Fiscalité et Domination Coloniale: l'exemple du Sine: 1859-1940( Télécharger le fichier original )par Cheikh DIOUF Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2005 |
A - Le recensementLa capitation ne pouvait être rentable sans que l'administration coloniale eut une idée du nombre de contribuables astreints au paiement de l'impôt. Le but du recensement était précisément de fixer sur le rendement de l'impôt et d'en faciliter la perception. Ainsi, les autorités coloniales comprirent très vite la place importante du dénombrement de la population dans la mise en oeuvre de leur politique. Il constituait « l'assise solide de toute administration sincère car, qu'il s'agisse de l'impôt, du recrutement, des prestations (...) c'est au registre du recensement qu'il faut recourir. »227(*) Un recensement scrupuleux de la population était le seul moyen pour établir des rôles fiables, en vue de donner à l'impôt une certaine équité. En principe, un terroir aussi exigu que le Sine ne devait pas poser des difficultés de dénombrement démographique. Dés 1891, l'administrateur Noirot avait réussi à fournir des données chiffrées sur la population du Sine qu'il estima à 52.233 habitants.228(*) La méthode adoptée par Noirot pour recenser son cercle était la suivante : des agents recenseurs menaient leurs opérations en présence des dignitaires qui devaient signaler tous les groupes de cases relevant de leur autorité. Devant le nom de chaque chef de famille, ils indiquaient le nombre d'hommes, de femmes, de garçons, de filles et des enfants au-dessus de cinq ans qui étaient sous sa responsabilité, ainsi que le nombre de cases dont se compose chaque carré. Le chef de famille était tenu de déclarer tous les parents ou alliés qui vivent dans son groupement. Il devrait avant tout déclarer les absents en expliquant bien si leur départ était définitif ou momentané. L'âge de chacun était indiqué sur le registre. Tous les ans, en fin décembre, le relevé numérique des matrices de villages est porté sur un répertoire des registres matrices. Ce procédé, un peu commode dans son application, permis à Noirot d'avoir une idée relative du nombre de contribuables dans son cercle. Cependant, il se heurta très vite à un problème de mentalité chez les Sérères. Ceux-ci percevaient leur dénombrement comme une source de calamité pouvant réduire le cercle familial. Ils ne donnaient jamais le nombre exact des individus qui constituaient la famille. Ils faisaient recours à des périphrases comme « bouts de bois de Dieu » ou « noyau de pain de singe » pour désigner les membres de leur famille.229(*) L'administration, pour surmonter cette croyance solide de longue durée et bien ancrée dans l'esprit du peuple Sérère, se contenta au recensement de 1892 d'un procédé très primitif. Celui-ci consista à la remise par les chefs de village, en graines de fruit de baobab en une quantité à peu prés égale à celle des habitants de leurs villages respectifs.230(*) Ayant compris la réticence continuelle des populations, Noirot tenta de les intimider par des mesures un peu redoutables. Une amende de 25 francs serait infligée aux chefs de famille qui essayeraient d'entraver ou de tromper le recensement. Cette amende pourrait être augmentée dans de fortes proportions, s'ils cachaient des membres de leur famille, et ceux qui seront reconnus le jour où les inspecteurs passeront, encouraient une amende de 10 francs par personne cachée.231(*) Par cette méthode, on estima la population du Sine à 62.500 habitants en 1898, repartis entre le Sine oriental (30.500) et le Sine occidental (32.000).232(*) En 1904, on dénombra 66.888 habitants et 101.056 en 1916. 233(*) Maillon important de la chaîne fiscale, le recensement était également la porte ouverte à tous les abus. Il était souvent effectué par les chefs indigènes. Ceux-ci se contentaient de relatives estimations, ce qui était imputable au dessein des chefs de canton qui omettaient sciemment de fournir la liste complète des villages de leurs circonscriptions. Ils empochaient ainsi toutes les sommes versées par les contribuables dont les villages ne figuraient pas sur les rôles. Les remises qu'ils touchaient poussaient certains d'entre eux à grossir le chiffre des habitants de leur canton, pour accroître à leur profit le gain issu du fisc. En 1898 par exemple, par suite de nombreuses plaintes des chefs de carré du Sine pendant la perception de l'impôt, qui prétendaient à juste raison qu'ils payaient pour de nombreux contribuables qui étaient morts ou qui les avaient quittés, Georges Poulet, administrateur du cercle avait ordonné au chef supérieur de refaire le recensement complet de toute cette province.234(*) Une autre difficulté d'exécution du recensement résultait de ce que la plupart des chefs locaux étaient illettrés et incapables de relever eux-même la liste de leurs administrés. Constatant tous ces abus, particulièrement le rétrécissement constant de la masse des imposables laquelle tendait à devenir une sorte de « peau de chagrin », le gouverneur général William Ponty décida par circulaire du 27 août 1912 d'écarter les chefs de province et de canton du circuit du recensement.235(*) Obnubilés par le culte du profit personnel, ces chefs fournissaient des chiffres forts contestables de leur population. Désormais seuls les fonctionnaires européens devaient procéder au recensement, car on pensait que seuls ils pouvaient y arriver avec probité. Mais ces fonctionnaires payés pour leur tâche, n'étaient pas plus scrupuleux que les chefs indigènes. Tantôt ils se bornaient à donner le nombre de cases qu'ils multipliaient d'office par un coefficient donné représentant l'effectif moyen supposé d'une famille. Tantôt ils relevaient les noms des chefs de carrés seulement, les personnes composant ce groupement faisant l'objet d'une estimation purement lacunaire. Ils appliquaient ainsi des règles de probabilité. Il fallait donc faire intervenir des agents nouveaux : les secrétaires recenseurs qui étaient les intermédiaires entre l'administration et les chefs indigènes. Ils étaient recrutés parmi les anciens élèves, les sous-officiers sachant lire et écrire le français. Ils adoptèrent un autre mode de dénombrement. Chaque année, au mois de décembre et ceci à partir de 1932, tous les chefs de carrés avertis à l'avance par leur chef de village se réunissaient le jour fixé au chef-lieu de canton pour livrer aux recenseurs le nom de chacun des membres de famille, son âge et le nombre de têtes de bétail dont il dispose. De numérique, le recensement devient nominatif. Ce dernier procédé était le seul moyen pouvant supputer les énergies humaines et les ressources matérielles dont disposaient les contribuables. Il permit d'indiquer parmi les données immédiatement utilisables par l'administration coloniale, l'âge des individus : âge militaire et âge fiscale. Le recensement était un instrument établi pour contrôler le nombre des imposables, « une sorte de filet de pêche pour mieux ramasser l'impôt ».236(*) Pour donner une meilleure garantie d'exactitude au recensement, une collaboration sincère et effective entre les chefs locaux et l'administration coloniale était nécessaire. De même les opérations devaient être faites avec probité et révisées toutes les fois que l'occasion se présentait. Elles devaient tenir compte des moindres modifications qui se produisaient depuis les recensements antérieurs. Mais la malhonnêteté des chefs indigènes et l'hypocrisie des autorités coloniales constituaient un frein à cet idéal. Et pourtant c'était le préalable pour l'établissement juste et équitable de l'assiette et du taux de l'impôt. * 227 A.N.S. 2G32-83: Cercle du Sine-Saloum (Kaolack) ; Rapport annuel d'ensemble, 1932. * 228 J.O.S., 1892. * 229 Gueye Mb., op. cit. p.661. * 230A.N.S. 13G327: op. cit. * 231 A.N.S. 13G327 : Noirot au Bour Sine Mbacké, 12 novembre 1895. * 232 A.N.S. 13G330: Alsace au Gouverneur, Foundiougne, le 10 février 1898. * 233 A.N.S. 1G290: Etat nominatif des cantons et villages du Sine, exercice 1904. * 234 A.N.S. 2G1-136: Cercle du Sine-Saloum; rapports politiques, agricoles et commerciaux mensuels, Kaolack, le 31 août 1899. * 235 A.N.S. 13G75: politique indigène, circulaire du 27 août 1912 au sujet du rôle des chefs indigènes dans l'administration des cercles du Sénégal. * 236 A.N.S. 2G33-62: circulaire n° 3026 de l'administrateur du Sine-Saloum à MM. Les chefs de cantons, 18 juillet 1933. |
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