Thibault Montbazet
Mémoire de Master 1
Sous la direction de M. Jean-Marie Moeglin
La Chronique
de Philippe Mousket
1
« Je sui un chevalier errant qui
chascun jor voiz aventures querant et le sens du monde...
»1
L'homme médiéval (du moins celui que l'on peut
connaître, celui qui écrit et que l'on aperçoit
superficiellement) est toujours en quête de sens. Quand il regarde le
monde et les actes des hommes, quand il lit les Ecritures ou les livres des
anciens, il y cherche les marques de l'action divine, l'Idée
cachée derrière le signe. Hugues de Saint-Victor écrira
que la Création est « un livre écrit par le doigt de Dieu
». Aussi, dans la littérature vernaculaire en développement
aux XIIème-XIIIème siècles, cette
quête de sens a joué un rôle structurant : passé
prophétique et temporalité orientée vers un but moral dans
la chanson de geste2, rôle de l'aventure dans les romans
arthuriens3, ou encore sens de l'Histoire et des actions humaines
dans le récit historique.
C'est ce dernier genre qui va ici nous intéresser, par
l'intermédiaire de la chronique de Philippe Mousket. Histoire et fiction
s'y mêlent et s'y articulent, gênant les commentateurs. Comme dans
les premiers romans du XIIème siècle, le besoin de
raconter le passé en le coulant dans les formes littéraires et
poétiques souligne la recherche d'un sens caché et une certaine
poétisation de l'Histoire. C'est ce sens qu'il faut tenter de mettre en
exergue quand nous lisons la Chronique rimée.
Jacques Le Goff a cependant raison de mettre en garde
l'historien contre la tentation de « faire déborder dans la
mentalité commune des concepts qui restent limités au monde des
théologiens »4. Cette façon d'écrire
l'Histoire est aussi due à l'apparition de nouveaux publics, dans les
cours seigneuriales ou sur les places des villes, qui se tournent plus
volontiers vers la littérature et aiment entendre le récit des
exploits de leurs ancêtres. Mais il ne faut pas oublier que la
pensée scolastique, façonnée par l'étude de la
pagina sacra et l'idée d'un étagement des sens, se
répand par les prédications insistantes des ordres mendiants,
dans les sermons et les exempla qui diffusent une « parole
1 Tristan en Prose, ms. BN Fr. 334, f° 334b
r°.
2 S. Kay, « Le Passé indéfini :
problèmes de la représentation du passé dans quelques
chansons de geste
féodales », Au Carrefour des routes d'Europe.
Xe Congrès International de la Société Rencesvals,
Senefiance 20, 21, 1987, p. 697-715.
3 E. Auerbach, Mimésis. La
représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, Gallimard NRF, « Bibliothèque des idées
», Paris, 1968, p. 133-152.
4 J. Le Goff, Saint Louis, Gallimard, Paris,
1996, p. 500, n°1.
2
nouvelle »1. Le rapport entre Histoire et
fiction, entre vérité historique et vérité du sens,
même s'il ne faut pas l'exagérer, doit guider notre lecture de la
longue oeuvre de Philippe Mousket, qui puise pêle-mêle son
inspiration dans les romans, les chansons de geste, les récits
historiographies, les traditions orales et les rumeurs.
La Chronique rimée est souvent citée,
mais peu étudiée. Elle mériterait pourtant une vraie
synthèse. Philippe Mousket est avant tout un amateur qui affirme agir
sans commande et un infatigable compilateur. En cela, il fait un travail
original, il fait des choix et nous laisse entrevoir ses idées et ses
opinions. Il est le reflet de son milieu et nous permet de cerner les
goûts et l'imaginaire des élites sociales, noblesse et bourgeoisie
qui, en ville plus qu'ailleurs, se rencontrent, tissent des liens et
élaborent une culture commune. Son époque voit le
développement d'une production historiographique en langue vulgaire ;
c'est aussi le moment de l'attrait pour le syncrétisme et où la
compilation apparaît comme la meilleure forme d'érudition,
expliquant le mélange des genres et des sources, de l'histoire des rois
de France avec la geste des ducs de Normandie, des légendes
épiques avec des miracles de saints et des considérations
morales.
Pourquoi et comment Philippe Mousket écrit l'Histoire ?
Ce sont les questions que nous devons nous poser. Et avec les sources qu'il a
utilisées et les choix qu'il a effectués, nous pourrons
progressivement dessiner un horizon d'intérêt et d'imaginaire :
depuis sa ville de Tournai, il jette un regard sur la Flandre proche,
l'Angleterre, la France, l'Ouest de l'Allemagne et, oubliant l'Espagne (mise
à part celle, atemporelle et atopique, du Pseudo-Turpin) et effleurant
l'Italie, se projette dans l'Orient fantasmé de l'empire latin de
Constantinople et de la Terre Sainte. Le sentiment sourd d'un déclin le
pousse à glorifier le passé et à chercher dans les actes
de ses contemporains la continuité des anciens héros :
Frédéric II, Philippe Auguste ou Henri le Jeune sont les
successeurs de Rolland, d'Ogier le Danois, de Judas Macchabée et
d'Alexandre le Grand, comme ce même Alexandre, au seuil de l'Asie, se
faisait lire l'Illiade et se voyait comme un nouvel Achille. Lointain temporel
et lointain spatial deviennent ainsi, pour l'auteur et son public, le
réceptacle des fantasmes et des idéaux. Par ce lorgnon diaphane,
on entrevoit par moment une société et la façon dont elle
prend conscience d'elle-même.
En étudiant le contexte et les raisons
d'écriture, les choix narratifs et leurs conditions, le regard
porté par l'auteur sur son objet enfin, nous pourrons poser
1 J. Le Goff et J.-C. Schmitt, « Au XIIIe
siècle : une parole nouvelle », in J. Delumeau, Histoire
vécue du peuple chrétien, t. 1, Privat, Toulouse, 1979, p.
257-279.
3
de nouveaux problèmes à la chronique de Philippe
Mousket et, au-delà, mieux saisir les opinions et les horizons de son
milieu.
4
I. L'oeuvre
1) Présentation de la chronique
La Chronique rimée, ainsi baptisée un
peu arbitrairement par l'auteur moderne1, se veut une histoire des
rois de France qui commence, conformément à la tradition
chère aux historiens médiévaux, au siège de Troie
pour s'arrêter brusquement, inachevée, en 1243. Elle se compose de
31 287 vers2, octosyllabes à rimes plates, qui est la forme
traditionnelle du roman. Elle est pour sa première partie une
compilation faite d'emprunts à de multiples sources et récits
légendaires, miracles, croyances, chansons de geste et agencée
parfois sans grand souci d'ordre chronologique. Après la période
carolingienne, largement marquée par la matière épique,
elle se fait plus précise et historique, devenant une source narrative
de premier ordre à partir du règne de Philippe Auguste et
jusqu'à l'époque contemporaine de l'auteur. Charlemagne est
clairement la figure dominante du récit, puisque l'histoire de son
règne occupe quasiment un tiers de l'oeuvre. Après les
Carolingiens, les rois de France s'effacent et laissent la place aux grands
feudataires et surtout aux Normands, jusqu'à Louis VII. La
rivalité avec les Plantagenêt tient le haut du pavé. C'est
ensuite Philippe Auguste et la bataille de Bouvines qui forment le second pivot
principal de la chronique, suivi par le récit des règnes de ses
deux successeurs, avant tout marqués par la croisade contre les
Albigeois, les affaires de Flandres et les évènements de l'Empire
latin de Constantinople.
Le terme de chronique est peut-être erroné. Si
l'on devait se conformer à la distinction classique faite par
Eusèbe de Césarée entre histoire et chronique, il faudrait
sans douter parler d'histoire. La chronique, en effet, est avant tout un effort
de reconstruction chronologique du passé, elle est la succession
datée des évènements et son style doit être
caractérisé par sa brevitas. Il en va tout autrement de
l'histoire qui est un récit, à l'écriture enflée
(prolixitas) et dégagée du cadre rigide de la
chronologie. Le récit historique est là plus marqué par
les
1 F. Reiffenberg (éd.), Chronique
rimée de Philippe Mouskés, évêque de Tournay au
treizième siècle, 3 t., Hayez, Collection des chroniques
belges inédites, Bruxelles, 1836-1845.
2 Reiffenberg n'en compte que 31 286, car il en saute
un dans le prologue. De multiples erreurs parsèment son
édition.
5
exempla, par la volonté d'édification
ou de plaisir littéraire. L'oeuvre de Philippe Mousket, en plus de 30
000 vers, ne contient que sept dates, dont une seulement concerne les temps
anciens (814, la mort de Charlemagne), les autres se répartissant entre
1223 et 1242, période strictement contemporaine de l'auteur. Il
écarte volontairement les années quand il suit ses sources pour
ne garder comme repères temporels que la rhétorique classique des
chansons de geste ou de la poésie lyrique (« Un été
», « Au temps où l'on récolte le blé »,
« Au temps où les bourgeons éclosent »...). Enfin,
l'agencement narratif, surtout jusqu'aux premiers Capétiens, est
largement marqué par l'atemporalité mythique de
l'épopée, par la succession touffue de miracles, de batailles ou
de légendes. Mousket lui-même ne prononce pas le mot de chronique,
mais se revendique du genre de l'historia :
Phelippres Mouskes s'entremet, Ensi que point de faus n'i met,
Tout sans douner et sans proumetre, Des Rois de Franche en rime mettre Toute
l'estorie et la lignie.1
Philipp Bennett a ainsi pertinemment proposé de parler
d'Histoire généalogique des rois de France2.
Le titre s'est cependant imposé aujourd'hui dans l'historiographie et,
ces questions soulevées, nous parlerons dorénavant par
commodité de la chronique de Philippe Mousket.
Le récit est une collection de sources diverses,
marquée par des phases de ralentissement et
d'accélération. Par souci de clarté, et afin que de rendre
compte des différentes parties de la chronique et de leurs proportions,
nous proposons ici une brève table analytique.
De la guerre de Troie à la mort de
Pépin le Bref (768). 2341 vers, 7,5 % De la
guerre de Troie à Clovis. 337 vers.
De Clovis au couronnement de Pépin. 1 673
vers.
Le règne de Pépin le Bref. 281 vers.
Le règne de Charlemagne (768-814).
9791 vers, 31 % Vie et règne de Charlemagne.
2385 vers.
1 Reiffenberg, op. cit., v. 1-5.
2 P. Bennet, « Epopée, histoire,
généalogie », Les chansons de geste. Actes du XVIe
congrès international de la société Rencesvals,
Grenade, 2003, p. 9-38.
6
Campagnes d'Espagne et Roncevaux. 5086 vers.
Les quatre fils Aymon et guerre contre les Saxons. 207
vers.
Pèlerinage de Charlemagne, description des lieux
saints et énumération
des reliques rapportées. 1478 vers.
Fin du règne, testament, mort et éloges.
634 vers.
De Louis le Pieux à Philippe Auguste
(814-1180). 7019 vers, 22,5 %
Règne de Louis le Pieux. 329 vers.
De Charles le Chauve à Charles le Simple. 390
vers.
Histoire des Normands, des origines jusqu'à Guillaume
le Conquérant
(les derniers Carolingiens et les premiers capétiens
s'effacent, mais leur
histoire reste présente). 3481 vers.
Guillaume le Conquérant et les guerres de succession
en Angleterre. 2321
vers.
Règne de Louis VII. 494 vers.
Le règne de Philippe Auguste (1180-1223).
5026 vers, 16 %
Débuts du règne jusqu'à la croisade.
364 vers.
Troisième croisade. 321 vers.
Capture de Richard Coeur-de-Lion et conquêtes de
Philippe Auguste. 213
vers.
Affaires de succession dans l'Empire. 307 vers.
Guerres contre les Plantagenêt et Bouvines. 1969
vers.
Début de la croisade Albigeoise. 143 vers.
Expédition d'Angleterre. 265 vers.
Croisade contre les Albigeois et croisade d'Egypte. 215
vers.
Quatrième croisade. 249 vers.
Fin du règne, éloge et testament. 737
vers.
De Louis VIII à la fin de la chronique
(1223-1243). 7105 vers, 23 % Début du
règne. 517 vers.
Episode du Faux Baudouin. 861 vers.
Croisade contre les Albigeois, siège d'Avignon et mort
de Louis VIII. 2163 vers.
De 1226 à 1243 (récit plus dense qui oscille
entre les révoltes des barons
contre Louis IX, les affaires de Frédéric II en
Sicile et les règnes des empereurs latins de Constantinople). 3546
vers.
7
On voit déjà ici apparaître les
évènements et les règnes qui comptent pour Philippe
Mousket. On remarque aussi sa tendance à dépasser le seul
règne des rois de France pour relater les actions de ses contemporains
qu'il regarde depuis la Flandre.
De cette chronique ornementée, alourdie aussi, de
chansons, de romans et de vies de saint, émane parfois une certaine
impression de désordre. Le canevas est, en tous les cas, clairement
chronologique. Si Philippe Mousket ne fait pas de la distinctio temporum
une priorité de son travail, il a une certaine connaissance de
l'ordre et de la succession des évènements du passé. On le
voit quand il intègre des résumés de chansons de geste
à la trame historique : il ne les insère pas au hasard, mais
à une époque précise à laquelle est
réputée appartenir l'épopée. C'est ainsi le cas de
la chanson de Gormont et Isembard : il aurait été facile
de confondre, comme d'autres auteurs, le roi Louis avec Louis le Pieux. Mais
Mousket, qui a une certaine idée de la chronologie des invasions
normandes, place au Xème siècle cette chanson, sous le
règne de Louis IV. Il aurait certes fallu la placer sous celui de Louis
III, mais du moins discerne-t-on un effort pour dater les
poèmes épiques.
2) La date d'écriture
La chronique est, on l'a dit, inachevée. Le
caractère brutal de la fin (en plein milieu de l'année 1243) a
conduit les historiens à admettre généralement que
l'auteur est mort la plume à la main. Mais cela signifie-t-il pour
autant qu'il est mort alors qu'il relatait les évènements qui lui
étaient contemporains ?
On a un temps cru que Philippe Mousket était
l'évêque de Tournai et qu'il vivait dans la deuxième
moitié du XIIIème siècle. On sait aujourd'hui
qu'il était en réalité un laïc de la première
moitié 1 . Il serait donc contemporain des
évènements d'un bon tiers de sa chronique. Lui-même se dit
témoin oculaire du siège de Tournai de 1213 :
Les portes lor furent ouviertes ; Bien le savommes ki
là fûmes.2
1 Voir infra, II. L'auteur et son contexte,
p. 15.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 21 228-229
8
Il n'y a aucune raison de ne pas le croire, d'autant qu'il
n'en abuse pas et ne se pose en témoin qu'une fois. Faut-il pour autant
conclure comme Barthélémy-Charles Du Mortier 1 qu'il
avait alors au moins vingt ans ? L'évènement,
nécessairement traumatisant, du siège et du saccage de Tournai
par le comte de Flandre peut très bien être un tenace souvenir
d'enfance. Nous pouvons seulement dire que Philippe Mousket est né avant
1213.
Certains historiens ont tenté de montrer que
l'écriture ne pouvait pas être antérieure aux années
1250. Ainsi Jacques Nothomb2, comparant l'Abbreviatio gestorum
Franciae regum, que Philippe Mousket est censé suivre, avec la
chronique d'Aubri de Trois-Fontaines, tente de monter que Mousket a connu et
utilisé cette dernière et qu'il n'a donc pu écrire que
vers 1260, le temps minimum nécessaire à cette influence. Les
deux auteurs ont d'ailleurs le même goût pour la matière
épique. Cependant, comme l'a bien montré Marie-Geneviève
Grossel3, leur utilisation de l'épopée est bien
différente. En réalité, les interpolations que J. Nothomb
relève tiennent du fait que Mousket n'a sans doute pas connu
l'Abbreviatio dans le texte, mais par une traduction qui se
mêlait à d'autres oeuvres, notamment une compilation
san-germanienne4. Philipp Bennet5 a quant à lui
proposé l'idée que le projet de Mousket était de glorifier
la croisade, et que l'échec de saint Louis en Egypte l'avait
découragé de terminer son oeuvre. La rédaction serait donc
à placer vers 1250. Mais cette hypothèse me paraît un peu
excessive au regard de la place, certes importante dans la dernière
partie mais somme toute mineure comparé aux autres matières,
qu'occupe la croisade dans la chronique de Mousket6.
En réalité, il faut sans doute placer le
terminus ante quem vers 1244-45. En effet, dans les derniers vers de
sa chronique, il annonce la mort de l'empereur Baudouin II de Constantinople et
la régence de Geoffroy de Villehardouin7. Or, cette fausse
rumeur, qui s'est répandue en Europe en 1243, est démentie
lorsque Baudouin arrive en Italie et assiste au concile de Lyon l'année
suivante. Pour que Mousket ne rejette pas cette information et la prenne pour
vraie, il faut qu'il n'ait pas eu le temps de finir sa chronique avant que la
nouvelle arrive jusqu'en
1 B.-C. Du Mortier, « Sur
Philippe Mouskés, auteur du poëme roman des Rois de France »,
Compte-rendu des séances de la Commission royale d'histoire, ou
recueil de ses bulletins, 9, 1845, p. 112-145.
2 J. Nothomb, « La date de la chronique
rimée de Philippe Mousket », Revue belge de philologie et
d'histoire, 4, 1925, p. 77-89.
3 M.-G. Grossel, « Ces « chroniqueurs
à l'oreille épique » », Ce nous dist li escrits...
Che et la verite, Senefiance, 45, 2000, p. 97-112.
4 Voir infra, III. 2) La question des
sources, p. 28.
5 P. Bennett , op. cit.
6 Voir infra, IV. 6) Le lointain
fantasmé : l'Orient et les Croisades, p. 89.
7 Reiffenberg, op. cit., v. 31 181.
9
Flandre. Il devait donc sans doute écrire dans la
première moitié des années 1240.
3) Le manuscrit1
L'oeuvre n'a sans doute pas rencontré un franc
succès puisqu'on n'en connaît qu'un seul manuscrit, le nþ
4963 du fond français de la Bibliothèque nationale. Les
historiens qui ont travaillé sur Philippe Mousket ne se sont que
rarement penchés sur le manuscrit. Il est pourtant capital de
s'intéresser au support original, d'une part pour contourner
l'édition moderne, d'autre part parce que les manuscrits
médiévaux nous renseignent sur la composition et la transmission
des savoirs, sur les auteurs et les destinataires des oeuvres.
Il mériterait une véritable étude
codicologique, faite par un spécialiste, et je ne pourrai bien entendu
que me limiter à quelques remarques, complétées par
certaines notes de Martin Gosman2. Le manuscrit est composé
de 213 feuillets de parchemin, plus un de garde. La reliure restaurée
empêche l'examen des cahiers qui, pour leur plus grande partie, semblent
être composés de 12 feuillets de 285 mm sur 192. Les marges
varient de 20 à 40 mm, et le texte est réparti sur deux colonnes
de 37-38 lignes par page. Le tout est relié d'un cuir rouge orné
d'arabesques dorées.
L'exécution en est soignée, ce qui peut faire
penser que, malgré l'absence de diffusion de la chronique, le texte a
plu. L'écriture semble n'être due qu'à un seul copiste, la
lettre gothique encore un peu ronde amenant à la dater probablement de
la seconde moitié du XIIIème siècle. Elle
compte une lettrine historiée, le P du premier vers qui
représente un roi de France. D'autres lettrines qui oscillent entre le
bleu, l'or et le rouge marquent certaines majuscules.
La chronique en elle-même va jusqu'au recto du folio
206. Suivent quelques annotations qui sont de la même main et qui font le
compte des feuillets, des lettres et des lignes tracées. Le verso porte
une écriture plus récente (sans doute du XVème
siècle) : il s'agit d'extraits en latin du chapitre 5 du Livre de la
Sagesse et du chapitre 6 de l'Evangile selon saint Luc. Au folio suivant, et
jusqu'au recto du 213, le manuscrit intègre une lettre du fabuleux
prêtre Jean à l'empereur Frédéric II. L'association
entre les deux oeuvres est éclairante sur les destinataires et le sens
que l'on peut donner à la chronique3. Le manuscrit se
1 Voir infra, annexe 1, p. 122.
2 M. Gosman, La lettre du prêtre Jean.
Edition des versions en ancien français et en ancien occitan,
Groningue, 1982, p. 75.
3 Voir infra, V. 3) Edifier, divertir, p.
110.
10
termine ensuite sur des annotations tardives, plus ou moins
illisibles, et qui nous apprennent que le manuscrit a appartenu à une
certaine Mihelle Moule.
On sait qu'il est arrivé dans la Bibliothèque
royale en 16221. Il était auparavant possédé
par l'évêque de Chartres Philippe Hurault, fils du comte de
Chiverny (chancelier de France sous les règnes d'Henri III et IV) et
légué après sa mort, avec une collection de plus de 400
volumes. Il tenait cette vaste bibliothèque de son père, riche de
nombreux livres concernant l'histoire de France. Nous ne pouvons guère
remonter plus haut sans tomber dans la conjecture.
Le texte de la chronique, inachevé comme on l'a dit, se
termine par un dessin à l'encre qui ne ressemble pas au début
d'une lettrine. La production d'un manuscrit médiéval demande de
la préparation et n'est pas fait au hasard : il faut connaître
exactement la taille du texte à copier pour savoir de combien de cahiers
on constituera le codex final. Ainsi, le manuscrit a un caractère
achevé qui laisse à penser, si l'on postule que c'est bien la
mort de Mousket qui met fin à la chronique, qu'il n'est pas d'auteur.
Peut-être qu'une étude plus poussée
pourrait nous renseigner sur le scriptorium qui a produit ce manuscrit
et ainsi nous permettre de mieux cerner la diffusion et le public de la
chronique. En attendant, ces questions restent malheureusement en suspens.
4) Historiographie critique :
Après cette rapide présentation et ces remarques
préalables, il faut s'intéresser à ce que les
études précédentes ont dit de la chronique,
réfléchir à la position et à la démarche des
historiens qui ont écrit sur l'oeuvre de Philippe Mousket, se nourrir et
questionner leurs apports. C'est seulement par cette recension que nous
pourrons savoir quels nouveaux éléments il est possible
d'apporter.
De lourds préjugés encombrent encore
l'étude de l'historiographie médiévale, conduisant
à négliger et même parfois à mépriser
l'oeuvre de Philippe Mousket. Sa longueur, son caractère hybride et son
édition moderne qualifiée de « médiocre
»2 ont longtemps rebuté les chercheurs. Mais depuis une
trentaine d'années, les perspectives ont évoluées. Michel
de Certeau, dans sa
1 L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la
Bibliothèque impériale : étude sur la formation de ce
dépôt, comprenant les éléments d'une histoire de la
calligraphie, de la miniature, de la reliure et du commerce des livres à
Paris avant l'invention de l'imprimerie, t. 1, Paris, 1868, p. 213-214.
2 R. Bossuat, Manuel bibliographique de la
littérature française du Moyen Âge, Melun, 1951,
p.354.
11
réflexion sur l'écriture de l'histoire, a
insisté sur le fait que l'historien redéfinit toujours le
passé en fonction de son présent, et qu'on ne peut abstraire
l'écrivain de son contexte1. Progressivement, la
réflexion sur l'écriture de l'histoire au Moyen Âge s'est
modifiée2. En 1986, Martijn Rus, s'inspirant de Jacques
Derrida, écrit ainsi : « La différance, pour
l'historiographe, est le passé (...). La conscience historique, de
l'infinité des faits du passé, n'en retient que certains (elle
leur reconnaît un sens), tandis que d'autres sont rejetés par elle
(relégués dans le domaine de l'insignifiant). Et le sens qu'elle
reconnaît à certains faits se concrétise dans un
système de signes »3.
En portant le regard sur le contexte et les raisons de la
rédaction et sur l'environnement culturel et intellectuel des auteurs
plus que sur la véracité des faits relatés, cette nouvelle
perspective a mené progressivement à une revalorisation de la
chronique de Philippe Mousket dans la seconde moitié du
XXème siècle. C'est sur la base de cet
arrière-fond historiographique et de sa critique qu'il semble possible
aujourd'hui de poser de nouvelles questions au texte du Tournaisien.
La chronique a connu plusieurs éditions partielles,
notamment par Du Cange au XVIIème siècle qui la joint
à celle de Villehardouin. La seule édition complète est
celle du baron Frédéric de Reiffenberg4, sous le
patronage de la Commission royale d'Histoire de Belgique, en 1836-38. Edition
contestable, appesantie par les digressions sans fondements et sans fin de son
auteur (il en vient même à intégrer un poème de son
cru dans une note érudite), elle doit être replacée dans le
contexte de construction de la jeune nation belge dont l'académie royale
édite à tour de bras les « grands monuments
littéraires nationaux ». L'appareil critique est soit trop lourd,
soit trop faible, mais a le mérite d'exister ; par ailleurs, Reiffenberg
comprend bien l'ancien français et en offre un glossaire à la fin
de son édition. Il ne faut donc pas être trop prompt à le
rendre seul responsable du peu d'études constructives qui ont
été faites sur l'oeuvre de Mousket, même si Peter Dembowski
n'a pas tort en soulignant que la postérité de la chronique a
souffert de son édition5. La philologue Reine Mantou
affirmait en 1978 travailler à une nouvelle publication. C'était
il y a trente-trois ans maintenant et elle semble avoir abandonné le
projet.
1 M. de Certeau, L'écriture de l'Histoire,
Gallimard, Paris, 1975.
2 Ainsi, parmi d'autres, l'ouvrage classique de
Bernard Guenée, Histoire et culture historique dans l'Occident
médiéval (première édition chez Aubier en 1980
; édition de 2010).
3 M. Rus, « Conscience historique et
écriture d'histoire à la fin du Moyen Âge »,
Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, XI/I, Heidelberg,
1986, p. 229.
4 Reiffenberg, op. cit.
5 P. F. Dembowski, « Philippe Mousket and his
Chronique rimée seven and half centuries ago: a chapter in the literary
history », Contemporary Readings of Medieval Literature, Michigan
Romance Studies, 8, 1989, p. 94.
12
La chronique est citée ponctuellement par les
historiens, à propos de son traitement de la matière
épique (elle nous a transmis notamment l'un des rares fragments dont
nous disposons de la Chanson de Gormond et Isembart) ou à
propos de la période contemporaine de l'auteur sur laquelle elle apporte
un éclairage important (Bouvines 1 , saint François
2 , le faux Baudouin 3 , l'Inquisition4, la
croisade Albigeoise, la fauconnerie5...), mais il existe peu
d'études portant particulièrement sur le sujet et son
historiographie reste émiettée. Peu après la parution de
l'ouvrage, une note brève avait été publiée
rectifiant l'erreur de Reiffenberg à propos de l'auteur qu'il avait
identifié avec l'évêque Philippe Mus de
Gand6. Ce n'est qu'au tournant des XIXème et
XXème siècles que l'érudition allemande s'y
intéresse, sans apporter grand-chose de neuf7. En 1943, la
sévère critique de Robert Bates8 brocarde sans
distinction l'auteur médiéval, l'éditeur moderne et les
érudits allemands avec une violence sans fondement. Il couronne ainsi la
mauvaise réputation de la chronique de Mousket et, en le
déclarant mauvais historien et mauvais poète, il couvre du
prestige de son nom la longue liste des incompréhensions.
En 1949, pourtant, le travail de Ronald Walpole ouvre une
nouvelle voie, plus constructive, dans l'étude de la
chronique9. L'historien américain estime que Mousket n'est
pas tout à fait honnête en affirmant puiser ses sources dans les
« livres anchiens » de Saint-Denis ; il est en effet
probable que, comme beaucoup d'écrivains laïcs de son temps, il ne
connaît pas le latin et qu'il invoque des oeuvres latines prestigieuses
comme autorité pour son texte, alors
1 Souvent utilisée, en particulier dans G.
Duby, Le dimanche de Bouvines, Gallimard, Paris, 1973.
2 J. Dalarun (dir.), François d'Assise.
Écrits, Vies, témoignages, 2 t., Éditions du Cerf,
Éditions franciscaines, Paris, 2010.
3 J. W. Jaques, « The « faux
Baudouin ». Episode in the Chronique rimée of
Philippe Mousket », French Studies, 3, 1949, p. 245-255.
4 J. Guiraud, Histoire de l'Inquisition au
moyen âge. T. II, l'Inquisition au XIIIe siècle en
France, en Espagne et en Italie, Picard, Paris, 1938.
5 B. Van den Abeele, La fauconnerie dans les
lettres françaises du XIIe au XIVe siècle, Leuven, Leuven
University Press (Medievalia Lovaniensia. Series I. Studia, 18), 1990.
6 B. C. du Mortier, op. cit.
7 T. Link, Über die Sprache der Chronique
rimée von Philippe Mousket, Erlangen, Deichert, 1882 ; F.
Hasselmann, Über die Quellen der Chronique rimée
von Philipp Mousket, Göttingen, 1916 ; F. Rötting,
Quellenkritische Untersuchung der Chronique rimée des Philippe
Mousket für die Jahre 1190-1217, Weimar, 1917. Cette dernière
émet au moins l'idée importante que Mousket s'est servi d'une
source en français pour la dernière partie de son travail, une
chronique attribuée à Michel de Harnes. Voir « Fragments
d'une histoire de Philippe Auguste, roy de France. Chronique en français
des années 1214-1216», éd. Ch. Petit-Dutaillis,
Bibliothèque de l'école des Chartes, 87,
1926, p. 98-141, et infra, III. 2) La question des sources, p.28.
8 Robert C. Bates, « Philippe Mousqués
seven centuries ago », Essays in Honor of Albert Feuillerat,
Yale Romanic Studies, 23, 1943, p. 29-41.
9 Ronald N. Walpole, « Philip Mouskés
and the Pseudo-Turpin Chronicle », University of California
Publications in Modern Philology, 26:4, 1947, p. 327-440.
13
qu'il use en réalité de traductions
françaises1. Walpole compare ainsi de façon
convaincante la longue séquence sur Charlemagne à une traduction
de la chronique du Pseudo-Turpin et rapproche la chronique des oeuvres de
l'Anonyme de Béthune. Son travail a été critiqué,
notamment pour avoir perpétué la vision traditionnelle des
laïcs illiterati2. L'essor, au
XIIIème siècle, des traductions d'oeuvres latines
(comme celle justement du Pseudo-Turpin) illustre pourtant la demande d'un
public curieux mais non latiniste. Le travail de Walpole n'est pas à
prendre en entier, et commence certes à dater. Il n'en reste pas moins
que son approche nuancée resitue l'oeuvre dans son contexte et s'oriente
vers une étude plus historique que littéraire, ouvrant ainsi de
nouvelles perspectives.
Il me semble en effet que la bonne compréhension de
l'oeuvre de Philippe Mousket a pâti de son caractère hybride,
mélangeant les genres et les sources sans apparente organisation
logique. Les études se sont évertuées à
définir la nature de la chronique et la posture de l'auteur. Etait-il
historien ? Si oui, il n'était alors qu'un médiocre émule
de l'historiographie latine, témoin de l'inévitable
décadence qu'amenait la littérature vernaculaire, adoptant de
surcroît l'octosyllabe des romans quand ses contemporains
développaient la prose. Etait-il poète ? Alors, c'était un
piètre jongleur, gêné par la rime. Peut-on seulement parler
de chronique ? Le soin apporté à la chronologie quand on
s'approche de l'époque de rédaction contraste fortement, on l'a
dit, avec l'atemporalité mythique, caractéristique de
l'épopée, qui marque le passé carolingien.
Reiffenberg jugeait ainsi Mousket mauvais historien mais le
défendait (solidarité nationale oblige) comme écrivain :
« Son ouvrage n'en est pas moins le monument le plus entier, le plus vaste
de la langue romane en Belgique. Nulle part, sans excepter la France, on n'en a
encore publié de cette étendue (...). La moitié de sa
chronique est envahie par les fables, soit, mais ces fables elles-mêmes
sont l'histoire de l'esprit humain »3. A la même
époque, Pierre Daunou le décrivait comme « un chroniqueur
dépourvu de critique et de talent, qui ne sait ni rechercher, ni
observer, ni raconter »4. Il est certain que Mousket ne fait
preuve d'aucun sens critique dans le choix de ses matériaux, alors
même que ce dernier se fait plus aigu chez ses contemporains, dans les
oeuvres de
1 Voir infra, III. 2) c. Philippe Mousket
lisait-il le latin ?, p. 33.
2 P. Bennett, op. cit.
3 Reiffenberg, op. cit., p. ccxxxii.
4 Journal des savants, 1836, p. 685-697.
14
Villehardouin ou de Robert de Clari. Mais il reste un amateur,
qui écrit pour resgoïr son auditoire, et son accès
à l'histoire est nécessairement limité à quelques
oeuvres narratives, coupées de leurs sources documentaires.
Certains historiens parlent de « chroniqueur à
l'oreille épique »1, mettant en avant l'utilisation
singulière qu'il fait des chansons de geste, et le rapport particulier
qu'il entretient avec le passé en comparaison d'autres auteurs. Sarah
Kay, à l'inverse, compare le « passé indéfini »
de l'épopée avec le passé mieux balisé du
chroniqueur2. Dans un article récent encore, Carine
Bouillot3 voit en Mousket un piètre historien, mais le trouve
intéressant pour son utilisation de l'épique dans la relation de
la bataille de Bouvines. Il y aurait, en somme, l'écrivain de fiction
d'une part, et l'historiographe d'autre part, dichotomie commode pour justifier
la nature difficile de l'oeuvre.
Finalement, l'important n'est pas tellement de savoir si
Mousket est historien, poète ou jongleur (ce qui reviendrait à
distinguer strictement et de façon anachronique histoire et
littérature) mais de savoir pourquoi et comment il écrit
l'histoire. Il faut comprendre, au-delà de l'oeuvre qui nous est
parvenue, qui est Philippe Mousket, où vit-il, comment perçoit-il
le temps, l'espace et l'histoire.
Les perspectives historiques nouvelles, les apports d'autres
disciplines et le regard critique porté sur l'historiographie permettent
ainsi de questionner autrement la chronique de Philippe Mousket. C'est une
oeuvre longue et dense, regorgeant d'indices sur la culture historique, les
opinions et les goûts de son auteur. Elle nécessite, compte tenu
de ces nouvelles interrogations, un travail qui fasse la synthèse d'une
historiographie éclatée, et une étude pleinement
historique et non plus seulement littéraire et philologique. Travaillant
sans cesse à se détacher de ses conceptions modernes, l'historien
doit chercher à saisir la figure de l'écrivain, ses raisons
d'écriture, le choix de ses sources et les lignes de force qui peuvent
se dégager de son travail, tout en évitant au maximum
l'écueil courant qui consiste à ramasser l'individu dans une
cohérence figée. Il est homme et, à ce titre, toujours
complexe, multiple, paradoxal.
1 J. Horrent, Chanson de Roland et Geste de
Charlemagne, Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters 3
A 1, 2 Bde., Heidelberg, 1981-1985 ; M.-G. Grossel, op. cit.
2 S. Kay, op. cit.
3 C. Bouillot, « Au carrefour de
l'épopée et de la chronique ? A propos de l'épisode de
Bouvines dans la Chronique rimée de Philippe Mousket »,
Palimpsestes épiques : récritures et interférences
génériques , Actes du colloque Remaniements et
réécritures de l'épique, de l'Antiquité au
XXème siècle (Université Paris IV-Sorbonne,
11-12 juin 2004), D. Boutet et C. Esmein-Sarrazin (dir.), Paris, Presses de
l'Université Paris-Sorbonne, 2006.
15
II. L'auteur et son contexte
Afin de mieux comprendre la Chronique rimée,
il faut d'abord s'interroger sur son auteur et sur l'univers dans lequel il a
évolué. Le XIIIème siècle est un temps
charnière, un temps « d'équilibres et de ruptures »
comme l'a justement souligné Monique Bourin-Derruau1. Avant
un certain repli à la fin du siècle, la Chrétienté
latine s'agite et s'étire. Jérusalem et la Terre Sainte restent
encore le but ultime, mais de plus en plus la Chrétienté cherche
ailleurs de nouveaux rêves. C'est l'expansion germanique, vers l'Est et
les confins de la Livonie ; c'est également la croisade
détournée de 1204 qui conduit les barons de France et de Flandre
à construire un éphémère empire latin de
Constantinople. Cette excroissance de l'Europe occidentale ouvre alors un
nouvel horizon et, durant la première moitié du siècle,
draine un certain nombre de petits chevaliers en quête de terres et
d'aventures ; en Espagne, 1212 marque un nouvel élan de la
Reconquista, tandis que l'Egypte paraît être la nouvelle
clé de la maîtrise de la Méditerranée orientale.
L'Orient est toujours objet de fascinations et de fantasmes, attisé par
le choc terrible de l'invasion Mongole.
La respublica christiana continue, sous la conduite
de l'Eglise et d'une papauté raffermie, à partager les
mêmes valeurs. Elle se réforme et s'uniformise dans la
prédication des ordres mendiants, animés par la nouvelle
impulsion intellectuelle venue des universités et de la scolastique,
dans l'art gothique et dans l'ébauche d'une économie
élargie, dont le coeur bat dans les foires de Champagne. Mais cette
unité se fissure aussi de plus en plus : la renaissance du grand conflit
entre le pape et l'empereur sous Frédéric II l'ébranle, et
l'ascension des monarchies et de l'Etat qu'elles construisent (en Angleterre,
dans les Etats pontificaux, en France) tend à faire disparaître le
rêve d'unité chrétienne.
Dans cet ensemble, la France apparaît comme la
région la plus prospère et la plus peuplée, surtout au
Nord de la Seine. Avec le règne de Philippe Auguste, le domaine royal
s'est fortement étendu et enrichi, de mieux en mieux
contrôlé par l'action des baillis et sénéchaux. La
croisade contre les Albigeois, à partir de Louis VIII, a installé
l'emprise de la France du Nord sur l'Occitanie et Louis IX s'est ouvert une
porte, certes étroite, sur la Méditerranée. Le roi
capétien s'ancre
1 M. Bourin-Derruau, Temps d'équilibres,
temps de ruptures. XIIIème siècle. Nouvelle histoire
de la France médiévale, t. 4, Seuil, Points, Paris, 1990.
J'utilise aussi J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 31-81 et L.
Génicot, Le XIIIème siècle
européen, PUF, Nouvelle Clio, Paris, 1968.
16
dans une dynastie solide qui se raccroche aux grands
Carolingiens (c'est le mouvement du reditus regni Francorum ad stirpem
Karoli Magni) et est servi par une historiographie qui s'ébauche
(à Saint-Germain-des-Prés ou Saint-Denis, où elle trouvera
sa consécration avec le Roman des Rois de Primat). Son prestige
et son influence concurrencent ainsi largement ceux de l'empereur et du pape,
et s'étendent de la Méditerranée à la Flandre
où ils se trouvent ici en butte avec des barons remuants.
La Flandre supporte en effet mal le poids nouveau de la
souveraineté française. C'est une région prospère,
à l'intersection de nombreuses voies d'échange, et qui marche en
tête du grand mouvement d'urbanisation que connaît le
XIIIème siècle. « Dans l'épais limon de
ses riches plaines, dans ses vastes et sombres communes industrielles, les
hommes grouillaient comme les insectes après l'orage. Il ne fallait pas
mettre le pied sur ces fourmilières », écrit
Michelet1. La Flandre gêne les ambitions du roi de France. Il
y rivalise souvent avec l'Angleterre, vers qui elle se tourne plus volontiers
par intérêt économique (besoin de laine anglaise comme
matière première pour sa draperie et du débouché
anglais pour celle-ci). Avec l'importance de son urbanisation, c'est aussi le
lieu où se développent de nouvelles formes littéraires et
de nouvelles catégories de publics. L'autorité de l'écrit
s'y fait plus importante. Les laïcs lisent plus souvent qu'au
siècle précédent et constituent une forte demande
d'ouvrages en langue vulgaire : c'est ainsi le prologue du Roman de Troie
de Benoît de Sainte-Maure qui indique « que de latin, ou jo
la truis, / Se j'ai le sen e se jo puis, / La voudrai si en romanz metre / Que
cil qui n'entendent la letre / Se puissent deduire el romanz » 2 . La
rencontre, en ville, de nobles et de bourgeois élabore ainsi un
imaginaire singulier, écrit, vernaculaire, et marqué, comme chez
les théologiens, par le goût nouveau de la compilation et de la
somme.
Comme important enjeu de deux grands royaumes et comme lieu
d'émergence de nouveautés intellectuelles, la Flandre est un des
centres du formidable développement de l'historiographie en langue
vulgaire. Celle-ci avait d'abord émergée dans le milieu
Plantagenêt au XIIème siècle, puis
s'était étendue au Nord de la France par une demande accrue de
traductions d'oeuvres historiographiques en latin3. Des textes
historiques plus originaux s'écrivent
1 J. Michelet, Histoire de France. T. 2 : Tableau
de la France, les Croisades, Saint Louis, Editions des Equateurs, Paris,
2008, p. 72.
2 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de
Troie, Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, Paris, 1998, v. 35-39.
3 G. Labory, « Les débuts de la chronique
en français (XIIe et XIIIe siècles) », The Medieval
Chronicle III. Proceedings of the 3rd International Conference on the Medieval
Chronicle, Doorn/Utrecht 12-17 July 2002. Erik Kooper (Ed.),
Amsterdam/New York, 2004, p.1-26.
17
ensuite, même si la démarche
privilégiée est toujours de donner le texte nouveau comme la
simple reprise d'une parole antérieure. La prose commence à
l'emporter face à la versification, par l'exigence d'un discours vrai :
on le voit dans les prologues des premières traductions de la chronique
du Pseudo-Turpin (vers 1200-1230, elles constituent précisément
les premières attestations d'une prose vernaculaire). Cependant, comme
l'ont bien montré Olivier Collet et Gabrielle Spiegel1, ce
développement d'une historiographie francophone est plutôt
marqué par un attrait pour le fictionnel et le merveilleux, encore
mâtiné des codes du roman ou de la chanson de geste (la chronique
du Pseudo-Turpin raconte ainsi l'épopée de Charlemagne en
Espagne, culminant avec la bataille de Roncevaux), par opposition à
l'écriture de l'histoire chez les Capétiens, plus
réaliste, encore largement latine et dynastique. A la suite de ces deux
auteurs, il faut sans doute comprendre ce phénomène comme
résultant des motivations et des goûts de deux patronages
différents : l'un, aristocratique, est plus porté vers le
mécénat et la recherche d'un prestige symbolique dans
l'esthétique courtoise d'un passé glorifié et d'un
sentiment de déclin face aux prétentions capétiennes,
entretenant, de façon de plus en plus illusoire, le souvenir des
ancêtres, héros d'une féodalité jugée plus
vraie ; l'autre, royal, veut ancrer la dynastie dans un passé
généalogique à des fins politiques. Lui aussi dispute (et
remportera) l'ancêtre par excellence, Charlemagne.
Ainsi la ville de Tournai2, poste avancé du
roi de France dans cette Flandre agitée, se trouve au confluent de ces
multiples influences. C'est là que vit notre chroniqueur, Philippe
Mousket. Comme l'écrit Bartholomé Bennassar, il faut
s'arrêter un instant pour « réfléchir à ce que
ces décors immanents ont eu de pouvoir pour créer les habitudes,
les mécanismes de pensée et leur garantir la durée
»3. Située au fond de la vallée de l'Escaut,
Tournai est dominée au Nord par le mont Saint-Aubert (143m) et au Sud
par le Pic au Vent (77m). Le fleuve divise la ville en deux et marque de
surcroît une frontière : la rive gauche est en Flandre et donc
dans le royaume de France, la rive droite en Hainaut et donc dans l'Empire.
Nous nous interrogerons plus loin sur ce que cette frontière a pu
1 O. Collet, « Littérature, histoire,
pouvoir et mécénat : la cour de Flandre au
XIIIème siècle »,
Médiévales, 38, 2000, p. 87 - 110 ; G. Spiegel,
Romancing the past. The rise of vernacular prose historiography in
thirteenth-century France, University of California Press, 1995.
2 Pour ce qui suit : A. Louant (dir), Dictionnaire
historique et géographique des communes de Hainaut, t.1,
Le Hainaut, encyclopédie provinciale, Dufrane-Friart, 1940 ; J. Pycke,
Le Chapitre Cathédral Notre-Dame de Tournai de la fin du
XIe à la fin du XIIIe siècle. Son
organisation, sa vie, ses membres, Louvain-la-Neuve et Bruxelles, 1986 ;
A. d'Herbomez, Histoire des châtelains de Tournai de la maison de
Mortagne, 2 vol., Casterman, Tournai, 1894-95.
3 B. Bennassar, L'homme espagnol, Editions
Complexe, Paris, 2003 (première édition chez Hachette, 1975), p.
45.
18
19
20
vouloir dire pour le chroniqueur. Le noyau urbain originel se
trouve sur la rive gauche, puis a débordé progressivement en
faubourgs sur la rive droite. Des fortifications élargies l'entourent au
début du XIIIème siècle. Au centre, le clos
cathédral domine et montre l'emprise de l'évêque et du
chapitre sur la cité. Au temps de Philippe Mousket, la
cathédrale, dédiée à Notre-Dame, est en
rénovation. Les architectes copient le style d'Amiens et de Soissons, le
choeur s'étire et cinq imposants clochers s'élèvent peu
à peu dans le ciel de Tournai. On imagine ce qu'un tel chantier peut
vouloir dire dans l'activité d'une ville : des artisans et des
manoeuvres arrivent en masse et les fours à chaux essaiment sur la rive
droite. La ville s'étend aussi à l'Ouest en asséchant les
marais du quartier des Salines. Une église en style gothique
dédiée à Saint-Jacques s'y construit et constitue le point
de départ du pèlerinage à Compostelle. De part et d'autre
de l'Escaut, autour du portus, les marchands s'agglutinent et
construisent de riches maisons de pierre. C'est dans l'une d'elles que semble
vivre Philippe Mousket, rive droite, dans le quartier Saint-Brice.
Tournai fait partie des grandes villes de l'Europe occidentale
du temps : avec peut-être plus de 10 000 habitants à la fin
XIIIème siècle, elle égale des centres
importants tels que Bruges, Rouen, Tours, Orléans, Amiens ou encore
Reims. En commandant les cours inférieurs et supérieurs de
l'Escaut, ainsi que les principales routes commerciales d'Allemagne vers
l'Angleterre et du littoral vers le Midi, elle connaît un important
développement commercial au XIIème siècle et
s'impose comme un grand centre d'échange et de production. Son commerce
se fonde essentiellement sur le calcaire carbonifère (extraction,
commerce à l'état brut ou ouvragé) qu'elle fournit des
côtes anglaises à la Somme, mais elle produit également des
draps que l'on voit jusqu'en Italie du Nord et au Portugal. Un marché se
tient toutes les semaines sur la grande place, là où convergent
les routes qui viennent de Lille, Cologne, Courtrai et Boulogne, et la ville
organise également deux foires par an.
Culturellement, cette activité économique n'est
pas anodine : Tournai est ainsi un lieu de rencontres et d'immigration,
où l'on entend des histoires, des rumeurs et des légendes.
Philippe Mousket en a sans doute entendu et s'est peut-être alors
découvert l'envie d'écrire. En outre, les riches pâturages
du Tournaisis permettent des élevages bovins importants, alimentant
abondamment en parchemins, par l'intermédiaire des ateliers de cuir de
la rive gauche, le scriptorium du chapitre. Ce n'est ainsi sans doute
pas un hasard si Tournai a été si prolifique en oeuvres
écrites, et aux dires de Vincent de Beauvais la
21
bibliothèque de l'abbaye Saint-Martin de Tournai est
une des plus importantes qui lui ait été donné de voir.
La ville est le siège d'un évêché
depuis le Vème siècle, uni à Noyon jusqu'en
1146. Les évêques jouent un rôle important puisqu'ils sont
les seigneurs de la cité. Vassaux directs du roi de France, ils
étendent peu à peu leur autorité sur la rive droite, du
côté du Hainaut et de l'Empire. Le chapitre cathédral
relaie le pouvoir de l'évêque, ainsi que ses dépendants
directs réunis dans une confrérie, les Hommes de Sainte-Marie.
C'est parmi eux que sont recrutés les sept membres de
l'échevinage qui régit la ville du point de vue administratif et
judiciaire. Ils prêtent serment à l'évêque et
siègent au cloître avec l'avoué, qui exécute les
sentences criminelles, et le châtelain, censé représenter
le comte de Flandre et assurant théoriquement la protection militaire.
Comme dans beaucoup de villes, des pouvoirs de mouvances différentes se
complètent et souvent se chevauchent. A la faveur de cette
complexité, le pouvoir royal et surtout la commune vont peu à peu
grignoter les prérogatives de l'évêque. Le roi de France,
suzerain de la ville depuis les Carolingiens, n'a pas manqué de
remarquer tous les avantages qu'il pourrait tirer de sa position avantageuse
dans le comté de Flandre et de sa prospérité. En 1187,
Philippe Auguste entre à Tournai, se fait solennellement « rendre
» la ville des mains de l'évêque, confirme la commune et
passe un contrat de dépendance directe avec le magistrat, exigeant la
souveraineté, l'appel en matière judiciaire et la frappe de la
monnaie. Les habitants ont gardé la mémoire de cette visite et
Philippe Mousket, un demi-siècle plus tard, écrit dans sa
chronique :
Li quens forment les enhaïoit,
Tant qu'al roi, ki sa fille avoit,
Felipron traist, si l'amena
A Tornai et là soujourna.
S'a au veske Evrart demandé
De qui il tenoit la chité.
Li veskes respondi sans ire :
« De Nostre Dame et de Dieu, sire,
Si comme li veske d'ançois,
Et de vous et des autres rois,
Qui g'en sierc à X cevaliers,
Quant besoins leur est et mestiers.
Mais faire m'i doivent aïde ;
Li bourgois et si n'en font mie,
Ne ne m'en tiennent à signour,
Quar jou sui kéus en langour.
22
Si vos renc, sire, la citet. » Et li rois reciut siretet,
Si abandouna les borgois.1
Comme souvent, les élites urbaines sont dominées
par de vieilles familles qui contrôlent les principaux organes du pouvoir
seigneurial. Trois grands lignages dominent Tournai : les Mortagne, qui sont
les châtelains du comte et qui vivent sur la petite île
Saint-Pancrace, à la sortie de la ville ; les Avesnes, grand lignage du
Nord, pour cette branche avoués de l'évêque, et dont on
connaît l'importance dans les affaires flamandes au
XIIIème siècle2 ; les Le Vingne, qui sont
chargés de la monnaie et chez qui se recrutent les maiores. A
côté des grandes familles il y a les cives, les Hommes de
Sainte-Marie placés sous le patronage de la Vierge et de saint
Eleuthère (premier évêque de Tournai). Ce sont des hommes
libres qui se sont voués à Notre-Dame pour pouvoir résider
et trafiquer tranquillement dans la ville ou des serfs à la recherche
d'émancipation. Ils payent un chef-cens chaque année, mais
jouissent de la protection de l'Eglise et de privilèges
économiques, parfois en dépendance foncière avec
l'évêque. Parmi eux se distinguent quelques grandes familles qui
portent les noms des quartiers qu'ils dominent, pour la plupart des chevaliers
qui sont associés au pouvoir par l'échevinage qu'ils
monopolisent. Ils sont également associés à la vie
économique et à de riches marchands par la guilde de la
Charité saint Christophe. On voit bien alors que « le triomphe de
l'urbain n'est pas tant la formation d'une élite spécifiquement
urbaine que l'affirmation de la ville comme confluent et lieu de transformation
de toutes les élites »3.
Où se situe Philippe Mousket dans tout cela ? Les
historiens l'ont longtemps confondu avec l'évêque de Tournai
Philippe de Gand, dit Mus, le faisant ainsi appartenir à la
seconde moitié du XIIIème siècle. La solide
mise au point faite par Barthélémy-Charles Du Mortier en 1845 ne
permet plus aujourd'hui cette erreur4. La famille Mousket, ou
Mouskés, Mouschés, figure comme un des lignages importants de la
ville de Tournai, appartenant à la rive droite, c'est-à-dire
l'échevinage de Saint-Brice. B.-C. Du Mortier a retrouvé une
centaine d'actes dans les archives qui font mention de ce patronyme et il a pu
ainsi reconstituer approximativement l'allure de la famille de Philippe. On
voit ainsi sa mère se faire appeler dame et son frère Jehan sire,
qualificatifs qui révèlent une propriété
foncière ou l'exercice de hautes charges publiques. Jehan
1 Reiffenberg, op. cit., v. 19 295- 19
314.
2 C'est la fameuse querelle avec les Dampierre qui
agite la Flandre et le Hainaut durant tout le siècle.
3 T. Dutour, La ville
médiévale, Odile Jacob, Paris, 2003, p. 165.
4 B.-C. Du Mortier, op. cit.
23
est en effet pleige auprès du chapitre, échevin
du banc de Saint-Brice, maior de cet échevinage et juré,
ce qui en fait certainement un membre de la confrérie des Hommes de
Sainte-Marie. On rencontre Philippe (Felipon, Felipres, Phelippon)
dans trois actes de 1236-37, qui lui arrentent une maison de pierre dans le
quartier Saint-Brice. Dans tous ces documents, on entrevoit le parcours
classique des réussites urbaines : service du seigneur, offices publics,
manoeuvres financières ou marché de la rente qui fournit
localement des revenus sûrs et de longue durée. Plus encore, B.-C.
Du Mortier relève un Gérard Moskés, châtelain de
Leuze en 1216. Il estime, peut-être rapidement, qu'il s'agit de la
même famille.
Parmi les alliés des Mousket, on repère
plusieurs lignages considérés de la région et notamment
les Mortagne. Ils sont, on l'a vu, châtelains de Tournai et vassaux du
comte de Flandre. Cette alliance est donc intéressante pour cerner la
position de Philippe Mousket dans les configurations politiques. La famille de
Mortagne joue souvent à la bascule entre le roi de France et le comte de
Flandre. Evrard IV Radon trahit ainsi Philippe Auguste en 1213 et livre Tournai
aux troupes flamandes 1 . On note d'ailleurs dans sa chronique
l'embarras de Mousket, qui assiste à l'affaire : v. 21 235-36, il
affirme ne pas savoir d'où vient la trahison :
1 A. d'Herbomez, op. cit., p. 29-30.
24
La traïsons par fu si quoie, Jou ne sai qui blasmer en
doie
Mais plus loin, v. 21 308-16, il raconte l'expédition
punitive de Girard La Truie, chevalier proche de Philippe Auguste, après
le saccage de Tournai par les Flamands :
Lendemain quant fu ajorné, S'est armés li bon
mariscaus Avoec ses barons les plus haus. A St.-Nicholai fu soupris Robues de
Rume et là fut pris ; Puis en sont à Mortagne alé, Si ont
prise la fermeté,
Qu'il n'i estut gaires combatre, Et il en fist les murs
abatre.
Il est peu probable qu'il ne sache pas la raison de cette
attaque du château de Mortagne, et sans doute cache-t-il ici sa
gêne devant la compromission de ses alliés.
Au fil de nos explications, on a pu dessiner
grossièrement ce qu'a pu être l'environnement de Philippe Mousket.
Reste à cerner ce qu'a été sa culture historique et son
public pour comprendre les conditions de l'écriture de sa chronique.
L'élite laïque a eu le goût de la culture et
a pris soin de s'instruire1. L'histoire, le plus souvent en langue
vulgaire, tient précisément dans cette culture une place
importante, contrairement aux clercs qui ont eu tendance à la
négliger et chez qui elle était « le reflet plus ou moins
pâle de ce mélange d'histoire sainte, d'histoire romaine,
d'histoire troyenne, d'histoire ecclésiastique et d'histoire universelle
qui constituait le fond commun de la culture historique occidentale
»2. Les laïcs ont d'abord partagé avec les clercs
l'attrait pour l'histoire troyenne : depuis le VIIème
siècle et la chronique du Pseudo-Frédégaire, les Francs
pensaient descendre des Troyens qui quittaient leur cité détruite
pour l'Occident. Philippe Mousket ne fait donc pas figure d'original en
commençant son histoire avec Paris et « la biele Elaine » 3 .
L'histoire romaine tient aussi une bonne place, car la plupart ont appris
à lire
1 B. Guenée, op. cit., p. 315-331.
2 Ibid, p.315.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 50.
25
dans les classiques (Salluste, Tite-Live, Suétone,
Valère-Maxime), ainsi que l'histoire sainte.
Mais là où les laïcs se démarquent
de la culture cléricale, c'est par leur vif intérêt pour
une histoire plus nationale et locale. A côté de la matière
de Bretagne (Arthur est présent, au détour d'un vers, ainsi que
Merlin et ses prophéties) et de la matière de Rome, la
matière de France tient le haut du pavé. Charlemagne est en effet
devenu au XIIème siècle un thème
privilégié et disputé, à côté de ses
douze pairs, héros de nombreuses chansons de geste. Les traductions de
la chronique du Pseudo-Turpin attestent de ce succès (on en
connaît pas moins de six versions en moins de trente ans). Quand Philippe
Mousket raconte l'histoire carolingienne, il évoque à
côté du grand empereur des noms de personnages qu'il n'a pas
forcément besoin de présenter, parce qu'ils sont familiers de son
auditoire : Rolland, Olivier, Ogier, Girart de Vienne, Garin le Lorrain...
D'autres figures entrent aussi en scène et nous permettent de discerner
un panthéon (déjà les Neuf Preux ?1) : Hector,
Judas Macchabée ou encore Alexandre, dont on voit que le roman est connu
de Mousket quand il le compare à Henri le Jeune2. L'histoire
post-carolingienne commence également à avoir du succès et
est mise à la portée des laïcs dans de nombreuses
traductions. Une histoire de France canonique s'impose, mêlée
à celle des grands feudataires et centrée autour des trois races
: mérovingienne, carolingienne et capétienne (oeuvres du
Ménestrel de Reims et de l'Anonyme de Béthune, par exemple).
De plus en plus nombreux sont les laïcs en possession
d'un ou deux ouvrages, par l'achat ou l'héritage. Est-ce le cas de
Philippe Mousket ? A Tournai, on note ainsi souvent la présence de
romans dans les testaments privés : le Chevalier au Cygne, les Lorrains,
Merlin, Garin de Monglane, Roncevaux3. Les ouvrages en latin,
à part quelques extraits d'Evangiles ou des livres d'heures, sont
inexistants.
Les destinataires de l'oeuvre de Philippe Mousket, aussi peu
nombreux soient-ils, ont donc été ces grands et moins grands
laïcs, « [des] châteaux et [des] villes de la France du Nord,
[qui] furent poussés plus vite qu'ailleurs par la frontière
proche et la guerre menaçante, à voir la France comme une
personne »4 . Ils voulaient, comme lui, entendre en français le
récit des exploits
1 P. Meyer, « Les neuf preux »,
Bulletin de la Société des anciens textes
français, 9, 1883, p. 45-54. Il en voit une forme embryonnaire chez
Philippe Mousket.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 19 378-419.
3 A. Derolez (dir.), Corpus catalogorum Belgii :
the medieval booklists of the Southern low countries, vol. 1, Province of West
Flanders, Paleis der Academiën, Brussel, 1997.
4 Bernard Guenée, op. cit., p. 321.
26
de leurs ancêtres et se projeter dans un passé
fantasmé où l'on savait, à n'en pas douter, mieux aimer,
mieux dépenser et mieux jouter.
27
III.
L'écriture et la composition
Il faut à présent s'interroger sur la
façon dont un auteur médiéval élabore son travail,
le conçoit et l'articule. Philippe Mousket fait oeuvre d'historien : il
commence donc par se documenter, collecte des sources, puis les
échafaude selon un certain plan et dans un certain style. Nous ne devons
rien laisser au hasard car la composition charrie ensemble des habitudes, des
choix, des perceptions qui, tous ensemble, peuvent nous aider à
comprendre la démarche de Philippe Mousket.
1) Une compilation
L'historien médiéval est bien souvent un
compilateur. Il « cueille » (colligere) les « fleurs
des histoires ». La notion d'auteur, qui renvoie à l'idée
d'individu, est floue et encore secondaire, le plagiat n'existe donc pas.
L'érudit par excellence est celui qui est capable de mobiliser une masse
importante de sources d'autorité et de les assembler. Mais cet
assemblage doit faire sens, et c'est bien souvent dans
l'intertextualité, dans l'analyse fine des choix faits dans la copie
(omission, amplification, déformation) que l'on discerne la posture de
l'historien et son originalité.
Au XIIème et XIIIème
siècle, la compilation n'est pas une forme de composition nouvelle, mais
elle est « plus consciente et plus réfléchie
»1. Le siècle de Mousket, après le bouillonnement
intellectuel du siècle précédent, avait pris goût
pour la synthèse et la somme. L'Occident commençait à
nouer un lien avec cette notion qui allait tant l'obséder après
les Lumières : le progrès. Ce progrès est porté par
les Anciens, et Jean de Salisbury nous rapporte ainsi dans le livre III du
Metalogicon la phrase célèbre de Bernard de Chartres :
« Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de
géants, de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus
éloignées que n'en voyaient ces derniers. Et cela, non point
parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce
que nous sommes portés et exhaussés par la haute
1 B. Guenée, op. cit., p. 212.
28
stature des géants »1. L'homme avait
conquis un grand savoir et pouvait encore apprendre. Cette idée
créait le besoin pressant de rassembler et de faire le tour des
connaissances acquises depuis les débuts de l'humanité. Ce fut,
parmi d'autres, le Speculum majus de Vincent de Beauvais, oeuvre
fameuse qui incarne le goût du XIIIème siècle
pour la forme encyclopédique.
La compilation apparaissait dès lors comme la meilleure
forme d'érudition. L'idéal était d'agencer ses sources
sans rien n'y ajouter, puisqu'elles faisaient autorité par
elles-mêmes et que la nécessité était à la
transmission des oeuvres dans lesquelles on puisait. C'est ce que Philippe
Mousket dit dans son prologue :
Phelippres Mouskes s'entremet, Ensi que point de faus n'i
met2
Le chroniqueur s'entremet, se fait
intermédiaire neutre entre le savoir et l'auditoire, il est simple
passeur.
Si n'en sai l'estore desdire,
Car ki bien set si doit bien dire3
Il n'évolue certes pas dans les milieux universitaires,
mais du moins peut-il avoir eu la connaissance vague, par la lecture des
oeuvres de son temps, de cette esthétique du savoir. Il est en tous les
cas rejeton et acteur marginal d'une tradition de compilation et de traduction
des vies latines de rois de France et, si l'on peine à clairement
définir ses sources, on distingue chez lui le même travail que les
compilateurs de Saint-Denis4 et de Saint-Germain-des-Prés, ou
encore, en français, que l'Anonyme de Chantilly-Vatican5 ou
que Primat.
2) La question des sources
Les sources de l'auteur sont bien souvent le problème le
plus délicat à traiter par l'historien lorsqu'il
s'intéresse à une oeuvre médiévale. La notion de
plagiat est, on l'a dit, une idée moderne. L'homme du Moyen Âge
qui écrit
1 Patrologie latine, 199, col. 900.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 1-2. Le prologue
étant souvent cité, nous en mettons le texte intégral en
annexe 2.
3 Ibid., v. 15-16.
4 G. Spiegel, The Chronicle Tradition of
Saint-Denis: A Survey, Leiden and Boston, Medieval Classics : Texts and
Studies, n°10, 1978.
5 G. Labory, « Essai d'une histoire nationale
au XIIIe siècle : la chronique de l'anonyme de Chantilly-Vatican »,
Bibliothèque de l'école des chartes, t. 148, 1990, p.
301-354.
29
emprunte et copie textuellement d'autres oeuvres, plus
anciennes, dotée d'une meilleure autorité et ainsi
nécessairement plus proche de la vérité. Le choix est
rarement anodin. La recherche des sources d'un auteur est donc capitale afin de
déceler son originalité et le sens qu'il confère à
son travail.
Seulement cette analyse n'est pas aisée. Le chroniqueur
cite rarement ses sources et se borne à n'en revendiquer qu'une, voire
deux. Ce sont celles qui font autorité et qui vont à la fois
justifier, fonder et authentifier son travail. Pour le reste, l'historien doit
se plonger dans l'incommode jungle des traditions manuscrites et chercher
à déceler telle influence, telle proximité entre deux
textes, telle incise interpolée par l'auteur dans une autre
matière. Et cela tout en sachant que l'ensemble des manuscrits n'est pas
parvenu jusqu'à lui et qu'il existe sans doute un chaînon manquant
dans ce qu'il cherche à reconstituer. Reste aussi qu'une fois la source
identifiée, il ne peut pas nécessairement en conclure à un
choix délibéré de l'auteur, ce dernier étant soumis
à l'accès qu'il en a eu.
Ces problématiques posées, nous pouvons
néanmoins tenter de reconstruire grossièrement, à
défaut d'un travail en profondeur, la typologie des sources dans
lesquelles Philippe Mousket a puisé son inspiration ainsi que la
tradition intellectuelle dans laquelle il a évoluée.
a. Les sources revendiquées
Tout au long de sa chronique, Philippe Mousket évoque
ponctuellement la matière à partir de laquelle il travaille.
C'est d'abord dans son prologue la revendication première qui doit
donner autorité à l'ensemble de son oeuvre et authentifier ses
développements :
Matère l'en a ensegnie Li livres ki des anchiiens
Tiesmougne les maus et les biens,
En l'abéie Saint Denise
De France u j'ai l'estore prise1
Rien dans cette affirmation n'est anodin. Il y a d'abord la
volonté de montrer que la source est ancienne et donc la plus
proche de la vérité. De même qu'à la Renaissance (le
terme en dit long) les humanistes chercheront à remonter toujours au
plus près de l'oeuvre originale pour retrouver la lettre,
l'historiographe médiéval cherche à authentifier son
travail en puisant dans la
1 Reiffenberg, op. cit., v. 6-10. Il
évoque une seconde fois Saint-Denis v. 27 680.
30
source qui lui paraît la plus proche des
évènements relatés, pas encore corrompue par le jeu de la
mémoire et la déformation du temps. C'est le sens du mot
tiesmougne : le chroniqueur cherche celui qui pourra témoigner
et attester les faits, de même que le Nouveau Testament témoigne
de la venue du Christ. D'ailleurs, tel était la première
signification du mot grec ?óôùñ. Le verbe
revient du reste souvent tout au long de la chronique pour justifier le propos
: Si com l'escris tiesmogne1, Ce nos tiesmogne vrais
exemples2, Ensi le tiesmogne l'estore3,
Si comme l'estorie tiesmogne4...
Et qui mieux que Saint-Denis pourrait témoigner des
gestes des rois de France ? Au XIIIème siècle, le
couple idéologique que forment l'abbaye et la royauté
capétienne s'est imposé dans les esprits. Saint-Denis est
indéniablement le lieu de la conservation de la mémoire
royale5 et tout homme qui veut en écrire l'histoire (du moins
s'il veut se placer dans la mouvance de l'idéologie capétienne)
doit y prendre sa matière. Il est ainsi bien courant, dans les oeuvres
historiographiques comme littéraires, que les auteurs revendiquent dans
leur prologue d'avoir trouvé le contenu de leur travail à
Saint-Denis ou dans une autre abbaye. L'auteur de La Chanson de Fierabras
(XIIème siècle) écrit ainsi :
A garant en trairai euvesques et abez, à Saint-Denis en
Franche
[fu le roule trouvez
Plus de cent cinquante anz a-yl esté celez.6
Cette mention procure au texte l'impression d'une certaine
vétusté et l'auteur, qui on l'a dit se pose en passeur,
se représente également en découvreur, exhumant
d'un parchemin poussiéreux, qu'on imaginerait presque servir de support
à une table bancale, le récit d'une histoire perdue7.
Mousket croit ainsi bon d'ajouter :
1 Reiffenberg, op. cit., v. 9956.
2 Ibid., v. 10 673.
3 Ibid., v. 18 440.
4 Ibid., v. 21 470.
5 B. Guenée, « Chancelleries et
monastères. La mémoire de la France au Moyen Âge », in
P. Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, t. II, La
Nation, vol. 1, Paris, 1986, p. 5-30.
6 Fierabras, chanson de geste du XIIe
siècle, éd. Marc Le Person, Champion (Les classiques
français du Moyen Âge, 142), Paris, 2003, p. 235.
7 Michel Zink, dans sa leçon inaugurale au
Collège de France, avait signalé cette particularité de
l'esthétique littéraire médiévale qui met en avant
l'aspect archaïsant et sénescent du récit pour donner
l'impression au lecteur que ce qu'il a sous les yeux n'est qu'un fragment d'un
ensemble perdu. Il voyait en cela l'origine de la manie que les historiens
romantiques avaient de chercher toujours plus loin dans le temps et plus
profondément dans le folklore les traces orales des chansons de geste.
Leçon inaugurale du 24 mars 1995, reprise dans M. Zink, Le Moyen
Âge et ses chansons, un passé en trompe-l'oeil, Editions de
Fallois, Paris, 1996.
31
Or en ai l'estorie entamée
Ki ne fut mais onques rimée.1
C'est dans l'estore que Philippe Mousket trouve
l'inspiration, il le répète souvent. Il précise même
parfois « l'estore sour François », soulignant le
caractère précis du sujet de ses sources. Le terme est important
car il ancre l'oeuvre dans la tradition du genre latin de l'historia,
qui s'oppose à la fabula et donc au non-véridique. Jean
Bodel, dans la Chanson des Saisnes (vers 1200), déclare ainsi
que « Les estoires sont témoins et garants » 2 . Mais
Mousket assume aussi utiliser des chansons, et ne cache pas son goût pour
l'épopée. Dans le prologue, il cite la chanson à
côté de l'estore :
Poi de gent est ki voille oïr Son n'estore pour
resgoïr.3
Plus loin, il affirme trouver dans les « histoires
rimées » sa matière pour le règne de Charlemagne :
Mais sa conqueste vous voil dire
De contés et de régions
Et de castiaus dont j'ai les nons,
Selonc les estores rimés, Si que peu en i a
remés.4
Il parle encore de gieste, qui renvoie à
l'idée d'un récit de hauts faits, d'actions d'éclat :
« Ce nos raconte et dis la gieste »5. Mousket
distingue donc deux types de sources narratives, l'histoire et la chanson.
Mais bien souvent, le chroniqueur reste laconique et se
contente de conforter son propos en affirmant dans des formules types qu'il le
« truis » quelque part, ou qu'il le sait bien («
bien le sai », « le sai de fi », «
j'en sui tout fi »6). Et quand il pense ne pas
maîtriser assez le récit qu'il relate ni son origine, il prend
soin de couper court : « Mais jou n'el sait, pour ce m'en tais
»7.
1 Reiffenberg, op. cit., v. 13-14.
2 J. Bodel, La chanson des Saisnes,
éd. A. Brasseur, Droz, (Textes littéraires français, 369),
Genève, 1989, v. 3.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 42-43.
4 Ibid., v. 11 971-975.
5 Ibid., v. 24 570.
6 Par exemple : Ibid., v. 20 094, 23 163.
7 Ibid., v. 29 578.
32
Bien qu'il soit difficile de faire la part de l'oral dans ses
sources, du moins pour la période qui lui est contemporaine affirme-t-il
avoir recours au témoignage indirect, à la rumeur. A ses propres
dires :
Renoumée, c'on dist nouviele, Ki plus tot vole
qu'arondiele, Et as lointains et as voisins1.
C'est notamment le cas quand il évoque les invasions
mongoles ; là ses sources se perdent dans les bruits effrayés que
l'on entend sur les places, et son discours est beaucoup moins assuré
:
Et disoit-on que il venroient
Droit à Coulogne, et si voroient
R'avoir l'un des III rois, sans falle2.
C'est aussi pour la mort de grands personnages que la rumeur
publique est exploitée :
Et à cel tans dont jou di or, Le disent par verté
plusior, Que la feme à l'emperéor Estoit morte en cele partie U
ses sire iert, par aatie3. (...)
De viers Grisse revint noviele Assés périllouse et
non biele, Que mors estoit li emperère4.
Alors que chez d'autres historiens, le recours au
témoignage direct est l'occasion de prouver ses sources et de nommer ses
informateurs, chez Mousket les « on dit » et la rumeur restent flous.
Il ne cherche pas à les avaliser autrement que par une revendication
stéréotypée de véracité.
Il y a enfin le propre témoignage de l'auteur, que l'on
ne voit qu'une fois pour le siège de Tournai de 1213 :
1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 607-609.
2 Ibid., v. 30 223-225.
3 Ibid., v. 30 814-818.
4 Ibid., v. 31 181-183.
33
Les portes lor furent ouviertes : Bien le savommes ki
là fûmes1.
Finalement, quand on fait le compte de toutes les sources
revendiquées par Philippe Mousket, on retrouve les trois données
classiques déjà distinguées par Orose : le lu, le vu et
l'entendu2. Ce qu'on lisait dans les livres des anciens devait
garantir la connaissance du passé, à la fois par
l'autorité de leur nom et par la certitude qu'ils avaient
été témoins oculaires de ce qu'ils relataient. Pour les
temps plus proches, il fallait avoir recours aux témoignages oraux et,
mieux encore, à ce que l'on avait vu soi-même.
Il faut sans doute se méfier de ce que nous dit
Philippe Mousket. Les sources revendiquées doivent, on l'a dit, servir
avant tout à justifier et authentifier ce qu'il rapporte plus
qu'à informer le lecteur de l'origine de ses propos. Il faut
également ne pas négliger ce qui est de l'ordre du topos.
Il n'en reste pas moins que ce tour des sources invoquées nous
permet de mieux cerner le contenu et le sens de l'oeuvre avant de chercher
à savoir ce que le chroniqueur avait réellement sous la main.
b. Philippe Mousket lisait-il le latin ?
Dès le prologue, le chroniqueur revendique être un
traducteur :
Et del latin mise en roumans, Sans proiières et sans
coumans.3
Deux fois également, pour justifier de certains faits,
il se réfugie derrière l'autorité du latin : « Ce
nos tiesmogne li latins4 ». Il appartient donc au
vaste mouvement de traduction en langue vernaculaire d'oeuvres en latin qui,
depuis le milieu du XIIème et les premiers romans
d'Antiquité, étoffe peu à peu le corpus de la
littérature francophone. Tandis que le roman dérive vers la
fiction, la demande de publics nouveaux stimule la création de
chroniques en français qui se coulent dans les formes poétiques
vernaculaires5. Au XIIIème siècle, quand
l'histoire s'écrit en français, il est ainsi bien courant qu'il
s'agisse de traductions d'oeuvres latines qui font déjà
autorité, et qu'un auditoire profane plus large
1 Ibid., v. 21 228-229.
2 B. Guenée, op. cit., p. 77-109.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 11-12.
4 Ibid., v. 529 et 1804.
5 M. Zink, Littérature française
du Moyen Âge, Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris,
1992, p. 188189.
34
réclame dans sa langue : Eginhard, Sigebert de
Gembloux, Guillaume de Jumièges, Guillaume le Breton, etc.
Les historiens qui se sont penchés sur les sources de
Philippe Mousket, le situant dans ce mouvement, n'ont donc pas eu de raison de
douter de sa connaissance du latin. Fritz Hasselmann, en 1916, montrait ainsi
pertinemment que Mousket avait traduit dans sa chronique une compilation
dyonisienne (l'Abbreviatio gestorum regum Franciae),
complétée d'annales carolingiennes (Les Annales
royales), d'Eginhard et de l'Astronome 1 . Plus tard, Jacques
Nothomb signalait de même l'influence de la chronique d'Aubry de
Trois-Fontaines2. Le corpus traduit et interpolé par Mousket
fut ainsi globalement cerné : l'Abbreviatio, les Annales
royales qui lui donnaient de la matière jusqu'en 829, la Vita Karoli
d'Eginhard, la Vita Ludovici Pii de l'Astronome, l'Historia
Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin,
l'Historia ecclesiastica d'Orderic Vital, la Gesta Normannorum
ducum de Guillaume de Jumièges et la Chronica a monacho Novi
Monasterii Hoiensis interpolata d'Aubry de Trois-Fontaines.
En 1949, pourtant, l'américain Ronald N. Walpole
étudiant les rapports des textes de Philippe Mousket et du
Pseudo-Turpin, pose pour la première fois la question de la
connaissance du latin3. Spécialiste du Turpin,
Walpole montre ainsi que Mousket incorpore dans sa chronique une des versions
françaises nées dans les premières décennies du
XIIIème siècle : celle dite du Turpin I, ou
version 6, qui semble avoir été composée en Hainaut vers
1220-1230 et que l'on connaît par trois manuscrits : les B.N. Fr. 2137,
17 203 et N. A. F. 52184. Fritz Rötting, en 1917, avait
déjà montré que le chroniqueur utilisait une source en
français pour le règne de Philippe Auguste5, une
histoire de ce roi attribuée au patronage de Michel III de Harnes (vers
1180-1231), baron du Nord de la France connu justement pour une traduction du
Pseudo-Turpin6.
Dès lors, il était légitime de se
demander si Philippe Mousket n'incorporait pas ces oeuvres latines par
l'intermédiaire de traductions en français, ce qui expliquerait
ainsi certaines interpolations qui n'existaient pas
1 F. Hasselmann, op. cit.
2 J. Nothomb, op. cit.
3 R. N. Walpole, op. cit.
4 An Anonymous Old French Translation of the
Pseudo-Turpin "Chronicle": A Critical Edition of the Text Contained in
Bibliothèque Nationale MSS fr. 2137 and 17203 and Incorporated by
Philippe Mouskés in his "Chronique rimée", éd. Ronald
N. Walpole, Cambridge, Mediaeval Academy of America (Publications of the
Mediaeval Academy of America, 89), 1979. Pour le detail des versions
françaises du Pseudo-Turpin, voir B. Woledge, Bibliographie
des romans et nouvelles en prose française antérieurs à
1500, Genève, Droz, 1954.
5 F. Rötting, op. cit.
6 « Fragments d'une histoire de Philippe Auguste, roy de
France », éd. Ch. Petit-Dutaillis, Bibliothèque de
l'école des Chartes, 87, 1926, p. 98-141.
35
dans les textes originaux : « If he turned to a
French Turpin for Carolingian history, and if he turned to a French prose
chronicle for a contemporary account of the reign of Philip Augustus, is it
likely that he ever drew on the Latin verse chronicles of Rigord or Guillaume
le Breton for supplementary material ? »1 Dans cette
perspective, Walpole estime que Mousket a connu l'Abbreviatio par la
chronique dite de l'Anonyme de Béthune. Cette dernière, connue
par plusieurs manuscrits mais dont un seul est complet2,
présente en effet beaucoup de similitudes avec le texte de Mousket,
même s'ils ne sont pas identiques. Parmi les points communs, Walpole
souligne d'abord l'intégration par l'Anonyme de la vision de Charles le
Chauve en Enfer et au Paradis3, comme chez Mousket (v. 12 571-12
730) ; on trouve également, interpolée à la relation du
pèlerinage de Charlemagne, une description des Lieux Saints qu'on trouve
liée à beaucoup de manuscrits de l'Anonyme. Il s'agit d'une
traduction de la Descriptio Terrae Sanctae, écrite par
Théodoric de Würzburg. Cet épisode permet à Walpole
de commenter l'usage par Mousket du latin : « The French prose text of
the Saints Lieux has kept in Latin a number of expressions serving as
proper names or quoting well-known words from the Testaments (...). At the only
place where Mouskés [sic] tries to be independent, he stumbles;
namely, in n°1 above, where he goes beyond the simple «et comenza :
Nunc dimittis» of his original, and, in his Nunc
dimittis...estre, blunders over the sense of dimmitis. If
Mouskés moved thus haltingly past Nunc dimittis, could he have
moved at all through the pages of Guillaume le Breton ?
»4.
Nous pouvons aller plus loin que Walpole pour s'en persuader.
La Chronique des rois de France de l'Anonyme de Béthune
entrelace en effet une traduction de l'Abbreviatio ainsi que la
compilation san-germanienne de l'Historia regum Francorum usque ad annum
1214. Certaines de ces combinaisons sont reprises par Mousket, ce qui
n'est sans doute pas anodin.
Relevons, par exemple, ce qui conduisait J. Nothomb à
penser que Mousket suivait Aubry de Trois-Fontaines : « Au vers 1790,
tandis qu'il suit l'Abbreviatio gestorum Franciae regum, que
d'ordinaire il traduit presque littéralement, Mousket en vient à
la campagne de Charles Martel contre les
1 R. N. Walpole, op. cit., p. 397.
2 Il s'agit du B.N. N.A.F. 6295. Description dans L.
Delisle, « Notice sur la Chronique d'un Anonyme de Béthune du temps
de Philippe Auguste », Notices et extraits des manuscrits de la
Bibliothèque nationale, 34, 1, 1891, p. 365-380 ; Edition partielle
(de 1180 à 1216) dans Chroniques et annales diverses, in
Histoire littéraire de la France, 32, 1898, p. 182-194 et
219-234. Voir également l'article dans le Dictionnaire des lettres
françaises. Le Moyen Âge, Le Livre de Poche, La
Pochothèque, Paris, 1992.
3 A l'origine une vision attribuée à
Charles le Gros dans la Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier, elle
est ensuite intégrée dans la Chronique abrégée
des rois de France, que l'Anonyme de Béthune reprend et amplifie.
Voir G. Labory, art. cit., p. 352, n°181.
4 R. N. Walpole, op. cit., p. 399.
36
Sarrasins. De cette guerre, l'Abbreviatio ne dit rien
(...). Au contraire, un texte pris par Trois-Fontaines à Sigebert de
Gembloux apparaît beaucoup plus voisin de ce que dit Mousket à
l'endroit parallèle. » 1 En réalité, Mousket
s'inspire sans doute plutôt de l'Anonyme qui insère un
développement de l'Historia :
Philippe Mousket Anonyme de Béthune
Puis combati-il voirement, Et puis mit noblement encontre les
A quan qu'il pot avoir de gent, Sarrasins et deus fois lu
d'Espaigne
Contre les Sarrasins d'Espagne qu'il avoient conquise estoient
venu
Ki manoient en Aquitagne, od lor femes et od lor enfans en
Aqui-
S'orent toute la tière prise tainge et avoient la
tière prise tressi
Jusques à Viane et conquise, ka Viane.2
Et lor femes et lor enfant
I estoient jà tout manant3.
J. Nothomb peine ensuite à expliquer le chiffre
singulier que donne Mousket pour le nombre de morts dans les combats contre les
Sarrasins. Il tente de justifier son propos en le rapprochant d'un autre
passage « dont les chiffres peuvent avoir frappé Mousket
»4, mais qui n'est pas spécialement en rapport avec le
développement. Il paraît beaucoup plus probable qu'il s'agisse de
la suite de l'interpolation de l'Anonyme, légèrement
modifiée :
Philippe Mousket Anonyme de Béthune
Charles Martiaus, dont je vous di, Deux fois fut od els bataille.
Une fois
II fois à aus se combati : vers Poitiers et une autre fois
vers Ner-
A Poitiers fu l'une bataille bone. La ot occis de Sarrasins III
cens
Où moult ot mors de Turs, sans faille, et L et V mile.
Puis fut le remanant aler
Ki vinrent de vers Lillebonne ; a force en
Espagne5.
Et li autre fu à Nierbonne. Ce nos tiesmogne li latins, Si
ot ocis de Sarrasins
III cens et L miliers,
S'en orent moult ocis premiers. Ensi par force de compagne Les
rekaça tous en Espagne.6
1 J. Nothomb, art. cit., p. 79.
2 B.N. N.A.F. 6295, f0 5, recto.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 1790-97.
4 J. Nothomb, art. cit., p. 80.
5 B.N. N.A.F. 6295, f0 5, recto.
6 Reiffenberg, op. cit., v. 1798-1809.
37
Notons également que l'Anonyme mentionne les
rivalités entre Charles Martel et Girard de Roussillon, se
plaçant ainsi dans la tradition épique, par opposition à
la tradition historiographique qui le place sous Charles le Chauve. Philippe
Mousket insère également son résumé de la chanson
de Girart de Roussillon après la bataille de Poitiers :
Dont il ot guerre tamaint jor
Al duc Girart del Rousillon,
Quar il diut par dévision
Avoir celi que Carles ot,
Et quant il avoir ne la pot
Si prist l'autre seror à feme
Ki d'autres fu safirs et gemme.
Mais entr'aus commença l'estris
Par quoi Girart fu desconfis,
Et tantes fois soupris de guerre
K'il en pierdi toute sa tière,
Et furent si parent ocis,
Et il en wida le païs.
Si se gari com karbonniers
Li dus, ki tant o testé fiers ;
Mais par sa feme et sa sereur,
Ki fu dame de grant valeur,
Se racorda puis à Charlon
Et Foucon mist fors de prisson1.
Il y a enfin l'interpolation sur la confiscation des
dîmes qui est également commune aux deux textes et qui ne se
trouve ni dans l'Abbreviatio, ni dans l'Historia :
Philippe Mousket Anonyme de Béthune
Cis Charles, çou dist li escris, Charles Martels por les
guerres et
Pour les guerres, pour les estris, et por les assiduires des
batailles
Pour les desrois, pour les batailles donna en saudies les dimes
de saint
Aquist avoir et fist grans tailles, église et les rentes
à la gent laie2.
Et, comme fel et enragiés, Des veves dames prist les
fiés Et les dismes de sainte glise, Par outrage et par convoitisse.
1 Ibid., v. 1 815-33.
2 B.N. N.A.F. 6295, f° 5, recto.
38
Si les douna as cevaliers As serans et as saudoiers Et les
parti à laie gent1.
Il semble lui devoir encore la confusion qu'il fait entre
Henri le Jeune et son père à propos du surnom de «
Court-Mantel »2. Un net rapprochement peut donc être fait
entre la chronique de l'Anonyme et celle de Mousket, d'autant qu'elle
intègre elle-aussi, pour la partie carolingienne, la Chronique du
Pseudo-Turpin. Un autre élément paraît confirmer un
peu plus la proximité des deux oeuvres : l'Anonyme de Béthune est
également connu pour une Histoire des ducs de Normandie et des rois
d'Angleterre, qui traduit notamment Guillaume de
Jumièges3. Or, quand Philippe Mousket arrive au règne
de Charles le Simple, il interpole dans sa chronique une traduction de
Guillaume de Jumièges qui place l'histoire des Normands sur le devant de
la scène pendant plus de 3 000 vers.
Beaucoup de manuscrits associent les deux oeuvres et se
mêlent également au Turpin. C'est ainsi le cas de deux
des trois manuscrits qui comportent la version du Turpin qu'utilise
Mousket (B.N. Fr. 2137 et 17 203). Si l'Anonyme de Béthune n'est pas
nécessairement la source directe du chroniqueur, du moins constate-t-on
que le corpus historiographique de Philippe Mousket se rapproche de beaucoup de
manuscrits français qui circulent entre l'Artois et le Hainaut. Faut-il
y voir un hasard ? Ce contexte doit en tous les cas être pris en compte
et met en doute l'idée selon laquelle Mousket s'est servi d'une oeuvre
latine de Saint-Denis, contrairement à ce qu'il clame dans son prologue.
Il ne faudrait pas y voir une quelconque mauvaise foi : on l'a dit, le
compilateur médiéval se réfugie derrière des
autorités et ce qu'il revendique est structuré par des topos
littéraires. Beaucoup de sources latines sont repérables
dans la chronique ; simplement, rien ne nous prouve qu'il les ait connues dans
le texte.
c. L'accès aux sources
Dès lors, si l'on met en question l'affirmation du
prologue, il faut s'interroger sur la façon dont il a
accédé à sa matière. Est-il réellement
allé à Saint-Denis ? Ou s'est-il servi, comme nous le
suggérions plus haut, de traditions manuscrites du Nord de la France ?
L'intention est différente : soit il s'est déplacé dans un
lieu précis à la recherche de sources particulières ; soit
il a été inspiré par ce qui lui tombait sous la main. Au
XIIIème siècle, il est plus
1 Reiffenberg, op. cit., v. 1 834-44.
2 Ibid., v. 18 882-18 991.
3 Histoire des ducs de Normandie et des rois
d'Angleterre, éd. F. Michel, Paris, 1840.
39
courant qu'auparavant qu'un laïc possède un ou
deux livres. S'est-il servi d'ouvrages conservés dans sa famille et dont
la lecture a stimulé une envie d'écrire ? Il est impossible de
répondre à la question, et nous ne pouvons que nous borner
à faire un tour rapide des ouvrages que l'on relève dans ses
environs géographiques, nous permettant de cerner grossièrement
son environnement livresque. On l'a dit plus haut, on voit apparaître
quelques titres dans les testaments privés tournaisiens aux
XIIIème-XIVème siècles. Il s'agit
pour la plupart du temps d'ouvrages en français (les textes latins
consistent exclusivement en livres d'heures et de dévotion) : le
Chevalier au Cygne, la Geste des Lorrains, un Roman de
Merlin, Garin de Monglane, un Roman de
Roncevaux1. Ce sont des oeuvres qui sont
précisément intégrées par Philippe Mousket dans sa
chronique : on voit donc que l'univers littéraire dans lequel il
évolue prend part à son écriture de l'histoire.
Bernard Guenée souligne qu'« il n'y a pas
d'historien sans bibliothèque »2. Elles furent pourtant
peu nombreuses et contenaient rarement plus d'une centaine d'ouvrages. Les plus
importantes étaient alors monastiques et parfois capitulaires, ouvertes
aux dons et aux prêts, mais ne faisant pas grande place aux livres
d'histoire. La bibliothèque de Saint-Martin-de-Tournai était
réputée : Vincent de Beauvais disait d'elle qu'elle était
plus riche qu'aucun autre monastère en « bons livres et vieilles
histoires » 3 . Peut-être est-ce là que Philippe Mousket a
trouvé sa matière. Celle du chapitre cathédral, en
revanche, contient surtout des ouvrages liturgiques réservés aux
boursiers qui vont faire ailleurs des études
supérieures4.
Ronald Walpole propose quant à lui la
bibliothèque des comtes de Hainaut à Mons comme lieu possible des
investigations du chroniqueur. On y repère un certain nombre de romans,
mais assez peu d'ouvrages historiographiques (ils concernent surtout la
matière de Rome)5. On connaît le contenu d'une autre
bibliothèque à Mons, celle de Godefroid de Naste, un peu plus
tardive certes mais qui peut donner une idée des oeuvres qui
circulent6. A côté des livres de dévotion et
d'édification, comme les « Lucidaires » (versions romanes de
l'Elucidarium, vaste somme du savoir religieux largement
diffusée au XIIIème siècle) et des ouvrages de
vulgarisation scientifique on trouve deux
1 A. Derolez (dir.), op. cit.
2 B. Guenée, op. cit., p. 100.
3 Ibid., p. 110-11.
4 J. Pycke, op. cit.
5 F. van der Meulen, « Le manuscrit Paris, BnF,
fr. 571 et la bibliothèque du comte de Hainaut-Hollande. », Le
Moyen Age, 3, 113, 2007, p. 501-527.
6 C. van Coolput-Storms « Entre Flandre et
Hainaut : Godefroid de Naste (ý 1337) et ses livres », Le Moyen
Age 3, 113, 2007, p. 529-547.
40
livres d'histoire : un romanch de cronikes de
Haynnau, qui pourrait être celle de Baudouin d'Avesnes (chronique
universelle mais centrée sur l'histoire des grandes familles
hennuyères ; on la trouve notamment dans le manuscrit de la
Bibliothèque nationale N.A.F. 5218, qui contient la version du
Turpin que Mousket utilise) et un livre de cronikes de
pappe.
Une connaissance précise des bibliothèques et
des ouvrages en circulation dans les environs de Tournai nous permettrait sans
doute de cerner un peu plus l'intention de l'auteur et son rapport aux sources.
Il nous manque cependant beaucoup trop d'informations pour que toute
proposition dépasse la simple hypothèse. Reste que nous avons pu
esquisser dans les pages précédentes l'univers livresque et la
tradition historiographique dans laquelle se coule Philippe Mousket. Que
faut-il dès lors retenir comme sources ?
d. Les sources historiographiques
C'est par commodité que nous distinguons ici sources
historiographiques et sources littéraires. Avant d'aller plus loin, il
faut s'arrêter un instant sur les problèmes
épistémologiques que pose une telle distinction1.
En effet, opposer strictement, pour une oeuvre
médiévale, historiographie et littérature serait
anachronique et reviendrait à appliquer des catégories
tardivement construites qui, si elles ne sont pas absentes de la pensée
médiévale, ne sont pas alors nettement conçues. La
conscience historique se forme partiellement par l'intermédiaire de ce
que l'on nommerait aujourd'hui fiction : celle-ci est employée dans des
textes qui se veulent pleinement historiographiques et, inversement, la
littérature médiévale aime se doter d'une dimension
historique et d'une profondeur temporelle. Nous retrouvons un peu le même
phénomène dans la littérature fantastique du
XXème siècle qui se coule, à la suite de
Tolkien, dans cette tradition médiévale qui ne veut pas
circonscrire le merveilleux au simple plaisir littéraire, mais lui
adjoint l'illusion d'archives et de vérité historique. C'est
aussi le cas de Philippe Mousket qui, on l'a dit, fait largement la place au
roman et à l'épopée, ou encore de la chronique du
Pseudo-Turpin qui se veut historique, mais qui n'est qu'une très
longue amplification épique d'un évènement. On
connaît aussi un manuscrit singulier du XIIIème
siècle, le B.N. Fr. 1450, qui contient le Roman de Brut de
Wace. Il s'agit d'une traduction de l'Historia regum Britanniae de
Geoffroy de Monmouth et donc
1 Ce qui suit est notamment inspiré par le
séminaire et les réflexions de M. Dominique Boutet, professeur
à Paris-IV. Voir également : D. Boutet, Formes
littéraires et conscience historique aux origines de la
littérature française (1100-1250), Presses Universitaires de
France, Paris, 1999 ; D. Boutet et C. Esmein-Sarrazin (dir.), op. cit.
; M. Zink, Littérature française...
op. cit. et Le Moyen
Âge et ses chansons... op. cit. ; B. Guenée, op.
cit.
41
d'une oeuvre que l'on peut qualifier d'historiographique. Au
milieu du règne d'Arthur (personnage dont on ne doutait pas alors de
l'existence et qu'il ne faut donc pas reléguer dans l'écriture
fictionnelle), Wace évoque un moment douze années de paix durant
lesquelles prennent place aventures et merveilles. Ici, le copiste du manuscrit
1450 interrompt le Brut et intercale les quatre romans de
Chrétien de Troyes avant de reprendre le cours de l'histoire de Wace
là où il s'en était arrêté. Le copiste
affirme que Chrétien de Troyes tiesmogne pour le règne
d'Arthur : ses romans sont perçus comme des fables, mais ont bien une
valeur de vérité1.
Faut-il dès lors distinguer des genres
littéraires et les hiérarchiser selon leur degré de
véracité ? Dans le Commentaire au songe de Scipion
(oeuvre du Vème siècle bien connue au Moyen Âge),
Macrobe différencie la fabula de la narratio fabulosa.
Il y a la fiction qui vise au simple plaisir littéraire, celle visant
à l'enseignement moral (comme les fables d'Esope) et celle qui se base
sur la solidité du vrai, mais dont la vérité
apparaît à travers des choses feintes et composées
2 . Brunet Latin distingue encore le fictif vraisemblable, le non
vraisemblable et l'argumentum3. On comprend alors que la
fiction peut être cet arrangement littéraire ornant le vrai pour
amplifier le propos et qu'à ce titre elle occupe une fonction pleinement
historiographique, celle de dégager le sens de l'histoire. Les
critères mêmes de vraisemblance sont différents puisqu'ils
peuvent se situer sur le plan moral : un fait moralement inacceptable peut
être rejeté dans l'improbable ; à l'inverse, l'historien
peut tordre la réalité dans le sens de ce qui devrait
être4. Cette perméabilité des genres est
d'autant plus vraie pour l'historiographie vernaculaire : celle-ci, en prose ou
en vers, se développe au XIIIème siècle dans le
moule de la littérature française du siècle
précédent et peine encore à se démarquer du roman.
Elle vise les mêmes publics et est pénétrée des
mêmes codes et des mêmes structures.
Il faut certes se méfier de ce que nous appelons
fiction : l'évêque Turpin était source sûre puisqu'on
le croyait témoin oculaire ; les chansons de geste étaient
considérées comme de l'histoire5, elles étaient
la mémoire vivante,
1 L. Walters, « Le rôle du scribe
dans l'organisation des manuscrits des romans de Chrétien de Troyes
», Romania, 106, 1985, p. 303-325.
2 « Argumentum quidem fundatur veri soliditate sed
haec ipsa veritas per quaedam composita et ficta profertur, et hoc iam vocatur
narratio fabulosa, non fabula », Comm., livre I, chap. 2.
3 « Certes fable est un conte ke l'on dit des choses ki
ne sont pas voires ne voirsamblables, si com la fable de la nef ki vola parmi
l'air longuement. Istores est de raconter les ancienes choses ki ont
esté veraiement, mais eles furent devant nostre tens, loins de nostre
memore. Argumens c'est-à-dire une chose fainte ki ne fu pas, mais ele
pot bien estre. », Li livre dou Tresor, livre III, chap.
XLI.
4 B. Guenée, op. cit., p. 131.
5 Les rapports entre épopée et
histoire au Moyen Âge ont été largement
étudiés depuis les travaux fondateurs de Ramón
Menéndez Pidal ; voir P. Bennet, « Epopée, histoire,
généalogie », op. cit.
42
encore chaude, de l'époque de Charlemagne et Philippe
Mousket ne doutait certainement pas de la véracité de ce qu'il
avançait (il qualifie lui-même d'estoire la source dans
laquelle il puise les chansons de geste, comme au vers 14 296). Mais son
rapport à la vérité historique était certainement
compliqué et enrichi par la coexistence, dans la pensée
médiévale, de différents niveaux de lecture et
d'interprétation d'un même texte. Jean de Grouchy, à la fin
du XIIIème siècle, définissait la chanson de
geste comme celle qui raconte les exploits des héros et les
adversités que les hommes de jadis ont subies pour la foi et la
vérité. Elle apprend ce qui s'est passé, elle communique
de l'histoire. Il recommandait ainsi de faire entendre ces chansons aux gens
modestes et aux personnages âgées afin qu'en apprenant les
misères et les capacités des autres, ils supportent plus
facilement les leurs. Il y a du vrai dans des attitudes morales et des gestes,
dans la parataxe épique. « De fait, la chanson de geste est
de l'histoire, au moins dans la mesure où elle rappelle des faits
historiques qui se sont effectivement produits - même si elle les fausse
et les simplifie -, et dans la mesure où les personnages qu'elle met en
scène remplissent toujours une fonction historico-politique
»1. Seule peut-être une sociologie de la lecture pourrait
affiner notre compréhension des rapports entre récit historique
et fictionnel, mettant à jour ce « pacte implicite » entre
l'écrivain et le lecteur dont parle Paul Ricoeur2. En
attendant, ce problème méthodologique posé, nous pouvons
tenter de faire le tri dans les sources possibles de la chronique de Philippe
Mousket, et en premier lieu celles que l'on peut qualifier de plus
historiographiques.
Nous avons cherché à montrer plus haut que le
chroniqueur utilisait sans doute une traduction en français d'oeuvres
latins. Nous avions proposé l'Anonyme de Béthune qui lui
ressemblait dans sa combinaison de l'Abbreviatio et de
l'Historia, dans son interpolation du Pseudo-Turpin et d'une
traduction de Guillaume de Jumièges pour les Normands. Il ne s'agit que
d'une hypothèse. La chronique de l'Anonyme est brève
rapportée à celle de Mousket, et beaucoup de ses
développements n'en sont pas extraits. Reste que la proximité
entre les deux textes est séduisante et il faut peut-être penser
à une version amplifiée ou associée avec d'autres oeuvres.
Nous pouvons en effet légitimement penser que Philippe Mousket
s'intègre dans cette tradition manuscrite du Nord de la France :
l'Anonyme, qui on l'a dit est à l'origine de deux oeuvres couvrant la
même chronologie (de la guerre de Troie aux années 1220) mais avec
deux regards différents (l'une du côté des rois de France,
l'autre des rois
1 E. Auerbach, op. cit., p. 132.
2 P. Ricoeur, La mémoire,
l'histoire, l'oubli, Seuil, Points essais, Paris, 2000, p. 339.
43
d'Angleterre) illustre la position singulière des
barons de Flandre et d'Artois qui aime à jouer de la bascule entre les
deux souverains. L'Anonyme est ainsi sans doute patronné par Robert VII
de Béthune (1201-1248), artésien d'abord fidèle au roi de
France puis de Jean sans Terre, et propose un récit tout à fait
différent de la vision capétienne du règne de Philippe
Auguste1. C'est aussi le cas de la Chronique du
Pseudo-Turpin, dont les premières traductions françaises au
début du XIIIème siècle sont
exécutées dans un esprit d'agitation contre le roi de
France2 : parmi les patrons, on compte notamment Renaud de Boulogne,
le fameux traître de Bouvines, ou encore Guillaume de Cayeux, seigneur de
Ponthieu et proche de Richard de Cornouailles, fils de Jean sans Terre.
Mousket, dont on ne peut douter de l'attachement aux rois de France, a
utilisé ce matériel, mais n'est pas dupe de leur mouvance et
préfère choisir pour la période contemporaine une source
plus favorable aux capétiens, en la personne de Michel III de Harnes. Ce
dernier a un parcours inverse à Robert de Béthune puisqu'il se
range en 1212 du côté de Philippe Auguste et participe à
l'expédition d'Angleterre en 1216-173. Mousket semble
d'ailleurs lui devoir le « mon signor » qu'il accole
à Louis VIII, qualificatif qu'il n'accorde à aucun autre
personnage.
S'il n'est pas certain que l'Anonyme soit la source de
Mousket, alors à qui d'autres pouvons nous penser ? Un rapprochement
intéressant peut-être fait avec les Grandes Chroniques de
France4 : la version de Primat utilise peu ou prou le
même corpus de sources, notamment pour l'histoire carolingienne. On
retrouve ainsi le Turpin, la Vita Karoli d'Eginhard et les
Annales royales, mais dans une combinaison troublante. En effet, Mousket et
Primat, suivant tour à tour Eginhard puis le Turpin,
dédoublent tous les deux la bataille de Roncevaux : une première
mention à l'année 778 tirée de la Vita Karoli,
sans nommer la bataille ni les héros (le nom de Roland - Hruodlandus
Brittannici limitis praefectus - apparaît dans certains manuscrits
de la Vita, mais pas dans tous ; Mousket, assez étonnamment,
déforme le nom de Roland en « Hunaus, uns quens de Bretagne
»5. Faut-il y voir une erreur de lecture ? Une preuve
qu'il n'était pas à l'aise dans le latin ? Une source qui avait
déjà fait ce contre-sens ?) et un réel
1 Dictionnaire des Lettres françaises, op.
cit. ; R. N. Walpole, Philip Mouskés and... op. cit. ; L.
Delisle, Notice sur la chronique... op. cit.
2 G. Spiegel, op. cit. ; Pour le
détail des versions en langue vernaculaire du Turpin, voir B.
Woledge, op. cit.
3 F. Rötting, op. cit. ; «
Fragments d'une histoire... », op. cit.
4 Les Grandes Chroniques de France, J. Viard
(éd.), 10 vol., Paris, 1920-1953 ; B. Guenée, « Les grandes
chroniques... », op. cit. ; Comparaison des prologues des deux
oeuvres dans D. Boutet, « De la Chronique rimée de
Philippe Mousket à la prose des Grandes Chroniques de France :
un choix d'écriture ? », Ecrire en vers, écrire en
prose. Une poétique de la révélation [Actes du
colloque de l'Université Paris X-Nanterre, mars 2006], Nanterre, 2007,
p. 135-154.
5 Reiffenberg, op. cit., v. 3154.
44
développement tiré du Pseudo-Turpin.
Tout deux intègrent également le pèlerinage de Charlemagne
en suivant non pas la chanson de geste, mais la Description des Lieux
Saints, qui comporte la tradition des reliques conservées à
Saint-Denis (notamment la couronne d'épines, redoublant celle
achetée par saint Louis). Plus troublant, la combinaison identique de
la Vita Karoli et du Turpin à la fin de la vie de
Charlemagne : Mousket et Primat, suivant Eginhard pour relater les signes qui
précèdent la mort de l'empereur, concluent tous les deux par une
dernière interpolation du Pseudo-Turpin. On peut dès
lors croire à un modèle commun, qui pourrait être la
clé des sources de Philippe Mousket. Ne serait-ce pas cette
Chronique des rois de France dite de l'Anonyme de
Chantilly-Vatican1, qui se base sur le même corpus,
intègre (pour le manuscrit Vatican Reg. Lat. 624) une chronique normande
et qui serait elle-aussi patronnée (simple hypothèse de G.
Labory) par Michel de Harnes ou un autre baron du Nord de la France ?
L'idée est séduisante, mais après vérification, le
texte de cette compilation ne ressemble pas à celui de Mousket. Nous
n'avons pu faire la comparaison qu'avec le manuscrit conservé à
Chantilly2, rédaction tardive (XVème
siècle). Une étude plus poussée sur celui du Vatican
(XIIIème siècle), permettrait peut-être d'en
apprendre plus.
En tous les cas, si les questions restent en suspens pour
définir clairement les sources du chroniqueur, du moins faut-il
remarquer qu'il n'est pas isolé dans son corpus historiographique : ses
contemporains se basent sur la même collection de textes latins, et une
combinaison canonique s'impose qui deviendra pleinement officielle avec les
Grandes Chroniques.
e. Les chansons de geste
Philippe Mousket, on le sait, fait largement place à la
chanson de geste dans sa chronique. C'est ainsi que J. Horrent le qualifie de
« chroniqueur à l'oreille épique », et parle «
d'utilisation chronistique de l'épopée »3.
Nombreux sont les historiens qui se sont penchés sur le sujet. En
réalité, la plupart ne se sont intéressés à
Philippe Mousket que par ce biais, empêchant un renouvellement de
l'historiographie et contribuant à éclipser d'autres
problématiques4.
1 G. Labory, « Essai d'histoire nationale...
», art. cit.
2 Chantilly, 869.
3 J. Horrent, op. cit.
4 Entre bien d'autres : A. Moisan,
Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités
dans les chansons de geste françaises et les oeuvres
étrangères dérivées, vol. 3, Genève,
1986 ; S. Kay, op. cit. ; F. Suard, « L'épopée
médiévale et la Picardie », Perspectives
médiévales, 20, 1994, p. 68 ; M.-G. Grossel, op. cit.
; P. Bennett, op. cit. ; D. Boutet, « La réecriture
de Roncevaux dans la Chronique rimée de Philippe Mousket
»,
45
La chanson de geste a partie liée avec
l'écriture de l'histoire, puisqu'elle développe et fait
écho à un passé véridique. Bien souvent, des allers
et retours se font entre chroniques et épopées : c'est le cas du
personnage de Girard de Roussillon, d'abord apparu dans un récit
historique, développé ensuite dans une chanson, puis repris de
cette dernière par des chroniqueurs. L'écriture épique ne
se réduit pas d'ailleurs à la chanson de geste. La
perméabilité des genres que l'on a évoqué plus haut
conduit à ce que souvent des oeuvres historiographiques soient emprunts
des codes littéraires propres à l'épopée.
Même dans l'écriture en prose qui se développe dans une
exigence de vérité, contre les affabulateurs et les
littérateurs, ces « baveurs » comme l'écrit l'Anonyme
de Chantilly-Vatican, on décèle une profonde influence de la
chanson de geste. C'est le cas dans les Faits des Romains, dans le
Roman de Troie en prose et même chez Villehardouin. Philippe
Mousket, qui n'affiche pas la volonté de se démarquer de la
littérature, est lui-même pénétré de ses
récits qui lui donnent la nostalgie d'un temps plus courtois. Il
était normal qu'il en introduise dans son oeuvre.
Le choix de la chanson de geste n'est pas anodin. Il traduit
un rapport particulier au passé et aux valeurs féodales que
l'épopée célèbre. De fait, on y
reviendra1, Philippe Mousket est attaché à une vision
courtoise du monde et fait de la chevalerie un des sens de son récit.
L'épopée fournit une grille de lecture aux
évènements historiques, dramatisant l'histoire et subordonnant
toujours les acteurs à des enjeux collectifs. « Le style
épique contribue à faire revivre un passé ou un
présent proche, parce qu'il sollicite la familiarité du public
et/ou réduit la distance spatio-temporelle. Mais aussi nécessaire
soit-il, son usage reste soumis aux contraintes de l'historiographie et il est
toujours conditionné par une idée précise de la notion de
vérité »2. Son ignorance présumée
du latin a peut-être aussi contraint Mousket à chercher dans des
sources plus accessibles, soulignant que la culture historique de la noblesse
et du patriciat urbain était avant tout constituée par les
chansons de geste.
Philippe Mousket insère ainsi les résumés
de treize chansons dans sa chronique et les entrelace au récit
historique. C'est en grande partie le cycle du Roi et celui des Lorrains qui
tiennent la place. Il y a ainsi Girard de Roussillon sous Charles
Martel (v. 1815-1833), Garin le Lorrain sous Pépin (v.
20802145), Berthe aux Grands-Pieds, Mainet pour la jeunesse
de Roland et son mariage, la Chanson d'Aspremont, Girard de Vienne
(qui constitue le trio
Romans d'Antiquité et littérature du Nord.
Mélanges offerts à Aimé Petit, Colloques,
congrès et conférences sur le Moyen Âge, 7, Champion,
Paris, 2007, p. 55-65.
1 Voir infra, V. 6) Chevalerie et
continuité héroïque, p. 117.
2 C. Croisy-Naquet, « Traces de l'épique
dans l'historiographie au XIIIe siècle », Palimpsestes
épiques... op. cit., p. 209.
46
Roland-Olivier-Aude), la Chanson des Saisnes, la
Destruction de Rome, Fierabras, la Chanson de Roland
mêlée au récit du Turpin, et qu'il semble
connaître dans une version analogue à celles des mss. C, V7 ou P,
mais pas à celle du classique manuscrit d'Oxford (v. 6575-8287), les
Quatre fils Aymon (v. 9814-9851), Guillaume d'Orange sous
Louis le Pieux (v. 12 177-214) et enfin Gormond et Isembart sous Louis
IV (v. 14 069-14 296). L'épopée est ainsi tissée dans
l'histoire carolingienne, tandis que ses codes influence le reste de la
narration.
f. Les romans
Alors que le roman affichait au XIIème
siècle des prétentions de véracité et se voulait la
traduction en français d'oeuvres anciennes, il se trouve au temps de
Philippe Mousket, avec l'émergence de la prose, relégué
dans le fictionnel. S'il garde son socle historique, condition de son
émergence, il se penche plus avant dans l'imaginaire et le merveilleux.
Déjà, avec l'apparition du modèle arthurien, le genre
romanesque s'était détourné de la vérité
historique pour chercher une vérité du sens, « un sens qui
se nourrit pour l'essentiel d'une réflexion sur la chevalerie et l'amour
»1.
Le chroniqueur intègre des sources romanesques à
son récit et les noue à la trame historique, sans pourtant les
ancrer dans une réelle temporalité comme la chanson de geste.
Cette incorporation répond certes à une conscience historique
puisqu'il s'agit toujours de personnages pensés dans le temps et qu'on
estime avoir existés, mais qui prennent ici d'avantage la place
structurante de modèles, d'ornements littéraires aussi,
qui viennent donner de l'épaisseur au récit historique.
L'utilisation de ces sources atteste, comme pour la chanson de geste, de
l'imprégnation des esprits par les goûts littéraires et de
leur influence sur l'écriture.
Le romanesque apparaît moins franchement que
l'épique, au détour d'un vers et comme pour enrichir la
narration. C'est ainsi le cas après la mort de Roland, dans le second
planctus poussé par Charlemagne, propre, contrairement au
premier, à Philippe Mousket. L'empereur regrette de n'être pas
mort lui-aussi pour s'éviter la peine qui le tourmente et a recourt
à trois personnages diffusés par les romans, trois importants
modèles de rois dans la littérature vernaculaire et illustrant
ici le thème de la chute. Il y a d'abord Alexandre le Grand, dont
l'histoire légendaire s'est largement diffusée en Occident au
XIIème siècle par les versions successives du
Roman d'Alexandre. Sa figure s'associe à l'Orient et ses
1 M. Zink, op. cit., p. 136.
47
mystères, ainsi qu'à l'esprit savant et curieux
d'Aristote pour les merveilles de la nature. Alexandre nourrit ainsi
l'imaginaire de l'Orient fantasmé et eschatologique (notamment lors de
l'invasion mongole comparée aux peuples de Gog et Magog1) et
se mêle à l'esprit de croisade : Alexandre est celui qui, comme
les croisés, inverse la progression du temps figurée par une
translation d'Est en Ouest2, modèle du conquérant mais
aussi de l'orgueil et de l'hybris. Le parallèle avec
Charlemagne se fait par la légende des Douze Pairs :
Alixandre ama Diex forment Ki le gieta de tel tormant Que ne vit
pas sa gent soufrir Tel mort n'a traïson offrir ; Ains ot espasse d'asener
Ses XII pers et couronner. Des roiaumes k'il ot vencus Et par aus et par leur
escus ; Et sa feme, sans nule envie Entrues k'il fu en plainne vie, A Tolemeu
remaria
La dame, ki tel mari a,
Souffri son duel et son anui Quar preudome avoit en celui.
Apriés si home l'emportèrent Et à grant hounor
l'entierèrent Comme celui ki par sa gierre Avoit conquise mainte
tière, L'ielme laciet, lance sor fautre ; Et dont conforta li I l'autre,
Mais je n'aurai jamais confort.3
La comparaison des Douze Pairs est encore utilisée
à la mort de Philippe Auguste, et Alexandre est cité
régulièrement tout au long de la chronique comme modèle de
chevalerie. Il est notamment l'objet de développement lors de la mort
d'Henri le Jeune, chevalier dont la perte est fort regrettée par Mousket
:
Onques Alixandres d'alier, Quant li doi sierf féolon et
fier L'empuisnièrent par lor ierbes, Ne fu si plains ne si
plorés,
1 Voir infra, IV. 6) Le lointain
fantasmé : l'Orient et les croisades, p. 89.
2 D. Boutet, Formes littéraires... op.
cit.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 8840-8860
48
Quar trop ert preus et de bon fame.1
Le second personnage est Priam, dont la fortune s'est faite au
Moyen Âge autour des divers Romans de Troie (un des premiers
romans). La guerre de Troie reste un des motifs favoris de la matière de
Rome dans l'historiographie médiévale : paradis perdu, ville
merveilleuse d'un âge d'or, elle renvoie à de nombreux mythes
profanes de l'origine qui concurrencent la Genèse avec le même
motif de la chute et de la faute. Les Troyens, incarné par leur roi
Priam, sont ce peuple élu qui a été détruit et a
passé la main à l'Occident. Les Francs, réputés en
descendre, se comparent volontiers à leurs ancêtres mythiques.
Prians, de Troie li boins rois, Ki par outrage et par desrois Vit
ocire feme et eufans, Et sa cité, ki fu moult grans, Vit destruire et
toute sa gent, Reuber son or et son argent, N'ot que plaindre ne que doloir Car
il pot auqes bien voloir, Quant il les vit ocire aluec, K'il fu destruis esrant
avoec : Si ne fu ploies de nului Ne il ne plora pour autrui Mais jou ki sui tos
seus reniés, Serai dolans et abosmés A tous les jours que jou
vivrai : Jà si garder ne m'en saurai.2
Le troisième, enfin, est Arthur. Depuis le Brut
de Wace et les romans de Chrétien de Troyes, il s'est imposé
comme la figure centrale des cycles romanesques. Il incarne le roi de paix,
juste et sage, synthèse l'idéal courtois et chrétien. Sa
mort (avec son neveu, comme Roland était réputé être
celui de Charlemagne) symbolise la fin du monde arthurien, et se colore d'un
pessimisme fataliste tourmenté par l'idée de déclin des
valeurs courtoises :
Artus, li bon rois de Bretagne, Si com l'estore nos ensagne, Sans
faire plainte et lonc séjor Moru d'armes à poi de jour,
1 Ibid., v. 19 408-412.
2 Ibid., v. 8878-8793.
49
Apriés Gawain son cier neveu,
Le sage, le courtois, le preu ;
S'il ne fusent mort ambedui,
De tant séurs et ciertains sui.
Artus plainsist tos jors Gawain,
Gawains Artu, non pas en vain.
Ne jà la plainte ne fausist,
Et Diex partant grant bien lor fist
Qu'il morurent si priés apriés
Que l'uns ne fu de l'autre en griés ;
Mais ma plainte ne faura jà ;
Mal ait ki si m'adamagia.1
Notons chez Mousket l'emploi du terme d'estore comme
source pour son résumé de ce qui semble bien être La
Mort le roi Artu, roman en prose du XIIIème
siècle. Cette évocation illustre tout l'arrière-fond
arthurien qui imprègne les mentalités médiévales.
Ce n'est du reste pas la seule mention : Philippe Mousket affirme v. 24 626-28
que le peuple breton attend toujours le retour d'Arthur. Il a de même une
dimension historique :
D'autre part Hanstone, en I plain, Avoit I lieu moult biel et
sain : XVII que capieles que glises
I avoit-on pour Dieu assises Très le tans Artu, le bon
roi.2
Il y a également la présence des
prophéties de Merlin. Apparu pour la première fois chez Geoffroy
de Monmouth, puis diffusé par le cycle du Lancelot-Graal, le motif du
Merlin prophète et penseur politique est cher à
l'historiographie. Il a participé à la popularisation du
personnage, avant que celui-ci ne se transforme définitivement dans
l'imaginaire en magicien 3 . Philippe Mousket a recours par trois
fois aux prophéties de Merlin, chaque fois concernant les
Plantagenêt, ce qui montre malgré tout la conscience d'un certain
ancrage du cycle arthurien dans un contexte géographique, celui des
Îles Britanniques. On relève une première occurrence autour
de la mort de Thomas Beckett :
1 Ibid., v. 8862-8877.
2 Ibid., v. 17 714-18.
3 P. Zumthor, Merlin le prophète : un
thème de la littérature polémique, de l'historiographie et
des romans, Payot, Paris, 1943.
50
La profésie de Merlin,
Que li fius ociroit le père
Dedens le ventre de sa mère.
Li fius, si com l'entent al mious,
Cou fu li chevaliers fillious,
Et ses parins çou fu li père,
Et la glise çou fu sa mère,
U li fius fu dedens ochis,
K'il n'i ot pitié ne miercis1.
Une seconde à propos de la mort d'Henri le Jeune :
Par cele mort et par sa fin,
Fu avérée de Mierlin
La profésie qu'il ot dite
D'entre les autres et eslite
Al tans le boin roi Wortigier,
Ki moult avoit le cuer légier,
Et commença les lons mantiaus.
Mierlins ot dit que à Martiaus
Morroit li sire des haubiers,
Qui ne seroit fols ne bobiers,
Li larges, li preus, li hardis ;
Reconnéut fu par ses dis
Que c'iert li jovènes rois Henris.2
Une troisième enfin pour la mort de Richard Coeur-de-Lion
:
Del roi Ricart fu avéré Cou que Mierlins ot
espéré, Qu'à Limoges seroit li frains Fais et
forgiés tous premerains, Dont li tirans ki s'i tiroit
D'Engletière, afrénés seroit. Li tirans fu Ricars, li
rois, Qui plains estoit de grans desrois,
Et li quariaus dont il fu trais Et à la mort mis et
atrais,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 19 124-133.
2 Ibid., v. 19 454-66.
51
Cou fu li frains ki l'afréna, Si que de rien plus n'i
tira.1
On remarque que ces interpolations se trouvent dans un temps
rapproché et on peut se demander si elles ne tiennent pas à une
source particulière de Mousket. Quoiqu'il en soit, ce motif vient
enrichir son propos en enchantant en quelque sorte le politique. Le
modèle prophétique sert alors de cadre à un
procédé narratif cher à l'auteur médiéval,
la senefiance, c'est-à-dire chercher une explication
derrière le sens littéral.
Philippe Mousket fait aussi allusion au Chevalier au
Cygne, cycle romanesque et généalogique qui entoure de
merveilleux les origines du lignage de Godefroy de Bouillon. Il sera plus tard
intégré au mythe wagnérien (Lohengrin) et dans la
grotte artificielle de l'excentrique château de Neuschwanstein :
Entour cest tans, par verai signe,
Si vint li cevaliers al Cigne
Parmi le mer, en I batiel,
La lance et l'escut en cantiel.
Et si ariva à Nimaie,
U la ducoise ert et s'esmaie
Pour le duc Renier de Saissogne,
Ki li livroit assés essogne,
Et sa tière li calengoit,
Pour çou qu'ele avoé n'avoit.
Mais li preus chevaliers al Cigne,
Ki le cuer ot et juste et digne,
Enviers le duc li kalenga
La tière et la dame en sauva ;
Si qu'il l'ocist, et fu délivre
Sa tière et il en prist sa fille
A feme, et fu dus de Buillon.
S'en fu Godefrois, ce set-on,
Ki fu de Jhérusalem rois.
Puis avint, par aucun effrois,
Que tout ausi com il vint là
Devint cisnes et s'en r'ala2.
1 Ibid., v. 20 543-554.
2 Ibid., v. 16 024-45.
52
On peut s'étonner de l'intégration de cette
histoire merveilleuse, située temporellement (autour du couronnement
d'Henri I, en 1025, alors qu'habituellement on la place sous Charlemagne). Le
récit est bien sûr lié à l'épopée de
la croisade et s'est développé avec les premières chansons
de croisade. Par le biais de la littérature germanique, la
légende du chevalier au cygne s'associe avec le Graal, lié aussi
à l'idée de croisade. Rien de tout ça semble-t-il chez
Mousket, qui ne fait aucune mention de la croisade avant celle de Philippe
Auguste. Il est donc peu probable qu'il s'agisse d'une
célébration du lignage de Bouillon ou de la croisade. Les
historiens avaient du reste plutôt l'habitude de rejeter cette
légende dans l'invraisemblable, comme Guillaume de Tyr. Mais le
récit est aussi lié aux légendes de fées, et
notamment à Mélusine dont le chevalier au cygne est le pendant
masculin1. Laurence Harf-Lancner souligne que Mousket intègre
également un autre mythe d'ancêtre surnaturel2,
celui-là négatif puisqu'il « satanise » la fée :
il s'agit de la légende des origines diaboliques d'Aliénor
d'Aquitaine (v. 18 720-825), remontant à Giraud de Barri, et expliquant
la répudiation de la duchesse d'Aquitaine par Louis VII. L'ascendance
diabolique des Plantagenêts avait été
récupérée par Philippe Auguste contre Jean sans Terre lors
de l'expédition d'Angleterre : une véritable campagne avait
été menée pour « en finir avec les enfants de la
démone ». Les deux récits sont ainsi symétriques,
l'un fondant une bonne souche, l'autre une mauvaise. Un roman du chevalier au
cygne circulait, on l'a dit, à Tournai. Il faut sans doute voir dans
l'intégration de ces motifs féeriques plus le résultat de
lectures plaisantes du chroniqueur qu'une véritable visée
idéologique. Mousket gonfle même l'aspect légendaire en
évoquant une réelle métamorphose, absente de la plupart
des autres versions. Il voulait peut-être ainsi relever le ton neutre de
sa narration autour des premiers capétiens en le colorant du merveilleux
romanesque. Ce merveilleux, de par son étymologie (mirabilia,
en lien avec miror) est lié au visuel, à
l'apparition3. Il surgit de façon imprévisible dans le
monde quotidien, sans en bouleverser le cours mais suscitant l'admiration et
l'étonnement (en allemand, s'étonner, sich wundern, se
rapproche de la merveille, Wunder et du merveilleux,
wunderlich). Jacques le Goff le distingue du miracle,
rationnalisé, moralisé, prévisible : au contraire, le
merveilleux a cela
1 L. Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Age.
Morgane et Mélusine ou la naissance des fées, Paris,
Champion, Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age, 1984 ; C.
Gaullier-Bougassas, « Le Chevalier au Cygne à la fin du
Moyen Âge », Cahiers de recherches
médiévales, 12, 2005, 115-146.
2 Courants au XIIème, ces
récits généalogiques fabuleux se sont
développés dans les chroniques familiales en vue de glorifier
certains lignages aristocratiques. Voir G. Duby, Hommes et structures du
Moyen Âge, Paris, 1973.
3 J. Le Goff, « Le merveilleux dans l'Occident
médiéval », in Un autre Moyen Âge, Gallimard,
Quarto, Paris, 1999, p. 455-476.
53
d'inquiétant que l'on ne s'interroge pas sur sa
présence. Ici, le chevalier surgit de nulle part, puis disparaît
comme il est venu en se changeant en cygne. Mais le chroniqueur ne s'appesantit
pas sur l'exceptionnalité de l'évènement qu'il relate. Il
nous montre le merveilleux traverser le monde, l'habiter et s'y confondre sans
pour autant en bouleverser la nature.
Finalement, nous retrouvons chez Philippe Mousket les trois
matières que Jean Bodel décrit dans le prologue de la Chanson
des Saisnes :
Li conte de Bretaigne sont si vain et plaisant, Et cil de Ronme
sage et de sens aprendant, Cil de France sont voir chascun jor
apparant1.
L'épopée carolingienne se veut réellement
historique, la matière de Rome, par son caractère
d'Antiquité, doit édifier et moraliser , et celle de Bretagne,
merveilleuse et fictionnelle, vise avant tout au plaisir littéraire.
Reste que le monde arthurien, intégré au récit historique,
n'est pas simplement gratuit : chaque fois, Mousket cherche dans un
passé qu'il sait brodé, des modèles qui pourraient
expliquer et enrichir les gestes d'un personnage. Le terme d'estore
appliqué aux romans arthuriens et la tentative d'un ancrage
géohistorique, certes flou, indique que la matière romanesque, si
elle se veut avant tout fictionnelle, a pour Mousket une historicité, ou
du moins un sens historique, digne de la faire entrer dans sa
chronique.
g. La littérature hagiographique
Philippe Mousket n'a pas seulement fait la place dans sa
chronique au merveilleux romanesque et aux batailles épiques. Le
miracle, évènement par excellence de la littérature
hagiographique, est également présent tout au long de l'oeuvre :
le miracle des lances qui reverdissent (v. 4919-4993), l'apparition de saint
Denis à un sénateur romain pour le prévenir de la mort de
Philippe Auguste, que Mousket reprend au dossier de sainteté
constitué après la mort du roi (v. 23 981-24 180), les miracles
autour du tombeau de Thomas Beckett, les évènements merveilleux
à tonalité eschatologique, comme ces myriades de chiens qui
s'entretuent (v. 29 621-652)... Ces nombreuses interpolations témoignent
à la fois de l'attention de l'historiographe médiéval aux
signes de l'action divine, mais aussi de ce goût pour le merveilleux et
l'exceptionnel qui caractérise Mousket. L'influence stylistique se fait
aussi sentir dans certains
1 Chanson des Saisnes, op. cit., v.
9-11.
54
portraits moralisants, notamment ceux de Charlemagne, pour
lesquels le chroniqueur emprunte des codes propres à la
littérature hagiographique1.
Au-delà, on repère aussi parfois
l'intégration de vies de saint, sans que l'on puisse réellement
savoir si elles étaient préalablement incorporées à
ses sources ou s'il les a lui-même ajouté. Cette
littérature, mêlée à des pratiques et à la
liturgie, vouée à la célébration d'un saint et
à l'établissement de son culte, a une place importante au Moyen
Âge et participe de la construction des identités locales
2 . Au temps de Philippe Mousket, la littérature
hagiographique se structure en recueils, les légendiers, qui
opèrent un tri dans les innombrables vies de saint
rédigées dans les derniers siècles, formant peu à
peu un corpus canonique avant le travail des Bollandistes : Jean de Mailly
rédige vers 1240 un Bréviaire des gestes et des miracles des
saints et, à la fin du siècle, Jacques de Voragine
écrit La légende dorée, véritable
best-seller de la littérature médiévale avec plus d'un
millier de manuscrits qui nous sont parvenus. Parmi les Vita reconnues
chez Mousket, nous pouvons en relever deux intégrées au
règne de Charlemagne et participant du caractère merveilleux de
la narration de son règne. Il y a d'abord la légende du
péché de l'empereur, provenant de la Vie de saint Gilles
(v. 3934- 4019). On trouve également son combat contre une ourse
dans une église, épisode qui apparaît dans la Vie de
sainte Amauberge, sainte de Gand du VIIème
siècle. Cette légende serait à l'origine du surnom de
Grand donné à Charlemagne (v. 4082-4149).
Prolifique en latin au haut Moyen Âge, la
littérature hagiographique a constitué les premières
manifestations écrites de la langue vulgaire. Il n'est donc pas
étonnant qu'un chroniqueur tel que Philippe Mousket en intègre la
matière. Cela doit contribuer à nous mettre en garde contre la
distinction trop nette faite entre une pensée cléricale et une
pensée profane, voire laïque. Au Moyen Âge, le sacré
est partout. Sa relégation dans la sphère du privé,
strictement distingué du profane, n'interviendra qu'avec la philosophie
des Lumières, de laquelle naîtra la catégorie du religieux.
Philippe Mousket ne connaît pas de religion, ni une nature
à opposer à la surnature, bien que ce soit en son siècle
que l'idée se fait jour (notamment chez Thomas d'Aquin). Il ne
connaît que l'Eglise, à la fois institution structurante et
communauté des croyants, et un monde pénétré et
1 Voir infra, partie IV. 1) Les deux piliers
: Charlemagne et Philippe Auguste, p. 64.
2 P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa
fonction dans la chrétienté latine, Le Cerf, Paris, 1984. Un
exemple pour le Nord du rôle des reliques et de la littérature
hagiographique dans la constitution des identités, la thèse de
Charles Mériaux : Gallia irradiata. Saints et sanctuaires dans le
nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Beiträge zur Hagiographie,
vol. 4, Franz Steiner Verlag, Stutgart, 2006.
55
renouvelé sans cesse par l'action divine, dont il
cherche les signes dans l'histoire1.
3) La composition
Après ces développements sur la matière
et le contenu de la chronique, sur le dossier de sources constitué par
Philippe Mousket et les choix qu'il y a opéré, il faut
maintenant, et pour finir, s'interroger sur un aspect plus formel et sur la
façon dont il a rédigé, composé et agencé
son oeuvre.
a. Le choix du vers2
Le XIIIème siècle, on l'a dit, est
l'époque de l'émergence de la prose en langue française.
Jusqu'alors, l'écrit vernaculaire était tout entier en vers, mis
à part ce qui constituait, en bien petit nombre, les actes de la
pratique et les sermons. Le vers préservait l'aspect oral, chanté
et réjouissant de la littérature en langue vulgaire ; si bien que
quand cette dernière voulut, plus affirmée et plus sûre
d'elle-même, s'éloigner de l'esthétisme pour ne communiquer
que son propos, elle se tourna vers la prose. L'idée de
vérité était depuis bien longtemps dans le camp des
prosateurs : Isidore de Séville, dans ses Etymologies qui
eurent tant de retentissement durant tout le Moyen Âge, opposait le
versus, indirect, soumettant le propos aux contraintes
métriques, à la prosa, qui ne prend pas de chemin
détourné mais reste droit pour communiquer la
vérité. Cette idée d'une exacte concision fut bien souvent
reprise dans les premiers textes vernaculaires qui, vers 1200, traduisirent des
oeuvres latines et mirent en prose les chansons de geste et les romans du
siècle précédent. C'est ainsi ce qu'écrit Nicolas
de Senlis dans le prologue, souvent cité, d'une des premières
traductions du Pseudo-Turpin : « Nus contes rimés
n'est verais ; tot ert mençongie ço qu'il en dient ; car il n'en
sievent riens fors quant par oïr dire ». Parallèlement
à ce vaste mouvement de traduction et de mise en prose, initié
par la matière du Graal qui, se faisant plus mystique et se colorant
d'attributs théologiques, voulu se distinguer par la prose de
l'esthétique courtoise de la gloire mondaine et du badinage amoureux,
les mémorialistes commencèrent à estimer que le vers
1 J. Baschet, La civilisation féodale. De
l'an mil à la colonisation de l'Amérique, Paris, Aubier,
2004 (3e édition corrigée et mise à jour,
Champs-Flammarion, 2006) ; on a aussi parlé de « fracture
conceptuelle » avec la philosophie des Lumières : A. Guerreau,
« Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux et
réflexion
historienne. », Annales. Économies,
Sociétés, Civilisations. 45e année, 1, 1990, p.
137-166. Sur les rapports entre naturel et surnaturel dans la pensée
religieuse, on peut aussi se référer à Durkheim et
à son étude sur Les formes élémentaires de la
vie religieuse.
2 M. Zink, op. cit., p. 173-197 ; B.
Guenée, op. cit., p. 220-226 ; D. Boutet, « De la
Chronique rimée... », art. cit.
56
n'était pas le meilleur moyen de faire passer leur
récit pour vrai. Ils adoptèrent alors la prose, comme Robert de
Clari, Geoffroy de Villehardouin ou Philippe de Novare. Progressivement, «
la prose [fut] considérée comme l'expression naturelle de la
narration, dont elle finit par avoir le quasi-monopole, tandis que la
poésie [tendait] à s'enfermer dans le corset des formes fixes
»1.
Pourtant, Philippe Mousket, au milieu du
XIIIème siècle et sans doute parfaitement conscient de
ces changements, choisit de rimer sa chronique. Certes, il ne choisit pas la
versification la plus marquée et la plus tortueuse : l'octosyllabe
à rimes plates, forme du roman, correspond à ce que l'on pourrait
appeler un « degré zéro de l'écriture
littéraire »2 puisqu'elle laisse libre cours au
récit et ne cherche pas à jouer des effets de l'oralité et
du chant. Il n'est pas non plus isolé et, jusqu'à la fin du Moyen
Âge, l'histoire s'écrira encore parfois en vers (Histoire de
Guillaume le Maréchal ou, plus tardif, celle de Bertrand du
Guesclin par Cuvelier). Il n'en reste pas moins un cas rare et étonnant.
Ne faut-il pas voir dans ce choix du vers un écho des regrets qu'il fait
dans son prologue à l'égard de la civilisation courtoise de jadis
?
On siout jadis tenir grans cours Et despendre l'avoir à
cours, C'on en parloit outre la mer, Et siout on par amors amer Et faire
joustes et tornois Et baleries et dosnois3.
Le vers correspondrait alors pour lui au meilleur hommage
qu'il pouvait rendre à cette société chevaleresque dont il
dépeint les différents avatars au fil de l'histoire. Son
écriture afficherait avant tout le plaisir esthétique et
littéraire pour resgoïr, revendiquant un type de public
précis et un état de civilisation. Le choix du vers, nostalgique
et volontaire, ne serait ainsi pas simplement une survivance, mais le signe
d'un écrivain conscient de sa valeur et de son rôle. Cependant,
les regrets qu'il porte sont aussi ceux de ses voisins du Nord, qui
écrivent l'histoire de leurs ancêtres par défi contre
l'envahisseur capétien et pour retrouver l'esprit de cour de jadis, mais
en faisant le choix de la prose. L'équivalence vers/littérature
courtoise n'est donc pas forcément pertinente, même si elle a le
mérite de montrer l'importance de la forme d'écriture dans le
sens donné au texte.
1 M. Zink, op. cit., p. 175.
2 M. Zink, op. cit., p. 130.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 28-33.
57
b. L'appareil critique et le traitement des sources
Philippe Mousket questionne-t-il ses sources ? Cela ne
transparaît pas
dans son écriture. Contrairement à d'autres
historiographes contemporains qui soupèsent les témoignages et
rejettent ce qui ne leur paraît pas vraisemblable (ou simplement ce qui
contredit leur propos), Mousket semble faire feu de tout bois. On a vu le large
faisceau des genres qu'il exploite : du Turpin ou des chroniques
normandes, il retient presque tout sans émettre aucune réserve,
parfois au prix de contradiction. Ainsi, la couronne d'épines est
dédoublée par l'intégration, d'une part, de la tradition
dionysiaque du pèlerinage de Charlemagne rapportant la relique à
l'abbaye et, d'autre part, du récit de son achat par saint Louis
à Constantinople et de la construction de la Sainte Chapelle. De
même, certains récits rapportés1 sont repris
tels quels sans être interrogés. Cette absence d'esprit critique a
été sévèrement jugée par les premiers
commentateurs du chroniqueur ; c'était, du reste, un regard souvent
porté sur les oeuvres médiévales. La chose est mieux
comprise depuis que l'on a pris en compte le rôle de l'authentique
et de l'apocryphe dans les critères
médiévaux de vérité2. Mais sans doute y
avait-il des historiens plus crédules que d'autres, et Mousket en
faisait partie. Il n'avait ni la culture, ni l'outillage intellectuel des
grands historiens du Moyen Âge qui, attentifs à la chronologie,
« [discutaient] la suite des temps » (Robert d'Auxerre). Il
était avant tout un écrivain amateur et s'en est remis tout
entier à des sources d'autorité, au patronage des «
livres anchiens » de Saint-Denis qui suffisaient à
garantir la vérité de son propos. Il s'est posé, on l'a
dit, en entremetteur, en prétendant ne vouloir ni omettre, ni ajouter
quoi que ce soit pour transmettre tel quel ce que les anciens
témoignaient. C'est pour cela que, pour autant que nous
connaissions ses sources, il n'a pas fait preuve d'un esprit critique
avisé en rejetant ce qui lui paraissait invraisemblable.
Pour autant, il ne laisse pas ses sources intactes. Il
interpole, amplifie, change de ton parfois. Dominique Boutet a bien
montré que Philippe Mousket ne s'était pas contenté de
recopier telle quelle une version du Turpin, mais l'avait
combiné avec la Chanson de Roland 3 . Il
intègre également des amplifications qui lui sont propres, et
auxquelles il donne un ton épique (parfois même proche de la
poésie lyrique, par la multiplication des comparaisons animales). Ce
sont notamment les regrets que Roland adresse, mourant, non plus seulement
à son épée mais également à Charlemagne,
à la France, à son cor, à
1 Voir supra, III. 2) a. Les sources
revendiquées, p. 29.
2 B. Guenée, « "Authentique et
approuvé" : recherches sur les principes de la critique historique au
Moyen Âge », La lexicographie du latin médiéval et
ses rapports avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen
Âge, Paris, 1981, p. 215-229.
3 D. Boutet, « La réécriture de
Roncevaux... », art. cit.
58
son cheval et à ses compagnons. Fait notable, cette
interpolation est précédée de la venue d'un autre
personnage, Thierry, survivant à la bataille, qui peut donc être
le garant de l'authenticité des ajouts faits par le chroniqueur :
là où Mousket s'écarte du texte original, il prend soin de
glisser un témoin qui, par sa présence, contribue à
valider le propos. Il y a également le second planctus (v.
8628-8912) qui, on l'a dit, n'est ni dans la Chanson ni dans le
Turpin. Il est d'inspiration beaucoup plus profane que le premier,
tiré du Turpin, et fait la place aux sources romanesques et
à la célébration des valeurs courtoises. C'est ici,
semble-t-il, que nous pouvons entendre la voix de Philippe Mousket :
Boins cevaliers et de grant sens A vous estoit tous mes asens, En
vostre cors manoit proecce Et en vos mains gisoit largecce. Humilités,
parole douce
Soujournoit en la vostre bouce ; En vos biaus ious iert pasience,
En vostre cuer obédience. Vous estiés bien en Dieu créans,
Vous destruisiés les mescréans. De tous cevaliers convenables
Estiés vous ermines et sables ; Et, de tous preudomes non pers, Vous
estiés al bon Ector pers, De cevalerie et d'ouneur
De courtoisie et de valeur
Vous n'aviés pas la cière baude, Ainc estiés
la fine esmeraude.1
Les sources romanesques et épiques que Mousket
interpole sont tissées intimement au récit et n'en bouleversent
pas la trame. Les personnages sont évoqués, à peine
développés. Quand il résume la Chanson de Girart de
Roussillon2, ni Girart, ni Foulques ne sont pas
présentés. De même, après la mort de Roland, Mousket
fait l'énumération des « félons et traïtours
» qu'il connaît :
Guenles, li fel, et si parent, Fromons, li vious, et Aloris,
Hardrés, Sansons et Amaugris, Et li autre traïtour faus,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 8736-8753
2 Voir supra, p. 37.
59
Et par leur parage et par aus, Ont maint roi de Frange
grévé1.
Leur noms sont familiers de l'auditoire et sont censés
faire écho à des oeuvres littéraires bien connues,
dégageant tout un arrière-monde littéraire. L'idée
est d'intégrer dans la longue chaîne de l'histoire les
héros dont se délecte déjà le public, créant
ainsi un lien entre les guerriers qui combattaient devant Troie, ceux qui
cherchaient le Graal et ceux qui accompagnaient Charlemagne. De même,
quand Arthur apparaît au détour d'un vers, son nom vient enrichir,
par sa simple présence, le récit historique des
résonnances du vaste monde arthurien.
Lors de la bataille de Bouvines (v. 21 517-22 228), Philippe
Mousket utilise les codes littéraires propres à
l'épopée et cherche à établir une continuité
héroïque entre le monde des chansons de geste et la
consécration du règne de Philippe Auguste2. Si l'on
compare les textes en effet, Philippe Mousket réécrit et amplifie
sa source (qui semble être, on l'a dit, une chronique attribuée au
patronage de Michel de Harnes), n'en gardant que la trame narrative. Nous
pouvons ainsi comparer un passage qu'il reprend manifestement mais
développe et réarrange :
Michel de Harnes
3. - Othes li Emperere et sa bataille chevauchierent contre
l'ensaigne Saint Denis droit a la bataille le roi. Et les gens le roi
s'adrechierent a lui. Pierres Malvoisins et li bon chevalier, que li roi
gardoient, assemblerent as gens l'empereor, et moult le fisent bien.
4. - La presse fu si grans entor le roi adonc de ceaus qui le
gardoient, que ses chevax fondi desos lui, et li rois fu a terre, mais tantost
fu remontés, et aidiés de Pierron Tristan, et de ses autres amis,
qui la furent environ lui. Gerars la Truie se departi de la bataille le roi, et
vint assembler a Othon l'empereor moult hardiement et moult se conbati a lui,
et tant fist qu'il feri le cheval l'empereor Othon, d'un cotel a pointe qu'il
tenoit, parmi le senestre oel en la cervele et puis le tint grant piece par le
frain ; mais li chevaus, qui navrés estoit a mort, commença de la
teste à buisnier et a drechier, si que l'en nel pooit tenir, et
l'emperere se deffendoit durement et bien, et escrioit s'ensaigne molt haut :
« Rome, Rome, a Othon ! »3
Philippe Mousket
Othe, li rois, à grant compagne, Avoec lui sa gent
d'Alemagne, Vint cevauçant devers le roi.
1 Reiffenberg, op. cit., v. 8457-462.
2 C. Bouillot, art. cit.
3 « Fragments d'une histoire... », op. cit.,
p. 113-114.
60
Mais bien le connut al conroi
Girars la Truie et raviza.
Au roi vint, si li deviza
Que li rois Othe cevauçoit,
Pour venir à lui s'aproçoit.
« Truie, dist li rois, ù est-il ?
Connissiés-le vous ? » - « Sire, oïl,
Quar il porte, ce n'est pas fable,
L'escut d'or à l'aigle de sable,
Et les banières autreteus.
Il méismes par est trop preus ;
Mais li destourber le poroit
En son venir, moult nos vauroit. »
- « Alons, dist li rois, cele part. »
Girars la Truie atant s'en part,
Quar li rois congiet l'en douna,
Et il à Dieu se coumanda.
Lance baiscie, l'escu pris,
Com cevaliers d'armes espris,
Vint au roi Othon asanbler,
Qu'en XIII pièces fist voler
Sa lance, et puis traist le coutiel.
Le ceval fiéri el cieviel
Parmi l'uel seniestre tot droit,
U sus l'emperères seoit,
Et lues l'a saissi par le frain.
Li roi Othe pour son réclain
Cria Roume III fois, s'ensègne,
Si com proaice li ensègne.
I coutiel ot moult rice à pointe,
D'acier iert l'alemiele jointe,
La Truie en douna si grant cop
Qu'il ne le tient ne pau ne trop,
Quar li cevaux buisnoit del cief,
Si qu'Othe en estoit à mescief1.
Il reprend plus loin et dans les mêmes termes la chute du
roi :
Li rois ot aproismiés l'estor, Et ses gens li furent
entor.
Pour leurs cors et pour siervir lui,
Vorrent estre n'i ot celui.
1 Reiffenberg, op. cit., v. 22 025-62.
61
Priés de lui s'i priésèrent tant, L'une eure
arière l'autre avant, Que li cevaus le roi fondi. Li rois en
céant descendi, Mais il fu remontés si tos Qu'à painnes
s'en perciut li os1.
On constate donc que Philippe Mousket recompose le passage en
en modifiant la trame ; il amplifie ce qu'il juge trop bref, insérant du
discours direct là où sa source ne faisait que mentionner une
parole. Le combat aussi est développé et nous entraîne plus
fortement dans la presse. Le canevas est en tous les cas repris et Mousket suit
les enchaînements chronologiques : c'est ainsi le cas pour la croisade
albigeoise, que les deux chroniqueurs intercalent entre les trêves faites
après Bouvines et l'expédition d'Angleterre. Mais Mousket
développe en cent-cinquante vers ce qui ne faisait que deux paragraphes
dans la source originale, apportant de nouvelles informations. Il semble donc
que Philippe Mousket s'inspire de la construction de ses sources et poursuit
ailleurs ses recherches quand la relation lui paraît trop succincte.
Comme l'écrit R. Walpole, « Mouskés'
sources were his law »2. Il a sans doute construit son
oeuvre en fonction des documents qui étaient à sa portée,
suivant la plupart du temps servilement les textes qui lui semblaient faire
autorité et négligeant d'interroger leur véracité.
Mais, on le voit, il ne s'est pas contenter de recopier et est parfois
allé chercher plus loin des compléments d'information. Il a
réécrit, réarrangé et amplifié ses sources
pour qu'elles se coulent dans ses propres codes littéraires et dans sa
conception de l'écriture de l'histoire, avant tout vouée au
plaisir et à l'édification de l'auditoire.
c. Une écriture pour resgoïr
Pour Mousket, ses contemporains ne savent plus faire
mémoire des belles histoires du temps passé et ne veulent plus
« oïr / Son n'estore pour resgoïr »3.
Lui, en mettant en rime l'histoire des rois de France et des anciennes
prouesses, va leur redonner goût à la courtoisie. Il multiplie
ainsi les récits de visions, de miracles et de merveilles pour relever
sa narration. Nous avons cité les prophéties de Merlin, mais il y
a d'autres occurrences, comme celle qui prédit à Rollon que sa
lignée se composera de sept rois avant de s'éteindre, et que l'on
ne trouve nulle part ailleurs (v. 13 909-14 010). Partout où il
réduit les
1 Reiffenberg, op. cit., v. 22 161-170.
2 R. N. Walpole, Philip Mouskés and the
Pseudo-Turpin... op. cit., p. 395.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 42-43.
62
développements trouvés dans ses sources, il
s'efforce de garder ce qu'il y a de plus étonnant et de plus
intéressant pour l'auditoire. Il aime les legenda, les
histoires « qui méritent d'être lues », comme celle du
Juif errant qu'il est l'un des premiers à mettre par écrit (v. 25
485-25 552) et qui sera une des sources d'Apollinaire. Ces historiettes
privilégient en quelque sorte la fiction sur les explications
réalistes ; c'est ainsi le cas pour l'empire, où Mousket utilise
ce genre de récits pour raconter l'origine du principe de
l'élection ou de la guerre de Frédéric II à son
fils. Elles prennent parfois le tour de l'anecdote, qu'il amplifie, comme celle
de l'étranglement du comte d'Essex Godwin avec un morceau de pain. On ne
la trouve ni dans les chroniques normandes latines, ni chez Benoît de
Sainte-Maure, et elle est à peine évoquée chez l'Anonyme
de Béthune1 et chez Wace2. Mousket, lui,
l'étend sur 50 vers (v. 16 574-624), utilisant abondamment le discours
direct. Les paroles rapportées sont justement un des caractères
du style du chroniqueur et sont destinées à rendre le
récit vivant : c'est, parmi bien d'autres, l'amusant pastiche de
provençal quand il fait parler Raymond VII de Toulouse :
Et avoit li quens Romons dit, Oïant tous sans nul escondit :
« Signar, non fas, per vostre sère, Que bien m'estave de la gerre,
Avant lo fas, per Deu amor, Et non qer far à negun jour, Rendon sie
crestiiens faus. »3
Si Grégoire de Tours exploitait lui aussi largement le
discours direct, il est plutôt rare dans les textes latins et plus
présent dans les oeuvres en langue vulgaire, témoignant encore
une fois d'une influence de la littérature. Celle-ci, on l'a vu tout au
long de cette partie, est omniprésente dans la chronique de Philippe
Mousket et fait valoir ses codes et tics d'écriture. L'insertion de
chanson de geste et de romans, les choix opérés dans les sources
et le style adopté témoignent bien d'une écriture
vouée au plaisir littéraire, à la valorisation de
l'anecdote, du merveilleux, du discours qui fait mouche et qui amuse.
L'influence stylistique est aussi celle de l'exemplum, qui se focalise
sur le concret, le dialogue, la rupture de ton pour susciter
l'intérêt. Diffusé largement au XIIIème
siècle par la prédication, l'exemplum se fait «
véhicule d'un savoir et
1 Histoire des ducs de Normandie...op. cit.,
p. 61.
2 Le Roman de Rou de Wace, éd. A. J.
Holden, A. & J. Picard, Paris, 1970, v. 10 597-600.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 23 509-515.
d'une logique »1, ceux de la scolastique et
des Ordres mendiants. Chez Mousket aussi, influencé par cette dynamique
culturelle, le récit historique édifie et enseigne autant qu'il
distrait.
63
1 M. Bourrin-Derruau, op. cit., p. 31.
64
IV.
Philippe Mousket, l'espace, le temps et
l'histoire
Après nous être intéressés à
l'auteur et à l'oeuvre dans ses aspects formels, il faut maintenant se
pencher sur le contenu de la chronique de Philippe Mousket, sur ce qu'elle peut
nous apprendre du regard d'un Tournaisien du XIIIème
siècle sur le monde qui l'entoure, sur le passé et le cours de
l'histoire. C'est de sa position dans le temps et dans l'espace qu'il observe
ceux qui l'ont précédé et trace une ligne de perspective
dans l'histoire. Se dégagent d'abord deux pivots principaux autour
desquels s'articulent pour Philippe Mousket l'histoire des rois de France :
Charlemagne et Philippe Auguste. A leurs côtés, un autre peuple
les concurrence et s'intègre dans un même élan d'exploits,
les Normands, auxquels succèdent ensuite les grands rivaux
Plantagenêts. Les intérêts de Philippe Mousket dessinent
également une certaine géographie : la Flandre et le Nord de la
France ; puis un peu plus loin l'Empire et l'Occitanie ; enfin, l'Orient des
croisades, cet « horizon onirique » dont parlait J. Le Goff. Il
faudra enfin en dernier lieu s'interroger sur ce que l'écriture de
l'histoire révèle comme cadres temporels et comme perception du
passé. Ces quelques approfondissements permettront de cheminer dans
l'oeuvre longue et dense de Mousket et d'y repérer certains
détails susceptibles de nous éclairer sur les raisons
d'écriture.
1) Les deux piliers : Charlemagne et Philippe Auguste
a. Le Grand Empereur
Le règne de Charlemagne est clairement la partie phare
de la chronique de Philippe Mousket : d'une durée de 46 ans, il occupe
à lui seul 31% de l'oeuvre, soit 9791 vers1. Certes, il ne
faut pas négliger la période contemporaine de l'auteur
correspondant, en 20 ans, à 23% de la chronique et interrompue seulement
par l'inachèvement du texte. Il n'en reste pas moins que le règne
de
1 Voir partie I. 1).
65
l'empereur franc occupe une place à part dans
l'histoire des rois de France selon Mousket. Alors que jusqu'à la fin du
XIIème siècle la rupture dynastique de 987
embarrassait les Capétiens et qu'ils avaient pris l'habitude
d'être ces « rois légitimes aux ancêtres discrets
»1, le règne de Philippe Auguste réintroduit
l'ambition d'une légitimité carolingienne. Son mariage avec
Isabelle de Hainaut, descendante du compétiteur d'Hugues Capet Charles
de Basse-Lotharingie, permet à l'idéologie capétienne de
développer le thème du reditus regni Francorum ad stirpem
Karoli et d'atténuer l'usurpation fondatrice (André de
Marchiennes, Gilles de Paris...) 2 . Ce contexte politique et
idéologique particulier flatte ainsi le thème de Charlemagne,
déjà privilégié dans l'écriture historique
au XIIème siècle et entretenu par la
littérature épique qui se voulait la mémoire vivante des
temps carolingiens. La lignée des rois de France tend à
s'homogénéiser dans un fil continu qui embrasse les trois
dynasties mérovingienne, carolingienne et capétienne.
Philippe Mousket est dans l'air du temps. Dans son histoire
des rois de France, on sent que la succession se justifie et se résume
dans celui qui la symbolise. Le récit du règne de Charlemagne est
entrecoupé de portraits et de dithyrambes répétitifs,
relevant à la fois de ses sources (notamment Eginhard), d'un style
formulaire de type hagiographique et épique (référents
animaux, ou épithètes récurrents - « Le preu, le
sage, le vallant »). La chronologie est confuse, le rythme
s'accélère, ralentit et bien souvent piétine comme dans
l'écriture pathétique et lancinante des chansons de geste. La
narration commence d'abord par reprendre la Vita Karoli d'Eginhard,
mêlée à des interpolations propres à Mousket ou
tirées de chansons du Cycle du Roi. Puis elle est interrompue par le
long récit des campagnes d'Espagne et de la bataille de Roncevaux (5086
vers), articulation du Pseudo-Turpin et de la Chanson de
Roland. Ici, c'est les héros de l'épopée qui tiennent
le haut du pavé, Roland, Olivier, Ogier, et Charlemagne semble
être relégué dans le rôle traditionnel du roi dans
les chansons de geste : figure tutélaire et lointaine,
vénérable arbitre des conflits entre lignages féodaux.
Après la disparition de Roland, cependant, le texte se mue en un
panégyrique continu et Charlemagne revêt une aura de
sainteté, culminant dans le récit de son pèlerinage
à Jérusalem et la longue liste des reliques rapportées. Il
reprend ensuite le fil interrompu d'Eginhard pour la fin de sa vie et
s'attèle à un dernier éloge-portrait dans lequel on voit
se dessiner une image de la société médiévale :
1 B. Guenée, « Les
généalogies entre l'histoire et la politique : la fierté
d'être Capétien, en France, au Moyen Âge »,
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 33/
3, 1978, p. 453.
2 B. Guenée, art. cit.
66
Bons clercs estoit et s'amoit clers, Tous çaus k'il sot
loiaus et fers, Et sovent grans biens lor faisoit. Et chevaliers moult
ounouroit, Mescines, pucieles et dames Destornoit volentiers de blames ; Si
amoit bourgeois et vilains, Quant il les sot d'aucun bien plains1
On voit poindre aussi les valeurs essentielles à la
royauté et les quatre vertus cardinales systématisées dans
la théologie chrétienne2 : la piété
(mesurée, toujours, car personne ne veut d'un roi bigot), la sagesse,
l'art oratoire, la charité, la tempérance et la justice (en
faveur des faibles et exercée contre les méchants) :
Volentiers antoit sainte glise Et ascoutoit le Dieu service, Et
moult iert biaus parleurs et sages, Si iert à povre gent moult larges Et
as autres selonc lor oevre, Famillous peut, les nus recuevre, As pelerins del
sien douna Volentiers quant les encontra. (...)
Mais moult avoit sens et meseure ; Pour les biens dont il fu
dontés Si estoit il partout doutés,
Comme rois et com emperères,
Buens justiciers, bon conquerères3.
Son rôle de roi justicier est largement
développé tout au long du récit, notamment par la longue
suite des conquêtes qu'égrène Mousket. La violence du roi
est légitime et juste, car elle doit guider le peuple sur la voie droite
:
Al tans que Karles à poisance Sostenoit la tière de
France ; Si avoit sainte glise éu
1 Reiffenberg, op. cit., v. 11 680-87.
2 Y. Sassier, Royauté et
idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe -
XIIe siècle), Armand Colin, Collection U, Paris, 2002.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 11 688-703.
67
Maint contraire, mais desfendu L'avoit li rois, et guardé
bien Qu'à painnes i perdirent rien. Aussi com li vilains sa vache Et son
buef donte de sa mace Et tant les enbat et kastie Que la tière en
ère et deslie ; Tout aussi les castioit-il, U il les metoit à
escil,
U à la mort, à grant hontage, U il ièrent en
vil servage1.
Charlemagne représente un des modèles
littéraires du roi chrétien. En tant qu'empereur, ses
conquêtes tendent à se confondre avec la chrétienté
toute entière :
La tière à l'Andalus prist-il Et mist à
cendre et à exil, Et la tière de Portigal
Qu'il départi tout par ingal ; (...)
De l'une mer jusqes à l'autre Conquist li rois, lance sor
fautre, Et Danemarce et Engletière, Alemagne et Saisogne à
gière, Et si reconquist Belléem Et la tière de Jursalem ;
Très dont que Cézar Julius Et l'autres Cézar Augustus
Regnèrent par trestot le mont, Ki grant pooir orent adont, Ne
régna nus ki si preudom Euist estet jusques à som.2
Du reste, le style annaliste et syncopé de la
première partie, suivi par le récit circonstancié des
campagnes contre les Sarrasins en Espagne et en Terre sainte, donne
l'impression d'une chrétienté assiégée dont
Charlemagne est l'incarnation et le défenseur zélé :
1 Ibid., v. 10 022-35.
2 Ibid., v. 12 048-73.
68
De toutes pars à grant plenté Travelloient
crestienté ; Et li rois, ki s'en offendoit, De toutes pars le
deffendoit, Et tant partout s'en avanci Qu'il venoient à sa
mierci1
Le roi enterré, une phrase prophétique fera
encore écho à cette posture :
S'ot tourné son vis viers Espagne Ce fut
démostrance et ensagne Qu'encor Sarrasins maneçoit De joiouse
qu'el puing tenoit2.
On dépasse parfois le rôle habituel dévolu
en Occident au souverain temporel pour tomber dans l'image d'un roi
prêcheur et quasi-sacerdotal :
Pour les anemis Dieu abatre Et la viertu Dieu anoncier Et sa
naissance praiecier3.
Le lexique hagiographique se fait parfois très
prégnant. Vers 3774-3933, Mousket énumère des hommes que
Charlemagne a convertis, non seulement par l'épée mais aussi par
l'éloquence et le sermon. Ce passage revêt ensuite une dimension
eschatologique et l'empereur se voit conféré le rôle de
pasteur suprême. Le chroniqueur interpole d'ailleurs ici la parabole des
talents qui fait partie de la petite apocalypse de l'Evangile selon Matthieu
(Mt 25), avant de conclure :
Si fu Carles li rois lumière Et tierce et seconde et
première Pour resplendir sor tos les rois Ki gent tenoient en conrois En
nostre tieriiene vie4
Le Charlemagne de Mousket est donc plus que l'empereur
à la barbe fleurie issu de la littérature épique. C'est un
personnage construit par diverses
1 Ibid., v. 4052-57.
2 Ibid., v. 12 130-34.
3 Ibid., v. 4061-63.
4 Ibid., v. 3916-20.
69
influences, à l'intersection de l'ancêtre
dynastique glorifié, de la littérature profane et des vieux
discours idéologiques et parénétiques sur la
royauté sacrée et pastorale. Son temps est celui des héros
des chansons, bon temps d'une courtoisie véritable et joyeuse, mais il
reste avant tout un modèle royal, à cheval entre le temps
historique et mythique, qui pénètre la lignée de ses
descendants et retrouve incarnation dans le règne de Philippe
Auguste.
b. Le vainqueur de Bouvines
Philippe Auguste est en effet le pendant du grand empereur, le
deuxième pilier du récit, celui dont les exploits ont fait vibrer
Mousket, échos présents des épopées qu'il lisait.
Son règne est déjà en quelque sorte le bon vieux temps. On
a parlé plus haut de l'engouement pour l'histoire carolingienne qui
s'impose sous son règne, ainsi que du modèle du reditus
qui l'inscrit dans la lignée de Charlemagne. Il donne à son
fils naturel le nom de Charlot, et se fait appeler lui-même Carolides
par Guillaume le Breton après Bouvines1. Peu à
peu, son règne entier est interprété comme une
répétition de celui de Charlemagne. Philippe Mousket nous montre,
au moment du sacre de Louis IX, que la rupture de 987 était toujours
durement sentie, même s'il cherche à unifier les rois de France en
une seule lignée :
Qu'à cest roi sont XXX ordené Et
bénéi et couronné.
Et si vos di et conc sans plet Que des oirs roi Huon-Kapet, Que
sans nul droit aquist le resne, Est cis neuvismes, dont je resne2
Plus troublant, le chroniqueur souligne aussitôt la
concurrence des comtes de Hainaut dans ce raccord difficile du Capétien
aux Carolingiens :
Blons fu et s'ot visage blau, Aussi com li oir de
Hainnau3.
Aussi semblait-il essentiel d'insister sur le lien entre
Philippe Auguste et Charlemagne. Ce sont, en premier lieu, les deux seuls
souverains à avoir droit à un portrait dans la chronique. Celui
de Philippe n'est pas long, mais contraste
1 B. Guenée, « Les
généalogies... », art. cit.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 27 681-86.
3 Ibid., v. 27 687-88.
70
avec les formules stéréotypées que
Mousket utilise au début du règne de chaque roi :
Moult ot la cière félenesse,
Grans et biaus fu et drois et lons, S'ot I poi rousais les
giernons1.
L'articulation des deux figures se joue surtout dans
l'assimilation des batailles de Bouvines et Roncevaux. On a vu plus haut
l'influence de la chanson de geste sur le récit de la bataille, autant
par le style et les codes littéraires que par le rappel lancinant des
héros de l'épopée2. La bataille de Bouvines est
sacralisée et revêt les atours d'un combat du bien contre le mal.
Elle est placée sous le double patronage de saint Denis et de
Charlemagne lorsque le roi prie avant l'assaut :
Vrais Dieux, hui cest jor me délivre
D'anui, d'encombrier et de mal,
Et çaus à piet et à ceval,
Que j'ai avoec moi amenés,
Et ma couronne soustenés.
Et vous, sire St-Denis, hui,
Qui om de ma teste jou sui,
Gardés ma couronne et mon cief,
Que n'i soie mis à mescief.
Vous devés garder la couronne,
Quar cascuns rois siervage i donne,
Si com devisa Charlemainne,
Et jou sui vostre om en demainne3.
Le roi est présenté comme un justicier qui
à Bouvines châtie les félons et défend la
chrétienté. Le long éloge qui suit sa mort rappelle ceux
faits à Charlemagne. L'idée que le roi est empereur en son
royaume est bien soulignée et sert cette assimilation au Carolingien
:
Le campion de sainte glise, Hiaume, escu, lance de justice, De
clergie, et tout leur salut,
1 Ibid., v. 19 159-61.
2 Voir supra, III. 3) b. L'appareil critique
et le traitement des sources, p. 57.
3 Ibid., v. 21 684-96.
71
Ki par tout leur avoit valut Lor viertu et lor soustenance
(...)
Ci iert rois teus que de l'empire N'estoit pas l'emperère
pire, Quar il le gardoit aussi bien, Com l'emperère en toute rien Et si
l'ot fait emperéour Par sa force et par sa valour. (...)
Cis rois ot sanblet Carlemainne De bien garder tot son demainne
(...)
Cis rois amoit trop ses amis, Cis destruisoit ses anemis Cis
maintenoit si bien sa tierre, Qu'il n'i avoit tence ne gierre ; Cis ounouroit
les cevaliers, Bourgois, siergans, arbalestriers Cis faisoit les cemins
séurs Ci estoit kampions et murs De marciés et de marcéans
; Cis destruisoit les mescréans1.
De même, des signes annoncent sa mort (« Haute
miracle et grant miervelle », v. 23 983), comme pour Charlemagne :
saint Denis apparaît à un sénateur romain et l'en informe.
Mousket reprend ici le dossier de sainteté constitué par
Guillaume le Breton, et demande que chacun se rappelle de la date
précise de sa mort, « Devant aoust, el mois de jun / VIII jors
devant la Mazelaine » (v. 23 565). Ainsi, en écho à
Charlemagne, Philippe Auguste est entouré d'un halo de sainteté
et s'impose comme une figure tutélaire dans le récit
historique.
Il faut cependant nuancer. Si l'on relève une influence
certaine du modèle royal incarné par Charlemagne et un lien net
tracé entre les deux personnages, la relation du règne de
Philippe Auguste reste plus proprement historiographique, moins orientée
par une téléologie héroïque. Contrairement au
règne de Charlemagne, marqué par la succession de posture et de
gestes dont l'arrangement répond avant tout à des critères
héroïques et moraux, celui de Philippe est soumis aux aléas
des évènements, aux incertitudes et à la logique
1 Ibid., v. 23 579-640.
72
d'une narration historiographique. Le récit de la
croisade n'est pas par exemple une célébration des actions
d'éclat du roi ; il est plutôt guidé par la critique
sévère de Richard Coeur-de-Lion. Plus encore, Mousket est
embarrassé par le départ précipité du roi, et se
sent obligé de le justifier plusieurs fois :
Et li quens Pières [le comte d'Auxerre] vint
à lui :
« Sire, dist-il, en grant anui
Nos laisés, quant vous en alés. »
- « Pières, dist li rois, tort avés. »
Atant li a moustrés ses dois
Et son cors, ki tant fu destrois,
Qu'il n'i avoit ongle remés
Et del cors fu li quirs ostés1.
(...)
Le félon cuviert, le gagnart, [Le roi Richard]
Qui l'avoit à Acre enpuisnié,
Si que ne de mains ne de pié
Ne li estoit ongles remés,
Et s'il auques i éuist més,
II i fust mors, u, tout sans falle,
Pris et traïs à la batalle2.
Philippe Mousket ne s'étend pas sur les victoires du
roi contre Jean Sans Terre, et préfère s'attarder sur les
querelles de lignages en Flandre qui précèdent la bataille de
Bouvines ainsi que sur la tyrannie du roi d'Angleterre. Philippe Auguste est
alors assez absent. De même, Bouvines n'est pas Roncevaux. Les ennemis
Flamands sont dépeints comme de bons chevaliers, habiles au combat. Ils
sont fiers et orgueilleux, « beubanciers », et certes du
mauvais côté. Ils sont coupables aussi d'avoir ravagé la
ville du chroniqueur. De l'autre côté, le sang des héros
épiques coule dans les veines des Français qui se battent
à Bouvines. Mais les Flamands ne sont pas des Sarrasins et Mousket,
peut-être témoin de la bataille3, ne s'est pas
laissé aller à l'emphase de Guillaume le Breton. Le chroniqueur
n'a pas d'ailleurs privilégié les exploits : il s'est bien
documenté et nous rapporte le testament du roi dans ses moindres
détails, ainsi que les
1 Ibid., v. 19 750-57.
2 Ibid., v. 20 014-20.
3 Ibid., v. 21 594-97 : Philippe Auguste
fait vider Tournai, car les habitants « ne leur pooit aidier /
Autrement que par la bataille ». Rappelons que Mousket se dit
lui-même témoin oculaire du siège de la ville
l'année
précédente.
73
enseignements donnés à son fils. Ces derniers
n'insistent pas sur le rôle de conquérant ou de guerrier, mais
plutôt sur la nécessité de justice et de protection de
l'Eglise. Il n'en reste pas moins que la mort du roi est un
évènement : après 814, c'est la seconde date donnée
par le chroniqueur.
2) D'autres héros : les Normands
L'une des particularités de la chronique de Philippe
Mousket est la place que prend la geste des Normands dans une histoire qui est
censée être celle des rois de France. On l'a dit, il faut sans
doute y voir une influence des sources du chroniqueur. Certaines compilations
en français intègrent, parfois, une chronique normande qui
consiste en une traduction de Guillaume de Jumièges
complétée et agrémentée d'autres apports. En tous
les cas, Mousket gonfle largement ces sources connues et c'est sur près
de 3000 vers que les ducs de Normandie tiennent le haut du pavé.
Les premières apparitions des Normands dans la
chronique sont succinctes et consistent en brèves évocations de
leurs raids. Le terme « Danois », est plus utilisé que celui
de Normands, pour distinguer les païens destructeurs de leurs successeurs
civilisés. Au début du règne de Charles le Simple
cependant, Mousket interrompt sa relation et interpole une traduction
abrégée des Gesta Normannorum ducum de Guillaume de
Jumièges, qui commence par une description du monde et sa division en
trois parties. Le chroniqueur annonce cette digression par une transition
commode et classique :
La tière tinrent en grant pais. Une pièce atant le
vous lais, De Carlon le Cauf si dirai, Des Normans itant que g'en
sai1.
C'est donc comme pour relever le récit des
règnes de Charles le Simple et de ses successeurs, trop peu
documentés et trop peu mouvementés à son goût, que
Mousket fait de cette digression le centre de son récit. « En
grant pais », ils contrastent en effet avec ceux de Charlemagne et de
ses successeurs, gonflés par les héros et les batailles
épiques. En outre, les troubles dans la succession dynastique et la
montée sur le trône de souverains à la
légitimité fragile, ne faisaient pas des rois de France du
Xème siècle les pièces de choix d'un
récit laudatif. C'est donc depuis la Normandie que nous sont
racontés les règnes des
1 Ibid., v. 12 855-58.
74
derniers Carolingiens et des Robertiens. La mort de Raoul est
ainsi située chronologiquement en fonction des ducs de Normandie :
Al tans Guillaume, le fil Rou, Si avint-il apriés I pou
Que dont moru li rois Raous, Qui moult fu preus et
vigerous1.
Tandis que, plus loin, la montée sur le trône de
Louis IV est en partie mise au crédit de Guillaume Longue-Epée
:
Hue li grans et li barnés De France tout
communément, Par le consel nouméément Le duc Willaume des
Normans, Qui moult estoit preus et vallans,
Redemandèrent tot en apiert, Par l'arcevesque Ghilebiert,
Loéis, ki fus fius Charlon2
La concurrence ne se fait pas partout cependant : si la
chronique normande de Guillaume de Jumièges donnait des origines
troyennes aux Danois, Mousket saute ce passage et se contente d'évoquer
l'ancêtre dynastique Danaus/Daniel. Il était
hors de question de leur accorder cette dignité réservée
aux Francs.
Il n'en reste pas moins que les héros d'alors sont
normands. C'est d'abord la figure de Rollon, Rou, qui s'impose des
vers 13 216 à 13 772. Son personnage est positif, même quand il
combat les Français et ravagent leurs terres. L'influence du Roman
de Rou de Wace est assez présente, donnant un tour romanesque au
récit : visions, prophéties et aventures solitaires se
multiplient alors. Mousket interpole également une prédiction,
que l'on ne trouve pas dans les autres sources normandes, faite par un inconnu
à Rollon et qui lui annonce sa postérité :
Et s'ot devant lui I monciel De cendres, en l'aistre del feu.
Esparses les a en cel leu, VII roies i fist d'un baston
1 Ibid., v. 14 011-14.
2 Ibid., v. 14 018-25.
75
Qu'il n'I a dit ne od ne non, Et si desfit les roies luès,
Quart de plus ne li estoit wés, Que çou fu en senéfiance
Que donques iroit à faillance La lignie Rou ; ensi fu,
Et li preudom ot despondu1.
C'est ensuite son fils, Guillaume Longue-Epée, qui
prend le relais. Les rois de France s'efface encore derrière lui
jusqu'au vers 14 408. Le personnage est lui aussi positif, seigneur si bon et
si pieux qu'il avait, nous dit Mousket, l'intention de se faire moine. Son
assassinat fait l'objet de l'offuscation du chroniqueur, scandalisé par
une telle trahison dans laquelle, du reste, le rôle du roi de France
était assez ambigu... Progressivement, pourtant, ce dernier reprend sa
place dans le récit. A partir du règne d'Hugues Capet, la
narration se recentre à nouveau sur les rois, même si la Normandie
reste très présente, notamment dans ses rapports avec
l'Angleterre. En réalité, on voit bien que le front historique
s'est déplacé vers l'Ouest. Les problèmes de succession en
Angleterre avant et après Guillaume le Conquérant occupent une
place centrale, comme par la suite les premiers Plantagenêts. Comme chez
l'Anonyme de Béthune, source probable de Mousket, la geste des ducs de
Normandie se perpétue dans les rois d'Angleterre, et fait pendant
à l'histoire des rois de France. Cet intérêt montre aussi
la place singulière de la Flandre, à cheval entre les influences
anglaises et françaises et dont le jeu politique intriquait les
intérêts des deux dynasties. Les Normands offraient aussi à
Mousket le matériel nécessaire au plaisir littéraire et
à l'enrichissement de sa narration, contrairement aux derniers
Carolingiens. Ce long écart géographique n'est donc pas à
percevoir comme le signe d'un patronage particulier ou d'un lien avec
l'aristocratie normande. Du reste, la prise de la Normandie par Philippe
Auguste en 1204 ne soulève aucun regret ni réaction chez le
chroniqueur.
3) Les grands rivaux Plantagenêts
Après les Normands, donc, le récit se tourne
vers les rois d'Angleterre. Ce sont trois grandes figures qui sont surtout
évoquées, trois personnages qui ont joué un rôle
important dans les relations avec la France entre la fin du
XIIème et le début du XIIIème
siècle et qui illustrent l'ambigüité de la chronique
à l'égard
1Ibid., v. 13 948-58.
76
des Plantagenêts : à la fois rivaux principaux
des capétiens, « gent sote » à l'origine
maléfique (on a vu plus haut le récit de l'ascendance diabolique
d'Aliénor), et en même temps héros de l'histoire.
A ce titre, c'est surtout la place donnée Henri le
Jeune, fils d'Henri II, qui étonne. Mousket éprouve une
réelle fascination pour le personnage, incarnation courtoise et
chevaleresque, héritier légitime des héros épiques.
Tout en maintenant une curieuse confusion entre le père et le fils,
qu'il semble devoir au texte de l'Anonyme de Béthune et cela à
propos du surnom de Court-Mantel (dont l'origine fait l'objet d'une longue
anecdote et de réflexions sur les moeurs vestimentaires des
Anglais)1, le chroniqueur entame bien vite un éloge du
personnage tout juste couronné. Il y loue des qualités proprement
chevaleresques, art de la dépense, prouesses en tournois, entretien
d'une importante mesnie :
A son vivant, fu moult courtois, Chevaliers ama et tournois,
N'iert avers ne faus ne cuviers, Ain sert li sires des haubiers, Et si tint de
maisnie entière
C cevaliers portant banière, Et fu plus larges
qu'Alixandres. Si venoit tornoïer en Flandres. Quan que ses pères
li dounoit, Devens IIII jors ne paroit, Quar il dounast ains I castiel Que nus
autres I seul gastiel, Ne il ne fust jà le jour liés Qu'il
n'éuist Ve mars baillés As cevaliers ki le siervoient,
Ki pris et los partout avoient, Quar en nule tière n'eust Chevalier ki
de grant pris fust, Que il ne dounast tant celui Que tous jors l'éuist
avoec lui. Li rois Henris au Cort Mantiel, Ses pères, ferma maint
castiel Pour lui et pour sa grant proaice Et pour sa très grande
largaice2.
1 Histoire des ducs de Normandie..., op.
cit., p. 82.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 18 856-79.
77
On ne trouve pas un tel éloge chez l'Anonyme de
Béthune, sa source probable, ni l'anecdote sur les manteaux de la cour
d'Angleterre (l'origine du surnom est évoquée dans quelques
chroniques comme un effet de mode à la cour, mais ne fait pas l'office
d'un tel développement), et il faut sans doute voir ici un
intérêt propre à Mousket, signe de l'attention qu'il porte
aux badinages et aux jeux courtois. L'épanchement du chroniqueur sur ces
valeurs, qui fait écho au prologue, se retrouve encore après la
mort d'Henri le Jeune. Rarement il fait si grand cas du décès
d'un personnage : seuls Charlemagne, Philippe Auguste et plus tard le comte de
Saint-Pol font l'objet d'un tel éloge post mortem :
Adont s'avint pour une guierre, Que li jovènes rois
d'Engletière Henris, li preus et li saçans, Li nobles et li
embraçans D'amour, d'ounor et de noblece, De courtoisie et de proecce,
Li sages, li simples, li biaus, Ala soujourner à Martiaus, Quar el
païs s'estoit amors : Là le prist maus dont il est
mors1.
Il est unanimement pleuré et l'on aperçoit alors
toute la petite société qui évolue autour de ces
chevaliers et que Mousket connaît pour être active en Flandre
autour des villes :
Et, se verté dire vous voel, Grant rage et dierverie et
duel En faisoient li soldoïer, Li siergant et li esquier. Mais li dious ne
fait à celer Que faisoient li bacheler, Ki d'amors et d'armes vivoient
Et tout de sa mesnie estoient, Et li marcéant que faissoient, Ki les
avoirs i gaégnoient, Et des armes et devaus, Et des samis et des bliaus,
Qu'il li vendoient pour douner2.
1 Ibid., v. 19 378-87.
2 Ibid., v. 19 394-406.
78
Le personnage fascine parce qu'il est un parangon de la
chevalerie et qu'autour de lui gravitent les plus importants tournoyeurs du
temps. Mousket n'est du reste pas le seul, et cette admiration se retrouve dans
la Chanson de Guillaume le Maréchal, dans les oeuvres de
Gislebert de Mons ou de Lambert d'Ardres. Un planctus est aussi
écrit par Bertrand de Born à sa mort. Faut-il y voir une
quelconque adhésion du chroniqueur pour les rois d'Angleterre (Henri le
Jeune est décédé avant son père, mais il
était lui-même couronné) ? Rien n'est moins sûr. En
réalité, Henri fait quasi figure de Français : en guerre
ouverte contre son père, il rejoint un temps les rangs de Louis VII et
vit majoritairement en France pour courir les tournois (qu'on dit ludus
gallicus). Sa figure fait du reste largement contraste à celle de
ses deux frères.
Comme chez Gislbert de Mons, Richard Coeur-de-Lion s'oppose
dans la chronique trait pour trait à son aîné. Alors que
lui aussi fait la guerre à son père et attire de nombreux
chevaliers en quête de soldes et de prouesses, « hardis et
senés » nous dit Mousket, il n'en reste pas moins une figure
négative, voire anti-chevaleresque. « Fel et hardis comme
lupars »1, il prend toute sa mesure durant la croisade
où il tente d'assassiner le roi Philippe. On le voit certes s'y battre
vaillamment, mais toujours de manière fausse et rusée. Il jalouse
l'honneur du Philippe Auguste et manque à ses devoirs de vassal :
Mais li rois Felipres de France Estoit de plus grant ounorance En
l'ost, et plus amés de lui ; S'el haïrent, n'i ot celui
Des Englois, et li rois Ricars Fu sour le roi Felipre escars Et
d'amour et de loïauté, De compagnie et de
bonté2
La querelle avec le duc d'Autriche pour une histoire
d'hôtel et de bannière n'est pas non plus présentée
en sa faveur. Pour Mousket, il en vient même à trahir la cause
chrétienne pour pactiser avec Saladin et le fait quitter la Terre sainte
aussitôt après Philippe Auguste. En réalité, on
connaît par le trouvère Ambroise les efforts que mènent
Richard contre Saladin bien après la prise d'Acre, et ce jusqu'à
Jérusalem. Suite logique chez Mosuket, le récit
pathétique
1 Ibid., v. 19 527.
2 Ibid., v. 19 626-33.
79
de son épopée en Allemagne puis de sa
captivité n'est qu'une longue raillerie à son encontre. Les
informations sont détaillées et beaucoup plus
développées (200 vers, du v. 19 839 à 20 040) que dans les
autres récits que l'on connaît. Déguisé en valet de
cuisine, il est surpris dans les cuisines d'un château à faire
tourner le chapon comme un vulgaire saucier. Mousket fait largement usage du
discours direct et nous livre une relation complète et vivante de
l'affaire. Cette présentation négative de Richard se retrouve
assez chez l'Anonyme de Béthune, bien que de façon beaucoup moins
développée, et dans des termes similaires dans la Chronique
d'Ernoul1. Ce dernier, partisan de Conrad de
Montferrat contre Guy de Lusignan et donc opposé au camp de Richard,
parle également de l'empoisonnement de Philippe Auguste. L'anecdote du
valet de cuisine s'y retrouve également, ainsi que chez le
Ménestrel de Reims, mais rarement ailleurs. Philippe Mousket se montre
donc ici plutôt original comparé aux sources connues.
Richard, négatif de son frère Henri, n'en reste
pas moins une figure chevaleresque et, lors de sa mort, après une avoir
parlé une dernière fois de sa félonie, Mousket nuance :
Mais ce ne doit-on pas céler Que soldoïer et
baceler,
A qui il dounoit les grans dons Pour guerroiier dus et barons,
N'en demenasent trop grant duel, Se vérité dire vous
voel2.
Au contraire, le dernier frère Jean Sans Terre n'a rien
de chevaleresque. Il est avant tout un couard et un tyran. Figure du roi cruel,
il se discrédite dès les débuts de son règne, en
donnant la mort à son neveu Arthur de Bretagne :
Et Artus, li nouviaus gueriers, Se fu en I celier repus,
Et tant qu'il i fu percéus. Si fu pris et livrés al
roi, Son oncle, à moult petit conroi. Et il le mist en tel prisson, U il
moru par mesproisson ; Quar on dist k'il le fist noiier, Pour çou qu'il
l'osa renoïer1.
1 Recueil des historiens des croisades, t.
II, p. 179-80.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 20 555-60.
80
A ce titre, Mousket participe de la légende noire
tissée autour du personnage et que Shakespeare contribuera à
populariser. On la retrouve dans la plupart des textes historiographiques
contemporains, même anglais. Par la suite, dans les affaires de Flandre
qui précèdent la bataille de Bouvines, Jean brille par son
absence. Sa défaite à la Roche-aux-Moines est
expédiée en quelques lignes. En revanche, son discrédit
face à ses barons et l'expédition d'Angleterre par le futur Louis
VIII qui suivit, fait l'objet d'un long récit. C'est encore en tant que
tyran et de mauvais seigneur qu'il est attaqué :
Et si home point ne l'amèrent Encontre lui se
relevèrent, Car et lor femes et lor filles Bourgoises, vilainnes,
gentilles, Prendoit à tort et droit,
Et tant les avoit en destroit Qu'il maintenoit ses cevaliers
Comme vilains et pautouniers2.
Philippe Mousket, contrairement à sa source (le
fragment attribué au patronage de Michel de Harnes), ne s'étend
pas plus sur les raisons du soulèvement et de l'appel à Louis. Il
saute les évènements de la Magna Carta pour se
concentrer sur le rôle du Français dans l'expédition, son
seul intérêt. C'est une promenade de santé, où Jean
se dérobe et fait pâle figure. A sa mort, durant l'affaire, il
n'est guère regretté. Philippe Mousket déplore quant
à lui que cette campagne ne soit pas allée au bout et que Louis
ait renoncé à la couronne. Jean Sans Terre apparaît
dès lors comme un roi tyrannique et faible, image que la tradition lui a
très tôt accordée.
Par la suite, les rois d'Angleterre sont beaucoup moins
présents dans le récit. Il reste en tous les cas une
ambiguïté vis-à-vis des adversaires des Capétiens :
si Henri fut un personnage aimé et admiré, Richard et Jean
servirent de commodes contrepoints à la figure souveraine et courtoise
de Philippe Auguste. Mousket nous livre des récits indépendants
d'autres sources et parfois originaux. Sa position à l'égard des
Plangenêts demeure cependant traditionnelle, proche de celle
adoptée par l'historiographie pro-française.
1 Ibid., v. 20 618-26.
2 Ibid., v. 22 477-84.
81
4) L'histoire locale : Tournai et la Flandre
Philippe Mousket, s'il écrit l'histoire des rois de
France, ne s'est pas départi de sa situation géographique. Dans
une Europe perçue comme unie dans la chrétienté, les
cadres de pensée sont en réalité largement pris dans le
carcan local, dont l'identité linguistique et culturelle est forte et
structurante. Aussi est-ce normal que chez Philippe Mousket Tournai, et plus
encore la Flandre, soient comme le point de vue et le cadre
privilégié du récit. La Flandre est présente tout
au long du récit, dans des interpolations et au rythme de la succession
des comtes qui scande la chronologie. Il fait très souvent appel
à des toponymes locaux, qu'il ne prend pas la peine de situer,
démontrant par là que les destinataires de son oeuvre sont avant
tout flamands ou hennuyers. La Flandre n'est que rarement en elle-même le
centre de la narration, mais est souvent le cadre géographique de
l'histoire, ne serait-ce que par la relation des démêlés
entre les rois et les comtes. Le chroniqueur est ainsi une des sources
importantes pour l'histoire du Nord de la France au XIIIème
siècle1.
C'est surtout le cas pour les temps contemporains de Mousket.
Cette présence se fait plus insistante car on rentre alors dans l'ordre
du témoignage2. On sent ici le poids du vécu et de
l'entendu, et c'est à ce moment que le chroniqueur prend
réellement parti. Les précédents comtes de Flandre ou de
Hainaut avaient laissé de bons souvenirs et jouissaient de qualificatifs
positifs malgré leurs guerres contre le roi de France. Ainsi pour
Philippe d'Alsace (1157-1191) :
Et li quens Felipres de Flandres, Ses parins, ki plus q'Alixandre
Fu larges et preus et hardis3.
Ou encore Baudouin IX (1194-1205) :
Que Bauduins li preus, li buens,
De Flandres et de Hainnaus quens, Li sages, larges et
proissiés,
Se fu pour l'amour Dieu croisiés1.
1 Il est très souvent cité. Voir D.
Clauzel, H. Platelle, Histoire des provinces françaises du Nord
(dir. A. Lottin), t. II. Des principautés à l'empire de Charles
Quint (900-1519), Artois Presses Université, Arras, 2008 ou R. L.
Wolff, « Baldwin of Flanders and Hainaut, first Latin Emperor of
Constantinople : his life, death and resurrection, 1172-1225 »,
Speculum, 27, 1952, p. 281-322.
2 Voir infra pour l'importance du
témoignage chez Mousket.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 19 266-68.
82
Avec Ferrand de Portugal cependant, la Flandre devient le
centre des rivalités entre le Capétien, le Plantagenêt et
l'Empire. L'enjeu flamand « s'internationalise » en quelque sorte,
fait l'objet d'âpres luttes avant de rentrer progressivement dans le
giron français. C'est cette époque de bascule dont parle le
chroniqueur, temps charnière où le roi de France s'impose dans
les affaires du Nord. Le chroniqueur a choisit son camp, ce qui ne
l'empêche pas cependant de saluer parfois un geste des Flamands ou des
Hennuyers. C'est d'abord le crime du saccage de Tournai, dont le comte de
Flandre supportait mal la commune et sa reconnaissance par le roi de France,
qui marque le changement de ton de Mousket à l'égard des Flamands
:
Et li Flamenc et Hainnuier ;
Bourgois, siergant et cevalier,
As Prés-Porcins sont atravé,
Maint confanon i ot levé.
Et la nouviele vint au roi
Qu'il orent jà fait tel desroi,
Que sa chité assise avoient
Et que destruire le voloient.
(...)
Cruelment furent envaï
Fondent maisons, fondent celier,
Fondent loges, ardent solier.
Tot le païs ont mis à fuer
Ausement c'on a gieté puer.
(...)
Mais Ferrans et li quens Renaus
En esploitièrent, comme faus,
Et cil de Boves, par sa gille,
Qu'esranment qu'il orent la vile.
Des bourgois vorent prendre ostages
Et des plus rices et des plus sages.
Mais nus bourgois n'i vot entrer,
Et li Flamenc, sans demorer,
Pour çou que Ferrans fu séurs,
Abatirent portes et murs2.
Ce n'est pas seulement la félonie du comte Ferrand
(« diable d'enfier », v. 22 290) et les intrigues de ses
partisans qui sont dénoncés, mais aussi les
1 Ibid., v. 24 465-68.
2 Ibid., v. 21 833-34.
83
Flamands dans leur ensemble. Ce détail est à
relever pour saisir ce que Mousket revendique comme identité : à
Tournai, ville du roi de France, s'opposent les « Flamenc et Hainnuier
», ainsi perçus comme des altérités1.
A Bouvines, cette différence s'impose plus encore. Tandis que les
Français « Sont de tous cevaliers la rose » (v. 21
992), les Flamands sont « beubanciers » (v. 21 758). Et on
lit encore :
Souvent oïssiés à grant joie Nos
François escrier Monjoie2.
Il est donc certain que Philippe Mousket ne se perçoit
ni comme flamand, ni comme hennuyer, mais comme tournaisien, et ainsi homme
lige du roi de France. On a dit plus haut que la première moitié
du XIIIème siècle est un temps charnière
où l'équilibre entre le roi et le comte de Flandre se brise en
faveur du Capétien. Mousket, en tant que partisan du roi de France,
témoigne bien ici de cette nouvelle donne. Dans ce contexte, il y a un
évènement qui l'a marqué plus que les autres : il s'agit
de l'épisode du Faux Baudouin.
L'affaire a causé un important bouleversement dans le
Nord de la France3, comme l'atteste le nombre des contemporains qui
en parlent : Aubri de Trois-Fontaines, Baudouin de Ninove, Renier de
Liège, Guillaume d'Ardres ou encore Albert de Stade, pour la plupart
convaincus de l'imposture. Par la suite et jusqu'au XIXème
siècle, une vaste littérature romantique et fictionnelle s'est
constituée autour de cette histoire. Philippe Mousket, dans ce vaste
faisceau de sources, est de loin le plus complet et le plus
détaillé. Non seulement l'affaire semble l'avoir passionné
mais il en est sans doute un témoin direct. En 1225, en effet, un ermite
du bois de Glançon, près de Tournai, est reconnu comme le comte
de Flandre Baudouin, premier empereur latin de Constantinople et disparu
à la croisade en 1205. Captif des Bulgares, son sort n'avait pas
été connu, causant maintes conjectures. Rapidement, la ferme
croyance qu'il était vivant s'était répandue en Flandre.
Mousket en atteste lui-même, comparant cette attente du retour de
Baudouin à celle des Bretons pour le roi Arthur (v. 24 626-28).
L'atmosphère particulière qui régnait alors en Flandre
était propice à la diffusion d'une telle rumeur. Le comte Ferrand
était prisonnier du roi de France et c'était sa femme, Jeanne,
qui gouvernait le comté, assistée d'un conseil
pro-Français constitué notamment d'Arnould d'Audenarde. Des
1 Pour l'importance d'un patriotisme tournaisien, voir
infra, p. 113.
2 Ibid., v. 21 137-246.
3 Voir J. W. Jaques,
art. cit. et R. L. Wolff,
art. cit.
84
scandales domestiques avaient entachés la famille :
Marguerite, la soeur de Jeanne, avait d'abord épousé Bouchard
d'Avesnes en 1212, avant d'être forcée par la comtesse de divorcer
puis de se remarier avec Guillaume de Dampierre. Un fort parti de
mécontents s'était formé contre Jeanne, animé par
Bouchard d'Avesnes qui réclamait ce qui lui était dû. Des
guerres privées s'en étaient suivies qui ravagèrent en
partie les campagnes flamandes. Aussi le climat était-il favorable
à l'étincelle du Faux Baudouin. L'ermite fut aussitôt
récupéré par les opposants à Jeanne, et ce n'est
pas un hasard si Bouchard fut l'un des premiers à aller questionner
celui qui commençait à faire parler de lui. L'affaire prit de
l'ampleur, à tel point que Louis VIII lui-même envoya des proches
tenter de reconnaître Baudouin. En réalité le roi de France
avait tout intérêt à s'ingérer et à garder en
place la comtesse Jeanne qui lui était plus favorable que son
époux. Aussi, quand elle fut chassée de son comté par
l'imposteur le roi de France lui prêta une forte somme et lui promit de
l'aider. Mousket écrit :
Mais sor tous li bons rois de France
Garandi la contesse France.
Conseil ot qu'al roi s'en iroit,
Son signour, son couzin tot droit,
Mierci proiier et querre aïe
Del paumier et de sa maisnie,
Et des Valencenoi aussi,
Ki traiie l'orent ensi.
(...)
Plainte s'est et li rois l'oï,
Confortée l'a, s'el goï,
Et dist qu'il li rendra sa tière,
Car il estoit ciés de la gierre,
Si que Flandres tenoit de lui1
Le chroniqueur, qui insiste sur la position de
vassalité de la comtesse, a bien compris comme l'affaire servait les
intérêts du roi de France en Flandre. Et en effet,
l'épisode du Faux Baudouin marque l'influence de plus en plus nette des
Capétiens dans le comté, et permet en 1226 la prise
définitive de l'Artois. Aussi Philippe Mousket se montre convaincu de
l'imposture de l'ermite et raille la crédulité de ses partisans
:
Or vint en Flandres li paumiers
1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 893-907.
85
Qui n'en fu mie coustumiers.
Se Dieux fust en tière venus,
Ne fust-il pas mious recéus
D'abés, de moines et de clers,
Quar li païs iert moult emfers.
Rices présens li aportoient
Li fol buisnart, qui tot perdoient1.
(...)
Et les sages fist comme fos
Croire ses dis et ses boins cos.
Caus de St.-Jehan l'abéie [Saint-Jean de Valenciennes]
Fist-il muser à la folie.
Ses grenons rère li faisoient,
Pour saintuaires les guardoient ;
Et cil de Binc, sans nul desdaing,
Burent plus d'un mui de son baing2.
Et après avoir décrit par le menu le terrible
châtiment dont est victime l'imposteur, il n'a pas de mots assez durs
contre lui :
S'en doivent iestre moult honteus
Si homme, qu'ainc ne fu maus teus,
Que de leur dame, la gentil, Voloient faire anciele vil, Et d'un
sierf avolé, puant, Boisteus, faus hiermite et truant, Voloient faire
emperéour, Conte et prince de grant ounour ;
Et viestoient dras d'escarlates Ki sas déuist vestir et
nates3.
Philippe Mousket montre bien ici comme la
société médiévale supportait mal l'usurpation,
signe de désordre et de bouleversement de l'harmonie voulue par Dieu.
Chacun possède un rang (que l'on voit ici marqué par les
vêtements) et doit s'y maintenir sans déroger. Qu'un serf veuille
se faire empereur, il n'y avait sans doute pas de pire crime.
Finalement, après cette affaire, tout semble
joué pour la Flandre. Mousket évoque sans commenter les longues
querelles entre les Avesnes et les Dampierre
1 Ibid., v. 24 851-58.
2 Ibid., v. 25 117-24.
3 Ibid., v. 25 311-20.
86
et quand les barons se soulèvent contre Blanche de
Castille et le jeune Louis IX, le chroniqueur précise qu'à
présent le comte de Flandre se tient tranquille. Mousket
s'intéresse à d'autres fronts, la croisade, en Occitanie et en
Orient. Plus près, l'Empire est aussi présent. Nous verrons
cependant que, s'il a su dépasser l'histoire locale, il tombe dans les
stéréotypes et les fantasmes. Comme l'écrit Bernard
Guenée, constatant le nombre restreint d'ouvrages disponibles, « un
historien, fût-il doué, eût-il accès à une
bonne bibliothèque, était condamné dès que ses
ambitions s'élevaient au-dessus de l'histoire locale, à un
récit attendu et traditionnel »1. Pour un amateur de
surcroît, dont l'accès aux sources était limité et
conditionné, saisir l'histoire générale était
compliqué.
5) Voir un peu plus loin : l'Empire et
Frédéric II
Philippe Mousket vit, on l'a dit, sur la rive droite de
l'Escaut, et donc dans l'Empire. Quelle conscience a-t-il pu avoir de cette
frontière et plus largement de cette entité politique imposante
qu'était alors le Saint Empire de Frédéric II ? Il est
difficile de le savoir. La frontière issue du partage de Verdun
était floue et depuis longtemps remise en cause par les
évolutions locales de la géographie féodale. Mousket
lui-même ne perçoit pas le rôle fondateur de cette
démarcation puisque, à défaut de citer le traité de
843, il ne fait que mentionner la prise de possession de la France par Charles
le Chauve au lendemain de la bataille de Fontenoy (v. 12 506-08) ; selon lui,
le royaume était déjà constitué en tant que tel,
malgré l'existence d'une mémoire historiographique du
partage2. Il affirme bien la juridiction de l'évêque de
Tournai sur la rive droite :
Encor lor fist-il confermer Tel cose que ne sai nommer, Et de
çà l'Escaut et de là, Tout si com sa puissance
ala3.
Ce droit est conféré de surcroît par le
roi Chilpéric : l'autorité sur la rive droite
relève-t-elle, pour Mousket, de la suzeraineté du roi de France ?
On touche ici à l'ambigüité d'un droit féodal qui
revendique sa légitimité du passé en gommant les
évolutions historiques. D'ailleurs, les nombreuses tentatives
d'unification politique et juridique des deux rives de Tournai au cours du
XIIIème
1 B. Guenée, Histoire et culture
historique..., op. cit., p. 102.
2 J.-M. Moeglin, L'Empire et le Royaume. Entre
indifférence et fascination, 1214-1500, Presses Universitaires du
Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2011, p. 17-42.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 1152-55.
87
siècle, ainsi que les réactions du comte de
Hainaut contre ces empiètements prouvent que cette frontière
était un enjeu local bien connu. J.-M. Moeglin parle ainsi d' «
étonnante mémoire locale de l'emplacement de la frontière
»1. Pour désigner l'au-delà de cette limite
géographique, Mousket parle habituellement d'Allemagne, le
terme d'empire étant réservé à la vieille
signification d'imperium, c'est-à-dire l'appellation juridique
du pouvoir de commandement. Pour les habitants, les particularismes
régionaux sont préférés au terme plus
générique d'Alemant : Hainnuier, Avalois
(région de Cologne), Sesnes... Quant à l'empereur,
Mousket oscille entre roi et emperéour. Il semble donc
que l'Empire en tant qu'entité politique soit difficilement conçu
par le chroniqueur, et qu'il ait surtout eu la perception d'un certain nombre
de peuples plus ou moins rassemblés sous la coupe d'un empereur, dont la
prééminence théorique sur les affaires temporelles de la
chrétienté n'est clairement pas affirmée.
Le chroniqueur s'est pourtant intéressé à
cette partie de l'Occident et l'enjeu politique de l'élection
impériale est senti, notamment lors de la succession d'Henri VI et
l'imposition par Richard Coeur-de-Lion de son neveu Otton. L'Empire entre alors
en jeu dans la perspective de la rivalité dynastique entre les
Capétiens et les Plantagenêts, et plus largement de l'alliance
croisée avec les Staufen et les Welf qui se joue à
Bouvines2. Par la suite, Philippe Mousket relate certains
évènements qui ont lieu en terre d'Empire, sans trop
s'éloigner de ses environs géographiques : affaires de Hainaut,
hérésie de Stade, troubles dans le diocèse de Cologne. Son
époque est une période de forts échanges
économiques et d'une présence grandissante d'Allemands en
Flandre3, sans doute a-t-il pu être informé de quelques
incidents survenus plus à l'est. Ses informations restent
néanmoins lacunaires voire fantaisistes, soulignant la difficulté
pour un historien d'élargir sa zone géographique et la
réduction inévitable des représentations de l'autre
à quelques stéréotypes. Ainsi la longue explication (v. 20
137-352), dénuée de noms propres et romancée, qu'il donne
de l'abandon de l'hérédité pour le choix de l'empereur. Un
empereur mourut un jour en Terre sainte, laissant deux enfants derrière
lui. Son frère les enlève et les tient prisonniers, tandis que
lui-même prend les rênes de l'empire. Les héritiers
légitimes décèdent en captivité et les barons
combattent l'usurpateur avant de choisir son successeur par élection.
Au-delà d'un certain goût pour l'histoire édifiante,
Philippe Mousket nous montre aussi la conviction d'une certaine
supériorité de l'hérédité sur
l'élection, cette dernière résultant d'une usurpation.
1 J.-M. Moeglin, op. cit., p. 23.
2 Ibid., p. 44-51.
3 Ibid., p. 68.
88
Le procédé vise donc aussi à
décrire l'autre pour mieux affirmer son ascendant culturel et la
primauté de son système politique1.
Cette ambigüité, intérêt
mêlé de répulsion ou du moins d'irréductible
altérité, se retrouve avec Frédéric II. «
Stupor mundi », sa présence domine la première
moitié du XIIIème siècle. Mousket est un temps
séduit par sa figure romanesque et l'appelle de son surnom populaire,
« l'enfant de Pulle ». Son couronnement, récompense
d'une longue attente, est prétexte à une scène émue
:
Ensi, par l'uevre al roi de France
Fu li septres en acordance,
Quar tout li baron qui la èrent
L'enfant de Pulle couronnèrent.
El puing li ont le septre assis,
Ki de fin or estoit massis,
Et la couronne sour le cief
Li orent mise sans mescief.
Et il en a Dieu aouré,
Et s'en a de pitié ploré.
Ensi ot li enfés l'empire,
Ki de fine joie en souspire.
De cuer plorant larmes sans fiel,
A la couronne offierte au ciel,
Et si prist la crois d'outremer,
Pour l'amende mious afermer2.
Remarquons tout de même l'insistance sur le rôle
du roi de France dans son avènement, qui traduit la volonté de
reléguer l'empereur dans une position subalterne. Mais à mesure
que la puissance de Frédéric II s'affermit, le chroniqueur change
de ton. Son retard pour se croiser, ses guerres en Lombardie et sa lutte contre
le pape en sont les premiers signes. A la toute fin de la chronique, on ne peut
qu'être frappé par le contraste avec les débuts du
règne. Il est d'abord accusé d'avoir trahi la
chrétienté et d'avoir fait venir les Mongols ; il tient aussi
prisonnier de nombreux prélats qu'il laisse mourir en captivité,
allusion à la prise, en 1241, d'un bateau transportant des
évêques afin d'empêcher la réunion d'un concile
contre lui. Enfin, et sans doute faut-il y voir la raison de ce changement de
ton, c'est clairement la prétention à l'empire universel qui est
dénoncée, ambition pesant depuis longtemps déjà sur
les
1 Ibid., p. 308.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 22 782-98.
89
relations entre le roi de France et l'empereur. On sent alors
l'animosité de l'Occident contre Frédéric quelques temps
avant la tenue du conseil de Lyon1 :
Par le consel l'emperéour, Qui del monde de là
entor Voloit iestre par force sire, Et par son avoir et par s'ire, Et, par
outrage et par boufoit, N'à clerc n'à lai ne portoit foit, Ainc
faisoit partout les desrois2.
Le chroniqueur croit d'ailleurs bon de mentionner,
après la relation des querelles entre le pape et l'empereur, la donation
de Constantin, affirmant bien la position secondaire de l'empereur :
Emperéor fist d'un haut ome Et tout quan qu'il avoit
à Roume, Mais ses om liges en estoit Et quant son sacre prist avoit.
Tout ensi douna-on l'empire, Dont l'apostolités empire3.
De l'oeuvre de Philippe Mousket se dégage ainsi une
certaine ambivalence à l'égard de l'empire. Voisin, mais
déjà trop éloigné pour être exempt des
clichés et des fantasmes propres à l'autre, il suscite
la méfiance dans ses volontés hégémoniques et le
plus souvent l'indifférence tant qu'il ne croise pas la route des
Capétiens. Du moins le chroniqueur a-t-il porté son regard
au-delà du royaume de France. Plus loin encore, il est cependant un
autre horizon qui suscite l'imagination et l'écriture : l'Orient ouvert
par les croisades.
6) Le lointain fantasmé : l'Orient et les
croisades
P. Bennet avait proposé, on l'a dit, de voir en
l'oeuvre de Mousket une apologie de la croisade, célébration
finalement déçue par l'échec de saint Louis
1 E. Kantorowicz, L'Empereur
Frédéric II, Gallimard, Bibliothèque des histoires,
Paris, 1987, pour la traduction française ; F. Rapp, Le Saint Empire
romain germanique, Tallandier, Paris, 2000.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 31 021-27.
3 Ibid., v. 30 933-38.
90
en 12501. Rien n'est moins sûr, et il faut se
pencher sur le problème de la croisade chez Philippe Mousket. Il passe
d'abord sous silence les deux premières expéditions, ainsi que la
perte de Jérusalem en 1187. Par ailleurs, elle semble être d'abord
chez lui une expédition militaire, certes lointaine et placée
sous le signe de Dieu (v. 22 830, « Pour Dieu siervir et onorer
»), mais sans jusqu'au-boutisme. Il se félicite ainsi de la
prudence de Jean de Brienne qui, en 1219, s'était retiré et avait
rendu Damiette, tandis qu'il loue la magnanimité du sultan Al-Kamel :
Et bien s'i prouva li soudans,
Quar à nos gens fist moult de bien,
Ne de lui ne se plainsent rien.
Et par couvent furent rendu
Tout li caitif et retenu,
Et li Sarrasin délivré,
Qui furent en prison livré2.
On est plus proche ici de l'entente pragmatique et du respect
de caste souligné par D. Barthélemy entre les chevaliers
chrétiens et musulmans3, que du discours exalté d'un
Rutebeuf. Les récits de croisade sont d'ailleurs marqués par
l'exploit chevaleresque et la distinction personnelle, loin de la figure
humiliée du guerrier pénitent. Le récit de la
troisième croisade est ainsi surtout l'occasion de voir rivaliser de
prouesses Français et Anglais. On y voit de même s'illustrer des
noms :
Et Jakes d'Avesnes i fu,
Ki moult grant pris i ot éu4.
(...)
Et si estoit li quens Tiébaus, Ki moult estoit vaillans et
baus, Et Jakes, li fius Jakemon, Celui d'Avesnes, le baron ; Si fut
Pières de Bréécuel, Ki moult i fut de grant aquel ;
1 P. Bennet, « Epopée, histoire,
généalogie », op. cit.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 22 924-930.
3 D. Barthélemy, La chevalerie. De la
Germanie antique à la France du XIIe siècle, Fayard, Paris,
2007, p. 27887.
4 Reiffenberg, op. cit., v. 19 620-21.
91
Si fu Quennes de la Biétune,
Si ot moult d'autre gent coumune1.
La croisade est presque vécue comme un vaste tournoi,
un jeu chevaleresque. On retrouve un peu le témoignage de Joinville
à la Mansurah, qui évoque un « prix de la journée
» remporté par le meilleur chevalier du jour et rapporte le mot
fameux du comte de Soissons, en plein milieu de la bataille :
« encore en parlerons nous, entre vous et moy, de
ceste journee es chambres des dames »2.
Plus que celles de Palestine, ce sont les expéditions
de Constantinople et contre les Albigeois qui ont de l'importance. A elles
deux, il faut le remarquer, elles monopolisent la quasi-totalité de la
narration après Bouvines. La première tient avant tout sa place
parce que, de 1204 et l'avènement du comte Baudouin comme empereur,
à 1260 et la mort de Beaudouin II, la Flandre rentre directement en jeu.
C'est ce que le chroniqueur assume sans ambages :
... de la lignie
Des flamens et des Hainnuiers,
Que tout aussi, come faus gruiers,
Prent sa proie as cans et as bois,
Prisent la contrée as Grijois,
Et la cité vallant et noble
C'on apiele Coustantinoble ;
Et là furent emperéour,
Comme preudome, tamaint jor3.
Il est notable d'ailleurs que Mousket ne cherche pas,
contrairement à ses contemporains Robert de Clari et Geoffroy de
Villehardouin, à justifier le détournement de la croisade et la
prise de Constantinople. Plus que par la constitution d'une base arrière
pour la reconquête de la Terre sainte, il a sans doute été
séduit, comme beaucoup, par le mirage de Byzance. L'empire d'Orient
prend alors une grande place dans le récit. C'est aussi, on l'a dit, la
croisade en Occitanie, dont le siège d'Avignon (1226) constitue la clef
de voûte. Des vers 25 559 à 27 488, soit près de deux
mille, il fait de ce siège le centre de sa chronique.
L'évènement avait marqué les contemporains : on compte
près de 80 chroniqueurs qui l'évoquent au
XIIIème siècle. C'était certes un temps fort de
la
1 Ibid., v. 20 445-52.
2 Jean de Joinville, Vie de saint Louis,
Jacques Monfrin (éd.), Le Livre de Poche, Lettres gothiques, Paris,
1995, §242 et 296.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 27 350-58.
92
campagne de Louis VIII contre Raymond VII, mobilisant une
très importante armée et concentrant pour plusieurs mois les
enjeux politiques et religieux du Sud du royaume. La défaite des
Avignonnais marquait ainsi un virage important de la guerre en Occitanie et
redistribuait les influences avant le traité définitif de
12291. Plus surprenant est ce long épanchement sur la mort du
comte de Saint-Pol, Guy II de Châtillon, lors de ce siège. Faut-il
penser à une source proche du comte dans laquelle Mousket aurait
trouvé sa matière ou, moins probable, d'un patronage ? Nous n'en
savons rien. Toujours est-il que c'est le seul moment où le chroniqueur
fait preuve d'emphase pour le martyre et la guerre sainte :
S'orent des nos assés ocis,
Mais cil nos ont adevancis, Quar Dieux les a, avoec ses sains, O
lui mis tout saus et tous sains, Là sus en permenable glorie : Ce doit
estre nostre mémorie2.
Au-delà de l'idée de guerre sainte, il y a
peut-être chez Mousket la conscience vague de l'importance pour le roi de
France de cette ingérence en Occitanie. La conclusion de
l'expédition de Louis VIII est ainsi claire :
Et li rois, par sa poesté, Fist Aubugois sogire à
lui3.
En tous les cas, c'est en France que se situe la vraie guerre
sainte et non en Palestine, ni même en Espagne sur laquelle le regard du
chroniqueur ne se pose pas. Sans doute participait-il de cette
atmosphère nouvelle à l'égard de la croisade, critique et
peu encline à des expéditions lointaines alors qu'en Occident
même l'hérésie semblait s'étendre. La croisade des
enfants (celle de 1212 ? Il n'en parle qu'à la fin de sa chronique) lui
vaut d'ailleurs des réflexions à l'encontre de la
piété populaire et spontanée, que l'on retrouvera
après le mouvement des Pastoureaux :
1 M. Aurell, « Les sources de la croisade
albigeoise : bilan et problématiques », La Croisade albigeoise.
Colloque de Carcassonne, octobre 2002 (Centre d'études cathares,
2004), p. 21-38 ; C. Peytavie, « Le lys aux portes de la
Méditerranée. Le siège d'Avignon », in L. Albaret, N.
Gouzy (dir.), Les grandes batailles méridonales (1209-1271),
Privat, Paris, 2005, p. 137-159.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 26 789-794.
3 Ibid., v. 27 944-45.
93
Frère Willaumes des cordieles Vint et parla des crois
novieles Pour Jérusalem délivrer.
Mais que vaut de gens enivrer Par parole, et faire croissier ?
Cou fait moult petit à proisier, S'il n'i a kief de signorage, Qui gart
le port et le voïage Et l'ost, quant ele sera outre ; Peu vaut l'afaires
sans le coutre. Se cil enfant éussent kief, N'éuissent pas si
grant mesquief1.
Philippe Mousket a donc un rapport équivoque à
l'égard de la croisade, sans célébration
catégorique ni extrémisme. Elle s'installe cependant largement
dans le récit à mesure qu'elle se rapproche
géographiquement, et reste une donnée majeure du jeu
géopolitique (la référence à Jean de Brienne, roi
de Jérusalem de 1210 à 1225, puis empereur latin de
Constantinople de 1229 à 1237, se fait ainsi très présente
dans la dernière partie de la chronique). C'est surtout
l'hérésie qui se fait obsédante à la fin de
l'oeuvre, comme les Catiers de Stade, Bougres, Albigeois et ceux qu'il
appelle du même nom et qui essaiment dans le Nord. Mousket se fait alors
témoin important des premiers pas de l'Inquisition, menée par les
Ordres mendiants, dont on a vu que la parole se diffusait dans cette
première moitié du XIIIème siècle. Ainsi
voit-on, à côté de quelques critiques contre un
clergé jugé trop cupide, apparaître les Jacobins et les
Cordeliers qui eux mènent réellement la lutte contre
l'hérésie, sous l'impulsion conjointe du pape et du roi de France
:
Puis revint par France I Robiers,
I jacopins trop mal apiers,
Et dist qu'il ot més à Mélans
Et si eut esté par X ans
En la loi de mescréandise,
Pour connoistre et aus et lor guise.
Ardoir en fis tassés en oire
Droit à la Carité-sor-Loire
Par le commant de l'apostole,
Qui li ot enjoint par estole
Et par la volenté dou roi
De France, ki l'en fist otroi1.
1 Ibid., v. 29 226-37.
94
Aussi faut-il sans doute voir dans la chronique de Philippe
Mousket une grande influence des Franciscains et des Dominicains,
déjà bien implantés dans les villes du Nord autour de
1230-12402, et dont le discours affirmait la
prééminence de la prédication sur la violence pour obtenir
la conversion, celle du combat contre les proches hérétiques
plutôt que contre les Infidèles outremer, celle du pape sur
l'empereur enfin, que l'on a vu plus haut poindre chez Mousket. L'insistance
sur la croisade albigeoise, notamment, pourrait ainsi s'expliquer par de
fréquents contacts avec la prédication mendiante.
Au-delà de la croisade comme expédition
militaire, c'est aussi un regard porté sur l'Orient, lointain et
fantasmé. Comme l'écrit J. Le Goff, « l'Orient, c'est le
grand réservoir du merveilleux, l'Orient, c'est le grand horizon
onirique et magique des hommes de l'Occident médiéval, parce que
c'est le vrai étranger, et parce qu'il a joué ce
rôle, si l'on peut dire, depuis toujours pour les Grecs et les Romains au
moins. Tout vient de l'Orient, le bon et le mauvais, les merveilles et les
hérésies »3. La geste d'Alexandre,
mêlée aux récits de croisade viennent nourrir cet
imaginaire de l'Orient. La légende du prêtre Jean appartient aussi
à ce corpus de mythes, dont le texte de la lettre à
Frédéric II est, on l'a dit, intégré au manuscrit
de la chronique de Philippe Mousket. La Bible ajoute elle-même un calque
symbolique sur la perception de la Palestine et de la Syrie. A. Grabois
souligne ainsi la coexistence, pour les hommes du XIIIème
siècle d'une géographie savante et d'une géographie sainte
de la Terre sainte4, que l'on retrouve bien chez Philippe Mousket.
Il y a d'une part la longue description des lieux saints qu'il interpole aux
vers 10 466-11 063, issue des Ecritures et portant un savoir
géographique symbolique :
Del mont de Cauvaire si a XIII piés, sans plus, jusques
là U la moitiés de tot le mont Est en largaice et en
réont5.
D'autre part, une connaissance plus précise et
empirique de la région quand il relate les expéditions : Damas,
Acre, Damiette, Le Caire (alors nommée Babylone), le Krak de
Montréal... Ces toponymes sont de plus cités sans
réelle
1 Ibid., v. 28 871-882.
2 J. Le Goff, « Ordres mendiants et urbanisation
dans la France médiévale », Annales ESC, 1970, 4,
p. 924-946.
3 J. Le Goff, « Le merveilleux... », op.
cit., p. 474.
4 A. Grabois, « From Holy Geography to
Palestinography: Changes in the Descriptions of Thirteenth Century Pilgrims
», Jerusalem Cathedra, 31, 1984, p. 43-66.
5 Reiffenberg, op. cit., v. 10 828-31.
95
mise en contexte, ce qui tend à faire penser qu'ils
sont plus ou moins familiers du public.
L'Orient est inquiétant par son étrangeté
et aussi sa violence. L'imaginaire se tisse ainsi autour de la figure du Vieux
de la Montagne et de ses assassins, semble-t-il déjà bien connu
:
Or oïés miervelle autresi. Li Vious de la Montagne
oï Dire que li rois ert croisiés De France, si n'en fu pas
liés II siens Hakesins apiela Et II coutiaus leur balla, Et commanda mer
à passer Pour le roi Loéys tuer'.
Le récit est mêlé de peur et de respect
pour le Vieux et ses sbires. Quand finalement les deux assassins voient leur
mission annulée, Louis IX procède à un échange de
cadeaux diplomatiques :
Li rois moult biaus dons lor douna
Et sauvement les renvoïa,
Et à leur signor, par ses gens, Envoïa trop rices
présens2.
Ambivalence donc, mêlée de fantasmes et d'une
curiosité admirative. Comme J. Le Goff le souligne, « même si
leur mission était effroyable, ces terroristes fidèles
jusqu'à la mort au Vieux de la Montagne étaient des héros
de ce sentiment que les chrétiens féodaux prisaient plus que tout
: la foi et la fidélité. Orient détestable et merveilleux
»3. Cette attitude se retrouve pour les Mongols, dont le
surgissement fut un choc pour l'Occident. Aisément, ils furent
associés au Tartare, les enfers antiques et, par l'intermédiaire
de la Bible (Ezéchiel) et du Roman d'Alexandre, aux peuples de
Gog et Magog. On a évoqué plus haut le rôle de la rumeur
dans les informations lacunaires et inquiètes de Mousket :
A cest tans, ne tempre ne tart, Vint noviele que li Tafart,
' Ibid., v. 29 340-47.
2 Ibid., v. 29 382-85.
3 J. Le Goff, Saint Louis, op. cit.,
p. 552.
96
Une gent de tière lointaine
(Jhésus lor doinst honte proçainne)
S'adrécièrent parmi Rousie.
Si l'ont praée et défroisie,
Et ne sai quante autre cité,
Dont pas ne me sont recordé
Li non, ne recorder n'es sai1.
Leur intention ne pouvait qu'être le ravage de
l'Occident. Plus encore, on disait qu'ils voulaient venir prendre les reliques
des Rois Mages, ces derniers étant identifiés aux seigneurs des
lointaines contrées dont venaient les Mongols. On voit ainsi la
confusion de multiples imaginaires (antique, biblique, merveilleux romanesque)
dans l'image donnée à l'Orient et aux peuples qui en sortent.
Encore une fois, nous pouvons constater comme la figuration de l'autre
fait appel à la légende, à la caricature et à
l'illusion, effrayée ou fascinée. Il est encore un dernier
lointain qu'il faut évoquer pour la chronique de Philippe Mousket,
ô combien ambivalent puisqu'il fonde aussi l'identité : celui du
passé.
7) Ecrire l'histoire, un certain regard sur le temps et
le passé
« Conscience est mémoire », écrivait
Henri Bergson. « Une conscience qui ne conserverait rien de son
passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et
renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement
l'inconscience ? »2 En effet, l'homme - et l'on pourrait tout
aussi bien élargir à la communauté - définit sa
place, se situe dans l'instant et s'inscrit dans le monde en se projetant dans
le passé et dans le futur. Il se temporalise pour exister. Pour l'homme
médiéval, cette idée prend plus de force encore. Le
critique littéraire belge Georges Poulet enchérissait : « Se
sentir exister, c'était pour le chrétien du Moyen âge se
sentir être, et se sentir être c'était se sentir non pas
changer, non pas se succéder à soi-même, mais se sentir
subsister. Sa tendance au néant était compensée par une
tendance opposée, une tendance à la cause première
»3. Même si son temps est multiple et ambivalent,
mêlant le temps circulaire de la nature et de la liturgie avec le temps
linéaire propre au
1 Reiffenberg, op. cit., v. 30 209-17.
2 H. Bergson, L'énergie spirituelle.
Essais et conférences, 1919 (édition des Presses
Universitaires de France, 1967, p. 9).
3 G. Poulet, Etudes sur le temps humain,
Plon, 1949. Cité par J. Le Goff dans « Au Moyen Âge : temps
de l'Église et temps du marchand », Annales. Économies,
Sociétés, Civilisations. 15e année, 3, 1960, p.
417-433.
97
judéo-christianisme1, les Evangiles et
l'attente de la parousie lui ont donné un but (telos) et un
sens. En somme, le christianisme médiéval lui a proposé
« la certitude concrète de son historicité essentielle
»2.
Cette dimension est donc capitale pour le
médiéviste qui veut analyser les structures mentales. Comme le
remarque Jérôme Baschet : « Il existe certes un temps
astronomique et un espace naturel, indépendants de l'homme. Mais le
temps - tout comme l'espace - est aussi un fait social. Le temps s'apprend ;
même si, une fois appris, il paraît relever de l'évidence
» 3 . Etudier les perceptions du temps et son aménagement
relève donc des tâches de l'historien : c'est ce que proposent
François Hartog dans son étude sur les « régimes
d'historicité » 4 ou, pour le Moyen Âge, le champ
historiographique de la memoria, ouvert il y a une trentaine
d'années par les historiens allemands5. On pourrait ainsi
relever les travaux d'Otto Gerhard Oexle, qui parle « du souvenir comme
démarche religieuse fondamentale »6.
S'intéresser à l'écriture de l'histoire
soulève également cette question du temps et de sa perception, le
caractère mouvant du passé et sa reconstruction permanente en
fonction des enjeux du présent. L'histoire écrite,
rétrospective (die Historie) est rendue possible par l'histoire
qui s'est faite (die Geschichte)7. Philippe Mousket, en
historiographe, jette un regard sur le passé depuis son époque et
témoigne d'un sentiment de continuité qui fonde son
identité et sa place. Il se pose lui-même en médiateur et
en passeur de l'histoire. Il faut s'interroger sur la façon dont il vit
son historicité, certes par l'intermédiaire d'un discours,
partagé entre le sentiment d'une distance temporelle avec le
passé qui permet le fantasme et l'imaginaire, et en même temps sa
présence, sans cesse réactualisée par les
modèles et l'autorité de la tradition.
La chronique de Philippe Mousket, malgré ses
anachronismes, ses flous et ses ellipses parfois, reste une oeuvre
historiographique dont la narration est organisée selon une trame
chronologique, quand bien même celle-ci plonge profondément dans
le mythe et se dispense de date. Le discours est au
1 J. Le Goff, « Temps », in Dictionnaire
raisonné de l'Occident médiéval, Fayard, Paris, 1999,
p. 1112-1122 et « Au Moyen Âge... », art. cit. ; A.
Gourevitch, « Qu'est-ce que le temps ? », in Les
catégories de la culture médiévale, 1972 (traduction
française chez Gallimard en 1983), p. 97-154.
2 A. Boureau, L'évènement sans fin.
Récit et christianisme au Moyen Âge, Les Belles Lettres,
Paris, 1993, p. 10.
3 J. Baschet, La civilisation féodale...,
op. cit., p. 281.
4 F. Hartog, Régimes d'historicité,
Présentisme et Expériences du temps, Le Seuil, Paris,
2003.
5 J.-C. Schmitt, O. G. Oexle, Les tendances
actuelles de l'histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne,
Publications de la Sorbonne, Paris, 2002. C'était déjà le
sujet du XIIIème congrès de la SHMESP en 1982 («
Temps, mémoire et tradition au Moyen Âge »).
6 O. G. Oexle, « Memoria und
Memorialüberlieferung im früheren Mittelalter », FMSt.,
10, 1976. p. 70-95.
7 P. Ricoeur, op. cit., p. 388-400 ; R.
Koselleck, L'expérience de l'histoire, Seuil/Gallimard, Paris,
1997, p. 2936.
98
passé (« Quant Paris ot la biele Elaine /
Ravie al port de sous Mikaine » (v. 5051) ; « Quar il
ert pour çou essilliés, / Que par li s'estoit
avilliés » (v. 928-29)) et il distingue un avant, pendant et
après. De même, il égrène les rois de France et
insiste sur leur succession :
A cest roi l'enfant Loéis
Poés conter XL et VI,
Uns et autres, al règne eslius,
Que païens, que oirs, que ballius,
Puis qu'en France ot premiers roi fet1.
S. Kay a bien montré aussi que, malgré son
utilisation abondante des sources épiques, il les restitue dans une
chronologie neutre propre à l'historiographie et non dans le temps
prophétique et orienté de la chanson de geste2. La
chronique répond donc bien à la définition donnée
par E. Benveniste du temps historique : 1) référence de tous les
évènements à un évènement fondateur qui
définit l'axe du temps ; 2) possibilité de parcourir les
intervalles de temps selon les deux directions opposées de
l'antériorité et de la postériorité par rapport
à la date zéro ; 3) constitution d'un répertoire
d'unités servant à dénommer les intervalles
récurrents : jour, mois, année, etc.
Cependant, Philippe Mousket n'a pas organisé son
récit chronologique de façon linéaire et
régulière, scandé ponctuellement par des dates. Le rythme
s'accélère et ralentit, les périodes se dilatent ou se
contractent. De même, les histoires se juxtaposent parfois sans autre
lien qu'une hypothétique succession dans le temps ou
contemporanéité : « A cel tans fu », «
Autour cel tans », « A Pentecouste el tans d'esté
». On pourrait alors parler de « chronographie », par
laquelle « on entre dans des systèmes de notation qui peuvent se
passer de calendrier. Les épisodes enregistrés sont
définis par leur position par rapport à d'autres : succession
d'évènements uniques, bons ou mauvais, réjouissants ou
affligeants »3. Cette mise en en récit de l'histoire
distingue les temps de manière manière autant qualitative que
quantitative, laissant de côté un passé homogène,
maîtrisé et mesuré, pour un temps orienté,
fictionnel et flexible.
L'histoire est le récit des choses faites et
les évènements sont bien pour le chroniqueur passés,
lointains. Cette distance s'appuie sur le sentiment d'une décadence,
d'une dégradation des valeurs. Mundus senescit : le monde
vieillit et
1 Reiffenberg, op. cit., v. 27 671-675.
2 S. Kay, « Le passé indéfini...
», art. cit.
3 P. Ricoeur, op. cit., p. 194. Ricoeur
reprend ici une distinction faite par Krzysztof Pomian dans L'Ordre du
temps, Gallimard, Paris, 1984.
99
s'avance vers sa fin, le temps s'étiole avant de
disparaître dans l'éternité divine lors du Jugement
dernier. Cette idée de déclin, ressentie chez les clercs et les
théologiens par la lecture des Ecritures, s'est aussi imposée
dans la littérature vernaculaire pour les valeurs courtoises. Au seuil
même du récit, Philippe Mousket nous livre cette vision du
passé :
Mais li siècles quoique nus die
Si est comblés de grant boisdie
Li emperéour et li roi
Sont devenut de tel couroi
Que par aus empirent l'enpire
Que pueent faire li menut
Quant li haut sont bas devenut
Et que feront li povre niche
Quant mauvais deviennent li rice ?
On siout jadis tenir grans cours
C'on en partait outre la mer
Et siout on par amors amer
Et faire joutes et tornoi
Et baleries et dosnois1.
Cette fois, le chroniqueur utilise le présent. Il y a
bien le sentiment d'un devenir historique, dont le moteur semble
être l'avarice et la convoitise. Cette vision idéale du
passé s'est imposée comme un code littéraire, la
laudatio temporis actis, que l'on retrouve encore chez Rutebeuf,
Thibault de Marly ou dans le prologue du Chevalier au Lion :
Li boins roys Artus de Bretaigne,
La qui proeche nous ensengne
Que nous soions preus et courtois,
Tint court si riche conme rois
(...)
Li un recontoient nouvelles,
Li autres parloient d'Amours,
Des angousses et des dolours
Et des grant biens qu'en ont souvant
Li desiple de son couvant,
Qui lors estoient riche et gens ;
Mais il y a petit des siens,
Qui a bien pres l'ont tuit laissie,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 19-33.
100
Q'en est Amours mout abaissie ; Car chil qui soloient amer
Se faisoient courtois clamer,
Que preu et largue et honnorable ; Mais or est tout tourné
a fable1
Les termes sont proches et Philippe Mousket a sans doute
été influencé par ce topos littéraire :
idéalisation des cours de jadis, disparition de l'amour, abaissement des
puissants remplacés par les vilains et leurs mensonges. On a
tenté d'expliquer cette nostalgie des valeurs courtoises par un contexte
social difficile : position des barons menacée par les ambitions
capétiennes2 ou petits chevaliers déclassés par
l'émergence d'autres groupes sociaux3. La littérature
(romanesque ou historique) aurait ainsi jouée le rôle de
compensation imaginaire dans un monde qui ne satisfaisait pas le désir
qu'avait la petite et moyenne aristocratie de s'illustrer en amour et au
combat. C'était ainsi, nous rapporte Lambert d'Ardres, le jeune Arnould
de Guisnes qui, revenant d'un échec cuisant, se faisait lire les
aventures de Roland et d'Arthur en rêvant de les égaler. Mais
cette impression de déclin renvoie, au-delà, à l'acception
universelle que l'âge d'or est derrière nous et que jamais plus le
monde ne pourra être aussi beau qu'il l'était ; Gautier Map
l'avait bien compris : « Ils méprisent leur propre temps, chaque
siècle préfère celui qui l'a précédé
».
Elle correspond aussi, plus qu'à la perception
chrétienne d'un temps linéaire, à une conception cyclique
de l'histoire, héritée de la pensée grecque. En effet,
Philippe Mousket exprime le vieillissement du monde par l'image classique de la
roue de la fortune :
Entre çou canga moult li tans De divierseries entrans,
Qar fortune, ki sa roiele
Tourne, comme la plus isniele Chose ki soit, çou de
deseure Ramena desous en poi d'eure, Et maint joïous forment ira, Ensi com
l'estorie dira,
Et maint irié refist joïous, Quant çou deseure
fu desous ;
1 Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au
Lion, éd. Mario-Louis-Guillaume Roques, Honoré Champion,
Les classiques français Moyen Âge, Paris, 2007, v.
1-24.
2 G. Spiegel, Romancing...op. cit.
3 D. Barthélemy, La chevalerie, op.
cit.
101
Quar et loïautés et droiture Vont souvent à
mal aventure, Et fausettés et décevance Portent escu et hiaume et
lance,
Et courtoisie et gentillece Hardemens, honors et largece, Solas
et joie et boine vie, Par avarisse et par envie, Pierdent et muèrent
à lagan. Siècles enpire cascun an, Li rozier deviènent
séut, Tant voi le monde desséut. Li eskamiel vont sour
kaïère, Tout çou devant torne derière, Car li telier
sont cevalier, Et li cevalier sont telier1.
On retrouve cette idée de changement social qui
bouleverse l'harmonie du monde (les tisserands sont chevaliers, les chevaliers
tisserands), mais aussi d'éternel retour du même, la succession de
cycles qui voient la croissance, l'apogée et la chute d'empires, de
héros et de valeurs. Cette conception cyclique de l'histoire abolit en
quelque sorte la distance temporelle tout en gardant l'illusion d'une
évolution. Avec saint Augustin, qui pourtant avait lutté contre
le temps cyclique, s'impose aussi l'idée d'un temps subjectif,
psychologique, n'existant pas en dehors de l'âme qui le perçoit et
effaçant par là même un quelconque lointain temporel : le
passé et le futur sont présents par la mémoire et le
pressentiment, tout entiers contenus « à la pointe de l'instant
», dans l'âme tournée vers Dieu. Sa théologie valorise
l'Un, l'être immuable face au divers, au mal, au Diviseur, figeant la
société dans une structure immuable dont l'origine divine est
à la fois la cause première et la raison dernière. Dans
cette perspective, le récit historique vise à maintenir
l'identité du passé et du présent, décrivant la
marche de la Chrétienté vers sa pleine réalisation dans la
cité de Dieu.
Le passé, ancré dans le temps ou mythique, a une
présence actualisée dans la tradition, dans son rôle
légitimant : il fonde le présent. Le changement a mauvaise
réputation dans la pensée médiévale et la
nouveauté est source de désordre et de malheurs. Un bon roi
conserve et garantit les lois, il ne les réforme pas
(l'étymologie du mot réforme est, du reste,
éclairante). Philippe
1 Reiffenberg, op. cit., v. 24 429-454.
102
Mousket, détaillant les droits et les
prérogatives concédés à Tournai et à son
seigneur par Chilpéric, prend bien soin d'ajouter qu'il en est et sera
toujours de même :
Encor en tiennent les honors
Li kanonne, et feront tos jors.
Et cascuns veskes premerains
Dou roi de France joinst ses mains,
Prent son régale par droiture,
Et ses om est de tenéure ;
Ensirent tous ses drois al vesque,
Quant sacrés est del arcevesque1.
Et comme pour montrer la pérennité de cet
état de fait, il évoque à nouveau les droits et devoirs de
l'évêque à l'occasion de la venue de Philippe Auguste
à Tournai, en 1187 (v. 19 303-12). Les textes eux-mêmes affichent
bien moins leur nouveauté que la volonté de se donner comme la
simple reprise d'une parole antérieure2. Partout, le
sacré des reliques et la mémoire des morts viennent figurer et
incarner le passé dans la société. La négation
d'une pleine distance temporelle se voit aussi dans ce qu'un historien moderne
appellerait « anachronisme » : l'iconographie représente les
guerriers antiques vêtus de hauberts et de heaumes et Mousket ne pense
pas être dans le faux quand il plaque des structures politiques du
XIIIème siècle sous les Mérovingiens (comme
Chilpéric mandant « tout l'arière ban de France
» contre son frère, v. 911-12).
Plus encore, la pensée médiévale se
structure par l'analogie et les modèles. Le passé est
présent en tant qu'il est une préfiguration de ce qui adviendra.
Par la méthode de la relation typologique, les théologiens
cherchent ainsi dans l'Ancien Testament les modèles qui annoncent et
incarnent déjà le Nouveau. Alain Boureau a bien montré la
façon dont l'Eglise s'est construite sur le récit, sans cesse
réactualisé, de l'évènement fondateur de
l'Incarnation (« Le Christ est né, naît et naîtra
», comme l'écrit Pierre Lombard). Ce récit visait à
fournir un modèle, décliné à foison dans la
littérature hagiographique répandue par les prédications
des Dominicains, celui du Christ3. De même, les romans
fournissent des types plus profanes auxquels s'identifier. Philippe
Mousket, sans doute par l'habitude de ses lectures, puise plus aisément
dans ce corpus que dans celui des figures bibliques. On a déjà
évoqué plus haut les modèles royaux :
1 Ibid., v. 1166-1173.
2 P. Zumthor, Essai de poétique
médiévale, Seuil, Paris, 1972.
3 A. Boureau, L'évènement..., op.
cit.
103
Priam, Alexandre et surtout Arthur, modèle du roi de
paix, juste et sage, sorte de synthèse entre l'idéal
chrétien et courtois. Il y a encore Charlemagne, défenseur de
l'Eglise et conquérant qui préfigure Philippe Auguste. Son temps,
celui de l'épopée et des héros, mythique et du même
coup atemporel, court sans solution de continuité jusqu'à
l'époque de Mousket par la chaîne ininterrompue des avatars
d'Ogier, de Roland ou d'Olivier. Le chroniqueur cherche ainsi dans le
présent la personnification des anciennes valeurs courtoises et la
perpétuation de la succession héroïque. Pour Mousket, le
comte de Saint-Pol, mort en martyr au siège d'Avignon, est
enterré en Aliscans,
Avoec moult de nobles vassaus, Ki furent mort en
Rainscevaus1.
S'il confond ici deux batailles, relatées par deux
chansons différentes, le message est d'autant plus prégnant : peu
importe le lieu et le temps, les héros combattent ensemble et sont
réunis dans la mort.
Dans cette abolition du temps, renforcée par la
théologie augustinienne qui écrasait l'action des hommes sous le
poids de la Providence divine, comment pouvait-il y avoir une place à
l'Histoire ? Une certaine historicité était perçue dans le
modèle de la translatio, sorte de temps horizontal et sans
profondeur qui spatialisait en quelque sorte le processus historique dans un
mouvement d'Est en Ouest et retrouvait la définition
aristotélicienne selon laquelle le temps était le « nombre
du mouvement » : les Empires s'étaient succédés
depuis la Babylonie jusqu'en Germanie, et la science s'était
transposée d'Athènes à Paris. On retrouve aussi cette
idée chez Mousket avec la longue errance des Troyens depuis leur
cité détruite jusqu'à leur nouvelle terre, la France.
Hugues de Saint-Victor avait développé cette idée et du
même coup une théologie de l'histoire donnant plus de place au
mouvement historique. L'époque de Philippe Mousket est ainsi
charnière dans la perception d'un déroulement du temps. Relevons
chez le chroniqueur ces vers exemplaires :
Jou di que dedens CC ans Sont véues coses plus grans Qu'en
C mil devant.2
1 Reiffenberg, op. cit., v. 26 751-752.
2 Ibid., v. 29 648-650.
104
Il montre bien ici l'impression d'une évolution, sinon
d'un progrès au moins d'un procès. Il faut d'ailleurs remarquer
que la chronique fait largement place à l'histoire proche puisque
près de 40% de l'oeuvre est consacrée aux années allant de
1180 à 1243, la période 1223-1243 occupant à elle seule
23%. Philippe Mousket n'a pas pris la plume pour rien. Sans doute avait-il
ressenti le besoin de raconter les évènements de son temps, parce
qu'ils lui paraissaient dignes d'importance. On sent bien sa
fébrilité quand il relate l'épisode du Faux Baudouin :
Oïr porés une miervelle
D'autres non pers et desparelle,
Si comme vait et vient fortune
Et partout le monde est commune.
(...)
Et saciés que puis qu'Alixandres
Règna très Grèse jusqu'en Flandres,
Ne puis qu'Artus France conquist
C'on nommoit Galle, si c'ont dist,
Ne Julius-Cézar régna
Ki mainte tière gaégna,
Ne Augustes-César, ses niés,
De qui les estores teniés,
Ne Cloévis ne Carlemainne,
Qui tant conquist à son demainne,
N'avint çou que dire en onvient,
Si com l'estorie dist ki vient.
(...)
Mais de toutes ces riens ensanble
Noïens à ceste ne resanble1.
Semble alors s'imposer dans l'historiographie la
prégnance d'un passé plus récent et plus fiable. Au
XIIème siècle il y avait eu certes le cas isolé
de Galbert de Bruges, mais c'est surtout au siècle suivant que se
développe l'histoire-témoignage (Ambroise et son Estoire de
la guerre sainte, Robert de Clari, Villehardouin...), authentifiée
par des sources plus directes et qui s'impose face à un temps de
l'histoire ancienne recueilli par les savants, spécialistes de la
mémoire écrite2. J. Le Goff compare cette
résurgence du passé proche avec « la modernité du
temps de l'exemplum » 3 . Nous retrouvons
1 Ibid., v. 24 531-596.
2 B. Guenée, Histoire et culture
historique..., op. cit. ; G. Labory, « Les débuts de la
chronique... », art. cit.
3 J. Le Goff, « Le temps de l'exemplum
», in Un autre Moyen Âge, op. cit., p. 535.
105
structurante, encore, cette « parole nouvelle »
diffusée par les frères mendiants. Mais c'est aussi le
phénomène plus général d'un intérêt
nouveau pour l'actualité, illustré par le développement de
la satire politique. Cet intérêt renoue du reste avec des
pratiques plus anciennes du récit historique, accordant une grande place
à l'enquête, à l'investigation et à l'observation,
qu'atteste l'étymologie du mot histoire. Thucydide
rédige son Histoire de la guerre du Péloponnèse
parce que, écrit-il, « il prévoyait qu'elle serait
importante et plus mémorable que les précédentes » 1
. Plus que sur sa mémoire, il faudrait s'interroger sur le rôle de
l'évènement ressenti et vécu, sur sa
contemporanéité qui produit le discours et le témoignage.
Affleurement de dynamiques insaisissables, l'événement est ce qui
advient et surprend. Il n'est pas réductible à ses
déterminations mais ouvre des possibles et des « devenirs »
(Gilles Deleuze) qui ne s'achèvent pas avec lui et se reconfigurent sans
cesse dans une prolifération de sens.
Le XIIIème siècle est ainsi
l'époque d'une revalorisation de l'écoulement temporel qui,
abandonnant le pessimisme augustinien, abordait le temps linéaire de
façon plus optimiste et ébauchait l'idée future de
progrès. On en voyait le trait chez saint Thomas ou de façon plus
hétérodoxe dans le prophétisme de Joachim de Flore. Une
plus grande attention était accordée à l'histoire
récente et au présent qui, du même coup, tendait à
accroître la perception d'une distance avec le passé. J. Le Goff,
qui parle d'un « temps du marchand » plus homogène,
mesuré et linéaire, rapproche ce mouvement de la valorisation du
point de vue et de la naissance de la perspective : « [Elle] est
l'expression d'une connaissance pratique d'un espace dans lequel les hommes et
les objets sont atteints successivement - selon des étapes quantitatives
mesurables - par les démarches humaines. De même le peintre
réduit son tableau ou sa fresque à l'unité temporelle d'un
moment isolé, s'attache à l'instantané »2.
On est alors bien loin des tympans qui pressent des figures diverses du
passé dans une unité, une cohérence et une densité
historique rendue présente au seuil de l'église. La sensation que
le passé est lointain renforce alors chez Philippe Mousket et son
auditoire l'envie d'y projeter des fantasmes. Il devient le creuset de
l'imaginaire et du merveilleux, terrain favorable aux arrangements romanesques
et aux rêveries littéraires.
La chronique de Philippe Mousket se situe donc à une
époque charnière. La conception d'une abstraction de l'histoire
et d'un processus autonome à
1 Histoire de la guerre du
Péloponnèse, I, 1.
2 J. Le Goff, « Au Moyen Âge... »,
art. cit., p. 58.
l'action des hommes ou à l'intervention divine n'est
pas conçue. C'est encore l'arrangement chronologique de gestes et de
récits visant à édifier et à distraire, que
Reinhart Koselleck a souligné dans le maintien au pluriel, jusqu'au
XVIIIème siècle, du mot allemand Geschichten,
les choses faites, passées, geschehen1.
L'écriture de l'histoire chez Mousket reflète plus largement les
cadres temporels du XIIIème siècle, tendus entre un
désir d'immuabilité et la perception de plus en plus nette et
inquiétante de l'irréversibilité du temps, du nouveau, du
changement. Le chroniqueur prenait en compte les évènements dont
il était le contemporain et les mettait en regard avec l'histoire,
cherchant dans le présent la continuité du passé et
tentant de les réunir, afin de mieux les comprendre, en un sens
commun.
106
1 R. Koselleck, op. cit., p. 20-29.
107
V.
Les raisons d'écriture
La forme et le fond abordés, quelques problèmes
méthodologiques posés, puis le regard du chroniqueur
scruté, nous pouvons maintenant tenter de dégager les raisons
d'écriture. Les propositions restent hypothétiques, puisque nos
informations sur Philippe Mousket et son oeuvre sont, on l'a constaté,
très lacunaires. Il faudra d'abord cerner le rôle et la
portée de l'histoire au XIIIème siècle, afin de
comprendre (on a déjà eu l'occasion d'y réfléchir
dans les précédentes parties) dans quelle tradition se coule
Mousket. Puis nous reviendrons à la source et sur ce que le chroniqueur
dit lui-même des raisons de son oeuvre, tournée vers
l'édification et le plaisir littéraire. Se dégageront
alors plusieurs propositions : la chronique est d'abord, et c'est le plus
évident, une histoire des rois de France ; elle est aussi motivée
par l'histoire locale et révèle un attachement à Tournai ;
enfin, elle déploie une continuité de sens entre le passé
modèle et le présent du témoignage, par la
médiation des valeurs courtoises et des héros chevaleresques.
1) L'histoire au XIIIème siècle1 :
Avant de s'intéresser aux raisons propres à
Philippe Mousket, il faut nous demander pourquoi écrit-on l'histoire au
XIIIème siècle et ce qu'elle représente.
L'objet du récit historique est de dire ce qui s'est passé, et
plus encore ce qui a été fait, les res gestae, ce qui se
rapproche en allemand du sens du terme à l'origine de
Geschichte, geschehen. Il s'agit pour l'historien de faire
état des faits mémorables et notables, et donc d'opérer
des choix et de les arranger de telle façon qu'ils fassent sens et
portent un message. Les évènements sont la marque de l'action
divine et écrire l'histoire vise à l'interprétation de
cette action, à la signification morale qu'elle renferme. Nous
retrouvons encore l'habitude qu'a la pensée médiévale de
chercher des sens multiples à la réalité. Le monde est
fragile, mouvant, et il s'agit de préserver son unité et sa
pérennité dans le sens de la Création et de la
parousie.
1 B. Guenée, Histoire...op. cit., p.
18-43.
108
Cet objet conféré à l'histoire l'a
relégué dans une position d'auxiliaire de disciplines
jugées plus capitales, la morale, la théologie et le droit. Parce
qu'elle communique les actions des hommes du passé, elle était
utile au présent par l'exemple des récompenses et des
châtiments qu'ils en avaient reçu. Pour Cicéron
déjà, elle était « école de vie ». Au
XIème siècle, Benzo d'Albe se demandait quant à
lui : « si les livres dissimulent les faits des siècles
passés (...), sur les traces de qui les descendants doivent marcher ?
Les hommes, semblables aux bêtes, seraient privés de raison, s'ils
n'étaient pas informés du temps des six âges
»1. Parce qu'elle fait le récit des
évènements mémorables, l'histoire révèle
également l'action divine. Le monde est en marche, depuis sa
Création jusqu'au Jugement dernier. Ecrire l'histoire permet donc
d'établir une continuité entre ces deux points nodaux et
d'interpréter le cours du temps. Encore, et parce que le passé a
valeur de modèle, elle aide à établir ou à abolir
les coutumes, renforcer ou détruire les privilèges.
Au XIIIème siècle l'histoire tendait
aussi, par l'intermédiaire de l'émergence des Etats et des
passions nationales, à se détourner d'une histoire
ecclésiale et universelle pour s'enraciner dans la
célébration d'une dynastie et d'un pays. Cette histoire
s'adressait à un public plus large que les clercs latinistes et
s'ouvrait aux langues vernaculaires, se colorant des codes propres à une
littérature vulgaire déjà constituée. A la
croisée de multiples influences, elle mêlait les aspects
parénétiques d'une histoire politique, livrant modèles et
contre-modèles, et la distraction constitutive des romans et des
chansons de geste. C'était le cas de Philippe Mousket qui appartenait
à ces laïcs de la France du Nord, abondamment nourris d'une
littérature française en expansion et « poussés plus
vite qu'ailleurs, par la frontière proche et la guerre menaçante,
à voir la France comme une personne »2.
2) Le prologue et les raisons invoquées
Nous avons déjà pu citer abondamment le prologue
3 qui, même si structuré par des topoi,
renseigne souvent dans les oeuvres médiévales sur les raisons
d'écriture. L'auteur se place en effet sous une autorité, dont le
choix n'est pas anodin, ou parfois plus franchement sous un patronage. Puis il
évoque lui-même ce qui l'a poussé à
écrire.
1 Cité par A. Gourevitch, op. cit., p.
129.
2 B. Guenée, Histoire...op. cit., p.
321.
3 Voir en annexe 2 pour le texte intégral du
prologue, p. 129.
109
Chez Mousket, on a vu le rôle qu'il endosse de
médiateur entre la source et le public, se contentant de traduire sans
rien omettre ni ajouter. Cette source est constituée des «
livres des anchiiens » (v. 7) de l'abbaye de Saint-Denis. Le
choix de Saint-Denis est important. Il atteste d'abord de la volonté de
Philippe Mousket de se placer dans une tradition idéologique
particulière, celle des Capétiens ; en outre, il montre qu'au
XIIIème siècle, même le plus au Nord du royaume
de France, l'abbaye de Saint-Denis apparaît comme le réservoir
mémoriel par excellence, l'autorité sous laquelle l'historien
peut trouver refuge. La mention d'un patronage aurait pu être utile. Mais
Mousket affirme que c'est « Sans proiières et sans coumans
» (v. 12) qu'il s'est mis au travail. L'idée est cependant
intéressante : c'est en pur amateur qu'il écrit, ce qui
l'éloigne d'une influence idéologique nette, littérateur
indépendant choisissant de rimer une histoire qui, selon lui, ne le fut
jamais. Que le chroniqueur mette en avant la traduction et la rime atteste bien
de la revendication d'un certain public. Il s'agit pour lui d'élargir
l'histoire savante, érudite et latine à un public francophone,
sensible aux codes de la littérature épique et courtoise. Cette
volonté didactique est affichée par l'idée, courante dans
les prologues, que celui qui sait ne doit pas cacher sa science afin
d'édifier ses lecteurs :
Car ki bien set si doit bien dire, Et des biens à
ramentevoir
Conquiert on proaice et savoir1.
Edification parce que l'histoire est, on l'a dit, école
de vie. Elle « Tiesmougne les maus et les biens » (v. 8) et
apprend par l'exemple. Elle est aussi mémoire, et Mousket insiste sur
l'importance de la transmission dans un monde où :
Ne de biel conte ne d'estore Ne set nus mais faire
mémore2.
Philippe Mousket n'oublie pas son public. L'histoire c'est
aussi des histoires, « bieles » de surcroît.
Il se désole qu'aujourd'hui on ne paye plus les conteurs et que :
1 Reiffenberg, op. cit., v. 16-18.
2 Ibid., v. 36-37.
110
Poi de gent est ki voille oïr Son n'estore pour
resgoïr1
C'est ici que le choix de la rime prend tout son sens : il
s'agit de mêler l'Histoire, leçon de vie, exemple, récit du
passé, aux histoires, rêveries littéraires et fantasmes de
trouvères. Que l'historien médiéval soit guidé,
plus que l'historien moderne, dans son écriture par la volonté de
démontrer, dénoncer ou avaliser une réalité, c'est
certain. Mais il faut se garder à l'inverse de réduire l'action
d'écriture à des stratégies purement politiques et
rationnelles. Mousket, si des convictions que l'on cherchera plus loin à
dégager ont assurément nourries l'écriture de sa
chronique, revendique lui-même un rôle de conteur
désintéressé. Il écrit, on l'a souligné plus
haut, pour resgoïr2. C'est ce que du reste
revendiquent d'autres historiens : Quintilien affirme le rôle de
distraction et de divertissement du récit historique ; on a
également évoqué plus haut Lambert d'Ardres
décrivant Arnould de Guisnes se faisant lire des histoires du
passé pour l'amuser et compenser ses échecs. A tout le moins
l'importance donnée à l'édification dans son oeuvre
visait-elle à proposer un miroir moral à ses contemporains.
Etait-ce pour autant le résultat d'un réel constat de la
décrépitude des moeurs et la volonté d'y apporter un
remède ? Cette perspective n'a sans doute pas été
définie strictement au préalable par une ligne et un programme
cadres, mais se révéle au fur et à mesure comme grille de
lecture de l'histoire : morale et divertissement charriaient en eux-mêmes
leurs propres critères de vraisemblance, tordant la
réalité dans le sens qui les arrangeait. En somme faut-il plus
relever des paradigmes, que des opinions.
3) Edifier, divertir
L'édification passait par les exemples, et donc les
modèles. Puisqu'il s'agissait d'une histoire des rois de France, ces
modèles sont avant tout royaux. Il y avait Charlemagne, figure par
excellence dans laquelle devait se retrouver ses successeurs, mais aussi on l'a
dit les archétypes venus des romans : Alexandre, Priam, Arthur.
L'éloge mortuaire de Philippe Auguste est aussi l'occasion d'insister
sur ce que doit être un bon roi : protecteur de l'Eglise,
défenseur de la paix et de la justice sachant être
sévère quand il le faut, conquérant mais maintenant sa
terre, libéral envers ses chevaliers et ses bourgeois. En contrepoint se
dessinent des figures négatives de rois comme
1 Ibid., v. 42-43.
2 Voir supra, p. 61
111
celles de Jean Sans Terre, le tyran, ou de
Frédéric II, le trop ambitieux. Ce sont aussi des modèles
courtois, Henri le Jeune, le comte de Saint-Pol Guy de Châtillon,
opposés à Richard Coeur-de-Lion ou Thibault de Champagne. Le
récit met par ailleurs en avant l'orthodoxie chrétienne face
à l'hérésie. Ici, il brocarde plus les mauvaises pratiques
qu'il ne propose de contenu positif.
Par volonté didactique, comme dans les
exempla, les réflexions morales accompagnent des historiettes et
s'adaptent au jeu littéraire. L'amusement que procure la narration de
beaux récits porte le sérieux du message. Comme bien souvent chez
les auteurs médiévaux, l'histoire se constitue chez Mousket par
la juxtaposition de récits édifiants et de faits
mémorables qui ne prennent sens que parce qu'un enseignement peut en
être tiré. Les chansons de geste mêlent ainsi le plaisir
d'entendre narrés les exploits des hommes de jadis, et la
célébration des valeurs féodales. Bien souvent, il
rappelle les devoirs réciproques qu'imposent la vassalité et
enseigne à ses lecteurs l'importance d'un tel lien pour la conservation
de l'harmonie. Ainsi à l'occasion de la condamnation de Jean de Cisoing
par la comtesse Jeanne de Flandre :
On doit son signor foi porter
Et souploiier et déporter.
Ciertes aussi doit-on sa dame,
Et ki n'el fait souvent s'adame,
Quar dame est dame, et sire est sire.
Cascun doit-on douter et s'ire,
Pour faire droit son bon signor
Et dames moiènes, grignor.
(...)
S'on ne doutoit les signorages,
Trop feroient li fol de rages1.
De même, l'épisode du faux Baudouin a
frappé Mousket par l'ampleur de l'évènement et par les
conséquences qu'il pouvait en tirer politiquement, mais il prenait
également place dans le récit historique par la force de son
enseignement et ce qu'il exprimait de la marche du monde : l'orgueil a
poussé un homme à usurper son rang et à troubler
l'harmonie de la société ; l'histoire apprend que de telles
actions sont vaines, puisqu'à terme triomphe le bien :
Pour çou se doit cascuns retraire De mal penser et de mal
faire,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 30 311-28.
112
Quar de mal ne vient se maus non, Et li biens a tousjors
fuisson1.
Plus loin encore, la ruine d'Avignon vaut au chroniqueur des
réflexions sur la vanité de la puissance :
Ensi, pour voir le sai et truis,
Fu Avignon rés et destruis,
Ki, pour force ki lor abonde,
S'en apieloient kapemonde,
C'iert à dire, ki le despont,
Qu'Avignons ert li ciés del mont.
Mais s'il fu ciés, or est si amples,
Qu'Avignons puet douner examples
Qu'à droit est grévés et desfais
Ki viout porter plus que son fais,
Si com fisrent cil d'Avignon2.
Sa compréhension de l'histoire se fait donc par le sens
moral qui s'y révèle. Il est influencé en cela par des
tics d'écriture que l'on retrouve dans les sermons et les romans,
notamment à propos de la mort, du vieillissement du monde et de la
fortune. De tels propos sur l'humilité et l'importance de la repentance
reviennent souvent dans la chronique (v. 3034, 23 905, 24 499, 26 225, 27
083...) et s'y confrontent à une éthique chevaleresque de la
gloire mondaine3. Cela montre encore à quel point les
représentations mentales de Philippe Mousket se structurent par de
multiples influences culturelles. Le chroniqueur déplore ainsi tout
autant la disparition des valeurs courtoises que les malheurs causés par
l'orgueil.
Pour finir, l'organisation du manuscrit en lui-même
n'est sans doute pas anodine. Le scribe a associé la chronique avec la
lettre du Prêtre Jean à Frédéric II. Ce texte, dont
l'original latin (1150-60) était adressé à l'empereur
byzantin, s'est ensuite largement diffusé en français (on en
connaît 25 versions) en remplaçant le destinataire par le
souverain du Saint-Empire. Se présentant comme le roi le plus puissant
du monde, le Prêtre Jean y décrit les merveilles de son vaste pays
recouvrant les trois Indes. Tout l'imaginaire oriental y était
mobilisé et le document s'est ainsi rapidement chargé d'une
pensée de la croisade. On a pu même parler d'utopie : l'Orient,
étranger et lointain,
1 Ibid., v. 25 321-24.
2 Ibid., v. 27 083-93.
3 Voir infra, p. 117.
113
permettait d'y projeter une société
chrétienne idéale1. On a avancé plus haut
quelques propositions sur la pensée de Philippe Mousket à
l'égard de la croisade et de l'Orient. Si on ne pouvait pas conclure
à une exaltation nette de la croisade, du moins faut-il constater que
son rapport à l'hérésie et l'intégration de cette
lettre ont peut-être un lien. La chronique de Mousket,
interprétant l'histoire en mettant en regard le présent et le
passé, proposerait dès lors à ses contemporains de prendre
garde à leurs attitudes et de réfléchir à leurs
actes afin de toujours rester dans la voie droite et la loi divine. Cette
perspective morale se retrouve d'ailleurs si l'on regarde les autres
manuscrits. La lettre y est pour la plupart du temps associée à
des oeuvres à visée moralisante, théologique ou
didactique. Plus frappant, la lettre du Prêtre Jean se retrouve dans le
manuscrit BN Fr. 24 431, probablement d'origine artésienne, et qui
regroupe une version du Pseudo-Turpin et de l'Anonyme de
Béthune, ainsi que des chroniques et des
romans2
|
. Cette association n'est donc pas marginale.
|
Au-delà de ce que l'on peut avancer sur l'importance de
l'édification et du plaisir littéraire dans l'oeuvre de Philippe
Mousket, constitutive de l'historiographie en langue vulgaire au
XIIIème siècle, il faut chercher à
dégager des lignes de force et des intentions qui peuvent être
plus proprement singulières au chroniqueur.
4) Un patriotisme de clocher
Tournai, la ville de Philippe Mousket, est présente
tout au long de sa chronique. Il en vante les vertus et la puissance, et se
fait l'écho des traditions fabuleuses qui y circulent à propos de
ses origines. Elle aurait ainsi été fondée par un
chevalier romain du nom de Turnus et revendique, comme beaucoup de villes
médiévales, une parenté avec l'Urbs par
excellence :
Car Tornais fu d'ancisserie Dame de si grant signorie Que VI vins
castiaus que cités, Dame de si grans seurtés, Et fu premiers, ce
dist la somme,
Apielée seconde Roume, Qar visée fu et
pourtraite
Soentre Rome et si grans faite3.
1 I. P. Bejczy, La lettre du prêtre Jean,
une utopie médiévale, Imago, 2001.
2 M. Gosman, op. cit. ; B. Woledge, op.
cit.
3 Reiffenberg, op. cit., v. 1018-25.
114
Philippe Mousket va plus loin et n'hésite pas à
affirmer qu'il s'en fallu de peu que les Romains ne laissent leur ville pour
être manants à Tournai ! Ces traditions, ainsi que
l'énumération des destructions successives de la cité,
viennent de plusieurs textes latins du XIIème siècle,
rédigés dans l'entourage du chapitre cathédral et de
l'abbaye Saint-Martin, afin d'obtenir l'autonomie de
l'évêché de Tournai couplé depuis le
VIème siècle avec le diocèse de Noyon. G. Small
a bien montré comment ces revendications ecclésiastiques se sont
ensuite diffusées en langue vulgaire afin de flatter la bourgeoisie
tournaisienne du XIIIème siècle1.
Ecrire l'histoire et y intégrer Tournai étaient
ainsi l'occasion pour Mousket de l'intégrer dans le jeu politique et de
vanter sa position. Position singulière de surcroît : on l'a dit,
la cité de Tournai est une enclave royale dans les terres du comte de
Flandre, mais aussi dans celles du comte de Hainaut et donc dans l'Empire. La
Flandre, vassale remuante du roi de France était de plus au contact de
l'influence du roi d'Angleterre. Avec une telle imbrication de
dépendances et de mouvances, écrire l'histoire des rois de France
à Tournai au XIIIème siècle n'était sans
doute pas anodin. Selon Mousket, les Tournaisiens avaient fait le choix du
Capétien, et il s'agissait de le revendiquer. Cela passait d'abord par
légitimer l'autorité de l'évêque, seigneur de la
ville et vassal du roi, sur les deux rives de l'Escaut et par affirmer ses
prérogatives2. Le chroniqueur était peut-être,
à l'instar des autres bourgeois influents de la ville, un membre de la
confrérie des Hommes de Sainte-Marie. Cela n'est pas improbable dans la
mesure où son frère en faisait lui-même partie en tant
qu'échevin. Dépendants directs de l'évêque, les
Hommes de Sainte-Marie relayaient son pouvoir aux côtés du
chapitre. Il était dès lors normal de justifier l'autorité
de leur maître. Au-delà de ces rapports de dépendance
proche, on note chez Mousket une insistance sur le lien de vassalité
directe qui unit Tournai et le roi de France. C'est déjà le cas
sous Chilpéric I, quand la cité sert de refuge au roi contre
Sigebert : au VIème siècle déjà, Tournai
avait témoigné de sa fidélité au roi
légitime contre l'usurpateur. Cela explique sans doute pourquoi Mousket
prend le contrepoint d'une tradition historiographique en général
plus favorable à Sigebert qu'à son adversaire. Puis c'est ensuite
l'épisode déjà cité de la remise des clés de
la ville à Philippe Auguste en 11873. A plusieurs reprises
encore, le
1 G. Small, « Les origines de la ville de Tournai
dans les chroniques légendaires du bas Moyen Âge », Les
grands siècles de Tournai (Tournai, Art et Histoire, 7), Tournai,
1993, p. 81-113 ; P.-J. De Grieck,
« L'historiographie à Tournai à la fin du
Moyen Âge : le manuscrit-recueil de Mathieu Grenet (1452-1503) et ses
sources », Revue belge de philologie et d'histoire, 84/2, 2006,
p. 271-306.
2 Voir supra, IV. 7) Ecrire l'histoire, un
certain regard sur le temps et le passé, p. 96.
3 Voir supra, II. L'auteur et son contexte,
p. 15.
115
chroniqueur signale la présence de troupes
tournaisiennes dans l'ost royal, et la ville prend le parti du roi de France et
de la comtesse Jeanne contre le faux Baudouin.
Ecrire l'histoire des rois de France, en
célébrer les exploits et les vertus, c'était d'abord faire
acte de reconnaissance envers celui qui avait protégé la
cité et ses intérêts en 1213-14. Par ailleurs, être
vassal direct d'un des souverains les plus puissants de la
Chrétienté était plus prestigieux qu'être
dépendant du comte de Flandre ; il valait mieux de surcroît un
suzerain lointain qu'un seigneur trop proche... Enfin, faire le choix du roi de
France vers 1240-50, c'était aussi sentir le vent tourner. Après
Bouvines, après les troubles causés par la disparition de
Baudouin IX puis sa « résurrection » et au vue des querelles
de lignages qui agitaient la région, il pouvait sembler évident
que le Capétien avait, dans le Nord, remporté la partie.
5) Une histoire des rois de France
Philippe Mousket l'affirme dès les premiers vers, il
s'agit pour lui « Des rois de Franche en rime mettre / Toute l'estorie
et la lignie ». Pas d'ambiguïté de ce côté,
et même si les rois s'effacent parfois derrière d'autres
héros, ce n'est que pour mieux les glorifier plus loin. On a dit par
ailleurs ce que représente le choix de Saint-Denis pour le contenu
idéologique, et l'importance du lien entre Charlemagne et Philippe
Auguste. La chronique de Philippe Mousket rassemble dans une même geste
glorieuse et une même lignée l'ensemble des souverains, qu'ils
aient été, cela est important, païens, héritiers
légitimes, ou gouverneurs de fait (« Uns et autres, al
règne eslius, / Que païens, que oirs, que ballius », v.
27 673-74) ; du moins rajoute-t-il qu'il écarte de cette noble
successions ceux qui ont péchés par faiblesse. Cette
célébration des rois de France devait se faire autour d'un
pilier, Charlemagne, dont la figure incarnait et élevait la dynastie
toute entière. Insister sur le personnage de Charlemagne, nourri
d'influences diverses, sur son appartenance à la France et sur le lien
de sang qui le liait aux Capétiens, cela signifiait aussi revendiquer
l'ancêtre par excellence et l'enlever aux prétentions baronniales,
mais aussi impériales. Depuis Frédéric Barberousse, en
effet, l'empereur cherchait à récupérer l'héritage
carolingien1. Contester cette prétention, c'était
aussi disputer les trop hautes ambitions d'un Frédéric II et le
cantonner à sa subordination au pape. Les rois d'Angleterre, ces rivaux
de toujours, sont aussi à mater. Philippe Mousket a choisi de ne pas
les
1 R. Folz, Le souvenir et la légende de
Charlemagne dans l'empire germanique, Les Belles Lettres, Paris, 1950.
116
cacher, et de les utiliser en faire-valoir de Philippe Auguste
ou Louis VIII. Il les montre enfin en parangon de la loi divine et en
protecteur de l'Eglise, sur le front de l'hérésie en Occitanie ou
ailleurs par l'appui donné à l'Inquisition.
Plus que les rois, émerge déjà la France,
et au-delà de son allégeance au souverain, l'identité.
« Nos François », « Nostre galie »
sont des expressions qui reviennent régulièrement. Il y a la
plainte qu'il prête à Roland mourant, à côté
des regrets qu'il adresse à son épée, à son cheval
et à ses compagnons :
Lues apriés regreta-il France
Et dist : « Tière plentive et France,
De bos, de rivières, de prés,
De vins, de cevaliers doutés,
De pucieles, de bieles dames,
De vous est grans dious et grans dames
Ki si demorés desgarnie
De loial gent et de hardie. »1
Devant Avignon, encore, prétextant de la faiblesse du
pape, il lui semble que seul le roi de France peut maintenant affronter
l'hérésie. Il brocarde sévèrement Rome et le
clergé (« Ki de tous maus est flèce et somme
», v. 26 564), puis glisse un long éloge de la France
où l'on voit poindre des prétentions universelles à peine
dissimulées :
Et bien le devoit ascouter, [le roi de France]
Quar par raisson doit-on douter
France et le roi par tot le monde,
Quar c'est la couroune plus monde
Et plus naide et plus déliteuse
Et adiès plus cevalereuse.
France a les cevaliers hardis
Et sage, par fais et par dis.
France tient et porte l'espée
De justice, et desvolepée
L'ensègne Saint-Denis de France,
Ki François oste de soufrance.
Et saciés bien, et j'el vos di,
Que puis le tans roi Cloévi,
Ne Dagobert, ne Carlemainne,
Ne Pepin, son père en demainne,
Ne pot, parmi son grant renon,
1 Reiffenberg, op. cit., v. 8062-69.
117
Roume sans France se poi non. Si doit moult bien Rome
otroïer Cou que France li viout proïer, Quar Aubugois, çou est
del mains, Doutassent petit les Romains, Se ne fust pour le roi de France Et
pour sa gent hardie et France, Ki partout ont pris et victorie, Largaice,
ounor, loenge et glorie1.
La France, terre sublime, est incarnée par ses rois qui
depuis Charlemagne sont les défenseurs de la communauté des
Chrétiens, les artisans de la gloire divine sur Terre, et sont «
de cevalerie la rose ». Par eux et leurs compagnons,
héritiers des héros épiques, Philippe Mousket trace un
trait entre le passé et le présent et trouve un sens dans un
monde qui perd de vue les valeurs courtoises.
6) Chevalerie et continuité
héroïque
Pour finir, il est un dernier aspect de la chronique de
Philippe Mousket qu'il ne faut pas négliger et qu'il faut approfondir :
le regard porté sur la chevalerie et ses valeurs. Le fait que Philippe
Mousket fasse autant appel à la littérature épique et
romanesque n'est pas un hasard et résulte de choix culturels, attestant
de la proximité au XIIIème siècle entre la
noblesse et le patriciat urbain. Pendant longtemps les historiens avaient eu
tendance à renvoyer dos à dos ces deux classes, sortes
d'idéaltypes dont la cohésion était une illusion
formée rétrospectivement, négligeant par là
d'importantes affinités et la porosité naturelle des
catégories sociales. Mousket appartenait à un de ces lignages de
notables urbains qui monopolisaient les charges publiques, côtoyaient la
noblesse et se constituaient eux-mêmes un patrimoine foncier dans
l'arrière-pays2 . Pour ces bourgeois, bien installés
ou en cours d'ascension sociale, les valeurs nées dans les cours du
siècle précédent exerçaient une profonde
attraction. Dans le courant des XIIIème et
XIVème siècles, les tournois interurbains ne furent
ainsi pas rares dans le Nord et l'Est du royaume de France.
Il n'est donc pas étonnant que Philippe Mousket affiche
tout au long de son oeuvre un fort attachement à un modèle de
vie, diffusé dans la littérature, qui était selon lui en
voie de disparition. Ecrire l'histoire, faire acte de mémoire des
exploits du passé, n'était-ce pas tenter de préserver ce
qui à ses yeux n'était plus
1 Ibid., v. 26 589-614.
2 Voir supra II. L'auteur et son contexte, p.
15
118
honoré à sa juste valeur ? Et ainsi,
naturellement, raconter le présent consistait à y chercher un
sens, la continuité des héros de jadis. On a déjà
largement insisté sur l'importance de cette continuité dans la
chronique de Mousket1. Il faudrait cependant s'attarder un moment
sur cette chevalerie dont il collecte les avatars contemporains et qui fait le
lien avec le passé. C'était Bouvines, les croisades, mais aussi
les combats en Italie, comme à Plaisance vers 1237 :
Tantost, com il les ont percius, Escus et hiaumes ont
reçus, Des palefrois ès cevaus montent, Leur escuier lances lor
donnent. Qui dame ama ne damoisiele, Son cuer de bien faire en
oisiele2.
Bien souvent au cours du récit, Mousket souligne
l'importance de l'exploit, de la distinction personnelle dans le combat, de la
largesse : autant de valeurs qui se confrontent au besoin d'humilité et
de contrition, au caractère négatif de l'orgueil également
mis en avant tout au long de la chronique. Cette ambivalence, courante dans une
société où le discours englobant de l'Eglise s'oppose,
censure, mais aussi s'adapte à une éthique et des pratiques plus
profanes, se retrouve à l'égard des tournois. Interdites par
l'Eglise depuis 1139, ces « détestables foires » restent un
des points de discussion et de confrontation entre le discours clérical
et laïc. Célébrations de la vanité et de la gloire
mondaine, les tournois continuent cependant à se tenir quasiment sans
encombre, face à un clergé qui se contente bien souvent de les
condamner par principe. Dans la parole de Mousket, on décèle
cette schizophrénie. Henri le Jeune, ou après lui Florent de
Hollande sont loués pour avoir tournoyés avec noblesse et
maintenus « largaice et proèce » ; mais parfois le
chroniqueur est gêné, comme quand il évoque le tournoi de
Nuiss. Condamnés par les frères mendiants, les chevaliers y
participent malgré tout et sont dévorés par des loups, ce
que le chroniqueur déclare être « venjance de Dieu
» (v. 30 690).
C'est l'occasion d'insister une dernière fois sur la
parole des frères mineurs et prêcheurs, dont on vient encore de
constater l'influence. Ne faut-il pas y voir, ainsi que plus largement dans
tout l'élan donné à la prédication au
XIIIème siècle, une des raisons d'écriture de
Philippe Mousket ? S'il était d'usage depuis longtemps que l'historien
relie le passé à ses temps contemporains, on a
1 Voir supra, IV. 7) Ecrire l'histoire, un
certain regard sur le temps et le passé, p. 96.
2 Reiffenberg, op. cit., v. 30 087-92.
vu l'importance nouvelle du témoignage, «
l'irruption de l'actualité »1 dans l'écriture,
diffusée par le biais, entre autres, des méthodes modernes de
prédication. La place donnée au roi de France, soutenu dans son
action par les Ordres mendiants, à la lutte contre
l'hérésie, à l'édification et à
l'enseignement dans la chronique de Philippe Mousket doit sans doute beaucoup
à cette « parole nouvelle ». Pour écrire l'histoire, il
aura mêlé à cette influence les codes et les valeurs de la
littérature courtoise, donnant au présent toute sa dignité
nouvelle et le liant dans une continuité de sens avec un passé
toujours prestigieux et préservé. En somme, c'était toutes
les forces du discours vernaculaire qui se retrouvaient dans la Chronique
rimée.
119
1 M. Bourrin-Derruau, op. cit., p. 26.
120
Conclusion
Arrivé au terme de notre étude, beaucoup de
questions et peu de réponses. Certes, ce travail se voulait avant tout
la synthèse d'une historiographie éclatée et
déséquillibrée, que nous avons tenté de
réorienter dans une perspective plus historique, les travaux
précédents étant largement dominés par des
questions littéraires voire formelles, et par le tropisme de
l'étude des chansons de geste. Il fallait réintégrer
Philippe Mousket dans son contexte, la première moitié du
XIIIème siècle, époque charnière
où se jouent et se confrontent des dynamiques politiques,
économiques, sociales et culturelles nées pour la plupart dans le
bouillonnement du siècle précédent ; il fallait
également replacer sa chronique dans un environnement historiographique
et littéraire, en soulignant les pesanteurs du milieu culturel. Nous
aurons pu mettre en évidence les influences diverses qui s'y
mêlent, entre les sources utilisées, les habitudes de lecture et
les apports oraux : tradition dyonisienne et idéologie royale,
littérature courtoise et sources provenant des milieux aristocratiques,
discours clérical diffusé par la prédication. De ce
creuset de multiples influences naissent des ambivalences et l'assemblage de
valeurs que l'on pourrait croire opposées. Les prétentions
capétiennes rencontrent ainsi les ambitions d'une noblesse
frustrée, tandis que la culture courtoise du badinage et de la gloire
mondaine s'oppose à une apologie de l'humilité et à une
reléguation de la violence au service de Dieu. Nos difficultés
à concilier ces pensées montrent qu'il ne faut peut-être
pas si strictement les renvoyer dos à dos. La Chronique du
Pseudo-Turpin, instrument des revendications baroniales par la
célébration des exploits des compagnons de Charlemagne et la
glorification des lignages féodaux, ne fut-elle pas progressivement au
cours du XIIIème siècle intégrée au
corpus canonique de l'historiographie capétienne ? Par ailleurs, le
laxisme bien souvent affiché par l'Eglise à l'égard des
pratiques chevaleresques, voire leur assimilation dans des rites
chrétiens, n'attestent-t-ils pas d'accomodements ? Ce que confirme la
chronique de Philippe Mousket, c'est l'existence courante de consensus
pragmatiques contrastant avec l'excès des discours idéologiques.
Au-delà, on aperçoit dans cette oeuvre le riche environnement
culturel d'un membre du patriciat urbain et la façon dont il exploite le
passé pour ses rêveries littéraires et ses fantasmes.
121
On aimerait pourtant dégager des motivations plus
raisonnées et plus immédiates. Le poids du présent et de
l'actualité inspire Mousket et semble le conduire à prendre de
plus en plus parti au fur et à mesure que le récit avance. Nous
avons tenté de faire des propositions, largement tributaires du contexte
historique et des sources choisies ou non par le chroniqueur, attestant de son
appartenance à une tradition et une dynamique qui dépassaient son
propre jugement. Bien souvent, nous relevons des tics d'écriture et des
paradigmes, plus que des opinions. Parfois, la réaction à une
actualité brûlante, comme la multiplication des
hérésies, le faux Baudouin ou les prétentions de
Frédéric II. Presque toujours, en revanche, le poids des rois de
France et la perception de leurs progrès. Il faudrait encore
s'interroger sur les raisons du si petit succès de l'oeuvre.
Destinataires limités ? Dissolution dans la masse des
littératures diverses dont Tournai et le Nord du royaume de France
étaient alors si riches ? Sans oublier les hasards documentaires qui
font que tels ou tels manuscrits parviennent à l'historien. Tous ces
élèments pourraient sans doute être affinés par une
étude codicologique approfondie, ainsi que par un plus ample balayage de
l'environnement livresque et des traditions manuscrites de la région.
Cela dépasse le cadre d'un travail de M1 et nos compétences. Nous
espérons cependant que certaines questions soulevées ici pourront
contribuer à l'ouverture de nouvelles perspectives pour l'intelligence
d'une oeuvre si dense qu'est la chronique de Philippe Mousket.
Annexes
1) Manuscrit
------ ---
i
y ·
..
a
s-
I v
A :ati2uxc.s.casofrtettçfsaFr cT nt,
ne furenr U1543 ni rtyi..
aâ urt jui ' 1* turn f r- fi s
enta batt tdte mOlur r i ter en -14% btan5 ct
`'Î ter rtu".arlftr furér-Btit'
tbttttéf Fu thort5 iC put'
· 7 tutuare ' totif h pais
k t" j to:l verntf
ut tefermef t_4(' reujûnx-~ -ttlo
-notyCiC-
â tna2Sref sa /1 ctittt bide
· eflvrc` unf 1 ?W ,tdtattr tumid'
auo tr .'LttÔ f t Ct · ti i$u 5
-
n' nor ttCrtio ntrtr kf fornrf t tt auou- fotce"
·,e_110111ef
ati' · tt4' · hi nef Zoura vet- t- a
naat . ft t441
- nu1i rurr auow tu z- t ov tir lion=
'Fat-mg
ci `-ttr tr
· 'kt' · ar ftete' baft tt-t-
our feuf; .ir la title tmuf N tan$arir fen e11- uettuf S t
detttafdl bards t .N
3. cenalF: cou- 4 mei['
· 13Y-3
· cou ci ue , for fozr tee -11'eritreu
ttwenc-abareiiW
:..ix ief btr
47-falite! rf ,u ottnettr fe
liltrOnitit
·
e c'û ewe- aaa ia&n ueaal vier 1
9b. f 2 4 i · ris`or nut
f--f`i cu.
ALS QQ74tÎu '' j
q "Eli t-ut-P;-_tcrrr-43_,9
dtxti i ki
§ ar B -cue:' it rattotî Q -
,ta - - at-44101W' ki
rp2I(-i ttft mtn ·j ·agn(tt '
V
L
V
tiV
sten sotrd tn Çon ,caflit4 A temai n
fixer repaiwt,; enattf- Mubefpi -i aft cc 9bart nit-- Bre bte
-
· fict nd$ ·"- tour
otremene-
t e pug- i efrattme tx- A
uou- Omet- ettfon at het t.t{"s t `g1Qr W m j- ga,
enatm î tnallbl erne 4ittf t>nt-ti1Wtr fan cxuf a=
tj - , 1.4 lc' ç aianç3erci
ita`t'
· fttgmt buettÇ etuniir
· uoi s`Q' Wu4}Cttt-- S
-s+ORt1 "Tititatty trbif l ·atti
ne. a uorc tuiçfil e t tLOU Ç
Y
L
11 maul' tt ttastref it rtet â ter
bretanf c tv , m if a pztrnet' 1 g e la
uevre tuv : tou âot t t !II couru feurc'anti 4
otaui'-CF- tr M 1
coutbettowt aaliffi
L o -. fe re ét-
au'pttr nf-- ic tir u - t,
"i='feitn
§ . otiitii
tt ` tyl pttt r. int , e p titlfte'fl (
·1an eff tear 't 'rç fozt
-41
123
F° 34v
t
·
. 1
giftttotvitici
!a t 7F1
tL ls1Ff1 j~
totxtt_4 t
-tour c*o_lt :
tciktfç.q_ptuf ttî-.
it toit' iàî € -trtifi_. --.
- bmcr- retït-tcr F~.
c
qa~
a
r
·
. ' esftAil ir-t rtieiti -(tuff
_ ; L crifi4iirP4erc
4.~,4
,ttatr-pintenc 144tefa .:-$7\ our t21-
or tottitria a , 4,t or. pur
â tnM rem'
q -cntrt [t- irrwouwatce
· 1iQtotw' uctui-enfraot)
~- u 1fivdite ft-antr-
3. ' 6 xt ttnt fait uen %et s zterti-uetvue
isatmcmn-s C' nctttg pt.tt.r
vtccentsmettr-
ettf* on 'am reontou-~1 r- o t bcatz
'nc'p att.ou-
Sl nulc aut nis-notte'
h t' Min W bAcaerte -7 afetfitte. all ern c
nt-q Au rotfour taut ttet~s
i t t atr teutôu .rtortettaef e~-
§ ifarn-fieftv` ?t9.ttef ctfï-T
fbtt~iritt'Cirr ~`ôi~tttu~ttQ _j. [oi.tor sstét'
tttt"_htotltet enatilt e en ef1"acr. tl ttret ettr t `dtntt`
Wee'
:entsiett;ei fitcou4tii y _
I
Y
cow--ta.
ott =th hitt!!~ tun-
niiè btott ° I eigtike-3?1Flt('t0-Lgt
ItC{t
Ae
·
NAZI/13 _r · V~ ~ âu
4-:"V'-'140;1.17
flttsFi~. -y
ittitO 4+
ti tr-,
r -
· .
124
F° 206r
Ton:, :rnitniAt-oi&
· t~ r.
~ -r a..:~aveti~= 9~ f
11° ·
z '
+1
~.LLI 14W
44.100
re
a.
I (C044 . 41 t fr-M-
4,kr.0-1$4.0./r`v.. t-z-a ·-ep
c1 ,a
tLt !V[1." .Art-cl
· ''
T I rrr
tE".+â ci/+1 h,dvr.a' t.o9tio1 . + ,
J r
·
-\1- l ·h:
r1' } ',
4.44e#
i' ;I'r1'I'M!!
`i1;'1)}leri.?1._ :Y.
· ''
t!'i f ·li'rn , r..fs! f
,"Î1-;iïi t~ - 1 ;x ;
· '_ l
· tir · F;-'rue
· ·
~~~ %mei ~. ·
^ra k,
·
ePo
916.115
14"
· -z
·
· ·..;:
t
t ·
F° 206v Sg, 5 et Luc, 6
125
;
·
Ztioti-~ ~1'-% o · OE a.iiou**' 11C'
'tem", w F
dl L`" Er7i5W i1cents'itoq.Q`tet di
fotiti`: f"o ;~trs
nowt- t ilt42 Ot4.---'etiotgvtv 4 ·ootii'.io
· tgoftrC' ottt9irw . tkooltre wati
· '1
vt · qti' itouf Zttiont' oft- t tt`
*+k ' netaco par .k qt sr et tti`~tt~-- te tr'
dotiron n
e tt t~te' ·
u = of. wt' que' uour.rA 1 Ç g i-
riottf a otivorÇ te
! 4itL-mit' f~raétrCf1' 1 tv -'3t. ben-
tt-oiÇ lir t`f4lincentst 1Vtiftste C
1Cthoht · · t1~`ift ·civotiino f
centsi
i~ car' nof ttaf metntviirqua'- 4 ui
e`;tvttt' i i ' · ·
tlacreche,zialbant e $centst~t · t uo4 rc
ttétrt' sù;` f itrrf fi~iUon-' var. tie it*
j.uour Morons t "
_ tf.4ti~ 12l tiofi fi maw!' rtt' f
[' r~ `uptth'e %1 · OE - fit uour
.' w oft quCtiourtmiiiihr
-ti. i te' en notiibe'tie tt' · aftait aet
uou.Ç vat,* ter it rOtif ttfauottr. `j tiouf it' tL,3itt Qn
tioiet-Ortnt' ti *lenrterS
·
1611
çottt ou-- ,
e f c3f ÇeSo
1~.~ 1+uat' aiei ·- fit tiol'4ifat Cow-
itLemfir-tgri nothettert`l;' 'bitt fot`y .r uottf ucttiif. 6-ttof `
,outf: frivotiCtditefaa noftre
.É,. ·.
y(f-p9 - proe- .4-tt,
12,
. ,~? ·
Fja -ce.`. , 4 KA-in,- y.
I SC
..Fr...,' .72.1
126
F° 207r Lettre du Prêtre Jean
ioyf ttouÇ etuo+ir.Z trate(Vne_
mti ·Aelef .7 ivt'ttnlét ·ttcite
n c+. viervc noRtc nwr-,
etttiirrttN pat'.}}cnrtte/
M"t çSoett-tir-r
tvfmtj.tciefttmô
1.ur "%refpatrO1 Ti, ef 1tt fbitt-aot>r Iritif.1m i
iteltettf ryue nttt ittrot enr r4 motz'bc" OE ;t-'fze'nnoufttof
.11'ciif conte r te nottf ·7 '
nottre ne- tt IT no!'ca d'e -
attft\oirf mimic tout" met-flue'
1~.. -1141;441.0-
nofttti fit-effort- el ne-t ·rytte nous'
` 1te-uont rnenxet ·tonf rrt mtlt ·
·
/mei
' 4 .tr1..
zr-p. 44-c- .9`)g:
'
s
·
· r
· `~ ant `(°
6
;
71,
`' rfi"ti~:1 ., J · · S1l
T ·'fG. ,1,1 ·``,
T 14_ R~CS7
· ~'i
';r
F° 213r
127
128
129
2) Prologue
Par commodité, nous reprenons le compte des vers de
Reiffenberg.
Phelippres Mouskes s'entremet,
Ensi que point de faus n'i met,
Tout sans douner et sans proumetre,
Des rois de Franche en rime mettre
5 Toute l'estorie et la lignie.
Matère l'en a ensegnie
Li livres ki des anchiiens
Tiesmougne les maus et les biens,
En l'abéie Saint Denise
10 De France u j'ai l'estore prise,
Et del latin mise en roumans,
Sans proiières et sans coumans.
Or en ai l'estorie entamée
Ki ne fut mais onqes rimée.
15 Si n'en sai l'estore desdire,
Car ki bien set si doit bien dire,
Et des biens à ramentevoir
Conquert on proaice et savoir ;
Mais li siècles, quoique nus die,
20 Si est comblés de grant boisdie,
Li emperéour et li roi
Sont devenut de tel conroi
Que par aus empirent l'empire
(Si que l'autre gens en empire) [vers omis par Reiffenberg]
Que pueent faire li menut
25 Quant li haut son bas devenut
Et que feront li povre niche
Quant mauvais deviennent li rice ?
On siout jadis tenir grans cours
Et despendre l'avoir à cours,
30 C'on en parloit outre la mer,
Et siout on par amors amer
Et faire joustes et tornois
130
Et balerie et dosnois ;
Or ne set mes fors que trécier
35 Et tout engloutir et lécier ;
Ne de biel conte ne d'estore
Ne set nus mais faire mémore,
Ni à celui ne face bourse,
Soit de cierf u de vace u d'ourse,
40 Car avarisse les traïne
Et amours ki devient haïne.
Poit de gent est ki voille oïr
Son n'estore pour resgoïr.
Mais non pour quant pour moi déduire,
45 Comment ke il me doie nuire,
Enprendrai l'estore à rimer,
Pour loenge ne pour blasmer
N'el lairai : ore oiés mon livre,
Si com matère le délivre.
131
Bibliographie
Sources et recueils de sources
Manuscrits B.N. N.A.F. 6295 et Fr. 4963 ; Chantilly 869.
An Anonymous Old French Translation of the Pseudo-Turpin
"Chronicle": A Critical Edition of the Text Contained in Bibliothèque
Nationale MSS fr. 2137 and 17203 and Incorporated by Philippe Mouskés in
his "Chronique rimée", éd. Ronald N. Walpole, Cambridge,
Mediaeval Academy of America (Publications of the Mediaeval Academy of America,
89), 1979.
M. Aurell, « Les sources de la croisade albigeoise :
bilan et problématiques », La Croisade albigeoise. Colloque de
Carcassonne, octobre 2002 (Centre d'études cathares, 2004), p.
2138
Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, Le
Livre de Poche, Lettres Gothiques, Paris, 1998.
Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au
Lion, éd. Mario-Louis-Guillaume Roques, Honoré Champion, Les
classiques français Moyen Âge, Paris, 2007.
« Chroniques et annales diverses », in Histoire
littéraire de la France, 32, 1898, p. 182-194 et 219-234.
Chronique rimée de Philippe Mouskés,
évêque de Tournay au treizième siècle,
éd. F. Reiffenberg, 3 t., Hayez, Collection des chroniques belges
inédites, Bruxelles, 1836-1845.
L. Delisle, « Notice sur la Chronique d'un Anonyme de
Béthune du temps de Philippe Auguste », in Notices et extraits
des manuscrits de la Bibliothèque nationale, 34, 1, 1891, p.
365-380.
Fierabras, chanson de geste du XIIe siècle,
éd. Marc Le Person, Honoré Champion, Les classiques
français du Moyen Âge, Paris, 2003.
« Fragments d'une histoire de Philippe Auguste, roy de
France. Chronique en français des années 1214-1216»,
éd. Ch. Petit-Dutaillis, in Bibliothèque de l'école
des Chartes, 87, 1926, p. 98-141.
M. Gosman, La lettre du prêtre Jean. Edition des
versions en ancien français et en ancien occitan, Groningue,
1982.
Histoire des ducs de Normandie et des rois d'Angleterre,
éd. F. Michel, Paris, 1840.
Jean Bodel, La chanson des Saisnes, éd. A.
Brasseur, Droz, Textes littéraires français, Genève,
1989.
132
Jean de Joinville, Vie de saint Louis, éd.
Jacques Monfrin, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, Paris, 1995.
Les Grandes Chroniques de France, J. Viard (éd.),
10 vol., Paris, 1920-1953 Recueil des historiens des croisades, t.
II.
Wace, Le Roman de Rou, éd. A. J. Holden, A. &
J. Picard, Paris, 1970.
B. Woledge, Bibliographie des romans et nouvelles en prose
française antérieurs à 1500, Genève, Droz,
1954.
Autour de Philippe Mousket et de sa chronique
B. van den Abeele, La fauconnerie dans les lettres
françaises du XIIe au XIVe siècle, Leuven, Leuven University
Press (Medievalia Lovaniensia. Series I. Studia, 18), 1990.
Robert C. Bates, « Philippe Mousqués seven
centuries ago », Essays in Honor of Albert Feuillerat, Yale
Romanic Studies, 23, 1943, p. 29-41.
P. Bennet, « Epopée, histoire,
généalogie », Les chansons de geste. Actes du XVIe
congrès international de la société Rencesvals,
Grenade, 2003, p. 9-38.
C. Bouillot, « Au carrefour de l'épopée et
de la chronique ? A propos de l'épisode de Bouvines dans la
Chronique rimée de Philippe Mousket », Palimpsestes
épiques : récritures
et interférences génériques ,
Actes du colloque Remaniements et réécritures de
l'épique, de l'Antiquité au XXème siècle
(Université Paris IV-Sorbonne, 11-12 juin 2004), D. Boutet et C.
Esmein-Sarrazin (dir.), Paris, Presses de l'Université
Paris-Sorbonne, 2006.
R. Bossuat, Manuel bibliographique de la littérature
française du Moyen Âge, Melun, 1951.
D. Boutet, « De la Chronique rimée de
Philippe Mousket à la prose des Grandes Chroniques de France :
un choix d'écriture ? », Ecrire en vers, écrire en
prose. Une poétique de la révélation [Actes du
colloque de l'Université Paris X-Nanterre, mars 2006], Nanterre, 2007,
p. 135-154.
D. Boutet, « La réecriture de Roncevaux dans la
Chronique rimée de Philippe Mousket », Romans
d'Antiquité et littérature du Nord. Mélanges offerts
à Aimé Petit, Colloques, congrès et
conférences sur le Moyen Âge, 7, Honoré Champion, Paris,
2007, p. 55-65.
J. Dalarun (dir.), François d'Assise.
Écrits, Vies, témoignages, 2 t., Éditions du Cerf,
Éditions franciscaines, Paris, 2010.
L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la
Bibliothèque impériale : étude sur la formation de ce
dépôt, comprenant les éléments d'une histoire de la
calligraphie, de la miniature, de la reliure et du commerce des livres à
Paris avant l'invention de l'imprimerie, t. 1, Paris, 1868.
133
P. F. Dembowski, « Philippe Mousket and his Chronique
rimée seven and half centuries ago: a chapter in the literary history
», Contemporary Readings of Medieval Literature, Michigan Romance
Studies, 8, 1989, p. 94.
B.-C. Du Mortier, « Sur Philippe Mouskés, auteur du
poëme roman des Rois de France », Compte-rendu des séances
de la Commission royale d'histoire, ou recueil de ses bulletins, 9, 1845,
p. 112-145.
M.-G. Grossel, « Ces « chroniqueurs à l'oreille
épique » », Ce nous dist li escrits... Che et la
verite, Senefiance, 45, 2000, p. 97-112.
J. Guiraud, Histoire de l'Inquisition au moyen
âge, t. II, l'Inquisition au XIIIe siècle en
France, en Espagne et en Italie, Picard, Paris, 1938.
L. Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Age. Morgane et
Mélusine ou la naissance des fées, Paris, Champion, Nouvelle
Bibliothèque du Moyen Age, 1984.
F. Hasselmann, Über die Quellen der Chronique
rimée von Philipp Mousket, Göttingen, 1916
J. Horrent, Chanson de Roland et Geste de Charlemagne,
Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters 3 A 1, 2 Bde.,
Heidelberg, 1981-1985.
J. W. Jaques, « The « faux Baudouin
». Episode in the Chronique rimée of Philippe Mousket
», French Studies, 3, 1949, p. 245-255.
Journal des savants, 1836, p. 685-697.
S. Kay, « Le Passé indéfini :
problèmes de la représentation du passé dans quelques
chansons de geste féodales », Au Carrefour des routes d'Europe.
Xe Congrès International de la Société Rencesvals,
Senefiance 20, 21, 1987, p. 697-715.
T. Link, Über die Sprache der Chronique rimée
von Philippe Mousket, Erlangen, Deichert, 1882.
P. Meyer, « Les neuf preux », Bulletin de la
Société des anciens textes français, 9, 1883.
A. Moisan, Répertoire des noms propres de personnes et
de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les
oeuvres étrangères dérivées, vol. 3,
Genève, 1986.
J. Nothomb, « La date de la chronique rimée de
Philippe Mousket », Revue belge de philologie et d'histoire, 4, 1925, p.
77-89.
F. Rötting, Quellenkritische Untersuchung der Chronique
rimée des Philippe Mousket für die Jahre 1190-1217, Weimar,
1917.
F. Suard, « L'épopée médiévale
et la Picardie », Perspectives médiévales, 20,
1994, p. 68-79.
134
Ronald N. Walpole, « Philip Mouskés and the
Pseudo-Turpin Chronicle », University of California Publications in
Modern Philology, 26:4, 1947, p. 327-440.
Outils et histoire générale
D. Barthélemy, La chevalerie. De la Germanie
antique à la France du XIIe siècle, Fayard, Paris, 2007.
J. Baschet, La civilisation féodale. De l'an mil
à la colonisation de l'Amérique, Paris, Aubier, 2004
(3e édition corrigée et mise à jour,
Champs-Flammarion, 2006).
M. Bourin-Derruau, Temps d'équilibres, temps de
ruptures. XIIIème siècle. Nouvelle histoire de la
France médiévale, t. 4, Seuil, Points, Paris, 1990.
P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction
dans la chrétienté latine, Le Cerf, Paris, 1984.
G. Duby, Hommes et structures du Moyen Âge,
Paris, 1973.
G. Duby, Le dimanche de Bouvines, Gallimard, Paris,
1973.
T. Dutour, La ville médiévale, Odile
Jacob, Paris, 2003, p. 165.
L. Génicot, Le XIIIème
siècle européen, PUF, Nouvelle Clio, Paris, 1968.
A. Gourevitch, Les catégories de la culture
médiévale, 1972 (traduction française chez Gallimard
en 1983).
G. Hasenhohr et M. Zink (dir.), Dictionnaire des lettres
françaises. Le Moyen Âge, Le Livre de Poche, La
Pochothèque, Paris, 1992.
J. Le Goff, « Ordres mendiants et urbanisation dans la
France médiévale », Annales ESC, 1970, 4, p.
924-946.
J. Le Goff, Saint Louis, Gallimard, Paris, 1996
J. Le Goff, Un autre Moyen Âge, Gallimard,
Quarto, Paris, 1999.
J. Le Goff et J.-C. Schmitt (dir.), Dictionnaire
raisonné de l'Occident médiéval, Fayard, Paris,
1999.
Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen
Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe - XIIe siècle),
Armand Colin, Collection U, Paris, 2002.
J.-C. Schmitt, O. G. Oexle, Les tendances actuelles de
l'histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Publications de
la Sorbonne, Paris, 2002.
135
Histoire littéraire et culturelle
E. Auerbach, Mimésis. La représentation de
la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard
NRF, « Bibliothèque des idées », Paris, 1968.
D. Boutet, Formes littéraires et conscience
historique aux origines de la littérature française
(1100-1250), Presses Universitaires de France, Paris, 1999.
I. P. Bejczy, La lettre du prêtre Jean, une utopie
médiévale, Imago, 2001.
A. Boureau, L'évènement sans fin.
Récit et christianisme au Moyen Âge, Les Belles Lettres,
Paris, 1993.
C. van Coolput-Storms « Entre Flandre et Hainaut :
Godefroid de Naste (ý 1337) et ses livres », Le Moyen Age,
3, 113, 2007, p. 529-547.
C. Croisy-Naquet, « Traces de l'épique dans
l'historiographie au XIIIe siècle », Palimpsestes
épiques... op. cit., p. 209.
A. Derolez (dir.), Corpus catalogorum Belgii : the
medieval booklists of the Southern low countries, vol. 1, Province of West
Flanders, Paleis der Academiën, Brussel, 1997.
C. Gaullier-Bougassas, « Le Chevalier au Cygne à
la fin du Moyen Âge », Cahiers de recherches
médiévales, 12, 2005, 115-146.
A. Guerreau, « Fief, féodalité,
féodalisme. Enjeux sociaux et réflexion historienne. »,
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 45e
année, 1, 1990, p. 137-166.
J. Le Goff et J.-C. Schmitt, « Au XIIIe siècle :
une parole nouvelle », in J. Delumeau, Histoire vécue du peuple
chrétien, t. 1, Privat, Toulouse, 1979, p. 257-279.
F. van der Meulen, « Le manuscrit Paris, BnF, fr. 571 et
la bibliothèque du comte de Hainaut-Hollande. », Le Moyen
Age, 3, 113, 2007, p. 501-527.
L. Walters, « Le rôle du scribe dans
l'organisation des manuscrits des romans de Chrétien de Troyes
», Romania, 106, 1985, p. 303-325.
M. Zink, Le Moyen Âge et ses chansons, un
passé en trompe-l'oeil, Editions de Fallois, Paris, 1996.
M. Zink, Littérature française du Moyen
Âge, Presses Universitaires de France, Quadrige, Paris, 1992.
P. Zumthor, Essai de poétique
médiévale, Seuil, Paris, 1972.
136
P. Zumthor, Merlin le prophète : un thème de
la littérature polémique, de l'historiographie et des
romans, Payot, Paris, 1943.
Temps et historiographie
M. de Certeau, L'écriture de l'Histoire,
Gallimard, Paris, 1975.
O. Collet, « Littérature, histoire, pouvoir et
mécénat : la cour de Flandre au XIIIème
siècle », Médiévales, 38, 2000, p.
87-110.
P.-J. de Grieck, « L'historiographie à Tournai
à la fin du Moyen Âge : le manuscrit-recueil de Mathieu Grenet
(1452-1503) et ses sources », Revue belge de philologie et
d'histoire, 84/2, 2006, p. 271-306.
B. Guenée, Histoire et culture historique dans
l'Occident médiéval, Aubier, Paris, 1980 (édition de
2010).
B. Guenée, « Chancelleries et monastères.
La mémoire de la France au Moyen Âge », in P. Nora (dir.),
Les Lieux de mémoire, t. II, La Nation, vol. 1, Paris,
1986, p. 5-30.
B. Guenée, « "Authentique et approuvé" :
recherches sur les principes de la critique historique au Moyen Âge
»,in La lexicographie du latin médiéval et ses rapports
avec les recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Âge,
Paris, 1981, p. 215-229.
B. Guenée, « Les généalogies entre
l'histoire et la politique : la fierté d'être Capétien, en
France, au Moyen Âge », Annales. Économies,
Sociétés, Civilisations, 33/ 3, 1978, p. 453.
J. Le Goff, « Au Moyen Âge : temps de
l'Église et temps du marchand », Annales. Économies,
Sociétés, Civilisations, 15/3, 1960, p. 417-433.
R. Koselleck, L'expérience de l'histoire,
Seuil/Gallimard, Paris, 1997.
G. Labory, « Essai d'une histoire nationale au XIIIe
siècle : la chronique de l'anonyme de Chantilly-Vatican »,
Bibliothèque de l'école des chartes, t. 148, 1990, p.
301-354.
G. Labory, « Les débuts de la chronique en
français (XIIe et XIIIe siècles) », The Medieval
Chronicle III. Proceedings of the 3rd International Conference on the Medieval
Chronicle, Doorn/Utrecht 12-17 July 2002.Erik Kooper (Ed.),
Amsterdam/New York, 2004, p.1-26.
O. G. Oexle, « Memoria und Memorialüberlieferung im
früheren Mittelalter », FMSt., 10, 1976. p. 70-95.
M. Rus, « Conscience historique et écriture
d'histoire à la fin du Moyen Âge », Grundriss der
romanischen Literaturen des Mittelalters, XI/I, Heidelberg, 1986.
G. Small, « Les origines de la ville de Tournai dans les
chroniques légendaires du bas Moyen Âge », in Les grands
siècles de Tournai (Tournai, Art et Histoire, 7), Tournai, 1993, p.
81113.
137
G. Spiegel, Romancing the past. The rise of vernacular
prose historiography in thirteenth-century France, University of
California Press, 1995.
G. Spiegel, The Chronicle Tradition of Saint-Denis: A
Survey, Leiden and Boston, Medieval Classics : Texts and Studies,
n°10, 1978.
P. Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli,
Seuil, Points essais, Paris, 2000.
Tournai et Flandre
D. Clauzel, H. Platelle, Histoire des provinces
françaises du Nord (dir. A. Lottin), t. II. Des principautés
à l'empire de Charles Quint (900-1519), Artois Presses
Université, Arras, 2008.
A. d'Herbomez, Histoire des châtelains de Tournai
de la maison de Mortagne, 2 vol., Casterman, Tournai, 1894-95.
A. Louant (dir), Dictionnaire historique et
géographique des communes de Hainaut, t.1, Le Hainaut,
encyclopédie provinciale, Dufrane-Friart, 1940.
J. Pycke, Le Chapitre Cathédral Notre-Dame de
Tournai de la fin du XIe à la fin du XIIIe
siècle. Son organisation, sa vie, ses membres, Louvain-la-Neuve et
Bruxelles, 1986.
R. L. Wolff, « Baldwin of Flanders and Hainaut, first
Latin Emperor of Constantinople : his life, death and resurrection, 1172-1225
», Speculum, 27, 1952, p. 281-322.
Saint Empire
R. Folz, Le souvenir et la légende de Charlemagne
dans l'empire germanique, Les Belles Lettres, Paris, 1950.
E. Kantorowicz, L'Empereur Frédéric
II, Gallimard, Bibliothèque des histoires, Paris, 1987, pour la
traduction française.
J.-M. Moeglin, L'Empire et le Royaume. Entre
indifférence et fascination, 1214-1500, Presses Universitaires du
Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 2011.
Rapp, Le Saint Empire romain germanique, Tallandier, Paris,
2000. Croisades et Orient
A. Grabois, « From Holy Geography to Palestinography:
Changes in the Descriptions of Thirteenth Century Pilgrims »,
Jerusalem Cathedra, 31, 1984, p. 43-66.
R. Grousset, Histoire des croisades et du royaume Franc de
Jérusalem, 3 t., 1938 (édition de Perrin, coll. Tempus,
2006).
138
C. Peytavie, « Le lys aux portes de la
Méditerranée. Le siège d'Avignon », in L. Albaret, N.
Gouzy (dir.), Les grandes batailles méridonales (1209-1271),
Privat, Paris, 2005, p. 137-159.
Angleterre
G. Duby, Guillaume le Maréchal ou le meilleur
chevalier du monde, Fayard, Paris, 1984. J. Gillingham, Richard
Coeur-de-Lion, Noêsis, Paris, 1996 (pour la traduction
française).
139
Table des matières
Introduction 1
I. L'oeuvre 4
1) Présentation de la chronique 4
2) La date d'écriture 7
3) Le manuscrit 9
4) Historiographie critique 10
II. L'auteur et son contexte 15
III. L'écriture et la composition 27
1) Une compilation 27
2) La question des sources 28
a. Les sources revendiquées 29
b. Philippe Mousket lisait-il le latin ? 33
c. L'accès aux sources 38
d. Les sources historiographiques 40
e. Les chansons de geste 44
f. Les romans 46
g. La littérature hagiographique 53
3) La composition 55
a. Le choix du vers 55
b. L'appareil critique et le traitement des sources 57
c. Une écriture pour resgoïr 61
IV. Philippe Mousket, l'espace, le temps et l'histoire
64
1) Les deux piliers : Charlemagne et Philippe Auguste 64
a.
140
Le bon temps du grand empereur
b. Le vainqueur de Bouvines
2) D'autres héros : les Normands 73
3) Les grands rivaux Plantagenêts 75
4) L'histoire locale : Tournai et la Flandre 81
5) Voir un peu plu loin : l'Empire et Frédéric II
86
6) Le lointain fantasmé : l'Orient et les Croisades 89
7) Ecrire l'histoire, un certain regard sur le temps et le
passé 96
V. Les raisons d'écriture 107
1) L'histoire au XIIIème siècle 107
2) Le prologue et les raisons invoquées 108
3) Edifier, divertoir 110
4) Un patriotisme de clocher 113
5) Une histoire des rois de France 115
6) Chevalerie et continuité héroïque 117
Conclusion 120
Annexes 122
1) Manuscrit 122
2) Prologue 129
Bibliographie 130
Tables des matières 139
|
|