III. De la révolte populaire au conflit
armé
Lors d'une conférence en mai 2011, le militant syrien
des droits de l'homme Ahmad Abbas témoigna de son expérience
d'opposant en Syrie et de son vécu dans les geôles syriennes.
L'ancien prisonnier politique était militant communiste et fut
incarcéré pendant 15 ans. Le plus intéressant sans doute
était son analyse du pouvoir : selon lui, « ce n'est pas un Etat,
mais un pouvoir (soulta) ». L'appareil public a été
l'instrument de l'oligarchie dans son développement, son enrichissement
et son maintien, bien généralement contre l'intérêt
de l'Etat et de sa bonne santé.
L'édifice construit par le système Assad
à partir du 16 novembre 1970, date d'accession au pouvoir de Hafez El
Assad, combinait légalité et état d'exception. Le
président cumule tous les pouvoirs et occupe une place centrale. La
syrie du Baath devient la Syrie d'al Assad : l'armée et le parti
deviennent des instruments du pouvoir, les institutions deviennent des
réseaux clientélistes dans lesquelles « la loyauté
s'échange contre des biens matériels89 ». La
communauté alaouite devient à la fois la réserve loyaliste
du régime et le cheval de bataille du système al Assad pour une
meilleure promotion territoriale. Je voudrais, à travers cette
troisième partie, montrer les limites de la théorie selon
laquelle le conflit syrien montre les prémisses d'une guerre civile
confessionnelle, une sorte de libanisation en progression. Les clivages
confessionnels existent bel et bien et nul n'appréhenderait justement le
conflit syrien s'il n'empruntait pas les mêmes grilles de lecture que les
syriens. Cependant, le discours du régime tend à instrumentaliser
cet équilibre fragile ; il utilise cette diversité communautaire
dans certaines villes où, en armant la population, il fait croire
à la menace d'affrontements confessionnels pour justifier la
répression.
Plus le conflit s'embourbe, et plus la menace d'une
radicalisation du conflit se fait sentir. Les attentats se multiplient comme
dans les années 1980, et le régime martèle par ses
discours et ses médias officiels la présence de nombreux
terroristes en Syrie dont l'objectif serait de déstabiliser le pays. Vu
l'expérience de guerre civile inter confessionnelle au Liban, et le
caractère multi confessionnel de la Syrie, il est légitime de se
poser la question de la dérive salafiste et radicale de ce conflit,
d'autant plus que la chute du président Assad ne signifierait pas
forcément la réconciliation nationale en Syrie, mais plutôt
l'ère de nouveaux rapports de force.
89 Carole Donati, L'exception syrienne,
éditions La découverte, p.66.
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Après quelques semaines de révolte et de
répression, dès l'été 2011, beaucoup de
manifestants pacifiques ont été arrêtés, abandonnant
la rue aux éléments les plus radicaux. La population observe
alors l'apparition de manifestants armés qui bénéficient
de soutiens étrangers, en même temps que commençaient les
désertions militaire. Ces « nouveaux » manifestants sont
difficilement identifiables : ce qui n'aide pas à gérer le risque
engendré par leur apparition.
En outre, de nombreux rapports d'observation font de plus en
plus état de la violence commise tant par le régime que par les
soldats rebelles. Sur la page Facebook de l'Armée Syrienne
Libre90, les vidéos et commentaires qui circulent utilisent
un vocabulaire très guerrier. Cette armée semble avoir
gagné en organisation, en nombre et en moyens au fil du conflit. Les
affrontements avec les forces régulières sont appelées
« batailles » (ma`ârik) et à chaque fois qu'un membre de
cette armée prend la parole sur une vidéo, il présente
immédiatement son grade dans la structure. De plus, la violence et
l'acharnement contre les soldats du régime est glorifiée. Ce
qu'on en retire c'est que l'Armée Syrienne Libre a gagné en
moyens et en coordination ; formée presque entièrement pas des
soldats sunnites et le commandant Asaad, elle a été un des
principaux sursauts de la révolte. Les haut gradés de
l'Armée Syrienne Libre sont presque exclusivement des commandants
sunnites qui sont probablement à l'initiative d'une armée qui
leur soit plus avantageuse et moins accaparée par les alaouites. Les
tractations, négociations et relations qu'ils entretiennent avec le
Conseil National Syrien via le Conseil militaire dénotent cela et
symbolisent la volonté de l'Armée Syrienne Libre de se
créer ses propres initiatives historiques contre la « alaouisation
» de l'armée par Hafez El Assad.
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