèse de la guerre civile est contenue dans
ces quelques lignes. D'abord, les allusions au caractère ethnique du
conflit font légion. Les deux présidents sont ainsi
« tous deux hutu ». La garde présidentielle, elle,
est « majoritairement composée de Hutu ».
« Curieuse litote » s'étonnera Jean-Paul Gouteux,
« pour une garde exclusivement formée de Bakiga, ces Hutu du
Nord-Ouest où l'Akazu présidentielle tire ses
origines. »2(*)3
Le procédé est le même à propos de
l'armée rwandaise considérée comme dominée par la
majorité hutu. Les Forces armées rwandaises étaient en
effet exclusivement composées de Hutu et il était même
interdit aux officiers supérieurs de se marier avec une Tutsi.
En face, le FPR est assimilé à la
minorité Tutsi. Or, on l'a déjà dit, celui-ci comportait
dans ses rangs et jusque dans son commandement des membres Hutu, opposants au
régime Habyarimana. De même, l'un des fondamentaux du FPR
était le refus de l'idéologie ethniste. Mais l'assimilation des
Tutsi au FPR a permis au gouvernement et aux milices de justifier les massacres
perpétrés sur la minorité Tutsi au Rwanda. Ceux-ci
étaient en effet considérés comme des traîtres, des
ennemis de l'intérieur, des espions à la solde du FPR.
La chronologie relève d'un scénario bien
étrange et surtout d'une explication dangereuse des faits. Elle se
résume à un point de départ : l'attentat,
vraisemblablement perpétré par le FPR puisque les deux
présidents assassinés étaient « deux
Hutu ». S'ensuit une simple riposte de la garde
présidentielle, qui n'aurait fait que douze morts. Ensuite, c'est la
guerre civile qui s'engage entre les deux camps et qui va faire plusieurs
centaines de milliers de morts. En résumé, il n'y a pas de
génocide.
Le Monde s'enfonce dans cet interprétation et semble
accorder au FPR une place grandissante dans les explications qu'il propose. Le
18 juin, le même jour que l'éditorial de Jean-Marie Colombani,
Jean Hélène écrit un long article sur la situation
rwandaise. Il s'intitule : « D'où viennent les armes au
Rwanda ? » Mais là où la plupart des journalistes
commencent à s'interroger sur la livraison d'armes au gouvernement par
la France, Jean Hélène n'aborde que la question des armes du
FPR.2(*)4
Il aborde également , dans le même article, la
question des « tueries attribuées au FPR ». Question
que le Monde avait déjà fait sienne de 1990 à 1993, afin
de « justifier l'intervention française »2(*)5 au Rwanda, en racontant un
massacre de centaines de civils qu'aurait commis le FPR.
Dans son ouvrage Rwanda : le génocide,
Gérard Prunier raconte cet événement :
« Quelques jours plus tard, un « massacre
perpétré par le FPR » est providentiellement
« découvert » (Le Monde du 21 février 1993).
Ce « massacre » est censé s'être produit au
camp de réfugiés de Rebero. Lorsque quelques prêtres
(habituellement plutôt hostiles au FPR à cause de leur longue
adhésion au régime) vont vérifier, ils ne trouvent aucune
trace du moindre massacre, en revanche, la population a décampé.
Entendant à la radio qu'ils ont été massacrés, ils
choisirent de se cacher de peur que l'armée ne les tue réellement
pour corroborer les informations. »2(*)6
Cette thèse de la guerre civile est à rapprocher
de celle du double génocide, tout aussi extravagante et relevant du
même procédé : l'exagération du rôle du
FPR. Alors que les estimations de Gérard Prunier estiment que 800 000
Tutsi ont été massacrés et que entre 10 000 et 30 000 Hutu
ont trouvé la mort, la thèse du double génocide semble
totalement absurde.
Celle-ci a pourtant été assumée par
Pierre Erny, qui signait ses articles dans le quotidien La Croix, et qui a
présenté la théorie des génocides
« propre » et « sale ».2(*)7 Selon lui, au Rwanda, se
déroulaient deux génocides, l'un, commis par le gouvernement
rwandais dénoncé par la communauté internationale, c'est
le sale, et l'autre, commis par le FPR, le propre. En énonçant
cet théorie, Pierre Erny a contribué à supprimer
« l'unicité du génocide et à égaliser la
donne en proposant la formule du match nul. »2(*)8
A ce titre, l'interview accordée par François
Mitterrand à un journaliste est éloquente. Lorsque le journaliste
lui posa une question sur le génocide, Mitterrand répondit :
« Le génocide, ou les
génocides ? »2(*)9
Et cette réponse reprenait mot pour mot celle des
représentants du Hutu Power : les Tutsi avaient été
tués dans le cours de la guerre, ils avaient causé autant de
pertes de vies humaines qu'eux-mêmes en avaient subies et, de toute
façon, le nombre de Hutu morts dans les camps de l'Est du Zaïre
mettait les deux camps à égalité.
En entrevue cinq semaines après la fin du
génocide, Alain Juppé, ministre des Affaires
étrangères, définit la position française de
façon explicite : « Personne ne peut dire que le bien
était dans le camp du FPR et le mal dans
l'autre. »29
L'implication française
L'intervention de la France au Rwanda, dès le
début des années 90 puis pendant le génocide, a
ajouté à la confusion et à la désinformation. Elle
a accentué la pression exercée sur les observateurs. Il est donc
essentiel de se pencher sur l'intervention française en elle-même.
« La question de l'intervention française
augmente les enjeux politiques des récits contradictoires du
génocide : la dénonciation des compromissions
françaises n'implique pas seulement le dérapage coupable d'une
politique africaine opaque et affairiste ; elle met en cause les valeurs
mêmes sur lesquelles repose la cohésion nationale et la question
est, dès lors, : la République s'est-elle salie au
Rwanda ? »3(*)0
Les opérations
Il faut remonter à octobre 1990 pour analyser la
première véritable intervention française visant à
soutenir le gouvernement alors au pouvoir au Rwanda. Une rébellion,
conduite par des immigrés rwandais, majoritairement Tutsi, tente
d'envahir le Rwanda depuis l'Ouganda voisin. Cette rébellion est
conduite par Fred Rwigyema, tué au second jour des combats, et par Paul
Kagamé. Les deux hommes occupent des positions clés dans
l'armée ougandaise et ce sont surtout des soldats excellemment
formés.
« Dans une déposition faite devant le juge
Bruguière, , le journaliste américain Wayne Madsen expliquera
comment l'élite des cadres de l'armée ougandaise a
été instruite à la guerre subversive au centre
spécialisé de Fort Benning, aux Etats-Unis, Paul Kagamé
s'est pour sa part formé dans le saint des saints de la
spécialité, le centre de Fort Leawenworth, au
Kansas. »3(*)1
Cette précision sur la formation des chefs militaires,
et notamment de Paul Kagamé, qui menacent le gouvernement rwandais, est
essentielle. François Mitterrand y voit aussitôt une preuve d'une
tentative d'ingérence anglophone dans une sphère d'influence
francophone. Dans les jours qui suivent l'attaque du mois d'octobre 1990, la
France décide donc d'agir et d'afficher son soutien au régime. Un
régime « raciste, violent, entamant déjà une
répression barbare contre les Tutsis, qui culminera en
1994. »31
La France ne va cependant pas ménager son soutien au
régime, tout en cherchant à convaincre de la
nécessité d'un processus démocratique, mais sans aucun
succès. Paris envoie quelques centaines d'hommes et surtout des dizaines
de tonnes d'armes. « En octobre 1990, les 314 militaires
français de Noroît - les 1ère et
3ème compagnies du 8ème régiment
parachutiste d'infanterie de marine (RPIMa) - ne participent pas officiellement
au combat, mais ils n'y vont pas de main morte. »3(*)2
Les militaires vont ainsi aider directement l'armée
rwandaise. Ils forment ses cadres et ses soldats, fournissent des pièces
d'artillerie et pallient les insuffisances tactiques. Une fois l'avancée
du FPR contenue, la France laissera même sur place un contingent, la
compagnie Noroît, et va installer plusieurs DAMI, soit des
détachements d'assistance militaire.
La présence militaire va se poursuivre et prendre une
forme volontairement orientée vers la formation à partir de mars
1993 avec la mission Chimère. Celle-ci consiste à l'envoi d'une
vingtaine d'hommes du 1er RPIMa chargés d'encadrer
l'armée rwandaise. La mission parlementaire chargée
d'étudier l'engagement de la France à la période du
génocide rwandais a évidemment étudier ces faits
attentivement.
« Si la France n'est pas allée au combat,
elle est toutefois intervenue sur le terrain de façon extrêmement
proche des Forces armées rwandaises. (...) Elle a envoyé sur
place des conseillers pour instruire les FAR au maniement d'armes
perfectionnées. (...) »3(*)3
Dès les premiers jours du génocide, en avril
1994, la France va se distinguer de la communauté internationale.
François Mitterrand n'était pourtant pas prêt à
envoyer des soldats sur place.
« Nos soldats ne sont pas destinés à
faire la guerre partout. Nous n'avons pas les moyens de le faire et
d'être les arbitres internationaux des passions qui aujourd'hui
bouleversent et déchirent tant et tant de
pays. »32
Cependant, alors que l'ONU tergiverse et ne décide
d'envoyer que quelques centaines d'hommes, 270 exactement, le 21 avril, le
président français va se laisser convaincre, via son ministre des
Affaires étrangères Alain Juppé, de la
nécessité d'envoyer des troupes sur place. Le Premier ministre,
Edouard Balladur, est réticent et tient à poser une limite
d'importance : que l'opération se fasse dans un cadre
« strictement humanitaire et exclusivement destinée à
sauver des vies humaines, quelle que soit l'origine ethnique des personnes
menacées. »32
L'opération Turquoise est née. Elle est
approuvée le 22 juin par le Conseil de sécurité de l'ONU
dans sa résolution 929. Il n'est toutefois pas fait mention d'un soutien
officiel de l'ONU à la France pour la mettre en oeuvre. En clair, les
Nations Unies laissent la France isolée. Seuls quelques contingents sont
fournies en support par le Sénégal, la Guinée-Bissau, le
Tchad, la Mauritanie, l'Egypte, le Niger et le Congo. Mais les Etats-Unis, par
exemple, se refusent à mettre à disposition des avions C5
destinés à transporter du matériel lourd. Pour l'anecdote,
l'opération Turquoise sera donc contrainte d'acheminer son
matériel dans des avions Antonov, loués pour l'occasion à
la Russie.
Les interprétations,
l'éventuelle complicité
Les conclusions de la mission d'enquête parlementaire
n'ont pas empêché les différences d'interprétations
sur la question de la présence française au Rwanda. On l'a dit,
bon nombre de journalistes se sont interrogés, de 1990 à 1993,
sur le rôle des militaires envoyés et sur la relation entre un
régime soupçonné d'actes génocidaires et la
France.
La commission d'enquête sur les médias et les
idéologies a même salué, en nuances, le travail de ces
journalistes. « La plupart des envoyés spéciaux ont
fait leur travail et rapporté les faits (...), ils n'ont pas
déguisé la responsabilité de la France depuis 1990. (...)
Cependant, certains de ces envoyés spéciaux, des
éditorialistes et des rédactions parisiennes ont eu tendance
à répercuter le discours de diabolisation du FPR
(...). »3(*)4
Il y aurait donc une « responsabilité de la
France dans le génocide rwandais ». Ou en tout cas une
responsabilité de « dirigeants français, politiques et
militaires, engagés dans une étroite collaboration avec un
état pré génocidaire puis génocidaire »,
comme le souligne Jean-Paul Gouteux.
« L'occultation médiatique du génocide
a été très consensuelle et s'est poursuivi jusqu'en 1998.
Elle a été brisée par la série d'articles de
Patrick de Saint-Exupéry publiée dans Le Figaro au début
de 1998. Ces articles ont libéré la presse et provoqué
immédiatement la mise sur pied d'une mission d'information par le
pouvoir français pour étouffer le scandale. »3(*)5
Les articles de Saint-Exupéry, publiés dans le
Figaro du 12 au 15 janvier 1998, sont ainsi accablants, nous y reviendrons dans
une dernière partie. Ils montrent à quel point le silence sur
l'intervention française est impressionnant dans certains journaux, en
tête desquels trône le quotidien Le Monde.
Nous avons détaillé, dans la
précédente partie sur l'intervention française, les deux
parties de celle-ci. D'une part, celle qui s'étend de 1990 à 1993
et qui s'attache à la défense du gouvernement rwandais face au
FPR et, surtout à la formation des Forces armées rwandaises.
D'autre part, l'action de la France pendant le génocide lui-même
avec l'opération Turquoise.
Il est important d'exposer les thèses de Patrick de
Saint-Exupéry, présentées en 1994 puis de façon
plus retentissante en 1998. Elles pourront servir de base et ensuite
éclairer le fossé entre cette série de papiers et ceux qui
ont parcouru ceux du journal Le Monde sur la présence française
au Rwanda.
La formation et l'armement
En 1994, Patrick de Saint-Exupéry est envoyé
spécial au Rwanda. Il sillonnent le pays, parfois à la suite des
militaires français. Il racontera, dans son livre, la découverte
de la colline de Bisesero en compagnie des militaires de l'opération
Turquoise.
La colline de Bissesero est l'un des épisodes les plus
marquants du génocide rwandais. Elle a été l'un des
refuges des Tutsi poursuivis par les génocidaires. Elle a
également été leur tombe. Quand les militaires
français le découvrent, ils avouent poser les yeux sur la
« tragédie rwandaise ». Patrick de
Saint-Exupéry raconte, il est important de livrer le passage dans son
ensemble, au moins pour le style :
« Nous étions le 1er juillet 1994.
A la mi-journée. Quelques voués à la mort surgissaient
encore des broussailles, des replis et des caches. C'était les plus
touchés, les plus gravement blessés. Les rescapés valides
étaient partis à leur recherche, guidant des soldats qui
maintenant les portaient sur des brancards ou les soutenaient.
L'humanité souffrante sortait des profondeurs. Pas à pas. Encore
mal assurée. Toujours douloureuse et vitrifiée. Les soldats se
taisaient. Ils venaient de parcourir le champ de la mort et avaient vu, eux
aussi. Nous étions tous épuisés. Comme malades et
fiévreux.
C'est alors que s'est produite cette scène qui m'est
restée gravée. A quelques pas se tenait un officier de cette
unité d'élite qu'est le GIGN. Il était planté,
debout, raide sur ces jambes, et paraissait ailleurs. Il était comme
plongé dans un songe, et je me souviens l'avoir fixé à
cause d'un détail : sur son uniforme de gendarme français,
il portait une vareuse de l'armée rwandaise.
Je me suis approché, désireux d'entamer la
discussion. Et tandis que je marchais, je l'ai vu s'affaisser. Doucement. Ses
épaules se sont voûtées, ses jambes se sont pliées,
ses muscles se sont relâchés. Comme un pantin, il s'est peu
à peu désarticulé et a fini assis dans l'herbe, où
il s'est mis à sangloter.
Nous l'avons écouté. A plusieurs. Nous pensions
que l'officier avait craqué, ce que nous aurions compris. Mais il
était soldat et aguerri. Là n'était pas le
problème. Là n'était pas non plus la question.
C'était plus grave, beaucoup plus grave.
Il venait juste de réaliser.
Il venait de comprendre.
Il venait d'additionner.
Et cela l'avait choqué.
Il s'est tournée vers nous et nous a dit :
« L'année dernière, j'ai entraîné la garde
présidentielle rwandaise... »
Ses yeux étaient hagards. Il était perdu. Le
passé venait de télescoper le présent. Il avait
formé des tueurs, les tueurs d'un génocide. C'était
effrayant.
(...)
Ce qu'impliquait l'aveu de l'officier me dépassait. Que
des soldats de mon pays aient pu former, sur ordre, les tueurs du
troisième génocide du XXème siècle me paraissait
incompréhensible, aberrant, ahurissant. Je l'avoue : j'ai voulu ne
pas y croire. Je le reconnais : j'ai tenté de faire comme si je
n'avais rien entendu. Mon pays n'est pas ainsi, son armée n'est pas
ainsi, nous ne sommes pas ainsi. Ce ne pouvait être. Et pourtant
c'était. Il n'y avait rien à faire. Cela s'était
passé. »3(*)6
Patrick de Saint-Exupéry, quelques jours plus tard, de
retour en France, décide donc de vérifier les informations. Il
prend contact avec les services du ministère de la Défense. Le
cabinet du ministre lui ouvre ses portes, au 14 rue Saint-Dominique, à
Paris. Il fut introduit chez un général dont il tait le nom. Le
journaliste pose ses questions et demande des précisions :
« Quelles forces la France avait-elle formé
au Rwanda ? Quel était le programme de ces formations ? Quels
étaient les formateurs ? En quoi consistait
l'enseignement ? »36
Le général ne niera rien. Il restera
impassible.
Impassible car les faits sont là. Depuis quelques
années déjà, l'implication de la France aux
côtés du gouvernement rwandais n'est pas un mystère et, on
l'a vu plus haut, les opérations françaises, notamment
Noroît, ont eu une participation pour le moins active sur le terrain.
D'ailleurs, le 11 juin 1992, l'article de Libération, intitulé
« La Guerre secrète de l'Elysée au Rwanda »
(annexe 5) et signé par Stephen Smith, est implacable.
« Selon nos informations, c'est le
lieutenant-colonel Maurin, officiellement l'adjoint de l'attaché
militaire à l'ambassade de France, qui commande aujourd'hui les forces
rwandaises. »3(*)7 Auparavant, c'était un autre militaire
français qui remplissait cette fonction, de manière un peu trop
évidente sans doute. Cette note du Quai d'Orsay adressé à
l'ambassade de France à Kigali détaille le rôle de ce
prédécesseur :
« Le lieutenant-colonel Cholet, chef du
Détachement d'Assistance Militaire et d'Instruction (Dami) exercera
simultanément les fonctions de conseiller du président de la
République, chef suprême des Forces armées rwandaises
(FAR), et les fonctions du chef d'Etat-major de l'Armée
rwandaise. »3(*)8
On ne peut être plus précis. Dans le même
mois de janvier, le FPR dénonce avec virulence la « caution
militaire française»3(*)9. « La justification humanitaire de la
présence militaire française au Rwanda s'avère de plus en
plus être un leurre. L'argument rabâché selon lequel elle
vise à tempérer l'ardeur meurtrière du régime en
place est pour le moins faible devant le poids des faits ».
Les faits sont rappelés dans un rapport d'Amnesty
International, publié deux semaines auparavant : « Au
cours des vingt derniers mois, en représailles contre l'incursion
rebelle à partir de l'Ouganda, les forces de sécurité
rwandaises ont sommairement exécuté « plus de mille Tutsi
», l'ethnie minoritaire au Rwanda. »4(*)0
Conclusion de Stephen Smith : « La France,
malgré les dénégations de ses officiels, est partie
prenante dans la guerre au Rwanda. Paris apporte son soutien actif à ce
que l'africaniste Jean-Pierre Chrétien appelle « le tribalisme
majoritaire» du président Habyarimana. »
Un autre africaniste, Jean-François Bayart, livre un
constat encore plus précis. « A l'état-major du
président de la République, à la mission militaire de
coopération et au ministère de la Défense, l'approche
classique des troupes de marine, favorable à une instrumentalisation de
l'ethnicité au service de la coopération militaire, continuait
à l'emporter. »4(*)1
Stephen Smith s'appuie ainsi sur une série d'exemple.
Notamment, celui de la vente d'armes au Rwanda. On a vu un peu plus haut que Le
Monde avait préféré axer son étude sur les seules
armes du FPR. A la lecture de l'article de Libération, cela semble pour
le moins dommage.
« Le 14 mai dernier, un Boeing-707 cargo de la
compagnie bulgare Global Air est venu charger des obus pour mortier, du type
120mm «rayés», à Châteauroux, qui abrite l'ancien
aéroport de l'OTAN aujourd'hui utilisé par l'armée
française. Le numéro de vol attribué à cet
enlèvement identifie comme commanditaire Air Rwanda. Dans
l'incapacité technique de transporter elle-même ces munitions, la
compagnie africaine a «sous-traité» l'affaire. Apparemment,
c'est une pratique courante dans le florissant commerce d'armes avec le
Rwanda. »4(*)2
Stephen Smith n'est d'ailleurs pas le seul à pointer du
doigt le trafic d'armes entre Paris et Kigali. Patrick de Saint-Exupéry
livre des chiffres accablants. « Nous acheminons aussi des tombereaux
d'armes. En février 1992, nous en livrerons plusieurs tonnes par
jour. » « Un million d'euros d'armes en 1991. »
« Près de trois millions d'euros en 1992. »
« Plus d'un million en 1993. »4(*)3 Et ces sommes sont, selon le
journaliste, la partie émergée des relations franco-rwandaises.
Restent l'autre partie, non officielle, dont font partie les opérations
décrites par Stephen Smith dans Libération. A titre de
comparaison, le Rwanda, entre les années 1981 et 1988, n'avait
acheté que pour 5 millions de dollars d'armes.
Dès 1994, les observateurs savaient donc. Ils savaient
que la France avaient vendu des armes et formé les miliciens et
l'armée génocidaire. Stephen Smith et Patrick de Saint
Exupéry en sont les exemples, Le Monde le contre-exemple. On
détaillera plus tard ce qui semble être à l'origine de ce
constat.
Auparavant, il est important d'aller plus loin encore dans
l'analyse des relations franco-rwandaises. On ne saurait être critique
sans avoir dévoiler les faits. La coopération française va
se poursuivre alors même que le génocide rwandais se
déroule. C'est à dire en avril 1994.
La France pendant le
génocide
Au début de l'année 1994, la France assure
s'être totalement désengagée du Rwanda. On constate
aussitôt que l'affirmation est pour le moins exagérée.
D'abord parce que quelques dizaines de soldats, vraisemblablement une
trentaine, restent sur place, visiblement pour participer à la formation
et à l'encadrement des troupes rwandaises.
Mais surtout, des témoignages, recueillis par Patrick
de Saint-Exupéry, font état de livraisons d'armes, par
l'intermédiaire d'un revendeur : Dominique Lemonnier. Les services
de renseignement belges, (les premiers casques bleus envoyés au Rwanda
sont d'origine belge) font ainsi état d'une cargaison interceptée
à l'aéroport de Kigali le 21 janvier 1994. Ce sont des munitions
déclassées « parmi lesquelles des mortiers de
l'armée belge en provenance de France. »
Le journaliste pousse plus loin son enquête, cherche
à savoir si les livraisons d'armes se sont poursuivis après le
déclenchement du génocide. Selon ses informations, un contact du
général Huchon, alors responsable de la mission militaire
française au Rwanda, a pu organiser du 19 avril au 18 juillet 1994,
à travers deux sociétés DYL-Invest et Mil-Tec Corporation,
six livraisons. Pour un montant de 5 454 395 dollars. Le reporter rapporte
également les paroles adressées à Gérard Prunier
par un ancien des services secrets français en charge du Rwanda au
Ministère de la Coopération. « Nous livrons des
munitions en passant par Goma. Mais, bien sûr, nous le démentirons
si vous le citez dans la presse. »
Or, Goma est devenu célèbre. Elle est en effet
la tête de pont de l'intervention française :
l'opération Turquoise. Cette même opération qui devait
rester strictement humanitaire.
Turquoise
Edouard Balladur l'avait dit. Turquoise devait se borner
à un but humanitaire. Seulement, la cellule africaine de
l'Elysée, et le président de la République, avait
plutôt pensé à un autre type d'action : la
reconquête. Et, si l'opération Turquoise va
bénéficier d'un flou total dans les journaux, c'est bien que sa
mission l'est également. C'est un hybride.
On le comprend à la lecture de la lettre qu'Edouard
Balladur, le premier ministre de cohabitation, adresse à François
Mitterrand, le 21 juin 1994. Il mentionnait, au nombre des
« conditions de réussites » de l'opération,
la clause suivante :
« Limiter les opérations à des actions
humanitaires et ne pas nous laisser aller à ce qui serait
considéré comme une expédition coloniale au coeur
même du territoire du Rwanda. »4(*)4
Comme le précise Patrick de Saint-Exupéry,
« les mots ont un sens » et ceux-ci nous apprennent que
François Mitterrand avait l'intention de lancer une opération
bien plus qu'humanitaire. Plus tard, d'ailleurs, dans un courrier daté
du 9 juin 1998, Edouard Balladur reviendra sur cet épisode.
« Il n'était pas question aux yeux du président de
châtier les auteurs hutu du génocide, et il n'était pas
question aux miens de permettre à ceux-ci d'aller se mettre à
l'abri au Zaïre. »4(*)5
Il y eut donc, au sommet de l'état français, les
tenants de la ligne Mitterrand et les partisans de la ligne Balladur. Turquoise
était bien mal embarquée.
L'hybride, aux yeux des journalistes va s'avérer tout
à fait observable. Patrick de Saint-Exupéry recueille le
témoignage d'un des officiers français : « Nous
avions le souci de distinguer l'information concernant les opérations
humanitaires des autres relevant du secret militaire. »
On l'a dit, François Mitterrand a envisagé une
expédition plus coloniale qu'humanitaire. Il n'est pas question de
« châtier les auteurs du génocide ». Selon
Saint-Exupéry, si l'expédition n'eut pas lieu, c'est parce qu'il
« était déjà trop tard. »
« Le 4 juillet 1994, soit moins de deux semaines après le
déclenchement de Turquoise, la capitale rwandaise, Kigali, tombe aux
mains de la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR), nos ennemis.
Nous sommes pris de vitesse, dépassés. Il ne reste alors qu'une
option : geler l'affrontement, sanctuariser la zone encore par les tueurs,
nos alliés. »4(*)6
La France va donc créer la Zone Humanitaire Sûre
(ZHS) alors même que la communauté internationale se montre
quelque peu réticente, comme le montre un télégramme d'un
diplomate français : « Nos partenaires estiment
qu'ainsi, nos forces vont protéger les responsables des
massacres. »4(*)7
Sur le terrain, au Rwanda, le général Dallaire
était furieux à l'idée de l'intervention française.
« Il savait que les services secrets français avaient
livré des armes aux FAR [pendant le génocide] et lorsqu'il
entendit parler de l'initiative française, il déclara :
'S'ils envoient leurs avions ici pour livrer leurs maudites armes au
gouvernement, je les ferai abattre' »4(*)8 Sur un ton plus diplomatique, il expédia un
long câble à New York avec une analyse détaillée des
problèmes que l'intervention française était susceptible
de poser.
« La défaite de ses alliés
étant consommé ; l'état-major français
préparait Turquoise. Pour une intervention chargée d'aider les
tueurs en déroute, rien de tel que l'humanitaire. Mais, pour cela, il
faut mobiliser l'opinion française. »46 Le relais
médiatique rentre alors en jeu.
Le 17 août, Le Monde publie un article, signé de
Jean Hélène, sur l'exil des rwandais au Burundi et les
« massacres » commis par le FPR sur ces populations,
intitulé « Deux milles cinq cents Rwandais arrivent chaque
jour au Burundi ». Le journaliste choisit de mettre l'accent sur les
atrocités commises par le FPR sur les « réfugiés
hutus ». « Tous les témoignages convergent,
contrairement à ceux qui se font l'écho de
rumeurs. »4(*)7
Mais ces témoignages ressemblent à s'y
méprendre aux déclarations d'officiels hutus. Ceux-ci, à
travers les médias, en particulier la Radio Mille Collines (RTLM) font
ainsi courir le bruit que des survivants « épargnés par
les miliciens hutu » auraient été tués par
« les soldats du FPR en disant « tu es vivant, donc
ennemi. » »4(*)8
Il faut souligner que Le Monde a offert quelques articles
moins controversés et donc plus clairvoyants. Le 23 juin 1994, le
quotidien estime ainsi que la France n'est pas le candidat idéal pour
assurer une mission de neutralité au Rwanda, rejoignant ainsi l'opinion
du général Dallaire, et même du secrétaire
général des Nations Unies, Boutos Ghali qui avait reconnu que
« la France est engagée depuis longtemps aux
côtés des Hutu et n'est donc pas le candidat idéal pour
cette opération. » « Pourquoi ce réveil
tardif qui survient, comme par coïncidence, juste au moment où le
FPR prend le dessus sur le terrain ? La France sera encore une fois
accusée de courir à la rescousse de l'ancien
gouvernement. »4(*)9
Et elle le fut. Les analystes, notamment David Milwood,
calculèrent que l'intervention française permit de sauver de 10
000 à 15 000 Tutsi, et non des "dizaines de milliers" comme l'a
proclamé le Président Mitterrand. Un exploit qu'on ne peut
qu'applaudir. Mais son autre tâche fut de soutenir le gouvernement
intérimaire. Pour certains observateurs, comme le journaliste du New
York Times Raymond Boner, le volet humanitaire de la mission n'était
qu'un écran de fumée jeté par la France pour
préserver une région du pays à l'intention de ses clients
du régime génocidaire, "tueurs compris", qui envahissaient la
région en grand nombre devant l'avance du FPR.5(*)0
A l'étranger également, le journaliste anglais
Chris McGreal, pour le Guardian, livre une analyse critique. « Bien
que le contingent français continue d'insister sur son rôle
humanitaire, leur interprétation de la crise est fortement
biaisée. Le colonel Thibaut minimisait les atrocités
perpétrées contre les Tutsi en soulignant les souffrances de la
majorité Hutu. Il indiquait qu'il y avait dans son secteur des centaines
de milliers de réfugiés Hutu qui fuyaient devant l'avance des
troupes du FPR. Il affirma qu'il y avait moins de Tutsi déplacés,
en omettant toutefois de préciser que la plupart des Tutsi qui avaient
tenté de s'enfuir avaient été tués ou se cachaient
encore. »5(*)1
Le même Chris McGreal livre le témoignage du
colonel Tadele Selassie, commandant d'un contingent éthiopien
arrivé sur place après le génocide dans le cadre de la
mission MINUAR II. Celui-ci parle de véhicules militaires
français servant à transporter des unités de
l'armée rwandaise vers la frontière du Zaïre et la
sécurité. En résumé, le contingent français
permettait aux membres des milices et des forces armées de traverser la
frontière en toute sécurité.51 Et les
journalistes, en juillet 1994, disposaient d'éléments pour
l'affirmer.
III
-
LE CAS DU MONDE
La faillite du quotidien de référence
Il devient essentiel d'aborder le cas du journal
français de référence en terme de relations
internationales. Il ne s'agit pas ici de revenir sur les multiples facettes qui
ont conduit nombre d'observateurs à accuser le journal de
désinformation. Nous les avons en partie évoquées plus
haut.
En revanche, il est intéressant de comprendre les
causes de cette ligne de conduite. Pourquoi Le Monde s'est-il aussi facilement
aligné sur la vision des officiels français, oubliant tout regard
critique, à quelques exceptions près sur l'implication de la
République, alors que des éléments étaient
disponibles, et même publiés, pour livrer une analyse plus
pertinente ?
Nous venons d'évoquer la très
controversée Opération Turquoise, décriée aux
Nations Unies et dans les médias étrangers notamment. Nous
pouvons, à ce sujet, évoquer un dernier exemple de taille
caractéristique sur l'attitude du Monde. Le 29 juin 1994, Jacques Isnard
écrit dans le quotidien à propos de Turquoise :
« Dans ces actions à but humanitaire,
destinées à rassurer et secourir la population en l'approchant au
plus près, un Tutsi peut s'avérer un combattant du FPR en
puissance. »1(*)
« Les centaines de milliers de réfugiés sont aussi
à surveiller, dans la mesure où, comme on dit, un Tutsi peut
être un rebelle potentiel. »2(*)
Cet extrait n'est pas anodin. Il contient toutes les ficelles
de la désinformation : grille de lecture ethnique et poncifs sur
les Tutsi, diabolisation des Tutsi et assimilation au FPR, alignement sur la
position française. Ces ficelles, or, ne se retrouvent pas que dans les
articles du Monde. Elles ont également été l'apanage des
médias rwandais du génocide, la Radio Mille Collines (RTLM) en
tête.
Le Monde et les services
secrets
Il est indispensable de s'appuyer sur l'analyse de Jean-Paul
Gouteux3(*) si l'on
cherche à analyser Le Monde et son activité durant la
période rwandaise. Son étude est reconnue par les
spécialistes et même, à demi-mot au moins, par la
rédaction du Monde elle-même dès l'approche des
années 2000.
Celui-ci met en lumière un phénomène qui
a fait la force mais qui fut également le point faible du
quotidien : sa proximité avec les services de renseignements
français. Si la DGSE en l'occurrence est bien souvent une mine d'or en
terme d'information, reste à considérer celle-ci comme un danger
pour l'indépendance éditoriale du journal.
C'est notamment l'analyse de Jean-Pierre Chrétien qui
envoie un courrier à la rédaction du Monde, avant le
génocide, le 18 février 1993.
« Vous avez publié, le 17 février, un
article étonnant sur le Rwanda. [...] De fait, [le] papier
apparaît comme une simple synthèse d'un document fourni par la
DGSE. Comme tout le monde sait que la vocation des services de renseignement
n'est pas en soi de livrer une information et des
« analyses » désintéressées, on
pouvait s'attendre à une mise en situation critique d'un texte dont
votre journal semble avoir eu l'exclusivité. »4(*)
L'africaniste ponctue son courrier par une interrogation des
plus pertinentes : « Le métier de journaliste
n'impliquait-il pas [...] de se demander pourquoi un service habituellement
discret diffuse en ce moment ce genre de
document ? »4
Pourtant, l'allusion et la référence aux
« services de renseignements français » sont
particulièrement flagrantes dans les articles de Jacques Isnard,
surnommé par la rédaction du Monde « Le
général » (il est le spécialiste des questions
militaires au Monde depuis son arrivée, c'est à dire depuis sa
sortie du Centre de Formation des Journalistes (CFJ)).
Dans un court article intitulé « Rwanda,
selon les services de renseignements français, les rebelles
bénéficieraient du soutien de l'armée
ougandaise »5(*), daté du 17 février 1993, Isnard
répète quatre fois la mention de ses sources : les services
de renseignements français et utilise leurs affirmations pour
démontrer le soutien ougandais au FPR.
Or, dans le même temps, on l'a détaillé
plus haut, nombre d'observateurs s'inquiètent du soutien français
au gouvernement rwandais contre le FPR. Pour l'occasion, Isnard
« invalide la déclaration d'un représentant de
l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA) selon lequel « les
troupes françaises se sont battues aux côtés de
l'armée rwandaise. »6(*)
Jacques Isnard explique alors que « Paris qualifie
ces indications d'interprétations relevant d'intoxications et de la
mauvaise foi. » Et ajoute : « Un point de vue que
partagent les services de renseignements
français. »5 La confirmation d'un des principaux
acteurs de la politiques française au Rwanda est donc suffisante pour
laver les doutes sur cette même politique. Et surtout suffisante pour
ignorer les dépêches de l'AFP et de Reuters indiquant qu'un
porte-parole du groupe des observateurs militaires neutres (GOMN, mis en place
par l'OUA) accusait les troupes françaises de bombarder les positions du
FPR.7(*) Suffisante enfin
pour ignorer les articles, notamment celui de Stephen Smith le 11 juin 1992
dans Libération, faisant état d'un officiel de la DGSE aux
commandes d'un hélicoptère lance-roquettes ayant
arrêté une avancée du FPR.
Le Monde s'aligne en fait sur la position officielle
française. Les autorités militaires françaises continuent
en effet de démentir toute intervention militaire auprès des
Forces armées rwandaises. Pierre Joxe, ministre de la Coopération
de 1990 à 1993, et notamment pendant l'opération Noroît,
justifiera les soupçons d'une façon sibylline devant la Mission
d'information parlementaire sur le Rwanda : « Sans
participer au combat, on peut avoir l'air d'être impliqué dans le
combat. »8(*)
Mais, plus la France restait au Rwanda, plus la version
officielle devenait scabreuse. Les articles de Jacques Isnard se sont
dotés de vérités soigneusement dissimulées sous des
euphémismes. Du « simple soutien
aérien »9(*) aux « alliés
privilégiés »1(*)0, le journaliste finit par admettre en juillet 1994
l'implication des soldats français.
« Il est même survenu des circonstances
où l'armée française a été quasiment en
première ligne, notamment entre 1990 et 1993, où elle a
tiré les coups de canon, à la place des FAR, contre des
éléments du FPR. »1(*)1
Les officiels français estiment alors qu'il est
impossible de nier le génocide. S'ensuit une phase de justification de
la présence française basée sur la théorie des
massacres perpétrés par le FPR. En clair, diaboliser le FPR afin
de justifier le soutien aux Forces armées rwandaises. On l'a vu, cette
stratégie n'a pas lieu d'être, elle se rapproche de la
théorie du double génocide et a été très
tôt contestée.
Le Monde se l'approprie toutefois. Le 24 et 25 juillet 1994,
Jacques Isnard signe un article intitulé « les ex-Forces
armées se prépareraient à reprendre le combat au
Rwanda » dans lequel il écrit que les « services
français » craignent, en représailles de la reprise des
combats par les ex-FAR, « de nouvelles exécutions sommaires de
Hutu par des éléments du FPR, sur la base de
considérations purement ethniques. »1(*)2
Dans le même article, le journaliste va plus loin. Il
affirme craindre également quelques « exactions sur certains
Tutsi », non par les forces armées reprenant le combat, mais
par les troupes du FPR. « Les services français rapportent que
des troupes du FPR n'ont pas hésité, par exemple, à
bombarder au mortier des camps de réfugiés Tutsi venus d'Ouganda,
pour les pousser devant elles lors de leur action qui a entraîné
la chute de Butare. »1(*)3
La réalité est pourtant tout autre. Selon
Gérard Prunier, ce sont « les miliciens [qui] ordonnent
à tout le monde de fuir et ceux qui n'obéissent pas sont
tués sur le champ. »1(*)4 Les miliciens, c'est à dire les troupes des
ex-FAR. Le Monde attribue donc au FPR une technique utilisée par les
FAR. Et le justifie par la source des services français. La source est
pourtant douteuse et l'implication des troupes françaises ne peut plus
faire de doutes : des soldats français ont été
capturés par le FPR alors qu'ils protégeaient les FAR lors de
cette même prise de Butare dont parle Jacques Isnard.
« Il y a bien des crimes de guerre commis par le
FPR. Cependant, cet article n'a pas pour but de les documenter, mais de
criminaliser l'image d'un FPR, ennemi de la France, en allant jusqu'à
lui attribuer l'idéologie génocidaire du HutuPower, allié
de la France. Nous sommes là dans une logique de désinformation
en temps de guerre. »1(*)5
Le Monde se fait également l'écho d'une analyse
surprenante directement tirée de la cellule africaine de l'Elysée
et des services français : l'impérialisme Tutsi venu
d'Ouganda et menaçant le Rwanda. A sa tête : le
président ougandais Museveni. Il va s'agir de
décrédibiliser Museveni lui-même - Le Monde l'accuse ainsi
de pratiques mafieuses -. Il s'agit également d'établir un lien
évident entre Museveni et le FPR, tête de pont de
l'impérialisme tutsi selon les services français.
Pour Jacques Isnard, l'explication est simple. C'est
« l'origine Banayanchole [une ethnie proche des
Tutsi] »1(*)6 de
Museveni. Or les nyanchole ne sont « pas plus proches des Tutsi que
des Hutu. »1(*)7
Mais Le Monde va utiliser cette explication de l'impérialisme tutsi
à de nombreuses reprises et sous plusieurs plumes différentes. Il
s'aligne ainsi sur les déclarations du général
Quesnot : « L'Ougandais Museveni veut créer un tutsiland
avec la complicité objective des anglo-saxons. »1(*)8
Il n'est également guère étonnant de
retrouver dans les écrits de Philippe Decraene, ancien grand reporter du
Monde, les mêmes propos. Pour lui, c'est une « volonté
hégémonique des Tutsi » qui s'exerce au Rwanda et dans
les pays voisins. Lors du génocide, Philippe Decraene n'était
plus journaliste au Monde, il dirigeait le Centre des Hautes Etudes pour
l'Afrique et l'Asie Moderne (CHEAM). Un poste pour lequel il fut le premier
civil nommé, par l'administration Mitterrand dès le début
du septennat.
Un passage du livre de Claude Silberzahn, ancien patron de la
DGSE, est on ne peut plus révélateur quant au danger de la trop
grande proximité avec les services de renseignements1(*)9. Il y est proposé une
description très claire des techniques de désinformation
utilisées par le service.
« Pour la DGSE comme pour les autres services, il
s'agit de faire passer des informations par leur intermédiaire [les
journalistes]. Mais de ce point de vue, les services se partagent en deux
écoles. La première entend manipuler l'information, celle-ci
étant perçue comme un élément clé de
l'action, qu'elle soit politique ou opérationnelle. [...]. La seconde
méthode consiste à céder aux sollicitations pressantes des
médias, à lâcher ce qui paraît possible et
souhaitable pour le service et la vie institutionnelle du pays... et à
espérer un retour. »
L'exemple des débuts de
l'opération Turquoise vu par Le Monde
Nous avons déjà abordé les questions de
l'opération Turquoise. Dans cette partie consacré au Monde, il
est néanmoins intéressant d'y revenir. Sur le traitement de
Turquoise, on peut citer l'exemple des deux journalistes qui vont la suivre sur
place. Le premier Jean Hélène, fait preuve d'une relative
liberté de ton. Il est même par moment critique à
l'égard de l'opération française. Il fait d'ailleurs part
de ses hésitations. « Parmi tous ceux qui serrent avec chaleur
les mains des soldats, qui agitent des bouquets de fleurs ou des drapeaux
français, parmi tous ces jeunes gens qui dansent de joie, combien
d'assassins? »2(*)0
Jean Hélène est même encore plus critique
à certaines occasions, ce qui étonne dans les colonnes du Monde
: « Visiblement, la mission française n'a pas
été comprise de la même façon par tout le monde et
il y a fort à parier que les autorités rwandaises demandent un
jour aux soldats français de les aider à traquer « les
ennemis de la Nation qui menacent la
population ». »20
Jean Hélène ne s'est pas toujours
distingué pour son analyse sur la question rwandaise. Néanmoins,
il semble, dans les quelques jours durant lesquels il couvre Turquoise se
distinguer des informations relayées par le service de presse de
l'armée française - bien que son article soit encore nourri de
caractère ethnique, puisque il est intitulé « Liesse
chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis » -. Cela ne durera
cependant que 48 heures. Son statut de pigiste au Monde, sans doute la raison
de sa relative liberté de ton, fait qu'il est remplacé par une
officielle de la rédaction : Corinne Lesnes. La nouvelle envoyée
spécial du Monde va être plus prudente dans ses analyses.
Elle publie un article, le 28 juin, sous le titre
« Les ambiguïtés de l'opération
Turquoise ».
« Soucieuses de manifester à tout instant
leur neutralité, après une intervention trop tardive pour ne pas
continuer à alimenter, sur place, des arrières pensées,
les forces françaises se sont efforcées de limiter les relations
avec les personnages officiels à ce que le général
Lafourcade appelle des « contacts de politesse » avec les
« autorités locales » : préfets, gendarmes,
bourgmestres. »2(*)1
Cet article peut à tout le moins apparaître comme
un euphémisme, et surtout, il passe sous silence une information
essentielle, connue au moment de la rédaction de l'article :
l'armée française travaillait avec les autorités locales,
notamment certains préfets. Autorités locales qui,
répétons-le, avaient permis le génocide.
Alison Des Forges livre un constat dans son ouvrage
« Aucun témoin ne doit survivre ».
« Les commandants français ordonnèrent
à leurs troupes d'encourager les responsables civils et militaires
locaux à « rétablir leur autorité »,
persistant dans leur opinion que le génocide était le
résultat d'un échec gouvernemental plutôt que d'un
succès. Les soldats suivirent leurs ordres. Même dans les
régions où ils démantelaient les barrières et
chassaient les miliciens, ils n'envisagèrent aucune action contre les
autorités locales. Ils travaillèrent tous les jours avec les
préfets Kayishema et Bagambiki et beaucoup d'autres de leurs
subordonnés, même en étant au courant des charges qui
pesaient contre eux. »2(*)2
Au vu de la réalité, l'article de Corinne Lesnes
n'apparaît pas vraiment comme une représentation fidèle de
la réalité. En tout cas, il cultive les non-dits sur
l'intervention française.
Et Corinne Lesnes va continuer de couvrir
l'événement pour Le Monde. Elle publie un nouvel article,
« Une mission sur le fil du rasoir », le 5 juillet. Elle
évoque le face à face entre les troupes françaises et
celles du FPR. Elle s'appuie également sur une description
étonnante, celle du préfet de Gikongoro, Laurent Bucyabatura et
semble ne pas se méfier de son statut, alors qu'il est clair que les
préfectures rwandaises ont contribué à la mise en place du
génocide.
« Le préfet de Gikongoro, déjà
chargé de 250 000 réfugiés qu'aucune organisation
humanitaire ne vient aider, est d'un calme parfait. Son Petit Robert du
« Français primordial » sur une table, Laurent
Bucyiabatura s'interroge sur l'utilité de la mission des
Français. « Si le FPR continue d'avancer, les Français
vont fuir avec nous. Si la mission ne change pas, c'est inutile qu'elle soit
venue ». »2(*)3
En résumé, le côté humanitaire,
même relatif, de la mission française est insuffisant. L'article
prône tout simplement une intervention plus poussée contre le FPR,
en rapportant les propos d'un préfet, chargé de
réfugiés. Depuis, ce même préfet a été
mis en examen, le 31 mai 2000, en France, pour crime de génocide et
crime contre l'humanité.
Les caricatures
Le Monde n'est pas friand de photographies. Il utilise en
revanche énormément les caricatures. On le voit notamment en Une
avec les dessins de Plantu. Il faut considérer les caricatures comme
étant une synthèse du point de vue de la rédaction sur le
sujet traité. Les auteurs, qui assistent aux conférences de
rédaction, ne connaissent en effet bien souvent pas le sujet.
La plus connue et la plus controversée des caricatures
publiées par Le Monde est sans doute celle de Plantu dans
l'édition du 21/22 août, date du retrait de l'opération
Turquoise. Le dessinateur y représente un soldat français,
embarquant dans un avion qui le ramène en France. Celui-ci se retourne
et s'adresse à un membre du FPR en lui lançant :
« Et on est bien d'accord, plus de
génocide !!! » Etrange retournement de situation alors
que le FPR s'est justement battu contre les forces armées rwandaises
génocidaires.
On distinguera également un dessin de Sergueï,
publié pourtant le 15 septembre 1995. Le dessinateur représente
Paul Kagamé, leader du FPR, ressemblant étrangement à un
dictateur d'Amérique du Sud, et tendant la main à une flaque de
sang. Il cache dans son dos une machette, arme privilégiée du
génocide perpétré par le gouvernement rwandais.
Ces deux premières caricatures illustrent à
merveille la diabolisation du FPR qui s'opère dans les colonnes du Monde
lors du génocide rwandais.Enfin, un dernier exemple, signé
Pancho, illustre quant à lui un mécanisme plus répandu,
celui de l'interprétation ethniste du conflit. Le 20 août 1996,
le dessinateur illustre un article signé du journaliste Jean
Hélène. Il représente le président du Burundi,
Pierre Buyoya, sous la pression d'un embargo décidé par l'Ouganda
et le Rwanda. Ces trois pays sont pourtant, selon l'analyse du Monde,
gouvernés par les Tutsis. Le dessin illustre la réaction du
président burundais face à l'embargo : « Tous
des Hutu ! » lance-t-il.
Les accusations
La collusion entre les analyses venues des services
français et celles livrées dans le quotidien national, en
particulier par Jacques Isnard, n'a pas manqué de soulever les
protestations, les indignations et même les accusations. Billets
d'Afrique, publication de l'association Survie, qui a réalisé un
remarquable travail de collecte des articles concernant le Rwanda,
écrivait notamment à ce sujet dans son numéro de juin
1995.
« Cette analyse de réécriture
instantanée de l'Histoire par les services de renseignements
français est intéressante à plusieurs titres - et pas
seulement par les quelques éléments d'information qui tentent
d'en asseoir la crédibilité [...]. On y trouve à la fois
les grosses ficelles désinformatrices (l'anti-Mobutu Museveni
habillé en mafieux) et cette lecture raciste, virant à la
paranoïa, qui conduisit la France à soutenir le camp du
génocide (la légion tutsi, les nostalgiques de l'empire
tutsi). »2(*)4
Le 16 juillet, une lettre de lecteur parvient à la
rédaction du Monde. Elle critique la description générale
de la situation au Rwanda comme des massacres interethniques ne prenant pas en
compte l'aspect politique des événements. C'est à dire la
non prise en compte des mécanismes du génocide.
« Vous réduisez la guerre et les massacres
à l'horreur quand il s'agit également d'actes politiques,
exercés collectivement autant qu'individuellement et dont on peut, dont
on doit chercher les mobiles et les causes possibles. Pourquoi ne
consacrez-vous pas autant de place à une tentative de
compréhension et d'analyse du drame qu'à la
répétition d'une litanie de souffrances
individuelles ? »2(*)5
En juillet 1994, déjà, les premières
accusations commencent donc à paraître vis à vis du
traitement éditorial du génocide rwandais par le journal Le
Monde. La première à le dénoncer est la journaliste belge
Colette Braeckman. Celle-ci publie un article dans le journal Le Soir,
intitulé « Désinformation et manipulation »
le 25 juillet 1994. Elle commente un éditorial signé de
Jean-Marie Colombani, directeur du Monde.
« Concluant une prise de position très
critique à l'égard de l'action passée de la France au
Rwanda, ce dernier [Jean-Marie Colombani] recommande à juste titre de se
garder de toute naïveté et affirme - ce dont on se doutait
déjà - que les bons et les méchants ne sont pas d'un seul
côté. Il précise que « le FPR fait le vide autour
de lui, est responsable de l'exode et surtout ne veut laisser rentrer que les
paysans, sous prétexte de récoltes, ce qui lui permet d'exclure
les intellectuels hutu ». Si cela était confirmé,
conclut prudemment l'éditorialiste du Monde, « cela
rappellerait quelque chose du côté du
Cambodge. » »2(*)6
Cette « information » sur la
stratégie du FPR est en effet douteuse. Il faut une nouvelle fois
s'interroger sur les sources de Jean-Marie Colombani. L'allusion au Cambodge
n'est pas nouvelle. Le 18 juin 1994, Le Monde utilisait déjà la
comparaison dans un reportage sur six colonnes sur les armes alimentant le FPR.
Il n'est pas le seul. Depuis plusieurs années, les conseillers
français du président rwandais Juvénal Habyarimana
utilisent fréquemment l'appellation « Khmers noirs »
afin de désigner les rebelles du FPR.
Il est, au sujet de la stratégie du FPR,
intéressant d'examiner un article de l'International Herald Tribune, qui
disposait d'un envoyé spécial au Rwanda.
« Des officiels français ont dit que le FPR
avait mis des conditions au retour des réfugiés, parmi lesquelles
qu'ils soient analphabètes et qu'aucun membre de leur famille
n'appartienne aux Forces Armées Rwandaises. »
L'information, reprise dans Le Monde par Colombani, provient
donc des officiels français. Mais elle reprend en fait les propos d'un
représentant rwandais. C'est un article du Monde, preuve que certains
articles des envoyés spéciaux ne participaient pas à la
désinformation, qui nous l'apprend. Jean-Baptiste Naudet2(*)7 écrit ainsi que la
« manoeuvre d'intoxication » est le fait de
« l'ex gouvernement rwandais en exil au Zaïre qui veut que le
FPR règne sur un désert. » Le journaliste reprend ainsi
un discours d'une grande importance, celui du ministre du Travail de l'ancien
gouvernement rwandais génocidaire. Jean de Dieu Habineza
déclarait ainsi, lors d'une conférence de presse du Haut
Commissariat aux Réfugiés (HCR) :
« Le FPR a dit que seuls les gens qui ne savent ni
lire ni écrire peuvent rentrer, je le confirme. »
Les accusations apparaissent donc dès juillet 1994 sous
la plume de Colette Braeckman. La journaliste belge conclut même son
article dans le journal Le Soir par une citation évocatrice à
destination de Jean-Marie Colombani :
« Mentez, mentez, il en restera toujours quelque
chose, disait déjà Voltaire. »26
C'est donc au fil de 1994 que les doutes vont émerger
concernant le traitement du génocide rwandais par le journal Le Monde.
Très vite, le quotidien dirigé par Jean-Marie Colombani fut
suspecté de partialité dans sa description des
événements, partialité qui, eu égard au
caractère exceptionnel de la question rwandaise, fut qualifiée de
complicité de génocide. Car, dans le même temps, certains
envoyés spéciaux, même au Monde, rendent compte
d'informations objectives qui contredisent les articles de la rédaction
parisienne du quotidien.
Le 22 juin notamment, dans le journal Le Figaro, un article
prouvait que les coupables du génocide avaient été
identifiés, que les techniques de désinformation sont connues,
notamment la diabolisation du FPR. « Le complexe de Fachoda, la
vision anglophones contre francophones, le discours sur le FPR : les
Khmers noirs de l'Afrique, nos ennemis, tout cela c'est vrai !
reconnaît aujourd'hui une source très haut placée à
Paris. »2(*)8
Jean-Paul Gouteux fait le même constat, il conclut
d'ailleurs durement, en évoquant Jean-Marie Colombani :
« Mais peut-être ne lit-il pas Le
Figaro ? ».2(*)9 L'entomologiste français livre l'analyse la
plus poussée sur le journal Le Monde. Nous avons donc souvent
évoqué ses conclusions et ses remarques car elles sont sans aucun
doute les plus documentées. Jean-Paul Gouteux faisait ainsi partie de
l'association Survie qui a, dès 1994, cherché à compiler
les articles de presse sur le Rwanda.
Pour conclure cette partie sur Le Monde, il est important de
préciser une nouvelle fois certaines limites aux accusations. D'une
part, si la ligne éditoriale a été globalement
désinformatrice, certains envoyés spéciaux du journal ont
livré des analyses pertinentes. Certains n'hésiteront pas
à évoquer une énième technique : celle de
glisser quelques articles de vérité pour crédibiliser les
articles de désinformation. Mais ces allégations sont
difficilement vérifiables.
Il est néanmoins indéniable qu'une certaine
filiation se détache entre les journalistes de la rédaction.
Nombreux ont été les auteurs à écrire sur le
Rwanda. On pourra citer pour unique exemple un article du 3 octobre 1990,
écrit par Jacques de Barrin, sur la première offensive du FPR sur
le pays. « Pasteurs nomades de tradition guerrière, les Tutsis
se raccrochent à la branche des Nilotiques. On les dit quelque peu
sûrs d'eux-mêmes et dominateurs. Les Hutus, eux, appartiennent au
monde bantou. Volontairement ou non, ils se donnent l'image de paysans
accrochés à leurs terres, madrés et plutôt rustres,
malhabiles en politique. »3(*)0
Cette interprétation ethnique a, semble-t-il,
donné au Monde une ligne de pensée cohérente -encore une
fois celle-ci n'était pas toujours partagée par les
envoyés spéciaux. L'africaniste Jean-Pierre Chrétien
indique ainsi : « Apparemment, il n'y a pas à
Libération une « pensée maison », alors qu'il
y en a une au « Monde » qui est manifestement plus
cohérente. (annexe 6) »3(*)1
Autre spécialiste du Rwanda, François-Xavier
Vershave revient également sur la question de la relation du Monde avec
les services secrets.
« Le quotidien du soir évitait d'autant moins
aisément les pièges des spécialistes de la
désinformation, tels Barril ou certains officiers de Turquoise, qu'une
partie de son service « Etranger » semblait en osmose avec
la présentation officielle de l'engagement français au Rwandais
et l'option foncièrement anti-FPR qui le sous-tend. »3(*)2
La faillite du quotidien de
référence
Le journal Le Monde a donc été l'objet de
nombreuses études. D'une part, parce qu'il concentrait toutes les
dérives observables dans le conflit rwandais. D'autre part, il a
été particulièrement observé pour une raison
simple : il est considéré comme le quotidien de
référence français, notamment au niveau des relations
internationales et de la diplomatie.
Ce statut de chef de file est directement hérité
de son prédécesseur, Le Temps, et fait de lui une sorte de relais
officiel de la diplomatie française. Cette position est la plupart du
temps un avantage, dans l'abondance de sources et de contacts, bien et haut
placés. Cependant, le conflit rwandais a semblé montrer les
limites de cette position puisque ce sont justement les sources habituels du
journal qui ont été au centre des critiques et qui auraient
dû être sujets aux enquêtes.
Jean-Paul Gouteux revient sur cette place, difficile à
gérer, du journal Le Monde, en introduction de son étude. Le
passage peut tout aussi bien servir de conclusion à la partie que nous
avons consacré au quotidien.
« Ce journal n'était pas le seul à
alimenter la désinformation sur la question rwandaise. Loin de
là. Jusqu'en 1998, à quelques exceptions près, le mensonge
d'état s'est imposé, sous de multiples formes, à
l'ensemble du paysage médiatique français. Mais Le Monde donnait
le la, ainsi que c'est sa fonction d'une manière générale
dans la conscience collective. S'il s'est distingué, c'est dans la
mesure où il exprimait (et il exprime toujours) ce qui s'approchait le
plus de ce qu'on pourrait appeler la version officielle. Être le
porte-parole d'un pouvoir dont l'implication dans ce drame n'en finit pas
d'être confirmée et attestée, livres après livres,
rapports après rapports, n'était certes pas une fonction facile
à remplir. Cela l'obligeait à des silences consternants, des
impasses scandaleuses, un traitement somme toute minimal avec des distorsions
permanentes du peu d'informations distillées. »3(*)3
IV
-
L'HEURE DE LA
VÉRITÉ
Mise en
lumière et repentir
Les
« excuses » du Monde
Le Monde, sous la pression des investigations et des mises en
lumière d'autres journalistes, surtout Patrick de Saint-Exupéry
pour Le Figaro en 1998, va reconnaître que son traitement
éditorial a été des plus « curieux ».
Néanmoins, il semble que cette acceptation ait été longue
et difficile. Dès 1996, la rédaction est d'ailleurs encline
à reconnaître certaines erreurs. Ce qui ne va pas
réellement modifier la ligne éditoriale.
En effet, Le Monde va répondre en 1996 à
plusieurs lettres envoyées par des lecteurs ou par des chercheurs,
notamment Jean-Paul Gouteux. Ces réponses sont on ne peut plus
étonnantes. On pourra citer ici une partie de ces correspondances.
D'abord, la réponse de Alain Froment, secrétaire
général de la rédaction, faite à Jean-Paul Gouteux,
le 6 août 1996 :
« J'ai lu attentivement vos remarques et les
reproches que la lecture des articles de notre correspondant Jean
Hélène, vous a inspirés. La précision de votre
lettre me conduit à penser que vous avez raison. »1(*)
Le constat est sensiblement le même quelques mois plus
tard. Cette fois, le 22 novembre 1996, c'est Thomas Ferenczi, le
médiateur du Monde, qui répond à un courrier envoyé
par un lecteur, Jacques Morel, également auteur de plusieurs ouvrages
sur le Rwanda.
« Jean-Marie Colombani m'a transmis votre lettre. Il
est vrai que nous avons mis du temps à comprendre ce qui se passait
vraiment au Rwanda, puis au Zaïre. Nous n'avons pas été les
seuls - mince consolation ! - à nous tromper. Aujourd'hui, la
vérité commence à se faire jour. »2(*)
La vérité, pourtant, avait commencé
à se faire jour bien auparavant, en partie de 1990 à 1993 puis en
1994, sous la plume de journalistes d'autres rédactions, notamment celle
de Libération ou du Figaro. Mais le Monde n'a pas semblé
prêt à en tenir compte. Il ne le fera qu'en 1998, sous la pression
des articles de Patrick de Saint-Exupéry et des rapports de la
Commission d'enquête du Sénat belge et des Nations Unies.
Dans son ouvrage « Lettre ouverte aux gardiens du
mensonge », Thierry Pfister propose une analyse concernant la lenteur
du Monde quant à la prise en compte de la vérité. Il
étudie surtout le décalage entre les réponses de la
rédaction à ses détracteurs et le traitement
éditorial que nous avons étudié plus tôt.
« Le Monde, à l'image de la presse
anglo-saxonne, s'est doté d'une conscience interne chargée de
dialoguer avec les lecteurs. [...] Louable préoccupation on en
conviendra, qui avait aussi le mérite, comme pour les médiateurs
de la République, d'offrir un placard commode où caser d'anciens
dirigeants devenus encombrants. [...] La réforme a l'apparence de la
démocratie mais ce n'est q'un ersatz. »3(*)
Il y a néanmoins, au Monde, un retournement de
situation qu'on pourra dater du 31 mars au 4 avril 1998. Presque quatre ans
jour pour jour après le déclenchement du génocide. Et
surtout au moment où le gouvernement français venait de lancer,
sous la pression des révélations, la Mission d'information
parlementaire sur le Rwanda. L'heure n'était plus à la
désinformation et le journal publie une série d'articles
signé de Rémy Ourdan, qui vont contribuer au travail de
vérité. Cette série d'articles s'intitulent
sobrement : « Rwanda : enquête sur un
génocide. »
Le premier, le 31 mars, « Au pays des âmes
mortes », ne peut qu'être salué pour sa clarté.
« Les Etats-Unis, première puissance mondiale, suivis par la
France et leurs partenaires occidentaux, exercèrent une forte pression
diplomatique en 1994 pour que le mot "génocide" ne soit pas
employé dans les textes officiels. » « Entre
500 000 et 1 million de Tutsis selon l'ONU, sans doute 800 000
avancent des historiens, 1 200 000 selon l'association rwandaise de
rescapés Ibuka (Souviens-toi), ont été exterminés
en cent jours au Rwanda en 1994. Des opposants hutus ont aussi
été éliminés. Personne n'est intervenu pour
s'opposer à un drame que nul n'a appelé par son
nom. »4(*)
Dès ce 31 mars, alors que Le Monde publie le premier
d'une série de cinq articles, on est loin de la ligne éditoriale
coupable des années précédentes. Il suffit d'ailleurs de
parcourir l'éditorial qui accompagne ce premier article. Il est
édifiant. On ne peut qu'y adhérer. Il pose cependant une question
d'importance, à laquelle nous avons apporté quelques
éléments de réponse : si la vérité est
si importante, pourquoi Le Monde a tant tardé à la
rechercher ?
« Après un long silence vient l'heure des
repentirs et des autocritiques [...] la France ne peut pas pour autant
échapper à l'examen précis de ce que fut sa politique au
Rwanda, beaucoup plus trouble en fait que ses généreuses
déclarations d'intention. »5(*)
Le déclic 1998
Selon l'expression de Nicolas Bancel, « entre 1997
et 2002, la « guerre des mémoires » bat son plein.
Celle-ci va se traduire par la publication de bon nombre de travaux qui
connaissent un retentissement certain. C'est notamment le cas de l'étude
de Gérard Prunier6(*) qui pose l'ethnisme colonial comme un moyen de
gouvernance postcoloniale. C'est également ce que l'on peut retirer des
conclusions de Jean-Pierre Chrétien dont les positions théoriques
sont publiées dans « Le Défi de l'ethnisme »
en 1997.7(*)
On pourra également citer, comme cela a
été fait à plusieurs reprises dans ce mémoire, les
analyses de Dominique Franche en 19978(*) ou d'Alison Des Forges en 1999.9(*) Mais c'est durant
l'année 1998 que va émerger un véritable moment de
vérité. On assiste, entre 1998 et 2002, à un foisonnement
de productions. Celles-ci sont destinées à élucider les
zones d'ombre du génocide rwandais.
Elles ont surtout pour objectif de s'inscrire en faux face
à certaines théories révisionnistes, notamment celle de
Bernard Debré1(*)0, et à la résistance de la
théorie du double génocide, que Le Monde a contribué
à entretenir, à la suite de la cellule africaine de
l'Elysée.
Au delà de Bernard Debré, cette théorie a
encore sa place, notamment en 2002, dans un colloque organisé au sein
même du Sénat français. A cette occasion, on pouvait encore
entendre Marie-Roger Biloa se vanter d'avoir été la
première journaliste « à affirmer qu'au Rwanda, il n'y
avait pas eu de génocide. » Elle ajoutait que « les
autres [commençaient] à s'en rendre compte ».1(*)1
Et la thèse négationniste a même eu sa
place dans la revue, pourtant sérieuse, Politique africaine. Celle-ci
écrivait, dans un article de mars 1998, que les événements
rwandais n'avaient été que des « pogroms populaires,
spontanés et aléatoires », « une forme de
jacquerie »1(*)2. Sous entendu, il n'y a pas eu de
génocide.
Pourtant en mars 1998, Le Figaro commence à diffuser ce
que l'on peut appeler un point de départ au niveau de la
découverte de la vérité par les médias.
« [L'occultation médiatique] a été brisée
par la série d'articles de Patrick de Saint-Exupéry
publiée dans le Figaro au début de 1998. »1(*)3
Patrick de Saint-Exupéry, présent au Rwanda,
notamment durant le génocide, en partie aux côtés de
l'armée française, livre ainsi une analyse, que nous avons
déjà évoquée, concernant les mécanismes du
génocide et l'implication de la France. Ses propos sont donc
consécutifs à quatre ans d'enquête et de recherches.
Dans un article du Figaro du 2 avril 1998, Patrick de
Saint-Exupéry cite ainsi un officier français : « A la
fin de janvier 1991, j'ai réalisé que l'Elysée voulait que
le Rwanda soit traité de manière confidentielle. Au début
de janvier 1991, le groupe dirigé par le colonel Serubuga (chef
d'état-major de l'armée de terre rwandaise) entame les
opérations ethniques. Une centaine de personnes sont tuées dans
une église. Informé, Paris ne réagit pas. En avril, une
tribu tutsi est totalement liquidée dans le Nord-Est. Aucune
réaction... »1(*)4
En effet, ces articles ont libéré la presse et
provoqué immédiatement la mise sur pied d'une Mission
d'information par le pouvoir français pour étouffer le scandale.
On rapproche souvent l'action de Patrick de Saint-Exupéry d'un
événement historique : en 1998, la France
célébrait le centenaire du fameux
« J'accuse » d'Emile Zola.
Si la France décide d'organiser une Mission
d'Information, c'est que Patrick de Saint-Exupéry accuse tout simplement
Paris d'avoir protégé les tueurs grâce à la fameuse
Zone Humanitaire Sûre. Surtout, les informations concernant le rôle
de la France commencent à être dévoilées de
manière officielle. De plus, un an auparavant, en 1997, la Belgique a
précédé la France en lançant sa propre mission
d'enquête sénatoriale.
Il s'agit donc pour la France de s'inscrire dans ce mouvement
de vérité, et, semble-t-il, d'en garder un certain
contrôle. Les conclusions de la mission, présidée par Paul
Quillès sont ambivalentes. Elles admettent des erreurs
d'appréciations, des incompréhensions mais réfutent les
accusations de complicité.
« Au moment où le génocide se produit,
la France n'est nullement impliquée dans ce déchaînement de
violences. » « Nous n'avons pas su tenir compte des
spécificités d'un pays que nous connaissions mal. Nous sommes
intervenus dans un pays que nous croyions connaître, mais qui en
réalité nous était beaucoup plus étranger que nous
le soupçonnions. »1(*)5
Ces conclusions ne semblent pas correspondre à la
réalité de la présence française au Rwanda,
étant donné qu'il est indéniable que l'armée et les
services secrets ont agi au Rwanda dès 1990, dans la formation et dans
le soutien de l'armée rwandaise, comme nous l'avons déjà
évoqué.
Surtout, ces théories ne semblent pas satisfaire tout
le monde. En désaccord, Jean-Claude Lefort, pourtant
vice-président de la Mission, refuse d'en signer les conclusions.
Paul Quillès dispose pourtant de pièces
accablantes. Le rapport de la mission cite ainsi un télégramme de
l'ambassadeur Georges Martres au Rwanda, datant du 15 octobre 1990. Celui-ci
évoque le risque de « génocide » et
d' « élimination totale » des Tutsis. (annexe
7)
La mission d'information n'a donc qu'une façade de
vérité. Elle permet néanmoins à l'exécutif
français de se protéger et de s'affranchir d'erreurs
avouées. En reconnaissant ces erreurs, l'exécutif français
espère jeter le voile sur une intervention proche de la
complicité.
Il existe donc toujours aujourd'hui un flou autour de
l'intervention française au Rwanda. D'une part, les enquêtes et
les analyses des universitaires et autres spécialistes du
génocide, comme Alison Des Forges, Nicolas Bancel, Dominique Franche ou
Jean-Pierre Chrétien, que nous avons abondamment évoquées.
Et d'autre part, les versions officielles.
Celles-ci sont relayées de manières
différentes. D'abord, par les anciens acteurs de la politique de la
France au Rwanda. Notamment Dominique De Villepin qui évoquait encore,
le 1er septembre 2003, la théorie du double génocide
à la radio.1(*)6
Mais également les membres de l'armée. Il suffit de rechercher
sur Internet les mots clés « Vérité »
et « Rwanda ». Il semble que chaque acteur, le colonel
Lafourcade par exemple ou encore Paul Quillès, ait eu besoin de publier
sa vérité, souvent à travers un blog.
Les enjeux politiques n'ont en effet pas disparu alors que
seize ans se sont écoulés depuis le dernier génocide du
20ème siècle. La France et le Rwanda continuent de
s'affronter, de façon diplomatique, au sujet de la responsabilité
de l'un, la France, ou de l'autre, Paul Kagamé ancien chef du FPR et
président actuel du Rwanda, dans l'attentat qui a tué le
président Habyarimana en avril 1994. Chacun s'accuse mutuellement
d'avoir ordonné cet attentat et l'affaire est devenue un enjeu entre les
deux diplomaties. Enjeu que j'ai préféré ne pas aborder
plus longuement.
En effet, il est difficile de travailler sur un sujet tel que
celui-ci et surtout de prendre assez de recul pour dégager une position
raisonnable. L'enjeu est effectivement colossal. Une responsabilité de
la France reviendrait à faire d'elle le déclencheur du
génocide. En revanche, si le FPR est le commanditaire, il faudrait alors
revoir l'écriture de l'histoire du génocide.
Malgré cette bataille des responsabilités -les
deux pays organisent des missions d'enquête sur le sujet à tour de
rôle -, il semble toutefois que Rwanda et France puissent trouver un
terrain d'entente. En particulier parce que le temps a permis à
l'exécutif français de se renouveler, tout comme sa politique
africaine. Nicolas Sarkozy a récemment rétabli les relations
diplomatiques avec le Rwanda. Le président français cherche ainsi
à lancer sa politique en Afrique, appuyée sur les entreprises
françaises, plutôt que sur une coopération militaire.
Le combat pour la vérité que nous avons
évoqué plus haut se déroule donc surtout dans
l'arène politique et les médias sont, semble-t-il, plus
épargnés, surtout depuis que Le Monde a modifié sa ligne
éditoriale concernant le Rwanda. Selon Hervé Deguine, de la revue
Médias, l'heure n'est cependant pas encore à la
vérité.
« En histoire, le temps permet souvent
d'éclaircir le débat. La durée est essentielle pour
analyser la complexité d'un événement et sa signification.
Les années qui passent font émerger des témoignages, des
documents, des faits, autant de repères à partir desquels
s'élabore la connaissance historique. Mais, dans le cas du Rwanda, il
semble que ce soit plutôt le contraire. Plus le temps s'écoule,
moins on comprend ce qui s'est déroulé entre 1990 et 1994, tant
les thèses en présence s'opposent. Les affects personnels, et
surtout les intérêts en jeu, sont trop puissants : comme si
l'heure de la vérité historique n'était pas encore
venue. »1(*)7
Il est clair que, si les témoignages et les documents
permettent aujourd'hui d'avoir une vision relativement claire, à
quelques exceptions près, notamment l'attentat du 6 avril 1994, il est
difficile de dégager une « vérité »
médiatique objective. Il semblerait plutôt que les journaux
français s'installent dans un consensus en évitant d'aborder de
trop près les sujets polémiques. Seuls certains ouvrages
permettent d'aller plus loin, et ce sont souvent des rééditions
d'oeuvres vieilles de quelques années, comme les livres de Dominique
Franche et Patrick de Saint-Exupéry, auparavant cités.
Au delà, peu de journalistes se risquent à une
enquête documentée sur le sujet qui cristallise les oppositions,
c'est à dire l'attentat. Le dernier à s'y être
risqué est Pierre Péan. Il publie Noires fureurs, Blancs Menteurs
dans lequel il accuse le FPR d'être à l'origine de l'explosion qui
a tué le président Habyarimana en 1994.1(*)8
La thèse, en soi, n'a rien de choquant et Pierre
Péan n'est pas le premier. Un mois avant la parution de
« Noires fureurs, Blancs menteurs », Abdul Ruzibiza avait
publié son propre témoignage. Dans « Rwanda, l'histoire
secrète », cet ancien membre des commandos FPR, aujourd'hui
réfugié en Europe, explique en détail comment il a
lui-même participé à la préparation de cet
attentat.1(*)9
Il ne s'agit pas ici de trancher sur la responsabilité
de tel ou tel parti dans l'attentat, ni de la crédibilité de ce
témoignage. Il est néanmoins important de relever plusieurs
mécanismes, notamment l'accueil qu'a reçu le livre de Pierre
Péan. Il est aujourd'hui poursuivi en France pour
« complicité de diffamation raciale » et
« complicité de provocation publique à la haine
raciale », et en Belgique pour racisme, xénophobie,
révisionnisme et « quasi-négationnisme ». Or,
celui-ci reprend dans son livre, outre la thèse de l'attentat
orchestré par le FPR, des théories plus douteuses, notamment
l'interprétation ethniste et féodale de la question rwandaise, et
la théorie du double génocide.
La vérité sur le génocide rwandais est
donc encore floue. L'interprétation ethniste et la résurgence de
poncifs coloniaux sont aujourd'hui en général
dénoncés et n'ont plus cours lorsqu'il s'agit du Rwanda. C'est en
ce sens que les reproches pleuvent sur Pierre Péan. En revanche, il est
encore difficile d'aborder les questions plus politiques, c'est à dire
les véritables problématiques dans le cadre d'un génocide,
de l'implication française, de son rôle et de celui du FPR,
aujourd'hui au pouvoir au Rwanda. Les enjeux sont encore, semble-t-il, trop
importants.
CONCLUSION
FRANCE ET RWANDA,
DE LA TRADITION À LA POLITIQUE,
UN ECHEC MÉDIATIQUE
Si la prudence est désormais de mise dans toute analyse
sur le Rwanda, l'Afrique garde toujours une place à part dans la plupart
des journaux français. Une étude du traitement médiatique
des événements au Congo ou au Nigeria permettrait de mettre en
lumière des analyses encore basées sur les concepts d'ethnies et,
parfois, de religion, plutôt que sur la politique.
La conclusion est également valable pour la
scène politique. Si Nicolas Sarkozy semble adopter une politique
africaine davantage basée sur l'économie, celle-ci semble encore
se teinter de néo-colonialisme. Nombre d'experts estiment ainsi que la
perte d'influence française en Afrique résulte d'une mauvaise
politique de coopération. En effet, la France n'applique toujours pas de
politique de co-développement, comme tentent de le faire des pays tel
que la Chine. Comme en témoigne le récent sommet de Nice, et la
présence de nombre de dictateurs africains, la politique
française en Afrique est encore douteuse et pourrait rimer avec
clientélisme et famille, même si nous n'en sommes plus aux
« grandes heures » de la Françafrique et du
« pré carré africain » de De Gaulle.
Mais, si l'Afrique tient une place à part dans les
milieux politiques et médiatiques français, c'est d'abord parce
que persévèrent des préjugés raciaux et, au mieux,
des traditions d'origine coloniale. Cela a permis la continuité des
analyses basées sur les caractères ethnistes erronés. Le
peu de temps et de place accordé, au sein des journaux français,
au continent africain a favorisé les explications appuyées sur
ces poncifs d'un autre temps, sans autre forme d'analyse.
Par ce mécanisme, la presse française a permis
l'entretien d'un flou grâce auquel un génocide de 800 000
personnes a pu devenir de simples, tragiques certes, affrontements tribaux. Au
delà de cette interprétation ethniste, que tous les journaux,
à de rares exceptions, reprennent, les enjeux politiques et les liens
qui unissaient France et Rwanda ont également joué.
Il est aujourd'hui possible d'analyser l'implication
française au Rwanda, en dehors de quelques zones d'ombre bien
entretenues, comme l'attentat du 6 avril 1994 ou encore le rôle exact des
services secrets. Il est donc également possible d'observer le
mécanisme de désinformation mise en place par ce même
pouvoir politique français organisé autour de la cellule
africaine de l'Elysée principalement - lors de la période de
cohabitation, l'opposition ente l'Elysée et Matignon a été
facilement visible, néanmoins, il semble que l'Elysée ait
gardé la main -.
Cette manoeuvre de désinformation a été
des plus observables en ce qui concerne le quotidien Le Monde, dont les liens
avec les services secrets ont intoxiqué la ligne éditoriale bien
au delà des autres rédactions. C'est à dire bien au
delà de simples reprises de poncifs ethnistes et bien au delà en
terme de temps. Le Monde a publié des informations fausses et
tirées directement des « services de renseignements
français » alors même qu'il pouvait disposer, comme
l'ont fait d'autres journalistes, d'autres rédactions, de documents
attestant de l'implication de l'armée française au Rwanda.
Le Monde, par ce mécanisme, est le symbole de la
désinformation orchestrée par la cellule africaine de
l'Elysée. Le quotidien de référence français a
été le fer de lance médiatique de la manoeuvre
d'intoxication de l'exécutif français. Il était donc
l'élément incontournable pour toute étude portant sur les
médias français et le génocide rwandais car il
résume à lui seul toutes les dérives observables. Y
avait-il ou non un élément intentionnel dans les
« erreurs » de la rédaction ? Chacun pourra se
faire une opinion. Une dernière fois, il ne s'agit pas de juger
mais bien de décrire des mécanismes qui ont mené à
la faillite presque totale d'un système médiatique entier.
Compte tenu de la faible place accordée à
l'Afrique dans les journaux et, par conséquent dans
l'intérêt du lecteur, le journalisme se doit de faire preuve de
prudence, d'intelligence et de professionnalisme pour traiter les questions
africaines. Les interprétations ethnistes, religieuses, voire
coloniales, bien qu'elles aient l'avantage de faciliter une
compréhension pour un lecteur non aguerri, n'ont pas leur place dans une
analyse de l'Afrique moderne, dans laquelle les enjeux politiques sont
réels.
Le journalisme doit se souvenir que son rôle est
également celui d'éducateur de la société. Si
l'Afrique a aujourd'hui encore l'image d'un continent en retard
économiquement, mais surtout intellectuellement et politiquement, il en
est en partie responsable. Si l'opinion a été prête
à accepter un génocide en Afrique alors que le mot d'ordre en
Europe était « Plus jamais ça », le
journalisme en est en partie responsable. Cette étude est là pour
le rappeler.
BIBLIOGRAPHIE
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rwandais, Editions Flibuste, 2004
Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Editions Points, 2000
Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Editions Points,
2003
Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir ?,
Editions L'Esprit frappeur, 1999
Patrick de Saint-Exupéry, Complices de l'Inavouable, La
France au Rwanda, Editions Les Arènes, 2004
Histoire secrète de la cinquième
République, Editions La découverte, 2006
Nicolas Bancel, Les médias français face au
Rwanda, Intervention à l'université de Montréal, 1996
Nicolas Bancel et Thomas Riot, Génocide ou
« guerre tribale » : les mémoires
controversées du génocide rwandais, Université de
Strasbourg, 2009
François-Xavier Vershave, Complicité de
génocide ? La politique de la France au Rwanda, Editions La
Découverte, 1994
Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l'ethnisme,
Karthala, 1998
Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre,
Karthala, 1999
Revue XXI, numéro Juin 2010
Gérard Prunier, Rwanda : le génocide,
Gadorno, 1998
Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Mille et
une nuits, 2005
Bernard Debré, Le Retour Du Mwami - La Vraie Histoire
Des Génocides Rwandais, Editions Ramsay, 1998
Pascal Krop, Le Génocide franco-africain. Faut-il juger
les Mitterrand ?, J.-C. Lattès, 1994
INFORMATIONS SUR LES
PRINCIPAUX AUTEURS
Jean-Paul Gouteux (né en 1948 et mort
le 11 juillet 2006), est un entomologiste médical
français et chercheur en entomologie médicale à l'Institut
de recherche pour le développement (IRD). Avant son décès,
il occupait un poste au Laboratoire MAT de l'Université de
Yaoundé I.
Durant les années 1970, il est coopérant au Kivu
(ex-Zaïre). Par la suite, il a travaillé et résidé
dans plusieurs pays d'Afrique tels le Congo, la Côte d'Ivoire, le Burkina
Faso, Centrafrique et le Cameroun.
Il collabora à de nombreux programmes de recherche
médicale dans ces divers pays, et participa depuis 1994 aux initiatives
citoyennes pour faire la vérité sur le drame du génocide
au Rwanda. C'est ainsi qu'il rejoignit l'association Survie en juillet 1994. Il
a milité contre le négationnisme et la banalisation des
génocides à travers plusieurs ouvrages et articles. Ses
contributions portent principalement sur le génocide
perpétré contre les Tutsi au Rwanda, l'implication
française dans cet événement et la désinformation
qui l'entoure, en particulier, selon Jean-Paul Gouteux, dans Le Monde,
avec le directeur duquel il eut plusieurs procès.
Dominique Franche est né en 1959.
Historien, il se passionne depuis plus de vingt ans pour l'histoire coloniale
du Rwanda. En choisissant de s'écarter du débat sur les
responsabilités des uns et des autres, il a préféré
donner un éclairage historique sur les origines du racisme dans ce pays,
qui fut publié chez Mille et une Nuits sous le titre : Rwanda :
Généalogie d'un génocide. Il fut alors salué
unanimement pour l'intelligence du propos au point de recueillir les
éloges de tout le spectre de la presse française de
l'Humanité au Figaro. Pour le dixième anniversaire du
génocide, Dominique Franche a remanié profondément son
texte en envisageant quelques aspects inédits.
Patrick de Saint-Exupéry est le fils
du comte Jacques de Saint-Exupéry et de la comtesse, née Martine
d'Anglejan. Antoine de Saint-Exupéry, célèbre aviateur et
écrivain, est son grand-oncle (cousin germain de son grand-père).
Il a commencé sa carrière de journaliste en gagnant à 19
ans un concours de jeunes reporters. Il a collaboré à plusieurs
journaux :
* France Soir Magazine à partir de 1983 ;
* France Soir au service étranger en 1987 ;
* en indépendant pour L'Express et Grands
Reportages en 1988 ;
* Le Figaro au service étranger à partir de
1989.
Au cours de sa carrière il a couvert l'Afrique, le
Cambodge, le Canada, le Liberia, l'Afrique du Sud, la guerre du Golfe, l'Iran,
la Libye, l'Arabie saoudite et le Rwanda puis Moscou où il fut
correspondant permanent de 2000 à 2004.
Début 2005, il travaille à nouveau sur
l'Afrique, toujours pour Le Figaro.
Le 22 avril 2005 Patrick de Saint-Exupéry,
envoyé spécial du Figaro au Togo, est refoulé de
Lomé alors qu'il devait y suivre le déroulement de
l'élection présidentielle. L'élection a lieu 2 jours plus
tard et, émaillée de fraudes, débouchera sur la victoire
de Faure Gnassingbé Eyadema.
Lauréat du prix Albert Londres en 1991 pour sa
série de reportages sur la guerre au Libéria et la fin de
l'apartheid, Patrick de Saint-Exupéry est aussi membre du jury de ce
prix. Depuis janvier 2008, en congé sans solde du Figaro, il a
fondé avec Laurent Beccaria la revue de grand reportage XXI, dont il est
le directeur éditorial.
Nicolas Bancel est un historien
français, professeur à l'université de Strasbourg II-Marc
Bloch, maître de conférences à l'Université Paris XI
et vice-président de l'ACHAC (Association pour la connaissance de
l'Histoire de l'Afrique contemporaine).
Il est spécialiste de de l'histoire coloniale
française, de l'histoire du sport et des mouvements de jeunesse. Il
enseigne entre autres l'histoire des activités physiques et sportives
ainsi que les sciences historiques et sport à l'université de
Lausanne (Suisse) depuis 2006.
Jean-Pierre Chrétien est historien,
spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs. Directeur de recherche
honoraire au CNRS, Jean-Pierre Chrétien est membre du Centre de
recherches africaines de l'université Paris I. Il a plus
particulièrement étudié le Rwanda et le Burundi et mis en
évidence les mythes coloniaux ayant abouti à l'identification
d'ethnies distinctes au sein de la population de ces pays. Avec Gérard
Prunier, il a publié sur ce sujet Les ethnies ont une histoire
(Karthala, 1988).
Gérard Prunier est historien et
politologue, spécialiste de l'Afrique de l'Est, des Grands Lacs et du
Soudan. Gérard Prunier a fait ses études en France et aux
États-Unis, il pratique l'Afrique de l'Est depuis le début des
années 1970. Auteur de nombreux articles et livres sur cette
région, il a écrit en 1995 un ouvrage de référence
sur le génocide rwandais. Chercheur au CNRS, Gérard Prunier a
dirigé entre 2001 et 2006 le Centre français d'études
éthiopiennes (CFEE) à Addis-Abeba.
ANNEXES
Annexe 1 : Carte
Annexe 2 : Entretien avec Jean-Paul Gouteux
Annexe 3 : Entretien avec Benjamin Sehene
Annexe 4 : Les médias français face au Rwanda
De l'intervention française de 1990 au génocide - Nicolas Bancel
Annexe 5 : « La guerre secrète de
l'Elysée », Libération
Annexe 6 : Entretien avec Jean-Pierre Chrétien
Annexe 7 : Note de Georges MartresAnnexe
1
Carte
La ligne de front au Rwanda, fin juin 1994.
Publié dans Libération le 29 juin.Annexe 2
Génocide rwandais : La presse
française au ban des accusés
Mercredi 17 août 2005
Entretien avec Jean-Paul Gouteux - Propos recueillis par
Vivien Jaboeuf
The Dominion - Canada's Grassroots Newspaper
Le rapport de la Commission d'enquête citoyenne
sur le rôle de la France durant le génocide rwandais L'horreur qui
nous prend au visage est paru en mars dernier. Il dénonce entre autres
l'implication française sur le plan médiatique. Jean-Paul
Gouteux, spécialiste de la question rwandaise, nous rappelle la tendance
néocolonialiste de la presse française en Afrique.
Le Dominion : La plupart des médias
français ont décrit dans un premier temps le conflit rwandais de
1994 comme le résultat de l'exacerbation d'un antagonisme culturel et
séculaire entre Hutus et Tutsis. D'un point de vue religieux, social,
linguistique et historique, peut-on dire que Hutu et Tutsi font parties de deux
ethnies distinctes ?
Jean-Paul Gouteux : Hutu et Tutsi sont
des catégories sociales, déterminées autrefois par leur
activité socioprofessionnelle : élevage pour les Tutsi,
agriculture pour les Hutu. Ils parlent la même langue et ont la
même culture. Aujourd'hui cette distinction en agriculteurs et
éleveurs n'a plus de sens. En revanche la vision racialiste des
administrateurs coloniaux allemands, puis belges et surtout de l'Église
catholique s'est peu à peu imposée. Ces catégories ont
été reprises par les colons belges, racialisées et
inscrites sur les cartes d'identités rwandaises. Monseigneur Perraudin,
représentant le Vatican au Rwanda, parlait des
« races » hutu et tutsi. Il fut l'un des initiateurs d'une
« révolution » sur fond ethnique qui à
conduit aux premiers massacres de la population civile tutsi au début
des années soixante.
Historiquement, les guerres qui ont permis d'agrandir le
royaume du Rwanda tout au long des siècles, opposaient l'armée
rwandaise, comprenant Tutsi, Hutu et Twa à d'autres armées des
différents royaumes de la région. La tradition des conflits entre
Hutu et Tutsi, présentée trivialement comme l'explication du
génocide, n'existe tout simplement pas, elle n'est qu'un des
ingrédients de la propagande servant à attiser ces conflits.
Le soi-disant conflit ethnique fut donc une construction
idéologique servant les fins politiques du gouvernement et des
extrémistes de l'époque ? Désigner un bouc
émissaire, en l'occurrence la population civile tutsi, est
éminemment politique. C'est une vieille recette usée
jusqu'à la corde pas les populismes et les fascismes européens.
Les deux républiques hutu successives, la première dominée
par des Hutu du centre, la seconde par des Hutu du nord, se sont largement
servies de cette « arme de manipulation massive ». Avec
l'avènement du Hutu Power, mouvement raciste transcendant les partis
politiques, cette dérive prit la forme du « nazisme
tropical » que l'on connaît et qui a abouti au génocide
de la population tutsi en 1994.
La vision racialiste des colonisateurs a fini par être
totalement intégrée par les intellectuels rwandais et
certainement beaucoup moins par le menu peuple. Si les dirigeants pouvaient
organiser périodiquement des séries de pogromes antitutsi en
exacerbant la haine ethnique, c'est parce que nombre d'intellectuels hutu
l'acceptaient et trouvaient là le moyen d'entretenir leur conviction et
leur bonne conscience. Ce sont en effet ces intellectuels qui
bénéficiaient de l'exclusion des Tutsi de la compétition
pour les postes administratifs. Le jeu est donc complexe entre la manipulation
du racisme par le pouvoir - qui permettait d'occulter les problèmes
sociaux en désignant un bouc émissaire - et l'acceptation ou la
surenchère de ceux qui en tiraient de petits privilèges.
Des victimes rwandaises du génocide ont
même saisi la justice française de plainte contre X. Pensez-vous
sincèrement que des responsables français, politiques ou
militaires, puissent un jour être jugés et que la France fassent
des excuses publiques aux victimes du génocide ?
Je suis intimement persuadé que la vérité
sur un génocide ne peut être totalement occultée. Le
phénomène est trop grave et fait appel à une conscience
universelle, celle de l'humanité tout entière. Ceux qui pensent
que leurs turpitudes politiques, parce qu'elles se déroulaient dans
« le trou noir » de l'Afrique, « au coeur des
ténèbres » pour reprendre l'expression de Joseph
Conrad, serait à jamais méconnu, se trompent.
Cette plainte de victimes rwandaises est donc d'une importance
fondamentale. Nous verrons bien dans la suite qui lui sera donnée
où en est l'information et l'état des consciences en France sur
ce drame, à la fois des juges et de la population. Mais il y en aura
d'autres, comme il y aura d'autres révélations, toujours plus
embarrassantes pour l'État français.
Dix ans après le génocide et autant
d'années de dénonciation de la part des victimes et des
associations militantes, la gravité de la complicité
française commence seulement à faire surface. Les médias
sont-ils pour beaucoup dans la lenteur de la sensibilisation du public et des
politiques ?
Pour ce qui concerne l'Afrique, il y a une tradition
journalistique qui est de limiter l'information aux clichés ethniques,
sans aucune analyse digne de ce nom et surtout de répercuter la
politique africaine de la France sans aucune critique. Les médias
français ne s'intéressent jamais aux questions de fond sur
l'Afrique. L'image cultivée est celle de l'ethnicité et du
tribalisme, c'est-à-dire qu'ils ne parlent que de la forme et des moyens
de ces manipulations politiques, jamais des manipulations politiques en
elles-mêmes. En France les médias restent obéissants et
l'opinion est toujours sous contrôle. Cela peut changer.
Il faut que l'opinion européenne s'émancipe de
l'expertise française en ce qui concerne l'Afrique. On peut
considérer deux cas de figure : ou l'Europe refuse
l'hégémonie des dirigeants français sur la politique
africaine et constituera le moteur du changement de l'opinion publique
française, ou nos spécialistes, les diplomates et leurs
officines, parviennent à la contrôler, ce qui serait un
scénario catastrophe que l'Afrique payerait très cher.
En 1994, on était en plein dans ce schéma de
désinformation larvée. Il est rétrospectivement accablant,
devant l'horreur et la dimension du drame qui s'est déroulé
pendant trois mois au Rwanda, de relire la presse française de cette
époque. La couverture a été minimaliste. Certes, la
responsabilité de la presse a été ainsi engagée. Il
y avait au moins deux façons d'empêcher le drame. La
première était de révéler l'ampleur du crime
dès avril 1994 et ainsi de susciter un mouvement d'opinion pour
arrêter l'intolérable. La seconde était de
révéler l'implication des autorités françaises, qui
auraient alors été obligées de bloquer leurs alliés
génocidaires. Ni l'un ni l'autre n'a été fait. La presse
et les autres médias français ont été au-dessous de
tout, restant fidèles à leurs habitudes sur l'Afrique.
Globalement, l'information sur ce domaine en France reste toujours
désertifiée, limitée à la langue de bois des
discours officiels que critique, très mal, les incompréhensions
de la presse contestataire. « C'est le discours de "la France,
meilleure amie de l'Afrique", "plus grande donatrice", "patrie des droits de
l'homme", "avocate de l'Afrique", tous ces slogans politico médiatiques
que l'on entend si souvent et qui ont encore une étonnante
efficacité » comme l'explique François-Xavier Verschave
de l'ONG Survie.
Citons un exemple assez récent, un entretien avec le
rédacteur en chef de La lettre du Continent paru dans le journal
contestataire français Charlie Hebdo du 23 février 2005 et dont
le titre résume l'essentiel du message de désinformation :
« La France n'a plus les moyens de jouer les bons pères de
famille en Afrique ». La Lettre du continent est une publication bien
renseignée, trop bien même, de toute évidence très
proche des services secrets français et pour cela très
prisée dans les milieux de la
« Françafrique ».
Il semble aujourd'hui que la situation change lentement, mais
sûrement. Ainsi la répression du pouvoir togolais contre la
population civile qui s'oppose à son hold-up électoral ne passe
plus comme une lettre à la poste. Même RFI ne semble plus
totalement contrôlé par le pouvoir chiraquien, l'information est
beaucoup plus objective et les journalistes de cette radio ont protesté
contre la suppression du site Internet de RFI et des informations qui
contrevenaient au soutien que Paris apporte toujours à la dictature
togolaise.
Dans votre livre, Le Monde, un
contre-pouvoir ?, vous critiquez sévèrement les
méthodes de désinformation et de manipulation sur le
génocide rwandais, et notamment l'attitude malhonnête des
envoyés spéciaux de l'époque. Vous dites entre autres que
« Le Monde, en tant qu'instrument docile [de la politique
française de collaboration avec le Rwanda] a sa part de
responsabilité dans l'incompréhension des Français et leur
passivité devant l'horreur qui s'accomplissait ».
Les conclusions provisoires de la Commission
d'enquête citoyenne sur les médias et idéologies nuancent
leurs accusations. Je cite : « La plupart des envoyés
spéciaux ont fait leur travail et rapporté les faits (...), ils
n'ont pas déguisé la responsabilité de la France depuis
1990 », puis « Cependant, certains de ces envoyés
spéciaux, des éditorialistes et des rédactions parisiennes
ont eu tendance à répercuter le discours de diabolisation du FPR
(...) ». Souscrivez-vous à cette analyse des
faits ?
Pas exactement. D'abord je ne pense pas qu'il y ait une
« responsabilité de la France ». Il s'agit de
diverses responsabilités de dirigeants français, politiques et
militaires, engagés dans une étroite collaboration avec un
État pré-génocidaire, puis génocidaire. Parler de
« La France » évite simplement d'avoir à les
identifier et d'avoir à analyser les responsabilités de chacun.
L'utilisation de cette expression globalisante évite l'analyse et
révèle clairement les limites de cette commission, ou
plutôt l'intention de certains de ses membres, notamment ceux qui ont
travaillé sur le dossier médiatique. Mais heureusement les faits
sont là, et ce sont eux qui ont eu le dernier mot.
L'occultation médiatique du génocide a
été très consensuelle et s'est poursuivit jusqu'en 1998.
Elle a été brisée par la série d'articles de
Patrick de Saint-Exupéry publiée dans Le Figaro au début
de 1998. Ces articles ont libéré la presse et provoqué
immédiatement la mise sur pied d'une Mission d'information par le
pouvoir français pour étouffer le scandale. Il y a
évidemment des nuances sur la responsabilité de la presse.
Relever comme je l'ai fait la désinformation dans un journal comme Le
Monde n'empêche pas de reconnaître qu'il y a d'excellents
journalistes dans ce journal et qu'il s'y écrit de très bons
articles.
Pensez-vous également que la
désinformation a pour origine une discordance des points de vue entre
journalistes et rédactions ou bien qu'il s'agit d'un problème de
méconnaissance du contexte historique, social et politique des
évènements de l'époque de la part des
journalistes ?
Il est clair qu'il existe un journalisme de connivence et une
indécente proximité entre hommes politiques et hommes de
médias, c'est-à-dire journalistes, rédacteurs en chefs,
directeurs et propriétaires. La connivence entre Le Monde et le chef des
services français, la DGSE, est même apparue au grand jour de
l'aveu même du directeur de la DGSE, Claude Silberzahn. Il écrit
que le directeur de ce journal, Jean-Marie Colombani, et son spécialiste
militaire, étaient « ses amis » avec qui il
« complotait » quelques bons coups médiatiques.
Mais d'autres journalistes évitent de rentrer dans ce
jeu, dangereux pour la liberté, avec les officines du pouvoir. Corinne
Lesnes par exemple a écrit dans Le Monde, en 1994 de très bons
articles, s'engageant dans l'analyse et apportant ainsi des
éléments indispensables pour la compréhension de la crise.
Disons aussi, et je le tiens d'une amie commune, qu'elle a été
censurée par sa rédaction au point d'en pleurer.
Il en est de même pour Agnès Rotivel, journaliste
au journal chrétien La Croix. Elle l'explique très bien
elle-même : « Le problème s'est posé avec la
rédaction lorsque j'ai ramené un papier sur l'Église au
Rwanda, (...) La Croix n'a pas été capable d'assumer cela
jusqu'au bout. C'était un article qui s'appuyait sur des faits
réels [évoquant notamment Monseigneur Perraudin]. (...).
J'étais très furieuse. Je lui ai dit [au rédacteur en
chef] qu'il fallait faire très attention, que l'on avait affaire
à des prêtres et que cela arrangeait tout Le Monde de voir les
problèmes à travers l'ethnie. Cela arrangeait le gouvernement
français et l'Église. Il ne s'agissait que d'une histoire de
Tutsi et de Hutu. (...) Mon texte est passé pendant que j'étais
absente. Le responsable du service religieux a censuré mon papier
d'environ deux tiers. »
Annexe 3
Le génocide Rwandais : en attendant que Justice
soit rendue (2)
01/04/99 - Livres - Entretien
(Suite de l'interview avec Benjamin Sehene, auteur du
Piège ethnique
Chronic'art : Il y a un parallèle que
tu fais avec la situation intérieure après le drame au Rwanda, et
le débat sur la collaboration en France, qui me paraît très
pertinent pour comprendre le "climat". En France, il a tout de même fallu
attendre 50 ans pour juger Maurice Papon. Et encore, ce procès a
soulevé d'énormes polémiques...
Exactement. Il faudra laisser passer sans doute une
génération. En France, je suis sûr maintenant qu'il y a des
enfants de collabos qui osent le dire et qui n'auraient pas osé ou qui
ne le pouvaient pas à l'époque. Ça va être la
même chose au Rwanda ; c'est-à-dire qu'il faut comprendre que cela
mettra beaucoup de temps. Comme il y a une grande partie de la population qui a
été mêlée à ce génocide, cela va
être difficile. J'avais rencontré à l'époque des
faits une femme de la mission d'information qui revenait du Rwanda et qui
disait : "Pour l'instant, le Rwanda est comme un énorme hôpital
psychiatrique..."
Si tu admets que "piège ethnique" égale
"piège identitaire", après l'écriture de ce livre, que
peux-tu dire de ta propre identité ?
Je suis cosmopolitique. Je suis Rwandais d'origine, et j'ai un
passeport Canadien. Et en ce moment, je suis en France... Voilà les
faits. Avec mon voyage au Rwanda, je redécouvrais une partie de moi... A
part ça, je ne me sens pas spécialement Rwandais, quoique...
Je te pose ces questions, car j'ai trouvé ton
livre fondamentalement honnête. Tu présentes dès le
début tes origines, et tu ouvres le débat à partir de
cela. On sent tout au long de ton livre un effort de penser le piège de
l'ethnie et de l'identité, d'une manière exceptionnellement
juste, c'est-à-dire sans jamais mentir ni tricher, ni avec des attitudes
partisanes aveugles, ni avec un désir de revanche. Tu réclames
que justice soit faite, point à la ligne. C'est ce qui fait la force et
la grandeur de ton témoignage : une incroyable
probité.
Oui... Certaines "rwandettes" qui ont lu mon livre, ont
trouvé que ma position était assez extérieure... (rires).
Plus sérieusement, beaucoup de Rwandais m'ont dit que c'était un
regard extérieur. C'est peut-être pour cela qu'on le trouve
accessible. J'ai cherché à faire rentrer le lecteur dans cette
culture, ce pays...
Tu sais qu'en France, dans le débat politique,
on est souvent aux antipodes de la probité et de la
responsabilité. Tu as pu le voir lors de la mission parlementaire
d'information créée à Paris en mars 1998... En Belgique,
une commission d'enquête sénatoriale s'est montée assez
tôt pour examiner la conduite de la nation dans le drame rwandais, tandis
qu'en France, on a longtemps traîné des pieds. Dans ton bouquin,
tu écris : "Les raisons avancées par Paul Quilès pour
refuser une commission était que celle-ci risquait d'empiéter sur
les compétences du tribunal international d'Arusha. Une
allégation aussitôt démentie par Elisabeth Guigoux, garde
des Sceaux. Quel cafouillage ! Une farce, des combines juridiques dignes d'une
république bananière."
La France a soutenu les bourreaux pour des raisons d'attaches
personnelles, des réseaux d'influence et d'intérêts, bref
beaucoup d'argent "Noir". Impossible de pouvoir le reconnaître en public
par conséquent... Les Français se sont inventés une
raison... c'est-à-dire que, comme les soldats du F.P.R. étaient
anglophones, ont grandi et ont fait leurs études en Ouganda, les
politiques français ont cru qu'ils faisaient partie d'une sorte
d'avant-garde de l'invasion anglophone contre la partie francophone. Donc, ils
ont pris parti en conséquence de cela. La mission d'information a
été une farce...
Permets-moi encore de citer ton livre :
"atmosphère de connivence indécente, où alternaient bons
mots, gloussements complices, indignations feintes, décharges de
responsabilité mutuelles et assurance pour chacun d'être, de toute
façon, inattaquable. Toutes ces embrassades et congratulations diverses,
ce flegme, faisaient penser à une réunion d'association entre
anciens élèves de grandes écoles." Tu décris
très bien la classe politique française...
Ce que je dis, c'est qu'à force de vouloir masquer la
complicité de la France dans le génocide rwandais, le rapport de
la commission a surtout souligné les "dérives" mafieuses de la
politique française en Afrique : il y a des pratiques criminelles, des
trafics d'armes, de drogue, des guerres secrètes et des
assassinats...
L'attentat de l'avion du Président Habyarimana,
par exemple, qui a déclenché le massacre ?
Par exemple... L'avion a été abattu le 6 avril
1994, alors que le Président Habyarimana revenait de Dar-el-Salaam,
où il venait de signer les accords de paix d'Arusha, qui
prévoyaient le partage du pouvoir entre son régime, les partis
d'opposition, et le F.P.R. Au matin du 7 avril 1994, le lendemain de
l'attentat, et juste avant son "geste désespéré", on
aurait entendu François de Grossouvre, conseiller pour les services
secrets auprès du Président Mitterrand, et qui connaissait bien
Habyarimana, s'écrier dans son bureau : "Les cons, ils n'auraient tout
de même pas fait ça !" Mystérieux le suicide de Grossouvre
? Qui sont les "cons" ?
Et que dire aussi de ces mystérieuses photos de
missiles découvertes dans le coffre-fort d'un bureau du chef de la
mission militaire de la Coopération presque 5 ans après
l'attentat ? Que penser de la convocation du capitaine Barril par la mission
d'information le 9 décembre 1998, seulement 6 jours avant la publication
du rapport, alors que son nom avait été souvent cité, et
qu'il dit s'être trouvé au Rwanda au moment des faits... Plus je
scrute le rapport, plus il m'apparaît comme une tentative de
désinformation...
Donc, à mon avis, si on a tué le
Président Habyarimana, c'est qu'on a estimé qu'on ne pouvait pas
faire autrement. Les accords de paix qu'il venait de signer n'arrangeaient pas
tout le monde. En tout cas, l'Etat français n'avait pas tout à
fait intérêt à ce que les accords de paix soient
appliqués. En plus, le Rwanda servait à l'époque de
transit de matières nucléaires. Si on a supprimé le
Président Habyarimana, c'est qu'il allait troubler les arrangements
qu'il y avait. Devant la commission, le fils de Mitterrand, tout de même
ancien responsable de la cellule Afrique de l'Elysée, a dit qu'il ne
savait rien, qu'il ne se rappelait de rien... Incroyable tout de même !
Il y a pourtant beaucoup d'éléments qui montrent que l'attentat a
été commis par des gens que connaissait Barril...
Maintenant que Le Piège ethnique est
publié, qu'est-ce que tu attends comme réactions ?
Je voulais faire découvrir le Rwanda à travers
mes yeux d'exilé et je voulais vraiment témoigner. Je voulais
aussi me redécouvrir. En redécouvrant le Rwanda, je me
redécouvrais. Le génocide est arrivé juste 50 ans
après : "Le génocide, plus jamais ça." Je me disais :
à quoi bon ? Pourquoi avoir témoigné sur l'Holocauste et
raconté tout ce qu'on a raconté depuis des années et 50
ans après, la même chose arrive, et on en est là, on est...
Primo Lévi nous avait pourtant avertis : c'est arrivé, et
ça peut arriver de nouveau. À peine 50 ans après la Shoah,
cela s'est reproduit en effet. À la différence près, que
cette fois-ci, nous ne pouvions pas dire que c'était
imprévisible. L'ONU et les ambassadeurs Belges, Français,
Américains, disposaient d'informations concernant les
préparations du génocide Rwandais plusieurs mois avant les
débuts des massacres... Et plusieurs témoignages évoquent
l'ampleur de l'implication de l'armée française dans le projet de
génocide. Dans un article du Figaro du 2 avril 1998, Patrick de
Saint-Exupéry cite un officier français : "A la fin de janvier
1991, j'ai réalisé que l'Elysée voulait que le Rwanda soit
traité de manière confidentielle. Au début de janvier
1991, le groupe dirigé par le colonel Serubuga (chef d'état-major
de l'armée de terre rwandaise) entame les opérations ethniques.
Une centaine de personnes sont tuées dans une église.
Informé, Paris ne réagit pas. En avril, une tribu tutsi est
totalement liquidée dans le Nord-Est. Aucune réaction..."
Pendant la commission, Michel Cuingnet, ancien directeur de la
mission de Coopération au Rwanda de 1987 à 1994, a dit qu'il
envoyait régulièrement des rapports sur la situation au Rwanda au
ministère de la Coopération, et qu'il avait été
surpris, lors d'une visite du ministre Michel Debarge à Kigali, qu'il ne
semblait pas connaître les problèmes locaux. Il a dû
demander à un de ses domestiques de montrer la carte d'identité
ethnique au ministre pour que celui-ci découvre qu'elle existait.
Pourquoi Michel Debarge n'a-t-il rien fait pour modifier cet état de
chose par la suite ? Cuingnet a également fait mention, pendant la
commission, de l'achat en nombre important de machettes en Chine... Pourquoi
faire et par qui ? Le ministère de la Coopération ? Pourquoi ne
s'être pas interrogé sur les acheteurs ? D'où venaient les
fonds ?... Aucun député n'a relevé les questions...
Ce livre est un cri de colère. J'ai
découvert le rôle de la France au fur et à mesure. Je
croyais la France beaucoup plus "humaine" que ça. Je souhaite que mon
livre sorte les gens de l'indifférence. Je veux sensibiliser les gens
sur la question. Raconter aussi que ce n'est pas aussi simple. Ce n'est pas
simplement une question de massacres aveugles, comme ça. Les
médias racontaient n'importe quoi sur le Rwanda à
l'époque. Je me rappelle qu'on avait interviewé la veuve du
Président Habyarimana ; on la présentait comme une victime, alors
que dans ce qu'elle disait en Kinyarwanda, et que le journaliste ne comprenait
pas, c'était presque des appels au meurtre !... Vraiment n'importe
quoi... En France, il y a des Hutus négationnistes qui menacent les
Tutsis, qui les menacent de mort. Beaucoup de génocideurs sont en
France... dont des prêtres. Il y a plusieurs aumôniers militaires
qui sont ici. Qui sont couverts par l'Eglise. Il n'y a pas que des religieux,
il y a des universitaires aussi qui se trouvent en France, dont un professeur
qui avait tué de ses propres mains, ses propres élèves...
Incroyable... Mais pour tous ces gens-là, la justice internationale se
fera un jour.
C'est aussi important pour les français. Pour qu'ils
voient ce qu'on a fait en leur nom sans qu'ils le sachent. Et puis beaucoup de
Français ignorent la réalité de L'Afrique. Ou un
mépris ou un rejet à l'égard de quelque chose qui ne les
regarde plus depuis les années 60... Mais ce qui est dangereux, surtout,
c'est que le cas du Rwanda n'est pas une exception spécialement,
ça peut se reproduire dans n'importe quel pays d'Afrique...
...Ou d'ailleurs... Au sein du gouvernement
français, il y avait quand même des gens conscients de
ça... Si effectivement ce sont les grands trusts qui ont la mainmise sur
les affaires politiques et le pouvoir effectif, via des réseaux et des
implications diverses, que peut faire un gouvernement politique ?
Il y a des gens qui, au sein du gouvernement Balladur, ont
dû certainement se poser la question, mais... C'est-à-dire...
C'est-à-dire qu'on ne résiste pas à ça... Ils n'ont
pas su ou pas pu du moins y résister... Il y avait des réseaux
personnels. Il devait y avoir des commissions à toucher çà
et là... De toute façon, il faudrait se débarrasser de ces
réseaux de la "Françafrique" pour assainir le
système...
Mais j'accuse beaucoup les politiques français
d'avoir cautionné le génocide par ce stratagème
très simple, relayé d'ailleurs par la presse, en faisant
l'amalgame du double génocide qui consiste à dire "tout le monde
est responsable, donc personne en particulier", et en tout cas nous n'y sommes
pour rien.
Dans ton livre, tu cites en effet des
déclarations édifiantes. Dans la séance du 21 avril 1998,
Balladur parle de "campagne haineuse menée contre la France au sujet du
Rwanda" ; "il n'y a pas d'un côté les bourreaux, de l'autre, les
victimes." Ou Alain Juppé qui mélange le génocide et ses
suites : "Je suis fier de la France et n'admets pas qu'on mette en cause cette
merveilleuse opération humanitaire (ndlr : opération
Turquoise) qui a sauvé tant de vies." Ou encore plus drôle,
tu rapportes un mot que François Mitterrand aurait dit à ses amis
: "Dans ces pays-là, un génocide, ce n'est pas très
important." Je ne sais pas si c'est vrai, mais on croirait
l'entendre...
Et dans la presse, le mot de la fin à ce sujet, c'est
toujours... Tiens, regarde aujourd'hui, un article de Libé,
à la fin : "dans ce silence, victimes et bourreaux d'hier et
d'aujourd'hui se confondent."...
Parfois, je me suis dit que ta mise en accusation
n'était pas assez forte, appuyée... Ici, les gens sont un peu
sourds. Si on ne leur hurle pas dans les oreilles...
J'ai déjà eu tant de mal à me faire
éditer... Et puis on peut lire entre les lignes.
Justement, la méthode que tu emploies ressemble
sensiblement à celle utilisée par Dominique Lorentz pour Une
Guerre (ndlr : livre sorti en 1997 aux Editions des Arènes et
traitant notamment des réseaux français africains pour
l'acheminement d'uranium vers l'Iran). Elle consiste à
établir, à partir de documents existants, articles de presse par
exemple, ou recoupement de témoignages contradictoires, un faisceau de
concordances, non pas pour prouver, au sens d'une vérification de ces
faits, mais pour amener le lecteur à penser que, effectivement, cela a
très bien pu se passer comme cela. Ce qui ressemble fort à une
mise en accusation. Vas-tu pousser cette démarche ?
L'ouvrage que je prépare sur l'attentat de l'avion
d'Habyarimana va dans ce sens. Un projet de site Internet est en cours pour le
mois de septembre, j'espère. Je vous tiendrai au courant...
Annexe 4
Les médias français face au Rwanda De
l'intervention française de 1990 au génocide
Nicolas Bancel
La couverture médiatique française des
événements du Rwanda reflète les poncifs, clichés
et préjugés qui entourent l'Afrique. Il ne s'agit pas de jeter
systématiquement l'opprobre sur les journalistes mais de voir à
quel point une déconstruction de ces représentations imaginaires
aiderait à éviter des erreurs de contenu aux conséquences
ravageuses dans le public comme chez les décideurs politiques. Nicolas
Bancel avait déjà collaboré avec Pascal Blanchard à
Africultures par une remarquable contribution au dossier
Tirailleurs en images du numéro 25. L'article qui suit met en
lumière la relation entre les représentations et les choix
opérés par les journalistes dans leur présentation de la
réalité. C'est un thème auquel nous sommes
particulièrement sensibles à Africultures : nous avons tenu,
malgré sa longueur inhabituelle dans nos colonnes, à le publier
intégralement. O.B.
Ce travail porte sur les périodiques français
face au Rwanda de 1990 au génocide. Ce travail s'est essentiellement
concentré sur la presse quotidienne, de même que j'ai
accordé une attention toute particulière aux relations
proposées par les quotidiens français durant le génocide
(2). Dans le cadre de cette contribution, il est impossible de citer l'ensemble
des articles compulsés. Aussi avons-nous choisi de ne citer que les plus
significatifs (3).
Notre problématique initiale était de
comprendre comment ces événements ont été
analysés par ces périodiques, si on pouvait établir des
distinctions entre les axes d'interprétations des différents
journaux et, s'il était possible d'objectiver ces
interprétations, de les historiciser, en cherchant à saisir les
continuités des discours sur l'Afrique. C'est en effet en tant que
spécialiste de l'imaginaire colonial que j'ai été
sollicité pour déconstruire les discours de la grande presse
française durant cette période.
L'attention toute particulière portée à
la période du génocide s'explique aisément. D'une part
parce qu'il s'agit d'un événement capital de l'histoire du XXe
siècle, d'autre part le génocide constitue un point de
retournement, l'une de ces crises majeures susceptibles de créer une
extraordinaire polarisation de positions des acteurs - ici journalistes et
périodiques - et de mettre à nu les présupposés qui
animent toutes leurs analyses. Cela s'est effectivement produit lors du
génocide. C'est dans cette perspective qu'il a paru utile de s'attarder
sur ce que l'on peut considérer comme des interprétations
mystifiées, voire tendancieuses ou fausses des événements
du Rwanda. Car, tout au moins en ce qui concerne la presse française, le
traitement des faits est divers, transcendant par ailleurs les clivages
politiques traditionnels des journaux de l'hexagone. Mais ce qui marque
l'observateur, c'est d'une part le réel souci d'information de la
plupart des journaux, mais également la permanence de clichés, de
stéréotypes sur la lecture de ce qui s'est passé au Rwanda
et, au-delà, de l'interprétation de l'histoire rwandaise. Nous
nous sommes également attardés particulièrement sur le
traitement du génocide par le journal Le Monde, cas assez
exceptionnel de soumission aux versions successives du pouvoir rwandais - soit
le gouvernement intérimaire après l'assassinat du
président Habyarimana et composé des principaux organisateurs du
génocide - et d'accumulation de poncifs sur les déterminations
ethniques de ce qui restera longtemps (jusqu'en juin 1994) pour Le
Monde, une " guerre civile ".
La question de l'interprétation
ethniciste
Le mirage de l'interprétation ethniciste est l'un des
paradigmes les plus fréquents, les plus commodes et les plus
usités dans la presse pour expliquer les événements
socio-politiques contemporains en Afrique. Pour exemple et parce qu'il
constitue une sorte de synthèse, j'ai choisi d'analyser un article qui a
été publié bien avant le génocide, en 1988, dans la
revue Spectacle du Monde. Cet article s'intitule " Tutsi et Hutu :
drame atavique " et est signé Bernard Lugan. Cet article résume
à lui seul tous les stéréotypes de l'interprétation
ethniste appliquée au Rwanda. Prenant comme point de
référence les massacres d'août 1988 au Burundi, l'auteur
les analyses en ces termes : " Tutsi et Hutu vivent sur le même sol
du Rwanda et du Burundi. Ils parlent la même langue, mais tout les
séparent. Leurs différences sont raciales. D'où un drame
permanent qui ne s'est pas apaisé avec le temps [...]. Une fois encore,
l'Afrique apporte la tragique confirmation de ses déterminismes
ethniques [...]. L'auteur poursuit "Au simple coup d'oeil, il est
aisé de distinguer les Tutsi par leur taille élevée, leur
crâne allongé, leur port altier et parfois arrogant, leurs traits
non-négroïdes. Ils savent se montrer distants, fiers, maîtres
de leurs sentiments. Leur autorité naturelle et leur habileté
leur ont permis de s'imposer à la masse Hutu, au terme d'un long
processus que les ethnologues et les historiens du Rwanda et du Burundi ont
longuement étudié. "
Extraordinaire continuité entre le discours de
l'anthropologie raciale de la fin du XIXe siècle et cette description
des " déterminismes ethniques ", des " différences raciales "
entre Tutsi et Hutu ! A leurs principes, le même mécanisme mental
: une essentialisation de la " race ", aux fondements des structures sociales
comme des oppositions politiques. La biologisation du social, impossible en
Europe après la politique nazie et la catastrophe de l'holocauste, est
encore utilisée en Afrique comme un paradigme par quelques " chercheurs
" et, nous le verrons, certains journalistes. Le cas est ici extrême,
puisque Bernard Lugan, rejeté par la quasi-totalité des
africanistes, représente le courant le plus radical de la pensée
racialiste (4). C'est le prêt à penser raciste, qui doit
"expliquer" tous les conflits interafricains actuels par le déterminisme
de la race. Inutile de dire que des chercheurs ont, depuis longtemps, fait
litière de cette " explication " (5). L'essentialisation des
différences ethniques est un processus politique, dont la genèse
est coloniale (6).
Les concepts racistes utilisés explicitement par Lugan
et implicitement par de nombreux commentateurs s'organisent sur deux postulats
concernant l'Afrique : les différences entre ethnies doivent
s'interpréter comme des oppositions et ces différences sont
enracinées génétiquement, constituant ainsi une permanence
de l'histoire de l'Afrique. Elles débouchent inéluctablement sur
des massacres ponctuels, dont la mémoire " se perd dans la nuit des
temps ". C'est ce qu'affirme Lugan en parlant de déterminisme ethnique
et en ajoutant : "De tout temps, les Tutsi et les Hutu se sont
combattus." Ces postulats, mélange d'idéologie
d'extrême droite et de paresse intellectuelle, sont largement admis par
un certain nombre de " connaisseurs" de l'Afrique. Ils constituent des relais
qui alimentent tout un imaginaire sur le continent noir.
Pour introduire ce travail et essayer de saisir la permanence
de ces stéréotypes sur l'ethnie, je prendrai trois exemples
congruents : l'un aux États-Unis, les deux autres en
France.
Aux États-Unis, un courant issu de
l'ultra-conservatisme, qui connaît une certaine mode outre-Atlantique,
à pour hérauts Paul Johnson ou William Pfaf (qui dans le
Herald Tribune du 24 avril 1990 appelait à " Une recolonisation
internationale de l'Afrique "). Paul Johnson, prenant exemple sur les
"luttes tribales" du Rwanda, développe un argumentaire
hallucinant sur la nécessité de recoloniser l'Afrique. Celui-ci
se base, à la différence de Lugan pour qui la hiérarchie
des races est universelle et s'applique donc aussi à l'Occident, sur
l'opposition entre " monde civilisé " et " monde sauvage ", si cher aux
tenants de l'impérialisme colonial de la fin du siècle dernier.
Car le colonialisme, étendu ici sans discrimination et par un saisissant
amalgame historique à l'impérialisme grec, au colonialisme
européen, puis à celui des États-Unis et de la Russie, se
résume à une chose : " l'apport de la civilisation
".
En France, même argumentaire et mêmes conclusions
d'un Guy Sorman pour qui, dans un article publié dans Le
Figaro-Magazine de l'été 1994, l'exemple du Rwanda prouve
que l'Afrique est " retournée à ses vieux démons
", c'est-à-dire aux confrontations ethniques, véritable
permanence de l'histoire du continent, amplifiées par les
possibilités techniques modernes d'extermination, mises entre les mains
irresponsables de "sauvages incapables de les maîtriser
".
Ces quelques exemples - parmi beaucoup d'autres - montrent que
le génocide rwandais a permis à quelques-uns uns des
hérauts de l'extrême-droite ou de l'ultra-conservatisme
d'étaler avec obscénité le vieux discours racial, mais
aussi de " prouver " la supériorité incontestable de l'Occident
sur le reste du monde. Les historiens et les scientifiques sourient ou sont
choqués par ces interprétations. Plus inquiétant me
semble-t-il est l'audience croissante auprès du grand public de leurs
thèses. Les réflexions de Johnson ont été
publiées par le Times, mais également dans la page
Rebonds de Libération, l'article de Sorman par Le Figaro
Magazine, Lugan publie de nombreux ouvrages, qui sont parmi les plus forts
tirages sur l'histoire de l'Afrique. C'est sur le fond du retour en force d'une
pensée coloniale que ces stéréotypes, parfaitement
lisibles dans ces quelques exemples, structurent souterrainement la
réflexion de nombre d'analyses sur
l'Afrique.
Et cette "analyse" connaît des relais politiques
inquiétants. On connaît les inclinaisons idéologiques de la
mission de coopération au Rwanda au début des années 90 et
lors du génocide (7), de même les orientations de la " cellule
africaine " de l'Elysée (8), largement imprégnée
d'idéologie ethniciste. Dans ce cadre, la phrase prononcé par
Charles Pasqua dans le cadre du journal télévisé de 20h
à la fin du mois de juin 1994, alors que le génocide était
pratiquement consommé, résume la prégnance du paradigme
racial dans les milieux politiques : " Vous savez, il faut bien comprendre
que pour ces gens-là, le caractère horrible de ce qui s'est
passé n'a pas du tout la même valeur que pour nous
".
La boucle est ici bouclée : " ces gens-là ",
désignant les Rwandais et par extension, tous les Africains, " se
massacrent mutuellement depuis des siècles ". Donc ils ont l'habitude -
cela fait partie de leur culture, de leur vie quotidienne et, au-delà,
de leur nature profonde - des immémoriales oppositions raciales qui
fondent l'histoire africaine. Un Rosenberg n'aurait pas démenti cette "
analyse ".
Face à la puissance de cet imaginaire collectif
d'origine colonial, Jean-Pierre Chrétien avouait son impuissance.
Répondant à une question de l'auditoire au cours d'un colloque,
il déclarait : " Durant le mois d'avril [1994], je me suis
échiné à expliquer à des journalistes la dimension
politique du drame qui se jouait. Et je me suis échiné en vain.
"
Devant ces interprétations fondées sur une
définition dramatiquement simplificatrice de l'ethnie et de l'histoire
africaine, véhiculée aussi bien par des médias nationaux
que par des intellectuels et des politiques, on reste effectivement confondu.
Confondu et inquiet, car que pèsent les travaux sérieux
réalisés par des historiens, ou les ouvrages éclairants
écrits immédiatement après le carnage, face à la
puissance de ces organes de presse et, plus encore, face à
l'écrasante force de la télévision ? Sans doute
très peu de choses (9).
La presse française face au Rwanda
(1990-1993)
A la veille de l'intervention française au Rwanda,
Libération du 4 octobre 1990, reprenant des
dépêches de l'AFP et de Reuter, titrait : " Le Rwanda
déstabilisé par une guerre ethnique ". Décrivant dans une
première partie l'offensive des FAR, Libération
reprenait à son compte l'explication ethnique en affirmant : "
Agité par des guerres tribales à la fin des années 50
et au début des années 60, le Rwanda est aujourd'hui victime de
la politique de "liquidation" qui a permis à l'ethnie majoritaire des
Hutu de prendre le pouvoir [...]." Le Monde, à la
même date, par la voix de Jean Hélène, qui reprend
visiblement les informations de l'A.F.P. et de Reuter, parle lui, de "
massacres interethniques ".
Devoir mettre en parallèle ici
Libération et Le Monde dans le cadre de ces articles
de 1990 ne rend pas compte des différences d'interprétation des
deux quotidiens : Libération se signale en effet, de 1990
à 1994 par des articles tout à fait pertinents de Stephen Smith
(avant que celui-ci ne verse, après le génocide, dans
l'interprétation ethnique) et de Jean-Philippe Ceppi, sur la politique
de la France au Rwanda et notamment le rôle du DAMI (la
coopération militaire française au Rwanda), puis lors du
génocide. Quoiqu'il en soit, ce qui prévaut dans ces deux
articles est l'interprétation ethniste du conflit.
De 1990 à 1993, vont se succéder dans la presse
française quelques articles mettant en relief les espoirs de
démocratisation du pays. Le Monde Diplomatique, dans
son numéro de novembre 1990, par la plume de Daniel Helbig,
éclaire d'abord le fond politique du problème, la politique
ethniste menée successivement par les colonisateurs belges puis par les
deux présidents rwandais. Puis, il s'interroge sur les
intérêts français au Rwanda, soulignant leurs faiblesses
objectives (en dehors de la défense de la francophonie), et postule
qu'un changement de la politique de coopération de la France devra
être envisagé, devant les atteintes répétées
aux droits de l'homme. Libération, dans un article signé
par Claire Augé et Régis Solé, souligne le 31
février 1991 les progrès lents du processus démocratique,
mais insiste plus particulièrement sur la dérive ethniste du
gouvernement Habyarimana. Les deux journalistes mettent l'accent sur
l'utilisation du mot " cancrelat " pour désigner les membres du FPR et
par extension tous les Tutsi du Rwanda, ainsi que l'utilisation par la
propagande officielle du mythe du rétablissement de la monarchie tutsi.
Les exactions et les meurtres commis sur les Tutsi ne sont pas ignorés
alors et il semble évident que le régime se
radicalise.
Cette radicalisation croissante du régime se
concrétise en mars 1992 par une série de pogroms anti-Tutsi. Il
est sans doute difficile alors de deviner que l'appareil d'Etat rwandais est en
train de se doubler d'un appareil para-étatique, celui des milices.
Cependant, la politique anti-Tutsi est une réalité
concrète du gouvernement Habyarimana, et il suffit d'écouter les
discours officiels que prononce le chef de l'Etat en kinyarwanda, ou de mesurer
la propagande haineuse de journaux comme Kangura, jamais
inquiété par les autorités rwandaises à l'inverse
d'autres journaux de l'opposition, pour prendre conscience de l'implication
politique du régime. Cependant, ces éléments ne semblent
pas suffisants pour certains quotidiens. Le Monde du 14 mars 1992,
parle encore de " haine tribale.
Le 11 juin 1992, Stephen Smith, de Libération,
signe un article intitulé : " La guerre secrète de
l'Élysée en Afrique de l'Est ". Le journaliste fait état
d'un engagement toujours croissant de la France au côté du
régime Habyarimana, contrôlant de facto les
opérations engagées contre le FPR, fournissant abondamment en
armes les FAR - jusqu'à prélever sur les propres stocks de
l'armée française. Stephen Smith met également en
évidence les liens privilégiés établis entre le
président français et le président rwandais, ainsi que
l'amitié qui unit leur fils respectif, tout en rappelant que les
massacres de Tutsi sont liés à la radicalisation du
régime. Cet article est réellement important, car il souligne
explicitement les liens organiques entre la France (à travers l'action
de la DAMI et de la cellule africaine) et le pouvoir rwandais, mais aussi car
il révèle plusieurs des facettes de la politique du pouvoir
rwandais : politique intérieure de discrimination du régime par
rapport à la minorité tutsi, politique vis-à-vis du FPR,
politique de coopération avec la France et implication - militaire et
politique - de la France au Rwanda.
Autre article significatif, celui publié par
l'hebdomadaire L'événement du jeudi en juin 1992 et
signé Jean-François Dupaquier : " La France au chevet d'un
fascisme africain ". Dans cet article, toutes les dérives du
régime d'Habyarimana sont disséquées : l'action criminelle
des milices Interahamwe et des groupes extrémistes qui se sont
jurés, note l'auteur, " d'exterminer totalement les 14% de Tutsi
restant" ; le système d'apartheid institutionnalisé ; la
formation d'un groupe politico-affairiste autour d'Habyarimana prêt
à tout pour conserver ses prérogatives ; les provocations
répétées aux crimes collectifs de la presse
extrémiste liée au pouvoir et enfin l'implication de plus en plus
compromettante de Paris.
Bref, en juin 1992, on savait ce qui était en train de
se tramer au Rwanda. Il était sans doute difficile d'imaginer le carnage
final. Mais une observation un peu sérieuse de la politique raciste
menée par les autorités de Kigali aurait dû faire un sort
aux interprétations ethnistes, qui perdurèrent hélas
durant le génocide.
Le génocide
Nous allons porter une attention particulière aux
débuts du génocide, durant la période qui va du 6 au 15
avril 1994. Le génocide débute le 6 avril, après
l'attentat contre le Falcon présidentiel qui transportait les
présidents du Rwanda et du Burundi. Dès le 8, des informations
commencent à parvenir à Paris. A partir de ce moment, les
positions des différents médias français vont se
différencier très nettement, selon des orientations que l'on
pouvait déjà déceler dans le traitement de l'information
entre 1990 et 1994.
Dès les premiers jours du génocide,
Libération, par la plume d'Alain Frilet, dans un article
intitulé : " Rwanda : la paix détruite en plein vol ",
décrit les pillages et les massacres qui s'étendent rapidement
à tout Kigali. L'auteur identifie immédiatement le
mécanisme de la machine de mort qui se met en marche : il désigne
le cercle restreint des extrémistes de l'akasu, qui ont
vraisemblablement préparé l'opération en utilisant la
garde présidentielle. Simultanément, l'expression "purification
ethnique" est lâchée par Le Figaro, dans un article
intitulé " Kigali sombre dans l'anarchie ", mais insiste
également sur les " combats aussi violents que confus ". Le
Monde, sous la plume de Jean Hélène début avril parle
de " violents combats " et s'attarde essentiellement sur les
responsabilités du FPR. Dans leurs journaux du soir, les
télévisions privées et publiques françaises
évoquent également les " combats interethniques ravageant
Kigali ", conséquence des " éternelles tensions entre
les ethnies rivales des Hutu et des Tutsi ", selon Le Figaro du
10 avril.
Les jours suivants, les médias continuent à
évoquer les " tueries tribales ", "la poursuite des
massacres interethniques", "les combats entre Hutu et Tutsi",
"Kigali à feu et à sang". Jean Hélène,
pour Le Monde, fait même un premier long compte rendu sur
l'ampleur des massacres et les atrocités commises, mais pas un mot sur
le caractère ethnicide de celles-ci.
Bref, au début du carnage, l'image la plus
fréquemment utilisée est celle de combats interethniques. On peut
concevoir que, dans les premiers jours du génocide puisse régner
une confusion : certains commentateurs confondent les massacres avec des "
combats interethniques " et amalgament en plus l'offensive du FPR avec les
massacres. En fait, il existe alors au Rwanda deux guerres : l'une qui oppose
le FPR et l'armée rwandaise et ses supplétifs et l'autre, qui est
une guerre contre les civils tutsi. De plus il existe en France et en Belgique
durant ces premiers jours une focalisation sur les expatriés, qui se
manifeste dans la presse par une inquiétude constante (et
compréhensible).
Mais dans cette confusion originelle, il est nécessaire
de souligner le traitement du génocide par le journal Le Monde
sous la plume de Jean Hélène, qui reste - c'est le moins que l'on
puisse dire - extrêmement imprécis sur les massacres de Tutsi,
assurant par la bouche d'un responsable du gouvernement intérimaire -
c'est-à-dire l'un des organisateurs des massacres en cours, source
d'information pour le moins suspecte - que les " excès sont le fait
de seulement quelques éléments indisciplinés et
incontrôlés " (14 avril). Le Monde semble beaucoup
plus s'intéresser au FPR et à la formation du gouvernement
intérimaire, qu'il entérine comme seule alternative possible,
alors qu'il a été formé par les génocidaires. Face
à lui, le FPR est perçu comme un envahisseur, un
élément étranger qui rencontre une hostilité totale
au sein de la population. Les sources du Monde, dont le principal
reporter sur place, Jean Hélène, semble suivre les FAR, sont
sujettes à caution. En effet, Jean Hélène va
jusqu'à accuser le FPR de " l'anarchie " à Kigali ("
anarchie " qui est un massacre au contraire très bien organisé) :
voyant des groupes de Rwandais en fuite, il s'interroge sur la
possibilité de "tirs rebelles" ayant provoqué cette
panique. Le journaliste décrit naïvement (?) des paysans les
saluant gaiement, " ayant sacrifié quelques vaches et se partageant
les morceaux ". Il salue ensuite l'entraînement des FAR et
pronostique que le FPR aura beaucoup de difficultés à s'imposer,
contrairement aux autres commentateurs qui prêtent à la
guérilla de Kagame une plus grande motivation et plus de
professionnalisme. Enfin, il déclare : "Mais pour les Tutsi, les
opposants et les habitants des beaux quartiers (toutes ethnies confondues)
[...] bref pour les cibles privilégiées des miliciens, la
situation devient difficile". Sorte d'euphémisme ! A la date de
l'article (13 avril), les rues de Kigali, une ville où se trouve
pourtant l'auteur, sont déjà jonchées de cadavres. Le
surlendemain (15 avril), Jean Hélène masquera toujours l'ampleur
des massacres, sans parler bien sûr du caractère clairement
raciste de l'entreprise génocidaire (mais il insiste sur le danger
récurrent des soldats FPR " infiltrés ").
Le plus terrible est que Le Monde ne déviera
pas de ligne. En effet, plus d'un mois après le déclenchement du
génocide, alors que celui-ci est avéré et que d'immenses
charniers de Tutsi et de Hutu de l'opposition couvrent tout le territoire
rwandais (et particulièrement Kigali), Le Monde du 11 mai
propose une chronologie des événements qui laisse pantois : la "
riposte " des proches du président assassiné ne se serait
soldé que par 11 morts (soit 10 casques bleus belges et le Premier
ministre modéré Agathe Uwilingiyimana), les 200.000 morts alors
estimés par l'ONU seraient le fruit des combats, d'une guerre civile
opposant Hutu et Tutsi.
En lisant Le Monde - et alors que Patrick de Saint
Exupéry pour Le Figaro, Laurent Bijeard pour Le Nouvel
Observateur, Jean Chatain pour L'Humanité, Alain Frilet et
Jean-Philippe Ceppi pour Libération ou encore Agnès
Rotivel pour La Croix ont déjà largement commenté
les mécanismes du génocide - il est impossible de comprendre
qu'au Rwanda se perpètre l'un des génocides de ce siècle
(10). L'appui, de facto, du Monde au gouvernement
intérimaire rwandais soutenu par Paris, la propension du journal
à soutenir la thèse d'une " guerre civile " ne laisse pas de
poser question.
Ces divergences entre les différents journaux se
manifestent en effet dès le 8 mars, à travers les soupçons
pesant sur les responsables supposés de l'attentat contre l'avion
présidentiel. Libération estime tout à fait
improbable qu'il soit l'oeuvre du FPR et désigne plutôt la garde
présidentielle, alors que Le Monde va faire état de
fortes présomptions contre le FPR, étayées par les
affirmations [je cite] de "plusieurs personnalités rwandaises,
proches du pouvoir" ainsi que par "des observateurs", qui
estiment que "le FPR, à terme, n'avait aucune chance de conserver
les acquis des accords d'Arusha, ce qui expliquerait, à leurs yeux,
cette éventuelle stratégie visant à s'imposer par les
armes". Deux jours plus tard, le "FPR menace", ce qui risque de
"faire tomber à nouveau le pays dans la guerre civile", alors
que l'armée a fait diffuser un message à la radio officielle
"condamnant les débordements". Il est assez extraordinaire de
voir Le Monde relayer les déclarations " d'apaisement " du
gouvernement intérimaire (génocidaire) sur les ondes, d'autant
plus que l'on sait le rôle déterminant joué par la radio
dans l'incitation et la direction du génocide. La diabolisation du FPR,
opposé à la " légitimité " des FAR qui ont pourtant
participé activement aux massacres, souligne encore que Le
Monde suit une analyse que tous les faits connus alors devraient pourtant
infléchir.
La réalité du
génocide
En effet, les premiers signaux très forts dans la
presse sont les articles de Libération, puis un article
publié le 18 mai par Le Nouvel Observateur : " Nos amis les
tueurs " (21 avril) de Laurent Bijard, qui initie toute une série
d'articles sur les implications françaises au Rwanda : " La France prise
au piège de ses accords ", d'Alain Frilet (Libération du
18 mai) ; dans Le Figaro du 19 mai : " Rwanda, les faux-pas de la
France " de Renaud Girard, etc.
Enfin, de nombreux journalistes contribuent à
éclairer, à partir du 19 avril, le caractère
génocidaire des massacres au Rwanda. La presse a, d'une manière
générale, rapporté assez fidèlement ce qui s'est
passé, même si l'interprétation ethniste a encore
été parfois utilisée au détriment d'une lecture
politique.
En revanche, la distinction établie pour le journal
Le Monde est toujours valable, puisque le journal va continuer
jusqu'à la fin de l'opération Turquoise à
entretenir la confusion entre l'action des FAR et du FPR, ne distinguant que
rarement le génocide de la guerre civile et entretenant une mythologie
anti-FPR activement diffusée par les officiels français. Le FPR
sera même désigné comme un groupe de "Khmers
noirs" à deux reprises, dont l'une dans un éditorial de
Colombani, le 23 juillet, alors que le génocide est pourtant
consommé et que l'identification des criminels ne fait plus de doute. On
dénombre cinq journalistes différents intervenant sur le dossier
rwandais dans ce journal. Ce qui montre qu'il existe une véritable ligne
politique, au moins implicitement. Comme le rappelait François-Xavier
Vershave lors du colloque Le Rwanda et les médias_, il est fort
probable que les journalistes du Monde aient été en
osmose avec la présentation officielle de l'engagement français.
Jean Hélène reprendra même à deux reprises des
"renseignements fournis par la DGSE ", expliquant que le FPR
était armé par l'Ouganda. Un article complet sera même
consacré à ce thème sous le titre : " D'où viennent
les armes du Rwanda ? " En fait, l'auteur ne parle que des armes du FPR, dont
on soupçonne l'Ouganda d'être le
fournisseur.
Cet article stipule que " l'ONU est impuissante à
mettre fin aux trafics d'armes qui rendent possibles les massacres ". Une
formulation pour le moins ambiguë, qui pourrait laisser supposer que c'est
le FPR le véritable responsable du génocide. Le titre est d'autre
part inexact, puisque l'article n'évoque que le FPR. Or, à cette
date, on sait déjà depuis longtemps que la France, mais aussi la
Chine on abondamment armé le régime d'Habyarimana, et que
d'autres trafics, transitant notamment par le Zaïre, alimentent FAR et
milices
On peut penser que, sous-jacent, se manifeste le complexe de
Fachoda, savamment entretenu par les services français, qui structure
souterrainnement cet aveuglement au moins partiel face au clan
extrémiste de l'akasu et cet acharnement
anti-FPR.
Conclusion
Ce résumé du traitement par la presse
française du génocide rwandais met en lumière trois
inclinaisons fondamentales : la première est, malgré tout, le
travail souvent remarquable d'un certain nombre de journalistes qui,
après une approche marquée dans les premiers jours du
génocide par la confusion, rendent compte du processus
génocidaire en cours. On peut cependant remarquer qu'alors que des
analyses sont déjà publiées au moins deux ans avant le
génocide sur la radicalisation raciste du régime, il faut presque
10 jours pour que les plus perspicaces d'entre eux saisissent la nature
ethnocide de l'événement. Mais l'énormité
même du drame rend sa compréhension difficile. La seconde est la
quasi-négation de l'événement, le génocide
étant masqué par les termes de " guerre civile " ou de " combats
interethniques ", catégories fondamentalement différentes du
génocide. Et enfin la troisième ajoute à la seconde une
soumission à la relation des faits par les génocidaires
eux-mêmes.
Cette synthèse appelle manifestement à une
réflexion sur le génocide au Rwanda, sa spécificité
historique. Trop de poncifs fondent encore l'approche des problèmes
contemporains du continent noir en général et du Rwanda en
particulier, sur le mode de l'" Afrique éternelle ". Ces
stéréotypes, directement issus de l'idéologie de
l'imaginaire colonial nécessite incontestablement un travail de
déconstruction, seul à même d'élucider pourquoi
l'Afrique demeure le lieu de projection de nos fantasmes, dont
l'essentialisation raciale (ou ethniste) reste l'un des fondements.
Cet article est le fruit d'une communication au colloque
international Le Rwanda et les médias, Université de
Montréal/Vues d'Afrique, mai 1996. Cette communication a
été remaniée et réactualisée. 2. Ce
travail est donc volontairement circonscrit. Est-il besoin de préciser
qu'une analyse de plus grande ampleur - et sur une plus longue période -
serait d'une utilité remarquable ? Elle permettrait, n'en doutons pas,
de mettre à jour l'essentiel des poncifs sur l'Afrique sur la longue
durée, leur persistance, leur prégnance dans l'imaginaire
collectif. J'ai tenté, avec Pascal Blanchard, une approche historique de
ce type, mettant en relation imaginaire colonial et représentations de
l'immigration dans l'ouvrage De l'indigène à
l'immigré, Gallimard, coll. "Découvertes", Paris, 1998, 128
p. 3. Les périodiques ont été consultés à la
Bibliothèque nationale (Très Grande Bibliothèque),
recherche complétée par la consultation des dossiers de presse de
la Fondation nationale des Sciences Politiques. 4. Il fut, entre autres,
membre du Conseil scientifique du Front national et l'un des responsables des
amitiés France-Afrique du Sud, sou-tenant l'apartheid. Le plus
dramatique est que Lugan fut professeur à l'Université de Kigali
et enseigne aujourd'hui à Lyon. 5. Voir par exemple les ouvrages de
Jean-Pierre Chrétien ou Claudine Vidal ou le dernier ouvrage de
Jean-François Bayart, L'illusion identitaire, Fayard, Paris,
1999. 6. Pour une synthèse accessible, on lira les deux premiers
chapitres de Colette Braeckmann, Histoire d'un génocide,
Fayard, Paris, 1994. 7. Voir Jean-François Bayart, "Les politiques
de la haine, Rwanda, Burundi, 1994-1995", Les Temps Modernes, n°
583, juillet-août 1995, pp. 217-227. 8. Voire François-Xavier
Vershave, Complicité de génocide ? La politique de la France
au Rwanda, La Découverte, Paris, 1994. 9. On lira sur la
question de l'interprétation ethniciste, l'ouvrage essentiel de
Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala,
Paris, 1998. 10. Sur le traitement du génocide par le journal Le
Monde, on lira Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir ?
Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais,
L'esprit frappeur, Paris, 1999. 11. Université de
Montréal/Vues d'Afrique, mai 1996.
Annexe 5
La guerre secrète de l'Elysée en Afrique
de l'Est
Des renforts français viennent d'être
dépêchés au Rwanda, au secours du régime du
président Juvenal Habyarimana. Très impliqué, Paris
fournit depuis vingt mois armes et encadrement à l'armée
gouvernementale. Enquête.
11 juin 1992 - Stephen Smith
La France fait la guerre au Rwanda. Dans le plus grand secret,
150 militaires français viennent d'être
dépêchés dans ce petit pays d'Afrique de l'Est,
ravagé depuis vingt mois par la guerre civile. Envoyés au secours
du président Juvenal Habyarimana, au pouvoir depuis 1973, ils rejoignent
sur place une autre compagnie de soldats français, maintenue au
«pays des mille collines» depuis le 3 octobre 1990. Ce
jour-là, l'arrivée de contingents militaires français et
belge, officiellement venus pour assurer l'évacuation de leurs
ressortissants, avait sauvé un régime en pleine dérive.
Encore avait-il fallu, pour prévenir l'imminente conquête de la
capitale par les forces rebelles, qu'une colonne de ravitaillement du Front,
populaire rwandais (FPR) soit stoppée, au lance-roquettes, par un
hélicoptère de combat. Aux commandes était alors un
officier de la Direction générale de la sécurité
extérieure (DGSE), le contre- espionnage français. Depuis deux
mois, c'est un autre officier français, le lieutenant-colonel
Jean-Jacques Maurin, qui de facto décide des opérations de guerre
de l'armée rwandaise.
Samedi dernier, à Paris, des représentants du
gouvernement rwandais et du FPR, le mouvement rebelle, se rencontrent pour la
première fois depuis le début des combats au Rwanda. Le
porte-parole du Quai d'Orsay souligne le rôle de « facilitateur
» joué par la France. En revanche, il n'annonce pas qu'au
même moment, une compagnie française venue de sa base en
Centrafrique débarque à Kigali, la capitale. La veille, les
rebelles rwandais se sont emparés de la ville de Byumba, à
70kilomètres au nord de Kigali. Paniqué, le président
Habyari-mana s'était alors adressé directement à
l'Elysée. Son appel au secours y a été entendu.
François Mitterrand entretient d'excellentes relations personnelles avec
le chef de l'Etat rwandais, de même que son fils aîné et
conseiller à l'Elysée pour les affaires africaines,
Jean-Christophe Mitterrand, avec «l'autre fils», Jean-Pierre
Habyarimana...
Hier, une source au ministère de la Défense
à Paris a confirmé la présence de soldats français
à Byumba. « Nous n'y sommes pas intervenus, mais nous sommes
là-bas pour voir et pour être vus», a-t-elle expliqué,
parlant de « gesticulation préventive ». Mais qui a donc
repris Byumba ? Officiellement, l'armée rwandaise. L'ennui, c'est que
celle-ci se serait effondrée depuis longtemps sans l'appui des forces
françaises. Depuis vingt mois, une compagnie de légionnaires
«tient» l'aéroport et certains axes routiers dans la capitale
rwandaise. Quelque 25 coopérants militaires français assurent par
ailleurs l'entretien du matériel de guerre. Enfin, un Détachement
d'assistance militaire et d'instruction (DAMI), aujourd'hui fort d'une
trentaine d'hommes, «forme» l'armée rwandaise.
Dans la réalité, cette mission qui, en
théorie, exclut tout encadrement opérationnel, est ambiguë
à souhait. Dans une note confidentielle adressée le 16
février dernier à l'ambassade de France à Kigali, le
ministère rwandais des Affaires étrangères inclut ainsi
parmi les attributions du chef du DAMI, à l'époque le
lieutenant-colonel Chollet, « l'emploi des forces rwan-daises». Le
texte précise que l'officier français, en même temps
conseiller du Président rwandais, «rendra compte
périodiquement à ses deux autorités de tutelle»...
Epingle dans la presse belge, le lieutenant-colonel Chollet n'a finalement
jamais pu assumer cette double casquette d'instructeur «neutre» et de
commandant opérationnel de l'armée rwandaise. Devenu trop voyant,
il a été retiré. Mais l'idée n'a pas
été abandonnée, pour autant.
Selon nos informations, c'est le lieutenant-colonel Maurin,
officiellement l'adjoint de l'attaché militaire à l'ambassade de
France, qui commande aujourd'hui les forces rwandaises. Les rebelles du Front
patriotique dénoncent avec virulence cette « caution militaire
française». Dans un communiqué publié hier à
Bruxelles, le FPR estime que « la justification humanitaire de la
présence militaire française au Rwanda s'avère de plus en
plus être un leurre. L'argument rabâché selon lequel elle
vise à tempérer l'ardeur meurtrière du régime en
place est pour le moins faible devant le poids des faits». Ceux-ci
viennent d'être rappelés dans un rapport d'Amnesty International,
publié il y a deux semaines : au cours des vingt derniers mois, en
représailles contre l'incursion rebelle à partir de l'Ouganda,
les forces de sécurité rwandaises ont sommairement
exécuté « plus de mille Tutsi », l'ethnie minoritaire
au Rwanda. Alors que quelque 800 prisonniers politiques viennent d'être
libérés, au mois de février, les assassinats et attentats
meurtriers se multiplient à travers le pays.
La France, malgré les dénégations de ses
officiels, est partie prenante dans la guerre au Rwanda. Paris apporte son
soutien actif à ce que l'africaniste Jean-Pierre Chrétien appelle
« le tribalisme majoritaire» du président Habyarimana. Ce
dernier, membre de l'ethnie Hutu, qui représente 80 % de la population
rwandaise, ne veut pas composer avec les exilés Tutsi, chassés du
pouvoir et du pays en 1959. Fournissant aujourd'hui le gros des troupes du FPR,
le général Habyarimana les accuse de vouloir rétablir
«l'ancien ordre féodal». Or l'opposition intérieure,
qui vient d'entrer au sein d'un gouvernement de transition, représente
une large majorité de Rwandais aspirant à une
démocratisation du régime, au-delà des clivages ethniques.
La semaine dernière, à Bruxelles, l'opposition rwandaise s'est
ainsi concertée avec les rebelles du FPR, constatant leur commune
volonté de mettre fin aux combats et-de former un «gouvernement
d'union nationale» conduisant le pays â dés élections
libres. Or, le président Habyarimana et son entourage affairiste ne sont
pas contraints de s'y résigner tant que la France alimente leur guerre
contre les «revanchards tutsis».
Le 14 mai dernier, un Boeing-707 cargo de la compagnie bulgare
Global Air est venu charger des obus pour mortier, du type 120mm
«rayés», à Châteauroux, qui abrite l'ancien
aéroport de l'OTAN aujourd'hui utilisé par l'armée
française. Le numéro de vol attribué à cet
enlèvement identifie comme commanditaire Air Rwanda. Dans
l'incapacité technique de transporter elle-même ces munitions, la
compagnie africaine a «sous-traité» l'affaire. Apparemment,
c'est une pratique courante dans le florissant commerce d'armes avec le Rwanda.
De l'aveu même du ministère de la Défense à Paris,
des «avions civils sud-africains» seraient également venus au
mois de mai à Châteauroux pour charger des munitions
destinées à l'armée rwandaise. Simultanément, du
matériel militaire d'une valeur de plus de 30 millions de francs vient
d'être livré par l'Egypte au régime rwandais, selon la
Lettre du Continent, publiée à Paris, qui s'offre le luxe
d'ajouter le numéro de compte au Crédit lyonnais de Londres sur
lequel le règlement a été effectué... Questions:
d'où proviennent les fonds qui permettent au Rwanda, l'un des pays les
plus pauvres d'Afrique, de financer cette guerre, et, accessoirement, à
quoi servent tant d'obus dans un territoire exigu--seulement 26000
kilomètres carrés--, densément peuplé de 7millions
d'habitants? Car les quantités enlevées en France sont
importantes: au point que, l'armurier Thomson ne pouvant plus livrer, l'on a
« prélevé » sur les propres stocks de l'armée
française...
Annexe 6
Entretien avec Jean-Pierre Chrétien par Mehdi
Ba
Les situations rwandaise et burundaise exigeraient
« une grande rigueur dans l'information et l'identification
précise des faits et des acteurs, sans tomber dans les clichés
ethniques qui ont été les vecteurs du
génocide », affirme Jean-Pierre Chrétien,
collaborateur éminent du Centre de recherches africaines, mais aussi
fidèle auditeur de Radio France Internationale (RFI). Il déplore
« subir depuis des mois le contraire dans les propos du
correspondant de RFI, comme dans ses écrits au Monde :
simplification ethnique incessante, parti pris pro-hutu (au sens de favorable
aux thèses hutuistes), même si tout cela est habilement mis dans
la bouche "d'observateurs" ou de "diplomates" ou de Dupont quelconques
rencontrés sur la route ou dans les
hôtels ».
Maintenant n°10 | Mehdi Ba | sept.
1995
Quelle est l'influence des journalistes
« anti-FPR » sur la perception du problème rwandais
en France ? Après quoi peuvent bien courir ces fervents
propagandistes ? Jean-Pierre Chrétien nous apporte des
éléments de réponse.
Dix-huit mois après le génocide, quel
est selon vous le degré d'information de l'opinion publique
française sur la situation au Rwanda ?
Jean-Pierre Chrétien : Cela
nous renvoie à la façon dont l'information est passée au
moment du génocide, c'est-à-dire sur un registre
émotif : les cadavres, le choléra... Comme la plupart des
gens ne s'intéressent que de loin au détail des questions
africaines, ils ont surtout été informés par la
télévision. S'ils ont suivi attentivement les journaux, ils ont
pu lire des analyses politiques à partir de juin-juillet 1994, mais
à la télévision cette analyse a été
très faible et c'est le mode émotif qui a dominé, à
l'instar des crises somalienne et libérienne.
L'émotion étant retombée, il ne reste
plus que des nouvelles épisodiques et lorsque des éléments
nouveaux apparaissent, c'est toujours sur un ton spectaculaire : ça
s'est manifesté avec Kibeho et actuellement avec le problème des
réfugiés qu'on veut expulser du Zaïre.
À travers tout ça, je ne suis pas sûr du
tout que l'opinion soit vraiment éclairée sur le réel
enjeu, c'est-à-dire sur la nature politique et idéologique du
génocide. Finalement, ce qui reste dans la tête des gens c'est
qu'il y a deux ethnies - hutu et tutsi -, que beaucoup de Hutus sont
partis au Zaïre, que les Tutsis sont au pouvoir à Kigali...
Le fait qu'un pouvoir responsable du génocide soit en
même temps responsable d'une intoxication de la population qui a
provoqué un départ massif au Zaïre, ceci n'est pas
perçu : on voit simplement les Hutus ayant peur des Tutsis. La
réduction ethnique domine et c'est ce qui explique la virulence qu'a
prise ce qu'on pourrait appeler le révisionnisme, le
négationnisme à l'égard du génocide.
Quelques milieux bien informés, qui suivent et ont des
contacts, exploitent l'aspect « bande dessinée » du
problème (l'opposition ethnique considérée comme
naturelle) pour essayer de gommer l'enjeu : c'est-à-dire le fait de
savoir si le Rwanda pourra, après ce génocide, retrouver une
conscience nationale dépassant le racisme, et pourra se reconstruire sur
la base de la justice.
On ne va pas au-delà de l'idée qu'il existe un
antagonisme entre deux ethnies. Je crains que la pédagogie des
médias ait été insuffisante pour expliquer en quoi cet
antagonisme était le fruit d'une idéologie raciste. Bien
sûr, il y a eu de bons articles et, de loin en loin, des reportages
télé ont dit certaines choses un peu plus justes, mais même
quand on lit la presse, on retombe vite sur un
« équilibrisme » entre les vengeances commises par
des militaires du FPR et les massacres d'avril à juillet 1994. On
s'apitoie sur les prisonniers, sur les conditions affreuses dans les prisons,
mais en oubliant littéralement de quoi est inculpée la grande
majorité des gens qui sont là.
Le combat contre le négationnisme se heurte à
une espèce d'édredon, un « terrain
mou » : les gens s'enlisent dans une vision ethnographique de
l'Afrique. Je crois qu'on n'a toujours pas bien compris qu'il s'est commis un
génocide au Rwanda. Bien qu'on connaisse tous les
éléments, on renonce à croire qu'il est possible d'aller
jusqu'au bout d'une analyse politique et idéologique en Afrique. Il y a
une sorte de paresse intellectuelle dès qu'il s'agit de ce continent.
Tout est noyé dans une vision simple : il y a des Hutus qui sont
à l'extérieur, des Tutsis qui sont rentrés, et
« les Tutsis ont pris les maisons des Hutus ».
Pensez-vous que la crise rwandaise telle que la
présentent des journalistes comme Stephen Smith et Jean
Hélène puisse être relayée à travers d'autres
médias par un effet
d'« autorité » ?
En ce qui concerne les médias nationaux,
effectivement, on observe un certain type d'autorité, puisque ces
journalistes font figure d'experts. C'est d'ailleurs étonnant de voir
qu'aujourd'hui Stephen Smith fait d'avantage figure d'expert, sur le Rwanda,
que Claudine Vidal [sociologue, chercheur au CNRS, et au Centre d'études
africaines - NDLR], qui a travaillé depuis les années 60 au
Rwanda, qui connaît à fond cette société, qui a
réalisé plein d'enquêtes...
D'elle, on dira que c'est une
« universitaire ». Tout le monde ne va pas lire Les Temps
modernes, les Cahiers d'études africaines ou les livres parus chez
Karthala, alors qu'en France - à Paris notamment -, beaucoup de
ceux qui s'intéressent à l'Afrique auront accès à
Libération : voilà pourquoi, en fin de compte, c'est Stephen
Smith qui fait autorité.
De ce point de vue, il faudrait se livrer à une
« analyse hiérarchique » de l'information : il
y a d'abord la mise à plat de nouvelles, et puis il y a ce qui fait
autorité. La base, ce sont les quelques paroles dites à la
télévision, disponibles pour tout le monde..., mais
intellectuellement, l'expertise va venir de certains grands journalistes. De
même, les révélations et les prises de position de
certaines associations reconnues (Amnesty, MSF, etc.) ont du poids dans ce
processus. Il y a des relais dans l'authentification, c'est vrai.
À Libération, l'alternance des
articles de Stephen Smith et Alain Frilet, dont les partis pris sont
visiblement opposés sur la question rwandaise, vous paraît-elle
tenir la route ou vouée à l'incohérence ?
Je ne sais pas comment fonctionne
Libération, mais j'ai l'impression que les journalistes y sont
très indépendants à condition qu'ils aient de la
qualité et qu'ils apportent des faits intéressants. Or, il faut
reconnaître que Smith comme Frilet sont de bons journalistes. Je crois
que leur rédaction doit être consciente qu'il y a, effectivement,
des éclairages très différents.
Apparemment, il n'y a pas à Libération une
« pensée maison », alors qu'il y en a une au
Monde qui est manifestement beaucoup plus cohérente. Entre les
reportages de Jean Hélène, ceux de Frédéric
Fritscher et les éditoriaux, tout dans ce quotidien va dans une
même ligne, qui a été celle d'un équilibrisme entre
FPR et ancien gouvernement, et d'une grande prudence dans les jugements
portés sur la politique française.Tandis que dans
Libération c'est beaucoup plus contradictoire, et puis Smith
est lui-même contradictoire entre ce qu'il écrit à
différents moments.
Un certain nombre d'associations et de
spécialistes de l'Afrique des Grands Lacs, dont vous-même, se sont
émus récemment du traitement de l'information
réalisé par ces deux journalistes sur les enjeux au Rwanda. Il
semble que malgré leur très bonne connaissance du dossier, ils
accréditent (au moins implicitement) la thèse du double
génocide [1]. On s'étonne, on s'indigne... est-ce qu'on a le
droit de poser la question : « Pourquoi ? Pourquoi
présentent-ils les faits de cette
manière ? »
Certainement, il n'y a pas de raison que les
journalistes soient plus tabous que les hommes politiques, les universitaires
ou les médecins lorsqu'ils exercent leur métier. Ça
devrait pouvoir rentrer dans un débat : le problème, c'est
que le débat n'existe pas beaucoup au niveau de la presse. Parfois il y
a une lettre de lecteur qui paraît...
Ce qui surprend chez Jean Hélène et Stephen
Smith (et ce, pour Smith, depuis juillet 1994), c'est qu'il semble qu'ils aient
décidé d'avantage de mettre en examen le régime de Kigali
que de s'interroger sur l'ensemble de la situation issue du génocide. On
dirait qu'ils mettent entre parenthèses le génocide, comme si cet
événement - aussi massif qu'atroce -, qui reste encore dans
les ruines, dans les morts, dans la tête des gens, comme si cet
événement n'avait pas existé.
On fait comme s'il s'agissait de n'importe quel autre pays
d'Afrique : dès lors, ces journalistes se livrent à une
analyse hargneuse du pouvoir en place avec tous ses défauts. Et de
l'autre côté, on dirait que ce qui se passe dans la mouvance
héritée de l'ancien régime - qui contrôle toujours
les réfugiés, possède des réseaux d'influence en
Europe, etc. - n'est pas très important pour eux.
Ce qui m'étonne, moi, ce n'est pas que Smith ou
Hélène aient écrit des choses mauvaises sur le
régime de Kigali, parce qu'il y en avait à dire, c'est la
continuité dans une ligne. C'est le cas de Smith depuis qu'il a
entrepris de vouloir démontrer, en juillet 1994, que le FPR avait abattu
l'avion présidentiel (en utilisant des arguments qui ne tenaient pas du
tout la route [2]), jusqu'aux articles dans lesquels il a massivement
relayé le point de vue des Hutus ultras (Rwanda et Burundi
confondus)...
Ainsi, une interview du Burundais Léonard Nyangoma [3],
parue sans que l'auteur n'introduise la moindre distance. En 1994, toute la
presse avait pourtant relaté comment Nyangoma s'était
montré capable d'inventer un faux putsch, d'intoxiquer l'opinion. Tout
le monde s'en était plaint, jusqu'au représentant de l'ONU,
Ould'Abdallah. On savait que Nyangoma est un politicien susceptible de mentir,
et pourtant Smith répercute ses thèses sans le moindre
recul ! Il y a donc une continuité dans la défense d'une
thèse « hutue » (au sens idéologique) qui est
étonnante.
Est-ce que ça reflète un malaise
personnel face à un génocide que, finalement, en Europe, on a pas
su empêcher, ni su percevoir pendant plusieurs semaines ? Et
qu'alors, d'une certaine façon, on voudrait faire oublier ça en
disant « Eh bien, vous voyez, les rescapés du génocide,
ils sont aussi mauvais que les autres » ?
Est-ce que, quand on est un correspondant à
l'étranger, les types de réseaux d'information qu'on utilise font
qu'à certains moments on fait soi-même des calculs ? C'est
sur cela que je m'interroge. Est-ce qu'un journaliste, en fonction de certains
types de sources, a des sortes de dettes ? Doit-il, pour s'acquitter de
renseignements obtenus à tel moment, rendre service à d'autres
moments ? Je me pose la question...
Pour résumer, chez Smith, ou bien c'est un
« état d'âme personnel » face à un
génocide (une psychologie qu'il faudrait comprendre), ou bien c'est
peut-être un calcul [4]. Chez Jean Hélène, c'est tellement
plus froid qu'on ne pense même pas à ça.
Hélène répercute de façon vraiment
trop évidente la version officielle française - la thèse
des « Khmers noirs », par exemple - ainsi que la vision de
la « troisième voie » rwandaise et des Burundais du
Frodebu sous l'influence de Nyangoma. Il ne faut pas oublier que Jean
Hélène est basé à Nairobi (Kenya), ville qui est
devenue le foyer le plus important des gens de l'ancien régime
Habyarimana et des partisans de la mouvance Nyangoma. Tous, notamment
Jérôme Ndiyo, le responsable de l'information de Nyangoma, sont
essentiellement basés dans la capitale kenyane.
Alors, est-il possible qu'en tant que journaliste le
correspondant du Monde fasse mal son métier et croit être bien
informé par des gens qui, gentiment, lui servent leur
idéologie ? La question se pose, tant les articles
d'Hélène sont calqués sur les déclarations de ces
extrémistes.
Par ailleurs, je crois que c'est quelqu'un qui est totalement
figé dans la vision tribale de l'Afrique. Et c'est là,
très curieusement, une continuité au Monde : depuis Philippe
Decraene jusqu'à Jean Hélène en passant par Jacques de
Barrin, les correspondants de ce journal en Afrique ont toujours
privilégié l'analyse ethnique « au niveau des
pâquerettes ». C'est-à-dire que lorsque des personnes se
battent, on cherche à identifier l'appartenance tribale, plutôt
que le processus politique qui fait qu'une force ou un gouvernement exploite
l'ethnisme.
Cette volonté de réduction a d'ailleurs conduit
à des articles très agressifs à l'égard des
universitaires, notamment avec de Barrin. Ils disent qu'au fond les
universitaires nous cassent les pieds à couper les cheveux en quatre
alors que l'Afrique c'est tellement évident, tellement simple : il
y a des ethnies qui s'opposent.
Ce schéma a son importance. Peut-être y a-t-il le
souci de faire plaisir à des instances officielles en France - quand on
est correspondant de RFI ou du Monde en Afrique de l'Est ? Mais il y a
aussi une fixation « hargneuse » sur l'explication ethnique
pour affirmer : « Voyez, on a raison ! » Et
chaque fois qu'on va trouver un élément allant dans ce sens, on
va enfoncer le clou.
Il y a une faiblesse intellectuelle dans l'analyse de
l'Afrique qui s'est installée au Monde et qui semble donner une
cohérence générale des éditoriaux aux reportages
des correspondants.
Le 12 août, vous avez réagi en
écrivant au directeur d'antenne de RFI, Michel Meyer, qu'est-ce que vous
lui disiez ?
Je lui disais que c'était étonnant qu'il y
ait un tel décalage entre ce que raconte son correspondant et ce qu'on
voit par ailleurs dans d'autres documents. Que les problèmes du Rwanda
et du Burundi étaient compliqués et qu'on attendait des analyses
et pas une « évidente désinformation ».
Autrement dit, soit Jean Hélène est bête,
soit il le fait exprès ; il a entrepris, depuis Nairobi, de
défendre une thèse, celle des idéologues du Hutu Power
rwandais et burundais. Il aurait pu expliquer le débat, présenter
les arguments...
Le remaniement ministériel de la fin août
a cristallisé une nouvelle fois les atermoiements des journalistes dont
nous parlions : ils y voient l'acte ultime du FPR pour s'approprier la
totalité du pouvoir. Auriez-vous des éléments d'analyse
plus désintéressés ?
Au fond, ce qui vient de se passer au Rwanda, c'est une
crise gouvernementale qui tourne essentiellement autour du problème de
la sécurité, de la justice, du traitement du génocide et
du retour des réfugiés. Cette crise a montré qu'au sein du
gouvernement - du FPR notamment - on a considéré que l'action
engagée n'était pas assez efficace, que ça
piétinait...
On assiste donc à un changement de personnels au sein
de la coalition au pouvoir, qui s'opère conformément aux
modalités prévues par les accords d'Arusha [5] : toutes les
permutations, que ce soit sur le plan politique ou sur le plan de l'origine
dite « ethnique », aboutissent au maintien des mêmes
équilibres dans le nouveau gouvernement.
C'est une crise sérieuse mais rapidement
réglée et qui n'a pas pour résultat, comme on l'a dit, une
mainmise totale du FPR et des Tutsis sur le gouvernement. Ce dernier compte
toujours une majorité de ministres hutus et une majorité de
ministres n'appartenant pas au FPR. Cela étant, le FPR a, certes, une
influence prédominante puisque c'est lui qui a gagné la guerre et
que l'armée lui est prioritairement acquise : ça, personne
ne le nie. Mais en tous cas, on a toujours affaire à un gouvernement de
coalition.
À la base de cette crise gouvernementale, on trouve
l'exacerbation des tiraillements entre deux interprétations des
priorités à mettre en oeuvre : la justice ou la
réconciliation. Certains pensent qu'il n'y a pas de
réconciliation sans justice, et d'autres qu'il faut
accélérer la réconciliation et tourner un peu plus vite la
page sur le génocide ; c'est ça l'enjeu du débat.
Derrière cela, il peut y avoir différentes manigances, des
attitudes plus radicales, au FPR ou ailleurs...
Quand je lis la Libre Belgique aujourd'hui (1er
septembre), je trouve à peu près la description de cette crise.
Avec l'évocation « calme » des personnalités
en jeu. En revanche, dans l'article de Jean Hélène, j'ai
l'impression de lire qu'il y a eu un coup d'État à Kigali et
qu'il n'y a plus aucun ministre hutu ni aucun ministre non-FPR. [Les articles
de Smith pendant le remaniement exploitent, à peu de choses près,
la même trame - NDLR].
Son argumentation revient à dire que la
« fiction d'Arusha » est finie, que c'est l'échec du
gouvernement de coalition, etc. L'article ne met aucunement en valeur la
personnalité des nouveaux ministres mais surtout celle des
partants ; les mêmes partants qui étaient jusqu'alors
considérés comme des pendants du FPR ou des « Hutus de
service » deviennent tout à coup très bons en
démissionnant !
Tout est ramené à la construction d'un pouvoir
tutsi FPR à Kigali, on ne décèle aucune nuance. Or, la
philosophie du FPR n'est pas du tout celle de l'ethnisme, pas plus que Kagame
n'incarne l'ethnisme. Pas de trace des débats qui ont lieu à
Kigali et que tout le monde connaît, tout nous ramène à un
règlement de comptes contre le pouvoir de Kigali.
C'est quand même étonnant que, sur cette
situation, Le Monde soit d'un parti pris si disproportionné que
le point de vue d'un journal conservateur belge paraisse aussi
équilibré.
Mehdi Ba
P.-S.
Les notes sont de la rédaction
[1] Selon Mitterrand, le FPR aurait procédé
à son tour à un génocide après sa victoire sur les
troupes des ex-FAR. Cette victoire avait pourtant mis un terme au
génocide - bien réel celui-là - perpétré par
l'État rwandais, que la France soutenait indéfectiblement depuis
quatre ans par l'intermédiaire de son Président.
[2] Rappelons que, selon des informations recoupées par
la journaliste belge Colette Braeckman, deux soldats français du
Détachement d'assistance militaire d'instruction (DAMI) - dont l'un est
identifié - auraient procédé à cet attentat, lequel
fut le déclencheur du génocide. Aucune enquête à ce
sujet n'a été menée, ni par l'armée, ni par le
Parlement, ni par Stephen Smith. Ce dernier, au contraire, développait
dans « Libération l'hypothèse (non
étayée) d'une possible responsabilité du FPR dans
l'attentat.
[3] Léonard Nyangoma peut être sommairement
qualifié comme l'homme qui essaye par tous les moyens de créer
une guerre civile au Burundi.
[4] Les mauvaises langues (nombreuses à la
rédaction de Maintenant) ont dans l'idée que Smith
bénéficie de contacts trop étroits avec les services
spéciaux français. Les barrières de la
« déontologie » seraient pulvérisées
si ces mauvaises langues allaient jusqu'à dire qu'il perçoit des
mêmes services une quelconque compensation (un salaire ?!). La seule
question qui se pose est la suivante : pourquoi les directions de
Libé et du Monde acceptent-elles d'offrir de telles tribunes à
l'État, surtout dans des circonstances à ce point
« criminelles » ?
[5] Accords conclus par le Président Habyarimana et le
FPR en vue d'un partage du pouvoir entre les divers partis, sur une base
pluriethnique. Le génocide, couvert et soutenu par la France,
organisé et exécuté par les tenants du Hutu Power (qui
prirent le pouvoir « sur le cadavre d'Habyarimana »), en
fut la principale violation.
Annexe 7
Note de Georges Martres
* 1 Patrick de
Saint-Exupéry, Complices de l'Inavouable, La France au Rwanda, Editions
Les Arènes, 2004
* 2 Novembre 1994. François
Mitterrand, président de la République Française,
rapporté par Dominique Franche, Généalogie du
génocide rwandais, Editions Flibuste, 2004, p.7
* 3 Jean-Paul Gouteux, spécialiste
de la question rwandaise, dans un entretien accordé au journal The
Dominion.
* 4 Dominique Franche,
Généalogie du génocide rwandais, Editions Flibuste, 2004,
p.11
* 4 Dominique Franche,
Généalogie du génocide rwandais, Editions Flibuste, 2004,
p.11
4 Ibid p.11
4 Ibid p.12
* 5 Edith Sanders, The
Hamitic Hypothesis; Its Origin and Functions in Time
Perspective
* 6 Journal of the discovery of
the source of the Nile, 1863
* 7 Les Recherches de la France,
1560-1567
* 8 Franco-Gallia, 1573
* 9 Sieyès, Qu'est ce
que le Tiers-Etat ?
* 10 Camille Desmoulins, La
France Libre, 1789
* 11 Jean-Pierre
Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala, 1998
* 12 J. Sasserath, Le
Rwanda-Urundi, étrange royaume féodal, 1948, pp. 27-28
* 13 Dominique Franche,
Généalogie du génocide rwandais, Editions Flibuste,
2004
* 14 Jean-Pierre
Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala, 1998
* 15 Jean-Paul Gouteux,
spécialiste de la question rwandaise, dans un entretien accordé
au journal The Dominion (Annexe 2)
* 16 Jean-Pierre
Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala, 1998
* 17 Jean-Pierre
Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala, 1998
* 18 Dominique Franche,
Généalogie du génocide rwandais, Editions Flibuste, 2004,
p 58
* 19 Jean Hatzfeld, Une saison
de machettes, Editions Points, 2003
* 1 Jean-Pierre
Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala, 1998
* 2 Histoire secrète de
la Cinquième République, La Découverte, 2006
* 3 Paul Quilès,
président de ka Commission, Enquête sur la tragédie
rwandaise, 1990-1994, rapport d'information n°1271
* 4 Fédération
Internationale des Droits de l'Homme, Africa Watch, Union Interafricaine des
Droits de l'Homme et Centre International des Droits de la Personne et du
Développement Démocratique, Janvier 1993
* 5 Pascal Krop, Le
Génocide franco-africain. Faut-il juger les Mitterrand ?, J.-C.
Lattès, 1994
* 6 Interview de Benjamin
Sehene, auteur du Piège ethnique, Chronicart, avril 1999
* 7 Article publié sur
amnistia.net, 12 février 2004
* 8 Danièle Helbig, "Le
Rwanda entre guerre civile et réformes politiques", le Monde
diplomatique, novembre 1990
* 9 Libération, Claire
Augé et Régis Solé, 31 février 1991
* 10 Jean-François
Dupaquier, l'Evénement du jeudi, juin 1992
* 11 Les médias
français face au Rwanda. De l'intervention française de 1990 au
génocide, colloque international Le Rwanda et les
médias, Université de Montréal/Vues d'Afrique, mai
1996, Nicolas Bancel, historien, maître de conférences à
l'Université Paris XI, vice-président de l'ACHAC (Association
pour la connaissance de l'Histoire de l'Afrique contemporaine).
* 12 Bernard Lugan,
Spectacle du Monde, Tutsi et Hutu : drame atavique, 1988. Bernard
Lugan a été membre du Conseil scientifique du Front national et
l'un des responsables des amitiés France-Afrique du Sud, soutenant
l'apartheid. Il fut professeur à l'Université de Kigali et
enseigne aujourd'hui à Lyon.
* 13 Libération, Le
Rwanda déstabilisé par une guerre ethnique, 4 octobre 1990
* 14 Jean-Paul Gouteux,
spécialiste de la question rwandaise, dans un entretien accordé
au journal The Dominion
* 15 Le Monde, Jean
Hélène, avril 1994
* 16 Le Figaro, 10 avril
1994
* 17 Le Figaro, Kigali sombre
dans l'anarchie, avril 1994
* 18 Libération, Rwanda
: la paix détruite en plein vol, Alain Frilet, avril 1994
* 19 Le Monde, Jean-Marie
Colombani, 18 juin 1994
* 20 Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 21 Bernard Debré, Le
Retour Du Mwami - La Vrai Histoire Des Génocides Rwandais, Editions
Ramsay, 1998
* 22 Le Monde, Horreur au
Rwanda, 11 mai 1994
* 23 Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 24 Le Monde, D'où
viennent les armes au Rwanda ?; Jean Hélène, 18 juin 1994
* 25 Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 26 Gérard Prunier,
Rwanda : le génocide, Dagorno, 1998
* 27 Pierre Erny, La Croix, 26
août 1995
* 28 Nicolas Bancel et Thomas
Riot, Génocide ou « guerre tribale » : les
mémoires controversées du génocide rwandais,
Université de Strasbourg, 2009
* 29 Cité par
Gérard Prunier
* 30 Nicolas Bancel et Thomas
Riot, Génocide ou « guerre tribale » : les
mémoires controversées du génocide rwandais,
Université de Strasbourg, 2009
* 31 Histoire secrète de
la Cinquième République, La Découverte, 2006
* 32 Histoire secrète de
la Cinquième République, La Découverte, 2006
* 33 op. cité p.23
* 34 Rapport de la commission
d'enquête citoyenne sur les médias et les idéologies et
l'implication de la France au Rwanda, mars 2005
* 35 Jean-Paul Gouteux,
spécialiste de la question rwandaise, dans un entretien accordé
au journal The Dominion.
* 36 Patrick de
Saint-Exupéry, Complices de l'Inavouable, La France au Rwanda, Les
Arènes, 2004
* 37 Libération, La
Guerre secrète de l'Elysée au Rwanda, Stephen Smith, 11 juin
1992
* 38 Note du Quai d'Orsay
à l'ambassade de France à Kigali, 3 février 1992,
citée par Patrick de Saint-Exupéry
* 39 Communiqué du FPR,
10 juin 1992, cité par Stephen Smith dans Libération
* 40 Rapport d'Amnesty
Internationale, Mai 1992, cité par Stephen Smith dans
Libération
* 41 Colloque sur la politique
extérieure de François Mitterrand
* 42 Libération, La
Guerre secrète de l'Elysée au Rwanda, Stephen Smith, 11 juin
1992
* 43 Patrick de
Saint-Exupéry, Complices de l'Inavouable, La France au Rwanda, Les
Arènes, 2004
* 44 Lettre de Edouard Balladur
à François Mitterrand, le 21 juin 1994, cité par Patrick
de Saint-Exupéry
* 45 Edouard Balladur, 9 juin
1998, cité par Patrick de Saint-Exupéry
* 46 Patrick de
Saint-Exupéry, Complices de l'Inavouable, La France au Rwanda, Les
Arènes, 2004
* 47 Cité par Patrick de
Saint-Exupéry, Complices de l'Inavouable, La France au Rwanda, Les
Arènes, 2004
* 48 Cité par
Gérard Prunier, Operation Turquoise : A Humanitarian Escape from a
Political Dead End, Adelman
* 47 Le Monde, Deux mille cinq
cents Rwandais arrivent chaque jour au Burundi, Jean Hélène, 17
août 1994
* 48 Cité par Jean-Paul
Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur,
1999
* 49 Le Monde, Pas le candidat
idéal pour cette opération, 23 juin 1994
* 50 The New York Times,
Raymond Bonner, French establish a base in Rwanda to block rebels, 5 juillet
1994
* 51 The Guardian, Chris
McGreal, French compromised by collaboration in Rwanda, 1er juillet 1994
* 1 Le Monde, M.Léotard
va inspecter un dispositif encore léger et fragile, Jacques Isnard, 29
juin 1994
* 2 Le Monde, Le dispositif
Turquoise passe de l'humanitaire au sécuritaire, Jacques Isnard, 6
juillet 1994
* 3 Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 4 Lettre de Jean-Pierre
Chrétien au quotidien Le Monde, 18 février 1993, cité par
Jean-Paul Gouteux
* 5 Le Monde, Rwanda, selon les
services de renseignements français, les rebelles
bénéficieraient du soutien de l'armée ougandaise ,
Jacques Isnard, 17 février 1993
* 6 Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 7 Dépêche de
février 1993
* 8 Audition du 9 juin 1998
à la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda
* 9 Le Monde, 17 février
1993
* 10 Le Monde, 23 juin 1994
* 11 Le Monde, 7 juillet
1994
* 12 Le Monde, Les ex-forces
armées se prépareraient à reprendre le combat au Rwanda,
Jacques Isnard, 24-25 juillet 1994
* 13 Le Monde, Les ex-forces
armées se prépareraient à reprendre le combat au Rwanda,
Jacques Isnard, 24-25 juillet 1994
* 14 Gérard Prunier,
Rwanda : le génocide
15 Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un
contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 16Cité par Jean-Paul
Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur,
1999
17 Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un
contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
18 Général Quesnot, 6 mai 1994,
cité par Jean-Paul Gouteux
* Cité par Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 19 Claude Silberzahn, ancien
patron de la DGSE (1989-1993), Au coeur du secret, Fayard, 1995
* 20 Le Monde, Jean
Hélène, Liesse chez les Hutus, soulagement chez les Tutsis, 27
juin 1994
* 21 Le Monde, Corinne Lesnes,
Les ambiguïtés de l'opération Turquoise, 28 juin 1994
* 22 Alison Des Forges, Aucun
témoin ne doit survivre, Karthala, 1999
* 23 Le Monde, Une mission sur
le fil du rasoir, Corinne Lesnes, 5 juillet 1994
* 24 Billets d'Afrique
n°47, juin 1995
* 25 Lettre publiée
dans Le Monde du 16 juillet 1994
* 26 Colette Braeckman. Le
Soir, Désinformation et manipulation, 25 juillet 1994
* 27 Envoyé
spécial à Goma durant l'exode
* 28 Officiel français
cité par Patrick de Saint-Exupéry, Complices de l'Inavouable, La
France au Rwanda
* 29 Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 30 Le Monde, Jacques de
Barrin, 3 octobre 1990
* 31 Entretien avec
Jean-Pierre Chrétien, Le Cobaye, septembre 1995
* 32 François-Xavier
Vershave, Complicité de génocide ? La politique de la France
au Rwanda, Editions La Découverte, 1994
* 33 Jean-Paul Gouteux, Le
Monde, un contre-pouvoir ?, Editions L'Esprit frappeur, 1999
* 1 Réponse d'Alain
Froment, secrétaire général de la rédaction du
Monde à Jean-Paul Gouteux, 6 août 1996
* 2 Réponse de Thomas
Ferenczi, médiateur du Monde, à Jacques Morel, 22 novembre
1996
* 3 Thierry Pfister, Lettre
ouverte aux gardiens du mensonge, Albin Michel, 1998
* 4 Le Monde, Au pays des
âmes mortes, Rémy Ourdan, 31 mars 1998
* 5 Le Monde, Editorial du 31
mars 1998
* 6 Gérard Prunier,
Rwanda : le génocide, Gadorno, 1998
* 7 Jean-Pierre
Chrétien, Le défi de l'ethnisme, Karthala, 1998
* 8 Dominique Franche,
Généalogie du génocide rwandais, Editions Flibuste,
2004
* 9 Alison Des Forges, Aucun
témoin ne doit survivre, Karthala, 1999
* 10 Bernard Debré, Le
Retour Du Mwami - La Vrai Histoire Des Génocides Rwandais, Editions
Ramsay, 1998
* 11 Marie-Roger Biloa,
colloque au Sénat français sur la région des grands lacs,
2002
* 12 Marc-Antoine
Pérouse de Montclos, Les séquelles d'un génocide :
quelle justice pour les Rwandais ?, Politique Africaine, n° 69,
mars 1998
* 13 Jean-Paul Gouteux,
spécialiste de la question rwandaise, dans un entretien accordé
au journal The Dominion
* 14 Le Figaro, Patrick de
Saint-Exupéry, 2 avril 1998
* 15 Rapport de la Mission
d'information parlementaire, décembre 1998
* 16 Interview de Dominique de
Villepin à la radio RFI, 1er septembre 2003
* 17 Revue Médias,
Peut-on encore parler du Rwanda, Hervé Deguine, mars 2008
* 18 Pierre Péan,
Noires fureurs, blancs menteurs, Mille et une nuits, 2005
* 19 Abdul Ruzibiza, Rwanda,
histoire secrète, Editions du Panama, 2005
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