CONCLUSION
Avons-nous réussi à dire quelque chose? Rien
n'est moins sûr. Mais peut-être avons-nous mis en
sûreté quelque pensée heideggérienne. L'heur de la
pensée n'est pas de con-vaincre car elle n'a pas d'ennemi à
vaincre: il est de se disposer auprès de l'ami. Nul vainqueur ne sort du
combat dont elle a la vue. Certainement, la question que la lecture de la
Lettre sur l'humanisme formulait au commencement de notre entreprise
n'a-t-elle réussi à se formuler. Nous sommes restés vagues
sur nombre de points, mais il demeure toutefois quelque chose
d'à-propos, nous le souhaitons, dans ce qui a été
présenté : que le destin de la pensée n'est pas limpide,
mais lucide. Il est en vérité limbes. Ce mot,
limbes, est-il pluriel? La ruine et la grâce, si elles sont
« deux », ne le sont pas. La difficile simplicité que
découvre le pensée et qui dé-couvre (entdecken)
la pensée ne peut être portée au langage que par un
mot seul: l'Amour. Il est ce qui cèle et décèle la ruine
et la grâce, essences du malfaisant et de l'indemne.
Nul ne sort indemne de la guerre car elle a situé
l'homme sur le chemin de son destin. Tout regarde l'indemne et la fureur, il
n'y a ni vainqueur ni de vaincu. Ce qui est en cette guerre, plus qu'en tout
autre temps, sur-venu, c'est la nature simple de l'Amour à deux. Rien
n'est plus indemne car tout est malfaisant. De même, rien n'est
proprement malfaisant sans que l'indemne ne s'y agite. Le «traumatisme
», c'est la découverte de l'être-ensemble de la ruine et de
la grâce. La fureur n'est plus le scandale de la guerre, le ressentiment
toujours nourri dans la conviction de son droit propre : la fureur est dans
l'Etre qui nous destine - et pas seulement en vue de la ruine, mais de la
grâce aussi. L'avènement de la paix n'est pas celui de la
grâce de civilisations libérées - y demeure encore ce que
nulle paix et que nul conflit ne sont encore à même de penser: la
grâce et la ruine. Leur vue est dans l'Amour qui, de temps de guerre ou
de paix, sur-vient par-delà toute détermination politique de ce
qui se donne comme situation. L'Amour, c'est-à-dire la relation
de l'homme à l'Etre et de l'Etre à l'homme, ne détermine
nullement ses « amants » mais confère la venance. Elle est
pure conférence. A cela s'oppose, bien évidemment,
l'inférence logique, navrante affliction devant la conférence. Ce
pour quoi une chose aime son élément, et l'élément
cette chose, c'est l'exaltation de la Joie. Le bonheur de contempler l'homme
cultiver son jardin (Platon) et celui d'être chez soi sont, pour l'homme,
cet Amour heureux. Car il s'agit bien, au fond, de laisser-être
l'élément naturel:
Hebel, L'ami de la maison.1
Les forêts s'étendent Les torrents
s'élancent Les rochers durent La pluie ruisselle
Les campagnes sont en attente Les sources
jaillissent
1 Q. III, p. 43.
Les vents remplissent l'espace La pensée heureuse
trouve sa voie.
Quelle est la voie de la pensée heureuse de Heidegger,
1946? Celle de l'Amour de l'Etre qui, déjà, nous aime.
L'humanisme fait figure de ridicule dès lors que la pensée
heureuse trouve sa voie. A-t-elle encore besoin de l'humanisme ?
L'humanisme ? Pourquoi pas : mais pourquoi neÉ pas? L'heur de
l'homme est dans la claire- vue du destin de la ruine et de la grâce. Il
est temps désormais d'écrire: Destin. Il prévient l'homme
de l'Infortune en le jetant dans l'humble Pauvreté. Son Destin est sa
Fortune. L'Amour y est décrit comme le résignement à
la ruine et la grâce. Si dans ses amours mondains l'homme se sent
comme le berger d'une femme, s'il y découvre son destin, s'il veut
abusivement s'approprier et rapporter à l'étant
l'Ereignis appropriante, si son impératif est de vouloir-vivre
de l'espèce, la perpétuation de soi par soi, et s'il ne doit
avant tout vivre pour lui même seulement, au profit des avancées
technicosociales de son gouvernement, alors doit-il tout de même
ap-prendre en premier lieu ce qu'est l'Amour dont il appelle
ainsi la voix, véhément. A cet appel de la voix, ne
répondra que celle, ténue, de la voie. L'Etre (la voix) et
l'Amour (la voie) sont en vue cependant lorsqu'est pris en charge le
Destin. Cette prise en charge est divine - dans le sens
où le dieu est ce qui destine l'existence, et dans le sens aussi de la
décharge de l'homme - dont les pieds sont dans l'étant, mais dont
les épaules, qui supportent, comme Sisyphe, le poids du monde, sont dans
l'Etre. Nous ne sommes pas sur le point de faire une énième
reprise du mythe de Sisyphe, mais il retourne en lui de ce dont l'étant
n'est pas la mesure: le sacré. L'Amour-le-demi-dieu est le milieu
même de la médiation de l'homme à l'Etre; il place l'homme
sur un autre plan, celui désormais clair, du sacré. La
poésie est le don de son site et de ce qui, pour l'homme, constitue le
monde. Aussi la mort et la joie, l'immaculé et le sang, la
vérité et l'égarement, le mâle et la femelle, ne
seront-ils plus vécus qu'autrement. Quelle est cette vie
promise qui miroite doucereusement derrière le destin de la
pensée et devant l'affliction de l'homme, ni la grâce ni la ruine
ne le disent. Le plus curieux, c'est qu'elles ne le taisent pas non plus :
l'Amour n'est pas dans la maison de l'Etre mais enjoint l'homme et l'Etre
«à la maison ». L'Amour est par-delà le dire et le
taire, et c'est en cela que son accession au «mot» est impossible, sa
dépravation hors-de-question. C'est également pour cette
raison qu'il n'est jamais «tenté » par Heidegger: il n'est pas
ce qui demeure à tout jamais à-penser,
c'est-à-dire à-dire. Mais quelle étrangeté
s'offre à notre regard: l'Amour n'est pas ce qui demeure
à-penser, c'est-à-dire à-dire? Une telle
proposition est, à tous égards, ce qui dans la Lettre sur
l'humanisme, reste à tout jamais à-penser.
Là, dans ce «jamais »-là, réside
l'énigme de l'Etre et du Rien que notre commentaire à
tenté d'approcher sur les traces de Heidegger.
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