CONCLUSION
Depuis le début de la répression violente en
mars 2011, on assiste à une escalade dramatique dans le recours aux
actes de violence et à la torture. Pourtant, personne ne devrait
s'étonner ; à titre d'exemple, dans le cadre de sa politique
européenne de voisinage, l'Union Européenne désigne le
pouvoir de Damas comme un régime présidentiel fort et
autoritaire, en besoin urgent de réformes politique et
économique. Dans de nombreuses publications, la torture, l'autocratie,
la corruption et la prédation de l'Etat étaient mentionnés
dans les rapports que produisent les Nations Unies. On peut donc dire que
l'aspiration des syriens à la chute du régime qui les a
brimés n'est donc ni étonnante, ni nouvelle au vu de
l'Histoire.
La Syrie a été un des derniers pays à
entrer dans la contestation politique des printemps arabes. Au mois de mars
2011 les appels aux manifestations se multiplient, et la répression
meurtrière commence à Deraa en fin mars. Le régime a tout
de suite réprimé les zones les plus exposées à
l'étranger, car il craignait une intervention internationale, à
la libyenne. Les manifestations ont grossi de taille dans les régions
sunnites favorables à la chute du régime : c'est à la fois
la répression et la situation de crise structurelle dans laquelle se
trouve la Syrie qui va entretenir le conflit, mais qui va pousser
également à sa radicalisation. Une des nombreuses conclusions de
ce mémoire est que la réussite de la contestation dépend
de sa capacité à se massifier et à durer dans le temps.
Si les manifestations du mois de mars avaient
été pacifiques et massives, c'est en partie car le cas syrien a
suivi le schéma tunisien : la contestation est partie de régions
isolées périphériques délaissées et
souffrant de difficultés socio-économiques, comme les villes de
Deraa, Banyas, Lattaquié. Il s'est propagé ensuite vers les
centres urbains plus importants. Les acteurs de ce mouvement sont les
laissés-pour-compte, ceux qui ne profitent pas des retombées de
la modernisation initiée depuis dix ans par le régime de Bachar
el Assad. Les bénéfices de cette réforme, comme la
réforme agraire de Hafiz el Assad, sont accaparés par une petite
minorité qui s'enrichit dans l'immobilier, les banques, le tourisme et
l'hotellerie. Le reste de la population vit avec difficulté,
particulièrement dans le monde rural ou dans les banlieues urbaines
accueillant l'exode rural. Les revendications socio-économiques se
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transforment alors en revendications politiques ;
l'idée de changement ne s'incarne que par la déconstruction de
l'Etat-régime instauré par le clan Assad pour ses
intérêts.
C'est dans ce contexte que des oppositions politiques claires
commencent à se former. On assiste à une scission entre
l'opposition de l'intérieur et celle de l'extérieur,
composée de laïcs et d'islamistes en exil. L'opposition de
l'intérieur est aussi bien composée des « anciens »,
connus en Syrie depuis des décennies, comme Michel Kilo, qui a subi
entre autres l'écrasement des aspirations du printemps de Damas, que
d'une nouvelle couche de manifestants, cette génération
spontanée des rues du printemps arabe, coordonnée en partie par
les Comités de Coordination sur le terrain. L'opposition de
l'extérieur est, elle, regroupée autour de Burhan Ghalioun au
sein du Conseil National Syrien qui a comme principe fondateur la chute du
régime, la protection des civiles, et l'avancement du dossier syrien
auprès des puissances internationales. Il est difficile de mesurer la
notoriété ou la légitimité du CNS auprès des
Syriens de l'intérieur ; l'information est filtrée,
contrôlée et surveillée.
La réouverture de « Facebook », le principal
médium social des révolutions arabes « Web 2.0), au
début de l'année 2011 en Syrie, a très vite aiguisé
les suspicions des web-activistes. Grâce à de nouveaux outils de
cryptage de données enseignés par Télécomix entre
autres, ils parviennent à diffuser une véritable mémoire
vivante de la révolution. Ces nouveaux médias ont donné
lieu à une guerre via médias sociaux interposés. La
fragilisation du régime syrien laisse place à de nouvelles
possibilités dans la région, surtout au regard du Qatar et de
l'Arabie saoudite. La chaîne Al Jazeera, d'abord en retrait, lance une
guerre médiatique contre le régime syrien et soutient
l'opposition. De même, les agences de presse russe et iranienne
défendent le régime en diffusant sa rhétorique.
Les discours sont antagonistes et les représentations
opposées à tel point que l'image autour du conflit syrien est
brouillée. D'une part, le régime et ses alliés accusent
les terroristes de vouloir déstabiliser la Syrie et d'établir un
régime islamiste ; d'autre part, les opposants clament leur pacifisme et
leur caractère laïc, en s'accusant l'un l'autre continuellement.
Sur le terrain, l'échec de la solution politique se
fait durement ressentir. La situation est dans une impasse entre d'une part une
société qui a pris une voix politique et qui n'entend plus en
être dépossédée et d'autre part un régime qui
a conservé des capacités de répression, en particulier en
engageant de préférence dans la répression la partie de
l'armée la plus fidèle, qui est aussi la mieux
entraînée et équipée en plus de multiples forces de
sécurité
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(forces spéciales ou forces auxiliaires miliciennes,
alaouites recrutés massivement) ou polices politiques, communes sous le
nom de mukhabarat.
La révolte syrienne a changé de nature à
partir de l'été 2011 avec une militarisation croissante du
mouvement. Les habitants de nombreuses régions touchées par la
révolte se sont constitués en groupes d'autodéfense pour
se protéger. Le déploiement de l'armée sur tout le
territoire a fortement augmenté les désertions. Des officiers
libres syriens fondent plus tard dans l'été 2011 l'armée
syrienne libre. Le régime perd le contrôle de certaines villes ou
certains quartiers, ou il a laissé certaines villes se proclamer «
villes libérées », avant d'entamer des reconquêtes
militaires violentes à grands renforts de chars et d'artillerie lourde.
Le bilan humain dépasse dix mille morts, avec des chiffres qui
relèvent d'une situation de conflit et plus seulement d'insurrections
spontanées et localisées.
La révolte prend aussi de plus en plus la tournure
d'une guerre confessionnelle : plusieurs observateurs parlent d'un risque de
« libanisation » ; le fait que l'Armée Syrienne Libre est
entièrement sunnite renforce la perception d'une revendication
hégémonique de la majorité sunnite contre le pouvoir aux
yeux des groupes minoritaires. Il semble que la libanisation qui est à
craindre soit difficilement évaluable vu le chaos dans lequel se trouve
le pays néanmoins, les principales parties impliquées dans le
conflit syrien refusent toute confessionnalisation de la révolte, pour
ne pas renforcer le discours du régime qui dresse continuellement
l'épouvantail du conflit inter confessionnel. En outre, ce qu'on observe
en Syrie est inédit : le mouvement n'émane pas de l'action de
groupes identitaires ou confessionnels, comme à Hama en 1982 ou à
Qamishli en 2004. On remarque l'implication d'une nouvelle couche de
manifestants non sectorisée, les victimes directes des crises sociale et
économique. Les manifestations syriennes n'ont rien de confessionnel ou
d'identitaire dans leurs principes, mais l'embourbement du conflit et
l'escalade de la violence exacerbent les clivages communautaires et risquent de
déterminer, si révolution il y a, le futur des affrontements
inter-syriens.
La régionalisation puis l'internationalisation du cas
syrien répondent à la nécessité de faire plier le
régime syrien, et réduire la répression
para-policière, policière et militaire. Cette étape
cruciale dans le développement du conflit, à une échelle
non plus nationale ou régionale mais internationale, change la donne :
les réunions de crise et sommets se multiplient pour résoudre
l'imbroglio syrien. Dans le cas libyen, l'intervention internationale avait
permis de faire basculer le rapport de force entre régime et opposition.
Dans le cas
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syrien, un tel scénario est bloqué par les
vétos russe et chinois au Conseil de Sécurité en en
février 2012 : les russes disposent de leur dernière base navale
en méditerranée à Tartous ; de plus, Moscou comme
Pékin trouvent inacceptables toute initiative allant dans le sens d'une
solution du Conseil de Sécurité de l'ONU, dominée par
l'Occident, autour de principes comme « le devoir de protéger
» et l'ingérence pour cause humanitaire. En outre, jusqu'à
maintenant, aucun protocole clair: ni l'armement des rebelles, ni le couloir
humanitaire qui supposerait l'aval des deux parties belligérantes, ni le
bombardement par l'OTAN des points stratégiques militaires du
régime, n'a créé de consensus
Le dossier a été saisi également à
un niveau régional. Dans le cas du Yémen par exemple, l'impasse
avait été débloquée par une initiative du Conseil
de Coopération du Golfe qui a permis le départ
négocié de Saleh. Cependant, dans le cas syrien, le facteur
régional introduit plus d'incertitude qu'il n'offre de solutions.
L'ingérence du Conseil de Coopération de Golfe complexifie les
rapports de force sunnite/chiite dans la région.
La combinaison entre : l'affaiblissement du pouvoir central
syrien, la division forte de l'opposition, l'incertitude concernant la violence
déchaînée qui s'en suivra et qui dénaturera
probablement la nature de la protestation, les clivages confessionnels
croissants et les interventions régionales, annonce un terrain favorable
aux salafistes djihadistes. La violence déchaînée et la
déstructuration étatique constituent un terrain favorable pour
les courants fondamentalistes, comme Al Quaeida, qui a annoncé
officiellement son soutien à la révolution.
Le régime de Bachar el Assad a fait face dans les
années 2000, en s'appuyant sur des clivages sociétaux, un
appareil sécuritaire important et un muselage de toute initiative
civile. Il a réussi à se maintenir à travers de crises
régionales graves, en particulier le voisinage avec les Etats Unis en
Irak, son retrait forcé du Liban. Mais cette nouvelle crise due à
la contestation populaire contre l'autoritarisme pousse le régime
à résister (muqâwama) face à son propre peuple.
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