|
|
|
|
|
|
|
UNIVERSITÉ PARIS 8
|
|
|
|
MÉMOIRE DE MASTER 2
EN GÉOPOLITIQUE
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
JUIN 2012
Sophia EL HORRI
Enseignant encadrant: Béatrice Giblin, Professeur des
Universités à l'Institut Français de
|
|
Géopolitique, Paris 8.
|
|
|
2
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme1.png)
3
REMERCIEMENTS
Je souhaitais adresser mes remerciements les plus
sincères aux personnes qui m'ont apporté leur aide et
contribué à l'élaboration de ce mémoire ainsi
qu'à la réussite de cette formidable année universitaire
et humaine.
Je tiens à remercier Mme Giblin qui, en tant que
Directeur de mémoire, s'est toujours montrée à
l'écoute et disponible quelque soient les moments où je la
sollicitais pour ce mémoire. J'aimerais également la remercier
pour l'inspiration, l'aide et le temps qu'elle m'a consacrée.
Mes remerciements s'adressent aussi à tous les
consultants, internautes, activistes, militants ou simplement citoyens syriens
qui ont accepté de répondre à mes questions avec
gentillesse et un grand souci de précision.
Je n'oublie pas ma famille pour leur contribution, leur
sollicitude et leur patience. Vous êtes mes premiers soutiens ; merci
d'avoir eu la gentillesse de lire et de corriger ce mémoire. Merci
d'être là.
Enfin, j'adresse mes plus chaleureux remerciements à
tous mes proches et amis, qui m'ont toujours soutenue et encouragée au
cours de la réalisation de mes projets.
4
SOMMAIRE
INTRODUCTION : 5
PREMIERE PARTIE I 13
12
14 14 17 17 20 26
I. Conflit et représentations : la Syrie entre
feux croisés
I.1) Les représentations véhiculées par le
complot : la peur d'une
revanche sunnite
I.1.1) La rhétorique du complot dans
les discours du pouvoir..... I.1.2) Les clivages inter sociétaux en
Syrie
a) Le clivage confessionnel
b) Le clivage ville / campagne
I.2) Syrie, guerres médiatiques interposées .
DEUXIÈME PARTIE : 37
38
40
40
42
48
48
49 51 51 53 56 58
61
62 68 75 77 88 83
91
II. La mise en place de l'échiquier syrien
II.1) Le premier semestre de la révolte
II.1.1) L'affaire des enfants de Deraa : le point de
départ de la révolte II.1.2) Le premier trimestre de la
révolte : l'échiquier syrien se met en
place
II.2) L'internationalisation du cas syrien
II.2.1) Les oppositions syriennes intérieures et
extérieures...............
II.2.2) Le conflit donne lieu à des rapports de
force régionaux et
internationaux
................................................................. II.2.3) De la
Ligue arabe à
l'ONU..............................................
a) L'image internationale de la
Syrie.............................
b) Le Conseil de Coopération du Golfe à
l'oeuvre............
c) La Russie et la Syrie, un soutien indéfectible ?
d) Les Etats
Unis.........................................................
e) La Turquie.............................................
f) De la Ligue arabe à l'ONU .
II.3) Les régions, villes et quartiers de la
révolte
II.3.1) Deraa .
II.3.2) Pourquoi à Deraa ?
II.3.3) Homs
II.3.4) Damas ou la ceinture de misère .
II.3.5)
Banyas, Lattaquié et Tartous, enclaves sunnites dans la
périphérie alaouite .
99
100
109
114
TROISIÈME PARTIE : 98
III. De la révolte populaire au conflit
armé
III.1) Nature de la guerre et type de révolte en Syrie
depuis 2011 .
III.2) L'islam dans la révolution syrienne
III.3)
L'Armée Syrienne Libre et son rôle dans le conflit interne
armé syrien
CONCLUSION 121
5
INTRODUCTION
L'écrivaine Samar Yazbek, opposante syrienne alaouite,
déploie sa prose poétique pour exprimer la terreur, la peur et la
violence qui ont marqué la rébellion syrienne depuis mars 2011.
Elle appartient à la même communauté religieuse que le
président Bachar Al Assad : celle des alaouites, "responsables aux yeux
de nombreux Syriens de la répression qui s'abat sur les manifestants
depuis le 15 mars"1.
Elle écrit dans Feux croisés, journal de la
révolution syrienne2 que « sortir dans la rue
devient l'occasion de mourir » : « (Des) bandes interpellent nos
voisins sunnites, les terrifient en leur disant que les alaouites vont les
tuer. Elles se tournent vers nous et nous disent que les autres vont massacrer
les alaouites. Moi, l'intruse dans ce lieu, j'observe avec terreur ce qui se
passé".
À un premier niveau d'analyse se situe donc le clivage
confessionnel entre les musulmans alaouites, qui représentent environ
10% de la population syrienne, regroupés dans la chaine de montagne du
Djbel Ansarieh au Nord-Ouest du pays, et la majorité musulmane sunnite
qui compte près de 70% de la population. En Syrie, le conflit en cours
superpose deux niveaux de clivages : à la fois un pouvoir dictatorial
qui confisque tous les moyens au profit des siens et de leurs alliés, en
plus de clivages sociétaux qui favorisent des communautés ou des
confessions au détriment d'autres.
À en croire les paroles des « bandes » dans
le récit de Samar Yazbek, les alaouites et les sunnites
s'entretueraient. En Syrie, ces bandes se sont multipliées et
sèment la terreur en attisant la peur et le sentiment de division. Ces
« fiers à bras », selon l'expression de Philippe Droz Vincent,
ne sont ni policiers, ni militaires et sont employés par le
régime pour dissuader de manière très violente toute
protestation de la part des manifestants.
Le régime syrien s'est donc employé à
raviver les clivages confessionnels, à encourager des affrontements
communautaires et a agité l'épouvantail d'une guerre civile
confessionnelle dans l'objectif de gagner du temps, temporiser la pression
internationale et réprimer la protestation.
1 Anais Llobet, « Samar Yazbek, une
intellectuelle alaouite contre Bachar El Assad », La Croix,
9/08/2011.
2 Samar Yazbek, Feux croisés, journal de la
révolution syrienne, éditions Buchet Chastel, mars 2012.
6
Si l'on en croit cette manipulation des faits par le
régime : les alaouites formeraient un bloc, les sunnites aussi et cela
conforterait bien des représentations héritées en
Occident, que j'ai par ailleurs retrouvé tout au long de mes lectures et
revues de presse, qui laissent à penser qu'à travers cette
rébellion, ce sont les alaouites et les sunnites qui s'affrontent. En
évaluant les représentations mobilisées autour du conflit
syrien, en en analysant les raisons conjoncturelles et structurelles : il
apparaît clair que le régime de Bachar el Assad a
transformé l'Etat en une fabrique personnelle, l'Economie en monnaie
d'échange et la société civile en organe de consultation.
L'Etat n'est plus baathiste ni alaouite, et pour preuve, ce n'est ni l'Etat
alaouite, ni l'Etat baathiste qui sont décriés dans les
manifestations pacifiques de 2011, mais plutôt le régime
prédateur du clan Assad.
Ce premier niveau de représentation est faux : d'abord
car les alaouites ne forment pas un bloc et qu'ils ne sont pas tous en soutien
au régime, ensuite car parmi les sunnites, les bourgeoisies urbaines
alépine et damascène ont bénéficié de
l'internationalisation de l'économie syrienne et de sa
libéralisation. Certes, le recrutement de la 4ème division de
l'armée syrienne, ou encore certains postes sont garantis aux alaouites
par le clan Assad, car la communauté d'origine de Hafez el Assad a
constitué le principal réservoir d'éléments
loyalistes au régime. Cependant, le régime sous Bachar el Assad
fonctionne plus par logique financière et clientéliste que par
logique communautaire. Il n'est bien entendu pas question de théologie,
mais de soutiens au régime.
La contestation en Syrie a grandi en nombres d'hommes, mais
aussi en nombre de quartiers de villes et de soldats. J'ai pour objectif de
comprendre et d'expliquer les évolutions de ce conflit : d'une
révolte populaire à un conflit armé, ses acteurs, ses
rapports de force, ses territoires et ses échelles. Ainsi, "la seule
façon scientifique d'aborder quelque problème géopolitique
que ce soit est de poser d'entrée de jeu, comme principe fondamental,
qu'il est exprimé par des représentations divergentes,
contradictoires et plus ou moins antagonistes 3". Dans ce cadre, cette longue
accroche m'a permis de dénoncer un certain nombre de
représentations, pour ne pas entrer dans les logiques d'un discours
partisan.
Les débats entre historiens traiteront certainement
dans le futur, du jour exact du démarrage de la révolte ou de la
"révolution" syrienne contre le régime baathiste. On postulera
ici que le 15 mars, marqué à Damas par un défilé de
protestataires dans le Souq Hamidiyeh et par plusieurs autres manifestations
dans diverses localités, peut constituer un
3 Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique,
Flammarion,1993, p.28
7
point de départ acceptable pour le mouvement. La Syrie,
pays de 20 millions d'habitants dont la majorité sont des jeunes de
18-39 ans (53%), a été touchée par les vagues de
réformisme et de protestation qui avaient déjà
ébranlé l'appareil de pouvoir dans des pays tels que la Tunisie
et plus tôt la Serbie. Les manifestations régulières se
sont intensifiées et les opposants ont peu à peu visé le
régime comme principal ennemi de la réforme en Syrie. La peur
semblait pourtant trop forte pour que les syriens osent remettre en cause leur
gouvernement. La famille El Assad dirige en effet le pays d'une main de fer
depuis quarante ans, le maintenant dans un état d'urgence qui limitait
et punissait sévèrement toute opposition.
En Syrie, après plusieurs décennies de
dégel de la situation politique, de confiscation du pouvoir par une
poignée d'hommes qui représentent à la fois la force
exécutive, législative, judiciaire, civile et même la force
d'opposition "officielle" au sein du front national progressiste, les syriens
de l'opposition "décongèlent la situation" et font fructifier
à travers la dissidence leur pouvoir d'agir. Cependant, la
révolte a grondé de manière tâtonnante, pacifique et
localisée. D'abord le fait de jeunes gens à Deraa et à
Banyas, privés de leur capacité à entreprendre, la
répression sécuritaire féroce a encouragé
l'exacerbation du mécontentement et ainsi d'étendre le
réseau d'opposition et de manifestations.
La carte ci-dessous représente une géographie
des soulèvements en Syrie, assortie du nombre de morts, à l'issue
d'affrontements avec l'armée régulière de Bachar El Assad.
On remarque que l'axe Nord/Sud (Idlib-Daraa) qui traverse la Syrie n'est pas
l'unique "axe" concerné par les soulèvements ou le nombre de
victimes. La région de Deir Az Zor est également très
touchée par les manifestations.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme2.png)
8
(c)Sophia El Horri, d'après UNHCR, UNISAT et le site
Syriamap; graphique: nombre de morts par ville selon les estimations de l'ONU
en décembre 2011
9
Les régions dissidentes ont deux points communs. Tout
d'abord, il semblerait, après démonstration, que les quartiers
qui se révoltent sont les laissés pour compte des politiques
économiques et agricoles. Dans l'ancien quartier palestinien de
Lattaquié comme dans le quartier de Douma à Damas, ce sont les
territoires qui souffrent le plus gravement des difficultés et
frustrations économiques qui se révoltent. Même en pays
alaouite, au nord-ouest de la Syrie, malgré des investissements publics
et privés considérables, les poches de pauvreté s'y sont
installées et aggravées. Quant à la région centrale
en Syrie, l'axe Deraa-Idblic, ces provinces ont été mises de
côté dans le cadre du passage d'une économie
planifiée socialiste où l'État est très
présent à une économie de marché. Ces
éléments, combinés à une croissance
démographique très forte, ont causé une explosion urbaine
dans des petites villes qui ont grossi trop vite, sans équipements
publics pour gérer cet accroissement exponentiel de la population.
En première partie, nous nous intéresserons aux
discours et représentations des différentes parties en conflit en
Syrie ; la situation géopolitique que constitue le conflit syrien peut
être considérée de trois manières
complémentaires et corrélées. Tout d'abord selon une
vision antagoniste, où la Syrie et le conflit font l'objet de
représentations contradictoires produites par les deux parties en
conflit. À cette analyse, opposant directement plusieurs parties
à différentes échelles, s'en ajoute une seconde où
ce conflit est considéré au sein de chacune des parties, selon un
niveau de lecture interne. Enfin, la révolte syrienne est
insérée dans le jeu complexe des relations internationales.
Ensuite, en deuxième partie, le sujet se concentre sur
une analyse des péripéties de cette révolte et de son
internationalisation : nous verrons alors comment s'insèrent les enjeux
des différentes parties dans le jeu complexe des relations
internationales. En effet, les conséquences de cette lutte pour le
pouvoir en Syrie se sont ressentis de toutes parts : la convocation de
réunions diplomatiques de haut niveau, la répression du
régime, l'organisation d'élections fantoches, la constitution
d'une armée de "l'opposition " ou encore la multiplication des bandes
armées et des zones franches dans le pays sont autant d'expressions de
ce conflit à plusieurs échelles.
Ces luttes et rapports de force se sont ressenties à
plusieurs niveaux également : dans les quartiers eux-mêmes
touchés par la révolte mais aussi à une échelle
plus régionale (Ligue Arabe) et internationale à travers les
valses diplomatiques, dont l'échec et l'impuissance étaient
eux-mêmes les manifestations de rapports de force Est/Ouest. Aussi la
rébellion syrienne est-elle un conflit
pluridimensionnel. Selon la définition proposée par Y. Lacoste,
la Syrie constitue une "situation géopolitique". En effet, selon lui :
"une situation géopolitique se définit, à un moment
donné d'une évolution historique, par des rivalités de
pouvoirs de plus ou moins grande envergure, et par des rapports entre des
forces qui se trouvent sur différentes parties du territoire en
question4."
Cette année de révolte, qui est loin de sonner
la fin des violences en Syrie, a connu une militarisation et une escalade dans
la violence considérables, rendant même le maintien de la mission
d'observation de l'ONU problématique. La Syrie, qui jusqu'en mars 2011,
avait assuré la stabilité du pouvoir en place, en se basant sur
un équilibre des forces intérieures et extérieures fragile
et autocrate, devient un terrain favorable aux interventions régionales,
aux trafics d'armes et aux actions de djihadistes. Enfin, face aux nombreux
termes qui circulent pour qualifier la situation en Syrie, nous identifierons
en troisième partie à quel type de conflit correspond le cas
syrien.
10
4 Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion,
1993, p.3.
11
PREMIÈRE PARTIE
12
I. CONFLIT ET REPRÉSENTATIONS : LA SYRIE ENTRE
FEUX CROISÉS.
"Notre science politique est obsédée par la
croyance que les jugements de valeur sont inadmissibles dans les
considérations scientifiques et que le fait de qualifier un
régime de tyrannique équivaut manifestement à prononcer un
"jugement de valeur". Le spécialiste en science politique qui accepte
cette conception de la science parlera d'un État collectif, de
dictature, de totalitarisme, d'autoritarisme, etc...et en tant que citoyen, il
est en droit de condamner tout cela"5. Ce passage de la
tyrannie6 est cité par Michel Seurat dans
L'État de barbarie7 pour évaluer le bon usage
ou le mésusage du terme et concept de "tyrannie". Relève-t-il
d'un jugement teinté par la subjectivité, par une sorte de
sensiblerie qui pêcherait par manque de distance ? L'emploi de ce terme
réduirait-il à néant cette distance froide qu'on impose au
chercheur et à l'analyste dans le cadre de la rigueur et de la recherche
scientifique ? Michel Seurat, et bien entendu L. Strauss semblent être
pour une promotion scientifique de ce mot au-delà de toute
représentation. Et à en croire Michel Seurat, il se prête
plutôt bien à l'État syrien, "en ce sens que le rapport
État/société y est plutôt dominé par la
brutalité et la violence aveugle". Dès lors, un État de
barbarie est un État dont tous les rapports de force sont violents, ou
possèdent comme châtiment la violence, et qui ne peut se maintenir
en dehors de cette violence, qui l'entretient à son tour.
Nous nous intéresserons aux différents niveaux
de représentations antagonistes qui permettent de comprendre la
situation géopolitique syrienne. Nous pourrons ainsi mieux comprendre
les grilles de lecture du conflit au-delà des paradigmes de lecture
occidentale et culturaliste. Ces représentations seront à la fois
intéressées et lourdes d'acquis, et donc à manipuler avec
précaution scientifique, mais elles seront précieuses et pleines
d'enseignement pour comprendre la violence de la réaction militaire
à Hama et à Homs en Février 1982 et 2012.
Selon le titre du livre de Carole Donati "L'exception
syrienne", la Syrie serait une exception. À juste titre, elle peut
être qualifiée de cette manière, inconnue, nationaliste,
belliqueuse. Elle est une exception car elle met également l'entendement
au défi de se défaire de grilles de lecture strictement
confessionnelles, culturalistes ou encore essentialistes, et de sonder
l'Histoire, la sociologie politique, et les données immatérielles
et matérielles pour saisir les rapports de force en place.
5 Leo Strauss, De la tyrannie, Paris, Gallimard, p.42-43.
6 Ocpit, Leo Strauss, De la tyrannie.
7 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Collection Proche Orient,
éditions Puf, p. 35, mai 2012.
*****
Lorsque Bachar El Assad est porté à la
présidence de la république, en juillet 2000, une vague d'espoir
soulève les syriens. Peu soupçonneux des intentions d'ouverture
et sur la réalité de l'autorité de l'héritier, ils
se réunissent par centaines, dans la plupart des villes, au sein des
forums de discussion, pour formuler des revendications, dégager des
priorités et commencer à s'organiser. Des lettres ouvertes au
nouveau président, des pétitions, des déclarations, des
communiqués politiques appelant à l'ouverture de la
Société Civile sont créés dans l'ensemble du pays.
Les partis de l'opposition traditionnelle, regroupés pour la plupart
dans le Rassemblement National Démocratique, reprennent leurs
réunions et tentent de relancer leurs activités totalement
interrompues depuis deux décennies. Ce printemps-là a vite pris
fin en 2001 avec l'arrestation d'un opposant alaouite : Aref Dalileh. Une
nouvelle fois en 2005, une Déclaration de Damas pour un Changement
National Démocratique est rendue publique. Elle réunit la
majorité des partis et un grand nombre de personnalités de
l'opposition : nassériens, communistes et libéraux s'y
côtoient. Face à cette nouvelle tentative de la part de la
société civile syrienne, l'argument du complot a prévalu.
Le principe a été réitéré avec plusieurs
opposants comme Michel Kilo et n'avait qu'un seul objectif, réduire
à néant tout voix discordante.
Carole Donati écrit justement à ce titre :
"À mesure que Bachar s'impose, ces consultants sont de moins en moins
écoutés voire sollicités, le président
décidant de plus en plus de manière arbitraire8".
Considérons d'abord la machinerie rhétorique du
complot: quels arguments sont mobilisés ? Quels acteurs sont
visés ? Quelles représentations dévoile-t-elle? Et dans
quel but ?
13
8 Carole Donati, L'exception syrienne, éditions la
Découverte, 2009.
14
I.1. Les représentations véhiculées
par le complot : la peur d'une revanche sunnite I.1.1. La rhétorique du
complot dans les discours du pouvoir
Le président syrien Bachar al-Assad, confronté
à une contestation sans précédent, a affirmé
à plusieurs reprises que son pays faisait face à un "complot"
et souligné que le pays était à un
"tournant", dans un discours à l'Université de Damas
retransmis par la télévision d'État.
Il s'agit de la troisième intervention publique d'Assad
depuis le début en mars du mouvement de contestation. Comparé
à ses deux premières interventions, le discours prononcé
lundi 20 juin à l'université de Damas par le président
Bachar El Assad, devant un parterre d'étudiants, offre un diagnostic
certes plus affiné que dans ces précédents discours, mais
invoque à nouveau l'argument du complot. Il avait alors
déclaré :
"Il y a certainement un complot. Les complots
sont comme des microbes qu'on ne peut éliminer, mais nécessitent
que l'on renforce notre immunité".
"Je ne pense pas qu'il y ait eu un seul jour où la
Syrie n'ait pas fait l'objet d'un complot, que ce soit en raison de sa
situation géographique ou en raison de sa position politique",
a-t-il asséné.
Mais ce "complot" va rendre la Syrie "plus
résistante", a-t-il estimé ajoutant que le pays se trouvait
à un "tournant" après des "jours
difficiles".
Il a par ailleurs développé cet argument en
comparant le complot à une maladie chronique qui saisirait
régulièrement la Syrie. Ce discours se veut en surface rassurant
mais opère des divisions au sein des syriens (typologie: manifestants
légitimes/ hors la loi/ extrémistes). Il mobilise l'argument du
complot pour justifier toute violence dans la répression.
Les militantes pro-démocraties avaient vite
réagi: les Comités Locaux de Coordination (LCC Syria), une
Organisation Non Gouvernementale syrienne qui supervise les militants
organisant les manifestations dans le pays, avaient appelé "à
poursuivre la révolution jusqu'à la réalisation de tous
ses objectifs" et jugent "inutile" tout dialogue qui n'impliquerait pas un
changement de régime.
15
Tout au long de ses discours et plus particulièrement
en Juin 2011, il est revenu plus d'une demi-douzaine de fois sur ses rencontres
avec des citoyens, comme s'il avait besoin de démontrer que, si les
partis politiques kurdes et les autres opposants avaient refusé de
saisir la main qu'il leur avait tendue au cours des semaines
écoulées, il n'était pas totalement isolé. En
outre, la distinction opérée par lui entre les "bons
manifestants", les "criminels" et les "mauvais terroristes", entre dans le
champ des représentations antagonistes. Lorsqu'on analyse le
caractère bipolaire des discours et des représentations sur de
mêmes évènements, on remarque deux types de
représentations. Le premier se limite à la lecture, par chacune
des parties, de la situation présente. Les représentations
s'opposent alors souvent terme à terme: le "positif" de l'un sera le
"négatif" de l'autre. Ce premier type de représentations
répond, pour une large part, d'une seconde catégorie relevant des
thèses sur lesquelles chacune des parties s'appuie pour légitimer
ses revendications et ses actions. Pour le régime syrien, la
révolte n'a pas lieu d'être, et elle est le fruit d'un complot que
le régime a déjà vécu (référence
à Hama en 1982). Le premiers discours (mars 2011) a très vivement
condamné l'insurrection à Daraa, ville du Sud du pays et premier
épicentre de la révolte, Ensuite, la démarche a
changé: toujours devant un parterre conquis cette fois-ci au parlement,
le président a rappelé l'argument selon lequel la Syrie serait
victime d'un complot, mais a aussi noyé dans le discours des bribes de
discours sur les réformes envisagées pour les bons manifestants.
La presse nationale et les déclarations des responsables politiques
quant à cette révolte sont présentées de
manière forte optimiste, tant du point de vue sécuritaire que
politique. Les projets de réforme politique y sont légion comme
le souligne la revue de presse de l'Agence Arabe Syrienne d'informations: SANA.
Il ne paraît aucune revue de presse sans que des résultats de
scrutin soient annoncés comme des plébiscites du
président, ou que des terroristes infiltrés du Liban et de la
Turquie ne soient avortés, ou des stocks d'armes découverts.
Ainsi, une dépêche de SANA datant du 14 mai 2012, relate la
rencontre de Chakinaz Fakouch, membre de la direction régionale du Parti
Baas, avec une délégation académique et médiatique
russe en visite en Syrie:
"Mme Fakouch a donné à la
délégation un aperçu détaillé sur la crise
en Syrie depuis son début et sur le terrorisme qu'affronte le peuple
syrien via les groupes terroristes armés, évoquant aussi la
guerre médiatique déclenchée par des médias arabes
et occidentaux contre la Syrie pour faire appel à une intervention
étrangère."
D'après la presse syrienne écrite et
télévisée, le conflit en Syrie acquiert une dimension
artificielle. Les opposants sont présentés comme une bande de
"mercenaires" de
16
"traîtres", voire de "terroristes", à la solde
d'Israël, ou de l'Arabie Saoudite "qui cherchent à
déstabiliser l'Unité nationale" et l' "indivisibilité" des
syriens. Aux réfugiés au Liban, en Turquie ou encore en Jordanie,
on demande le retour, sans représailles. La presse syrienne se fait
régulièrement l'écho de découverte de caches
d'armes ou de massacre.
Vu de l'opposition, ce que les protestataires observent sur le
terrain est en effet à mille lieues de sa description. Pour eux, ce ne
sont ni les "extrémistes" ni les "agents de l'étranger" qui tuent
et détruisent, mais les soldats de l'armée syrienne, les agents
des moukhabarat et les hommes dirigés par des membres de la
famille présidentielle. Ce ne sont pas d'hypothétiques
"salafistes" ou "wahhabites" qui exacerbent les sentiments confessionnels, mais
la sauvagerie sans limite de ceux auxquels le régime fait appel pour se
maintenir en place contre la volonté populaire, en les choisissant de
préférence au sein de la communauté alaouite, parce qu'il
l'a pensé plus fidèle et plus disposée à servir les
intérêts de la famille Al Assad.
En descendant dans les rues aussitôt le discours de
Bachar Al Assad achevé, les protestataires ont appelé à la
mobilisation, et ce n'est pas surprenant. Comme nous l'avons expliqué,
leurs représentations sont antagonistes et l'objectif final
n'était pas forcément d'entamer le dialogue. Je m'explique: s'ils
ont des représentations aussi diamétralement tranchées,
c'est qu'ils ne comptent pas se persuader l'un l'autre, mais que les
interlocuteurs à convaincre sont ailleurs. En effet, ce qu'a mis en
emphase le président syrien, c'est bien sa volonté
d'éradiquer l'opposition violente, le complot. Or, les réformes
promises ne concernent que ceux qui veulent qu'il demeure au pouvoir. Par
ailleurs, les arguments du complot sont développés pour maintenir
à l'état d'incandescence les clivages inter-sociétaux. Le
régime dépend ainsi de la division de son peuple pour survivre;
il se repose sur la répression et sa capacité à faire peur
pour se maintenir au pouvoir. Le discours du président visait à
convaincre les notables et les minorités de s'unir autour de lui afin de
vaincre le complot qui se jouerait en Syrie. Isolé à
l'étranger et sur la scène régionale par les géants
Qatari et saoudien et par l'OTAN, la survie du régime dépend de
déterminants intérieurs.
Quant aux opposants, locaux, nationaux ou internationaux,
l'objectif est de transmettre le message à caractère pacifique de
l'opposition. Le caractère pacifique est l'argument le plus
développé pour dénoncer une autre tyrannie, celle de la
répression et des conséquences humaines funestes.
17
Ce qui est montré, ce sont des images à
très faible qualité, d'amateurs. Les téléphones
portables filment les manifestations dans lesquelles "Allah Akbar!" "Dieu
est Grand!" est scandé de manière quasi-mystique,
désarmée, face aux forces de l'armée
régulière.
En somme, l'une et l'autre de ces représentations quant
à la situation actuelle s'opposent presque diamétralement. Chaque
évènement, chaque donnée du problème fait l'objet
de deux lectures tout à fait contradictoires. Hormis l'antagonisme des
intérêts en jeu, chacune des parties base sa lecture sur des
représentations plus globales du conflit, en particulier sur les
thèses que chacune développe pour justifier ses revendications et
ses actions.
I.1.2. Les clivages inter sociétaux en Syrie
a) Le clivage confessionnel
Le paysage religieux en Syrie se compose d'une multitude
d'espaces pratiques où des communautés confessionnelles
distinctes interagissent et affirment leur identité particulière.
Les musulmans sunnites constituent la plus grande communauté religieuse,
plus des deux tiers d'une population syrienne de 22 millions d'habitants
environ9. Les autres communautés religieuses principales sont
les chrétiens, divisés en onze communautés et qui
constitueraient 10% de la population ; les alaouites (12%) ; les druzes (2%) ;
et les ismaéliens (1%). Il y a également 50 000 musulmans chiites
à Alep et Damas, entre 15 000 et 30 000 Yazidi dans Al Jazira, le Kurd
Dagh et Alep, ainsi qu'une petite communauté juive à
Damas.10
Cette classification de la diversité religieuse en
Syrie ne parle pas d'elle-même : elle ne signifie pas en elle-même
les clivages qui existent entre ces différentes communautés. En
ayant montré la mosaïque religieuse en Syrie, on n'a pas encore
expliqué la violence et l'acharnement dans la répression et le
bombardement de Hama en février 1982, ni le "néo-Hama", le
pilonnage de Homs en février 2012.
9 US department of State, mars 2012.
10 Paulo G. Pinto, « Religion et
religiosité en Syrie » in La Syrie au présent : reflets
d'une société, Collection Sindbad, éditions Actes
Sud, p. 325, Juin 2007.
18
À ce sujet, Michel Seurat écrit que
l'explication du drame de Hama, "la destruction du centre historique, rendu
à l'État de tabula rasa"11 réside dans
l'instrumentalisation des clivages ville/campagne et confessionnel. La violence
de la réaction à l'insurrection des Frères Musulmans avait
été terrible et avait fait entre 10000 et 25000 morts, selon un
rapport d'Amnesty International de novembre 198312. 25000 morts sur
250000 habitants, un million de morts sur une population totale de 10 millions,
Rif'at Al Assad, frère du président Hafez El Assad et chef des
Brigades de défense, avait donc bien prouvé qu'il était
prêt à décimer sa population, comme il l'avait bien
déclaré13.
Hama est un emblème à plus d'un titre ; cette
ville entre également dans une logique de bipolarisation des
représentations. Hama est à la fois le symbole, pour les
alaouites, d'un passé de paysans "exploités et humiliés
durant des siècles par les propriétaires citadins sunnites",
"avant la Première Guerre Mondiale, un alaouite ne pouvait passer dans
les rues de Hama, car il aurait été insulté,
aspergé d'eaux sales, frappé et quelque fois
tué"14. L'auteur de l'État de barbarie ajoute
qu'il y a un sentiment de revanche historique des alaouites sur leurs
oppresseurs du passé. Il cite Mounir Moussa qui dans sa thèse
Étude sociologique des alaouites ou Nosaïris raconte
comment furent réprimées en 1953 les jacqueries dans les villages
alaouites : "Les Kaylani et les Barazi de Hama avec leurs régisseurs et
leurs serviteurs aidés par la gendarmerie persécutèrent de
façon cruelle les paysans, les frappant... "15.
Michel Seurat ne manque de rappeler par ailleurs que le
quartier de Kaylani est précisément celui qui a été
rasé en 1982. En considérant la prise de pouvoir par les
alaouites comme une revanche historique, cette lecture de l'histoire fait
fusionner les clivages : ville/campagne ; prolétaire/rentier ;
alaouite/sunnite. Finalement, on serait tenté de dire que la
conquête du pouvoir par le Baath après 1967 sur les ruines du
nassérisme est une victoire rurale sur les milieux urbains,
doublée d'une victoire des anciens opprimés alaouites sur les
sunnites.
11 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, ocpit p.
39.
12 Amnesty International, 1983, Syria : An Amnesty
International Briefing , London.
13 Editorial du quotidien Teshrîn,
1er juillet 1980.
14 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, ocpit
p.39.
15 Mounir Moussa, Etude sociologique des Alaouites
ou Nosaïris, Paris, 1958, 2 vol., sous la direction de R. Aron, t.II,
p 762.
19
Tout cela contribue à former un "esprit de corps", une
`assabiya qui permettrait à la communauté alaouite de ne
pas se déliter. Le concept de `assabiya a été
forgé par Ibn Khaldûn, penseur arabo-andalou du
XIVème siècle. Fondateur de la science historique, ce
penseur tente de comprendre dans son Introduction16 les
cycles de vies des empires, ce qui les fait naître et ce qui les fait
disparaître, leur moteur dialectique en somme. En étudiant des cas
comme le renversement de l'empire almoravide par les almohades, il
s'intéressa de près aux conditions de la réussite d'une
rébellion, même périphérique. Selon Ibn
Khaldûn, c'est l'esprit de corps, l'esprit communautaire, qui autour de
chefs militaire et spirituel puissants peut renverser les esprits mourants qui
ont, dès lors, perdu leur `assabiya, leur esprit de corps.
Cette théorie est bien connue et est enseignée à tout
arabisant : Michel Seurat l'emploie pour caractériser l'esprit politique
des alaouites, dans les années 1970 leur `assabiya serait donc
l'explication à ce caractère belliciste et
"révolutionnaire" contre l'opposition qui a installé la
communauté au pouvoir, et en ce sens asséché l'espace
public et l'État de tout espace de liberté ou de concession, les
alaouites craignant de céder, de se retrouver "dominé" comme des
"damnés de la terre"17.
La mobilisation du contenu et des concepts du système
khaldounien peuvent en effet expliquer le poids de l'histoire dans les
rivalités de pouvoir, mais n'en demeure pas moins culturaliste. Le
soi-disant exceptionnalisme arabo-musulman est réducteur et
manichéen et se caractérise par un déterminisme
négatif : l'homo-islamicus serait mu par une contestation permanente de
l'autorité, les séditions en chaine, la succession des
révoltes qui rendraient la Cité islamique, à priori,
anarchique. C'est ce que Michel Seurat appelle la logique du "soit dominant,
soit dominé". Aujourd'hui, bien des alaouites sont à la fois
dominants et dominés : c'est leur degré de proximité avec
le pouvoir qui constitue leur degré de richesse et de pouvoir.
Selon Michel Seurat, en Syrie comme au Machreq, "les partis
fonctionnent comme des bandes, les confessions comme des partis, les
sociétés sont structurées comme des organisations
politiques".
16 Ibn Khaldoun, The muqaddimah : An introduction
to History, traduit par Franz Rosenthal, collection « Bollingen
Series », Princeton.
17 Michel Seurat, L'Etat de barbarie, ocpit p
40.
20
b) Le clivage ville / campagne
Nous avons déjà fait état des
inégalités entre citadins sunnites et paysans alaouites et il
apparaît que la montée au pouvoir de Hafez El Assad a
été vécue comme une victoire des "campagnes", les
alaouites, venant majoritairement des campagnes autour du djebel Ansariyeh.
Fils d'un petit notable de Qardaha, Hafez El Assad appartient
à un clan peu puissant, les Karahil, et à l'une des tribus les
moins considérées de la montagne côtière, les
Kalbiyeh. Les alaouites de Syrie appartiennent à quatre grandes
fédérations tribales : les Haddadines, les Kalbiyeh et les
Matawira.18 Avant que la France ne cède en 1939 le Sadjak
d'Alexandrette à la Turquie, 350000 alaouites environ occupaient
l'essentiel des terres comprises entre Antioche, au nord, le Nahr al Kabir, au
sud, qui sépare aujourd'hui le Liban de la Syrie, de la
Méditerranée, à l'ouest, et le fleuve d'Oronte à
l'est. Après la "traîtrise" portée par la France à
la Syrie, une centaine de milliers d'arabes, dont une majorité
d'Alaouites, passent sous administration turque. Les autres alaouites, dont la
famille du futur président syrien, restent sous administration
française jusqu'à ce que l'indépendance syrienne soit
formellement proclamée en septembre 1941 par le général
Catroux.
Le pays alaouite se divise grosso modo en quatre secteurs qui
sont, d'ouest en est : la côte elle-même avec des trois grandes
villes, Lattaquieh, Baniyas, et Tartous ; la plaine côtière,
région de grandes propriétés agricoles ; la montagne
divisée elle-même en collines, bas et haut pays ; et enfin le pays
de l'intérieur. Si les alaouites sont majoritaires à la campagne
et en montagne, ils sont, en revanche, minoritaires dans les villes. Ainsi, au
moment de la naissance de Hafiz El Assad, les musulmans sunnites constituent
environ les trois quarts de la population de Lattaquieh (26000 habitants). Les
communautés chrétiennes sont également fortement
représentées dans les villes de la côte : 15% à
Lattaquié, 30% à Tartous. En ville, les Alaouites sont donc
presque marginaux. Les origines montagnardes ou rurales des Alaouites
pèsent lourd sur le destin de la communauté. Comme tout dogme
issu de l'islam chiite, la communauté alaouite a souffert de la victoire
de l'islam sunnite orthodoxe, qui considère les chiites comme des
hérétiques. Ali, quatrième calife ou imam aux yeux des
chiites, incarne la divinité aux yeux des chiites et d'Ibn Nosayr,
fondateur de l'école alaouite. Les Alaouites ont été
considérés au moyen âge comme un peuple travaillant la
terre, dont
18 Daniel le Gac, La Syrie du général
Assad,
http://books.google.fr/books?id=ywcaIi3D8EC&pg=PA59&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=4#v=onepage&q&f=
false
21
l'extinction n'a été évitée que
parce qu'elle affaiblirait les ressources sunnites. En dehors de ces
considérations économiques, les alaouites cultivent leur
indépendance et entrent en scène lors des négociations sur
la souveraineté de la Syrie. Une lettre, rédigée par le
grand-père de Hafez El Assad, Sleiman Ali al Assad montre que les
peuples alaouites de Syrie ne reconnaissent aucunement la souveraineté
des musulmans sunnites sur leurs territoires19.
Dans ce document, la référence au refus de la
communauté de se soumettre au "pouvoir des villes de l'intérieur"
est également instructive. Mais les alaouites sont loin de constituer un
bloc qui voit le pouvoir d'un point de vue intégrationniste. Deux lignes
se sont opposées : l'une sécessionniste, l'autre
intégrationniste, à l'instar de Hafez El Assad et de son
père.
Le président syrien exploite la longue histoire
d'oppression commune des alaouites pour forger une solidarité
communautaire. En agitant la crainte du bain de sang intercommunautaire s'il
venait à perdre le pouvoir, il lie le salut de la communauté
à sa destinée personnelle. Soutenir Hafez el Assad, c'est se
protéger en tant que minoritaire, mais comment lier la destinée
de la nation à celle de la communauté alaouite ? Comment les
intégrer aussi bien dans les structures du pouvoir que dans le
territoire ? Je développerai particulièrement les processus
d'intégration des périphéries "alaouites" au reste du
territoire syrien, mais surtout à la colonne vertébrale de la
Syrie, l'axe "Damas-Alep".
Arrivé au sommet de l'État, Hafez el Assad
nivelle les clivages historiques de la communauté pour imposer la
suprématie de son camp. La Kalbiyeh de Qardaha tend à devenir le
centre politique de la confession alaouite. Le prestige qui, auparavant, se
mesurait en termes de généalogie ou d'appartenance à un
clan historique devient l'apanage des proches de la famille
présidentielle. Le président se fondait sur l'allégeance
familiale, clanique ou communautaire. Ce qu'appellent Michel Seurat et Carole
Donati l'énergie de la "`assabiya", cet esprit de corps qui prône
l'allégeance au pouvoir dans la communauté alaouite, je le
conçois en tant que "bay`a"20. Ce concept entre dans le cadre
de l'usage de la tradition politique musulmane, la "bay`a" est un contrat
d'allégeance passé entre le calife et la collectivité.
C'est un rite de soumission, un acte contractuel, consentant et reconnaissant
la
19 Ce document, qui comporte quelques points
semblables est daté du 15 juin 1936 et est enregistré sous le
numéro 3547 au ministère français des Affaires
étrangères
20 Abdessamad Belhaj, " L'usage politique de l'islam :
l'universel au service d'un État. Le cas du Maroc", Recherches
sociologiques et anthropologiques [En ligne], 37-2 | 2006, mis en ligne le 10
mars 2011, consulté le 18 mai 2012. URL :
http://rsa.revues.org/575
22
légitimité du pouvoir ou marquant
l'adhésion à l'autorité d'un nouveau monarque. Cet acte
d'allégeance, pratiqué annuellement au Maroc par exemple, est
bien entendu lié à la pratique sunnite de l'islam. Cependant, vu
les ressemblances qu'il existe entre le califat et l'imamat, et l'usage de la
tradition politique musulmane très proche dans le chiisme et le
sunnisme, je préfère le terme de "bay`a", qui est plus
révélateur du processus d'allégeance que ne l'est la
`assabiya, plus proche dans l'imaginaire arabe d' "anarchie", de
"nervosité" et de manque de contrôle.
Ainsi, le vécu partagé, l'origine rurale,
opposée à la citadine, ainsi que l'appartenance au Baath jouent
également pour déterminer le réseau clientéliste,
et en même temps sécuritaire de Hafez el Assad. La
communauté alaouite est un filet de sécurité tant pour le
président que pour les membres de la communauté à la
conquête d'un destin redéfini. Bien entendu, le régime ne
pouvait se stabiliser que grâce à cette unique allégeance
alaouite. Il a fallu diluer la base politique du Baath, dans une logique tout
aussi sécuritaire. Mais là n'est pas le sujet de cette sous
partie, et il conviendra d'en parler lorsque je me concentrerai sur les raisons
de l'attentisme de Damas et Alep à entrer dans la révolte.
Se reposer sur l'esprit de corps alaouite ne suffit pas,
encore faut-il les intégrer dans l'espace national syrien. J'ai
parlé auparavant des raisons de l'unité des alaouites au clan
Assad et de la formation d'une "bande", d'une "jamâ`a", autour du
président Hafez El Assad dans les structures politico-militaires. Place
maintenant au processus durant lequel le président a
désenclavé les ruraux, au détriment des riches
propriétaires terriens sunnites, au rythme des réformes agraires.
Certains y verront un autre indice de la revanche historique alaouite sur
l'ordre qui prévalait auparavant en Syrie.
23
Voici une carte de la répartition des
communautés religieuses en Syrie, comme nous l'avions expliqué,
la communauté alaouite ci-dessous en jaune, se concentre pour beaucoup
sur la région côtière.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme3.png)
Nous allons analyser à quel point le volontarisme
baathiste n'est pas parvenu véritablement à équilibrer le
territoire syrien au profit des périphéries : l'axe Alep-Damas
demeure la colonne vertébrale du pays. La région
côtière paraît enfin être passée du statut de
périphérie en marge à celui de périphérie
assistée. Et c'est exactement là la place de la communauté
alaouite dans le système de pouvoir mis en place par Hafez El
Assad21.
21 Sous la direction de Dupret, Ghazzal, Courbage, Al
Dbiyat, La Syrie au présent : reflets d'une société,
op.cit p. 87.
Le contrôle de la communauté alaouite
passe prioritairement par celui de son territoire : l'organisation de cet
espace alaouite centré sur le Djebel Ansariyeh et sa constitution en
tant que région relèvent tant d'une dialectique local/central que
de l'affrontement de réseaux communautaires locaux.
Cette région est le résultat de l'unification
d'une société tribale par le sentiment de corps, la
"`assabiya", et l'allégeance "bay`a" : ainsi, comme l'explique
Fabrice Balanche, "l'endogamie communautaire favorise le sentiment de
connivence identitaire" et géographique "de part et d'autre du djebel
Ansaryieh, et des banlieues de Lattaquié avec Homs". Les chefs-lieux de
gouvernorat sont Lattaquié, Tartous, Hama et Homs, mais dépendent
du centre politique et administratif qu'est Damas. C'est en effet de Damas que
se concentrent les capitaux et les élites politiques. Mais au sein
même de cet îlot alaouite, au coeur même de la région
historique alaouite, le djebel Ansaiyeh n'est dynamique ni
économiquement, ni politiquement. Aussi est-il simplement le
réservoir des futures fournées de hauts dignitaires du pouvoir
baasiste. Fabrice Balanche considère que la région et les plaines
du djebel Ansariyeh constituent une "périphérie exploitée
et assistée". Les alaouites n'ont possédé ces territoires
que depuis la réforme agraire de 1963-1969, qui a donné à
une fraction d'alaouites la propriété de ces terres dont on a
précédemment exproprié les anciens féodaux.
Dans la région côtière, à
Bâniyâs, à Tartous ou encore à Lattaquié, les
minorités, chrétiens et ismaéliens, ajoutés aux
sunnites et aux alaouites sont représentés. Contrairement aux
ismaéliens et aux chrétiens avec lesquels les alaouites partagent
le statut de communauté minoritaire, les bourgeoisies citadines sunnites
sont celles qui posent le plus de problèmes en terme d'unification
territoriale, car leur poids économique met en danger la domination du
corps alaouite. Quant aux sunnites ruraux, j'ai appris grâce à
Fabrice Balanche que les agglomérations sont enclavées
physiquement, matériellement, et qu'elles faisaient l'objet d'une
"stratégie de dévitalisation économique". L'affirmation de
la communauté alaouite sur le plan régional tend à
renforcer les liens des territoires sunnites côtiers avec les
métropoles et l'arrière-pays : les clivages demeurent donc depuis
plus de quarante ans mais plus sous forme rurale/citadine mais sous de
nouvelles formes spatiales.
24
*****
25
Hama et Homs, deux villes syriennes distantes d'une
cinquantaine de kilomètres au nord de Damas, deux cités
pilonnées et réduites à l'état de "terre
brûlée" à trente ans d'intervalle. Début
février 1982, l'armée syrienne positionne ses canons en direction
de la première qui, sous contrôle des Frères musulmans,
s'est révoltée contre le régime.
La vague d'agitation confessionnelle qui secoue la Syrie
depuis la fin des années 1970 et qui se poursuit dans les années
1980 écartèle et menace le pays. En effet, il ne se passe pas un
jour sans que l'actualité ne soit marquée par un attentat, ou par
des querelles intestines au sein des grands corps de l'État. À
Homs ou encore à Hama, militaires sunnites et alaouites s'affrontent.
Selon Carole Donati, cette "confrontation qui, de 1979 à 1982,
ébranle la Syrie n'est ni une réplique de la guerre civile
libanaise ni une lutte entre islamisme et régime laïc
22". Le conflit est, comme nous l'avons expliqué auparavant,
renvoie à des représentations et au pouvoir et n'a, en ce sens,
que peu de choses à avoir avec l'islam. Les mauvais choix en politique
extérieure, en termes de suppression de tout champ d'expression
publique, d'initiative politique jugée dangereuse et le
clientélisme ont constitué autant d'arguments qui ont
provoqué la colère des milieux urbains, regroupés sous la
bannière islamiste. Carole Donati souligne très justement : Ce
n'est pas tant Hama " la pieuse" qui se soulève contre le laïcisme
du Ba`th, que les grandes familles d'industriels de la ville, ruinés par
les usines d'État détenues par des ruraux venus des campagnes
dont elles étaient hier les maîtres. Et si Alep devient
l'épicentre du mouvement islamiste c'est en partie parce que sa
bourgeoisie a particulièrement souffert de la réforme agraire et
que la capitale du Nord s'est vue davantage marginalisée par Damas, sa
rivale"23.
L'opposition islamiste s'abrite dans tous les clivages et joue
de la rivalité entre communautés et entre métropoles, mais
elle ne parvient pas à gagner les milieux ruraux, les fonctionnaires et,
à Damas, en 1982, le président de la chambre de commerce, en
choeur avec les commerçants sunnites de la capitale font
allégeance au chef de l'État. L'allégeance, ou "bay`a"
comme nous l'avons appelée auparavant, vérifie la solidité
des ancrages politiques. L'incapacité des Frères musulmans
à diffuser au niveau national leur action a condamné à
l'échec l'insurrection à Hama, qui n'était suivie ni
à Homs, ni à Lattaquié ou Alep et Damas à une
moindre mesure encore.
22 Carole Donati, L'exception syrienne, op. cit.
p. 90.
23 Ibid.
26
Le 2 février 1982, la quatrième ville de Syrie
est prise d'assaut par les unités fidèles au régime. Le
siège dure un mois du 2 au 28 février et le centre historique,
pilonné, est entièrement rasé24.
Contrairement à ce qu'a pu affirmer le rapport
intitulé "Syrie, une libanisation fabriquée"25.
I.2. Syrie, guerres médiatiques
interposées
Depuis l'hiver 2011, l'ensemble des pays du monde arabe a
été secoué par des mouvements populaires de contestation
de l'ordre existant : aspiration à plus de liberté et de
démocratie, à une meilleure équité dans la
distribution de richesses, réaction aux problèmes
socio-économique... Les slogans et revendications sont partout
comparables. Cependant, si elle s'inscrit à l'origine dans la dynamique
des "révolutions arabes", la situation en Syrie s'en distingue toutefois
par ses implications internationales. Faut-il rappeler que la Syrie figurait
dans la liste des pays de "l'axe du mal" et que depuis trois décennies ?
Damas est l'allié de l'Iran, pays phare de ce dit axe,
décrété par Washington, et que les américains
cherchent à affaiblir par bien des moyens26, tant en raison
de son programme nucléaire, de son soutien au Hezbollah libanais, que de
son influence régionale grandissante.
Dans le câble diplomatique évoqué plus
haut, l'ambassade américaine à Damas étudie les
possibilités de pousser à un changement de régime en
développant les vulnérabilités du régime dans son
fonctionnement interne mais aussi en encourageant l'union des groupes ethniques
ou communautaires délaissés par le régime. Les
intérêts Américains passent d'abord par un changement
interne en Syrie afin de pouvoir bouleverser l'axe
"Téhéran-Damas". Le dossier iranien conditionne visiblement
beaucoup la gestion internationale de la crise syrienne, qui intervient dans le
contexte régional du retrait des forces américaines d'Irak et de
l'inquiétude grandissante des pays du Golfe face à la
constitution possible d'un axe Damas/Bagdad/Téhéran.
L'épisode libyen a vu jouer un rôle grandissant des influences
étrangères dans la crise, et l'ingérence des acteurs
internationaux s'observe quotidiennement, aussi bien à travers un
soutien d'une partie de l'opposition qu'à travers la guerre de
24 Images des quartiers touchés, vidéo
mise en ligne par un opposant:
http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=igB-VKVOKAw#!,
25 rapport qu'on peut retrouver ici :
http://www.cf2r.org/images/stories/RR/rr11-syrie-une-libanisation-fabriquee.pdf
26 Câble diplomatique écrit par
l'ambassadeur américain à Damas, en 2006.. source Wikileaks.
27
l'information qui se livre entre Damas et son réseau
contre les médias arabes et anglo-américains.
Si l'on en croit les médias, une vision bipolaire est
offerte selon qu'on écoute ou regarde SANA, ou des sites d'informations
iranien27, ou qu'on s'informe à partir des moyens de
communication massive conduits par des médias internationaux.
La crise syrienne est l'objet d'une véritable guerre
médiatique. Force est d'observer que les médias francophones, qui
restent des acteurs très secondaire dans cette affaire, reprennent
souvent, sans vérification immédiate, les affirmations des grands
médias arabes et anglo-saxons. Beaucoup de tâtonnements et de
confusions ont été le fruit bien des fois d'intérêts
politiques au moment de la diffusion des informations. Suivant de très
près les dépêches de l'AFP, j'ai pu moi-même
constater que certains actes sont attribués au régime sans que
cela ne soit vérifié et vérifiable : on ne connaît
pas encore l'identité de ceux qui ont bombardé le pipeline de
Homs, ou encore l'identité des tueries de la famille sunnite,
photographiée par le journaliste "Mani"28 et j'en passe...
Parmi les principaux arguments mobilisés par les
médias anti -"mainstream" l'utilisation de termes ciblant le
régime et à légitimer les manifestations est un des plus
fréquemment mobilisés. En effet, les médias syriens, soit
pro-Assad, soit d'autres qui se réclament d'une volonté de
"ré-information", dénoncent plusieurs techniques adoptées
notamment par Al Jazeera. Les médias tendent à
généraliser le contenu de l'information en ne citant pas la
localité : on parle toujours de "Syrie", de pays "gouverné par
une minorité". L'opposition, quant à elle, tend à
être glorifiée et homogénéisé, alors
même qu'elle se caractérise par son
hétérogénéité. Pas de "groupes salafistes"
dans l'opposition : on parle de "combattants pour la liberté", ou de
"forces de la résistance". Les sources des informations sont rarement
claires : d'où la multiplication des rumeurs ; comme celle par exemple
qui annonçait la défection du ministre indéboulonnable de
la Défense, le sunnite Manaf Tlass, afin de rejoindre l'Armée
Syrienne Libre. Enfin, la qualité même des vidéos et leur
authenticité est remise en question : pourquoi si peu de qualité
dans les vidéos ? Pourquoi autant d'informations contradictoires ?
27 Iran French Radion Article « La Syrie,
victime du Printemps Arabe ? », 17 mai 2012,
http://french.irib.ir/analyses/articles/item/188860-la-syrie,-victime-du-printemps-arabe
28
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/11/25/le-recit-du-photo-reportage-a-homs-de-mani_1609421_3218.html
28
Les représentations brouillent la vue, et on ne sait
pas finalement qui croire. La fermeture du pays aux journalistes ou le danger
de leur mission suffit à faire proliférer l'opacité tant
dans les esprits que sur le terrain. La couverture médiatique reste par
trop unilatérale et s'inscrit dans les rapports de force
géopolitiques. Sur la crise syrienne en particulier, l'information
cède trop souvent le pas aux contraintes de cette idéologie
dominante qui tend à valoriser la parole de médias dont les pays,
eux-mêmes, sont autocratiques, sécuritaires et
anti-démocratiques.
Plusieurs médias se font les avocats d'une thèse
complotiste: la Syrie serait la cible de tentatives de déstabilisation
de l'Arabie Saoudite, des États Unis et de l'Europe. Qu'il s'agisse du
réseau Voltaire qui présente le conflit en Syrie comme un conflit
de post-guerre froide ou encore le site info-Syrie qui se fait le
défenseur de la cause de Bachar El Assad, ces médias se donnent
comme objectif d'éclairer le plus grand nombre sur la situation en
Syrie, en se détachant des messages médiatiques
mainstream les plus diffusés.
Dans ce cadre, Samar Yazbek29 rapporte à
très juste titre les quelques mots échangés dans un taxi
à Damas : "Qu'est ce qui se passe ?- Rien. Rien du tout. Pourquoi alors
tous ces soldats et toutes ces forces de sécurité ? Ce n'est
rien, rien du tout ". Ce passage montre la dualité très forte de
la situation en Syrie : le chauffeur de taxi n'ose même pas poser des
questions dont les réponses sont pourtant devant lui. Il semble que les
questions mêmes soient interdites : le sentiment pesant de la force de
barbarie du régime empêche l'entendement de produire ses propres
conclusions. Il ne se passe rien, car sur SANA30, il est dit qu'il
ne se passe rien. Le "rien" est l'emblème de la peur, de la barbarie,
car son contenu est idéologique. Il ne se passerait rien dont nous
devions nous préoccuper, le régime aurait affaire à des
traîtres, des comploteurs qui veulent la destruction de la Syrie.
Sur le site InfoSyrie31, plusieurs
témoignages de personnes en visite à Damas ou encore à
Hama sont publiés. Selon Alain Corvez, spécialiste de
géostratégie internationale et régulièrement
contributeur à ce site, la Syrie est la victime d'un traitement
médiatique fomenté par les forces atlantistes. Il livre dans le
site ses impressions de voyage, assortis d'une analyse sur ce qui est en jeu en
Syrie, et ce qui aurait été mis en oeuvre par les acteurs
étatiques en interaction avec la Syrie.
29 Samar Yazbel, Feux croisés, journal de
la révolution syrienne, ocpit, p27.
30 Agence Arabe Syrienne de l' Information,
http://www.sana.sy/index_fra.html
31 http://www.infosyrie.fr/
29
Alain Corvez raconte d'abord que la société
civile ainsi que des acteurs de la vie économique se sont
constitués en association non gouvernementale afin de contrer les flots
médiatiques qui laissent penser que la Syrie entière s'est
dressée contre Bachar El Assad. Dénommée "Syria is fine",
"La Syrie va bien", cette ONG a invité, du 21 au 24 août, entre
cent cinquante et deux cents personnes d'une vingtaine de nationalités
différentes, parmi lesquelles de nombreux journalistes, à venir
constater sur place une réalité différente de la
situation. Selon les visiteurs, Damas continuerait à vivre comme
auparavant, Alain Corvez insiste dans son récit sur l'idée que
ses déambulations dans les rues damascènes étaient libres,
ainsi que l'étaient ses conversations avec la population qu'il y a
croisée. Cette même population aurait par ailleurs exprimé
des inquiétudes quant à un complot désireux de monter les
Syriens les uns contre les autres. Alain Corvez écrit : "Si certains
réclament plus de libertés économiques, administratives et
policières, ils reconnaissent au président Bachar El Assad la
volonté sincère de mettre en oeuvre ces réformes".
Mais l'interrogation qui jalonne ce témoignage est de
savoir comment ce témoin, spécialiste de questions
internationales peut justifier la thèse d'un complot manifeste contre la
Syrie. Bachar El Assad dénonçait le complot organisé et
soutenu de l'étranger, utilisant les milices terroristes islamiques pour
tenter de renverser le pouvoir. Alain Corvez touche du doigt un point capital.
Qui sont ces acteurs qui se soulèvent ? Qui sont ceux qui scandent des
slogans radicaux ? Quel est le but de cette opposition urbaine et
périphérique ? De Deraa à Idlib, de Lattaquié
à Deir Ez Zor, qu'est ce qui réunit et sépare ces
opposants aux régimes ?
Selon Alain Corvez, le but des comploteurs contre le
régime n'est pas "une Syrie libre et démocratique, mais un pays
sous la botte de "l'Occident", éventuellement dirigé par des
islamistes soutenus pas l'Arabie Saoudite et les services américains,
cessant de soutenir la cause arabe authentique". Ce qui est
révélateur dans ce passage, c'est l'impression qu'a le lecteur
averti d'écouter un message de propagande en faveur de Bachar El Assad.
Je m'explique: non seulement Alain Corvez insiste sur la modernisation et le
dynamisme de la Syrie depuis l'accession au "trône" de Bachar El Assad en
2000, mais il évoque l'enjeu de "soutenir la cause arabe authentique",
cause qui est au coeur des discours baathistes pan arabistes, et cause qui a
souvent exaspéré les syriens, lassés d'entendre des
discours supra nationaux alors que les revendications étaient, quant
à elles, nationales, régionales et locales. Ensuite, Alain Corvez
dénonce la manipulation des foules au nom de principes vertueux et
démocratiques alors que "leur" seul et ultime but serait
l'établissement d'une charia sunnite
30
stricte. Je mets "leur" entre guillemets, car il est clair que
le discours d'Alain Corvez se perd dans des accusations sans noms, sans
visages. Qui sont ces comploteurs, qui sont ces "ils" ?
Alain Corvez se fait le défenseur des thèses
proposées par les autorités officielles ainsi que par le biais de
leurs médias (étant arabophone, j'ai pu suivre les
éditions des journaux télévisées de la chaine
officielle "Souriya"). Il décrit ainsi le niveau d'organisation des
forces salafistes à Hama ainsi que leur armement sophistiqué :
"À Hama justement, l'ONG nous a emmené visiter
les lieux qui montrent clairement que ce ne sont pas seulement des moyens de
télécommunication sophistiqués qui ont permis de monter
les opérations de commandos, organisées militairement, et qui, le
31 juillet, ont détruit le commissariat de police et tué
sauvagement les 17 policiers qui l'occupaient, les décapitant avant
d'aller jeter leurs corps dans la rivière Oronte (Nahr el Assi),
brûlé le Palais de Justice et fait exploser le Cercle de garnison
en tuant 20 autres personnes. À l'évidence ces opérations
ont été montées avec des armements importés par des
filières franchissant les frontières et n'avaient pas pour but de
faire avancer la démocratie en Syrie. Le Gouverneur de la ville nous
expliqua que ces opérations militaires avaient été
organisées pour bloquer le centre-ville et laisser agir ces groupes,
composés d'après lui de salafistes hors-la-loi, assortis de
trafiquants divers. Il ajoutait que les responsables de sa ville avaient
autorisé les manifestations pacifiques et dialogué avec les
meneurs mais que ces opérations terroristes avaient
nécessité une réponse militaire appropriée. Les
médias occidentaux avaient présenté les
évènements de façon mensongère en disant que les
forces de l'ordre tiraient sur la foule pacifique. Comment expliquer alors les
centaines de soldats tués et les nombreux blessés, dont nous
avons visité quelques-uns à l'hôpital militaire de
Tichrine, dans la banlieue de Damas, qui nous ont expliqué comment ils
avaient été agressés à Hama, Deraa, Deir El Zor,
après avoir été isolés à dessein du gros de
leur formation."
Voici la version d'Alain Corvez des évènements,
d'autres médias, quant à eux, ont surtout relayé le nombre
de morts à la suite de l'entrée de l'armée dans la ville
de Hama, qui aurait fait 90 morts le 31 juillet, selon plusieurs organisations
de défense des droits de l'homme.
La Syrie, de par son histoire dans le monde arabo-musulman
depuis la période Omeyyade, est une nation capitale dans le
Moyen-Orient, incontournable et centrale. L'axe Irano-Syrien est une des
clés de la résolution des conflits avec l'Iran, nous
développerons cela
31
plus amplement en deuxième partie. Selon Alain Corvez,
mettre des islamistes sunnites au pouvoir à Damas ne permettrait pas de
marquer des points utiles contre l'Iran chiite dont les alliances avec la Syrie
ont toujours été conjoncturelles depuis 1979 et non pas
confessionnelles. De plus, le témoignage présente Bachar El Assad
comme la seule digue empêchant les islamistes d'attaquer les
minorités confessionnelles :
"Les chrétiens rencontrés nous avaient
déjà fait part de leur crainte de voir les islamistes les
attaquer, comme ils l'ont d'ailleurs fait à Rabareb, près de
Deraa, quand 500 d'entre eux environ ont attaqué un commissariat tenu
par des policiers chrétiens. Nous recevant dans sa basilique grecque-
orthodoxe Sainte Marie, Mgr Luca Al Khoury nous raconta comment il en avait
refusé l'accès à l'ambassadeur américain
après que ce dernier se soit solidarisé avec les mutins de Hama.
Le Patriarche Ignatius IV nous expliquait ensuite les erreurs
d'appréciation de l'Occident sur la culture orientale et notamment
syrienne : les chrétiens étaient les premiers en Syrie dit-il,
puis l'islam est arrivé ensuite et depuis lors il n'y a jamais eu de
luttes entre les habitants qui se sentent d'abord et avant tout Syriens.
Vantant l'ouverture d'esprit et la jeunesse du Président Bachar, il se
disait convaincu que c'était lui le mieux à même de
moderniser le pays en respectant ses diversités et sa culture de la plus
ancienne civilisation du monde. S'il y avait des différences
d'appréciation, il fallait les résoudre par le dialogue
ajoutait-il."
En conclusion de son voyage, Alain Corvez dénonce la
manipulation d'aspirations légitimes d'un peuple à davantage de
libertés, économiques, administratives et politiques. Il y a
certes, selon lui, un désir de réforme mais aucune d'entre elles
n'impliquerait le renversement du régime. Ce qui est d'avantage
intéressant, c'est comment évaluer l'opposition ; et à ce
sujet l'auteur dénonce la désinformation faite par les
médias « mainstream » type CNN, BBC et Al JAzeera qui
confondent l'opposition syrienne à l'ensemble de la population syrienne.
Ainsi, selon Alain Corvez, l'immense majorité de la population ne s'est
pas manifestée pour l'instant,(décembre) les milliers de
manifestants dans les villes qu'assiège l'armée ne seraient donc
pas représentatifs de la Syrie réelle, selon ce correspondant.
D'autre part, les milieux de gauche du Maghreb et du
Proche-Orient dénoncent depuis plus d'un mois une propagande d'une
intensité inégalée et orchestrée, selon eux, depuis
des semaines par les médias des puissances européenne et
américaine pour faire tomber le régime syrien. Les puissances
qu'ils qualifient d'impérialistes s'ingèreraient sans retenue
dans
32
les luttes qui se déroulent en Syrie, au nom du
prétexte hypocrite et éculé de la défense des
droits de l'homme, de la liberté et de la démocratie. Des
informations fantaisistes seraient propagées chaque jour et chaque heure
par les médias sur le nombre de morts, l'étendue de la
répression et les prétendus massacres, les bombardements et les
emprisonnements.
À l'inverse, ces mêmes médias cacheraient
soigneusement l'identité politique réelle des opposants, leurs
liens organiques avec les mouvements islamistes réactionnaires, leurs
appels à la remise en cause de la laïcité et à
l'assassinat des minorités religieuses, l'infiltration de groupes
intégristes armés à partir de la Jordanie, de l'Irak, du
Liban et de la Turquie, les tueries et les actes de sabotage
perpétrés en différentes régions de la Syrie,
principalement sur les zones frontalières. Les islamistes les plus
réactionnaires de la ville de Hama sont présentés comme
des démocrates. Même la presse arabe dite démocratique qui
a pourtant l'habitude de la duplicité des mouvements islamistes, qui
soutient sans hésitation leur répression en Algérie, au
Maroc, ou encore en Égypte, et critique de façon acerbe toute
tentative de réconciliation avec eux, ne trouve pas insolite de
qualifier la ville de Hama de fief de la "résistance à la
dictature". Cette presse semble alors reprendre non sans contradiction le
message qualifié de propagandaire émis par les médias des
pays occidentaux et des pays du Golfe. La question soulevée est d'une
importance capitale car au printemps, et pendant l'été 2011, qui
connaissait l'identité réelle des rebelles en Lybie ? Bien que la
situation ne soit absolument pas la même en Syrie, il est raisonnable et
cela tombe même sous le sens de se demander qui est au coeur de la
contestation dans certaines villes. Parce que la Syrie est un pays
multiconfessionnel, il faut être d'autant plus attentif aux discours des
acteurs engagés dans la contestation : quel changements
réservent-ils au peuple syrien et n'y a -t-il pas un risque de
dérive confessionnelle ?
À grands renforts de gros titres et d'allocutions, la
médiatisation autour de la Syrie se concentre surtout sur la
répression des civils et les meurtres commis contre la population. Deux
camps semblent s'affronter dans la couverture médiatique actuelle :
l'armée de Bachar El Assad, et la population non armée alors que
plusieurs observateurs avaient remarqué sur le terrain des
éléments armés non présents dans le protocole.
Le dossier du Monde publié le 23 novembre 2011,
titré "l'engrenage syrien » et consacré à la Syrie,
concentre sa ligne éditoriale sur trois axes centraux : «
l'État de barbarie »
33
contre les populations soulevées, sur les moyens
diplomatique et militaire de l'opposition "disparate et divisée", puis
sur les enjeux internationaux du conflit syrien. La plus grande part de ce
dernier axe concentre son attention sur l'axe arabo-iranien. Je me suis surtout
référée à ce quotidien car l'ensemble des
représentations qu'il véhicule autour du conflit me semble
très pertinent.
Plusieurs expressions enracinent le conflit dans un ton et un
registre pathétiques : les mots et expressions sont les mêmes qui
ont qualifié la répression des insurgés libyens contre
Kadhafi : "l'histoire continue à s'écrire dans le sang ",
"État de barbarie". Ce dernier miserait tout sur la violence et
l'instrumentalisation des minorités.
Ce qui a légitimé l'idée d'une
intervention étrangère pour la protection des civils, c'est bien
la dureté de la répression qui a fait plus de 8500 morts jusqu'en
mars 2012, selon l'ONU.
Par ailleurs, le point de vue et la thèse des
comités de coordination locaux en Syrie, et donc d'une partie de
l'opposition syrienne de l'intérieur, sur la protection des civils par
l'Organisation des Nations Unies se décline comme suit32:
"Nous affirmons que malgré une répression
inégale et sans aucun soutien de l'étranger, la révolution
syrienne s'est montrée créative du fait du pacifisme, du
déterminisme et de la régularité de son mouvement.
Nous considérons que les objectifs d'une protection
internationale doivent se limiter à assurer la sécurité
des regroupements et des manifestations pacifiques afin de permettre au peuple
syrien d'exercer en toute liberté l'étendue de ses forces
pacifiques pour s'orienter vers un système de gouvernance
démocratique, séculier et pluraliste basé sur les
libertés publiques, ainsi que l'égalité de fait et de
droit de tous les syriens.
Nous considérons que les moyens d'une protection
internationale, qui doivent être approuvés par le Conseil de
Sécurité de l'ONU, conformément à l'article VII de
la charte des Nations Unies, doivent se limiter aux points suivants :
? Assurer les conditions nécessaires pour des
rassemblements pacifiques en
32 http://www.lccsyria.org/
34
concordance avec les différentes organisations de
défense des droits de l'homme dont la Syrie fait partie
? Ceci requiert comme condition nécessaire que les
États membres des Nations Unies prennent les mesures nécessaires
pour prévenir toute vente d'armes ou de matériels similaires au
régime syrien.
? Forcer le régime syrien à assurer la
sécurité de toutes les missions d'agences humanitaires des
Nations Unies
? Assurer les conditions en vue de l'application
d'enquêtes impartiales et objectives, et l'organisation de procès
justes concernant tout acte soupçonné de constituer un crime
contre l'humanité sur le sol syrien, depuis le 15 Mars 2011."
Les textes limitant l'étendue d'une intervention
étrangère dans le conflit sont nombreux, qu'il s'agisse de
l'opposition syrienne de l'intérieur ou celle de l'extérieur.
Les premiers car une intervention de l'OTAN placerait le
Conseil National Syrien en favori pour la période
postrévolutionnaire et les seconds car une intervention
étrangère ferait passer le CNS pour le pantin des occidentaux,
alors même que les syriens sont très attachés à leur
indépendance.
Nous avons donc illustré comment se passait cette
guerre de l'information dans les discours et les techniques, mais ce qu'elle
cache, c'est les canaux révolutionnaires par lesquels elle est
retransmise. Le printemps arabe peut à juste titre être
qualifié de révolution numérique : c'est par les
réseaux sociaux que se sont faits les premiers "sit-in"
numériques. En Tunisie, le régime a concédé des
libertés suite aux pressions des manifestants et a lâché du
lest sur tout ce qu'il avait réprimé depuis 1987. Mais en Egypte,
les conditions d'accès et d'anonymat n'étaient pas garanties. Ils
favorisaient ainsi la censure ou encore l'emprisonnement de détenus
politiques en remontant leur adresse électronique. En Syrie, le
même scénario se produisit. Pourtant les vidéos
continuaient à affluer dans le net. Dans les quartiers non
assiégés par l'armée en Syrie, un groupe d'internautes,
des hackers, se sont impliqués dans le conflit donnant aux opposants les
mêmes canaux d'expression que le pouvoir. C'est une réponse de
l'opposition numérique contre le régime. La guerre est donc bien
totale.
35
Le groupe le plus connu de hackers est Télécomix
: ils sont définis, par les internautes qui partagent leurs
idéaux, comme un groupe d'activistes sur Internet qui défend la
liberté d'expression et la libre circulation de données. En
septembre 2011, le groupe s'est investi dans l'opération en Syrie.
Après avoir constaté que tout ce qui entrait et sortait du pays
via le protocole http était contrôlé, les activistes ont
apporté des outils aux syriens pour contourner la censure et naviguer
via des sites sécurisés.
Le 5 septembre 2011, tout syrien souhaitant se connecter
à internet est automatiquement tombé sur une page
créée par Télécomix33, expliquant en
quelques mots qu'il était possible de contourner la surveillance. Des
liens vers des logiciels appropriés étaient cités sur la
page, ainsi que de nombreux conseils techniques. J'ai souvent consulté
le site : il est une véritable mémoire vivante de la
révolution, un formidable moyen d'information, une base de
données gigantesque, ouverte et participative. Les informations ne sont
pas toujours très bien vérifiées en ce qui concerne
certaines rumeurs, cependant, on a l'impression d'y être. N'importe
quelle fenêtre dans le monde peut alors s'ouvrir sur le conflit
syrien.
Le site s'intitule "Syria : News from the Ground" et
présente de petites présentations, de petites
dépêches, ou des articles courts renvoyant à des sites pour
permettre des activistes et spectateur intérieurs de se tenir au
courant, de se coordonner mais en plus, cela permet aux observateurs
extérieurs du conflit de suivre la révolution. Le site met par
ailleurs souvent en garde ses collaborateurs en Syrie contre les logiciels
comme Skype ou l'utilisation non sécurisée des réseaux
sociaux comme Twitter, Facebook ou Google+.
La guerre d'information développe des
représentations antagonistes et développe de nouveaux canaux
d'expression : une autre façon de se révolter en contournant les
médias obstrués par le régime.
*****
Afin de mieux analyser les mois de révolte qu'a connu
la Syrie depuis mars 2011, je ne pouvais me baser sur des faits uniquement
spatiaux ou matériels ou encore me fonder seulement sur les
péripéties du conflit car ce qui se joue en Syrie va
au-delà de la luttes pour le pouvoir : la Syrie est devenu le terrain
d'une guerre des représentations, une guerre des destins historiques
marqué par une relation duelle de dominant/dominé. Ce sont les
liens
33
http://syria.telecomix.org/95191b161149135ba7bf6936e01bc3bb
36
clientélistes entre alaouites et le clan Assad qui ont
exacerbé les sentiments de dépossession parmi les sunnites.
Cependant, nous le montrerons en deuxième puis en
troisième partie, la révolte est plus générique
qu'une révolte confessionnelle, elle porte sur la nature du
régime. On y retrouve comme ailleurs les slogans : « le peuple veut
la chute du régime », « dégage Bachar ». C'est le
régime de Bachar el Assad qui a très vite agité le spectre
de la division confessionnelle, et la peur de la fitna, guerre civile,
au sein de la mosaïque confessionnelle et ethnique que représente
la Syrie. Précisions que le régime syrien n'est pas proprement
alaouite : il est dominé par certains alaouites proches des
réseaux Assad. Ceux qui ne sont pas liés directement au
régime subissent les mêmes maux économiques et sociaux que
les autres Syriens. Mais le pouvoir insuffle l'idée que s'il y a un
changement de régime, une revanche sunnite face aux alaouite est plus
que probable. Cela permet une forme de ralliement par peur autour de lui.
La contestation, pour parer ce genre de coup
médiatique, doit compter sur d'une part sa capacité de
mobilisation, et doit d'autre part maintenir le plus longtemps possible sa
couverture médiatique, surtout dans les pays favorables à un
renversement de régime. La guerre fait rage entre la coalition Al
Jazeera-BBC-CNN et le régime de Bachar el Assad. Tous d'eux tentent de
se rallier un maximum de soutiens. Ces médias se font souvent les
avocats des idéologies de leur camp, ce qui rend l'abîme d'autant
plus grand entre les deux parties.
La révolte de la société syrienne contre
son régime a atteint un point de blocage complet au premier semestre
2012. Le plan Annan, dont la mise en application complexe a commencé le
10 avril 2012 est jusqu'à maintenant la seule solution porteuse d'un
mince espoirt, alors que la violence se déchaine et que les autres
perspectives, en particulier l'intervention internationale, se
révèlent impraticables pour l'instant. Comment en -est on
arrivé là ?
37
DEUXIEME PARTIE :
38
II. La mise en place de l'échiquier syrien
En Syrie, un premier appel à manifester le vendredi 4
février a été lancé sur Facebook par le groupe
« Révolution Syrienne 2011 ». Partout ailleurs dans la
région, l'Egypte de Moubarak était empêtrée dans les
manifestations et la lutte, ailleurs on organisait les transitions pour ne pas
se heurter trop brutalement à la vague des contestations du printemps
arabe. La Syrie a cela de particulier que la colère est allée en
grandissant et que le début de la révolte s'était fait
plutôt par mimétisme et effet de récupération d'une
cause qui a libéré les semblables tunisiens du joug de
l'autocratie et de la tyrannie. En mai 2012, le nombre de victimes s'estime
à 12 000 morts. Ce graphique représente le nombre de morts
cumulés de Mars 2011 à Mai 2012, il est tiré de
l'infographie du Monde consacrée à la révolte
syrienne.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme4.png)
Les premières manifestations se sont
déroulées comme suit : après la prière du vendredi,
des groupes sur les réseaux sociaux « Twitter » et «
Facebook » se donnent rendez vous pour des déambulations pacifiques
dans les rues. Protester par la rébellion civique, tel était,
alors, le principe encouragé pour se protéger de l'excès
de violence du régime.
Les printemps arabes n'ont pas été qu'un
spectacle : les jeunesses maghrébines et arabes se sont unies, les
Egyptiens n'étaient pas les seuls à manifester pour la chute de
Moubarak, ils étaient rejoints par les jeunes syriens devant l'ambassade
du Caire à Damas. Le 9 février, alors que Facebook et Youtube
sont à nouveau disponibles, après quatre années de
censure34, le contrôle des utilisateurs des réseaux
sociaux et des blogs se fait de manière
34 Le Monde, article paru le 09/02/2011.
http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/02/09/les-syriens-reconnectes-a-facebook-et-youtube_1477641_651865.html
39
encore plus stricte, visant tout propos d'opposition à
l'encontre du régime. Ainsi, la bloggeuse syrienne Tal Al Mallouhi a
été condamnée lundi 14 février 2011 à cinq
ans de prison par la haute cour de sûreté de l'Etat pour
intelligence avec un pays étranger. Le blogging et les réseaux
sociaux étant les espaces de libertés alternatifs qu'utilisait la
jeunesse syrienne pour contrer l'inexistence de canaux d'expression civile, ils
ont été désignés par le régime de Bachar El
Assad, de même que pour celui du président Moubarak, comme des
ennemis de la stabilité. Seul le recours à des proxy pouvait
permettre aux internautes d'accéder à ces sites en contournant la
censure. Outre la censure et le manque de libertés d'expression,
d'autres raisons encore ont poussé les populations de certains
territoires en Syrie à se révolter.
Pour comprendre la révolte syrienne, il faut comprendre
pourquoi ses acteurs se sont soulevés et analyser les évolutions
du conflit. L'affrontement oppose pro-Bachar et anti-Bachar sur plusieurs
échelles aussi bien locale, régionale, qu'internationale. Nous
avions expliqué en première partie le contexte social, politique
et confessionnel en Syrie qui expliquent l'existence et l'exacerbation de
frustrations socio-économiques dues au clientélisme et au
système de fonctionnement communautaire. J'analyserai donc les foyers de
contestations comme Homs ou Daraa et exposerai les causes structurelles de la
révolte. Qu'ont ces villes en commun ? Pourquoi la révolte
a-t-elle été aussi vive dans Daraa par exemple, alors que
d'autres villes se sont engagées plus lentement dans la rébellion
?
Dans cette deuxième partie, je m'intéresserai
plus particulièrement au mouvement d'opposition : à son
départ, ses péripéties, ses évolutions et ses
acteurs. La révolte syrienne apparaît alors comme un conflit
géopolitique à toutes les échelles : les rapports de force
s'expriment dans plusieurs registres. On peut en identifier trois principaux :
militaire, politico-diplomatique et médiatique. Si l'enjeu de ces trois
types de rapports de force est bien la Syrie, il ne s'exerce pas seulement en
Syrie.
La situation militaire étant bloquée--car ni le
régime, ni l'opposition n'ont vaincu-- des quartiers et des villes
entières se cristallisent autour de lignes de front. Certaines villes
comme Homs ou certaines régions comme la région
côtière alaouite voient apparaître de nouvelles lignes
fortes entre communautés s'exacerber au fur et à mesure que le
conflit s'installe. Le cessez-le-feu n'a pas été concluant ; il a
certes réduit le nombre de personnes tuées mais n'a pas
éradiqué la militarisation du conflit. Sur le plan
politico-diplomatique, chacune des deux parties cherche à faire
reconnaître ses thèses par les organisations internationales--ONU
et Ligue Arabe principalement--et par les Etats du monde entier. Sur
40
le plan médiatique enfin, le rapport de force s'exerce
sur deux plans distincts. Sur le plan interne, deux parties jouent de la
propagande pour convaincre leurs populations respectives, les loyalistes et les
opposants, de la justesse du combat mené, de celle des choix
effectués pour le mener à bien et aussi pour justifier les «
sacrifices » qui leur sont demandés. Sur le plan externe, c'est
l'opinion publique internationale qui est visée dans le double but, pour
chacune des parties, de la convaincre du caractère légitime ou
illégitime du conflit.
Après avoir décrit les différents
rapports de force, je m'intéresserai aux villes de la révolte,
aux raisons communes qui les lient dans cette révolte et enfin à
leur place dans le territoire syrien. Nous comprendrons alors si cette
rébellion est bien une révolte populaire ou une révolte
religieuse.
II.1. Le premier semestre de la révolte
II.1.1. L'affaire des enfants de Daraa : le point de
départ de la révolte
Le site « Syrian Stories »35 traite des
documents vidéos sélectionnés sur la base de
données de centaines de vidéos recueillies par les activistes du
Net Telecomix et se propose d'organiser le conflit d'un point de vue
chronologique et thématique. La frise chronologique interactive permet
de cibler les vidéos selon la date à laquelle elles ont
été tournées et les onglets thématiques permettent
de se pencher sur des sujets transversaux. Le site fait démarrer la
révolution syrienne inachevée le 6 mars 2011 : «
Après avoir recouvert les murs d'une école de graffitis reprenant
des slogans de la révolution Arabe, quinze garçons
âgés de dix à quinze ans sont arrêtés par les
forces de l'ordre locales dirigées par le général Atef
Najeeb. Ils sont interrogés, torturés et rendus à leurs
parents. Beaucoup de syriens sont indignés ».Ce texte illustre une
vidéo qui montre les graffitis en question : il ne s'agit pas d'un ou
deux graffiti, mais de plusieurs dizaines qui recouvrent presque
entièrement les murs de l'école. L'homme qui porte la
caméra montre les visages tuméfiés et blessés des
adolescents arrêtés, interrogés et visiblement
torturés par les policiers. Cette vidéo est le point de
départ de la révolte choisi par Syrian Stories : l'oppresseur et
l'opprimé sont clairement définis. D'une part, le régime
est présent par ces actes de brutalité et d'oppression mais
absent de toute la vidéo. D'autre part, on montre les blessures des
enfants-adolescents, véritables visages emblèmes de ce que les
syriens dénoncent.
35 http://syrianstories.org/
41
Aucune des versions que j'ai recueillies ne livrait des
informations exactes et homogènes de cette affaire je n'ai pas recueilli
de témoignages et d'informations cohérentes sur l'affaire des
enfants de Deraa. J'ai donc cité ce que j'ai trouvé sur le site
« Syrian Stories », mais sur un rapport intitulé Syrie :
une libanisation fabriquée36, une autre version est
donnée : « Les évènements sont principalement
déclenchés par l'affaire des enfants de Deraa. Une des
premières manifestations a eu lieu devant une mosquée du centre
ville. Des enfants font des tags critiquant le régime en
réclamant le départ du gouverneur ». Dans la première
version , ces collégiens auraient taggué des slogans qui ne
visaient pas le gouverneur de Daraa mais directement le président Bachar
El Assad. Les murs de l'école sont devenus des murs de mosquée et
chacune des deux versions se prévaut d'avoir des vdéos à
l'appui. Trois situations sont possibles : soit les deux sont vraies, et le
même jour à Deraa, des collégiens se sont, à
différents endroits de la vieille ville, regroupés pour «
écrire » leur mécontentement, par mimétisme des
jeunesses tunisienne et égyptienne. Mais ce qui me paraît
suspicieux, c'est que la vidéo mise en ligne par syrian Stories montre
des graffitis appelant directement au départ de Bachar El Assad. La
vidéo me paraît anachronique car le président Bachar
n'était jamais cité en début mars, de peur de
sévères représailles aussi tôt dans la
révolte ; ce qui m'amène donc à ma deuxième
hypothèse : la vidéo n'a pas été tournée le
6 mars. Enfin, je ne comprends pas que des collégiens puissent clamer
à travers leurs tags le limogeage de leur gouverneur. Entre 10 et 15
ans, il est surprenant de voir des enfants synthétiser à travers
leurs tags les rapports de force qui écrasent la société
syrienne. Trois d'entre eux sont tués dans la version du rapport, dans
le site Syrian Stories, il n'y est fait mention d'aucun mort parmi les
enfants.
Visiblement, le point de départ de la révolte
syrienne pose problème : l'information n'est ni sourcée ni
facilement datable. Mais, l'image que renvoie l'affaire des enfants de Daraa,
dans un contexte politique aussi précaire, est un fiasco pour le
régime et devient l'un des nombreux symboles des dysfonctionnements de
l'administration syrienne ainsi que de sa surenchère sécuritaire.
Les premières manifestations significatrices se déroulent en
réaction à la violence sécuritaire du régime : les
manifestants portent les corps des « martyrs » jusqu'à la
mosquée, prient pour le mort et l'emportent au cimetière. C'est
généralement sur le chemin du retour que les affrontements entres
forces de l'ordre et manifestants ont le plus lieu. On l'a vu, les manifestants
portent les corps des défunts, et
36 CIRET-AVT et CF2R, Syrie : une libanisation
fabriquée, Compte rendu de mission d'évaluation auprès des
protagonistes de la crise syrienne, Paris Janvier 2012.
http://www.cf2r.org/images/stories/RR/rr11-syrie-une-libanisation-fabriquee.pdf
42
donnent aux protestations un accent mystique, presque soufi.
Ils portent le mort, sont désarmés (du moins pendant les
premières semaines du conflit) : ils se comportent comme martyrs face
aux pluies de balles dans des villes telles que Daraa ou des quartiers comme
Bab Amro.
II.1.2. Le premier trimestre de la révolte :
l'échiquier syrien se met en place
La seconde moitié du mois de mars 2011 sonna le
début de la révolte : le 15, le site d'opposition basé
à Dubaï, All4Syria37, indique qu'une centaine de Syriens
manifestent au coeur de Damas pour appeler à plus de libertés, 32
personnes sont arrêtés pour « atteinte au prestige de l'Etat
». Mais la surenchère sécuritaire se gâte à
Deraa le 20 mars : on ouvre le feu et une personne meurt. La foule incendie le
siège du parti Baas et le palais de justice de la ville, bâtiments
officiels du pouvoir. Les manifestants crient des slogans
particulièrement hostiles à Rami Makhlouf, cousin germain du
président El Assad, actionnaire majoritaire de Syriatel, et
considéré comme l'homme d'affaires le plus puissant de Syrie.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme5.png)
37
http://all4syria.info/web/
43
La grande ville de Deraa, sur le plateau du Hauran, se
retrouve vite encerclée38 par les blindés de fin mars
à début mai, avant de se diriger vers Banyas. Il n'était
plus possible pour les ambulances, d'entrer dans cette localité.
D'abord critiques de la réaction extrêmement
violente du régime à la crise, des habitants de la région
druze d'as Suweida commencent à se soulever. Là encore, c'est la
brutalité du régime et ses dysfonctionnements qui sont à
l'origine de la colère druze : Mountaha Al Atrach, fille du sultan Pacha
El Atrach, figure célèbre de la lutte syrienne contre les
mandataires français, est emprisonnée.
Quant à Baniyas, ville côtière mixte, la
situation était pré-insurrectionnelle : la police aurait
déserté les rues. Le 15 mars, un cheikh de cette localité
s'est même exprimé depuis un balcon d'un bâtiment public,
demandant notamment la fin de l'état d'urgence
décrété il y a quarante neuf ans. Le bilan des morts
s'alourdit, les manifestations sont hebdomadaires, et les premières
instabilités se font ressentir. Le gouvernement est limogé, et le
19 avril, alors que les nouveaux ministres de Adel Safar viennent tout juste
d'être nommés, l'état d'urgence est levé, soit une
des revendications principales des manifestants.
A partir du mois d'avril, les cases de l'échiquier
syrien commencent à bouger : le pouvoir politique tente de réagir
pour calmer le rythme et l'intensité des manifestations et les foules
commencent à s'armer contre l'armée syrienne ou la police. Les
affrontements à Baniyas ont fait 15 morts parmi les forces
spéciales et la 4ème division. Du côté
des opposants, dix personnes sont mortes et 400 arrêtées.
L'équilibre entre les pertes d'un camp à l'autre laisse penser
que les opposants étaient armés. Sur le plan international, le
ton monte contre le régime syrien. La France, les Etats Unis, la Ligue
arabe et l'ONU commencent à exercer des pressions pour calmer la
répression contre les civils.
Les printemps arabes ont démontré la force de
propagation du phénomène révolutionnaire à tous les
pays de la région arabo-musulmane. En s'appuyant sur des médias
de transmission plus libre, les révolutions ont été
assistées par les ordinateurs. En effet, les médias et le Web 2.0
ont permis à des voix souvent étouffées par les
régimes en place de se révéler, de se rassembler et d'agir
contre le pouvoir : Facebook, Twitter, Télécomix et d'autres
supports permettent la transmission d'informations immédiates («
News from the ground ») pour créer une forme de mémoire vive
de la révolution. Ces vidéos forment aussi la
38
http://www.liberation.fr/monde/01012335591-syrie-l-armee-promet-la-fin-du-siege-de-deraa-a-partir-d-aujourd-hui
44
base de données principale des grandes chaines
d'information comme Al Jazeera. Pourtant, au départ de l'insurrection
à Daraa puis ensuite à Hama et à Homs, la chaine Al
Jazeera ne joue pas le même rôle qu'auparavant pour encourager la
révolte, le Qatar ne sachant pas encore quelle ligne diplomatique et
donc éditoriale adopter concernant la Syrie.
Pour ce qui est des raisons de cette révolte,
l'histoire, la fragmentation socio spatiale, les disparités
économiques, en plus d'un manque de libertés et de droits
fondamentaux peuvent dresser un portait des motifs des soulèvements et
de la crise syrienne. En mars, les manifestants demandaient la fin de
l'état d'urgence, la libération des prisonniers politiques, la
fin de la corruption et des réformes démocratiques. Ils s'en
prenaient aux emblèmes du clientélisme, de la prédation,
de l'absence de Droit égal pour tous : à Deraa, les manifestants
ont dénoncé le richissime magnat des
télécommunications Rami Makhloof, cousin de Bachar, dont la
corruption est bien connue-- il a d'ailleurs été placé
sous le régime des sanctions par l'administration américaine-- et
dont les compagnies emploient des milliers de Syriens. «Dégage
Makhloof, nous ne voulons plus de voleurs», est d'ailleurs un des slogans
préférés des manifestants. Depuis le mois d'avril, les
manifestants s'en prennent directement au régime.
Les slogans syriens sont inspirés des contestataires
des rues égyptiennes pendant les vendredis de « défi »
ou de « colère ». Les vendredi 1er et 8 Avril, en Syrie, les
soulèvements s'étendent aux villes de Baniyas, Tartous, Homs et
à des communes du grand Damas. Les revendications sont
homogénéisées dans toutes les villes de la contestation :
la fin de l'État d'urgence, la dissolution du Baath, la
libération des prisonniers politiques, et l'organisation
d'élections libres et transparentes. Ils scandent : « A cha`b
yourid isqat an nidham » « Le peuple veut faire chuter le
régime », ou encore « `irhal `irhal ya bachar » «
Dégage, Dégage Bachar ! ».Remarquons que jusqu'à
maintenant, la foule ne demandait pas encore le départ du
président. A présent, la guerre est bien déclarée
entre l'opposition, vivifiée par la répression de Deraa, et le
régime. Cette opposition sera à son azimut à partir de la
fin du mois de juin, période pendant laquelle les opposants refuseront
le « dialogue national » proposé par Bachar El Assad.
De son côté, la communauté syrienne de
l'étranger s'organise et adopte les mêmes slogans et les
mêmes revendications. Les manifestations se font dans la même forme
et sont pacifiques. A l'étranger, des collectifs spontanés en
soutien au peuple syrien s'organisent autour d'évènements
destinés à noyer le discours de propagande du pouvoir
45
syrien, en faisant la promotion de la culture syrienne, en se
faisant entourer de forces collectives et syndicales étrangères
pour mobiliser le plus de monde dans leur manifestation. Ainsi à Lyon,
ville dans laquelle j'étudiais l'année dernière, j'ai pu
pendre part à l'organisation avec le Collectif de Citoyens Syriens de
Lyon de nombreux rassemblements culturels visant à diffuser un message
politique : concerts, conférences avec d'anciens prisonniers politiques,
déambulations avec chandelles à la main pour chaque victime de la
répression. En Europe, plusieurs déambulations pacifiques sont
organisées pour sensibiliser la population et les médias sur les
massacres des populations civiles. Ce sera, plus tard, aussi le principal
argument de rassemblement du Conseil National Syrien, qui organise quant
à lui la chute du régime de Bachar El Assad sur la scène
internationale.
C'est en Avril également, que les ambassades syriennes
en Europe décident de communiquer contre l'opposition: une guerre
intercommunautaire est le spectre brandi par le pouvoir pour présenter
la situation en Syrie comme une guerre civile interconfessionnelle,
commanditée par les intégristes sunnites contre Alaouites et
chrétiens. A Paris et à Lyon, les drapeaux syriens ainsi que des
objets à l'effigie de Bachar El-Assad sont donnés aux
manifestants pro régime. Ces mobilisations sont filmées et
diffusées. Des sites sur la Toile voient aussi le jour : comme «
souria houria39 ». Tous les moyens et stratégies de
communication visent à dénoncer et riposter contre les discours
syriens officiels. L'objectif est clair-- le discours officiel étant
celui-ci : il existe un complot contre la Syrie visant à
déstabiliser le régime pour s'emparer du pays et imposer un
nouvel ordre-- les opposants de l'intérieur comme de l'extérieur
dénoncent ce mensonge dont la fin est de légitimer la violence.
L'opposition légitime sa rébellion en utilisant l'argument de la
violence et de la tyrannie.
De la mi-avril à la fin du mois, la propagation des
soulèvements dans les milieux urbains contraint le président
à prononcer un nouveau discours devant le nouveau gouvernement, dans
lequel il met fin à l'État d'urgence, en vigueur depuis 1963.
Mais sur le terrain, la répression continue. Chaque vendredi, les forces
de sécurité tirent sur la foule, qui demande désormais le
départ du président. Cette mutation de la critique, qui
dénonce à présent le plus haut niveau de l'Etat, ne manque
pas d'intéresser les médias qui captent à chaque
témoignage d'habitant sinistré ou d'opposant des
éléments de langage qui personnifient les actes de barbarie et
les bavures militaires en Bachar El Assad lui-même.
39 http://souriahouria.com/
46
Le 29 avril, Barack Obama, président des Etats Unis,
promulgue de nouvelles sanctions ciblées contre les services de
renseignement et deux proches d'Assad; la Maison blanche appelle le
président syrien à "changer de cap et tenir compte des appels de
son propre peuple". Le dossier syrien semble avoir atteint une autre
échelle, cette fois-ci internationale.
La répression ne faiblit pas, le 30 Avril : les chars
sont déployés sur Deraa. De Mars jusqu'à fin avril, la
Syrie des villes devient la scène d'affrontements de plus en plus
violents avec les forces de sécurité. Comme on le voit sur la
carte, le nombre de morts cumulés depuis le début de la
révolte à Deraa atteint plus de neuf cent personnes selon l'ONU
ou l'Observatoire Syrien des Droits de l'Homme, basé à
Londres40. Les grandes agglomérations de l'axe Idlib/Deraa et
Lattaquié/Tartous sont plus ou moins touchés par les
manifestations et les répressions. La carte ci dessous, qui provient de
la chronologie du Monde, fait état du nombre de morts par
ville. Incontestablement, Homs et Deraa sont les épicentres de la
révolte.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme6.png)
(c)
http://www.lemonde.fr/international/infographie/2012/03/01/chronologie-une-annee-de-repression-
en-syrie_1650425_3210.html
Il faudra que je me penche plus attentivement sur les
caractéristiques des villes qui se sont soulevées car Deraa et
Homs possèdent certainement des points communs qui permettraient de
comprendre les causes structurelles de la révolte, inhérentes
à la crise du système économique agricole, administratif
et politique. Cependant, un autre problème subsiste : comment expliquer
le soulèvement de villes côtières comme Lattaquié
alors qu'elles
40
http://www.syriahr.com/articels.html
47
ont été annexées par l'expansion
territoriale et régionale alaouite. La réponse réside
elle-même dans les clivages et représentations qui existent au
sein de la société syrienne, en plus d'être inscrites dans
les rapports de dominant/dominé qui subsistent et sont vivifiés
entre communautés. Nous verrons tout cela plus tard.
A la fin du premier trimestre de la révolte, en juin,
Bachar El Assad et la répression deviennent les cibles des ONG et des
Organisations internationales, aussi décrète-t-il une amnistie
générale aux détenus politiques, y compris des
Frères musulmans. Le mois de juin est aussi la période de
confusion et de doute au sein de l'opposition. Les médias se font les
relais d'informations non vérifiées, fausses et qui portent un
coup à la crédibilité de l'opposition : l'affaire de la
bloggeuse lesbienne, Amina abdallâh, qui avait été
enlevée par le régime selon des militants est en fait un
étudiant américain installé en Ecosse.
Alors que les manifestations se poursuivent et
s'étalent dans la semaine (ne sont plus à l'occasion des
vendredis thématiques), à Antalya, différents pans de
l'opposition syrienne se retrouvent pour exiger la chute du régime. Il
est déclaré que ce régime a perdu de fait toute sa
souveraineté et sa légitimité, et qu'il ne peut y avoir de
dialogue possible ni de foi en les promesses d'un pouvoir qui tue sa
population. Sept jours après cette réunion, à Jisr al
Choughour, des combats opposent les forces de sécurité à
des déserteurs. Le 20 juin, le président s'exprime et lance un
dialogue national qui n'aura aucune résonance et sera boycotté
par l'opposition. Les flots de réfugiés, par ailleurs ne
tarissent pas en Turquie. 27 juin, 200 opposants et intellectuels se sont
réunis à Damas, discussions sur les meilleures stratégies
à adopter pour la transition démocratique. On pouvait lire sur le
post Facebook du groupe « Syrie Moderne Démocratique Laïque
» : »Cette affaire risque de porter atteinte à la
crédibilité de ceux qui soutiennent le soulèvement pour la
liberté en Syrie. M. Tom MacMaster a agit d'une façon
irresponsable. Mais, tout de même, quel dommage qu'Amina n'existe pas !
». Dans une bataille qui se joue aussi sur le terrain de la
désinformation et de la vérité, chaque contribution,
chaque récit est une bataille décisive.
48
II.2. L'internationalisation du cas syrien
II.2.1. Les oppositions syriennes intérieures et
extérieures
Il faut d'abord distinguer entre l'opposition et la
contestation. La majorité des syriens qui manifestent dans les rues ne
sont pas des « opposants ». Ils réclament pour eux-mêmes
et pour tous les Syriens des conditions de vie plus décentes, la
liberté et la dignité. D'ailleurs, la chute du régime ne
faisait pas partie dès le part des revendications. C'est le refus du
pouvoir d'entendre leurs demandes et la multiplication des morts et
blessés qui a poussés les manifestants à conclure qu'aucun
changement n'était possible avec le régime et la structure
politique en place. L'opposition, proprement dite, est presque inexistante en
Syrie. Le pouvoir baasiste a éliminé petit à petit pendant
quarante ans les divergences politiques. Les partis d'opposition, dont les
Frères musulmans mais aussi les démocrates, ont été
contraints de vivre dans la clandestinité ou s'exiler ailleurs, au Caire
ou à Paris.
On assiste donc jusqu'à la fin 2010 à une
impuissance de l'opposition malgré l'existence de personnalités
qui bénéficient d'un certain respect comme Michel Kilo, opposant
indépendant. Mais après les premiers mois de révolte,
l'opposition n'est pas forcément représentée par les
opposants traditionnels pré-révolte. On assiste à un
renouvellement complet de l'opposition qui marque une rupture entre
l'opposition de l'intérieur et celle de l'extérieur, dont les
rôles sont bien distincts. L'opposition nationale se divise en courants
qui sont pour ou contre le dialogue avec le régime. L'opposition
nationale opposée au dialogue est représentée par le
Comité National de Coordination pour le Changement Démocratique.
L'opposition extérieure est, elle, représentée par le
Conseil National Syrien.
Le bloc dominant, du moins sur les plans médiatique et
diplomatique, est le Conseil National Syrien. Il regroupe différentes
personnes dont des intellectuels. Il est difficile de dire s'ils sont soutenus
par la population syrienne. Ils comptent sur leurs liens avec l'Armée
Syrienne Libre et parient sur sa victoire sur le terrain si les soldats
rebelles sont appuyés par un soutien étranger aérien. Le
Conseil national Syrien tente même de créer un Conseil militaire
au sein du CNS sensé conseiller sur les meilleures stratégies
militaires. L'objectif, bien que tâtonnant et voué à
l'échec, était de construire une collaboration solide et
structurée pour encourager les désertions au sein de
l'armée régulière. L'échec est encore plus cuisant
lorsque le chef de l'Armée Syrienne Libre, Rifaat El Assad,
déclare que ce conseil avait été créé sans
son consentement et que l'ASL n'avait absolument pas besoin de
49
conseillers en stratégie41. Mais cette
nouvelle structure montrait néanmoins qu'une communication permanente
entre le CNS et l'ASL était nécessaire. Ce conseil pourrait
rassurer les chefs de l'ASL et les futurs déserteurs à rejoindre
les rangs de l'opposition ; réciproquement, le CNS trouverait là
le moyen de fédérer toutes les oppositions syriennes et de
s'assurer à terme le soutien de l'ASL.
II.2.2. Le conflit donne lieu à des rapports de
force régionaux et internationaux
A l'échelle internationale, comme nous l'avons vu, les
dénonciations et les appels à arrêter la répression
violente se sont multipliés. Nous assistons à un double
phénomène : d'un côté, le régime syrien
modifie sa stratégie vis à vis de l'opposition et multiplie les
arrestations ciblées parmi les leaders de l'opposition, des
journalistes, des bloggeurs et des intellectuels comme le caricaturiste Ali
Ferzat. De l'autre, la Syrie continue de clamer que lorsque l'appareil
sécuritaire réprime des éléments intégristes
agitateurs, elle n'est pas en dehors de son rôle. A titre d'exemple, le
pays fait campagne pour obtenir un siège au Conseil des droits de
l'homme de l'ONU. A l'intérieur, le régime tente
d'étouffer la mèche en promettant un dialogue national. Bouthayna
Chaaban, puissante conseillère médiatique et politique de Bachar
El Assad, en fait l'annonce le 13 mai 2011 en faisant savoir que le
président a donné l'ordre de ne pas tirer sur les manifestants.
Cette communication n'a pas eu l'effet escompté puisque les violences
ont immédiatement repris le jour même : mais on a su grâce
à Bouthayna Chaaban que le président avait bien le pouvoir
d'ordonner l'arrêt de la répression.
Rien n'y fait, les tractations et les condamnations se
multiplient contre le régime syrien. L'Union Européenne prend des
sanctions contre le régime de Damas en interdisant le président
syrien de visa et de geler ses avoirs. Le conflit s'exporte, et devient
omniprésent dans la presse occidentale. L'opposition profite de cette
exposition pour sensibiliser les opinions publiques et s'organiser à
l'étranger. A Paris, l'opposant syrien est soit étudiant, soit
intellectuel ou encore travailleur dans un domaine comme la
société civile qu'il n'aurait jamais pu exercer pleinement en
Syrie. La journaliste du Monde Hélène Sallon raconte sa
rencontre avec des opposants syriens novices de la politique qui s'organisent
de l'étranger42 : « Au début, ayant peu de
contacts, ils ont participé à des manifestations de soutien en
France. Puis, les contacts de sont accumulés et les médias arabes
se sont tournés
41
http://observers.france24.com/fr/content/20120308-cns-toujours-meilleur-porte-parole-opposition-syrienne-divisions-syrie-armee-libre-ghalioune
42
http://printempsarabe.blog.lemonde.fr/2011/05/21/la-contestation-syrienne-sorganise-aussi-depuis-paris/
50
vers eux. Ils ont donc réorienté leur travail
vers la collecte de vidéos et de témoignages en syrie, les
relayant aux médias et sur la page Facebook « The Syrian Revolution
2011-France ». Avec pour objectif premier d'informer la population
syrienne de la montée de la contestation pour qu'elle se mobilise tout
entière ». En effet, le régime coupe la population de
l'extérieur. Les programmes sont surveillés et les chaines
satellitaires comme Al Jazeera et Al Arabiyah sont bloquées
d'accès par le régime. La seule source d'informations que peuvent
avoir les Syriens coupés de toute information sur les révoltes
dans d'autres villes du pays provient alors de la Toile, de ses fuites, de la
difficulté à la contrôler et à censurer sur
Internet.
Face à la censure et à la répression, ce
sont des acteurs de la société civile arabe qui ont poussé
à la préparation d'un projet de résolution condamnant la
répression. Deux camps s'opposent alors à l'ONU, les pays
européens et les Etats Unis contre la Chine et la Russie. Les pays
occidentaux disent agir conformément à ce que souhaite l'appel de
deux cent vingt Organisations Non Gouvernementales arabes43 (toutes
basées dans des pays à majorité sunnite). Quant à
la Russie et la Chine, elles se sont opposées à toute
condamnation mettant en garde contre une ingérence extérieure qui
mènerait à la guerre civile. On ne se doutait pas d'une telle
réaction : aux yeux du monde occidental, le régime syrien est
pourvu de toutes les tares : ennemi « inconditionnel » d'Israël,
allié de l'Iran, de la Chine, de la Russie, soutien des activités
terroristes des mouvements tels que le Hezbollah et le Hamas.
Plus le conflit s'embourbe, plus les médias, les
organisations internationales et les associations humanitaires tentent de
pénétrer en Syrie. Certains le font illégalement par le
biais de la frontière libanaise jusqu'à Homs par exemple. Mais
d'autres, pour s'informer sur la réelle portée humanitaire de ce
conflit, s'informent directement dans les camps de réfugiés
dressés sur la frontière turque. Le Haut Commissariat aux
réfugiés a enregistré 44 570 réfugiés
syriens dans les pays frontaliers au 12 avril 2012 : 24 670 en Turquie, 10386
au Liban, 8270 en Jordanie et 1240 en Irak.
Le discours du dialogue national sonnera le début de
l'affrontement direct et violent entre opposants et loyalistes. Nous avions
fait l'analyse de ce discours, devant l'université de Damas en Juin
2011, en première partie de ce mémoire lorsque nous avons
extirpé les représentations que les propos mobilisaient. Ce
discours sera aussi le moment pour l'opposition de s'organiser en formations
politiques, de riposter sur la scène internationale contre les crimes
intérieurs.
43 Le Monde, 28/05/2011
51
D'abord, le discours a été accueilli par des
manifestations. Ainsi, selon le directeur de l'Observatoire Syrien pour les
Droits de l'homme44, Rami Abdel Rahman45, des
manifestations ont aussitôt eu lieu à l'université d'Alep,
dans la province d'Idlib et à Homs. La journée du 24 juin a
été dédiée à la Syrie par de nombreux
groupes sur Facebook, parmi eux se trouve le groupe Blogging Day
for#Syria46 dont l'appel était le suivant : « We call
bloggers everywhere to stand up for humanity, and against all the crimes
committed in Syria. Syrian people are being killed and oppressed everyday and
no one hear their voices». « Nous demandons aux bloggeurs du monde
entier de défendre l'humanité contre tous les crimes commis en
Syrie. Le peuple syrien se fait tuer et réprimé tous les jours et
personne n'entend sa voix. »
II.2.3. De la Ligue arabe à l'ONU
a. L'image internationale de la Syrie
Pour plusieurs raisons, l'image de la Syrie dans le monde
revêt des accents négatifs. Le pays est un palimpseste de
représentations : à l'échelle internationale, il est vu
à la fois comme l'ancien allié de l'URSS, l'agitateur du Liban
mais aussi comme le base arrière de l'Iran dans le « monde sunnite
».
Tout d'abord, l'alliance avec l'URSS signifie que la Syrie
sous Hafez El Assad a fait le choix de Moscou. En effet, la Syrie reste
durablement associée à celle de camp communiste durant la guerre
froide, malgré la participation de l'armée syrienne à la
coalition internationale contre l'Irak en 1991.
Dans l'imaginaire collectif, la Syrie est un des principaux
protagonistes régionaux de la guerre civile du Liban qui a duré
quinze ans entre 1975 et 1990. On a accusé la Syrie depuis sa
première intervention au Liban en 1976 de vouloir recréer la
« Grande Syrie » « Bilâd Châm » en annexant le
Liban et la Palestine. En outre, la Syrie est impliquée dans le
financement et l'hébergement d'organisations extrémistes, ce qui
en fait un des piliers de soutien du terrorisme international.
44 http://www.syriahr.com/
45 Personnalité floue, j'ai suivi le mauvais
Rami Abdel Rahman sur Twitter, ce dernier vivait en Suède, et non pas
à Londres. Abdel Rahman s'est imposé comme la
référence en termes de chiffrages sur la révolte syrienne.
Je doute quand même de son autorité en la matière. Qui
est-il vraiment ?
http://www.infosyrie.fr/decryptage/rami-abdel-rahmane-sefforce-de-prouver-son-existence-et-son-objectivite/
46
http://www.facebook.com/events/153187654753317/
52
Enfin, la Syrie ferait partie de ce que le roi Abdellah de
Jordanie appelle « le croissant chiite » tant la coopération
avec l'Iran s'est étoffée au plan militaire, sécuritaire,
économique et scientifique. Rappelons que Mahmoud Ahmadinejad et Ali
Khameini, tous deux respectivement président de l'Iran et guide
suprême de la révolution, ont réaffirmé à
plusieurs reprises leur soutien à Bachar el Assad et à sa gestion
de la crise. L'existence d'ennemis communs à ces deux pays les pousse
à se coordonner contre toute menace extérieure et à
développer une stratégie approfondie de rapprochement. Aussi les
investissements iraniens en Syrie ont-ils atteint 3 milliards de dollars en
2010. Depuis que le retrait américain est devenu réalité,
de nouvelles alliances se dessinent et une nouvelle stabilité doit
être trouvée. Le 11 novembre 2011, après huit mois de
paralysie politique, Nouri Al Maliki est reconduit au poste de premier ministre
grâce au soutien des partis kurdes et chiites. Mais l'affaire Tariq Al
Hashimi éclate, le vice président Tariq al Hashimi, figure
politique majeure sunnite, est accusé de terrorisme47. L'Irak
fait face à de plus en plus de tensions communautaires : de nouvelles
alliances se nouent au sein de la communauté chiite48.
Contrairement aux autres pays de la ligue arabe, l'Irak et le Liban se sont
prononcés contre toute sanction imposée à la Syrie. Nouri
Al Maliki s'est rapproché de la position russe et a proposé ses
services comme intermédiaire entre Bachar El Assad et les pays qui lui
sont hostiles49. Sur le plan économique, le régime
syrien prépare la riposte aux sanctions internationales.
L'économie syrienne se réorienterait peu à peu vers
l'Irak. Pour une économie syrienne qui a déjà vécu
le coût des sanctions et qui est très peu endettée (8% du
PIB), un accord de libre échange entre l'Irak et la Syrie permettra
à cette dernière de tenir.
A partir de l'analyse des rapports de force qu'entretient la
Syrie avec ses voisins et avec le monde, on comprend mieux l'impression
d'affrontement de deux blocs, comme si la révolte et la gouvernance
syriennes étaient des enjeux de guerre froide, entrant parfaitement dans
une logique d'affrontement Est/Ouest.
47
http://www.guardian.co.uk/world/2011/dec/19/iraq-sunni-leader-terror-charges
48
http://english.al-akhbar.com/content/iraq-after-withdrawal-iii-hashimi-affair
49
53
b. Le Conseil de Coopération du Golfe à
l'oeuvre
Si les révolutions dans les pays arabes ont
bouleversé la donne géopolitique de la région sur de
multiples plans, un acteur diplomatique a émergé et a fait un pas
sur le devant de la scène. Il s'agit du Conseil de Coopération du
Golfe. Cette organisation politique est un des organes de la Ligue Arabe. Elle
est parrainée par l'Arabie Saoudite et inclut les pays du Golfe persique
comme le Qatar et tout dernièrement le Maroc en 2011, en pleine vague du
« 20 février ». Les interventions au Bahreïn et la
gestion de la crise yéménite ont été quelques unes
de ses missions.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme7.png)
(c) tiré du site
mapoftheworld.com
Le 19 décembre 2011, un sommet du Conseil de
Coopération du Golfe s'est tenu, dans lequel tous les dirigeants des
monarchies étaient présents50. La coopération
n'était pas seulement commerciale ou militaire, elle était
surtout politique. Le 17 novembre 2011, la Ligue Arabe, qualifiée de
faible par les opinions arabes, émerge comme protagoniste principal pour
faire pression sur la Syrie. Des sanctions contre la Syrie jusque là
inédites ont été
50
http://english.al-akhbar.com/content/congress-vienna-and-new-gulf-order-sustaining-status-quo;
http://english.al-akhbar.com/content/riyadh-declaration-seeking-union-shadow-arab-uprisings
54
adoptées et engagent la Ligue Arabe dans une rupture
avec sa politique de non ingérence, sous l'impulsion de l'Arabie
Saoudite et du Qatar. Le changement est soutenu dans certains cas de la Syrie
car il créerait de nouvelles options et ébranler l'axe
Téhéran-Damas. L'Iran inquiète les monarchies du Golfe :
il est le principal concurrent régional et exerce une influence certaine
sur les populations chiites de ces émirats (70% au Bahreïn, 25% en
Arabie saoudite). En avril et en mai 2011, les relations entre le CCG et Damas
butent contre un mur. Le printemps syrien est l'occasion de voir se dresser de
nouveaux horizons à la politique régionale du CCG, à
travers le contrôle même du renouveau politique syrien.
En décembre 2011, sous les pressions russes, le
régime syrien consent finalement à recevoir des observateurs de
la ligue arabe. Durant leur premier mois d'activité, de nombreuses
rumeurs courent sur leur mission : le chef soudanais de la mission, le
lieutenant Général Mohamed Amine Mustapha Al Dabi serait coupable
des crimes de guerre qu'aurait commis son gouvernement au Darfour. La chaine
CNN va jusqu'à qualifier le choix de Al Dabi à la tête de
la mission en Syrie de « farce »51, attisant ainsi
l'insatisfaction de l'opposition internationale envers la solution arabe. Le 30
janvier, le rapport52 que rend la mission d'observation en Syrie de
la Ligue arabe signale le manquement de déontologie de certains
observateurs tout en déplorant la stratégie de
décrédibilisation dont elle a été la cible. Mais ce
rapport53 est très précieux car il
révèle un certain nombre d'incertitudes que les médias ont
gommé : il y est effectivement mentionné la présence d'une
entité armée non mentionnée dans le protocole :
« In Homs and Deraa, the Mission observed armed groups
committing acts of violence against Government forces, resulting in death and
injury among their ranks. In certain situations, Government forces responded to
attacks against their personnel with force. The observers noted that some of
the armed groups were using flares and armour-piercing projectiles.
(...)
In Homs, Idlib and Hama, the Observer Mission witnessed acts
of violence being committed against
51
http://articles.cnn.com/2011-12-28/middleeast/world_meast_syria-opposition-al-dabi_1_ali-kushayb-local-coordinating-committees-syrian-opposition?_s=PM:MIDDLEEAST
52
http://www.innercitypress.com/LASomSyria.pdf
53 Annexe 3
55
Government forces and civilians that resulted in several
deaths and injuries. Examples of those acts include the bombing of a civilian
bus, killing eight persons and injuring others, including women and children,
and the bombing of a train carrying diesel oil. In another incident in Homs, a
police bus was blown up, killing two police officers. A fuel pipeline and some
small bridges were also bombed.»
Ainsi, l'opacité créée par l'épais
filage de représentation autour du conflit syrien s'efface quelque peu.
Nous avions effectivement pointé de vue que les manifestations faisaient
plusieurs victimes des deux côtés, sensiblement plus du
côté des manifestants. Sur les vidéos, j'avais fait
remarquer que plus les mois passaient, plus on observait des acteurs
armés à la sortie de mosquées au moment d'enterrer le
mort. Sur le terrain donc, plusieurs forces s'affrontent. Le rapport fait un
décompte précis des détenus et relâchés par
le régime. Un décompte à valeur scientifique est d'une
nécessité impérieuse, par dessus tout dans un tel climat
d'affrontements de chiffres, d'estimations et d'accusations :
« On 19 January 2012, the Syrian government stated that
3569 detainees had been released from military and civil prosecution services.
The Mission verified that 1669 of those detained had thus far been released. It
continues to follow up the issue with the Government and the opposition,
emphasizing to the Government side that the detainees should be released in the
presence of observers so that the event can be documented.
37. The Mission has validated the following figures for the
total number of detainees that the Syrian government thus far claims to have
released:
· Before the amnesty: 4,035
· After the amnesty: 3,569.
The Government has therefore claimed that a total of 7,604
detainees have been released.
38. The Mission has verified the correct number of detainees
released and arrived at the following figures:
· Before the amnesty: 3,483
· After the amnesty: 1,669
The total number of confirmed releases is therefore 5152. The
Mission is continuing to
56
monitor the process and communicate with the Syrian Government
for the release of the remaining detainees.»
Comme l'explique le rapport, après l'amnistie
accordée par le président Bachar El Assad, la mission
d'observation surveille la libération des détenus et insiste pour
être présente à chacune d'elles pour pouvoir le noter.
Après l'amnistie, le nombre de détenus politiques
libérés, selon le gouvernement syrien, est passé de 4035
personnes à 7604 libérés. En fait, la mission,
après vérification, déclare que la libération des
détenus politiques a concerné 5152 personnes.
Alors que les pays du Golfe ont eux-même poussé
la Ligue arabe à s'investir dans le dossier syrien, après avoir
poussé à l'adoption de sanctions par la ligue et après
avoir mis en avant cette mission d'observation, le CCG se retire de la mission
d'observation de la Ligue arabe et pousse pour que le Conseil de
sécurité de l'ONU soit saisi. Sans doute participera-t-il
à la rédaction d'une nouvelle résolution.
c. La Russie et la Syrie, un soutien
indéfectible ?
La clé d'un dégel de la situation syrienne
viendrait, vraisemblablement, d'un changement de position russe. En tout cas,
les vives réactions contre le véto russe au conseil de
sécurité de l'ONU m'ont menée à cette conclusion.
Il est donc normal de la part du Conseil National Syrien, la formation
politique sensée représenter l'opposition syrienne, de chercher
à entrer en contact avec la Russie et de demander à être
entendu. Lors d'une conférence de « Souria Houria54
», au mois de novembre 2011, des participants ont interrogé
à juste titre Basma Koudmani, secrétaire générale
du Conseil National Syrien, à propos des relations entre l'opposition de
l'extérieur, que le CNS est en devoir de représenter, et la
diplomatie russe. « Le CNS tente de convaincre la Russie de voter pour une
résolution qui condamnerait l'usage de la violence contre la population
et les civils syriens. Nous rencontrerons tous les dirigeants du monde qu'il
faut pour ça », avait été sa réponse.
Une petite re-contextualisation des relations syro-russes
s'impose. Le 27 juin 2011, une délégation de six membres de
l'opposition syrienne à l'étranger s'est rendue à Moscou
avec pour objectif d'inviter la Russie à modifier sa politique
étrangère vis-à-vis de la
54 Association en soutien à la
révolution en Syrie.
57
Syrie. Menée entre autres par Radwan Ziadeh, Moulhem al
Droubi et Mahmoud Hamza, la délégation a rencontré
Mikhaïl Margelov, envoyé spécial du président
Medvedev pour l'Afrique. La rencontre n'a pas permis d'obtenir un revirement de
l'attitude de Moscou en direction de Damas. Encore une fois, l'interrogation
des participants à la conférence face à Basma Koudmani
était juste.
En juin 2011, alors que la répression se poursuit en
Syrie, que les réformes annoncées ne trouvent pas de traduction
concrète, que le dialogue entre le régime et l'opposition est au
point mort, la diplomatie russe continue d'être le partenaire
stratégique de la Syrie. Et cela pourrait étonner car,
finalement, la Syrie ne pèse pas bien lourd dans le volume des
échanges russes avec les autres pays de la région.
Premièrement, la Syrie est l'un des alliés
essentiels de la Russie dans le monde arabe. Si, à un moment critique,
Moscou se détournait de Damas, ses autres partenaires auraient le
sentiment que le Kremlin n'est pas fiable. Sur le plan commercial ensuite, le
montant des contrats d'armement passés entre eux ces dernières
années est évalué à 4 milliards de dollars. Durant
la seule année 2010, la Syrie a acquis pour 700 millions de dollars
d'armes russes. D'un autre côté, le volume global des
investissements russes dans l'économie syrienne avoisine les 20
milliards : actuellement, la construction d'une raffinerie de gaz,
réalisée par la compagnie Stroïtgaz, est en cours. Si les
adversaires de Bachar El Assad arrivaient au pouvoir rien ne les
empêcherait de mettre un terme à la coopération avec
Moscou.
Beaucoup d'observateurs n'ont pas manqué de signaler
la présence de plusieurs navires russes stationnés devant les
ports de Lattaquié et Tartous. La Russie s'inquiète du devenir de
la base de ravitaillement et de maintenance de sa marine dans le port de
Tartous. A ce jour, ce site militaire est le seul dont la Russie dispose en
dehors de l'ex-URSS, s'il venait à arrêter ses activités,
cela constituerait un fort revers pour la deuxième flotte du monde. Pour
sauvegarder ses intérêts, la Russie se méfie de
l'intransigeance de l'opposition syrienne, trop influencés par les
monarchies du Golfe, la Turquie et l'Occident au goût de Moscou.
Pourtant, en visite officielle en France en juin 2011,
Vladimir Poutine a déclaré : « pour une raison inconnue, on
a l'impression que nous avons des relations particulières avec la Syrie.
A l'époque soviétique, c'était le cas. Mais ça ne
l'est plus aujourd'hui. Nous n'y avons pas d'intérêts particuliers
: ni bases militaires, ni grands projets,
58
ni investissements importants à défendre. Rien
». Il avait conclu : »Nous sommes conscients qu'il est impossible
d'utiliser les moyens politiques datant de 40 ans dans le monde contemporain.
J'espère que le gouvernement syrien en es conscient et en tirera les
conclusions nécessaires 55».
De tels propos laissent à penser que Moscou ne se
tiendra pas indéfiniment du côté syrien si celui-ci
prolonge la crise.
d. Les Etats Unis
Sur la couverture de Neewsweek ou sur celle du Washington
Post56, les images obsédantes du conflit syrien
soulèvent les questions d'une intervention américaine ou
occidentale en Syrie. En effet, pourquoi s'engager pour Benghazi et pas pour
Bab Amro ? Si les causes officielles qui ont déclenché
l'intervention en Libye sont le sauvetage de Benghazi contre le massacre des
opposants par Kadhafi, les critères devraient être sensiblement
les mêmes pour Homs comme pour Deraa à la fin mars 2011.
Bien qu'il n'y ait pas de présence officielle de
l'armée américaine en Syrie, les Etats Unis s'engagent en
empruntant des moyens moins visibles. A travers le câble diplomatique
(annexe 2) de l'ambassade américaine à Damas, une des voies les
plus conseillées pour mettre un terme au régime de Bachar El
Assad était de soutenir l'opposition, et le défi était de
pousser à son union. Dans les médias européens et
américains, on s'accorde à dire que l'opposition actuelle
à l'intérieur de la Syrie est faite de civils appuyés par
l'Armée Syrienne Libre, pour les défendre de la répression
lourde du régime. Il serait donc logique de se poser la question si les
Etats Unis arment les rebelles syriens.
Dans un article du Wahington Post57
publié le 16 mai 2012, les journalistes Karen DeYoung et Liz Sly
affirment que les rebelles syriens commencent à obtenir plus d'armes et
de meilleurs moyens grâce à un effort financé par les pays
du Golfe et coordonné par les Etats Unis. Le journal se fonde sur les
propos tenus de militants syriens et de responsables des Etats Unis et d'autres
pays. Pourtant, Victoria Nuland, porte parole du département d'Etat
américain, nie tout rôle joué de la sorte par les Etats
Unis :
55 RIA Novosti,
http://fr.rian.ru/politique/20110621/189911720.html
56
http://www.washingtonpost.com/world/scores-killed-in-syrian-offensive/2011/07/31/gIQAaGuhlI_gallery.html#photo=69
57
http://www.washingtonpost.com/world/national-security/syrian-rebels-get-influx-of-arms-with-gulf-neighbors-money-us-coordination/2012/05/15/gIQAds2TSU
story.html
59
« The United States has made a decision to provide
nonlethal support to civilian members of the opposition. This is things like
medical equipment. This is communications, things to help them, first of all,
deal with the humanitarian aspects but also to help them to communicate better
so that they can plan and be ready for the period of transition that we expect
and want to see in Syria».
Les Etats Unis ne fourniraient donc pas d'armes aux rebelles
syriens, et se concentreraient donc sur les moyens logistiques et humanitaires.
Cependant, cela ne veut pas dire que cette nature d'activité est
homogène chez tous, et nul doute que les pays du Golfe se sont
engagés dans un autre type d'activités.
La position américaine n'est pas étonnante ;
l'administration Obama est partisante du désengagement partiel pour une
stratégie de redéploiement plus durable et efficace. Dans son
discours de l'Etat d'union en février 2010, le président Barack
Obama avait annoncé le retrait des troupes d'Irak où les Etats
Unis n'ont cessé de s'engager davantage et avec plus d'hommes. Une
nouvelle stratégie était alors mise en place : la guerre contre
le terrorisme est toujours aussi violente mais la sauvegarde des
intérêts des Etats Unis est plus qu'impérieuse, face
à la menace chiite dans cette région du monde et à la
Chine montante qui commence à mieux étendre son
hégémonie dans le monde au delà de l'Extrême
Orient.
Dans un article qui commentait ce discours, Henry Kissinger
écrit58: «It cannot be in the American interest to leave
the region as a vacuum». En effet, que signifie le retrait militaire?
Apparemment, le retrait ne signifie par l'abandon de la Région, car
l'Irak, qui en arabe se dit «le pays entre les deux fleuves», le
berceau de la civilisation et de la sédentarisation, constitue un enjeu
« géostratégique majeur » pour les EU. Le retrait sonne
bien plus comme une manière plus durable d'être présent
dans la région qu'un retrait physique et matériel de la
région. Dans un contexte d'instabilité politique au Moyen Orient,
les Etats Unis testent actuellement de nouvelles options pour améliorer
leur image. En Libye, les Etats Unis se sont fait plus discrets
médiatiquement, se félicitant du leadership des Français
et des Britanniques, c'est bien leur aviation et leur porte avions, le G.B.S.,
qui opéraient en Libye.
Selon Kissignher en 2010, une présence
opérationnelle est nécessaire si les Etats Unis souhaitent
établir un équilibre « vital » entre l'Iran et l'Irak ;
il n'est pas dans l'intérêt
58 Henry Kissingher, « Obama's Iraq Policy must
be focused on more than withdrawal », The Washington Post, 3
Février 2010.
http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/02/02/AR2010020202682.html
60
des EU que les Chiites, majoritaires dans le pays et
dominés jusqu'à maintenant de manière autoritaire par les
Sunnites, s'alignent sur Téhéran, car cela bouleverserait
l'équilibre entier de la région :
« If radicals prevail in the Shiite part, and the Shiite
part comes to dominate the Sunni and Kurdish regions, and if it then lines up
with Tehran, we will witness - and will have partially contributed to - a
fundamental shift in the balance of the region.»
Il ajoute que l'administration Obama ne doit pas
réduire l'importance de cet équilibre et l'engagement politique
des Etats Unis dans la region.
Plus tard, dans un article le 1er aout 201159,
Robert Fox parle de l'implosion de la Syrie comme la «clé de
voûte du Proche Orient». Selon l'auteur, démolir le
système baathiste affectera le mouvement du Hezbollah, qui dépend
du soutien de Damas. L'Iran perdra alors l'un de ses principaux alliés
de la région. Et puis, un Hezbollah révolté contre la
chute d'un régime allié peut exacerber les tensions au Liban et
rendre encore plus toxiques les relations israélo-palestiniennes.
En 1982 déjà, Hafez El Assad faisait face
à une insurrection dans la ville de Hama. Mais «le monde regarda
ailleurs» ; les terribles évènements s'étaient
déroulé dans un contexte de guerre entre l'Argentine et le
Royaume Uni et plus localement, d'invasion israélienne dans le sud du
Liban.
Les Etats Unis, pour essayer d'amener Bachar El Assad
à quitter le pouvoir, ont exercé des sanctions économiques
sans plus grand effet que celles qu'ils ont imposé contre l'Iran. La
fourniture d'armes à l'Armée Syrienne Libre pose aussi
problème à l'administration américaine. A ce propos,
Hilary Clinton avait souligné à plusieurs reprises que les armes
fournies par les Etats du Golfe risquaient de tomber entre les mains d'Al
Quaeida, du Hizbo Lah ou encore du Hamas.
59 Henry Kissinger, « The tipping point for
assad's desperate régime », The week, 1/08/2011.
61
e. La Turquie
Arrive le printemps arabe. La diplomatie turque va, a
contrario de la diplomatie française, apparaître cohérente.
Parfois attentiste et pragmatique, elle a maintenu le plus souvent une position
de principe : soutien aux peuples et appel au retrait des dictateurs. Le
modèle turc est en vogue aussi bien économiquement, politiquement
et culturellement auprès des populations du Proche-Orient, du Maghreb et
de l'Afrique du Nord. Quand vient le tour de la Syrie de s'embraser, la Turquie
est parmi la première à dénoncer la répression en
oeuvre en Syrie, et à prendre à contre pied la diplomatie qu'elle
pratique traditionnellement avec la Syrie. L'accord économique avec
Damas est gelé et l'opposition politique syrienne est invitée
à Antalya. Ces prises de position de la Turquie face à la
répression en Syrie ainsi que sur le problème nucléaire
iranien refroidissent les relations entre l'Iran et la Turquie, concurrents
tous deux pour le leadership régional ; en effet, l'Iran est assez
soupçonneux de voir la Turquie influencer le changement en Syrie dans
son sens. La tenue de la réunion autour des activités
nucléaires iraniennes à Istanbul s'est même
avéré problématique tant l'Iran n'avait pas
appréciée l'organisation par Ankara de la conférence des
amis de la Syrie, le 1er avril 2012, à laquelle les iraniens
n'ont pas été conviés.
La crise en Syrie a provoqué des flux massifs de
réfugiés vers la frontière Turque. Le conflit est devenu
une affaire intérieure pour les turques. Deux types d'acteurs se
déplacent vers la Turquie : des civils et des militaires. Le nombre des
réfugiés dans le pays s'accroît au fil des mois, et ils
proviennent souvent de la province d'Idlib : le 21 mars 2012, leur nombre
aurait atteint 17 000 en Turquie, selon le Haut Commissariat aux
Réfugiés. Plusieurs généraux et hauts dignitaires
de l'armée régulière syrienne ont déserté en
Turquie et rejoint les camps Turques de l'Armée Syrienne Libre. Le
premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, en déplacement à
Pékin avait laissé plané le doute d'une zone tampon en
territoire Syrien pour contenir l'afflux massif de réfugiés en
cas de catastrophe humanitaire, il avait alors déclaré : »Ne
nous poussez pas à bout. Ce à quoi nous ne voulons pas penser,
c'est d'entrer là-bas. Mais si quelqu'un peut nous forcer à une
telle chose, ce sera le régime syrien »60.
Comme nous l'avons vu, le gouvernement turc s'active aussi
sur le plan diplomatique : la deuxième conférence des « Amis
de la Syrie » a été organisée à Istanbul le
1
60 Propos recueillis par La dépêche,
via AFP, le 11 avril 2012.
http://www.ladepeche.fr/article/2012/04/11/1328586-la-turquie-hausse-le-ton-contre-damas-et-laisse-planer-le-doute-sur-une-zone-tampon.html
62
er Avril. Jusque là, le ministre des Affaires
étrangères turques Ahmet Davutoglu s'est impliqué au nom
de son gouvernement pour aplanir les oppositions au sein du Conseil National
Syrien et des autres oppositions. Soutien aux dissidents politiques, accueil
des déserteurs, prise en charge des blessés, la Turquie a bel et
bien lâché son allié récent Bachar El Assad et par
prudence, elle a appelé ses ressortissants à quitter la Syrie.
Cette carte61, extraite du Guardian et
publiée 10 juin 2011, résume la position turque dans le conflit
syrien, entre ingérence et prudence quant à l'afflux massif de
réfugiés. Du Sandjak d'Alexandrette ou d'Antakya, les
autorités turques accueillent les réfugiés syriens venus
du nord ouest de la Syrie. De son côté, l'armée
régulière syrienne fonce sur les trois axes routiers amenant
à Jisr al Choughour. Pour éviter les flux massifs de
déserteurs, de blessés ou de réfugiés,
l'armée syrienne a fait miner sa frontière turque au mois de mars
2012, selon le vice-premier ministre turc Besir Atalay62
f. De la Ligue arabe à l'ONU
Au début du mois d'aout 2011, à la veille du
Ramadan, mois saint musulman, l'armée lance une vaste offensive à
Hama et pilonne les quartiers résidentiels, tuant 139 civils. Incapables
de s'entendre sur un projet de résolution, les quinze membres du conseil
de sécurité de l'ONU ont adopté au final, le 3 aout 2011,
après des dizaines d'heures d'âpres
61
http://www.guardian.co.uk/world/middle-east-live/2011/jun/10/syria-libya-middle-east-unrest-live
62
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/03/15/97001-20120315FILWWW00451-la-syrie-mine-sa-frontiere-turque.php
63
discussions63, une déclaration consensuelle
qui condamne l'usage de la force contre les civils par les autorités
syriennes. Voici le texte de la déclaration du Conseil de
sécurité des Nations unies, transmise par l'ONU : «
· Le Conseil de sécurité se déclare
gravement préoccupé par la détérioration de la
situation en Syrie et déplore profondément la mort de centaines
de personnes.
· Le Conseil condamne les violations
généralisées des droits de l'homme et l'emploi de la force
contre des civils par les autorités syriennes.
· Le Conseil demande qu'il soit mis fin
immédiatement à toutes les violences et engage toutes les parties
à faire montre de la plus grande retenue et à s'abstenir
d'exercer des représailles, notamment de s'en prendre à des
institutions de l' Etat.
· Le Conseil prend acte des promesses faites par les
autorités syriennes et déplore l'absence de progrès dans
leur mise en application, et demande au gouvernement syrien de donner suite
à ses engagements.
· Le Conseil réaffirme son ferme attachement
à la souveraineté, à l'indépendance et à
l'intégrité territoriale de la Syrie. Il souligne que seule la
recherche sous l'impulsion de la Syrie d'une solution politique sans exclusive
peut permettre de résoudre la crise actuelle, en répondant
véritablement aux aspirations et préoccupations légitimes
de la population afin que tous les syriens puissent exercer pleinement leurs
libertés fondamentales, notamment la liberté d'expression et de
rassemblement pacifique.
· Le Conseil demande aux autorités syriennes de
remédier à la situation qui règne sur le plan humanitaire
dans les zones de crise, en cessant d'employer la force contre les villes
touchées, d'autoriser la circulation sans entrave ni retard des
organismes et travailleurs humanitaires, et de coopérer pleinement avec
le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme.
63 Alexandra Geneste, « Syrie : âpres
négociations au Conseil de sécurité de l'ONU »,
Le Monde, 3/08/2011
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/08/03/syrie-apres-negociations-au-conseil-de-securite-de-l-onu
1555593 3218.html
64
? Le Conseil prie le secrétaire général de
le tenir informé de la situation en Syrie dans les sept jours. »
Ce qu'on retient de cette déclaration, premier pas d'un
projet de résolution, c'est le ton équilibré qui y est
adopté. Les membres du conseil de sécurité prient les
autorités syriennes de cesser tout acte de violence, mais continuent
à croire en la pleine souveraineté de la Syrie en la
matière, ce qui écarte, en la laissant planer, la menace
imminente d'une intervention militaire conformément au chapitre VII de
la charte des Nations Unies.
Les différentes agences de l'ONU dont le Haut
Commissariat aux Réfugiés ou le Haut commissariat aux droits de
l'homme convergent vers le même les mêmes conclusions. Un rapport
de ce dernier parle d'une « attaque généralisée ou
systématique contre la population civile »64. Les
condamnations s'accumulent et l'image internationale du régime syrien
est à son point le plus bas. Pour résoudre pacifiquement la
crise, la priorité est donnée à une solution arabe qui
parviendrait proposer une sortie de crise pacifique. Le 10 septembre, le chef
de la Ligue arabe, en visite à Damas, parvient à un accord avec
Bachar El Assad. Le plan de sortie de crise prévoit l'arrêt
immédiat de la répression et la tenue d'une élection
présidentielle en 2014.
En attendant, sur le terrain, une véritable guerre se
produit à Rastane, ville dans la région de Homs, dès le
1er octobre : les Forces Armées Syriennes y affrontent
l'Armée Syrienne Libre, dont certains hauts gradés se
concentreraient à Rastane. La ville sera régulièrement la
cible de l'armée syrienne régulière: au lendemain du
massacre très médiatisé de la répression à
Houla, le 26 mai 2012, l'armée syrienne bombarde à nouveau
Rastane, devenue « ville rebelle ».
Voyant que la répression ne faiblit pas, le dossier est
saisi avec un peu plus de conviction au niveau international. Le plan de sortie
de crise proposé par la Ligue arabe à la Syrie avait le
défaut majeur d'être en retard de plusieurs mois sur la
révolte, qui avait désormais des revendications bien plus
étendues. Après sa signature en septembre, l'opposition
était passée à un niveau supérieur de la
contestation et les affrontements violents entre régime, manifestants ou
soldats rebelles continuaient à sévir. La Ligue arabe, sous les
projecteurs face à l'impuissance onusienne, décide le 1er
novembre d'exclure provisoirement la Syrie, appelant au retrait des
ambassadeurs arabes à Damas aussi longtemps que le régime
64
http://www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=39325&Cr=Syria&Cr1
65
syrien n'appliquera pas les conditions de ce plan. Cette
décision, qui n'a sur le court terme pas eu de conséquences
directes sur les prises de décision syriennes, n'en constitue pas moins
une rupture. La Ligue arabe a elle même été
dépoussiérée, influencée par les contestations
arabes. Jusqu'à maintenant, au plain international, le scénario
libyen se répète : c'est la Ligue arabe qui a « blanchi
» la voie d'une résolution du Conseil de sécurité
contre Kadhafi et qui a légitimé l'intervention de l'OTAN en
Libye. Il est certain qu'une prise de position forte de la Ligue arabe
mènerait à un scénario d'intervention internationale.
Enfin, la Ligue arabe a apporté une réponse
très claire en direction de l'opposition. Elle a demandé au
régime syrien d'ouvrir un dialogue avec l'opposition. Cependant, bien
que certaines demandes de la Ligue arabe aient été bien
accueillies par l'opposition, les deux parties ne sont pas sûres d'avoir
le même type de dialogue en tête.
Une intervention étrangère ne paraît pas
d'actualité. Le Conseil de sécurité s'est jusqu'ici
montré très divisé sur cette question. Il ne semble pas
que la Russie et à un moindre degré la Chine soient
disposées à changer de ligne de conduite. Par ailleurs, les
puissances occidentales qui s'étaient engagées militairement dans
le soutien à la révolution libyenne ne savent pas de quelle
manière, si elles en avaient l'intention, elles pourraient s'impliquer
en Syrie. La différence avec la Libye, c'est que la Syrie ne
possède pas une région entière déjà entre
les mains des rebelles. Les libyens avaient aussi exprimé leur souhait
d'être appuyés sur le plan militaire alors que le maximum des
demandes jusqu'ici formulées par la population syrienne favorable
à un changement est une protection internationale : à savoir
l'envoi par des pays étrangers, arabes ou autres, d'observateurs, de
journalistes, de juristes, de membres d'organisations internationales,
susceptibles de rendre compte, après avoir recueilli le
témoignage des populations syriennes, des évènements de la
Syrie de l'intérieur65.
Le 5 décembre, la Syrie annonce avoir répondu
positivement à la demande de la Ligue arabe d'envoyer des observateurs
dans le pays. La Ligue arabe répond qu'elle va étudier les «
conditions » posées par la Syrie. Dans un futur proche, les
observateurs de la Ligue arabe seront décriés, les projets de
résolution et de plan de paix échouent : le 15 décembre,
le projet de résolution russe condamnant les actes de violences de
toutes parties impliquées, y compris les soldats rebelles, comprend des
éléments que ne soutiennent pas les Etats Unis, la France et la
Grande Bretagne. Cela s'est par ailleurs ressenti lors des
65 Comme le fait par ailleurs le programme «
Inside Syria » d'Al Jazeera,
http://www.aljazeera.com/programmes/insidesyria/
66
discussions sur la déclaration commune du Conseil de
Sécurité. Les blocages, qui prévalent localement entre
sunnites et chiites, se transposent à l`échelle de la Ligue arabe
mais aussi à l'échelle internationale qui donne lieu à un
affrontement est/ouest.
Fraîchement arrivés à Damas le 22
décembre 2011, les observateurs y assistent à un double attentat
le 23. Ils parcourent ensuite Homs, de laquelle les chars s'étaient
retirés peu avant l'arrivée des observateurs66.
Globalement, la mission des observateurs arabes est très
décriée : car elle est une mission de la Ligue arabe, victime de
querelles intestines ; ensuite, car ces observateurs seraient muselés
par les régimes d'où ils proviennent, comme l'explique le
journaliste algérien Anouar Malek67, lui-même
observateur en Syrie ; enfin, car il était impossible d'appliquer le
protocole sur le terrain ; tous les jours, des violences avaient lieu. Compte
tenu du manque de crédit général dont fait l'objet la
Ligue arabe dans les médias mais aussi dans les milieux diplomatiques,
la Ligue arabe est forcée de reconnaître en janvier que les tirs
sur les manifestants anti-régime continuaient d'avoir lieu en
dépit de la présence d'observateurs. C'est le début de la
mort de cette mission : le 10 janvier deux observateurs de la Ligue arabe sont
blessés près de Lattaquié alors que Damas est responsable
de la protection de la mission. Le lendemain, Anouar Maleki
démissionne.
La mission d'observation de la Ligue arabe prend fin le 28
janvier en raison de la recrudescence des violences dans le pays.
L'incapacité de la Ligue arabe à faire obéir le
régime pousse le Conseil National Syrien et les membres de sa coalition,
grandis par leurs alliances avec les diplomaties européenne et
américaine, à faire pression sur la Ligue arabe pour
transférer le dossier à l'ONU.
Une nouvelle étape de la crise diplomatique syrienne a
lieu le 31 janvier : le premier secrétaire de la Ligue arabe Nabil El
Arabi, présente un plan de sortie de crise devant le Conseil de
sécurité de l'ONU, qui se prononcera ensuite sur une nouvelle
résolution directement inspirée de ce plan. Un
précédent projet de résolution condamnant la
répression en Syrie avait ainsi déjà été
rejeté en octobre par Moskou et Pékin. Mais tout laisse à
penser que la Russie ne hausserait le ton que dans une logique de
négociation. Si les rapports de force sont trop à son
désavantage, la Russie pourrait changer de position : si certaines
garanties sont assurées par le nouvel Etat syrien post-Assad, comme un
risque minimum de
66
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/12/28/syrie-le-pari-de-la-ligue-arabe_1623420_3218.html
67
http://tempsreel.nouvelobs.com/la-revolte-syrienne/20120124.OBS9607/pourquoi-la-mission-des-observateurs-de-la-ligue-arabe-a-ete-une-farce.html
67
déséquilibre régional, des ambitions
stratégiques occidentales modérées, alors la Russie
pourrait arriver à un compromis.
Mais le 4 février, les heures russe et chinoise sont au
veto. Néanmoins, une solution est recherchée : n front uni
ONU-Ligue arabe prend naissance à Tunis le 24 février. Au cours
de cette rencontre des « amis de la Syrie », organisée en
l'absence de la Chine et de la Russie, différentes propositions ont
été faites par les ministres des Affaires
étrangères, mais aucune n'a fait l'unanimité. Plusieurs
pistes sont lancées : l'une d'elles prévoit d'envoyer un
émissaire en la personne de Kofi Annan pour tenter de persuader Bachar
El Assad d'arrêter l'offensive sur les villes rebelles. L'ONU tente alors
de dépasser le vide décisionnel et le blocage du Conseil de
sécurité en négociant directement avec le régime un
accès humanitaire en Syrie. Mais le 27 mars, la Syrie dit accepter le
plan de paix Annan et, à l'image de Jean Baptiste Beauchard, on est en
droit de se demander : « le plan Annan pour la Syrie : bis
repetita68 ? ». Le plan en six points de Kofi Annan est
approuvé le 21 mars par le Conseil de
Sécurité69 et prévoit une cessation de toutes
les violences à commencer par celles du régime, suivies dans les
48h par celles de l'ASL ; une aide humanitaire à la population ; la
libre circulation des journalistes et l'instauration d'un dialogue entre le
régime et l'opposition. Mais bien que ce plan soit proche du Plan de
paix de la Ligue arabe, son contenu augure d'autres issues. L'incapacité
de l'opposition à s'unir, l'armement de l'ASL par le Qatar et l'Arabie
saoudite et le maintien des corps armés autour du régime
participent à inverser les rapports de force de l'année
dernière. Les analyses et les visions sur la situation en Syrie tendent
à se modifier et adoptent des positions plus modérées
compte tenu du chaos de la situation interne en Syrie. Mais soutenir ce plan
revient à penser qu'une transition politique en Syrie est possible. Or,
depuis le début du Plan, le cessez-le-feu n'a cessé d'être
violé et le dialogue entre le pouvoir et l'opposition a paru impossible.
Il serait surprenant de voir le régime baathiste, celui-là
même qui a neutralisé des couches successives d'ennemis politique
et qui a déjà enfreint nombre d'articles fondamentaux du Droit
international, négocier sa reddition. Par contre, ce Plan participerait
à semer encore plus de confusion autour du conflit syrien et permettrait
au régime de gagner encore plus de temps.
68 Jean Baptiste Beauchard, chercheur à
l'IRSEM, paru dans Le Monde, 09/04/2012.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/06/irsem-le-plan-annan-pour-la-syrie-bis-repetita_1681306_3232
.html
69 rRésolutiondu Conseil de
sécurité : 2043
http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N12/305/92/PDF/
N1230592.pdf?OpenElement
68
Jusqu'à maintenant, à l'heure où
j'écris ce mémoire, la mission est fortement compromise à
cause d'une recrudescence des violences et de l'insécurité. Les
rebelles annoncent qu'ils comptent sortir du protocole prévu par le Plan
de paix, après le massacre de Houla le 26 mai 201270.
Transition :
Nous avons d'abord vu comment le conflit a pris place, quelque
mois après le départ du conflit de Deraa. Plus le conflit prenait
de l'ampleur, plus le dossier syrien s'est internationalisé. Ces
rapports de force locaux, régionaux et internationaux expliquent
pourquoi la révolte et le régime durent encore. L'explication de
la situation géopolitique syrienne depuis 2011 peut répondre
à la question de la durée du conflit mais ne répond pas
à celle du déclenchement. Pour comprendre les raisons
structurelles et socio-économique, il nous faut comprendre les points
communs et de divergence entre les principaux territoires de la
révolte.
II.3. Les régions, villes et quartiers de la
révolte
D'un point de vue économique, la Syrie est au bord du
gouffre et de la rupture sociale. Depuis plusieurs années, la Syrie est
confrontée à des difficultés économiques et
sociales majeures : chômage endémique, hausse vertigineuse du
coût de la vie et afflux de réfugiés irakiens qui viennent
grossir les rangs palestiniens déjà présents dans le pays.
Le chômage touche 25% de la population (23 millions d'habitants) dont
beaucoup de jeunes (75% de chômeurs ont entre 14 et 24 ans)
71. En effet, 60% de la population a moins de 20 ans. Les
réfugiés palestiniens (435 000) et surtout, irakiens (1,2
million) ainsi que les 305 000 personnes déplacées du plateau du
Golan depuis 1967, grèvent lourdement l'économie du pays.
Les fonctionnaires, dont les échelons sont bas, sont
souvent obligés d'avoir un deuxième emploi dans le privé
pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. En
effet, si les magasins luxueux de style occidental se développent, ils
restent hors de prix pour la population. L'inflation officielle est de 5,5%
mais en réalité elle avoisinerait les 25%. En conséquence
un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et 10%,
soit deux millions, n'ont plus les moyens de subvenir à leurs besoins
alimentaires. A Damas, par
70
http://www.aufaitmaroc.com/actualites/monde/2012/5/27/le-regime-nie-toute-implication-sur-fond-de-tolle-international_176069.html
71
http://data.un.org/Data.aspx?q=Syria&d=GenderStat&f=inID%3a121%3bcrID%3a131
69
exemple, les loyers ont augmenté de 300% en 2007 ; de
nombreux fruits et légumes ont vu leur prix doubler. Cette augmentation
générale des prix s'est surtout accentuée en 2009 et 2010
avec une inflation de plus de 10% pour les produits de première
nécessité.
La sociologie des révoltés révèle
que ce sont surtout les classes populaires qui entretiennent la révolte.
Depuis plus d'une décennie, la Syrie se trouve dans une phase de
transition économique. Le régime est forcé de
libéraliser son économie pour répondre à la demande
des entrepreneurs syriens sur lesquels il souhaite s'appuyer, mais
également pour répondre aux centaines de milliers de syriens qui
arrivent chaque année sur le marché du travail et auxquels
l'État ne peut plus assurer de travail comme sous Hafez El Assad. D'un
point de vue démographique, la Syrie traverse une phase de transition
démographique critique. Après un demi-siècle de croissance
naturelle galopante qui avait permis à la population de doubler tous les
20 ans, la natalité s'est enfin ralentie au milieu des années
1990.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme9.png)
La pyramide des âges de la Syrie est typique d'une
pyramide des pays en voie de développement. La forme de la pyramide est
en en parasol: elle traduit un grand nombre de jeunes dans la population; la
forme effilée vers le sommet indique une faible proportion de personnes
âgées.
Depuis l'arrivée au pouvoir de Bachar El Assad, la
Syrie s'est ouverte aux investissements étrangers. Les
sociétés immobilières du Qatar et des Émirats
Arabes Unis
70
sont largement investi dans des projets immobiliers à
Damas et sur la côte, mais cela a créé relativement peu
d'emplois et engendré beaucoup de frustrations relatives. La
libéralisation forcée depuis les années 2000 a
creusé les écarts de revenus au sein de la société.
Elle génère une croissance économique captée par
une minorité, mais n'engendre pas de développement comme dans les
pays émergents. L'inefficacité de ces réformes et la
lenteur de ce processus sont imputés à la crainte de l'explosion
sociale et l'omniprésence d'une oligarchie dirigiste
insérée partout, dans tous les organes de l'Etat, qui voient d'un
mauvais oeil quoi que ce soit qui les dépossèderait de leur
pouvoir.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme10.png)
Cette nouvelle donne économique remet en cause
l'organisation socio-spaciale héritée de la période
baathiste qui se voulait plus égalitaire en favorisant les nouveaux
personnels politiques alaouites vivant en périphéries. En ce qui
concerne la génération Bachar (depuis 2000, près de 6%
d'accroissement naturel), l'État n'a plus les moyens financiers de
financer la politique d'aménagement du territoire. Dans le cas syrien,
l'aménagement de
71
zones urbaines constituait aussi une politique
sécuritaire : le IXème plan qui prévoyait le
développement du Nord-Est (le croissant fertile) syrien à la
suite de la révolte kurde de 2004 ne s'est jamais
matérialisé sur le terrain.
L'État, qui sous Hafiz El Assad, était
hégémonique sur le territoire, disparaît peu à peu.
Sur la carte ci-dessus, les villes qui se soulèvent le plus sont des
villes considérées en marge du développement (cf
légende) et dans la capitale, Damas, seuls les faubourgs populaires ou
informels du sud et du nord-est se révoltent.
En Syrie, les inégalités sociales et les
déséquilibres macroéconomiques sont flagrants. Carole
Donati 72raconte à quel point le coeur de Damas en face de la
mosquée Suleymanié, point de départ du pèlerinage
pour la Mecque à l'époque ottomane, s'est transformé en un
temple de marques et de luxe. La modernisation a pris des accents des villes du
Golfe ou du Liban voisin. Or, le pays est au bord du déficit
énergétique et de la rupture sociale à la fin des
années 2000.
L'économie syrienne dépend fortement du secteur
des hydrocarbures et, malgré de récents signes de
résistance, elle se trouve toujours dans un état
d'équilibre précaire en raison de défiances structurelles
importantes. L'évolution favorable des cours du pétrole au niveau
international, l'existence de réserves de change confortables et une
dette intérieure et extérieure gérable ont jusqu'ici
atténué le sentiment d'urgence de la situation, en
préservant un certain degré de stabilité
macro-économique. Toutefois, l'amenuisement inéluctable des
réserves nationales en pétroles ne laisse guère de place
à l'autosatisfaction ; les cours mondiaux du pétrole
élevés ont une forte répercussion négative sur le
pays, car la Syrie est condamnée à devenir un importateur net
d'énergie. Le pays doit promouvoir un nouveau modèle
économique basé sur le développement économique en
augmentant les recettes fiscales hors hydrocarbure. Et pour atteindre cet
objectif, l'Etat doit développer son secteur privé, tout en
réalisant une assez bonne croissance pour employer une offre de travail
toujours plus grande et pour améliorer progressivement les niveaux de
vie.
D'après le PNUD, la tranche de la population
qualifiée de pauvre (à savoir en dessous de deux dollars par
jour) a baissé de 14,3% en 1996-1997 à 11,4% en 2003-2004, mais
la croissance économique de la Syrie n'a pas favorisé les pauvres
et a accru les inégalités. Le coefficient de Gini est
passé de 0,32 en 1997 à 0,37 en 2004. En 2003-2004, les
72 Carole Donati, L'exception syrienne, oc. pit.
P. 264.
72
20% les plus pauvres n'ont absorbé que 7% des
dépenses, alors que les 20% les plus riches en ont absorbé 45%.
Ainsi, la réforme doit être profonde et est devenue un
impératif stratégique pour la Syrie. Mais ces difficultés
ne peuvent se résoudre que par l'amorce d'une démocratisation.
Celle-ci passerait nécessairement par le démantèlement du
système basé sur les privilèges et le clientélisme
mais il semble que le régime baathiste soit dans l'impasse.
Ainsi, nous l'avons compris, les causes économiques et
sociales caractérisent les villes de la révolte. Le
clientélisme, la libéralisation prédatrice et le
creusement des inégalités expliquent la révolte. Le mode
de résistance civile, lui, est appuyé sur les modèles
révolutionnaires serbe et tunisien.
En outre, la spatialisation de la répression en Syrie
montre que la violence sécuritaire est loin de s'abattre
conformément à l'ordre dans lequel les villes sont entrées
dans la contestation. Y a-t-il une logique, un ordre de priorité ? Il
semble que oui, car la première priorité du régime a
été de contrôler ses frontières. A Deraa, ville
proche de la frontière jordanienne, les opposants utilisaient le
réseau de téléphonie jordanien pour communiquer. A la
présidence et aux renseignements, on craint un complot de
l'étranger. Le pouvoir craignait que Deraa ne se place dans le sillage
de Benghazi ou Misrata en Libye et ne décide de libérer la Syrie
entière avec l'appui d'une intervention étrangère, comme
dans le scénario libyen. De même, en juin-juillet 2011, les autres
villes à se révolter se situent presque toutes à
proximité de frontières : comme Deïr Az Zor près de
la frontière irakienne, alors que les troupes américaines sont
encore présentes dans la partie sunnite de l'Irak.. Les villes centrales
comme Homs et Hama n'attiraient pas encore l'attention.
D'un autre côté, l'opposition s'est
militarisée. L'automne 2011 marque une montée de la violence dans
la répression, l'Etat se concentrant sur les villes contestataires de
l'intérieur. Quelques éléments lient les villes où
la révolte a été la plus forte : ce sont tous des
territoires arabes sunnites et pauvres. La région de Deraa est une
région en déclin économique avec des problèmes
économiques endémiques face à la difficulté majeure
de l'explosion démographique qui aggrave la pauvreté.
Si l'on en croit la carte p. 43, Deraa, première ville
de la révolte, serait en marge du développement économique
lié à la transition démographique et libérale que
traverse la Syrie. Les domaines économique et politique étant
liés en Syrie, on pourrait supposer que son isolement économique
est volontaire et pourrait avoir des causes politiques. Mais la ville de
73
Deraa sur le plateau du Hauran a souvent été
qualifiée à tort de rebelle par les médias qui couvraient
le début de la révolte en Syrie ou par les rapports
d'observateurs qui pullulent d'idées reçues et de
représentations :
« Deraa (au sud du pays, à quatre
kilomètres de la frontière jordanienne sur la route qui
mène à Amman et en Arabie saoudite) a toujours eu la
réputation d'être la ville d'une double contestation
orientée contre la suprématie du Baas et la minorité
alaouite au pouvoir s'appuyant sur les régions et clientèles
rurales »73
On ne préviendra jamais assez du danger que peuvent
constituer des discours commencent par « De tout temps, X a
été Y ». En effet, la ville de Deraa comptait parmi les
fiefs de soutien de la politique agraire baathiste. La réforme agraire a
consisté à redistribuer de manière plus équitable
des terres aux paysans et à briser les chaines de dépendance qui
octroyaient encore plus de pouvoir aux grands propriétaires terriens. Le
niveau de vie des paysans du Hauran s'améliora nettement ; de nombreux
villages furent promus au rang de villes grâce aux investissements
publics et la ville de Deraa, d'envergure plutôt petite, devint un centre
régional de services, alors qu'elle était quelques années
auparavant reléguée au statut de bourgade frontière. La
population s'est accrue rapidement en raison d'un fort taux de natalité,
passant de 180 000 habitants en 1960 à 900 000 en 2010.
D'après Fabrice Balanche74, l'arrivée
de Bachar El Assad au pouvoir en Syrie coïncide avec l'arrivée
à l'âge adulte de la troisième génération de
bénéficiaires de la réforme agraire. Les exploitations
agricoles, plusieurs fois divisées, sont désormais insuffisantes
pour nourrir la famille, malgré des innovations et progrès
techniques. En même temps, le ministère d'Agriculture se lance
dans une guerre contre la surexploitation des nappes phréatiques et
interdit les puits illégaux. Ces mesures engendrent les principales
causes de mécontentement car elle prive les paysans habitants de ces
régions rurales de leur principale source de revenus et font
naître des frustrations car les nouvelles mesures ne s'appliquent pas
avec la même fermeté partout. En effet, selon Fabrice Balanche,
l'Etat syrien n'est pas un Etat nation et encore moins une Etat territoire mais
un Etat-territoires. Le renvoi du gouverneur à Hama ou à Deraa
dénote l'absence de canal institutionnel par des assemblées
élues car le dialogue se construit partout entre pouvoir central et les
notables locaux. L'affaire des enfants de Deraa, dont nous parlions au
début de cette deuxième partie, montre également à
quel point les
73
http://www.cf2r.org/images/stories/RR/rr11-syrie-une-libanisation-fabriquee.pdf
, partie « foyer de la contestation »
74 Fabrice Balanche « Géographie de la
révolte syrienne », Outre-Terre 3/2011 (n° 29), p.
437-458.
74
ennemis ciblés par la révolte sont les
représentants du régime les plus proches des
sociétés locales : « désormais la priorité va
au capital territorial pour tenter de rétablir l'ordre75
».
Les populations du Hauran, comme le reste de la campagne
syrienne, ont vu leur niveau de vie s'améliorer après la
réforme agraire conduite par Hafez El Assad, ce qui les porta à
être des soutiens du régime. Mais la situation des régions
agricoles autrefois « choyées » par les services et
investissements publics s'est détériorée; au Nord Est de
la Syrie, certaines mesures comme la modernisation des techniques d'irrigation
n'ont rien résolu au problème de la gestion des ressources qui
exige des investissements publics massifs elles ont favorisé les grands
propriétaires et ont entrainé une destruction massive d'emplois.
Quant au Sud, « la situation du Hauran contraste avec sa
prospérité dans les années 1970 et 1980 et elle est
comparable à celle des autres zones rurales autrefois favorisées
par le régime baathiste et depuis négligées »,
écrit Fabrice Balanche. La plaine du Ghab est aujourd'hui dans une
situation critique car le débit de l'Oronte a été
fortement réduit en raison des prélèvements massifs en
amont à Homs et Hama. Au Nord Est encore, les prélèvements
d'eau en Turquie et la surconsommation syrienne créent un déficit
structurel accentué depuis 2006 par plusieurs années de
sécheresse. La superficie des zones cultivées dans la province de
Hassakeh s'est réduite de 25% entre 1995 et 200876.
Enfin si l'on prend en compte ces derniers éclairages
et le fait que la révolte se soit surtout concentrée en milieu
urbain, on peut en conclure que les campagnes, traditionnellement
fidèles au régime, ne se sont pas retournées contre lui.
La misère rurale a simplement été transportée en
ville où les ruraux tentent de trouver du travail. Le nombre de «
mantiqa », départements, a augmenté, autant que la
population des agglomérations qui les composent, sans que celles-ci ne
voient leur statut administratif changer. Cela a entrainé un
sous-équipement au niveau des services publics, et une insuffisance des
activités privées pour compenser ce « déficit »
public. L'État s'est concentré sur les métropoles
régionales, autrement dit sur l'axe Damas-Alep, et à moindre
mesure au Nord-ouest entre Tartous et Lattaquié,
périphérie soutenue par le régime, et qui constitue un
relais technique du premier.
Il existe bien en Syrie une opposition
centre/périphérie qui se vérifie non seulement au plan
national comme je viens de le montrer mais aussi au niveau des villes. Cette
opposition reflète une fragmentation spatiale entre quartiers populaires
et « beaux
75 Fabrice Balanche « Géographie de la
révolte syrienne », Outre-Terre 3/2011 (n° 29), p.
437-458.
76
http://infos-eau.blogspot.com.es/2010/02/syrie-lexode-de-la-secheresse.html.
75
quartiers ». A Lattaquié, c'est le quartier le
plus pauvre qui s'est soulevé en premier : le Ramel Falestini »,
d'abord fondé par les réfugiés palestiniens, c'est
désormais les Syriens pauvres qui l'occupent. Les manifestations
à Damas ont surtout concerné la « ceinture de misère
» damascène au Sud-Ouest et au Nord Est. A Homs, ce n'est pas le
quartier résidentiel « Zahra » qui s'est soulevé mais
bien Khaldiyeh et Bab Amro. Cette carte représente le nombre de morts
cumulés par ville depuis le début de la révolte syrienne
en mars 2011. Le conflit a été sanglant, l'ONU estimerait
à plus de dix milles le nombre de personnes mortes, sans parler du
nombre encore plus considérable de disparus.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme11.png)
(c)d'après The Guardian, 14/04/2012
II.3.1. Deraa
Cette ville, considérée comme le point d'origine
de la révolution syrienne, un Sidi Bouzit syrien, se situe à 120
km de Damas, à quelques kilomètres de la frontière
jordanienne, Deraa compte près de 75 000 habitants. Deraa est à
majorité sunnite, et appartient à une région à
l'économie primaire, restée en marge du développement
économique.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme12.png)
76
Les manifestations avaient commencé suite aux
brutalités subies par de jeunes adolescents : l'affaire des enfants
Deraa avait alors embrasé ce chef lieu de gouvernorat,
réprimé directement par l'armée qui assiège Deraa
à la fin mars.
Le Vendredi 18 mars, jour de la grande prière, premiers
signes de colère. Ils sont sévèrement
réprimés. Au moins quatre personnes sont tuées. Des
centaines de manifestants tentent de gagner le palais du
gouverneur77. Massivement déployées, les forces de
l'ordre tirent en l'air et font pleuvoir les gaz lacrymogènes. Les
manifestants mettent le feu au Palais de justice, à plusieurs autres
bâtiments, aux locaux des sociétés de
téléphonie mobile MTN et Syriatel, à des
voitures, au siège du parti Baath. Les forces de l'ordre, massivement
déployées, usent de gaz lacrymogènes, tirent en l'air. Ce
récit révèle que ce sont les symboles du pouvoir du Bachar
El Assad qui sont directement attaqués. Le palais du gouverneur est
l'emblème du pouvoir local délégué par le
président Bachar lui-même. Syriatel, est le premier
groupe de télécommunications en Syrie et détient un
monopole naturel sur ce marché en Syrie. Mais le plus important est que
Syriatel est détenue par le cousin de Bachar El Assad. Cet
événement nous permet alors de confirmer la thèse que nous
avancions toute à l'heure : les manifestants s'en prennent aux symboles
locaux du régime, aux symboles du Baasisme et à leur prise
tentaculaire sur l'Etat.
A Deraa, la mosquée Omari est devenue le symbole du
rassemblement des manifestants après les funérailles des victimes
de la répression. A partir de Deraa, la contestation gagne les villes
voisines: Enkhel, Jassem, Nawa, etc. A contrario, le régime
véhicule une image négative de la mosquée : elle serait le
fief d'un gang armé financé et commandé par Israël.
Pour que le complot soit assez parlant à la population, accuser une
77 http://www.syrianstories.org/
77
nébuleuse islamiste ou un eternel ennemi comme
Israël arrange le pouvoir, car cela lui évite de se remettre en
cause et surtout cela lui permet de rassembler une certaine unité
nationale salvatrice autour du concept de crainte d'ennemis connus mais
invisibles.
II.3.2. A Deraa, la mèche a pris feu, la ville a
saigné : pourquoi ?
L'année 2011, qui a été marquée
par le soulèvements des sociétés dans le monde
arabo-musulman, a révélé de hauts lieux de révolte,
restés dans la conscience de l'opinion publique comme des «
épicentres » de la contestation, des villes « martyres »
qui ont fait souffler l'air de la révolution bien au delà de
leurs frontières. La Tunisie a désormais le symbole de «
Sidi Bouzid », point d'origine des révoltes arabes de cette
année, l'Égypte a sa place Tahrir au Caire et la Syrie a Deraa,
ville du début des soulèvements en mi-mars 2011.
Pour tenter de comprendre pourquoi la contestation s'est
embrassée d'abord dans cette ville, il est primordial de comprendre les
composantes de la société à Deraa, les rapports
qu'entretiennent ses acteurs entre eux, et leur relation avec le reste du
territoire national.
La plupart des activités économiques de Deraa
sont générées par le secteur agricole. Elle a, à
l'image de la région du Hauran bénéficié, comme
nous l'avons dit en citant Fabrice Balanche, de la réforme agraire,
mesure phare de Hafez El Assad. Mais en décembre 2000, quarante deux ans
après la réforme agraire initiée lors de l'union
syro-égyptienne, la Syrie a entrepris de réformer ses structures
agraires. Par la décision « qarâr » politique
numéro 83 émanant du Baath, les fermes d'Etat syriennes ont
été loties en parcelles irriguées à distribuer en
priorité aux anciens propriétaires expropriés entre 1958
et 1966, aux ouvriers agricoles, ainsi qu'aux fonctionnaires désirant
prendre leur retraite. Myriam Ababsa78 juge que ces politiques
visaient une privatisation d'un secteur stratégique de l'économie
syrienne : en effet, le secteur agricole emploie le tiers de la population
active et contribue au tiers de son PIB national. Surtout, cette mesure
réduira le poids des dépenses dans le secteur public. Pourtant,
cette réforme ne fut pas très médiatisée, les lots
étaient rarement cédés et pour cause : d'après
Myriam Ababsa, des centaines de lots en attente dans le village de Dibsi Afnan
auraient été attribués à des membres haut
placés du Parti Baath. Selon l'auteur, cette réforme aurait
produit un effet de contre-réforme tant elle a surtout profité
à une nouvelle classe de propriétaires enrichis qui s'est
ajoutée « aux relais habituels du clientélisme syrien
».
78 Myriam Ababsa, « Le
démantèlement des fermes d'Etat syriennes : une contre
réforme agraire » in La Syrie au présent, reflets d'une
société, éditions Sindbad-Actes Sud, p.739, juin
2007.
78
Pour en revenir à Deraa, les revendications des
populations concernent, comme nous l'avons vu, la région
elle-même, son gouverneur, les notables locaux du Parti et les «
relais habituels du clientélisme syrien ». A Deraa, la
communauté alaouite qui, nous le rappelons, s'est étendue sur le
territoire syrien à partir des années 1970, s'installe à
Deraa. Les fermes d'Etat, comme les postes dans la fonction publique ou dans
l'armée sont presque réservés aux alaouites du djbel
Ansariyeh. Or, la crise socio-économique grave que traverse la Syrie,
combinée à de plus en plus de privilèges accordés
et à d'avantage de frustrations relatives, pouvait mener à la
rupture sociale et à la rébellion contre l'Etat, qui n'est plus
considéré dès lors comme légitime. Les causes de
révolte à Deraa sont multiples : le marasme
socio-économique, le chômage endémique et les
privilèges clientélistes ont fini par embraser les frustrations
relatives et la colère sociale.
II.3.3. Homs
L'édition du Monde du Mercredi 23 Novembre 2011,
consacrée au conflit syrien, propose une cartographie de la
révolte : la géographie de la contestation met alors en
évidence des raisons ethniques mais surtout économiques à
la contestation. Homs, se révèle être l'épicentre de
la contestation.
La population de Homs reflète la diversité
religieuse en Syrie, peuplée essentiellement d'alaouites, de
chrétiens, et de sunnites. Elle abrite aussi de petites
communautés d'Arméniens et des réfugiés
palestiniens. En 2007, la population de la ville était de 1 647 000
habitants, ce qui en fait la troisième ville la plus importante de
Syrie. Homs est un centre agricole important. Elle constitue un point de
marché pour les agriculteurs du district et même du Liban. Homs
est également le lieu de plusieurs grandes industries lourdes comme la
raffinerie de pétrole de l'ouest de la ville. Une croissance du secteur
industriel privé s'est produite au cours des dernières
réformes de modernisation et de nombreuses petites et moyennes
entreprises occupent les zones industrielles du nord-ouest et le sud de la
ville. A partir des années 1940-1950, la ville connaît un exode
rural sans précédent, elle grandit aussi sous le coup de ces
nouvelles vagues de migration : « de 120 hectares de la vieille ville
d'origine, on est passé à plus de 5000 hectares au début
des années 2000. Homs était jusqu'à l'année
dernière la principale ville de Syrie centrale, la plus active et
attractive »79. Parallèlement, l'Etat baasiste,
dominé par les alaouites, met en place à Homs une
79
http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/110512/homs-capitale-de-la-revolution-carrefour-alaoui
79
administration municipale qu'il contrôle totalement.
Divers projets d'envergure : comme des usines de phosphates, d'engrais ou de
sucre veulent certes faire de Homs une métropole régionale
industrielle, mais surtout contrôlée.
Ainsi que nous l'avons expliqué
précédemment, ce qui caractérise Homs c'est qu'outre le
fait que trois communautés différentes y cohabitent, la
fragmentation des communautés religieuses par quartier est frappante. En
effet, la ville est à majorité Sunnite, et cette
communauté est concentrée dans les quartiers autour de l'axe
central de la ville, autour de la vielle ville, au nord autour de la zone
industrielle et jusqu'au sud de l'université
La carte ci-dessous représente la concentration
géographique des communautés religieuses à Homs,
considérée désormais comme haut lieu de la révolte.
L'aile Est de la ville est marquée par une concentration alaouite, alors
que l'ouest de la ville est, quant à lui, occupé par une
majorité sunnite et une présence chrétienne autour de
l'axe routier Homs-Tartous, c'est pourquoi on parle d'un modèle de ville
scindée. La se carte les quartiers où a éclaté la
révolte et qui ont connu les plus forts bombardements par
l'armée. Dès lors, il apparaît que les quartiers qui se
révoltent le plus, comme Bab Amr, Khaldiya ou Bayada, sont des quartiers
majoritairement occupés par la communauté sunnite. La carte
révèle une polarisation du soutien aux révoltes parmi les
sunnites, à plus forte mesure que parmi les chrétiens. Cela se
vérifie aussi au niveau national.
80
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme13.png)
81
Ainsi, comme l'explique Fabrice Balanche, la révolte
syrienne est « comparable aux évènements de Tunisie et
d'Egypte sur les plans social et économique, mais elle est aussi
très différente en raison de son caractère communautariste
». Les causes de la révolte sont à la fois
économiques, comme nous venons de l'expliquer, et communautaires. Les
manifestations et les bombardements qui ont eu lieu à Homs concernent
presque exclusivement les arabes sunnites, ceux de la communauté
dominante.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme14.png)
(c)Syria map, http://syriamap.wordpress.com/
Si l'on superpose cette carte sur celles des
communautés (page précédente), on remarque que les
affrontements et les bombardements ont majoritairement touchés les
quartiers sunnites sur un axe diagonal. Plus le conflit dure, plus les clivages
communautaires entre quartiers et clans créent des discontinuités
territoriales. Actuellement, en fin mai, un peu plus de 50% des habitants de
Homs auraient fui de la ville et Homs est devenu un véritable microcosme
du conflit syrien.
82
Autre part, dans la banlieue de Damas par exemple, les villes
et quartiers peuplés par des druzes, chrétiens, ismaïliens
et alaouites n'ont certes pas rejoint la contestation, mais les clivages
territoriaux et politiques minent les clivages intercommunautaires. La
défense de l'Etat prôné par les sunnites suppose
l'élimination de la structure étatique établie par un
régime qui optimisait des territoires selon le bénéfice
politique et l'intérêt communautaire. Fabrice Balanche introduit
le lecteur à une analyse qui mérite d'être approfondie :
« La défense du territoire face à l'agression semble
être la cause de toutes les parties. Le régime affirmant que la
Syrie est victime d'un complot étranger, ce qui l'oblige à
déployer l'armée dans les zones frontalières. Les
habitants de Hama, Deraa, Douma et des différents quartiers en
révolte à Damas défendent leur territoire contre
l'agression de l'Etat. Car ce dernier n'est pas considéré comme
l'émanation du peuple syrien mais de plus en plus comme confisqué
par la minorité alaouite »80.
Après le siège de Homs en février 2012,
beaucoup d'expressions dénotaient une situation de guerre civile. En
effet, dans les médias, on parle de reprise de Bab Amro par
l'Armée Syrienne Libre, de villes rebelles ou encore de quartiers
rebelles. On pourrait presque penser qu'il existe deux Syries, avec deux
peuples, l'un loyaliste, l'autre pro-Assad ; et deux armées : la
première régulière, l'autre populaire. Dans Homs, il
existe aussi deux Syries, l'une vivant à Sultanya et Bab Amro, l'autre
dans les anciens quartiers construits par les français comme le quartier
Zahra. Dans les médias mainstream, le quartier le plus cité pour
les bombardements faits par l'artillerie lourde de Bachar El Assad, est «
Bab Amro », cependant certains éléments me portent à
croire que certains bâtiments du quartier loyaliste de Zahra ont
été touchés. C'est étonnant, car il n'existe pas
mention dans les médias occidentaux officiels d'un armement des rebelles
ayant une force de frappe comparable à l'artillerie lourde de
l'armée régulière. En effet, dans les images satellites
datant du 5 février livrées par le journaliste vedette
américain Jonathan King sur CNN81, les immeubles dont les
toits sont fortement endommagés se situent dans le quartier au nord est
de la ville : Zahra. Alors que Bab Amro, au contraire, se situe au sud-ouest.
L'organisation de l'espace, et le type d'habitat ne caractérise pas non
plus Bab Amro, qui est un quartier plutôt pauvre. Cette affaire
soulève bien des questions mais montre néanmoins que les tensions
qui divisent la Syrie sont transposables à l'échelle locale de
Homs.
80 Fabrice Balanche, Géographie de la
révolte syrienne,
http://mom.academia.edu/FabriceBalanche/Papers/1099089/Geographie_de_la_revolte_syrienne_Geography_o
f_Syrian_revolt_
81
http://english.al-akhbar.com/node/4175/
83
La ville a occupé une place singulière dans la
région et le pays. Elle est au carrefour de deux grands axes nord-sud
(Damas-Hama-Alep) et ouest-est (Lattaquié-Tartous-Palmyre-Euphrate).
Thierry Boissière, anthopologue, nous enseigne que Homs était la
base d'une puissante bourgeoisie sunnite qui, entre 1930 et 1970, a
donné à la Syrie plusieurs ministres et trois présidents.
Cette classe aisée devait son influence à son immense patrimoine
foncier. C'est le retour à cette ère là, à une
domination des sunnites et à la stigmatisation des alaouites, que
craignent les alaouites. En première partie, nous évoquions la
réforme agraire et le Baathisme Assadiste comme de véritables
revanches historiques pris par les paysans alaouites contre les
propriétaires sunnites.
La forte présence alaouite à Homs est due
à une volonté d'inscription, d'occupation et de contrôle du
territoire82. Le régime encourage la formation de la fameuse
périphérie alaouite au nord-ouest de la Syrie mais aussi les
fortes implantations alaouites dans les territoires multiples syriens, surtout
s'ils sont stratégiques comme la capitale Damas. Thierry
Boissière explique que l'acharnement de l'armée
régulière syrienne à Homs est dure à son
caractère de pivot stratégique : « Homs est un
élément important...Il s'agit de contrôler un axe de repli
vers la montagne alaouite et le littoral syrien, mais aussi vers Tripoli au
Liban sont présents, bien que minoritaire. Davantage que Hama ou la trop
nordiste Alep, Homs, véritable verrou vers le nord et vers l'ouest,
contrôlant le bassin de l'Oronte et ses barrages mais aussi la route des
oléoducs, constitue une ville dont le régime ne peut en aucun cas
perdre le contrôle. 83»
II.3.4. Damas ou la ceinture de misère
Damas présente une forte croissance
démographique et toutes les caractéristiques d'une explosion
urbaine non contrôlée. L'oasis du Barada aura pratiquement disparu
en 2020 si le rythme actuel de l'urbanisation se maintient. La plupart des
constructions sont informelles. Les principales villes syriennes
possèdent par ailleurs un taux élevé d'habitat
illégal (Damas : 40% ; Alep : 60% ; Raqqa : 70%), et cela est le fruit
d'une croissance démographique très élevée de 2,5%
depuis 1994, mais aussi du manque de moyens publics, du déficit de
planification, et du manque de coordination entre municipalités et
gouvernorats. Le système corrompu profite de ce nouveau marché
pour marchander les autorisations de construction. L'habitat informel dans les
périphéries des métropoles régionales et
nationales
82
http://alain.chouet.free.fr/documents/Alaouite.htm
83
http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/110512/homs-capitale-de-la-revolution-carrefour-alaoui
était un moyen utilisé pour renforcer le
clientélisme politique à travers l'arme de la
régularisation.
Voici quelques cartes qui témoignent de l'expansion de
la zone urbaine de Damas : ici, en 1929
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme15.png)
84
Source : Bureau topographique des troupes françaises du
Levant.
85
Damas dans les années 2000 : Expansion urbaine sur les
zones agricoles
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme16.png)
(c) Fabrice Balanche, « L'habitat illégal dans
l'agglomération de Damas et les carences de l'Etat », Revue
Géographique de l'Est [En ligne], vol. 49 / 4 | 2009, mis en ligne
le 21 octobre 2010
Environ 55% de la population vit aujourd'hui en milieu urbain
(un data) et ce chiffre devrait atteindre 75% en 2050. Environ 45% de la
population totale du pays se concentrait à Damas et Alep en 2008. Les
facteurs démographiques peuvent, comme nous l'avons déjà
dit, expliquer le développement urbain en Syrie. A Damas, la
densité a ainsi atteint 14 000 habitants par kilomètre
carré, avec de grandes disparités de densité à
l'intérieur de la ville, ce qui est élevé et pose des
problèmes d'accès aux services de base (sanitaire, scolaires).
A Damas, ce sont les riches terres agricoles de la «
Ghouta », à l'est de la ville, qui sont submergées par
l'habitat informel tandis que les plateaux du Qatana (sur la carte ci dessus),
à l'ouest, sont délaissés. Le rythme de construction des
habitats informels est comparable à celui de l'habitat légal, et
même miraculeusement, encore plus vite : une maison peut être
construite en trois jours. La Ghouta à l'est de Damas, à 80%
concernée par
l'extension urbaine informelle, est par ailleurs la zone
où les quartiers comme Douma se révoltent contre le
régime. Le laxisme administratif sensé faciliter la construction
de logements, pour s'épargner la colère sociale, a
créé un véritable trafic géré par les
autorités locales qui monnaient les autorisations. De plus
l'accès dans ces quartiers demeure un problème majeur. Lorsque e
réseau public existe, il n'est guère alimenté que quelques
heures par semaine. Selon Fabrice Balanche84, les habitants se font
livrer par camion citernes le reste du temps. Comme toute capitale, Damas
connaît une forte différentiation socio-spatiale due aux
écarts de revenus. La libéralisation prenant le pas sur l'Etat
providence, la frustration n'a fait que grandir dans la ceinture de
misère de Damas. Les associations sociales se sont multipliées,
mais furent suspectées de participer à un clientélisme
politique qui impliquait des extrémistes religieux, qui furent mollement
écartés en 2008. Dans la banlieue de Damas, lieux des
désormais Comités de Coordination Locaux, l'opposition et le
mécontentement étaient déjà existants mais ils
n'étaient pas coordonnés en réseau. Incapable de
réinvestir les banlieues damascènes, l'Etat a laissé
« le champ libre à la structuration de mouvements d'opposition sur
le terrain »85. La raison pour laquelle les quartiers informels
druzes ou alaouites ont choisi le soutien de Bachar El Assad n'est pas dû
à des facilités économiques, puisqu'ils vivent dans les
mêmes conditions, mais leur ascension sociale est plus probable dans
l'armée ou la fonction publique par exemple.
Dans la carte ci-dessus, on peut voir que les affrontements,
les manifestations et les soulèvements concernent surtout les quartiers
dont l'urbanisation a été tardive et s'est faite en grignotant
sur les terres agricoles. Le pouvoir et ses manifestations physiques se
concentrent au centre, terrain des beaux quartiers préservé des
contestations.
86
84
http://www.nowlebanon.com/Library/Files/ArabicDocumentation/PDF//Damas-Baas.pdf
85
http://www.nowlebanon.com/Library/Files/ArabicDocumentation/PDF//Damas-Baas.pdf
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme17.png)
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme18.png)
87
(c)Réalisation de Fabrice Balanche
On remarque aussi que Damas est encerclée par le
pouvoir. Ce dernier résiste à l'explosion démographique en
rééquilibrant les forces de l'extérieur ; il encercle la
ville (cercles jaunes sur la carte ci-dessous) par des installations
militaires. Cette carte représente aussi l'encadrement du territoire par
le régime sécuritaire à Damas.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme19.png)
88
La ville proprement dite est ceinturée par un large
boulevard périphérique et quadrillée par de vastes avenues
qui créent des ruptures dans l'espace. Lorsqu'on passe de Damas
intramuros au quartier d'Al Qazzar par exemple, le paysage et l'habitat
change.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme20.png)
Damas : le boulevard périphérique entre quatre
quartiers
Urbanisation sécuritaire classique dans le quartier «
villas »
89
Comparons par exemple ces deux images « Google Earth
» qui représentent respectivement deux quartiers différents
de Damas ; le sud de la ville de Damas et Mezzah dans le nord-ouest de la
ville:
90
La ville intra muros est ceinturée par un
large boulevard périphérique et quadrillée par de vastes
avenues qui créent des ruptures dans l'espace citadin. Pour ce qui est
du deuxième cliché, l'aménagement urbain vise à
dissuader toute manifestation d'envergure. Certains marchés à
ciel ouvert de la médina ont été sacrifiés au
profit d'avenues larges et de marchés rectilignes et rectangulaires.
L'absence de contrôle de l'explosion urbaine a créé
plusieurs médinas périphériques, que le pouvoir a du mal
à protéger par contre. C'est ainsi que les explosions à la
bombe ne touchent pas généralement le coeur de Damas mais les
périphéries. C'est sur une des rocades du
périphérique qu'ont explosées les deux bombes du 10 mai.
Le mois de mai est marqué à Damas par un renforcement de la
sécurité dans le quartier de Mezzah, au centre ville. Le quartier
damascène est le plus dense en termes de lieux de pouvoir. Voici une
image aérienne de ce quartier dit des villas occidentales, et les
principaux lieux stratégiques qui s'y trouvent :
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme21.png)
Au mois de mai 2012, après la tentative
d'empoisonnement des hauts dirigeants baathistes, le système
sécuritaire a déployé un vase dispositif
sécuritaire dans ce même quartier de Mezzah86.
Dans le premier cliché p.79, on remarque le quartier
d'al Quazzar. L'habitent y est plus dense, et donne un effet « moins
tracé », mois délimité. Aujourd'hui, selon Cha`ban
86
http://alquds.co.uk/index.asp?fname=today%52z499.htm&arc=data%5012%5C05%5C05-22%52z499.htm
91
Abboud87, 40% des habitant de Damas, pauvres et
originaires des campagnes pour la plupart, habitent dans des entassements
misérables. Les plus importantes « zones d'habitat informel et
spontané » couvrent un grand ensemble de quartiers qui
s'étendent à l'est sur plusieurs villages et banlieues proches
annexées par la ville. Les habitants de chaque province se
répartissent entre quartiers, profitant des solidarités
familiales. Ainsi, si les palestiniens se sont rassemblés dans les camps
de Yarmuk ou Falastine, les syriens des autres gouvernorats, communautés
religieuses et minorités ethniques ont également
sélectionné leur propre quartier, comme on le voit dans carte
ci-dessus. Tout ce petit monde se répartit dans les quartiers informels
de Damas. On pourrait se demander par ailleurs à quel point les
quartiers damascènes dont les habitants sont originaires de Deraa n'ont
pas réagi par effets de miroir et de propagation à la
contestation de Deraa en mars à Damas. La misère qui s'exporte en
ville et notamment dans cette ceinture de la misère damascène
fait ricochet avec les périphéries délaissées.
C'est peut être ce même type de réseaux de solidarité
entre quartiers et localités d'origine qui a enflammé le coeur
historique de Baniyas après l'entrée de l'armée dans Deraa
en fin mars 2011.
Le centre de Damas, par contre, est surtout le terrain de la
bourgeoisie syrienne, ou de celle qui tente d'échapper au rigorisme
musulman. Il est en soutien au régime, sensé lui assurer paix et
stabilité. Les manifestations en soutien à Bachar El Assad sont
organisées avec l'appui des principaux hommes d'affaires du pays.
J'avais déjà évoqué ce genre d'initiative avec
l'ONG « Syria is fine » dont parle Alain Corvez dans son
témoignage sur le site Infosyrie.
II.3.5. Banyas, Lattaquié et Tartous, enclaves
sunnites dans la périphérie alaouite
La géographie des révoltes nous permet de
conclure que, sauf dans de rares cas, les soulèvements se limitent
principalement aux territoires arabes sunnites. Les manifestations dans ces
trois villes implantées dans la périphérie alaouite de la
Syrie aurait pu étonner, pourtant Lattaquié est une des
premières à entrer dans la contestation en avril, après le
siège de Deraa. Les forces de sécurités syriennes s'y sont
déployées et auraient distribuer des armes aux villages alaouites
aux alentours88. Le contrôle de ce territoire alaouite, passe
par le contrôle et l'étouffement des mouvements insurrectionnels
sunnites dans la région.
87 Cha`ban Abboud, La Syrie au présent,
reflets d'une société, 2007 oc.pit.
88
http://www.lexpress.fr/actualites/2/actualite/en-syrie-la-repression-s-abat-sur-les-manifestants-de-banias
988717.html
92
La région côtière a subi de profonds
aménagements depuis 40 ans : une mutation socio-spaciale qui a permis
à la communauté alaouite de s'affirmer sur le plan
régional. Les alaouites ne sont plus reclus dans djebel Ansaryeh et sont
prêts à s'affirmer tant au niveau régional qu'au niveau
politique et économique. Les alaouites dominent l'espace rural et les
villes. A mesure que le territoire sunnite se retranche, les sunnites se
concentrent leurs réseaux sur l'axe Alep Damas.
Voici une carte de Lattaquié qui représente la
répartition spatiale des communautés (jaunes, alaouites ; verts,
sunnites) et les zones d'affrontements entre « bras » du
régime et manifestants.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme22.png)
93
La carte provient de l'article « Analyse géopolitique
de la révolte syrienne », de Fabrice Balanche. Elle montre, comme
Homs, une scission de l'espace urbain entre membres
94
de différentes communautés. Comme sur le reste
du territoire, les manifestations se déroulent dans les quartiers
sunnites au sud de la ville.
Lattaquié a été touché par les
révoltes dès la mi-mars, avec une des premières
apparitions du militaire dans la répression et l'intervention de la
marine syrienne le 15 août 2011. Quelques semaines auparavant, autour de
la place sur laquelle se trouve une statue de Hafez el Assad, la foule des
protestataires converge pour crier sa colère. L'envoie des premiers
détachements de l'armée force les manifestants à se
retrancher dans le sud et l'ouest de la ville. Le quartier le plus virulent au
régime est Raml al janubi, al falastini, (au sud sur la carte) qui est
bombardé le 14 août), en voici une photo (source « un oeil
sur la Syrie ») :
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme23.png)
Les nouvelles infrastructures portuaires ainsi que les
nouveaux projets immobiliers du nord de la ville n'ont pas d'impact positif
général sur l'ensemble de la cité : seul le nord et le
port alaouites représentent la nouvelle Lattaquié. Dans cette
région particulièrement stratégique pour le pouvoir, la
population est dépossédée de son bien et de sa ville.
Après l'intervention des forces armées, la ville a vu les
frontières de séparation de ses quartiers devenir des lignes de
front et d'affrontements. La répression et la violence conduisent
à une exacerbation des clivages territoriaux--qui découlent
eux-mêmes de plusieurs types de clivages--déjà existants
dans les zones urbaines en Syrie
95
L'observateur assidu du conflit syrien a sûrement
remarqué lors des maints cafouillages médiatiques la confusion et
l'opacité qui s'en dégageait, car nul ne pouvait évaluer
justement la situation intérieure. Les dépêches sur
certains bombardements se contredisaient et nul n'était capable à
différents moments de dire qui tuait qui. Pour expliquer les
différents rapports de force qui lient chaque partie au niveau local,
régional et international, j'ai décortiqué tout au long de
cette deuxième partie les différents niveaux de rivalités
territoriales et politiques.
A travers l'affaire des enfants de Deraa, l'expression des
manifestants et des graffitis sur les murs s'en prenait à ceux qui
incarnent le contrôle totalitaire de l'Etat à des fins
personnelles. Dans le système théorique baathiste,
l'économie est dirigiste et autocentrée : nationalisation,
réforme agraire, développement de l'industrie, tel était
le mode développement choisi. Ces politiques, comme la réforme
agraire, devaient permettre à la Syrie d'être indépendante,
énergétiquement et alimentairement. En réalité, les
buts sont politiques : éliminer la bourgeoisie foncière et
terrienne, classe politique concurrente à la bourgeoisie baathiste et
élargir la base sociale du nouveau régime. Les clivages
communautaires en Syrie contribuent à la mauvaise gestion
économique : l'Etat devient un Etat territoires. Les communautés
considèrent qu'elles peuvent mieux maximiser leur capital territorial
que l'Etat. L'Etat est, quant à lui, considéré comme un
prédateur, une entité entre les mains d'un clan. Pour en revenir
à Deraa, les protestataires ont dénoncé, à travers
le gouverneur de la région ou Rami Makhlouf, l'Etat et ses dignitaires.
Nous tenons là une des premières clés de ce conflit : les
manifestants ainsi que les soldats rebelles ne se battent pas contre une
communauté, mais ce qu'elle représente pour eux, c'est à
dire la prédation et la corruption dans l'Etat. La barbarie du
régime dans la répression, en utilisant notamment des chars et de
l'artillerie lourde dans des zones de peuplements, a attisé le sentiment
de colère. On assiste alors à un cycle infernal dans les villes
les plus engagées dans l'opposition : manifestation,
éparpillement par les chabiha, manifestation à nouveau
puis répression par l'armée. Ce rapport de force continuel n'est
pas prêt de s'arrêter et au fur et à mesure des semaines,
l'idée d'une intervention internationale commençait à
germer dans les esprits.
96
En effet, au cours des deux années 2011-2012,
l'opposition extérieure aidant, le dossier syrien passa de la Ligue
arabe à l'ONU et franchit ainsi de nombreuses frontières. Tout le
monde était d'accord pour agir via le Droit international et une
condamnation commune : mais aucun consensus, jusqu'au mois de janvier, n'avait
mis d'accord sur les modalités et les formes que pourrait revêtir
cette intervention internationale. Pour mieux comprendre les rapports de force,
cette fois-ci régionaux et internationaux, nous avons mis en lien les
actes et décisions diplomatiques d'une part et de l'autre les enjeux et
bouleversements géopolitiques régionaux au cas où le
régime chute ou se maintienne. Cela n'a dû échapper
à personne, l'affrontement des au sein du Conseil de
Sécurité des Nations Unies entre dans une dialectique Est-ouest
et montre un rapprochement diplomatique entre les Etats Unis, la Grande
Bretagne et la France et entre la Russie et la Chine de l'autre
côté. La résurgence de ces tensions post guerre froide est
due à la nature du régime baathiste, qui est née pendant
la guerre froide, et la mise en place initiale de l'échiquier moyen
oriental.
Comme nous l'avons vu, on peut difficilement évaluer
à l'intérieur de la Syrie le degré d'organisation de
l'opposition de même qu'on ne peut identifier précisément
les acteurs en place. Le pays était fermé aux médias qui,
même lorsqu'ils entraient légalement dans le pays, étaient
encadrés ; des villes comme Homs et Idlib ont été
assiégées, sans contact avec le reste du pays, sans eau ni
électricité. Deux oppositions sont sensées
représenter la Syrie et tentent de faire front uni malgré la
frontière territoriale étanche qui les sépare. Le Conseil
National Syrie a été le plus entendu et le plus reçu ;
même s'il ne s'agit pas d'un gouvernement en exil, il regroupe plusieurs
personnalités exilées car au cours des quarante dernières
années, il était impossible pour quiconque de s'organiser en tant
que mouvement d'opposition en Syrie. En outre, le caractère
communautariste affaiblit la société et de fait l'opposition. A
titre d'exemple, le Conseil National Syrie ne fait pas d'émules
auprès des communautés minoritaires syriennes : il est souvent
qualifié de repère d'islamistes, même si, nous le verrons,
les islamistes à l'étranger ne sont pas aussi radicaux que ceux
de Hama en 1982. Une nuance demeure toute fois à apposer ; en effet, si
l'Etat s'effondre et qu'une opposition se forme, les islamistes radicaux
répondront présents et ont intérêt à
exploiter l'instabilité actuelle à leurs fins.
La révolte syrienne n'était un printemps arabe,
à l'image de la révolution tunisienne, que quelques semaines
après le début de la révolte à Deraa, Baniyas,
Damas et Homs. Les protestations étaient socio-économiques et
visaient les profiteurs du pouvoir comme les Trabelsi en Tunisie. Mais assez
vite, la barbarie de la répression ainsi que
97
l'immobilisme politique ont poussé à la
radicalisation du conflit. Les armes ont commencé à
paraître dans les manifestations et dans les obsèques. Des
bavures, des bombardements ont commencé à apparaître et
s'il se trouve qu'ils sont le fait de l'opposition, cela signifierait que
celle-ci détient des moyens d'artillerie lourde. La révolte
syrienne se mue en guerre ; elle oppose dorénavant au sein d'un
même Etat, une lutte armée entre les forces armées
régulières à des groupes armés identifiables dont
l'importance dépasse la simple révolte.
98
TROISIEME PARTIE
99
III. De la révolte populaire au conflit
armé
Lors d'une conférence en mai 2011, le militant syrien
des droits de l'homme Ahmad Abbas témoigna de son expérience
d'opposant en Syrie et de son vécu dans les geôles syriennes.
L'ancien prisonnier politique était militant communiste et fut
incarcéré pendant 15 ans. Le plus intéressant sans doute
était son analyse du pouvoir : selon lui, « ce n'est pas un Etat,
mais un pouvoir (soulta) ». L'appareil public a été
l'instrument de l'oligarchie dans son développement, son enrichissement
et son maintien, bien généralement contre l'intérêt
de l'Etat et de sa bonne santé.
L'édifice construit par le système Assad
à partir du 16 novembre 1970, date d'accession au pouvoir de Hafez El
Assad, combinait légalité et état d'exception. Le
président cumule tous les pouvoirs et occupe une place centrale. La
syrie du Baath devient la Syrie d'al Assad : l'armée et le parti
deviennent des instruments du pouvoir, les institutions deviennent des
réseaux clientélistes dans lesquelles « la loyauté
s'échange contre des biens matériels89 ». La
communauté alaouite devient à la fois la réserve loyaliste
du régime et le cheval de bataille du système al Assad pour une
meilleure promotion territoriale. Je voudrais, à travers cette
troisième partie, montrer les limites de la théorie selon
laquelle le conflit syrien montre les prémisses d'une guerre civile
confessionnelle, une sorte de libanisation en progression. Les clivages
confessionnels existent bel et bien et nul n'appréhenderait justement le
conflit syrien s'il n'empruntait pas les mêmes grilles de lecture que les
syriens. Cependant, le discours du régime tend à instrumentaliser
cet équilibre fragile ; il utilise cette diversité communautaire
dans certaines villes où, en armant la population, il fait croire
à la menace d'affrontements confessionnels pour justifier la
répression.
Plus le conflit s'embourbe, et plus la menace d'une
radicalisation du conflit se fait sentir. Les attentats se multiplient comme
dans les années 1980, et le régime martèle par ses
discours et ses médias officiels la présence de nombreux
terroristes en Syrie dont l'objectif serait de déstabiliser le pays. Vu
l'expérience de guerre civile inter confessionnelle au Liban, et le
caractère multi confessionnel de la Syrie, il est légitime de se
poser la question de la dérive salafiste et radicale de ce conflit,
d'autant plus que la chute du président Assad ne signifierait pas
forcément la réconciliation nationale en Syrie, mais plutôt
l'ère de nouveaux rapports de force.
89 Carole Donati, L'exception syrienne,
éditions La découverte, p.66.
100
Après quelques semaines de révolte et de
répression, dès l'été 2011, beaucoup de
manifestants pacifiques ont été arrêtés, abandonnant
la rue aux éléments les plus radicaux. La population observe
alors l'apparition de manifestants armés qui bénéficient
de soutiens étrangers, en même temps que commençaient les
désertions militaire. Ces « nouveaux » manifestants sont
difficilement identifiables : ce qui n'aide pas à gérer le risque
engendré par leur apparition.
En outre, de nombreux rapports d'observation font de plus en
plus état de la violence commise tant par le régime que par les
soldats rebelles. Sur la page Facebook de l'Armée Syrienne
Libre90, les vidéos et commentaires qui circulent utilisent
un vocabulaire très guerrier. Cette armée semble avoir
gagné en organisation, en nombre et en moyens au fil du conflit. Les
affrontements avec les forces régulières sont appelées
« batailles » (ma`ârik) et à chaque fois qu'un membre de
cette armée prend la parole sur une vidéo, il présente
immédiatement son grade dans la structure. De plus, la violence et
l'acharnement contre les soldats du régime est glorifiée. Ce
qu'on en retire c'est que l'Armée Syrienne Libre a gagné en
moyens et en coordination ; formée presque entièrement pas des
soldats sunnites et le commandant Asaad, elle a été un des
principaux sursauts de la révolte. Les haut gradés de
l'Armée Syrienne Libre sont presque exclusivement des commandants
sunnites qui sont probablement à l'initiative d'une armée qui
leur soit plus avantageuse et moins accaparée par les alaouites. Les
tractations, négociations et relations qu'ils entretiennent avec le
Conseil National Syrien via le Conseil militaire dénotent cela et
symbolisent la volonté de l'Armée Syrienne Libre de se
créer ses propres initiatives historiques contre la « alaouisation
» de l'armée par Hafez El Assad.
III.1. Nature de la guerre et type de révolte en
Syrie depuis 2011
La contestation en Syrie ne proviendrait pas de multiples
secteurs de la société, que le régime aurait
écarté par des clivages qui satisfont le pouvoir en place. Le
pouvoir syrien se préparait par la cooptation, la répression,
l'usure et la peur à faire face à des parts très
sectorisées de la société : ils prennent la forme de
mouvements radicaux armés comme les Frères musulmans dans les
années 1980, ou de revendications communautaires, à l'image des
kurdes en 2004 ou d'autres mouvements politiques. Or, le pouvoir syrien est
confronté depuis le mois de mars 2011 à une contestation plus
massive et moins sectorialisée. Dans ce cas de
90
http://www.facebook.com/syrianarmyfree1
101
figure, écrit Philippe Droz Vincent91,
« les vieilles recettes ne font plus effet--comme des mesures populistes,
un changement de premier ministre ou l'invocation du complot
extérieur--, ni les promesses de « réformes » ».
Dans cette partie, nous nous intéresserons au caractère
autoritaire du régime, non pas sur quelles représentations ou sur
quels territoires il s'appuie mais comment se fait l'encadrement de la
population. Cette partie sera aussi l'occasion de nous demander dans quelle
mesure la situation en Syrie bascule vers la guerre civile, et comment, pour sa
survie, le régime est amené à résister «
muqawama 92» à son propre peuple. Le peuple syrien,
comprenant que le régime s'est mêlé jusqu'à la
moelle à l'Etat, combat les deux : la formation politico-gouvernementale
baathiste et l'appareil étatique, ses industries, son agriculture et sa
défense.
La survie du régime est, comme nous l'avons dis
à diverses reprises, dépendante de sa capacité à
discipliner les déséquilibres instables. Nous verrons d'abord
comment le régime referme sa main de fer sur l'Etat, et comment le
Assadisme a finalement fini par l'emporter, au delà même du
clientélisme alaouite. Ensuite, nous tenterons de comprendre pourquoi
à la différence des révoltes islamiste et kurde, la
contestation syrienne mobilise une opposition non sectorisée. Devant
cette masse « difforme », le régime ne peut appliquer ses
méthodes contre les oubliés du système : kurdes seulement
ou islamistes ou gauchistes. Il combat alors son peuple.
La présidence syrienne est devenue
héréditaire à la mort de Hafez el Assad. Voici un extrait
de l'article "État et Pouvoir" paru dans La Syrie au présent,
reflets d'une société93 édité par
Actes Sud, et écrit par Burhan Ghalioun, président du Conseil
National Syrien, créé le 1er octobre à
Istanbul. L'auteur est un opposant de longue date au régime des
Al-Assad. Cet extrait explique l'ensemble des prérogatives du
président et le pouvoir absolu que détient le président de
la République arabe de Syrie. Il donne les premiers
éléments explicatifs structurels à ces révoltes :
l'autocratisme du régime présidentiel.
"Le Chef de l'État est secrétaire
général du Parti et Commandant suprême des forces
armées. Il désigne le (ou les) vice(s) président(s) de la
République, le Président et les vices présidents du
conseil des ministres et les membres du gouvernement. Il est chef du
Front
91 Philippe Droz-Vincent - Le régime
syrien... - CERI/Alternatives Internationales - avril 2011
http://www.ceri-sciences-po.org
92 résistance en arabe, très
connoté dans la langue et l'imaginaire, la résistance du peuple
palestinien, ou encore la « résistance » prônée
par la Syrie pendant la difficile des années 2000.
93 Sous la direction de Baudouin Dupret, Zouhair
Ghazzal, Youssef Courbage et Mohammed Al-Dbiyat, La Syrie au
présent, Reflets d'une société, éditions
Sindbad Actes Sud, 2007.
102
National Progressiste, président du haut conseil de
la justice et gouverneur de l'état d'urgence dont la proclamation est
l'une de ses prérogatives.
Le cabinet ministériel est, collectivement et
individuellement, responsable directement devant le Président qui n'est
responsable devant aucune instance et à qui incombe la
responsabilité de définir la politique du gouvernement et
d'orienter son action. Le Président ne peut être démis de
ses fonctions que pour haute trahison et à la demande signée d'un
tiers des membres de l'assemblée du peuple, appuyée par les deux
tiers des députés et votée dans une session
spéciale et secrète. Il ne peut être traduit en justice que
par la haute cour constitutionnelle dont il est le Président".
Ce qu'on retient de cette organisation du pouvoir, c'est la
fusion de tous les champs entre les mains de très peu d'hommes, portant
tous la marque du clan Assad.
Dans les semaines qui suivent son « intronisation »,
Bachar el Assad tente d'abord de confirmer ses appuis au sein du Baath et des
principaux clans familiaux du pays. Si, en théorie, le président
détient tous les pouvoirs, à l'instar de son père Hafez,
il n'exerçait pas seul son autorité. C'est pourquoi il renouvelle
presque tous les postes d'administration pour s'entourer de gens de confiance.
Les conseillers de Bachar ne sont pas des décideurs formés dans
l'armée, mais plutôt des consultants qui apportent des
idées. A mesure qu'il s'impose, ses décisions deviennent
arbitraires94. La nouvelle fournée de proches du
président influencent sur le projet politique, économique ou
l'intérêt national. Aussi la libéralisation de
l'économie était-elle un projet du tout puissant Rami Makhlouf.
La prévalence des intérêts privés du clan Assad
exacerbe les tensions au sein du pouvoir et plus largement du régime. Le
contexte international fait éclater des tensions parmi les clans
puissants, et le régime, les proches du président, n'acceptent
plus aucune opposition. A titre d'exemple, après son interrogatoire par
l'enquête des Nations Unies sur l'assassinat de Rafic Hariri, Ghazi
Kan'an, chef des services de renseignements syriens au Liban de 1982 à
2002 et ministre de l'intérieur, a été retrouvé
mort dans son bureau le 12 octobre 2005.
Le repli sur le clan Assad délite les relations de
clientélisme entre le pouvoir et les alaouites. Bachar El Assad met une
distance entre lui et sa ville d'origine Qardaha. Les notables locaux
protestent contre la libéralisation et le creusement
d'inégalités entre affairistes proches du clan Assad et le reste
de la Syrie. Les risques d'affrontements inter-alaouites
94 Renvoi de Nibras Fadel en 2004, conseiller de
Bachar et ancien camarade de classe de Bouchra El Assad, soeur du
prédisent.
103
n'étaient pas inexistants et menaçaient de
déchirer la montagne alaouite après la mort de G. Kan'an. Les
alaouites sont comme les autres syriens ; à partir des années
2000, ils sont au même titre des « victimes du régime, et ne
sont en aucun cas à sa tête95».
Mais alors qui gouverne la Syrie ? Les moukhabarat,
répondront des syriens. Toutes les démarches administratives,
comme obtenir une patente, organiser un mariage96, s'inscrire
à l'université, sont autant de ressources pour les services de
renseignements. Ils monnaient comme nous avions dit auparavant leurs
autorisations et sont devenus omniprésents. Les baathistes, bien que
paraissant en perte de vitesse dans la « Nouvelle Syrie » qui se
construit pendant les années 2000, détiennent les postes les plus
avantageux financièrement, bien plus que les affairistes, selon Carole
Donati. Quant au président, il ne peut gouverner sans le parti, mais il
tente de le bâillonner pour être à son image, une coquille
vide qui le conseille sur les grandes orientations politiques. Elle n'a plus
son pouvoir de gestion des affaires courantes.
On voit de plus en plus se dessiner un portrait politique de
la Syrie sous Bachar el Assad, marqué par la personnalisation du
pouvoir, la « sultanisation » du régime d'après Carole
Donati. La mort de Rafic Hariri le 14 février 2005 au Liban constitue un
séisme isolationniste qui ébranle la politique intérieure.
Mais le président désigne de nouvelles fournées plus
loyales aux postes clés : le régime n'est plus, en quelque sorte,
ni baathiste, puisqu'il est vidé de son essence idéologique et
politique, ni alaouite.
On comprend mieux à ce niveau de la
démonstration la particularité de la révolte syrienne
depuis 2011 par rapport aux autres mobilisations identitaires qui ont
secoué la Syrie. Les mécontents ne sont pas seulement kurdes,
islamistes, alaouites ou druzes, ils sont au delà de ces cases. Au
départ de la révolte, on a précisé que l'un des
protagonistes les plus cités dans les slogans de Deraa était Rami
Makhlouf, le « roi de Damas », plus fort que Bachar, le lion lui
même. C'est donc l'accaparement avide des richesses étatiques,
l'absence totale de société civile et le gavage financier de
l'oligarchie qui produit des mécontentements partout pour
différentes raisons.
La révolte Syrienne n'est pas qu'une
répétition du scénario de Hama en 1982. D'abord car en
2011 cette révolte s'est étendue dans le territoire. Les villes
frontalières Deraa,
95 Jean Pierre Filiu, professeur à Sciences po
Paris, chercheur au CERI, conférence 20/03/2012 CERI- PSIA Sciences Po,
Paris.
96 Ahmad Abbas, conférence Lyon ATTAC-Collectif
des Syriens de Lyon, conf. introduction de partie.
104
Baniyas se sont soulevée et ont très vite
été réprimées du fait de leur positionnement
géopolitique. D'autres villes ont pris le pas dont Hama, Homs et la
tension devient électrique dans les quartiers
périphériques damascènes. La révolte ne s'est pas
allumée et éteinte à Hama, elle est apparue dans de
nouveaux spots, éveillant l'inquiétude du régime lorsque
les zones qui se révoltent sont proches de pays hostiles, comme
Deïr Az Zor avec l'Irak, Jisr Al choghour avec la Turquie, Homs avec le
Liban ou encore Deraa avec la Jordanie. Ensuite, la révolte syrienne
n'est pas une bis repetita de Hama en 1982 car l'appareil
étatique et sécuritaire a contrôlé les
dérives identitaires et religieuses dans le pays, après les
années 1980. Les oulémas, cheikhs étaient
contrôlés, bien que certains aient rejoint l'opposition. De plus,
le nationalisme islamique des islamistes modérés, autorisé
en Syrie, n'est absolument pas contradictoire avec le nationalisme arabe. Afin
de canaliser la demande d'islam d'une population née majoritairement
sunnite et de contrer toute résurgence de l'islam politique après
les violences des années 1972-1982, le régime baathiste a
accompagné l'affirmation d'un islam quiétiste
désintéressé de la sphère politique, et
prônant la coexistence avec les minorités.
La révolte syrienne n'est pas non plus une insurrection
identitaire. Nous prendrons ici l'exemple des tensions séparatistes de
la minorité kurde. Quelques 10 000 kurdes manifestèrent le 21 mai
2005 dans la localité de Qamichli pour réclamer la
vérité sur le sort du cheikh Mohammed Machouk Khaznawi, un leader
religieux charismatique dont la disparition, en 2005, imputée au
régime avait provoqué de violentes manifestations. A Alep, les
kurdes défient les forces de l'ordre dans la traditionnelle marche
organisée pour le Norouz, le nouvel an kurde. Brandissant des portraits
de Bachar el Assad, et très encadrée par les partis kurdes, les
slogans appellent à la création d'un Kurdistan libre et
indépendant. Les kurdes en Syrie n'on pas le statut de citoyen ; ils ne
l'ont obtenu qu'après le début de la révolte en 2011. Au
sein du Conseil National Syrien, l'idée générale est de
construire une république arabe unie. En 2004, des affrontements entre
supporters arabes et kurdes ont abouti à de violentes répressions
contre les kurdes, provoquant des émeutes et des
échauffourées dans les enclaves kurdes de la Syrie. En Syrie, les
kurdes ne sont pas considérés comme une minorité ethnique
en dépit de leur importance numérique, soit près d'un
million et demi de personnes en 2004, 8,1%97 de la population.
97 Youssef Courbage La population de la Syrie, in
La Syrie au présent : reflets d'une société, loc. cit.,
p 189.
105
L'exclusion des kurdes est devenue un principe de la doctrine
nationaliste arabe de l'Etat. ). En matière de répression, la
révolte syrienne, autant que la révolte islamiste et kurde ont
été heurtées à une répression sans
pitié. La répression continue nourrit la radicalisation d'une
jeunesse qui échappe aux formations politiques, qu'elles soient kurdes
ou arabes sunnites. Le recours à la violence sacrificielle par
l'immolation, ou le combat pour la cause, est un indicateur de la
radicalisation de ces mouvements de contestation. Cependant, dans les
manifestations kurdes, les moyens militaires déployés ont
été moindres que dans Homs ou Hama, en 2011/2012 pour se gagner
l'aval des minorités. En somme, il existe des points communs car les
trois révoltes ont exprimé un désarroi social cependant,
la différence est que dans les révoltes à Hama ou à
Qamechli, les modalités et moyens étaient communautaires et
identitaires.
Le régime syrien excelle à démontrer
à l'opinion publique intérieure comme à la
communauté internationale qu'il est indispensable aux équilibres
régionaux. Les sunnites, qui représentent, arabes et kurdes
réunis, entre 75 et 80% de la population, sont devenus les
épouvantails utiles dans une tentative de rassemblement des
minorités. Bien que les défenseurs de cette thèse se
multiplient dans les médias dits alternatifs sur la question syrienne,
on peut leur objecter que tout en affirmant protéger les
minorités, le régime syrien n'éprouve aucune gêne
à sévir contre ces minorités. Le principal mouvement
assyrien, l'Organisation Démocratique Assyrienne (ODA) compte parmi ses
membres une longue liste de prisonniers politiques et de « martyrs
»98, tout en réclamant justement cette protection de
leur minorité. Ce n'est pas parce que Bachar el Assad s'affiche avec des
dignitaires religieux qui représentent la mosaïque religieuse en
Syrie, mais les cooptations et le clientélisme régissent aussi
les nominations des hauts représentants religieux. Le terrain religieux
est particulièrement surveillé et contrôlé. Le
fonctionnement du régime est résumé par Fabrice Balanche :
« On vous pousse à la faute pour ensuite pouvoir vous
tenir99 ».
Dans un régime autoritaire comme la Syrie et dans le
contexte des printemps arabes, la contestation a joué la carte de
l'occupation de l'espace public et de la résistance civile. Le
régime syrien, autoproclamé comme seul garant de la
stabilité, a déployé tant ses forces policières que
ses multiples services de sécurité. Ces Mukhabarat, dont
nous avions déjà parlé dans ce mémoire, constituent
une vaste nébuleuse dont l'objectif premier est
98
http://syrie.blog.lemonde.fr/2011/08/22/le-regime-syrien-ne-protege-pas-les-minorites-mais-les-utilise-pour-se-proteger/
99 Fabrice Balanche, émission radio «
Planète Terre », par Sylvain Kahn. 18 avril 2012.
106
d'imposer une certaine discipline dans l'espace public. Ils
contribuent à écraser les hommes les uns contre les autres et
à construire un mur de la terreur qui les séparerait de toute
attitude de questionnement. Ces mukhabarat peuvent revêtir de multiples
formes : en civil, en uniformes, ou en protections anti-émeutes. La
terreur est selon Hanna Arendt100 « l'essence de la domination
totalitaire » ; le régime syrien n'est pas totalitaire au sens des
régimes soviétique ou nazi, même si les libertés et
l'individu sont écrasés en Syrie, il semble que la sphère
privée soit épargnée101. Cependant, il traque
toute opposition dans la sphère publique, y compris numérique
(Réseaux sociaux, adresses électroniques et moteurs de
recherche).
Le futur de ce mouvement de contestation est imputé au
rôle clé de l'armée régulière. Les
débordements de manifestations massives ont montré l'importance
capitale de l'arbitrage de l'armée. Ainsi, en Tunisie, elle refuse de
tirer, à Bahreïn, elle a participé et en Libye, elle a
implosé. Cependant, en Syrie, l'armée et le pouvoir politique
sont inter-mêlés : le commandement opérationnel de
l'armée est fortement encadrée par les logiques du régime.
Celles ci comprennent entre autres le recrutement parmi la communauté
alaouite ou l'allégeance au président. L'armée syrienne
régulière est, du fait de la démographie syrienne,
majoritairement sunnite : selon Philippe Droz-Vincent, « trois commandants
de division sur dix semblent originaires de Deraa, cet effet
démographique étant moindre pour les forces spéciales
recrutées sur une base confessionnelle »102. Cette
armée est donc, du fait de son caractère politique, soumise aux
tensions communautaires et politiques. Elle s'est fissurée partiellement
et a donné lieu à un organe antagoniste parallèle, dans le
même territoire national, l'Armée Syrienne Libre. Philippe
Droz-Vincent ajoute : « Plus structurellement, un régime
autoritaire est une pyramide d'intérêts variés et il
perdure tant qu'il a une capacité à donner sens à des
équilibres instables ». Avec une organisation pyramidale
calquée sur celle de l'administration civile, le régime, par le
biais du Baath, mime la bureaucratie de l'Etat et joue le rôle d'un
gouvernement non dit. Le régime a pénétré par
forces de cooptation et de clientélisme jusqu'aux mohafazat,
les représentants du pouvoir central, secrétaire du Parti et
mohafez « se contrôlent mutuellement et oeuvrent
eux-mêmes sous la surveillance étroite du responsable des services
de renseignement, troisième personnage clef local103 ».
Le régime, au travers du Parti Baas vidé de tout son contenu
idéologique, exécute et attribue les
100 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Le
système totalitaire, Paris, Editions de Minuit, 1972, p.210 et
212
101 Philippe Droz-Vincent, Le régime syrien face
à son propre peuple, article publié par Sciences po et le
CERT-CNRS,
http://www.ceri-sciences-po.org/archive/2011/avril/chro_pdv.pdf
102Philippe Droz-Vincent, Le régime syrien
face à son propre peuple,
http://www.ceri-sciences-po.org/archive/2011/avril/chro_pdv.pdf
103 Carole Donati, l'exception syrienne, Ed. La
Découverte, 2007. oc.pit p. 75.
107
nominations, mutations et postes en l'échange de
services loyaux. Voilà comment le régime acquiert sa
stabilité : il discipline tous les pans de la société,
contrôle tous les secteurs, et monnaie la loyauté en accordant de
grands projets, ou en distribuant à prix bradés des entreprises
d'Etat. En effet, la privatisation des entreprises d'Etat a profité aux
proches du régime, ce qui a assuré le pillage visible en
défi avec toute rationalité économique et le creusement
monstre des inégalités.
A plusieurs reprises104, le régime syrien
s'est vu demander de faire cesser la violence de la répression en Syrie.
En mars 2012, le plan Koffi Annan pour l'arrêt de la violence en Syrie
fut accepté et la prévision d'un cessez-le-feu était la
première étape d'un dialogue. Mais chaque jour, la trêve
est violée à travers tout le pays. La présence des
observateurs de l'ONU n'y change rien, à Deraa ou à Erbine, les
troupes ont pris la ville d'assaut, arrêtent et perquisitionnent. Selon
l'opposition syrienne, 25 000 personnes sont toujours incarcérées
par le régime. A un premier niveau d'analyse, la répression
exercée par l'Etat, alors même qu'elle constitue une « ligne
rouge » de Moscou, court à la perte de la société
syrienne. L'Etat apparaît non seulement comme l'instigateur de clivages
de diverses natures mais aussi comme le très vaste instrument de pouvoir
du clan Assad, alors qu'il est garant de la réconciliation nationale et
de l'intérêt général. En outre, l'échec et la
faillite du dialogue politique témoignent de la scission entre la Syrie
de l'establishment et la Syrie de la contestation.
En effet, le régime syrien ne dispose pas du soutien de
l'opposition nouvelle qui est née de cette contestation. Cette
génération constitue l'écho des jeunesses (18-30 ans) qui
ne croient plus à la démocratisation du régime, dans son
état établi. En effet, le régime syrien a
émietté la société pour en contrôler toutes
les facettes. Si l'on ne connaît pas l'histoire de la politique syrienne
depuis 1962, on ne peut comprendre pourquoi le « dialogue national »
tel qu'il est énoncé par le président Bachar el Assad
lui-même en juin 2011 n'a absolument pas convaincu, et n'était pas
par ailleurs destiné à convaincre. En effet, comme nous le
disions en première partie, les représentations des deux parties
sont absolument antagonistes. Le dialogue national n'était pas donc
à destination de l'opposition syrienne née de la contestation.
104
http://www.hrw.org/news/2012/03/20/syria-armed-opposition-groups-committing-abuses
108
Quand le président Bachar el Assad a pris possession de
ses fonctions en juillet 2000 à la suite de la mort de son père,
un changement du paysage politique était attendu par diverses parties de
la population. Toutefois, il n'y a eu guère de changements dans le
patrimoine politique hérité du président Hafez el Assad
à l'issue de trente années au pouvoir. Au Xème
congrès du Baas tenu en juin 2005, certaines décisions de
réforme politique ont été prises mais sans en
préciser les délais d'éxécution. En outre, bien que
le président Bachar el Assad ait évoqué le droit à
la liberté d'expression dans son discours inaugural, les tribunes de
discussions qui ont été établies, notamment par des
activistes des droits de l'homme, des intellectuels et opposants politiques au
cours d'une période que l'on a appelé le « Printemps de
Damas » ont été fermées l'année suivante.
Malgré les amnisties qui ont abouti à la mise en liberté
de plusieurs centaines de prisonniers politiques, la politique
générale demeure répressive, tant en 2005 qu'en 2011. Dans
un rapport en 2005, le Comité des droits de l'homme de l'ONU a rendu ses
observations finales105 : il attire l'attention sur les conditions
de réclusion et sur toutes formes de torture et de traitement cruel,
inhumain et dégradant au titre de punitions exercées par des
responsables de l'application des lois. Le rétablissement des
condamnations à mort, des exécutions et le maintien en
détention des défenseurs des droits de l'homme ont rétabli
la peur après le « printemps de Damas ».
Aussi comprend-on mieux le refus de la majorité de
l'opposition de négocier avec le régime, car le pouvoir est pour
eux une force oligarchique, brutale, répressive et liberticide. Comme me
disait un ami syrien alaouite, originaire de Tartous et étudiant
à Damas en arts dramatiques: « Que crois-tu que j'attends d'un
régime qui nous ment à longueur de temps ? Encore plus de
mensonges ? ». Dans ce cas, la poursuite de la vie politique en Syrie,
avec référendum constitutionnel et des élections
législatives, prend la forme d'une mise en scène.
Une des annonces les plus importantes que le président
Bachar el Assad avait faite concernait la tenue d'un référendum
sur la réforme constitutionnelle qui a lieu dimanche 26 février.
Le référendum serait alors un plébiscite
déguisé, une flatterie106 du président et de sa
personne réformatrice. C'est étonnant ; car ni sa
présidentialisation en juillet 2000, ni la modification
constitutionnelle qui l'autorisait à être présidentiable ne
se sont préoccupées d'une consultation populaire ; la ruse du
prince Assad, pour détourner en sa faveur, le pouvoir populaire, c'est
de dévoyer le référendum en plébiscite. Bien
entendu, à l'image des
105 La Syrie a ratifié le Pacte international relatif aux
droits civils et politiques en avril 1969.
106
http://www.youtube.com/watch?v=Izi2ryxnG8c&feature=related
Discours devant l'Assemblée du Peuple
109
républiques bananières, le « oui » l'a
emporté à 90%107 sur une constitution dont le contenu
n'a pas fait réellement de débat.
En convoquant à nouveau le corps électoral le 7
mai, malgré un taux de participation très bas sur le total
d'inscrits pour la réforme constitutionnelle et le retard énorme
qu'avaient pris les législatives en Syrie qui devaient avoir lieu au
premier trimestre de l'année 2011, le président prouvait une
nouvelle fois qu'il prenait au sérieux le schéma de la
réforme, plus que son fond. Le 19 mars 2012, Bachar el Assad promulgue
un décret prolongeant d'une semaine le dépôt des
candidatures pour élire les représentants du Conseil du Peuple.
Officiellement, c'est à la demande des députés qu'un
délai de plus a été donné, mais en
réalité, et malgré le caractère louable de cette
initiative, c'est le pouvoir syrien qui est à l'origine de la
démarche, selon Ignace Leverrier108. La date des
élections, le 9 mai, n'était absolument pas raisonnable, pour se
garantir une élégante porte de sortie : « or, qu'y a-t-il de
plus démocratique que l'accueil positif d'un chef d'Etat à une
demande émanant de la représentation populaire ? ». Le
régime a tenté de jouer la carte du maintien de la vie politique
et d'élections pour prouver qu'il garde le contrôle sur la
situation intérieure, mais aussi pour gagner du temps, détourner
l'attention et contourner la pression internationale.
En réalité, le pouvoir syrien est en pouvoir :
contre les manifestants, contre les soldats rebelles, contre la contestation
arabe sunnite, contre les familles des déserteurs et opposants civil. Le
régime est aussi en guerre contre les médias «
mainstream » et les journalistes. On assiste à une
véritable guerre en Syrie,.
*****
III.2. L'islam dans la révolution syrienne
Souvent dans le monde arabe, depuis les indépendances
en Afrique Du Nord, et la recrudescence des mouvements fondamentalistes dans
les années 1950, les pouvoirs autocratiques antidémocratiques,
policiers ou militaires ont été présentés comme un
moindre mal face aux mouvements fondamentalistes des « frères
musulmans ». Bachar El Assad, ainsi que son père auparavant, s'est
toujours présenté comme un moindre mal face à la
supposée guerre civile interconfessionnelle qui aurait lieu s'il
n'était pas à la tête de l'Etat. Pour
107 AFP, France 24, 28/02/2012
http://www.france24.com/fr/20120228-referendum-oui-emporte-fond-violences-syrie-scrutin-homs-bombardement
108
http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/03/30/syrie-bachar-al-assad-a-la-recherche-de-candidats-pour-les-legislatives/
110
combattre le spectre islamiste,
télécommandé par l'Arabie Saoudite, l'Etat s'est souvent
reposé sur des mafias urbaines ; comme l'Egypte, qui combattit
les Frères Musulmans avec la baltaguiya, le régime
sécuritaire du Baath s'est doté de moukhabarat.
De tous les soulèvements populaires observés
dans le monde arabe en 2011, c'est probablement la Syrie qui inquiète le
plus tant la mouvance islamique joue un rôle visible dans la
contestation. Dans Deraa et Homs, ce sont les mosquées qui constituent
les premiers lieux de regroupement et de protestation. Pour se donner du
courage face à la brutale répression, les manifestants se
protège avec des « Allah est grand ! » ou « Au Paradis,
nous allons, martyrs par millions ». En outre, le printemps de Damas a
été vécu comme le soulèvement des oulémas de
Damas et Alep contre le régime. En province, ce sont les leaders
religieux qui deviennent parfois des figures de proue des
révolutionnaires.
Les Frères musulmans n'occupent plus une place
dominante dans l'espace politique syrien. L'organisation a été
affaiblie par les clivages régionaux qui la traversent109,
comme au début des années 1970, un conflit oppose les branches du
Nord (Alep-Hama) et Damas. En 2010, l'élection d'un alim de Hama
à la tête de l'organisation, qui succède à un
alépin resté en poste pendant 14 ans, est une illustration des
conflits qui scindent l'organisation. Leurs mauvais choix politiques, comme
leur association avec l'ancien vice président syrien Abdel Halim
Khaddam--qui était déjà un homme fini en Syrie :
traître pour le régime, corrompu pour le reste-- a
sérieusement fragilisé leur crédibilité et a
encouragé la naissance de nouveaux courants concurrents.
D'aucuns argueront que Hama, bastion islamiste jusqu'en 1982,
s'est également rangée du côté de la contestation en
2011 ; ce serait donc une preuve que les Frères musulmans sont au coeur
de la contestation en Syrie. Mais il ne faut pas oublier que le régime a
déraciné le mouvement de sa source, et la simple appartenance
à l'organisation était punie de mort110. En outre,
bien que Hama se soit soulevée au même titre que Deraa ou Homs,
les quartiers de l'insurrection de 1982 ne sont pas ceux qui se
révoltent le plus en 2011/2012. Selon Thomas Pierret, la révolte
de 1982 émanait des quartiers centraux de la cité, siège
de ses vieilles familles, le mouvement de 2011 a vu de nombreux habitants des
quartiers et des villages périphériques converger vers la place
de l'Oronte. Armés de banderoles où étaient inscrits les
noms de leurs quartiers ou de leur village, ils s'y dirigeaient tous pour
manifester.
109 Thomas Pierret, L'islam dans la révolution,
politique étrangère, 4/2011.
110 Loi n 49 de 1980
111
Ces populations rurales ou « rurbaines » ne
constituent pas, selon l'auteur, les populations traditionnellement
sympathisantes ou membres des Frères, qui se situent principalement dans
les faubourgs urbains.
De nombreux concurrents voient le jour : à Londres, le
Mouvement de Justice et de Construction, ou encore des groupes qui se
multiplient à échelles locales. Des figures comme, Ahmad Mouaz al
Khatib, ancien prêcheur de la mosquée des Ommeyyades à
Damas, et des groupes comme Dariya, dans la Banlieue de Damas, qui condamnent
l'utilisation de la violence pour servir l'islam.
Plus largement, la récurrence des slogans à
caractère religieux dans les manifestations suggère qu'une
sensibilité islamique imprègne une large part des protestataires.
Il n'est pas question ici d'islamisme au sens idéologique mais de
l'expression de la culture dominante. Les islamistes de l'intérieur
jouissent d'une popularité et d'une légitimée grâce
à leur engagement sur le terrain, contrairement aux Frères
exilés grisonnants. Au sein du CNS, les Frères et les autres
islamistes se répartissent équitablement la moitié des 19
sièges du Secrétariat général de l'organisation qui
leur ont été octroyés. Les oulémas sont quant
à eux des acteurs non négligeables de la contestatio
intérieure. Certains oulémas ont pris très tôt le
chemin de la révolution, comme à Deraa et Baniyas. A Deraa, les
deux plus hautes autorités religieuses locales, le mufti Rizq Abazayd et
l'imam de la Grande Mosquée Ahmad Saysane, ont démontré
leur dissidence. On assiste alors à une fracture entre oulémas
favorables et hostiles au régime : la première
génération de personnalités religieuses a vécu la
décapitation de l'insurrection de Hama et a conclu un pacte de non
ingérence dans les affaires politiques avec le pouvoir, et les seconds,
qui ne disposent pas des avantages du clientélisme avec le pouvoir comme
la première génération, ont eu un passé commun de
relations conflictuelles avec le régime. En s'opposant au régime,
ils font aussi l'objet de censure, de pression sur les membres de sa famille et
de violences physiques. L'imam Rifai, qui a dénoncé les «
crimes » commis par le régime, a été interdit de
prêche et hospitalisé.
Après plusieurs décennies de répression,
les oulémas syriens se sont dotés en 2006 d'une Ligue qui a fait
son baptême du feu avec le soulèvement en 2011. Plusieurs d'entre
eux ont transmis des vidéos aux habitants de Damas et Alep pour
s'engager avec les autres villes dans la contestation. Le premier à
intervenir est l'exégète du Coran Muhammad
112
Ali al-Sabuni111, président de la Ligue des
oulémas syriens, installé en Arabie saoudite. La faiblesse du
soutien des deux villes piliers de la Syrie serait un encouragement à
l'oppression des syriens dans les différents gouvernorats, une attitude
qui expose au châtiment des « flammes de l'Enfer
112».
D'autres oulémas font plus scandale, à l'image
d'Adnan al Arour, cheikh salafiste originaire de Hama, établi en Arabie
saoudite et qui s'est fait connaître dans le monde sunnite à
travers sa chaine satellitaire « Al Wisal », (la communication) ; il
adopte un discours très anti chiite 113:
« Le problème réside dans le fait que le
régime a attiré à lui un petit nombre de
minorités.(...) Je tiens à mentionner particulièrement la
communauté alaouite : il ne sera fait aucun mal à celui qui est
resté neutre ; quant à celui qui a pris part à la
révolution, il sera avec nous, nous le traiterons comme n'importe quel
autre citoyen ; en revanche, ceux qui s'en sont pris à des choses
sacrées, nous les passerons au hachoir et donnerons leur chair à
manger aux chiens. »
Un discours de ce type terrifie les minorités autant
qu'il apporte de l'eau dans le moulin de la rhétorique propagandaire du
régime. Une dérive rhétorique confessionnelle servirait
les intérêts du régime qui n'a de cesse d'agiter
l'épouvantail de l'extrémisme sunnite face à des
minorités apeurées. Bien que fragmentés, les Frères
musulmans, les islamistes indépendants et la Ligue des oulémas
adressent un communiqué114 le 17 septembre 2011 dans lequel
ils s'engagent, en cas de chute du régime, à maintenir une
unité nationale dans un pays qui dérive inexorablement vers la
guerre civile.
Dans le chaos absolu de la situation syrienne, l'opposition
vient encore ajouter à la confusion. Le Conseil National Syrien est
sujet à des querelles intestines115. La rupture entre
opposition intérieure et extérieure s'accentue depuis la
création du Conseil National Syrien en octobre 2011. Les Comités
Locaux de Coordination dénoncent l'influence des Frères musulmans
dans la direction du Conseil. D'un autre côté, les slogans
à la gloire de l'islam se multiplient sur les réseaux sociaux. Le
conflit connaît un véritable virage
111
http://blogs.mediapart.fr/blog/thomas-pierret/211011/des-oulemas-syriens-exiles-tentent-de-reveiller-la-bourgeoisie-pieus
112
http://www.youtube.com/watch?v=kPLHzpW-ehc
113
http://www.youtube.com/watch?v=5mGlqnYc9uI
114
http://www.islamsyria.com/article.php?action=details&AID=2036
115
http://www.elwatan.com/international/burhan-ghalioun-demissionne-du-cns-l-opposition-doit-gagner-la-confiance-de-la-rue-et-de-l-etranger-26-05-2012-172197
112.php
113
idéologique, et l'on peut légitimement se
questionner sur la présence de militants étrangers radicaux sur
le terrain.
Le djihadisme n'a pas disparu de Syrie depuis 25 ans.
Cependant, la Syrie se situe assez loin des pays traditionnellement par les
réseaux de terroristes et les nébuleuses les plus connues. Entre
2004 et 2006, la plupart des actes isolés qui se déroulent dans
les régions de Damas, Homs, Alep et Idlib sont attribués à
un groupe dénommé Jund Al Châm lil Tawhid wal Jihad (Les
soldats du Levant pour l'unité et la guerre au nom de Dieu). Mais il est
difficile de dire si les actes ne sont pas isolés, s'ils sont
liés à tout un réseau organisé, « il n'est pas
non plus exclu que le pouvoir se livre à une mise en scène de ces
actes isolés afin d'arguer de l'existence d'une menace islamiste pour
désamorcer les pressions internes et extérieures116
». Pourquoi en effet s'étonner d'un régime, qui commet
exactement le même type de déstabilisations et d'actes à
l'étranger, qui instrumentalise l'argument islamiste pour
répandre la peur et dissuader toute protestation intérieure.
Après l'éradication des derniers groupes armées en 1980,
le régime syrien a contenu l'islam radical hors de ses frontières
par une politique combinant répression, espionnage et
instrumentalisation. Mais, depuis 2011, on ne peut échapper à la
question de savoir « qui tue qui ? » aujourd'hui en Syrie.
Plusieurs détails et éléments dans les
attentats urbains entre 2011 et 2012 suscitent chez des observateurs,
jusqu'à preuve du contraire non complotistes, un malaise quant à
l'identité des auteurs des actes terroristes. Ignace Leverrier attire
l'attention du lecteur sur la présence de corps en décomposition
sur les lieux de l'attentat, « la disposition étrange d'une
tête sensée avoir été détachée du
tronc d'un kamikaze, l'absence de traces de sang sur de nombreux cadavres...
» et j'en passe. Ces attentats ont été revendiqués
par le Front de Soutien des Moujahidin Syriens à la Population Syrienne.
Il s'était déclaré actif dans une
vidéo117 où il affirmait sn appartenance à Al
Qaïda. L'aspect de la vidéo est technologique, très
travaillé. Le montage est fait à partir de plusieurs
vidéos qui montrent le degré d'organisation de ces djihadistes et
les villes dans lesquels ils sont présent et s'entraînent. Ces
villes correspondent avec la géographie de la révolte ; cette
vidéo, loin de constituer une preuve du lien du régime avec ses
attentats, montre qu'elle se place néanmoins dans la même logique
que la rhétorique du régime. Les salafistes ont infiltré
l'opposition et ce sont eux qui commettent des actes de barbarie.
116 Carole Donati, L'exception syrienne, oc. Pit. P.
287.
117
http://www.youtube.com/watch?v=-UdD6wawreQ
114
De plus, ce groupe se dit défendre les sunnites contre
les alaouites : c'est curieux mais aucune action n'a été commise
en territoire alaouite, à Lattaquié ou à Tartous.. En
outre, Ignace Leverrier ajoute que selon des sources parmi l'opposition qui a
été emprisonnée, « le régime syrien a
délibérément relâché, sous le couvert
d'amnisties qui n'étaient pas réclamées à leur
profit mais au bénéfice des contestataires embastillés,
plusieurs centaines de vrais ou de prétendus « islamistes ».
Ensuite, l'auteur s'étonne de la vitesse à laquelle les
djihadistes de ce Front se sont dotés de centaines de kilos d'explosifs,
qu'ils sont parvenus à acheminer jusque dans les villes les plus
sécurisées118.
La barbarie déjà pratiquée par le
régime, les attentats au Liban et la politique de la « terre
brûlée » de Bachar El Assad sont autant
d'éléments qui prouvent que le régime syrien livre une
guerre sans pitié à la contestation en Syrie. Selon Yves
Ignacier119, le chef de l'Etat, Bachar el Assad, qui recevait une
délégation de commerçants damascènes en
présence de son beau frère, Asef Chawkat, a recouru dans son
avertissement à la menace de bombarder Damas et de raser la ville. Le
diplomate écrit dans son blog que c'est cette même menace
qu'aurait entendue Rafic Hariri lors de son dernier entretien avec Bachar el
Assad. Nous observons qu'il s'agit aussi du même type d'avertissement
qu'a diffusé Rif`aat al Assad en 1982 sur la radio; il disait en effet
être prêt à raser la Syrie d'une part de sa population pour
rétablir la « stabilité ».
*****
III.3. L'Armée Syrienne Libre et son rôle
dans le conflit interne armé syrien
Les conflits armés internes (non internationaux) sont
ceux qui opposent, les forces armées d'un Etat à des forces
armées dissidentes. Les affrontements qui se déroulent
actuellement en Syrie entre d'une part, les forces gouvernementales et, d'autre
part, les forces dissidentes (armée syrienne libre) pose le
problème de leur qualification au regard du droit120.
Pour que les affrontements insurrectionnels soient
qualifiés de conflit armé interne, il est nécessaire que
les groupes rebelles soient militarisés et organisés. Il
faudrait, en d'autres termes, que l'insurrection ne soit plus seulement
l'oeuvre d'émeutiers chaotiques et qu'elle ait dépassé le
stade d'une révolte sociale spontanée. Les groupes rebelles
doivent être armés, posséder une chaine de commandement et
respecter un minimum de discipline militaire. Or,
118
http://syrie.blog.lemonde.fr/page/2/
119
http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/05/14/syrie-attentats-terroristes-et-politique-de-la-terre-brulee/
120 droit international humanitaire qui régit les conflits
armés internationaux et internes.
115
l'évolution des évènements en Syrie s'est
faite progressivement dans le sens d'une militarisation de l'insurrection.
Actuellement donc, la nature des affrontements a largement
dépassé le cadre qui prévalait aux premiers mois, celui de
manifestations sporadiques de civils réprimées dans le sang, pour
se transformer en de véritables combats entre militaires
professionnels.
Dans le reportage « En première ligne avec la
résistance armée syrienne » réalisé par Paul
Moreira, diffusé le 05 décembre 2011 sur Canal+, un ex-officier
de l'armée syrienne régulière explique sa désertion
: « J'ai fait le serment de protéger le peuple syrien, pas le clan
Assad ». Cette phrase est doublement révélatrice : il y
dénonce le danger que constitue le clan Assad pour le peuple syrien tout
en sous-entendant que ce qu'attend le clan Assad n'est pas la défense de
l'intérêt général, mais bien la défense de
ses intérêts personnels.
La force militaire de la révolte est incarnée
par des soldats ou officiers sunnites rebelles, regroupés sous le nom
d'Armée Syrienne Libre, qui ont fait défection à
l'armée syrienne régulière. La formation du groupe
d'opposition armé a été annoncée le 29 juillet 2011
dans une vidéo 121publiée via la Toile par un groupe
de militaires syriens en uniformes qui ont fait défection. Le chef de
ces hommes, qui s'est identifié lui-même comme le colonel Ryad Al
Assaad, a annoncé que l'Armée Syrienne Libre travaillerait avec
les manifestants à la chute du régime. Les espoirs étaient
grands, les armées tunisienne et égyptienne avaient
déjà détrôné Ben Ali et Moubarak. Le 23
septembre 2011, l'Armée Syrienne Libre annonce sa fusion avec le
Mouvement des officiers libres, qui rappelle le coup d'Etat nassériste
en Egypte, et devient ainsi le principal groupe armé de l'opposition.
A chaque défection, une nouvelle vidéo ; il
s'agit pour l'Armée Syrienne Libre d'entretenir une communication
permanente--sur sa croissance, sur ses victoires, sur son armement-- en
direction des manifestants et des populations civiles. L'Armée Syrienne
Libre se donne pour premier objectif d'assurer la défense des
manifestants des incursions de l'armée syrienne régulière.
Une armée régulière peut être définie comme
un ensemble d'organisations et de moyens militaires géré par une
majorité de militaires professionnels ou de civils réservistes.
Etant donné que l'Armée Syrienne Libre prétend
défendre un peuple national et qu'elle a été
créée par des militaires professionnels, on peut la
considérer comme une « armée » aux moyens encore
faibles. L'armée Syrienne Libre ne dispose, selon mes observations, que
d'armes légères (armes de poing, fusil d'assaut et lance
roquettes).
121
http://www.mediarabe.info/spip.php?article2017
116
En outre, on doute que l'ASL, qui est présentée
comme une armée de déserteurs, profite réellement des
défections des soldats syriens. Vu les pressions doubles que subissent
les soldats syriens, tant de la part de l'armée régulière
que des soldats rebelles, il n'est pas sûr que les défections au
sein de l'armée régulière profitent à
l'Armée Syrienne Libre. En outre, les effectifs humains de
l'Armée Syrienne Libre font débat : 40 000 hommes selon l'AFP en
janvier 2012, 20 000 selon Le Monde 09/03/2012. Certaines sources
comme la Maghreb Agence Presse annoncent que leur nombre n'excèderait
pas 5000. L'armée, qui semble faite de bric et de broc quelques mois
après la révolte a gagné en notoriété et en
soutiens internationaux.
L'Armée Syrienne Libre possède un commandant en
chef ainsi qu'une chaine de commandement, avec des officiers. Son
état-major est présent sur le sol turc d'où il coordonne
les opérations. Le rôle de l'ASL est reconnu par le Conseil
National Syrien : les deux organisations se sont dotées d'un conseil
militaire pour établir les stratégies sur le terrain. En outre,
les forces armées loyales au régime sont massivement
déployées pour mater les manifestants et les forces rebelles, ce
qui dénote l'intensité du conflit armé interne.
Composée de petits groupes de 20 à 30
combattants, l'ASL est répartie surtout dans les campagnes. Ils ne sont
pas regroupés et sont de plus en plus organisés depuis l'hiver
2011. Ne disposant que de peu de moyens, dans certaines villes ou
localités, les soldats rebelles profitent des solidarités
familiales ou de quartiers. Mais cette hospitalité n'est pas toujours
bien vue, car la présence de soldats rebelles dans certains quartiers
menace les habitants et les riverains. La population en vient à prendre
des distances avec l'armée libre par crainte des représailles du
régime, comme dans le cas d'Idlib. Dans le Nord, la partie de la Syrie
dans laquelle ils sont les plus présents et en circulation. Dans la
région de Jbel Zaouia, certaines zones se seraient transformées
en enclaves de « liberté ».
L'armée Syrienne Libre se fond dans le paysage, elle
craint l'armée et, parce qu'elle est en infériorité
numérique et matérielle, tente de surprendre le plus souvent
l'armée syrienne régulière. Le conflit interne armé
prend de plus en plus les caractéristiques d'une guerre
asymétrique. Il n'y a pas de ligne de front claire, les soldats rebelles
attaquent les militaires loyalistes en embuscades, lorsqu'ils ont l'avantage
numérique. Contrairement à ce qu'on entend dans les
médias, Idlib et Homs, ou d'autres villes citées, ne sont pas
« reprises » par l'armée Syrienne Libre : elles sont
occupées par les soldats rebelles, en attendant que l'armée
régulière les déloge. Les soldats rebelles se fondent dans
le paysage, circulant par les
117
routes de campagne, par les frontières les moins
fréquentées et sont le plus souvent hébergées par
l'habitant, sinon ils occupent les bâtiments vides.
Les soldats organisent des embuscades en attaquant des check
points de l'armée pendant la nuit. Elle dresse des barrages et
harcèle les positions ennemies.
L'Armée Syrienne Libre encadre également des
manifestations dans des zones périurbaines ou dans les villes. Voici une
carte qui spatialise ses interventions.
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme24.png)
L'armée syrienne libre intervient surtout dans les
villes de l'axe central Idlib-Deraa, et Deïr ez Zor. Idlib, est à
moins de 100 kilomètres de la frontière turque, où se
trouvent l'état général et les principaux camps de
réfugiés dans la région d'Antakya en Turquie. La
région d'Idleb revêt en effet une importance stratégique
pour le pouvoir. A la fois proche de la frontière turque et
éloignée de Damas, elle permet aux Syriens opposés
à Bachar el Assad de mieux s'organiser. Les révolutionnaires
peuvent aller et venir en Turquie. Il est plus facile d'acheminer des armes, de
la nourriture ou du matériel de communication. Les médicaments,
le sang et les téléphones satellites circulent entre la Syrie et
la Turquie, qui
118
ferme les yeux sur ces flux matériels. La
répression se faisait à l'artillerie lourde122
à Idleb.
C'est une situation différente de Zabadani, qui a
été parmi les premiers foyers de la contestation à avoir
été attaquées avant Homs : cette ville est proche de Damas
et de la frontière avec le Liban. Son contrôle répond
à la priorité de sécuriser ce qui entre et sort du
pays.
Deïr Az Zor avait connu des manifestations pendant
l'été 2011 : elle est située à 100
kilomètres de l'Irak, en proie à une guerre civile ces
dernières années. Un observateur militaire de l'ONU
témoigne de la situation dans cette ville dans laquelle il a dû
patrouiller : « Les tueries par les chars et l'artillerie lourde, les
kidnappings, les exécutions sommaires, les tortures, les arrestations
arbitraires et les viols sont de mise quotidiennement, personne n'est
épargné et particulièrement les enfants : la barbarie dans
son sens le plus large. Concernant les observateurs onusiens, nous sommes pris
en plein dans le bourbier, la population locale attend de nous une
amélioration de la situation, personne ne respecte le plan Annan, en
revanche les choses ne font qu'empirer. Notre mission est
discréditée et souvent, on devient une des raisons de leurs maux
et nous sommes pris pour cible. »
Ce passage est instructif à plus d'un titre : le sort
réservé en janvier aux observateurs arabes est endossé
aujourd'hui par les observateurs onusiens ; à Deïr Az Zor, la
répression de l'armée est particulièrement forte. Cela
peut être dû, premièrement, à l'intensité des
manifestations et de leurs médiatisation, mais aussi à la
situation géopolitique de cette région industrielle, non loin des
frontières de l'Irak qui, jusqu'en décembre, était encore
occupé par les Etats Unis qui se trouve être parmi les Etats les
plus farouchement opposés au régime de Bachar el Assad.
Quant à Deraa, Homs et Damas, nous avons
déjà expliqué en deuxième partie pourquoi
l'armée syrienne libre y est présente. A Deraa, la
frontière jordanienne offre une issue pour se ravitailler, pour les
réfugiés et les blessés. A la fin du mois de mars 2011,
l'armée était aux portes de Deraa et l'étouffa pendant une
longue semaine ; l'entrée en contestation des villes frontalières
n'est pas de bon augure pour le régime, qui réprime
prioritairement les villes frontalières. Ses forces militaires se sont
ensuite concentrées sur les villes intérieures que sont Homs et
Hama. La catastrophe humanitaire qu'a causée la répression a
poussé les rebelles à affronter l'armée
régulière et à héberger les soldats rebelles,
122
http://www.rue89.com/2012/03/11/idlib-larmee-syrienne-ne-veut-pas-ceder-une-region-strategique-230098
119
comme à Bab Amr. Damas est, elle, bordée par une
ceinture de misère enclavée difficile à contrôler ;
aussi serait-il logique que les soldats rebelles gardent leurs positions dans
la Ghouta damascène pour espérer un jour attaquer le centre du
pouvoir : le quartier Mezzah.
L'Armée Syrienne Libre se renseigne constamment sur les
positions de l'armée loyaliste ennemie en se branchant sur ses
fréquences. S'agissant des équipements électroniques,
certains soldats possèdent des téléphones satellites
offerts par les médias, les syriens de l'étranger ou les ONG. Les
rebelles, civils et militaires, dépendent d'aides familiales et
associatives étrangères. L'armée rebelle développe
son propre circuit parallèle de blessés, et ses propres
hôpitaux de fortune. Ces matériaux de fortune limitent les
dégâts mais l'armée syrienne libre manque de tout face
à l'armée régulière syrienne.
Par ailleurs, rien n'est jamais clair dans une guerre ; l'ONG
Human Rights Watch accuse des groupes armés d'opposants syriens d'avoir
commis des exactions contre des membres des forces de sécurité.
Des tortures, des enlèvements, des rackets. Naim Houmry123,
représentant régional de Human Rights Watch, basé au
Liban, l'armée syrienne libre est plus une fiction qu'une
réalité, il y a des douzaines et des douzaines de groupes
armés qui opèrent, souvent en utilisant le nom de l'Armée
syrienne libre, mais ils ne sont pas soumis à une structure
unifiée, ce qui risque d'endommager la discipline dans l'armée et
donc la crédibilité de l'armée rebelle. En mars 2012, la
directrice de HRW pour le Proche orient Sarah Leah Whitson a envoyé une
lettre aux mouvements d'opposition : « les chefs de l'opposition doivent
clairement faire savoir à leurs partisans qu'ils ne peuvent torturer,
enlever ou exécuter en aucune circonstance124 ». HRW
s'appuie sur des dizaines de vidéos postées sur le site Youtube.
On peut y voir des personnes désignées comme loyalistes (et
parfois simples fonctionnaires) avouant des informations, sous la contrainte de
la torture125. Une vidéo montre un homme pendu à un
arbre devant plusieurs combattants. Un commentaire indique qu'il faisait partie
des services de sécurité syriens. Selon l'ONG, certaines attaques
menées par l'opposition armée étaient motivées par
des sentiments anti alaouites ou anti chiites.
L'objectif de l'ASL, et des groupes de soldats sur lesquels
elle a autorité, est de surprendre l'ennemi qui est en
supériorité numérique et matérielle. Elle
harcèle les positions ennemies, soit en attaquant des check points, soit
en tendant des embuscades dans les villes où l'armée
régulière est stationnée. C'est pour cela qu'il est
proprement incorrect de faire de
123
http://www.hrw.org/bios/nadim-houry
124
http://www.20min.ch/ro/news/dossier/tunisie/story/24913432
125
http://www.youtube.com/watch?v=3VrVUnBp
UA&feature=player embedded
120
l'Armée Syrienne Libre une véritable force de
terre ; on comprend mieux dès lors les divisions entre l'Armée
Syrienne Libre qui, sur le terrain, demande un soutien international en Syrie
et le Conseil National Syrien, opposé à une intervention
militaire mais enclin à une « protection internationale ». De
plus, sur le terrain, à part certaines enclaves dans le nord et
certaines villes intérieures comme Homs où elle a
résisté à l'assaut de l'armée contre Bab Amr pour
la déloger, l'armée syrienne libre est diluée dans le
territoire et s'organise parfois pour des offensives du type « guerre
asymétrique ».
L'armée syrienne libre est sous-équipée,
ne fait pas le poids au strict sens militaire et doit donc se rabattre sur une
stratégie de harcèlement, de guérilla face à cette
armée régulière, qui tient les axes les plus importants et
la majorité du territoire. Il existe une différence fondamentale
entre la Libye et la Syrie : en Libye, la Cyrénaïque formait une
poche révolutionnaire et la Tripolitaine, quant à elle,
était favorable au régime. Or, en Syrie, il n'y a pas de ligne de
front, c'est une mosaïque de territoires. L'ASL n'agit donc pas selon la
même stratégie que les rebelles libyens ; les soldats rebelles
tentent de maintenir leur position dans des spots stratégiques,
généralement des zones sunnites favorables à la chute du
régime, et de s'étendre en tâche d'huile, pour rallier
toutes les poches révolutionnaires.
121
CONCLUSION
Depuis le début de la répression violente en
mars 2011, on assiste à une escalade dramatique dans le recours aux
actes de violence et à la torture. Pourtant, personne ne devrait
s'étonner ; à titre d'exemple, dans le cadre de sa politique
européenne de voisinage, l'Union Européenne désigne le
pouvoir de Damas comme un régime présidentiel fort et
autoritaire, en besoin urgent de réformes politique et
économique. Dans de nombreuses publications, la torture, l'autocratie,
la corruption et la prédation de l'Etat étaient mentionnés
dans les rapports que produisent les Nations Unies. On peut donc dire que
l'aspiration des syriens à la chute du régime qui les a
brimés n'est donc ni étonnante, ni nouvelle au vu de
l'Histoire.
La Syrie a été un des derniers pays à
entrer dans la contestation politique des printemps arabes. Au mois de mars
2011 les appels aux manifestations se multiplient, et la répression
meurtrière commence à Deraa en fin mars. Le régime a tout
de suite réprimé les zones les plus exposées à
l'étranger, car il craignait une intervention internationale, à
la libyenne. Les manifestations ont grossi de taille dans les régions
sunnites favorables à la chute du régime : c'est à la fois
la répression et la situation de crise structurelle dans laquelle se
trouve la Syrie qui va entretenir le conflit, mais qui va pousser
également à sa radicalisation. Une des nombreuses conclusions de
ce mémoire est que la réussite de la contestation dépend
de sa capacité à se massifier et à durer dans le temps.
Si les manifestations du mois de mars avaient
été pacifiques et massives, c'est en partie car le cas syrien a
suivi le schéma tunisien : la contestation est partie de régions
isolées périphériques délaissées et
souffrant de difficultés socio-économiques, comme les villes de
Deraa, Banyas, Lattaquié. Il s'est propagé ensuite vers les
centres urbains plus importants. Les acteurs de ce mouvement sont les
laissés-pour-compte, ceux qui ne profitent pas des retombées de
la modernisation initiée depuis dix ans par le régime de Bachar
el Assad. Les bénéfices de cette réforme, comme la
réforme agraire de Hafiz el Assad, sont accaparés par une petite
minorité qui s'enrichit dans l'immobilier, les banques, le tourisme et
l'hotellerie. Le reste de la population vit avec difficulté,
particulièrement dans le monde rural ou dans les banlieues urbaines
accueillant l'exode rural. Les revendications socio-économiques se
122
transforment alors en revendications politiques ;
l'idée de changement ne s'incarne que par la déconstruction de
l'Etat-régime instauré par le clan Assad pour ses
intérêts.
C'est dans ce contexte que des oppositions politiques claires
commencent à se former. On assiste à une scission entre
l'opposition de l'intérieur et celle de l'extérieur,
composée de laïcs et d'islamistes en exil. L'opposition de
l'intérieur est aussi bien composée des « anciens »,
connus en Syrie depuis des décennies, comme Michel Kilo, qui a subi
entre autres l'écrasement des aspirations du printemps de Damas, que
d'une nouvelle couche de manifestants, cette génération
spontanée des rues du printemps arabe, coordonnée en partie par
les Comités de Coordination sur le terrain. L'opposition de
l'extérieur est, elle, regroupée autour de Burhan Ghalioun au
sein du Conseil National Syrien qui a comme principe fondateur la chute du
régime, la protection des civiles, et l'avancement du dossier syrien
auprès des puissances internationales. Il est difficile de mesurer la
notoriété ou la légitimité du CNS auprès des
Syriens de l'intérieur ; l'information est filtrée,
contrôlée et surveillée.
La réouverture de « Facebook », le principal
médium social des révolutions arabes « Web 2.0), au
début de l'année 2011 en Syrie, a très vite aiguisé
les suspicions des web-activistes. Grâce à de nouveaux outils de
cryptage de données enseignés par Télécomix entre
autres, ils parviennent à diffuser une véritable mémoire
vivante de la révolution. Ces nouveaux médias ont donné
lieu à une guerre via médias sociaux interposés. La
fragilisation du régime syrien laisse place à de nouvelles
possibilités dans la région, surtout au regard du Qatar et de
l'Arabie saoudite. La chaîne Al Jazeera, d'abord en retrait, lance une
guerre médiatique contre le régime syrien et soutient
l'opposition. De même, les agences de presse russe et iranienne
défendent le régime en diffusant sa rhétorique.
Les discours sont antagonistes et les représentations
opposées à tel point que l'image autour du conflit syrien est
brouillée. D'une part, le régime et ses alliés accusent
les terroristes de vouloir déstabiliser la Syrie et d'établir un
régime islamiste ; d'autre part, les opposants clament leur pacifisme et
leur caractère laïc, en s'accusant l'un l'autre continuellement.
Sur le terrain, l'échec de la solution politique se
fait durement ressentir. La situation est dans une impasse entre d'une part une
société qui a pris une voix politique et qui n'entend plus en
être dépossédée et d'autre part un régime qui
a conservé des capacités de répression, en particulier en
engageant de préférence dans la répression la partie de
l'armée la plus fidèle, qui est aussi la mieux
entraînée et équipée en plus de multiples forces de
sécurité
123
(forces spéciales ou forces auxiliaires miliciennes,
alaouites recrutés massivement) ou polices politiques, communes sous le
nom de mukhabarat.
La révolte syrienne a changé de nature à
partir de l'été 2011 avec une militarisation croissante du
mouvement. Les habitants de nombreuses régions touchées par la
révolte se sont constitués en groupes d'autodéfense pour
se protéger. Le déploiement de l'armée sur tout le
territoire a fortement augmenté les désertions. Des officiers
libres syriens fondent plus tard dans l'été 2011 l'armée
syrienne libre. Le régime perd le contrôle de certaines villes ou
certains quartiers, ou il a laissé certaines villes se proclamer «
villes libérées », avant d'entamer des reconquêtes
militaires violentes à grands renforts de chars et d'artillerie lourde.
Le bilan humain dépasse dix mille morts, avec des chiffres qui
relèvent d'une situation de conflit et plus seulement d'insurrections
spontanées et localisées.
La révolte prend aussi de plus en plus la tournure
d'une guerre confessionnelle : plusieurs observateurs parlent d'un risque de
« libanisation » ; le fait que l'Armée Syrienne Libre est
entièrement sunnite renforce la perception d'une revendication
hégémonique de la majorité sunnite contre le pouvoir aux
yeux des groupes minoritaires. Il semble que la libanisation qui est à
craindre soit difficilement évaluable vu le chaos dans lequel se trouve
le pays néanmoins, les principales parties impliquées dans le
conflit syrien refusent toute confessionnalisation de la révolte, pour
ne pas renforcer le discours du régime qui dresse continuellement
l'épouvantail du conflit inter confessionnel. En outre, ce qu'on observe
en Syrie est inédit : le mouvement n'émane pas de l'action de
groupes identitaires ou confessionnels, comme à Hama en 1982 ou à
Qamishli en 2004. On remarque l'implication d'une nouvelle couche de
manifestants non sectorisée, les victimes directes des crises sociale et
économique. Les manifestations syriennes n'ont rien de confessionnel ou
d'identitaire dans leurs principes, mais l'embourbement du conflit et
l'escalade de la violence exacerbent les clivages communautaires et risquent de
déterminer, si révolution il y a, le futur des affrontements
inter-syriens.
La régionalisation puis l'internationalisation du cas
syrien répondent à la nécessité de faire plier le
régime syrien, et réduire la répression
para-policière, policière et militaire. Cette étape
cruciale dans le développement du conflit, à une échelle
non plus nationale ou régionale mais internationale, change la donne :
les réunions de crise et sommets se multiplient pour résoudre
l'imbroglio syrien. Dans le cas libyen, l'intervention internationale avait
permis de faire basculer le rapport de force entre régime et opposition.
Dans le cas
124
syrien, un tel scénario est bloqué par les
vétos russe et chinois au Conseil de Sécurité en en
février 2012 : les russes disposent de leur dernière base navale
en méditerranée à Tartous ; de plus, Moscou comme
Pékin trouvent inacceptables toute initiative allant dans le sens d'une
solution du Conseil de Sécurité de l'ONU, dominée par
l'Occident, autour de principes comme « le devoir de protéger
» et l'ingérence pour cause humanitaire. En outre, jusqu'à
maintenant, aucun protocole clair: ni l'armement des rebelles, ni le couloir
humanitaire qui supposerait l'aval des deux parties belligérantes, ni le
bombardement par l'OTAN des points stratégiques militaires du
régime, n'a créé de consensus
Le dossier a été saisi également à
un niveau régional. Dans le cas du Yémen par exemple, l'impasse
avait été débloquée par une initiative du Conseil
de Coopération du Golfe qui a permis le départ
négocié de Saleh. Cependant, dans le cas syrien, le facteur
régional introduit plus d'incertitude qu'il n'offre de solutions.
L'ingérence du Conseil de Coopération de Golfe complexifie les
rapports de force sunnite/chiite dans la région.
La combinaison entre : l'affaiblissement du pouvoir central
syrien, la division forte de l'opposition, l'incertitude concernant la violence
déchaînée qui s'en suivra et qui dénaturera
probablement la nature de la protestation, les clivages confessionnels
croissants et les interventions régionales, annonce un terrain favorable
aux salafistes djihadistes. La violence déchaînée et la
déstructuration étatique constituent un terrain favorable pour
les courants fondamentalistes, comme Al Quaeida, qui a annoncé
officiellement son soutien à la révolution.
Le régime de Bachar el Assad a fait face dans les
années 2000, en s'appuyant sur des clivages sociétaux, un
appareil sécuritaire important et un muselage de toute initiative
civile. Il a réussi à se maintenir à travers de crises
régionales graves, en particulier le voisinage avec les Etats Unis en
Irak, son retrait forcé du Liban. Mais cette nouvelle crise due à
la contestation populaire contre l'autoritarisme pousse le régime
à résister (muqâwama) face à son propre peuple.
125
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages de référence
- Michel Seurat, L'Etat de barbarie, Collection Proche Orient,
éditions Puf. - Carole Donati, L'exception syrienne, éditions la
Découverte, 2009.
- Ibn Khaldoun, The muqaddimah : An introduction to History,
traduit par Franz Rosenthal, collection « Bollingen Series »,
Princeton.
- Yves Lacoste, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion,
1993. - Daniel le Gac, La Syrie du général Assad, Google
Books.
- Samar Yazbek, Feux croisés, journal de la
révolution syrienne, éditions Buchet Chastel, mars 2012.
- Thomas Pierret, Le Baas Syrien face à l'islam sunnite,
Baas et islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas (PUF,
2011)
- Sous la direction de Dupret, Ghazzal, Courbage, Al Dbiyat, La
Syrie au présent : reflets d'une société, Collection
Sindbad, Editions Actes Sud, 2007
Articles
- Fabrice Balanche « Géographie de la révolte
syrienne », Outre-Terre 3/2011 (n° 29)
- Fabrice Balanche, « L'habitat illégal dans
l'agglomération de Damas et les carences de l'Etat », Revue
Géographique de l'Est [En ligne], vol. 49 / 4 | 2009, mis en ligne le 21
octobre 2010
- Philippe Droz-Vincent, Le régime syrien face à
son propre peuple, article publié par Sciences po et le CERI-CNRS
- Nora Benkorich, « La tentation de la lutte armée
contre le pouvoir baasiste en Syrie », Le débat, 2012/2 n. 169,
publié dans cairn.info
126
Rapports
- CIRET-AVT et CF2R, Syrie : une libanisation
fabriquée, Compte rendu de mission d'évaluation auprès des
protagonistes de la crise syrienne, Paris Janvier 2012
- Rapport de la mission des observateurs de la Ligue arabe en
Syrie, publié le 30 janvier 2012 par l'Institut Tunisien des Relations
internationales.
- Rapport de « Human Rights Watch » publié le
15 décembre 2011 et consultable sur leur site.
Blogs, groupes, et sites en rapport avec le conflit
Syrien
- "Un oeil sur la Syrie", blog du Monde, écrit et
animé par Ignace Leverrier, ancien diplomate
- "L'Orient indiscret" par Geogres Malbrunot, blog du Figaro
- The Syrian Observatory for Human Rights :
www.syriahr.com
- Syrian Arab National Press :
www.sana.sy
- Agence de Presse Russe, Ria Novosti :
www.fr.rian.ru
- Radio iranienne, IRIB :
www.french.irib.ir
- BBC News, rubrique "Middle East".
- The Guardian, rubrique "World", puis " Syria"
- Télécomix Syria "News from the ground", regroupe
toutes les informations utiles en termes d'actualités sur le terrain,
entre autres: barrages de l'armée, revues de presse ou encore
manifestations.
- "Syrian Stories", chronologie thématique
illustrée de vidéos, images, renvois vers d'autres liens et
autres données de toute sorte.
Twitter :
J'ai suivi :
- "Pour une Syrie libre" ;
- "Nouvelles d'Orient", d'Alain Gresh, - "Anonymous Syria", et
127
- "Révolution Syrienne".
Pour ce qui est des pro-Bachar el Assad sur Twitter, j'ai suivi :
- "Liban Presse" ; - "l'Orient le jour" ; - "French Irib
Radio".
Facebook :
J'ai suivi les groupes suivants :
- "The Syrian Revolution 2011" ;
- "Syrian Free Press" ;
- "Syrian Observatory for Human rights" et Ali Ferzat,
caricaturiste et opposant syrien.
Presse arabe :
- "Al Wafd" ;
- "L'Orient le jour", et - "Al Oufok".
128
![](Syrie-d-une-revolte-populaire--un-conflit-arme25.png)