INTRODUCTION
L'écrivaine Samar Yazbek, opposante syrienne alaouite,
déploie sa prose poétique pour exprimer la terreur, la peur et la
violence qui ont marqué la rébellion syrienne depuis mars 2011.
Elle appartient à la même communauté religieuse que le
président Bachar Al Assad : celle des alaouites, "responsables aux yeux
de nombreux Syriens de la répression qui s'abat sur les manifestants
depuis le 15 mars"1.
Elle écrit dans Feux croisés, journal de la
révolution syrienne2 que « sortir dans la rue
devient l'occasion de mourir » : « (Des) bandes interpellent nos
voisins sunnites, les terrifient en leur disant que les alaouites vont les
tuer. Elles se tournent vers nous et nous disent que les autres vont massacrer
les alaouites. Moi, l'intruse dans ce lieu, j'observe avec terreur ce qui se
passé".
À un premier niveau d'analyse se situe donc le clivage
confessionnel entre les musulmans alaouites, qui représentent environ
10% de la population syrienne, regroupés dans la chaine de montagne du
Djbel Ansarieh au Nord-Ouest du pays, et la majorité musulmane sunnite
qui compte près de 70% de la population. En Syrie, le conflit en cours
superpose deux niveaux de clivages : à la fois un pouvoir dictatorial
qui confisque tous les moyens au profit des siens et de leurs alliés, en
plus de clivages sociétaux qui favorisent des communautés ou des
confessions au détriment d'autres.
À en croire les paroles des « bandes » dans
le récit de Samar Yazbek, les alaouites et les sunnites
s'entretueraient. En Syrie, ces bandes se sont multipliées et
sèment la terreur en attisant la peur et le sentiment de division. Ces
« fiers à bras », selon l'expression de Philippe Droz Vincent,
ne sont ni policiers, ni militaires et sont employés par le
régime pour dissuader de manière très violente toute
protestation de la part des manifestants.
Le régime syrien s'est donc employé à
raviver les clivages confessionnels, à encourager des affrontements
communautaires et a agité l'épouvantail d'une guerre civile
confessionnelle dans l'objectif de gagner du temps, temporiser la pression
internationale et réprimer la protestation.
1 Anais Llobet, « Samar Yazbek, une
intellectuelle alaouite contre Bachar El Assad », La Croix,
9/08/2011.
2 Samar Yazbek, Feux croisés, journal de la
révolution syrienne, éditions Buchet Chastel, mars 2012.
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Si l'on en croit cette manipulation des faits par le
régime : les alaouites formeraient un bloc, les sunnites aussi et cela
conforterait bien des représentations héritées en
Occident, que j'ai par ailleurs retrouvé tout au long de mes lectures et
revues de presse, qui laissent à penser qu'à travers cette
rébellion, ce sont les alaouites et les sunnites qui s'affrontent. En
évaluant les représentations mobilisées autour du conflit
syrien, en en analysant les raisons conjoncturelles et structurelles : il
apparaît clair que le régime de Bachar el Assad a
transformé l'Etat en une fabrique personnelle, l'Economie en monnaie
d'échange et la société civile en organe de consultation.
L'Etat n'est plus baathiste ni alaouite, et pour preuve, ce n'est ni l'Etat
alaouite, ni l'Etat baathiste qui sont décriés dans les
manifestations pacifiques de 2011, mais plutôt le régime
prédateur du clan Assad.
Ce premier niveau de représentation est faux : d'abord
car les alaouites ne forment pas un bloc et qu'ils ne sont pas tous en soutien
au régime, ensuite car parmi les sunnites, les bourgeoisies urbaines
alépine et damascène ont bénéficié de
l'internationalisation de l'économie syrienne et de sa
libéralisation. Certes, le recrutement de la 4ème division de
l'armée syrienne, ou encore certains postes sont garantis aux alaouites
par le clan Assad, car la communauté d'origine de Hafez el Assad a
constitué le principal réservoir d'éléments
loyalistes au régime. Cependant, le régime sous Bachar el Assad
fonctionne plus par logique financière et clientéliste que par
logique communautaire. Il n'est bien entendu pas question de théologie,
mais de soutiens au régime.
La contestation en Syrie a grandi en nombres d'hommes, mais
aussi en nombre de quartiers de villes et de soldats. J'ai pour objectif de
comprendre et d'expliquer les évolutions de ce conflit : d'une
révolte populaire à un conflit armé, ses acteurs, ses
rapports de force, ses territoires et ses échelles. Ainsi, "la seule
façon scientifique d'aborder quelque problème géopolitique
que ce soit est de poser d'entrée de jeu, comme principe fondamental,
qu'il est exprimé par des représentations divergentes,
contradictoires et plus ou moins antagonistes 3". Dans ce cadre, cette longue
accroche m'a permis de dénoncer un certain nombre de
représentations, pour ne pas entrer dans les logiques d'un discours
partisan.
Les débats entre historiens traiteront certainement
dans le futur, du jour exact du démarrage de la révolte ou de la
"révolution" syrienne contre le régime baathiste. On postulera
ici que le 15 mars, marqué à Damas par un défilé de
protestataires dans le Souq Hamidiyeh et par plusieurs autres manifestations
dans diverses localités, peut constituer un
3 Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique,
Flammarion,1993, p.28
7
point de départ acceptable pour le mouvement. La Syrie,
pays de 20 millions d'habitants dont la majorité sont des jeunes de
18-39 ans (53%), a été touchée par les vagues de
réformisme et de protestation qui avaient déjà
ébranlé l'appareil de pouvoir dans des pays tels que la Tunisie
et plus tôt la Serbie. Les manifestations régulières se
sont intensifiées et les opposants ont peu à peu visé le
régime comme principal ennemi de la réforme en Syrie. La peur
semblait pourtant trop forte pour que les syriens osent remettre en cause leur
gouvernement. La famille El Assad dirige en effet le pays d'une main de fer
depuis quarante ans, le maintenant dans un état d'urgence qui limitait
et punissait sévèrement toute opposition.
En Syrie, après plusieurs décennies de
dégel de la situation politique, de confiscation du pouvoir par une
poignée d'hommes qui représentent à la fois la force
exécutive, législative, judiciaire, civile et même la force
d'opposition "officielle" au sein du front national progressiste, les syriens
de l'opposition "décongèlent la situation" et font fructifier
à travers la dissidence leur pouvoir d'agir. Cependant, la
révolte a grondé de manière tâtonnante, pacifique et
localisée. D'abord le fait de jeunes gens à Deraa et à
Banyas, privés de leur capacité à entreprendre, la
répression sécuritaire féroce a encouragé
l'exacerbation du mécontentement et ainsi d'étendre le
réseau d'opposition et de manifestations.
La carte ci-dessous représente une géographie
des soulèvements en Syrie, assortie du nombre de morts, à l'issue
d'affrontements avec l'armée régulière de Bachar El Assad.
On remarque que l'axe Nord/Sud (Idlib-Daraa) qui traverse la Syrie n'est pas
l'unique "axe" concerné par les soulèvements ou le nombre de
victimes. La région de Deir Az Zor est également très
touchée par les manifestations.
8
(c)Sophia El Horri, d'après UNHCR, UNISAT et le site
Syriamap; graphique: nombre de morts par ville selon les estimations de l'ONU
en décembre 2011
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Les régions dissidentes ont deux points communs. Tout
d'abord, il semblerait, après démonstration, que les quartiers
qui se révoltent sont les laissés pour compte des politiques
économiques et agricoles. Dans l'ancien quartier palestinien de
Lattaquié comme dans le quartier de Douma à Damas, ce sont les
territoires qui souffrent le plus gravement des difficultés et
frustrations économiques qui se révoltent. Même en pays
alaouite, au nord-ouest de la Syrie, malgré des investissements publics
et privés considérables, les poches de pauvreté s'y sont
installées et aggravées. Quant à la région centrale
en Syrie, l'axe Deraa-Idblic, ces provinces ont été mises de
côté dans le cadre du passage d'une économie
planifiée socialiste où l'État est très
présent à une économie de marché. Ces
éléments, combinés à une croissance
démographique très forte, ont causé une explosion urbaine
dans des petites villes qui ont grossi trop vite, sans équipements
publics pour gérer cet accroissement exponentiel de la population.
En première partie, nous nous intéresserons aux
discours et représentations des différentes parties en conflit en
Syrie ; la situation géopolitique que constitue le conflit syrien peut
être considérée de trois manières
complémentaires et corrélées. Tout d'abord selon une
vision antagoniste, où la Syrie et le conflit font l'objet de
représentations contradictoires produites par les deux parties en
conflit. À cette analyse, opposant directement plusieurs parties
à différentes échelles, s'en ajoute une seconde où
ce conflit est considéré au sein de chacune des parties, selon un
niveau de lecture interne. Enfin, la révolte syrienne est
insérée dans le jeu complexe des relations internationales.
Ensuite, en deuxième partie, le sujet se concentre sur
une analyse des péripéties de cette révolte et de son
internationalisation : nous verrons alors comment s'insèrent les enjeux
des différentes parties dans le jeu complexe des relations
internationales. En effet, les conséquences de cette lutte pour le
pouvoir en Syrie se sont ressentis de toutes parts : la convocation de
réunions diplomatiques de haut niveau, la répression du
régime, l'organisation d'élections fantoches, la constitution
d'une armée de "l'opposition " ou encore la multiplication des bandes
armées et des zones franches dans le pays sont autant d'expressions de
ce conflit à plusieurs échelles.
Ces luttes et rapports de force se sont ressenties à
plusieurs niveaux également : dans les quartiers eux-mêmes
touchés par la révolte mais aussi à une échelle
plus régionale (Ligue Arabe) et internationale à travers les
valses diplomatiques, dont l'échec et l'impuissance étaient
eux-mêmes les manifestations de rapports de force Est/Ouest. Aussi la
rébellion syrienne est-elle un conflit
pluridimensionnel. Selon la définition proposée par Y. Lacoste,
la Syrie constitue une "situation géopolitique". En effet, selon lui :
"une situation géopolitique se définit, à un moment
donné d'une évolution historique, par des rivalités de
pouvoirs de plus ou moins grande envergure, et par des rapports entre des
forces qui se trouvent sur différentes parties du territoire en
question4."
Cette année de révolte, qui est loin de sonner
la fin des violences en Syrie, a connu une militarisation et une escalade dans
la violence considérables, rendant même le maintien de la mission
d'observation de l'ONU problématique. La Syrie, qui jusqu'en mars 2011,
avait assuré la stabilité du pouvoir en place, en se basant sur
un équilibre des forces intérieures et extérieures fragile
et autocrate, devient un terrain favorable aux interventions régionales,
aux trafics d'armes et aux actions de djihadistes. Enfin, face aux nombreux
termes qui circulent pour qualifier la situation en Syrie, nous identifierons
en troisième partie à quel type de conflit correspond le cas
syrien.
10
4 Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion,
1993, p.3.
11
PREMIÈRE PARTIE
12
I. CONFLIT ET REPRÉSENTATIONS : LA SYRIE ENTRE
FEUX CROISÉS.
"Notre science politique est obsédée par la
croyance que les jugements de valeur sont inadmissibles dans les
considérations scientifiques et que le fait de qualifier un
régime de tyrannique équivaut manifestement à prononcer un
"jugement de valeur". Le spécialiste en science politique qui accepte
cette conception de la science parlera d'un État collectif, de
dictature, de totalitarisme, d'autoritarisme, etc...et en tant que citoyen, il
est en droit de condamner tout cela"5. Ce passage de la
tyrannie6 est cité par Michel Seurat dans
L'État de barbarie7 pour évaluer le bon usage
ou le mésusage du terme et concept de "tyrannie". Relève-t-il
d'un jugement teinté par la subjectivité, par une sorte de
sensiblerie qui pêcherait par manque de distance ? L'emploi de ce terme
réduirait-il à néant cette distance froide qu'on impose au
chercheur et à l'analyste dans le cadre de la rigueur et de la recherche
scientifique ? Michel Seurat, et bien entendu L. Strauss semblent être
pour une promotion scientifique de ce mot au-delà de toute
représentation. Et à en croire Michel Seurat, il se prête
plutôt bien à l'État syrien, "en ce sens que le rapport
État/société y est plutôt dominé par la
brutalité et la violence aveugle". Dès lors, un État de
barbarie est un État dont tous les rapports de force sont violents, ou
possèdent comme châtiment la violence, et qui ne peut se maintenir
en dehors de cette violence, qui l'entretient à son tour.
Nous nous intéresserons aux différents niveaux
de représentations antagonistes qui permettent de comprendre la
situation géopolitique syrienne. Nous pourrons ainsi mieux comprendre
les grilles de lecture du conflit au-delà des paradigmes de lecture
occidentale et culturaliste. Ces représentations seront à la fois
intéressées et lourdes d'acquis, et donc à manipuler avec
précaution scientifique, mais elles seront précieuses et pleines
d'enseignement pour comprendre la violence de la réaction militaire
à Hama et à Homs en Février 1982 et 2012.
Selon le titre du livre de Carole Donati "L'exception
syrienne", la Syrie serait une exception. À juste titre, elle peut
être qualifiée de cette manière, inconnue, nationaliste,
belliqueuse. Elle est une exception car elle met également l'entendement
au défi de se défaire de grilles de lecture strictement
confessionnelles, culturalistes ou encore essentialistes, et de sonder
l'Histoire, la sociologie politique, et les données immatérielles
et matérielles pour saisir les rapports de force en place.
5 Leo Strauss, De la tyrannie, Paris, Gallimard, p.42-43.
6 Ocpit, Leo Strauss, De la tyrannie.
7 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Collection Proche Orient,
éditions Puf, p. 35, mai 2012.
*****
Lorsque Bachar El Assad est porté à la
présidence de la république, en juillet 2000, une vague d'espoir
soulève les syriens. Peu soupçonneux des intentions d'ouverture
et sur la réalité de l'autorité de l'héritier, ils
se réunissent par centaines, dans la plupart des villes, au sein des
forums de discussion, pour formuler des revendications, dégager des
priorités et commencer à s'organiser. Des lettres ouvertes au
nouveau président, des pétitions, des déclarations, des
communiqués politiques appelant à l'ouverture de la
Société Civile sont créés dans l'ensemble du pays.
Les partis de l'opposition traditionnelle, regroupés pour la plupart
dans le Rassemblement National Démocratique, reprennent leurs
réunions et tentent de relancer leurs activités totalement
interrompues depuis deux décennies. Ce printemps-là a vite pris
fin en 2001 avec l'arrestation d'un opposant alaouite : Aref Dalileh. Une
nouvelle fois en 2005, une Déclaration de Damas pour un Changement
National Démocratique est rendue publique. Elle réunit la
majorité des partis et un grand nombre de personnalités de
l'opposition : nassériens, communistes et libéraux s'y
côtoient. Face à cette nouvelle tentative de la part de la
société civile syrienne, l'argument du complot a prévalu.
Le principe a été réitéré avec plusieurs
opposants comme Michel Kilo et n'avait qu'un seul objectif, réduire
à néant tout voix discordante.
Carole Donati écrit justement à ce titre :
"À mesure que Bachar s'impose, ces consultants sont de moins en moins
écoutés voire sollicités, le président
décidant de plus en plus de manière arbitraire8".
Considérons d'abord la machinerie rhétorique du
complot: quels arguments sont mobilisés ? Quels acteurs sont
visés ? Quelles représentations dévoile-t-elle? Et dans
quel but ?
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8 Carole Donati, L'exception syrienne, éditions la
Découverte, 2009.
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