LECTURE DE LA LETTRE SUR
L'HUMANISME DE MARTIN
HEIDEGGER
Mémoire de Maîtrise de
Philosophie Présenté par Olivier-Paul Nirlo Pour son
Directeur Jean-Claude Gens De l'université de Dijon Septembre
2005
- HEIDEGGER -
MEMOIRE DE LA LETTRE SUR
L'HUMANISME
« Le beau n'est que le début de l'Effrayant
que nous supportons tout juste encore, et nous l'admirons tant, parce
qu'il dédaigne sereinement de nous détruire. »1
«L'extrême ambiguïté du geste
consiste à sauver
2
une pensée en la perdant. »
« Das Heilige in seinem Festbleiben ist zu sagen.»
(Il faut dire le sacré en sa fermeté.)3
1 Rilke, première élégie de
Duino, Cahier de l 'Herne, Martin Heidegger, p. 411.
2 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la
question, p. 117.
3Approche de Hölderlin , p. 96.
Le sens du mot «humanisme » revêt au sortir de
la guerre une urgence qu'il n'aura encore jamais eue. Il n'est plus celui qui,
à visage humain, portait plus loin les mérites de la
civilisation, mais l'humanisme de1 l'horreur. La doctrine
de lÕanti-violence systématique s'impose comme une mode sans
retour. Que lui reste-t-il donc d'avant-gardiste lorsqu'elle est poussée
jusqu'au bout de son évidence? Le travail que nous présentons
aujourd'hui ne dévoilera pas les fondements de l'humanisme auquel
Heidegger a du faire face2. Il s'endiguera dans la Lettre sur
l'humanisme, dont les fins touc hent à autre chose que ce qu'il
nÕy paraît.
Cette Lettre rend-elle claires les questions quant
à l'humanisme, ou les obscurcit-elle? Ne
s'éclaire-t-elle pas plutôt comme pensée de
leur formulation même, rendant ainsi à
ce-qui-laisse-à-penser l'hommage de la pensée ?
Ce que Heidegger a à-dire en 1946, après tant
d'années de silence, ne peut être que fondamental, dans la mesure
où il a été l'objet de nombreuses attaques. Celles-ci ne
furent pas de simples remontrances de principe, mais le corps d'une
véritable relecture de sa pensée, une re-mise en question dont on
peut se demander si elle réussît à rester essentielle.
Heidegger a peut- être entre-temps parcouru des chemins plus audacieux
qui le menèrent plus loin que ses détracteurs. Arriverons-nous
à expliquer le silence qui sÕécoulât
derrière l'expérience nationale-socialiste, ou à
remettre la pensée de Sein und Zeit sur le sentier que cette
oeuvre gigantesque initiât, ou bien encore à éclairer le
sens que, tant chez ses lecteurs que chez Heidegger lui-même, cette
oeuvre suscitât, ce n'est pas à nous dÕen décider.
Mais, une fois encore, notre lecture se limite à la Lettre sur
l'humanisme.
Nous demanderons plus à-propos ce qu'elle contient, et
quel est le sens3 de son sens4 - ou bien l'inverse. La
capacité - au sens de ce que peut contenir un récipient - de
cette Lettre, est en effet bien plus grande que ce qu'elle (ne)
contient. Elle s'étend jusqu'au combat, en lÕEtre, de l'indemne
et de la fureur, profonde méditation sur l'Amour.
De quoi l'humanisme est -il la pensée, sinon du
malfaisant ? N'est -il jamais que la désignation en l'homme de la
1 Nous verrons ce qu'un tel article peut vouloir dire:
le génitif revêt une double signification, à savoir qu'il
est «par» et «pour », c'est-à-dire qu'il est
à la fois subjectif et objectif. Cf. Lettre sur l'humanisme,
§ 1.
2Notre démarche ne consiste pas en la tentative
pour le lecteur actué et actuel de comprendre
l'engagement politique de Heidegger et les réponses qu'il en a
donné (ou pas). Si nous aurons parfois l'occasion de parler de
politique, ce n'est pas elle que nous interrogerons. Ce n'est, par exemple,
qu'en tant que la crise s'est constituée politiquement que la politique
intéresse ce que Heidegger a à dire du sortir de cette crise.
3 Sinn.
4Richtung.
malice - avant que d'être le moyen d'y
remédier ? Le primat de l'ustentialisation de la pensée en dit
plus long comme techné que dans les causes de sa mise en oeuvre
et leur descente dans l'efficience. De quoi l'humanisme est-il la
pensée? interroge en fait la provenance de ce qui en l'humanisme peut
encore être nommé «pensée ». Son
«objet» se montre réfractaire à toute objectité,
la pensée à la vérité de l'Etre. Heidegger
tâche, il tâche. A quoi ? Nous le verrons.
La question sur l'humanisme replace-t-elle la pensée
dans son élément? Pas le moins du monde. Cette tâche
est-elle même celle d'un penseur, ou bien ne se confine-t-elle pas dans
l'essence de la pensée et le destin de l'Etre ? La Lettre sur
l'humanisme n'y fait qu'intervenir, et ce dans la mesure où elle
est pensée de l'Etre. De l'Etre, par-delà sa pro-venance
et le revendiquer, que dit-elle? Derrière l'humilité de la
pensée d'un homme sans apparence,1 un dire est porté
au langage. Qu'est-il donc, ce dire sur la vérité de l'Etre? A le
prononcer dès à présent, pré-cipitemment, il ne
serait pas dit. Il ne serait porté en aucun site. C'est pourquoi ce que
la Lettre sur l'humanisme dit doit passer par notre comme ntaire.
INTRODUCTION
1. Mise en situation
La Lettre sur l'humanisme s'adresse au philosophe et
ami de Heidegger Jean Beaufret, l'un de ses premiers traducteurs
français. Celui-ci participe activement à l'introduction de ce
penseur en France. Cette Lettre, écrite à l'automne
1946, sera publiée pour la première fois en 1947 chez A. Francke
(Berne) accompagnée d'un texte intitulé Platons Lehre von der
Wahrheit (La doctrine de Platon sur la
vérité)2. Elle est publiée seule pour la
première fois chez Vittorio Klostermann à Francfort-sur- le-Main
en 1949. 3
1 Lettre sur l'humanisme, 101.
2 Heidegger précise la naissance de ce texte
dans une note le précédant dans l'édition qu'en donne
Questions II: «Ecrit en 1940
pour être lu devant un cercle restreint, le texte qui suit
a été imprimé en 1942 dans la deuxième année
de Geistige berlieferunf(« Tradition spirituelle »),
publication annuelle dirigée par Ernesto Grassi ; tout compte rendu et
toute mention dans la presse furent alors interdits. Un tirage
séparé fut également interdit. Cette étude avait
été présentée tout d'abord en une suite de deux
conférences publiques, au cours des semestres d'hiver 1930-1931 et
1933-1934. » L'on peut déjà se donner une idée du
contexte dans lequel la Lettre sur l'humanisme devait être
rendue publique après ces deux événements: son
adhésion au NSDAP, d'une part, et la condamnation par ce dernier de la
publication de La doctrine de Platon sur la vérité. Sa
pensée, depuis les « deux bords» répréhensible,
subit les affres d'une histoire qui rend difficile sa publication même,
polémique chacun de ses mots.
3 Notre édition de Über den
Humanismus, 10e édition Klostermann, 2000, indique que
la première édition date de 1949. Questions III dit au
contraire que ce texte a été publié en 1946 chez
Klostermann, mais nous nous en remettrons plus volontiers à la date que
donne Klostermann: 1949. Nous retiendrons toutefois la date de
l'écriture proprement dite, 1946, comme celle qui importe.
C'est la première fois dans la Lettre sur l'humanisme
que Heidegger parle
1
publiquement de Tournant . En marche depuis dix ans
déjà, « die Kehre » est
2
dénommée en 1946 seulement , mais a
déjà eu le temps de modifier profondément le fond de la
pensée de Heidegger. Durant les années 30 et 40, les chemins de
pensée de Heidegger se sont déroulés au rythme de
conférences et d'allocutions privées uniquement. Ce n'est que
plus tard, notamment lors de la publication des Chemins qui ne
mènent nulle part, qu'allaient se dessiner plus distinctement les
étapes que Heidegger avait parcourues. Gadamer note quÕà
la sortie de la Lettre sur l'humanisme, « Chacun s'est tout de
suite rendu compte que le cadre de l'institution universitaire et que la
conception de la philosophie prise comme une entreprise scientifique se
trouvaient alors dépassées. (É) le nouveau
déclenchement de la question de l'être, quÕEtre et
Temps s'était fixé comme objectif, devait en toute
conséquence finir par faire sauter le cadre de comme celui la
métaphysique.» 3
la science deQuand donc
survient cette Lettre, c'est demander: quand est
1946?
Une biographie, même succincte, ne nous paraît pas
nécessaire pour l'introduction à la lecture de la Lettre sur
l'human isme, car elle ne pourrait jeter qu'une pâle lumière
sur ce qu'elle dit - elle pourrait même mettre son lecteur sur un chemin
«récupéré» d'autres lectures et que ne
conduit plus la pensée. D'ailleurs, Heidegger rejette «
l'élucidation biographique et psychologique qui détecte
minutieusement toutes les données de la vie y compris les opinions [car
elle] constitue une excroissance de l'avidité psychologique et
biologique de notre temps. » 4 Mais, comme le remarque Michel Haar,
«La terre natale [est le] seul élément autobiographique
»5. Il est bien utile de situer Heidegger sur sa terre
et pour un temps si lÕon veut plus tard comprendre «l'habiter
», «la patrie », «la Lichtung ». La vie de
Heidegger, les événements qui la ponctuent, ne sont pas d'une
nature apparemment extraordinaire. C'est que lÕin-solite ne repose pas
dans ces événements. Notre lecteur devra d'ores et
déjà se mettre en mémoire ce que dit Héraclite aux
étrangers qui viennent lui rendre visite, le surprenant auprès
dÕun four à se chauffer : «Ici aussi les dieux sont
présents. »6
Nous indiquons simplement qu'il naquit en 1889 à
Messkirch, petit village du pays de Bade. Il fait ses études à
Fribourg, où il devient bientôt Privatdozent. Il y
rencontre Edmund Husserl qui devient son ami, et avec qui il collabore. Il se
marie en 1917 avec Elfriede Petri. Après avoir été
mobilisé entre 1917 et 1919, il reprend son enseignement à
Fribourg. Il est élu recteur en 1933 et adhère au N.S.D.A.P. En
1934, il démissionne de ses fonctions et ne reprend ses cours
quÕà partir de 1935 : nombre de
1 Le mot passe inaperçu dans la traduction de
Roger Munier qui traduit «Kehre » au § 17 par «
renversement » ; Jean Beaufret parle, lui de « volte occidentale
» dans sa préface aux Essais et Conférences. Le mot
« Tournant» a été généralisé, et
indique mieux l'idée dÕun périlleux virage en
épingle que la pensée qui redescend la montagne doit aborder en
prenant son temps, en ralentissant: la prudence, la vigilance, l'attention
s'imposent à celui qui désire ne pas tomber dans l'abîme
qui bée au-devant de lui. Le mot « renversement » ne comporte
pas l'idée du chemin, chère à Heidegger. A ce sujet,
d'ailleurs, le mot Unterwegs signifie littéralement:
sous-lechemin.
2 Justement parce qu'elle ne pouvait être rendue
publique avant la fin de la guerre ; mais sans un large public, Heidegger avait
-il même besoin de « nommer » ce retournement, de le
désigner comme quelque chose de visible, à voir,
c'est-à-dire à-penser?
3 Hans-Georg Gadamer, Chemins de Heidegger,
Librairie philosophique J. Vrin, tr. J. Grondin, p.132.
4Nietzsche I, p. 19.
5 Michel Haar, «La biographie
reléguée », in Les Cahiers de l 'Herne Martin
Heidegger, p. 20. 6Lettre sur l'humanisme,
§73.
conférences préparent le fameux
Tournant. Il est enrôlé de force dans le Volksturm
en 1944. Frappé d'interdiction d'enseigner par les autorités
d'occupation françaises en 1945, il donne des conférences en
cercle restreint et entretient ses relations épistolaires. C'est de
cette période que date notre Lettre sur l'humanisme. Il est
réintégré à l'université en 1951. Il
effectue des voyages en France (1955, 1958) et en Grèce (1962, 1967). Il
meurt dans son village natal le 26 mai 1976.
2. Mise en question
La mise en question est la situation dans laquelle se trouve
«ce »-qui-est-àpenser lorsqu'il est décidé que
ce « ce », aussi énigmatique soit-il, serait pensé.
Elle est la forme de la pensée qui, pour autant qu'elle pense,
interroge. Il est essentiel à la pensée questionnement
1
de Heidegger de se présenter sous la forme dÕun .
Les
questions de Jean Beaufret ne constituent pas à
proprement parler des questions telles qu'un curieux pourrait les poser, mais
une amorce déjà pertinente d'une pensée
commençante. La question indique ce qui se laisse penser et constitue
à elle seule tout un travail: l'art de se donner les moyens de penser
commence par celui de poser les bonnes questions. Dans cette Lettre,
Heidegger joue un rôle qui ne lui est finalement pas si familier,
puisqu'il se propose de répondre à des questions. Son oeuvre vise
en effet le plus souvent à leur formulation, à la possibilisation
de la pensée. Ici les questions sont prises comme telles, et sÕil
soulève bien dÕautres problèmes, Heidegger
2
avance toutefois avec franchise dans l'élaboration
d'une véritable réponse.La pensée questionnante est avant
tout une expérience qu'il s'agit pour l'homme d'apprendre
à conduire bien, c'est-à-dire conformément au
destin de la vérité de lÕEtre. Si ce destin nous est
encore inconnu, il n'est pas moins nécessaire de sÕy
enjoindre, de donner à son expérience le visage qui est
celui de la pensée. L'invitation à expérimenter purement
la pensée doit se traduire chez Heidegger par une écoute
de3 cette invitation
1 «Ces questions, en tant que questions, nous
obsèdent. » (Cahiers de l 'Herne Heidegger, p. 90). La
fascination que Heidegger nourrit pour cette forme de pensée peut
être déroutante, voire dangereuse. C'est bien « en tant que
questions » que Heidegger est obsédé par elles ; leur
contenu devient-il alors indifférent? Le but n'est pas de leur donner
réponse, bien au contraire: lÕapodicticité conserve les
questions « en tant que telles », et lÕon peut se demander si
Heidegger ne nous met pas sur la piste dÕun mauvais jeu monomaniaque,
celui de subir le soin qu'il se donne à conserver les questions comme
telles.
2Parvient-on à connaître
l'humanisme ou bien la métaphysique ? Une question métaphysique
ne se condamne-t- elle pas à rester apodictique, et finalement ne valoir
qu'en tant que question? Reformulée telle quelle à la fin de la
conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, la question:
«Pourquoi, somme toute, y a -t-il de l'existant plutôt que rien?
» n'aura pas été lÕoutil du
dépassement de la métaphysique, étant lui-même
métaphysique. Elle est son propre obstacle. La métaphysique ne
parvient pas à sortir de soi. Or « l'essence de la
métaphysique est autre chose que la métaphysique. » La
question « qu'est-ce que la métaphysique? » qui interroge son
essence, n'est donc pas métaphysique. La métaphysique, au titre
même de l'humanisme, est une philosophie de l'étant pris
dans sa totalité (cf. Aristote, pour qui la philosophie
est spécialisée en généralités). Prise dans
son ensemble au point qu'elle soit interrogée dans son essence, elle
n'interroge plus métaphysiquement (le questionnant étant devenu
le questionné), et la question doit être reformulée en
termes non métaphysiques. Seulement, il n'est pas possible de mettre la
métaphysique en question si le questionnant ne l'est plus. Cette impasse
force le penseur à renoncer à l'établissement logique
d'une origine métaph ysique de la métaphysique - et donc, de
l'étant. « Si elle n'enquête pas sur l'étant et ne
recherche pas pour lui la Cause première étante, la question doit
s'appliquer à ce qui n'est pas l'étant. » Il s'agit
désormais de la vérité de lÕEtre. L'institution de
la différence ontologique permet de penser lÕEtre défait
de l'étant - cette différence est ramenée dans le
Tournant à la relation de lÕEtre à l'essence de
l'homme.
3 Le « de » indique aussi la provenance :
écoute depuis l'invitation.
qui est la même chose que l'appel de lÕEtre, son
engagement dans la pensée. A entendre1 Heidegger, nous sommes
à l'écoute de lÕEtre.
L'enjeu de cette Lettre, quel est-il? Il ne devrait
pas, en toute rigueur, y en avoir. En effet, si la pensée
«ne crée ni ne produit rien », et que l'enjeu d'une
philosophie est précisément la mise en oeuvre de ce qu'elle a
créé, cette Lettre nÕen a pas. Elle nÕa
qu'une situation - dans l'histoire du destin de la
vérité de lÕEtre. Plus encore : elle est une
situation. Elle est en effet le site où revêt enfin un
sens ce texte d'occasion, de la Gelegenheit, et c'est en cette
situation que ce que la Lettre recèle d'insolite prend le sens
de lÕin-solite (Un-geheuren). Ce texte ne fait pas sens au
regard simplement de l'histoire dans laquelle il est pris, mais parce qu'il se
situe dans un destin. Ou plutôt: son destin le situe.
L'auxiliaire «avoir» suppose que soit pris quelque chose. Au
contraire, le verbe « être » laisse entendre l'idée
dÕun don. Cette Lettre nÕa pas de situation,
mais est situation (de quelque chose en sa provenance essentielle).
LÕon ne demande pas quel est l'enjeu du texte, mais quel est le site du
jeu- en lequel il joue. Ce site est l'éclaircie de
lÕEtre. Pour celui qui voudrait à tout prix parler d'enjeu, il
faudrait dire : l'avènement de cette vérité.
De même, l'élaboration d'une «
problématique » pour notre travail n'est-elle pas aisée, car
la constitution d'une telle question est la forme même de la
pensée de lÕEtre. Il nous faut donc étaler sans
précaution et sans transition notre problème, car sa
préparation est la teneur de notre travail en son entier. Voici la
question qui sera lentement posée :
Il est souvent question de destin chez Heidegger, mais le
domaine où il repose, savoir celui de la grâce et de la ruine, n
'a pas encore été pensé; comment la pensée
conduit-elle à ce destin, telle est la question que pose la sous-venance
de l'Amour.
Un commentaire rapide de cette question dit ceci:
lÕEtre et la pensée sont dans une relation dite
amoureuse, et cet Amour, qui survient à la relation (qui n'est,
du coup, plus l'essentiel), est ce qui détermine le «
déroulement» de cette relation. LÕEtre détermine
toute condition humaine. Ce pouvoir-déterminer sur-vient de la relation
de détermination. LÕEtre demeure le Transcendant pas excellence,
mais le destin dans lequel il est, celui-là même de la
pensée et de l'homme, réside dans l'Amour. Cet Amour est à
la vue de ce qui est plus loin et pourtant toujours plus proche de
lÕEtre, le combat en lui de l'indemne et de la fureur. L'Amour est
à la vue de l'éclaircie même et du combat,
dÕun coté, c'est-à-dire en vue, de l'autre, du
domaine où se lèvent la fureur et l'indemne: la ruine et la
grâce. Le destin de la pensée réside en l'Amour qui seul
peut apercevoir à l'horizon qui est le sien propre (en fait
l'Eigentlichkeit) la ruine et la grâce. La ruine et la
grâce sont ce qui est destinalement le plus propre, mais qui ne le
deviennent jamais. Elle sont confinées (dans ce qu'elles sont:
le) pour toujours - dans ce qui tous-les-jours ne survient pas. Das Heile
n'a-t-il pas construit dans la Lettre sur l'humanisme sa
résidence, et ne découvre-t-il pas dans la provenance la venance
même? Telle est la teneur du mémoire que nous vous
présentons aujourd'hui. Mais il n'est en aucun cas un essai
philosophique; il reste avant tout une lecture attentive dÕun texte
majeur de Heidegger, 1946.
1 «Entendre » au sens classique,
c'est-à-dire « comprendre ».
3. Annonce de plan (digression)
Le travail que nous présentons n'est pas une
introduction à une lecture de la pensée de Heidegger, mais de la
Lettre sur l'humanisme uniquement. Nous aurons souvent l'occasion de
citer d'autres textes, mais ils ne devront jamais être compris que comme
le développement d'une idée, d'une phrase, ou dÕun mot
même de la Lettre sur l'humanisme. Nous n'envisageons pas ici
d'aborder l'évolution de Heidegger et ce qui peut être central en
sa pensée - le fait que la Lettre sur l'humanisme soit un texte
central est autre chose que la Lettre même. Nous
désignerons toujours l'essentiel sans
1
jamais p erdre le fil du texte , ses développements,
contrariant parfois l'économie des mots, la main qui tient
ce fil. Le rythme main-tenu de ces développements est
l'exercice scolaire2 dÕun silence que nous ne
gardons pas pour nous seulement.
Le plan que nous avons dressé ne peut répondre
à la planification méthodique de la logique, et verse
nécessairement dans l'arbitraire de l'exercice que nous nous proposons
de mettre en oeuvre. Le fait-oeuvre du plan proposé ne con-vient pas.
Aucun commentaire ne devrait jamais oeuvrer car il dit le tu. Un jeu de mot
fortuit et non sans humour, que nous utilisons comme une simple
hypothèse de travail, s'offre à notre introduction: un
commentaire éclaire la méthode du penseur et répond
à la question: comment taire? Faire un commentaire, c'est
montrer comment lÕon se tait. Commenter, c'est dire comment. Or, la
Lettre sur l'humanisme est d'abord une lettre qui tait. Ce qui est
essentiel est tu. Le silence du langage est dans cette Lettre. Ce
silence est l'essentiel du dire. Comment tait la Lettre sur l'humanisme,
voilà ce qui est à-penser. En tant que la désignation
du silence, cette lettre est essentielle au dire. Or il faut le taire.
DÕoù la question : comment taire la Lettre sur
l'humanisme? L'exercice consiste à montrer le comment du taire de
lÕÏuvre qui interroge le dire. Il n'est pas lÕÏuvre et
ne peut être une question. Notre exercice est humble méthodologie.
DÕoù l'idée dÕun titre: Comment taire la Lettre
sur l'humanisme. Ce titre indique d'ailleurs l'espace central que ce texte
occupe dans la pensée de Heidegger, la gêne qu'il a suscité
lors de sa publication, sa capitale avancée dans le Tournant. Du taire,
il est nécessairement trop parlé. Heidegger lui-même ne
parle-t-il pas trop - métaphysiquement - du silence-gardé ? Quel
est ce silence et comment le garder, voilà ce que cette insigne
pensée dit et tait. Comment taire? ne demande pas comment peut
être ignorée cette pensée, mais interroge la manière
dont son silence peut être gardé. Que cette question
nÕen soit plus une pour nous, mais simplement: Comment taire la
3
Lettre sur l'humanisme, indique que le silence
y a été gardé, que le bergerveille. Notre titre,
sÕil demande encore quelque chose, demande ceci: comment, en tant que
berger, l'homme veille-t-il à la garde de la Lettre sur l'humanisme
? Mais ce titre ne pense pas; c'est pourquoi il n'est pas une question.
«Commentaire de la Lettre sur l'humanisme »,
c'est-à-dire « Comment taire cet à-dire : la Lettre sur
l'humanisme.» Nos limites sont apparentes déjà, en
apparence : elles sont en vue - de la vérité de lÕEtre
(aux vues de cette vérité). Le commentaire n'est qu'un regard. Il
sait déjà qu'il
1 Fil conducteur se traduit en allemand par
Leitfaden , cela même qui donne la direction dans la question,
et notamment « la» question de lÕEtre.
2 Michel Haar parle ainsi de l'université:
«C'est cette dernière qui est probablement aujourd'hui la forme
d'école la plus sclérosée, la plus retardataire dans sa
structure. ». Ainsi débute sa présentation de la
conférence de Heidegger, qu'il traduit également : Langue de
tradition et langue technique.
3 Au §22 : «Der Mensch ist der Hirt des
Seins.»
faut taire, mais ne fonde l'entreprise de son écriture que
dans la désignation de ce qui est à-taire : la Lettre sur
l'humanisme. En y disant le tu, il dit le taire de la Lettre
qui se réfléchit sur lui-même,
c'est-à-dire le taire-la-Lettre. Ce présage
n'empêchera cependant pas notre exercice. Voici donc
une1 structure d'un commentaire de la Lettre
sur l'humanisme:
Partie I : L'expérience de la pensée
I. Le penser (agir)
II. L'Etre, élément de la pensée
III. Le langage, la maison de l'Etre
IV. Science et expérience Partie II: La pensée du
monde
V. Ek-sistence, existentia
VI. L'heur et l'infortune de l'existence
VII. Heidegger et l'humanisme
VIII. Propédeutique à la question de
l'éthique Partie III : Le destin de la pensée
IX. L'absence de patrie
X. Le néantiser
XI. La grâce et la ruine
Le découpage de la Lettre Sur L'Humanisme
serait relativement simple si l'on se basait sur les trois questions
posées par Jean Beaufret auxquelles Heidegger répond
successivement. Nous ne pouvons conserver le plan tel que les questions de J.
Beaufret le présentent, car Heidegger traite abondamment la
première au détriment des deux suivantes. « Comment
redonner un sens au mot «Humanisme» ? » (§3). C'est
là tout le contenu de la Lettre et le titre même qu'elle
porte. Heidegger y consacre quarante quatre pages, contre dix pour la
deuxième, et deux pour la troisième. Mis à part les deux
premiers paragraphes introductifs, Heidegger consacre 65 paragraphes à
la première, 28 à la deuxième, 6 à la
dernière question, soit en tout 101 paragraphes. La première
question est à ce point «encombrante» (nous utilisons ce mot
tant pour désigner la place qu'elle occupe par rapport aux autres que
pour établir le rapport quasiment gêné que Heidegger
entretient avec elle) qu'elle est subdivisée en deux «
sous-questions ». Le fait que réabordée 2
la question soit reformulée, , montre -t-il que
le premier abord n'a pas été fructueux
(d'ailleurs, Heidegger a-t-il jamais été fructifère ?), ou
bien que Heidegger veut s'assurer que le sabordage soit un triomphe? La reprise
de la question est l'aveu de l'échec de l'humanisme par
lui-même.
Si l'on se conformait au plan ainsi ordonné, la
question du rapport entre une ontologie et une éthique constituerait une
deuxième partie. « Ce que je cherche à faire, depuis
longtemps déjà, c'est préciser le rapport d'une ontologie
avec une éthique possible ? » (§67).
De même une troisième partie s'intitulerait:
« Comment sauver
1 «Un » ou « une » parmi tant
d'autres...
2 Lettre sur l'humanisme, §48.
l'élément d'aventure que comporte toute
recherche sans faire de la philosophie une aventurière ? »
(§96).
Nous pourrions très bien nous résoudre à
ce plan compte tenu de l'intérêt philosophique que chaque question
présente indépendamment des autres. De l'humanisme, de
l'éthique ou de l'arbitraire nous ne saurions en effet dire quelle
question est «la plus importante » car ce qui importe c'est la
vérité de l'Etre, et non l'humanisme. Leur indépendance
pose justement problème, et nous tâchons d'établir leur
unité. Leur compartimentation est l'écueil premier de leur
commentaire. Elles pourraient même s'équilibrer si l'on prenait la
peine de rassembler par thème les assertions éparses du texte s'y
rapportant. Pourquoi Heidegger n'a-t-il pas équilibré son texte ?
Pourquoi maintenir ce caractère informel, encore souligné par
l'idée qu'un entretient direct aurait été plus
commode1 ? Parce que la pensée doit rester mobile. Heidegger
sait déjà à quelles questions il va répondre, mais
il en choisit une dont la
2
répons e puisse éclairer les autres.La
pensée de l'Etre (c'est une tautologie) touche différents
thèmes dont la priorité est en tant que telle est
indifférente, mais que l'urgence d'une histoire place toujours dans un
ordre du jour. Ce qui se pense, ce qui se dit reste dans
l'élément de l'Etre, et ses dimensions variées se
ramènent toujours à ce qu'il y a de simple en lui. Le but
étant de dire ce simple, nous pouvons dire non sans ironie que «
tous les chemins mènent à Rome ». La délimitation de
chaque concept par des catégories distinctes serait une entorse au
projet véritable de Heidegger; qu'est-ce donc qu'une annonce de plan
pour un Heidegger d'après die Kehre ?
Toutefois, le plan que nous devons proposer n'est pas
étranger à ces trois questions, puisque chacune de ses parties
touche de près les questions/réponses que donne Heidegger. Il
est en effet demandé: l'humanisme est-il une expérience de la
pensée? En second lieu : la pensée du monde donne-t-elle lieu
à une éthique? Finalement : Le destin de la pensée est-il
arbitraire ? A chaque fois le titre de la partie est insérable dans
une question/plan où figure le mot-clef de la question «
correspondante » (humanisme, éthique et arbitraire, d'une part,
expérience de la pensée, monde et destin, d'autre part). Notre
plan n'est pas fondé sur les trois questions de Jean Beaufret, mais s'y
ramène comme « par hasard ». Nos parties ne sont pas le
commentaire des questions dans l'ordre. Elles répondent à une
exigence scolaire bien différente de la pensée en route chez
Heidegger, elles ont affaire à des problèmes qui ne sont
pas les siens. L'affaire du commentaire n'est pas celle de la pensée.
Notre plan ne peut s'inspirer des questions de Jean Beaufret mais son
unité repose ailleurs - dans ce que Heidegger dit. Il n'est que
la mise en oeuvre d'une méthodologie et de la rigueur, une tentative
d'approche de la pensée, non une pensée proprement dite
. Cet exercice, parce qu'il est scolaire, ne connaît pas
l'économie des mots. Il ne peut, au mieux, que faire preuve de vigilance
et de rigueur. C'est pourquoi nous avons cherché autant que faire se
peut la méthode systématisante du commentaire pour lui
préférer une lecture plus libre.3 Notre
expérience est mise à l'é-preuve du texte et de sa
lecture.
1Lettre sur l'humanisme, §2.
2Lettre sur l'humanisme, §2 :
«L'examen que j'en ferai jettera peut-être quelque lumière
sur les autres.»
3 Notre plan n'est ni linéaire ni
thématique, ne comporte pas une partie explicative, puis une partie
critique, mais évolue petit à petit depuis l'explication
linéaire vers la compréhension de ce qui s'y est
révélé comme fond. Mais
4. Les mots de Heidegger
Au sujet du mot «Etre»: Bien que les traductions
divergent d'une édition à l'autre, nous écrirons
«Etre» avec une majuscule conformément à la grammaire
allemande qui distingue ainsi le verbe du substantif. Pour autant l'Etre n'est
pas un nom propre, et la majuscule n'indique aucune accession, promotion
à un rang supérieur. Il ne s'agit que de la transposition d'une
règle de grammaire, et non d'une forme de respect philosophique.
Heidegger a écrit: Seyn ou Sein pour tâcher
d'éviter que l'Etre, par simple effet grammatical, ne soit posé
comme sujet, hypostasié et séparé, notamment de l'essence
de l'homme, dont l'essence est d'être ouvert à l'Etre par l'Etre
même.
Par ailleurs, Rogier Munier fait également le choix de
traduire le mot avec une majuscule, «suivant en cela Heidegger
lui-même: «Denken ist l'engagement de l'Etre pour l'Etre»
» (§1).
La note que Jean Beaufret donne au sujet de sa traduction des
Essais et Conférences doit être reproduite ici: «
L'infinitif wesen, qui n'appartient plus à la langue
parlée, est l'ancien wesan, «être», qui a
été plus tard remplacé par sein. Aujourd'hui le
verbe wesen se survit à lui-même dans la langue
littéraire avec le sens d'être, se présenter ou se
comporter de telle manière. Il implique alors une idée de vie,
d'activité et de rayonnement qui manque à sein.
Wesan ou Wesen, d'ailleurs, ne voulait pas dire seulement
«être», mais aussi «demeurer en un lieu, séjourner,
habiter». (Cf. le sanscrit vas, «habiter»). Das
Wesen, l'être, l'essence, la manière d'être, le
comportement (cf. p. 41) semble avoir désigné originellement le
séjour, la demeure, l'habitation. Or, l'habitation, c'est être
présent à un monde, à un lieu; et le verbe allemand pour
«être présent», anwesen, est effectivement un
composé de wesen. La chose déploie donc plus ou moins
son être dans le Wesen, alors que le Sein est beaucoup
plus caché et mystérieux. Le Sein est énigmatique
et ses rapports avec le Nichts sont étroits.»
Jean Grondin apporte quelques précisions au sujet du
mot « Etre »1. «C'est que Wesen peut aussi
être un verbe en allemand, assurément très archaïque
à l'indicatif (es west), mais dont la forme reste dont la forme
reste bien audible dans certains verbes composés (verwesen, se
décomposer) ou dans le participe passé du verbe être
(gewesen). Heidegger aime beaucoup p cet archaïsme (tout comme
celui de l'être écrit à l'ancienne, Seyn,
«estre») (É) Il y a toujours eu un «se
déployer» temporel de l'être, une
«essance» de l'être qui n'est pas une chose
carrée, ni une idée, mais un jaillissement.
Au sujet du mot «Heile»: Le mot Heile
est employé beaucoup plus souvent que ce qui n'est
pas-Heile, et sa définition n'est pas aisée. Il est
placé sur différents niveaux d'essence et, si nous ne parlons de
«contraires », il a plusieurs «alter ego ». Au §85,
das Heile apparaît en même temps que das Bse, le
malfaisant, le méchant. L'essence de celui-ci est das Grimmige
, la fureur, qui est mise sur le même plan que
nos trois parties traitent chacune d'un thème
général (expérience de la pensée ; pensée du
monde; destin de la pensée). Elles s'équilibrent et font chacune
une cinquantaine de pages. Les sous-parties font à chaque fois une bonne
dizaine de pages, sauf la dernière, «La grâce et la ruine
», qui compte pour deux. Ce souci d'équilibre, parfois arbitraire,
nous a été dicté par la rigueur d'une méthodologie
cohérente.
1Jean Grondin, Pourquoi réveiller la
question de l 'Etre?, in Heidegger, l'énigme de l 'Etre, p. 65.
das Heile dans le combat en lÕEtre. Ces deux
occurrences complique en même temps qu'il enrichit le sens du mot
Heile.
Das Heile «va vers» le Huld, la
grâce, la sainteté ; la fureur vers das Unheil. Au moment
précis où Heidegger donne un terme antithétique au
Heile, le Un-heil, il les place sur deux plans
différents (ce qui va vers le domaine, d'une part, et le domaine
lui-même, d'autre part): le préfixe Un- n'est en aucun
cas une détermination logiconégative de das Heile . Ici,
le «contraire syntaxique» de Unheil n'est pas Heile
mais Huld. Or Huld , qui n'existe plus dans l'allemand
moderne que dans le mot « huldigen », louer, rendre grâce, et
que nous voyons traduit par « grâce », n'est pas
fondamentalement autre que das Heile, mot qu'on trouve
également traduit par « grâce » ou « sacré
». Là se trouve la difficulté de traduction du mot
Unheil, que lÕon retrouve également traduit au §65
cette fois par le mot « dam »1. Il est traduit par le mot
« ruine » au §88. Lorsqu'il est question dÕun destin, il
est effectivement plus à- propos de parler de ruine et de grâce.
Le vocabulaire sÕadapte sans cesse à l'environnement de la
phrase, et nous respecterons à la lettre les choix faits par Rogier
Munier dans sa traduction de la Lettre sur l'humanisme. Les mots
originaux allemands nous serviront à éclairer notre texte, mais
nous ne nous lancerons pas dans une glose critique de la traduction qui nous
est offerte.
Das Unheil est le plus grand dam de notre temps. Ce
vers quoi lÕEtre accorde à la fureur son élan, c'est la
fermeture de la dimension de l'indemne. La ruine, c'est la fermeture à
la dimension de l'indemne, c'est-à-dire la grâce. La grâce
est l'ouverture de et à l'indemne. C'est pourquoi il n'est jamais
parlé que de Heile : tout ne se décline finalement qu'en
termes d'ouverture et de fermeture. Le combat en lÕEtre est celui qui
conduit à l'ouverture totale ou bien à la fermeture totale. Il
est : le retrait. Le combat laisse et main -tient2 où se
tient-lieu lÕek-sistence : il est ce qui donne et se cèle : ce
qui
3
re-cèle. Le combat « dé-cèle
de trésors », la merveille des merveilles .
4
Au suje t du mot « rythme » : Comme le remarque
Françoise Dastur , Heidegger pense moins en relation au temps qu'en
relation au lieu. Il faut en effet penser plus profondément l'essence du
rythme, ne pas le confondre avec les simples effets sensibles du langage
poétique.5 La signification originelle du grec rhusmos
n'est pas écoulement et flux, comme on le croit
généralement, mais bien ajointement (F·gung).
Le rythme n'est donc pas à référer à
l'écoulement du devenir, mais bien plutôt à
l'immobilité du lieu, car il est ce qui accorde son
site, c'est-à-dire sa stabilité et ses limites, au
mouvement poétique, à cette onde qui jaillit de la source et y
revient, à ce mouvement de flux et de reflux. Cette remarque indique que
le site étant fondamental, le rythme lui-même sÕy
rapportant, nous dirons souvent « en vue de... ». La vue
laisse
1 §65 : « Vielleicht besteht das
Auszeichnende dieses Weltalters in der Verschlossenheit der Dimension des
Heilens. Vielleicht ist dies das einzige Unheil. » Voici l'exemple d'une
traduction inadaptée: «La perte de la dimension du sacré et
de l'indemne est peut-être le grand ma lheur de notre époque
», trad. R. Munier, in Questions III, p. 134. Si Unheil
n'est qu'un « grand malheur », suffit-il à décrire
le domaine de la fureur?
2 On ne parlera pas de main-mise de lÕEtre sur
l'homme mais, par exemple, de «main-posée ».
3 Initialisée par Husserl en 1912 dans les
Ideen III, § 12, et que Heidegger répète
également « ... merveille des merveilles : que
l'étant est» (G.A., 9, p. 307).
4
Françoise Dastur, « Heidegger et Trakl : le site
occidental et le voyage poétique », in Noesis,
No7.
5 Unterwegs zur Sprache, Neske, Pfullingen,
1959, p. 230 ; tr. p. 215.
entendre qu'est aperçu le site. « En vue
de... » ne signifie pas « pour », « afin de... »,
«pour qu'en définitive... » mais « à l'approche de
l'avenant... ».
Au sujet du mot «humanisme»: Heidegger met une
majuscule au mot «Humanisme »1, et nous devrions
évidemment le suivre sur cette indication qu'il donne en
français. Nous décidons toutefois d'y renoncer, comme le fait
d'ailleurs Roger Munier, car la majuscule n'indique rien de plus que le mot
sans majuscule. Elle est inutile et ne signale pas non plus le
déploiement de son essence. Un mot français doté d'une
majuscule est aisément connoté d'une sorte de noblesse, et c'est
afin de prévenir toute lecture abusive du mot que nous l'écrirons
toujours avec une minuscule.
1 En français dans le texte, §3 :
«Comment redonner un sens au mot «Humanisme» ».
PARTIE I : L'EXPERIENCE DE LA
PENSEE
I. Le penser (agir)
«En tant que résolu, le Dasein agit
déjà. Nous évitons intentionnellement le mot
«agir». Car pour l'adopter dans notre terminologie, il faudrait
arriver à le recomprendre assez amplement pour que
l'activité englobe jusqu'à la passivité de la
résistance. »1
5. L'agir: déploiement d'une essence (1 et
62)
Heidegger commence comme il se doit par l'élaboration
d'une question. Une première lecture de la phrase «Nous ne pensons
pas de façon assez décisive encore l'essence de l'agir »
pourrait laisser croire que notre Lettre va traiter de l'agir. Mais
une lecture plus attentive de ce qui suit montre que l'accent de cette phrase
se trouve mis sur l'essence plus que sur l'agir. En effet, l'agir dans son
essence est le déploiement d'une chose en son essence. Ce qui importe
donc, ce n'est pas l'agir car, comme tel, il n'est pas essentiel. C'est
l'accomplir, c'est-à-dire le déploiement d'une essence qui est
visé dans l'agir. Qu'est-ce à dire? Que l'agir qui met en
relation un sujet et un objet n'est pas le même que celui,
déployé en son essence, qui met en relation la pensée et
la chose pensée. L'agir est comme balayé, et avec lui le «
sujet » et lÕ « objet », «termes impropres de la
métaphysique »2, par ce que Heidegger nomme «
accomplir », c'est-à-dire le déploiement. La retranscription
de la première phrase donne donc: « Nous ne pensons pas de
façon assez décisive encore l'accomplir, c'est- à-dire le
déploiement d'une chose en son essence.»
Mais, que vient de faire Heidegger? Il vient de
déployer l'essence de l'agir en son essence. Nous avons donc
déjà commencé de penser de façon décisive le
déploiement. Qu'en résulte-t-il? Une sorte de
«disparition» de l'agir au profit de lÕaccomplir, une
élision de lÕinessentiel rendant « sans objet» l'agir
tel qu'on se le représente métaphysiquement. Sans objet, il est
également privé de sujet : le déploiement place la
pensée dans un rapport à ce-qui-est-pensé fondamentalement
différent de celui qui lie le sujet à l'objet. «Jamais
l'homme n'est d'abord homme comme «sujet», qu'on entende ce mot comme
«je» ou comme «nous». Jamais non plus il n'est d'abord et
seulement un sujet qui serait en même temps en relation constante avec
des objets, de sorte que son essence résiderait dans la relation
sujet-objet. »3
Le déploiement n'est pas l'adjonction d'attributs
à une chose, un jugement sur ses qualités, ni même
l'actualisation de ce qui est en puissance chez elle. Le
1 Sein undZeit, p. 300.
2Lettre sur l'humanisme, § 1 : la
pensée même de mots tels que « objet» et «
sujet» demande ce quijette, que sont le « ob » et le
« su»; qu'est-ce que ob-jeter, su-jeter, etc. ?
Est-ce objectiver et assujettir, ou bien quelque chose d'autre encore? Ces mots
ne sont, en tout état de cause, pas encore pensés, et ne peuvent
à ce titre (le) rien porter au langage.
3 Lettre sur l'humanisme, §62.
déploiement nomme. Ce qu'il désigne
finalement n'est que la chose déployée. Nommer une chose, c'est
déjà la renommer. En effet, si elle est déjà, c'est
que le langage conserve déjà son être. Mais le
déploiement de son essence, s'il ne lui confère pas plus
d'être, révèle des ressources encore cachées du
langage. Il n'est pas la manière dont l'homme (sujet) aborde le monde
(objet) comme c'est le cas dans les sciences, mais ce que la pensée a
à dire. Parce qu'il est l'expression d'une essence, le
déploiement ne se situe jamais sur le plan de l'étant
objectivé. Il ne concerne que ce qui est déjà. Or
ce qui est n'est pas la collection des objets dont on a
décidé
1
l'existence . La réalité au sens
métaphysique est ce qui est prédiqué d'un objet- ce qui
est, au sens heideggérien, n'est jamais un objet mais ce qui en
l'objet habite la maison de l'Etre. L'Etre n'est pas un prédicat mais un
lieu. L'accomplir ne fait pas être ce qui est déjà.
La description de l'accomplir n'est pas aisée, et nous
avons évoqué beaucoup d'idées encore obscures. Nous allons
donc procéder lentement, en examinant d'abord ce qui est accompli dans
le déploiement. Mais la difficulté première vient de ce
Heidegger signale en note du § 1: «Das hier Gesagte ist nicht erst
zur Zeit der Niederschrift ausgedacht, sondern beruht auf dem Gang eines Weges,
der 1936 begonnen wurde, im «Augenblick» eines Versuches, die
Wahrheit des Seins einfach zu sagen. - Der Brief spricht immer noch in der
Sprache der Metaphysik, und zwar wissentlich. Die andere Sprache bleibt im
Hintergrund. »2 L'autre langue, celle que nous aurons
l'occasion de découvrir comme étant la langue de la
poésie, y restera scellée, cachée. Cette Lettre
se condamne-t-elle d'avance, comme les résultats de Sein und
Zeit l'ont laissé présagé, à ne point parvenir
au dire de la vérité de l'Etre ? Certes, il est bien
délicat de ne pas user de la langue métaphysique mais, comme ce
fût le cas en 1929 pour la conférence Was ist Metaphysik
?3, c'est depuis son intérieur que la
métaphysique pourra un jour se dépasser. Cette difficulté
à dire la simplicité de la vérité de l'Etre n'est
pas surmontée par le dire de cette Lettre qui s'annonce
dès son commencement comme tel: un commencement, ou plutôt un
recommencement perpétuel de la tentative de penser ce qui sans cesse se
retire, de dire ce qui se tait.
6. L'essence: ce qu'il y a à-dire
L'explication d'un concept, le sens d'une chose, passent chez
Heidegger par son essence. Si l'on veut comprendre l'agir, il faut apprendre
à dire quelle est son essence, puis comprendre le sens de cette essence,
enfin ramener ces deux éclaircissements l'un à l'autre pour
finalement dire l'agir. Pourquoi comprendre par l'essence? Pourquoi penser
l'agir est-ce découvrir son essence? Pourquoi penser est-
1 e
Cf. § 15 : « cette appellation surgie du
XVIIIsiècle pour le mot «objet» doit exprimer le concept
métaphysique de la réalité du réel. » Nous
aurons l'occasion de revenir sur cette question de l'existentia plus
tard dans notre commentaire.
2 Cette note de 1949 n'est pas donnée dans
Q. III. Elle est pourtant essentielle, car elle est une manière
pour Heidegger de dater pour la première fois le Tournant dont on ne
sait jamais au juste quand il a commencé. Il donne une date bien plus
tardive que ce que les commentateurs situent généralement au
début des années 30. Une autre note du §3 dit ceci au sujet
du verbe ereignen : « Nur ein Wink in der Sprache der Metaphyisk.
Denn «Ereignis» seit 1936 das Leitwort meines Denkens.»
3 Dans la conférence Qu'est-ce que la
métaphysique?, Heidegger part depuis l'intérieur même
de la métaphysique pour en découvrir finalement les limites. Ce
point de départ n'est pas répréhensible, car « pour
toute compréhension de l'étant dans son être, l'Etre lui
-même est déjà éclairci et advient en sa
vérité. »
ce déployer une chose en son essence? Heidegger ne
sÕadonne-t-il pas sans justification à une tradition, à
des préjugés justement métaphysiques, qui depuis la nuit
des temps attribuent à chaque chose son essence? Heidegger entend-il le
mot « essence » de la façon habituelle, essentia, ou
bien le Wesen a-t-il pris un sens nouveau?
Ce qui intéresse Heidegger n'est pas l'agir en tant que
tel, mais son essence (l'accomplir, p. 67), ou bien un agir en particulier, le
plus haut, le plus simple (la pensée, p. 68). Lorsqu'il écrit
«l'agir est probablement... » la thématisation de
l'agir reste vague. Ce ne peut être le sujet d'une proposition que dans
une mesure spécifiquement liée à l'enquête
menée. «La pensée n'est pas d'abord promue au rang
d'action...» laisse également entendre que ce qui importe encore,
c'est ce cas particulier d'agir. Heidegger ne cherche pas à
déterminer l'action ou bien l'agir, mais la pensée comme un cas
d'agir.
Pourquoi expliquer une chose par son essence? n'est pas une
question pertinente. Mieux vaudrait demander pourquoi s'intéresser
à la chose dont l'essence est essence? Pourquoi s'intéresser
à l'agir dont l'accomplir est essence? Pourquoi s'intéresser
à l'agir dont la pensée est le plus simple et le plus haut?
Une chose n'est pas expliquée par son essence, elle
est son essence. On ne peut dire d'elle que son essence. C'est
à cause de l'essence du langage que l'essence est en la chose ce qui est
essentiel. Heidegger ne remonte pas à l'essence pour comprendre la
chose, mais part de cette essence pour la nommer. Le rapport entre chose et
essence se trouve comme renversé par rapport à ce que nous
connaissions de lÕessentia. L'essence donne lieu au nom qui
ouvre à la chose son être. Le dernier vers du poème de
Stephan George1, que nous aurons souvent l'occasion de rappeler, dit
ceci :
« Aucune chose ne soit, là où le mot
faillit. »
Si lÕon veut, l'essence est le contenu du langage, elle
est ce que le mot dit. La différence entre essentia, d'une
part, et le Wesen qu'indique le déploiement chez Heidegger,
d'autre part, est la même que celle qui sépare
lÕexistentia de lÕek-sistence. Ainsi le pendant
de l'essence chez Heidegger n'est pas l'existence, où sont
opposées la réalité et l'idéalité d'une
chose. Le déploiement d'une essence ne suppose pas
l'élévation dÕun plan à un autre, de l'étant
à lÕEtre par exemple ; «lÕEtre et le plan sont la
même chose.» L'essence nÕa pas de «contraire»
logique et lÕek-sistence n'entretient pas avec elle la même
relation que lÕexistentia à lÕessentia.
Elles ne sont pas deux pôles alternatifs mais «vont dans le
même sens », c'est-à-dire que, du fait que la pensée
soit remise dans son élément, lÕEtre, elles profitent
ensemble de ce que le langage soit la maison de lÕEtre. Elles ne sont
ensemble que lorsqu'il s'agit de l'homme, car « l'homme seul ek -siste
». C'est pourquoi l'essence de l'homme importe plus que les autres :
l'essence de l'homme est lÕek -sistence. Dans l'engagement de
lÕEtre qu'est cette ek-sistence, la vérité de
lÕEtre est portée au langage. Ce dire est remis à la garde
(Halten : garder) de lÕhomme qui est le Berger de lÕEtre
: Der Mensch ist der Hirt des Seins.2 Son essence est
portée au langage, est déployée dans lÕeksistence :
portée au langage, la chose est. L'homme est pour
autant qu'il est à l'écoute
1Le Mot, cité dans Acheminement
vers la parole, p. 146. 2Lettre sur l'humanisme,
§21.
destin 1
du de la vérité de l'Etre. Son essence est
d'être (dans le sens très particulier que
nous venons de décrire). Elle se distingue radicalement
des autres essences dont Heidegger parle finalement assez peu, au point qu'on
puisse demander si les autres objets du monde, manufacturés ou naturels,
ont même une essence. S'ils n'ont évidemment pas l'ek-sistence,
que leur reste-t-il d'insaisissable et qui mérite un déploiement?
Ne sont-ils pas bornés à l'être que leur conserve le
langage? Heidegger va plus loin encore en disant au §30 :
«Peut-être le «est» ne peut-il se dire en rigueur que de
l'Etre, de sorte que tout étant n'«est» pas, ne peut jamais
proprement «être». » Nous n'irons pas trop loin sur cette
piste, respectant en cela la distance que le «peut- être » nous
invite à conserver. L'absence de monde permet-elle encore une
essence, ou bien fait-elle basculer ces objets dans les rapports traditionnels
d'essentia et d'existentia, d'actus et de
potentia, donnant ainsi en partie raison à la
métaphysique? Parler « d'objets environnants» c'est
déjà les priver de toute essentialité, c'est les placer
sur un plan qui n'est pas celui de l'Etre - qui n' est pas. C'est en
fait ne pas les situer du tout, une sorte d'abandon indifférent qui
vagabonde à la lisière du nihilisme, et contre lequel il faudra
se prémunir à l'avenir.
Si nous voulons penser l'agir, ce n'est pas l'agir que nous
devons penser, mais son cas le plus haut et le plus simple (c'est quasiment la
décomposition méthodique cartésienne) et son essence.
Décrire une chose telle que l'agir, c'est parler. Or, « le
langage est la maison de l 'Etre ». Dire quelque chose, c'est
dire son essence; cela relève de l'essence du langage plutôt
que de ce celle de ce « quelque chose ». Nous n'allons pas rentrer
immédiatement dans le vif de ce sujet, mais simplement conclure que ce
n'est pas un préjugé métaphysique que d'expliquer par
l'essence une chose qui ne se laisse dire qu'ainsi. A moins de
bavarder, l'on ne dit que l'essence.
7. L'histoire de l'Etre n'est jamais révolue
(1)
L'histoire de l'Etre «n'est jamais révolue, mais
toujours en attente. » Un léger paradoxe entache cette proposition
car l'attente est attente de quelque chose d'autre
2
qu'elle -même , quelque chose de non historique:
l'histoire attend de n'être plus historique, mais elle ne sera jamais
révolue. C'est une attente vaine, et ne peut à ce titre
être une véritable attente. L'histoire n'attend rien puisqu'elle
n'est jamais révolue, rien ne peut advenir à l'existence
proprement dite d'une histoire de l'Etre. Elle n'attend rien mais elle est
attente au sens où la vérité de l'Etre attend son
déploiement, sa venue à la parole. L'histoire de l'Etre n'est pas
événementielle, jonchée d'auteurs, de dates et de
lieux3 ; le dire de la vérité de l'Etre peut, en
revanche, être sujet à l'impatience dont une histoire pourrait
rappeler les signes. Ce serait une histoire de la pensée.
Pourquoi une histoire de l'Etre n'est-elle jamais
révolue? Parce qu'Il ne se laisse pas dire. Il y aura toujours l'Etre
à penser, la pensée aura toujours une chose à dire. Jamais
l'histoire ne touchera à sa fin, comme Hegel a pu le dire, bien que dans
un
1 Le mot Geschick: destin, comporte
l'idée d'un envoi (Schicken : envoyer). Le jeu sur les mots
donne ainsi « Das Sein als Geschick das Wahrheit schicktÉ
», traduit par « ce qui destine », ce qui envoie, ce qui
donne.
2 Par exemple, on attend un train, on attend une
action de soi-même ou d'un autre, un mot, etc. On ne s'attend pas
soi-même sans que cette attente ne soit en fait un agir sur
soi-même. L'attente n'est alors plus attente.
3 «Il n'y a pas une pensée
«systématique» à laquelle s'adjoindrait, à titre
d'illustration, une historiographie des opinions passées. »
(Lettre sur l'humanisme, §3 1).
sens fort différent. L'histoire de lÕEtre attend
d'être plus historique qu'elle ne l'est, c'est-à-dire n'être
plus celle de son oubli. Car son historialité est histoire de sa venue
avant que d'être celle de son oubli. La venue au langage de lÕEtre
n'est pas un terme. Une telle histoire serait aussi difficile à dire que
lÕEtre lui-même et c'est pourquoi Heidegger fait une histoire de
la pensée en ce qu'elle est déterminée par cette histoire
de lÕEtre. Suivant le même mouvement, elle y adhère, en
quelque sorte, et parler d'elle, c'est esquisser l'histoire de lÕEtre.
On ne peut pas faire l'histoire de lÕEtre, mais celle de son engagement
(c'est-à-dire la pensée).
Une histoire sans fin, dirons-nous, dont un bilan peut
être événementiel, mais dont le contenu ne se laisse jamais
ramener à quoique ce soit - pas même à lÕEtre.
Parler de « fin de la philosophie » comme Heidegger
le fait dans une conférence prononcée à Paris en
19641 ne signifie en aucun cas que tout a été dit, ou
bien que la philosophie est une science qui nÕa rien à dire, mais
que la pensée est enfin préparée à revêtire
sa forme nue, transformée et non terminée.
8. La pensée est historique (31, 32 et
39)
LÕhistoire (Geschichte) de lÕEtre vient
au langage. «C'est pourquoi la pensée qui pense en direction de la
vérité de lÕEtre est, en tant que pensée,
historique (geschichtlich). »2 Nous l'avons
déjà vu, la métaphysique participe aussi de l'histoire de
la vérité lÕEtre. Lorsqu'elle se qualifie elle-même,
depuis l'intérieur de son système, comme historique, avec
notamment «la détermination de l'histoire comme
développement de lÕÒEsprit» » chez Hegel
(§31), elle n'est pas dans l'erreur (pas plus qu'elle ne sÕen
défait, d'ailleurs). Il nÕen reste pas moins que l'histoire dont
il s'agit n'est pas celle qu'appréhende la métaphysique. Demander
en quel sens la pensée est historique, c'est interroger l'essence de
l'histoire, essence que ne pense pas la métaphysique.
Heidegger établit un parallèle entre l'histoire
pour le Dasein en tant qu'il eksiste (§32) et l'histoire de la
vérité de lÕEtre (§31) : ce n'est pas au cours du
temps temporel que survient ce qui en l'être-là est historique,
dans ses affaires quotidiennes que se succèdent les
événements de son histoire, mais c'est l'être-là qui
s'expérimente purement comme historique. L'historicité de l'homme
et celle de lÕEtre occupent un même lieu dans ce que nomme le mot
« destin ». L'histoire n'est jamais celle de l'étant.
Aussi, la pensée n'est historique que lorsqu'elle porte au langage la
vérité de lÕEtre, ou bien qu'elle indique quelque chose de
cette vérité (son cèlement). La pensée est le
mémorial-pensé-dans-l'Etre. N'est proprement historique
que ce qui, dans lÕEtre, a été porté au langage et
conservé par lui.3 Ce qui est dit et ce qu'il y a à
dire, voilà le lieu où a lieu l'histoire,
c'est-à-dire en fait l'éclaircie de la vérité de
lÕEtre en tant que la pensée pense vers son dire. Ce site porte
et supporte un nom: la Mémoire. Or la pensée est toujours en
approche de ce lieu qu'elle n'atteint jamais - c'est la première
condition de cette histoire (si nous pouvons user du terme « condition
» sans y voir une cause, mais plutôt ce de et dans quoi l'histoire
est histoire). La seconde serait que lÕEtre destine.
1La fin de la philosophie et la tâche de la
pensée, Q.IV.
2Lettre sur l'humanisme, §31.
3 On dit par exemple «une date historique »
pour signifier l'importance de cette date. De même, n'est historique que
ce qui est en vue de la vérité de lÕEtre.
La pensée est historique car un penseur ne sera jamais
qu'en chemin vers le dire du cèlement de la vérité. Elle
est historique en tant qu'elle est dans le destin de la vérité de
l'Etre. Elle l'est autant que lorsqu'il est dit que l'homme, dans son
eksistence historique, est enjoint par l'Etre à son destin. Le
revendiquer est l'histoire même. Doit-on conclure à un certain
relativisme de la part de Heidegger ? Non, car le relativisme s'en tient aux
dissensions philosophiques et dresse le bilan de leur succession: rien de
définitif n'en sort clairement, donc les opinions ne valent qu'à
hauteur de ce que le penseur lui-même leur confère. Nulle
vérité générale ne peut être
concédée, et si les systèmes se suivent sans se
ressembler, leur histoire ne s'inscrit pas dans la pensée d'un
Transcendant. «Qui considère une pareille multiplicité se
voit menacé - nécessairement - par le spectre affreux du
relativisme. Pourquoi? Parce que faire «historiquement» le compte et
la balance des interprétations, c'est avoir déjà
abandonné le dialogue par questions avec le penseur, et
vraisemblablement ne s'y être jamais engagé. »1 Au
contraire, Heidegger ramène l'histoire de la pensée à
autre chose que d'in-(dé)-terminables disputes. «Dans le champ de
la pensée essentielle toute réfutation est un non -sens. La lutte
entre les penseurs est la «lutte amoureuse» qui est celle de la chose
même. Elle les aide à atteindre l'appartenance simple au
même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans
le destin de l'Etre. »2 La conservation de ces efforts n'est
pas une histoire de la pensée, mais la pensée même qui
révèle et conserve le pensé comme
ce-qui-est-à-penser (en tant qu'elle conserve dans sa maison l'Etre). La
maison de l'Etre conse rve cette histoire, son dire est le mémorial
-pensé - le mot la mémoire de l'Etre. Dire quelque chose, c'est
la conserver. C'est d'ailleurs pourquoi notre travail est un
«mémoire» que nous avons intitulé «Mémoire
de la Lettre sur l'humanisme ». Le dire est dans l'histoire de
son destin. L'histoire de l'Etre, de la pensée et de l'homme sont une
seule et même chose : la venue d'un destin.
9. La simplicité de ce qui est à-dire
(1, 94 et 98)
Revenons un moment sur ce qui peut encore paraître
confus dans le tout début de notre Lettre, et qui mérite
un éclaircissement. «L'essence de l'agir, c'est l'accomplir ».
L'accomplir n'a pas d'essence, c'est une essence. Quel statut pour une essence
: on peut la dire, mais peut-on la penser dans la mesure où la
pensée accomplit une chose dans la plénitude de son essence? Peut
-on accomplir l'accomplir? Non il ne peut être étant accomplir.
3
accompli. L'agir peut être accompli en On ne peut
déployer en son essence le déploiement d'une
essence. L'accomplir est accomplir ou bien ne l'est pas. De même la
pensée peut-elle être pensée ? Déployer l'essence de
la pensée, c'est avoir déjà pensé: on ne pense pas
la pensée, on pense et la pensée se révèle dans son
essence.
Le déploiement de l'essence est l'essence de quelque
chose : l'agir. Laissons- nous étonner par cette proposition. L'essence
d'une chose est le déploiement d'une chose en son essence. Accomplir une
chose, l'agir. Accomplir serait «déployer l'agir (l'essence) dans
la plénitude de l'accomplir (son essence) ». Est-ce que l'agir peut
ne pas être accompli? L'agir peut-il n'être pas
déployé dans son essence? Oui si l'on ne
1 Essais et Conférences,
Alèthéia, p. 316.
2Lettre sur l'humanisme, §31.
3 L'infinitif est le temps de ce qui n'a pas encore
été déployé. Une exception: l'Etre qui ne se
décline pas. «Il est », mais le sujet de la copule est Etre.
L'Etre est.
pense pas l'agir de façon assez décisive. Pour
que l'agir soit déployé dans son essence, il faut que la
pensée accomplisse cet accomplir.
Il y a un bond à sauter, ce que Heidegger fait
immédiatement, et pas seulement à titre d'exemple. C'est un tour
de force que l'auteur nous fait faire avec lui tout de go. Ce n'est pas un
sophisme ni un truisme, mais une manière de retomber sur ses pieds
quelques mètres plus avant. Nous ne parlons pour l'instant que des six
premières lignes. Nous comprenons ce que peut être le
déploiement d'une essence précisément en prenant l'essence
de l'agir comme accomplir. C'est pourquoi Heidegger commence sa Lettre
par cet exemple crucial qui présente l'accomplir comme
lui-même accompli. Déployer l'agir dans la plénitude de
l'accomplir, c'est avoir déjà accompli, pensé. Cet exemple
prodigieux est choisi à bon escient puisqu'il indique en même
temps ce qu'est la simplicité et comment l'on s'y place.
Nous sommes mis devant la simplicité même. Elle
est certainement ce qu'il y a de plus difficile à expliquer dans cette
pensée parce qu'elle ne se pense pas vraiment: la simplicité est
le «mode» sur lequel la pensée pense. La pensée ne
pense que lorsqu'elle est simple. L'anecdote relatée plus tard au sujet
de Héraclite raconte le choc entre la simplicité de la
pensée et ce que l'on s'attend habituellement lorsqu'on parle de «
philosophie» - «l'inhabituel, accessible aux seuls initiés.
» 1 Nous verrons d'ailleurs, dans le paragraphe sur « la diffusion de
la pensée », que le rapport entre, d'une part, ce qui est public
et, d'autre part, les moyens de la propagation de la pensée, s'est
inversé depuis que le travail des copistes scolastiques s'est
isolé de la place publique à tous. C'est cela qui rend
inaccessible la pensée et voile sa simplicité.
La langue de Heidegger peut être parfois redondante,
mais cela s'explique toujours par la simplicité de ce qui est
à-penser. « Les penseurs essentiels disent constamment le
même. Ce qui ne veut pas dire: l'identique. (É) Se réfugier
dans l'identique n'est pas dangereux. Mais se risquer dans la dissension pour
dire le même, voilà le danger. »2 Ne pas
s'entendre sur ce qui est simple, c'est annihiler cette simplicité - la
pensée se disperse et ne pense plus. « Dans le champ de la
pensée essentielle toute réfutation est un non-sens. La lutte
entre les penseurs est la «lutte amoureuse» qui est celle de la chose
même. Elle les aide à atteindre l'appartenance simple au
même, en quoi ils trouvent la conformité à leur destin dans
le destin de l'Etre. »3
Bergson dit d'ailleurs quelque chose qui va dans ce sens:
« Un philosophe digne de ce nom n'a jamais dit qu'une seule chose.
»4
Heidegger met ici le doigt sur ce qu'il sait être le
plus dur à penser, la simplicité du déploiement d'une
chose en son essence. Il est vrai que si la simplicité est
plénitude, la plénitude simple, elles supposent
déjà un long parcours depuis le « chaos » 5 jusqu'au
terme de ce déploiement. Le non-déploiement est compliqué
dans le sens où il ne se pense pas. Il n'a pas pour
élément l'Etre, et le préalable au dire de l'agir est le
bond de la pensée dans son élément. La question est bien
de savoir comment passer de la non-pensée à la pensée ? Du
complexe à la simplicité ?
1Lettre sur l'humanisme,
§94. 2Lettre sur l'humanisme,
§98. 3Lettre sur l'humanisme, §31.
4 Bergson, L'intuition philosophique, 1911,
OEuvres, p.1 350.
5 Le mot est impropre, mais c'est à
défaut d'indication de Heidegger que nous l'insérons ici avec la
plus grande prudence. Le « conflit » pourra plus tard éclairer
le sens de ce mot.
C'est le travail sur la langue qui donne sens à ce qui
est dit, ce qui est ainsi révélé et conservé. La
simplicité tient évidemment à la sobriété de
la langue, mais surtout à la richesse des mots que leur
économie prodigue. Heidegger cite avec joie cette sentence de
Parménide : «Il est en effet être. » 1 Cette parole
recèle de mystères et, si elle est une pensée, elle
demeure encore à-penser. La simplicité est ce qui reste à
penser. Elle également la manière do nt la pensée pense.
2
est Le déploiement de
l'essence ne compose pas, mais s'effectue dans la
simplicité. Autrement dit, le langage n'est langage que lorsqu'il est
simple.
«C'est parce qu'en cette pensée il s'agit de
penser quelque chose de simple, que la pensée par représentation
reçue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de
difficulté. Seulement le difficile n'est pas de s'attacher à un
sens particulièrement profond ni de former des concepts
compliqués. Il se cache bien plutôt dans la démarche de
recul qui fait accéder la pensée à une expérience
qui rende vaine l'opinion habituelle de la philosophie. »3
L'accomplir est déjà accompli. Il ne se
décline pas au fil d'une longue argumentation, il est le dire simple de
ce qu'il est. Désormais, nous savons ce qu'est l'accomplir,
mais ne saisissons pas au juste ce qui vient de se passer, sinon que nous avons
atteint un degré de simplicité qui restera présent dans
toute la suite du texte.
Nous pourrions parler d'un humaniste notoire et de son rapport
au simple qui est ce sur quoi se fonde son dire: François
Pétrarque (1304-1374) apporte en le dépassant une solution au
problème séculaire de la conciliation du monde antique et de la
culture païenne avec le monde chrétien et la foi ;
l'identité fondamentale des âmes humaines -
découverte qu'il proclame avec force - lui est occasion constante
à des retours au passé, à des rencontres, à des
rapprochements, à des affirmations de vérités semblables,
à des époques et sous des cieux divers. La simplicité de
ce qu'il y a à dire est ici au service de l'humanisme car c'est elle qui
permet les recoupements d'enseignements différents, ce sur quoi se fonde
en fait l'éducation.
Ce qui est différent peut être au fond le
Même; l'acharnement à toujours distinguer ce que des mots
différents désignent est la marque traditionnelle de
l'inauthenticité. Il ne faut pas parler de modes distincts de l'Etre
comme chez Aristote, mais dire simplement que les moyens d'aborder les mots de
l'Etre sont nombreux. Les chemins de sa vérité ne sont pas
l'unique car ils cheminent au travers d'une épaisse forêt. Ainsi
le ciel, la terre, les divins et les mortels constituent-ils la quadrature
(Geviert) de l'Etre. La cohésion des Quatre se donne comme
«monde ». Il ne s'agit pas pour nous d'éclairer le sens de
cette quadrature qui, si elle est lisible dans la Lettre sur l'humanisme,
n'y est pas thématisée. Retenons ceci seulement:
«l'unité de l'éclaircir n'est ni humaine ou divine, ni
terrestre ou céleste, mais celle de l'intervalle à partir duquel
les uns et les autres parviennent à ce qui leur est propre. «Chacun
des quatre reflète à sa manière l'essence des autres. A sa
manière, chacun est ainsi renvoyé
1Lettre sur l'humanisme, §30.
2 Observons que Heidegger institue ici d'une
curieuse façon la raison pour laquelle l'histoire de l'Etre « n'est
jamais révolue, mais toujours en attente. » (§1). En effet, si
le dire de la vérité de l'Etre reste aussi mystérieux que
la vérité, et si la pensée pense ce qui se retire, alors
il y aura toujours quelque chose à dire. Or l'inflation à
l'infini des mystères peut égarer la pensée qui perd le
fil du mystère originel de la vérité de l'Etre. Mais
à vrai dire, jamais la pensée ne se défait-elle de son
essence qui est de penser en direction de l'Etre. De fait, le mystère
reste l'Unique mystère, il n'est pas entériné par la
parole qui porte au langage.
3Lettre sur l'humanisme, §44.
1
par spécularité à son propre au sein de
la simplicité des quatre» »2 La simplicité
est le Même de ce qui est différent. La simplicité
nécessairement une pluralité -elle les rassemble. Il ne devrait
pas être proprement parlé d'une chose simple, mais de ses sens
rassemblés. Nous retrouverons ceci plus tard, lorsque nous verrons
que le destin de la vérité de l'Etre et de la pensée est
(le) simple - la même vue du Même, l'aube de la fureur et de la
grâce. Il sera ainsi découvert que ce qui unit et donne site
à la simplicité, ce n'est rien d'autre que l'Amour.
10. L'Histoire de l'Etre détermine toute situation
humaine (1)
Heidegger en dit beaucoup d'un coup lorsqu'il écrit que
« l'Histoire de l'Etre détermine condition et humaine
3
supporte et toute situation . »4 Il faut
peut-être
commencer par expliquer ce qu'est une «situation »,
et la dégager du sens phénoménologique et notamment
sartrien qui lui a été donné - comme il a
été fait de l'histoire dans le paragraphe
précédent. L'analytique du Dasein effectuée dans
Sein und Zeit n'a plus la même résonance dans notre
Lettre sur l'humanisme, mais nous l'invoquons pour ce qu'elle
prépare du terrain de la Kehre. Nous emploierons pour ce faire
le §60 de Sein und Zeit - nous répèterons ce qui
sera dit mot pour mot dans un paragraphe encore à venir sur «La
poésie et la mort» tant est essentielle l'idée de «
situation » chez Heidegger.
Au §60 de Sein und Zeit, le thème de
l'être-résolu introduit d'emblée une nouvelle critique de
l'action. Il s'agit de savoir si l'être-résolu devançant
(Vorlaufen: marcher au-devant de) la mort n'a pas une primauté,
en tant que la possibilité existentiale la plus totale et la plus
certaine, sur la possibilité facticielle de la décision. La
relation entre la mort et l'agir est loin d'être évidente, et
Heidegger demande: « Qu'est-ce que la mort doit avoir de commun avec la
«situation concrète» de l'agir ? »5
Précisément la « situation », au sens
de Sein und Zeit, n'est pas un cadre préétabli ni un
ensemble coordonné de circonstances, mais bien plutôt le
là, à la fois spatial et temporel, où les
événements prennent sens, mais seulement à partir de
l'êtrerésolu. Il n'y a de situation que pour un Dasein
résolu. La situation n'est pas le contenu des
événements, mais la façon dont ils peuvent être
compris. Elle appartient au possible. La situation, toujours
déterminée, relève d'une vérité existentiale
qui est elle-même une pure forme.
L'être-résolu modifie la compréhension
du monde, et ses possibilités sont autrement rapportées les
unes aux autres et au Dasein. Qu'il y ait une possibilité
suprême, celle de mourir, crée une autre perspective sur les
possibilités et une autre organisation de celles-ci. Le Dasein
devient capable de relations authentiques à autrui et aux «
événements »6.
1 «Das Ding », in Vortrge und Aufstze,
GA, Bd. 7, p. 175.
2 Didier Franck, De l'alèthéia
à l 'Ereignis, in Heidegger, l'énigme de l'être, p.
126.
3 En français dans le texte.
4Lettre sur l'humanisme, § 1.
5 Sein und Zeit , p. 302.
6 La « situation» de Sein und Zeit
prépare l'Ereignis du Tournant, événement
appropriant, Copropriation, avènement. Heidegger nomme l'Ereignis
le mot-clef de sa pensée depuis 1936 dans une note du §3 de la
lettre Über den Humanismus sur le mot ereignen :
«Nur ein Wink in der Sprache der Metaphysik. Denn «Ereignis»
seit 1936 das Leitwort meines Denkens. » Jean Beaufret souligne les
difficultés de traduction d'un tel mot dans
Se placer dans une situation, c'est agir, c'est-à-dire
être résolu: «en tant que résolu, le Dasein
agit déjà (É) et se rend lui-même possible son
existence de fait »1. Cette auto -possibilisation de la
situation concrète est une constante d'un projet existentiel. Toute
décision facticielle authentique garde cependant le caractère
d'ouverture (Erschlossenheit) que lui donne la résolution
(Entschlossenheit). Une décision résolue ne se «
raidit » pas sur la situation, mais reste libre pour être prise
autrement. Ce retrait possible ne conduit pas à l'irrésolution,
mais au contraire à la répétition possible de
soi-même 2 . Le Dasein garde ouverte une constante
liberté de décision, qui puise sa certitude dans la certitude de
la mort, c'est-à-dire dans la possibilité que le soi-même
se retire.
Dans la mesure où « l'être-résolu
n'est pas mais se temporalise »3, ce n'est pas
l'être-résolu qui rend possible la temporalité, mais
celui-ci qui présuppose une structure originaire de la
temporalité. La situation est donc essentiellement temporelle,
mais pas au sens de la concrétion de la quotidienneté. La
Lettre sur l'hum anisme emploie le mot situation sur la base de ce que
Sein und Zeit avait préparé de son terrain, mais c'est
à la lumière de l'Ereignis qu'il faut comprendre ce que
dit proprement Heidegger.
Que l'histoire de l'Etre détermine maintenant toute
situation humaine, que la vérité existentiale y fasse
office de loi, est-ce relever une sorte de déterminisme - dont la
pensée heideggérienne aurait pu être affectée
à tort? Que signifie la phrase de Heidegger? Que l'homme, en tant qu'il
ek-siste, n'est en situation et dans une condition que lorsque son essence est
en relation avec l'Etre, relation qu'est la revendication de son essence par
l'Etre. La «détermination» ne consiste qu'en cela: que l'ad
-venir soit venue de l'Etre depuis l'Etre. La force tranquille de l'Etre ne
contraint nullement l'homme; l'Etre ne détermine pas comme s'il
créait l'homme, puisqu'il ne détermine que sa condition et sa
situation. Ce qui, en lui, est historique et s'historialise dans la
pensée, cela seul est déterminé. Ceci touche à
l'essence de l'homme en tant seulement qu'il est celui qui dit ce qu'il y a
à dire - que l'agir (le plus haut et le plus simple), et la situation en
laquelle l'homme est placé par l'appel de l'Etre, ne sont à
chaque fois qu'un. L'homme n'est pas forcé de dire l'à-dire:
« Et on ne peut tout de même pas l'imposer de force, mais, pour
engager un débat, encore faut - il s'y préparer. C'est vers ce
seul but qu'est en route la présente recherche. »4 L'homme est
invité à être déterminé, c'est autre chose:
il peut librement choisir son destin - qui est unique.
une note aux Essais et Conférences , et retient
de ses différents sens « une naissance ou une éclosion et
une apparition, c'est une éclaircie, une clarté ou une
fulguration, par laquelle l'être accède à ce qu'il a en
propre. Que ce soit l'être propre qui s'y révèle distingue
l'Ereignis, qui est «avènement» et l'histoire de
l'être, des simples événements de l'«histoire»
ordinaire. » La traduction de «vom Sein ereignet » par «
advenue par l'Etre » nous paraît tout à fait recevable tant
que le substantif de « ad-venir» est
l'événement-qui-est-venu-vers-le-site où l'on saisit du
regard (er-ugen), où l'en prend pour soi des yeux (une piste,
toutefois, pourrait nous intéresser : celle du mot « advention
»). L'événement est cette prise, et nous l'entendrons
toujours dans son sens le plus riche, jamais seulement comme le corps d'une
date.
1 Sein undZeit,p.300.
2 Sein undZeit, p. 308.
3 Sein undZeit, p. 328.
4Lettre sur l'humanisme, §47 citant
Sein und Zeit, p. 437.
II. L 'Etre, élément de la
pensée 11. Le rapport toujours particulier à
l'élément
Ce qui advient d'une chose ne se laisse décrire que par
le rapport qu'elle entretient avec son essence: de même pour la
pensée et sa relation à son élément. Poser la
question de l'humanisme, c'est questionner une forme donnée que veut se
donner la pensée, donc examiner le rapport qu'elle entretient avec son
élément. A la limite, l'humanisme importe peu.
L'intérêt consiste en ce que tout « Éisme»
dénote quelque chose de l'état de la pensée en son rapport
avec son élément.
L'examen que nous avons mené jusqu'à
présent montre que la philosophie se détourne de
l'élément de la pensée qui est lÕEtre. Le rapport
à l'élément est donc un non-rapport ou, pour parler plus
exactement, le cèlement du rapport. Cette relation est essentielle car
c'est elle qui détermine ce que la pensée sera ou ne sera pas en
mesure de dire, dans quel pos-sible elle s'inscrit, ce dont
elle sera capable (cf. §3 de lÕintroduction de Etre et
Temps, et la question de la capacité même de la
science à remettre ses concepts fondamentaux en question). La
capacité indique ici: la possibilité de contenir en soi (comme un
récipient). Que peut contenir l'humanisme? est donc la première
question que pose la réflexion portant sur l'élément de la
pensée.
Celle portant sur son fondement est une toute autre
chose (cf. §La science ne se pense pas) car elle n'indique pas
nécessairement ce en quoi la discipline visée participe du destin
de la vérité de lÕEtre - ce n'est le cas que lorsque le
fondement est expressément désigné comme la
vérité de lÕEtre, c'est-à-dire que la pensée
est placée dans l'élément de lÕEtre. Or le
fondement de l'humanisme ne touche à la vérité de
lÕEtre que négativement, à savoir dans la mesure où
sa relation à lÕEtre n'est pas celui de la chose à son
élément. C'est une relation dÕun tout autre genre qui ne
peut pas penser ni son fondement ni l'élément de la
pensée.
Cependant, les philosophes ont une tâche: «montrer
toujours à nouveau lÕEtre comme digne -d'être-pensé,
et ce de sorte que ce digne-d'être-pensé demeure dans l'horizon
des hommes. » 1 Le penseur qui s'avance sur le chemin du mot «
Etre» dit au moins une chose - son retrait. La métaphysique
dévoile le cèlement de la vérité de lÕEtre.
Elle donne toujours une indication sur la vérité de
lÕEtre, mais ce qui est fascinant, ce sont les mille et unes
manières dont la pensée s'écarte de son
élément, modes spécifiques à chaque philosophie et
qui indique toujours quelque chose d'original au sujet de la
vérité de lÕEtre. Ses disciplines se ramènent
toutes au même destin - l'oubli - mais se perdent chacune sur les
sentiers de la forêt qui enceint la clairière de la
vérité de lÕEtre2. Que découvre-t-on
d'original, de particulier, sur le sentier de l'humanisme (que d'autres
recherches métaphysiques n'auraient indiqué)?
1La thèse de Kant sur l 'Etre, in
Q.II, p. 379.
2 « Ce qui est Waldlichtung, la clairière en
forêt, est éprouvé par contraste avec l'épaisseur
dense de la forêt, que l'allemand plus ancien nomme Dickung.
», Heidegger, Lafin de la philosophie, Q. IV, p. 295. «Pas
de clarté hors de la clairière de l'Ouvert. Même l'obscur a
besoin d'elle. Comment pourrions-nous autrement entrer dans l'obscur de la
nuit, y errer au travers?»
12. La pensée ne peut pas: l'Etre peut la
pensée
Pourquoi l'élément de la pensée est -il
l'Etre plutôt qu'autre chose? Heidegger se justifie-t-il à cet
égard? Nous pouvons examiner le problème autrement en
commençant par dire que Heidegger a fait une expérience de l'Etre
et que, voyant l'aspect fondamentalement différent et novateur de cette
expérience, il a choisi de l'appeler «pensée»
plutôt que philosophie, métaphysique, ou tout simplement
ontologie.
1
Le terme de « ontologie fondamentale »,
utilisé autrefois , recouvre une résonance peut-être trop
scientifique, et c'est pourquoi Heidegger n'écrit pas ici que la
pensée authentique est une ontologie fondamentale, mais qu'elle est
simplement pensée. Dans la conférence Qu'est-ce que
la métaphysique?, Heidegger écrit que la dénomination
« ontologie fondamentale (É) se révèle aussitôt
périlleuse, comme toute autre dénomination en ce cas. Du point de
vue de la métaphysique, elle dit sans doute une chose exacte; mais c'est
précisément pour cela qu'elle induit en erreur; car il s'agit
d'obtenir le passage de la métaphysique à la pensée qui
pense véritablement la vérité de l'Etre. Aussi longtemps
que cette pensée elle-même se caractérise comme ontologie
fondamentale, elle se fait, par cette appellation, obstacle à
elle-même sur son propre chemin et l'obscurcit. »2
La pensée dont il est question se distingue
radicalement de ce que l'on entend usuellement par ce mot (produire des
idées) et si Heidegger n'a pas fait de néologisme pour la
désigner, c'est en raison caractère essentiel de
expérience. 3
du cette La pensée
de l'Etre n'est pas antithétique à la
pensée telle qu'on la trouve dans la métaphysique, mais lui est
essentielle. Elle ne porte pas sur « un autre objet », un autre
monde.
Heidegger ne se demande pas ce qu'il pourrait penser de plus
originel pour ensuite choisir l'Etre parmi les choses que son intellect lui
permet de penser. Il ne peut donc y avoir de justification car il n'y a pas de
choix. Le choix ne s'effectue que dans l'objet qu'une science se propose de
connaître. «Ce rapport caractéristique avec le monde, qui est
un rapport tendant vers l'existant lui-même, a comme support et comme
guide une attitud e que l'existance humaine choisit
librement. » 4 Dans la métaphysique dépassée de
Heidegger, c'est un destin qui conduit à l'Etre, la liberté se
résumant à une écoute attentive de cet appel. Le fantasme
cartésien de la philosophie comme science se trouve ici
diamétralement nié, son impulsion fondamentalement nouvelle. Pour
Heidegger la philosophie n'est pas une science, ne découle pas d'un
choix, n'est pas le fruit d'une liberté au sens habituel du mot.
Il y a un élément, l'Etre; il permet quelque
chose, la pensée de l'Etre. Elle est à ce point fondamentale
qu'elle sera la pensée même. Demander maintenant pourquoi la
pensée de l'Etre apparaît aussi fondamentale aux yeux de Heidegger
serait d'une irrévérence inutile - une question chargée
d'une mauvaise foi à laquelle rien ne pourra jamais répondre. Ce
qui importe de dire, c'est que Heidegger n'impose pas arbitrairement un
élément à la pensée sans le justifier, mais que
c'est l'Etre qui peut la
1 L'analytique de Sein und Zeit.
2 Questions I, Qu'est-ce que la
métaphysique ?, p. 42.
3 Heidegger revient à l'essentiel, il ne
s'élance pas dans le nouveau. Remarquer que les néologismes sont
en vérité des appels réactionnaires à la langue; on
pourrait volontiers parler chez Heidegger de « rétrologismes
», le grec et le vieil allemand recelant ces richesses
réactivées par l'effort de la pensée authentique.
4Question I, Qu'est-ce que la métaphysique
?, p. 49.
pensée. Il est ce à partir de quoi la
pensée pense et s'imaginer autre chose comme élément de la
pensée, c'est s'interdire la lecture de Heidegger. Ce qu'il dit est dans
son élément, l'Etre, et poser la question d'un autre
élément c'est abandonner déjà celui de la
pensée.
Heidegger ne demande pas quelle est l'essence de la
pensée dans l'espoir de l'y conduire : c'est l'Etre, et non le penseur,
qui l'amène (qui l'ad -vient) à son essence qui est «
pensée de l'Etre ». Heidegger ne découvre pas au terme d'une
enquête et suivant différentes pistes la vérité sur
l'essence de la pensée: il se situe dès l'abord sur le terrain de
l'Etre. Il n'en a pas fait le choix - le poisson ne se demande pas s'il
préfère vivre dans l'eau ou bien en terrain sec...
S'il n'existait pas d'eau, il n'y aurait pas de poisson. Mais,
plus important, s'il existait de l'eau mais qu'aucun poisson ne s'y trouvait
jamais, il n'y aurait pas de poissons non plus (ils ne seraient pas des
poissons). L'eau peut le poisson. L'air ne le peut pas ; le poisson ne peut pas
l'eau.
Une pensée qui n'est pas une pensée de l'Etre ne
l'est que par homonymie. Le rapport qu'une chose entretient avec son essence
déployée n'est à vrai dire pas « pensable» en ce
sens qu'elles se tiennent chacune dans un élément
différent. La pensée de l'Etre et la pensée de
l'étant (ou bien de l'être de l'étant) trouvent leur union
- cela complique encore le problème - dans le langage. L'homonymie
exclue
1
cependant très clairement la synonymie . Ainsi, l'Etre
peut, a pouvoir sur la pensée. Mais attention : seulement sur son
essence, sur la p ensée déployée en son essence. L'Etre ne
peut que ce qui pense l'Etre, tout comme l'étant ce qui pense
l'être de l'étant. L'Etre ne va pas « chercher » la
pensée dans l'étant toutes les fois qu'il le peut, il ne
peut la pensée que pour autant que c'est par lui qu'elle advient
(à son essence). L'Etre peut la pensée en ce qu'elle lui
appartient, mais aussi en ce qu'il lui offre un contenu : il est ce qu'elle
écoute. C'est donc dans la forme et le fond que l'Etre est
cequi-a-pouvoir. Il lui donne sa forme est 2
ess entielle, telle qu'elle , et son contenu. Le
vocabulaire que nous utilisons là est assez impropre
à la pensée de Heidegger, mais il vise à la
conceptualisation du mot « pouvoir » plus qu'à la
compréhension de l'Etre ou de la pensée. Le pouvoir, en effet,
est introduit d'une manière extrêmement fine, assez complexe.
Ce-qui-a-pouvoir ne peut pas donner lieu, ni ne peut
être le lieu: il est le lieu-donné. Le lieu est
l'appartenance à... et l'écoute de l'Etre. L'Etre ne peut pas
faire appartenir ou faire écouter la pensée, il
peut la pensée.
Le pouvoir dont il est question renvoie à la
dualité entre agir et accomplir que nous avons examinée
précédemment. Le pouvoir n'est pas la production d'un effet sur
une chose, mais le déploiement d'une chose en son essence: il fait
être. La pensée est lorsqu'elle est « pue » par
l'Etre. A défaut de ce pouvoir, nous ne pouvons pas dire que la
pensée est mais, à la rigueur, qu' «il y a
de la pensée ». L'Etre n'a pas le pouvoir de..., il
est le pouvoir; en tant qu'élément, il n'a pas
d'élément, l'Etre est. A ce titre, le pouvoir qu'il exerce sur la
pensée n'est pas autre chose que l'immanence de son
1 A l'époque de Sein und Zeit ,
Heidegger joue sur une polysémie du mot « être » pour le
Dasein, faisant ainsi de lui l'étant exemplaire à partir
duquel l'analytique pourra s'orienter vers la question de l'être comme
tel. La polysémie vient de ce que « comprendre l'être »
pour l-être-au-monde signifie simultanément comprendre son
être dans un «monde » où il rencontre des étants
qui ont, et des étants qui n'ont pas son mode d'être. Ce jeu est
abandonné par Heidegger à partir de la Kehre au profit
d'une clarté simple de l'essence de l'homme et de l'Etre.
2 Nous demanderons si le rapport d'une chose à
son essence ne relève pas de l'éthique en ce sens que l'essence
serait la représentation de la chose telle qu'elle « devrait
être ».
être, et nous comprenons mieux comment l'agir peut
être accomplir. Le pouvoir sur ce qui est est. LÕEtre ne
fait, en sÕengageant, que déployer, qu'accomplir, il est
pure activité (si l'agir est, bien entendu,
considéré comme une activité). L'engagement de
lÕEtre est pure activité, la pensée en tant
qu'engagement cet agir même.
« Toute efficience repose dans lÕEtre et de
là va à l'étant. »1 LÕEtre remet
à la pensée sa relation à l'essence de l'homme afin que
soit portée au langage l'essence de cette relation. LÕEtre
s'offre et la pensée se laisse revendiquer. Ce n'est pas la
pensée qui fait lÕEtre ni lÕEtre la pensée.
LÕEtre est. Il y a de la pensée. Peut-on comparer
l'activité de la pensée en tant qu'elle pense (qu'elle
déploie une chose en son essence) à celle de lÕEtre en
tant qu'il s'engage? Cet engagement est-il un agir de lÕEtre ? Non, nous
ne pouvons pas dire que lÕEtre agi t dans ce geste qu'il «fait
», sans quoi il penserait - et lÕEtre n'est pas la pensée.
La pensée, en déployant la relation en son essence, rend hommage
à lÕEtre du don qu'il lui a fait. Elle présente seulement
à lÕEtre: il est immuable, il nÕy a rien en lui qui soit
déployé par cette présentation car
2
lÕEtre nÕa pas d'essence autre que ce don
même . Mais si «Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert
est lÕEtre même »3, l'essence de lÕEtre est
lÕEtre même. Le « es gibt » das Sein comporte
une ambivalence qui, d'une part lui confère une essence (et donc quelque
chose qui se déploie), et d'autre part un état
d'immutabilité. Or si l'essence de lÕEtre est lÕEtre, que
l'essence de ce dernier est lÕEtre, etc., nous observons une possible
régression à lÕinfinie qui nous invite à
préférer comprendre le « il y a» tel quel.
LÕEtre est plénitude) 4
(c'est déjà une . Seule la vérité de
lÕEtre peut
être porté au langage et sÕy
déceler, non pas lÕEtre même. De même l'essence de
l'homme n'est pas affectée (déployée, par exemple) ni par
la remise par lÕEtre de cette relation à la pensée, ni par
sa présentation par la pensée à lÕEtre. Dans
l'engagement, la seule «chose» qui soit en son essence
déployée, c'est-à-dire accomplie, c'est la relation
de lÕEtre à l'essence de l'homme. Elle ne l'est pas
«grâce» à l'efficience de lÕEtre, mais seulement
rendue possible par lui (cf. §3). En lÕEtre repose l'efficience,
mais il n'est pas cause efficiente5, il n'est pas efficient.
L'efficience va à l'étant et c'est là que des choses
peuvent être efficientes. LÕEtre rend - à ce qui
l'est - (le) possible. Il donne le possible.
Heidegger n'écrit pas : lÕEtre s'engage dans la
pensée pour lui-même, mais «penser est l'engagement par
lÕEtre pour lÕEtre. » Nous ne dirons pas non plus que la
seule manière dont lÕEtre peut s'engager est la
pensée, car l'engagement est la pensée. Ce n'est pas une voie
parmi tant d'autres, un possible «choisi », mais la chose même.
«LÕEtre peut la pensée» (§3) n'explique
pas sur quelles terres s'étendent les pouvoirs de lÕEtre («
lÕEtre peut penser », par exemple) mais ce qu'est le
possible. Le « faire- être » qu'est ce pouvoir n'est
cependant pas un faire mais un laisser-être : la traduction de Sein
lassen au §3 le montre assez pour éclairer l'erreur
dÕun lecteur mal averti.
1 Lettre sur l'humanisme, §1.
2Lettre sur l'humanisme, §29 et
30. 3Lettre sur l'humanisme, §29 et 30.
4 Heidegger évitera provisoirement cette
expression à cause de son sens ordinaire qui le représente trop
aisément comme un étant. Mais nous lÕutilisons ici dans
son sens heideggérien.
5 Dans l'ontologie heideggérienne, l'efficience
n'est pas cause comme c'est le cas chez Aristote, puis dans la scolastique.
LÕEtre n'est pas la cause première dans l'ordre du monde. Si
l'homme pense, par exemple, cÕest parce que l'efficience est dans
l'étant; que cette pensée se présente ensuite comme
extatique n'indique en rien le retour de l'efficience sur sa « terre
natale ».
Nous ne pouvons pas poser la question: «pourquoi l'Etre
s'engage-t-il? », car il y faudrait une cause, ce qui dans l'ordre de
l'Etre n'a pas lieu d'être. Cela reviendrait à poser la question :
pourquoi y a-t-il de la pensée? C'est une question fondamentale, certes,
mais ne portant plus sur l'offrande de l'Etre. La question est posée
dans un sens usuel, et l'on ne peut pas répondre que c'est en l'honneur
de la vérité de l'Etre sans passer par un certain nombre de
détours encore à venir.
La pensée n'est pas l'agir de l'Etre; mais l'engagement
de l'Etre est un agir. L'engagement par l'Etre montre qu'il en est l'
« auteur » d'une certaine manière. Peut- on alors dire que
c'est « au nom de» l'Etre et d'autre part «pour servir»
l'Etre que la pensée pense ? Il ne faut pas confondre en la
pensée de « son engagement dans l'action pour et par l'étant
au sens du réel de la situation présente » (engagement
duquel sort un effet) et son «engagement par et pour la
vérité de l'Etre » lequel ne peut avoir aucune
conséquence (sinon le fait - qui n'est pas une conséquence, mais
la pensée même - que la relation de l'Etre à l'essence de
l'homme soit déployée en son essence). Ce qui va à
l'étant n'est pas l'Etre mais quelque chose : son accomplissement.
Celui-ci permet comme une réaction en chaîne d'autres
déploiements en amont desquels se tient fièrement l'Etre dont la
vérité, peu à peu, vient au langage. Le plus les essences
se déploient dans leur plénitude, le plus l'Etre est chez lui.
Pourquoi? Parce qu'ainsi «la pensée travaille à construire
la maison de l'Etre. » 1 Il s'agit presque d'une avalanche, et c'est dans
cette mesure seulement que la pensée est pour l'Etre : en
déployant les choses en leur essence, il se trouve que l'Etre vient au
langa ge.
13. Pos-sible etpotentia
Heidegger rappelle à nouveau la distance qu'il est bon
de prendre par rapport à la tradition logique et métaphysique. La
distinction qu'elle opère entre actus et potentia est
la même que celle dont nous avons déjà parlé entre
essentia et existentia . En effet, il est à chaque
fois question de l'appréciation de la réalité d'une chose,
et de la puissance à l'acte le mouvement s'effectue pareillement.
L'essentia recouvre tous les possibles en puissance dans la chose, et
l'existentia tout ce qui a été actualisé. Ce qui
n'est plus possible, parce qu'il a basculé d'un coup dans le
réel, est le négatif de ce qui n'a pas été
réalisé; cet ou bien... ou bien... ne laisse rien entre deux, et
l'on peut diviser très clairement le monde en ce
-qui-a-déjà-été-réalisé d'une part,
et ce -qui-peutêtre-réalisé d'autre part. Ce dualisme
systématique est la signature caractéristique de la
métaphysique. Le possible chez Heidegger revêt un aspect bien
différent puisqu'il n'est pas l'attribut d'une chose en att ente, non
plus ce qui dans l'essence peut être déployé. Il
n'établit pas la distinction entre deux états d'une chose, la
faisant passer d'un plan, qui est celui de l'étant, à un autre,
celui de l'être -de-l'étant (ou bien même de l'Etre). Il
n'est pas une fiction qui permet d'anticiper tel ou tel
événement, «mais l'Etre lui-même qui, désirant,
a pouvoir sur la pensée ». Il n'y a pas d'impossible ou de
non-possible, de possibilisé ni même de possibilité. Il n'y
a que le possible. Il ne se conjugue qu'au présent du désir et du
pouvoir. Mais avant d'aller plus loin, nous allons nous pencher sur
lapotentia au sens métaphysique.
Heidegger pense en tout premier lieu à
Aristote, chez qui tout être est fait de puissance et
d'acte, de matière et de forme. Il subordonne le problème de
l'être à celui
1 Lettre sur l'humanisme, §83.
des choses qui sont. L'universel est le particulier en
puissance. Nous sommes contraints par l'expérience même de
reconnaître deux façons pour l'être de signifier: il y a
l'être en puissance et l'être en acte, et dès lors on
comprendra que l'être en acte vient de ce qui n'était pas
en acte, mais était déjà en puissance.
L'expérience du mouvement contraint la philosophie à ouvrir le
langage sur l'être à la pluralité des significations
(être en puissance et être en acte, être par soi et
être par accident, être selon les différentes
catégories), pluralité qui reflète elle-même la
scission qu'opère le mouvement dans l'être. Le mouvement, dira
Aristote, est «extatique», ce qui veut dire qu'il fait sortir
l'être de soi-même en l'empêchant de n'être qu'essence,
en le contraignant à être aussi ses accidents, cet
«aussi» n'exprimant pas ici une surabondance, mais une profusion
parasitaire, donc une déficience ontologique. La pluralité majeur
aristotélicienne. 1
des sens de l'être est le trait de la pen sée
Pour Avicenne2, la notion
d'être se dédouble en être nécessaire et être
possible. Possible est chaque essence, ce quelque chose qu'elle est, mais qui
n'existera jamais si quelque cause ne la rend nécessaire. L'exister est
alors un accident se surajoutant à l'essence, mais un accident
«nécessaire», dès lors que la cause totale en
étant donnée, cette cause rend nécessaire cette existence.
L'univers avicennien ne comporte pas ce que nous appelons la
«contingence», dès lors que le possible est fait existant. Si
quelque possible est actualisé dans l'être, c'est que son
existence est rendue nécessaire en raison de sa cause, laquelle à
son tour est nécessitée par sa propre cause. La Création
est une nécessité intradivine qui conduit de l'ætre pur au
premier être fait existant. Elle consiste dans l'acte même de la
pensée divine se pensant elle -même. Cet effet initial,
nécessaire et unique, de l'énergie créatrice identique
à la pensée divine, assure la médiation de l'Un au
Multiple, en posant soi-même le principe auquel il satisfait: «De
l'Un ne peut procéder que l'Un»3.
Leibniz montre comment la Création est
d'abord une prévision mathématique. Le monde tel qu'il est
constitue la meilleure combinatoire possible. C'est sur ce possible que se joue
la distance entre Dieu et les hommes, car il n'existe pas d'autres mondes
réels, d'autres phénomènes réels, mais il y a, en
Dieu, une infinité de réalités possibles, une
infinité de mondes possibles. Il est la loi de la série : entre
Dieu et l'homme existe la même différence qu'entre le possible et
le réel. Mais la perfection divine serait incomplète s'il ne
procédait pas à l'actualisation des possibles: il fait passer les
possibles au réel, en « choisissant » le maximum de
compossibilités.
1 Opposer à la simplicité chez
Heidegger.
2 Chez Avicenne, l'essence, ou la nature, ou la
quiddité, est ce qu'elle est, absolument, inconditionnellement. Cela
veut dire qu'elle est neutre et indifférente à l'égard de
la condition négative qui doit en maintenir à l'écart tout
ce qui peut l'empêcher d'être une idée
générale, un des «universaux», de même qu'elle
est neutre et indifférente à l'égard de la condition
positive déterminant ce qu'il faut lui ajouter pour qu'elle soit
réalisée dans un individu particulier. Or, parmi ces essences
qui, de par elles-mêmes, n'impliquent ni n'excluent l'universalité
ni la singularité et qui, indifférentes et supérieures
à l'une et à l'autre, sont l'objet propre de la
métaphysique, il en est une privilégiée. De par la
nécessité de son contenu propre, chaque essence est ce qu'elle
est, c'est-à-dire est quelque chose. Qu'en est-il de ce quelque chose,
de cet être quelque chose?
3 Opposer à l'Unique chez Heidegger: l'Etre Un
ne pro-crée pas. Le pos -sible qu'il est méconnaît la
contingence et la nécessité des étants.
14. Le désir - du Mgen au Vermgen
(3)
LÕEtre prend charge de l'essence de la pensée;
il s'occupe de..., ou se responsabilise pour... Le pouvoir n'est pas celui
d'une autorité, mais celui d'une attention: lÕEtre est attentif
à ce qu'il
aime. Gardons-nous de personnifier trop lÕEtre:
Heidegger ne fait pas ici de comparaison ou de métaphore, mais sa langue
relève bien plus du registre poétique. L'élévation
du texte dépasse tous les degrés de la logique
démonstrative, et cherche justement à se placer sur un terrain
dÕessence pure. Le désir est comme le pouvoir
déployé, abouti. Il est, «si on le pense plus
originellement: don de l'essence. » Aimer une chose, c'est lui
conférer son essence, la faire être. La pensée telle que
lÕon croit utiliser couramment est de la pensée , mais
nÕest pas de la pensée. Elle n'est pas. Son essence
n'est pas déployée, elle n'est pas dans son
élément, lÕEtre se tait, il ne désire pas (non
qu'il puisse désirer ou ne pas désirer suivant son humeur, car il
est le désir même1, mais la pensée qui
nÕest pas à l'écoute de lÕEtre n'est pas prise en
charge par lui, n'est pas aimée ou désirée).
La proximité étymologique des mots
«Mgen» et « Vermgen» n'est pas une coïncidence, un
jeu, un trait d'esprit de Heidegger qui écrit: «Solches Mgen ist
das eigentliche Wesen des Vermgens. »2 Le préfixe
«ver-» désigne souvent en allemand un mouvement
vers3 quelque chose, et il n'est pas étonnant qu'en
l'occurrence le mouvement soit de caractère essentiel. Le désir
qui vient à lui-même, le désir qui enfin désire, qui
déploie son essence, qui n'est plus simplement le pouvoir qu'il
était, c'est le Ver -mgen, le pouvoir en train de pouvoir -
«réaliser ceci ou cela », «faire se déployer
quelque chose dans sa provenance, c'est-à-dire faire être. »
Le pouvoir est un désir déguisé en son inessentiel.
LÕEtre peut la pensée et, ce pouvant,
désire. Le désir s'accomplit en pouvoir, c'est-à-dire que
son essence n'est déployée que lorsque le pouvoir peut;
lÕEtre est ce-qui-a-pouvoir, ce qui fait être, et il faut que
quelque chose (soit) pour que le pouvoir puisse: le possible. Ce mgen
n'est pas précisément ce que nous verrons plus tard, et qui se
cache sous le mot « lieben ». LÕon voit bien comment Heidegger
écrit: « sie lieben: sie mgen ». Il utilise le mot Mgen, plus
adapté au jeu de mot avec Vermgen, pour éclairer le sens du mot
Lieben. «Mgen » est donc l'explication dÕun mot plus
originaire et qui reste obscur: «lieben ». L'idée dÕun
« rendre possible» n'est qu'un aperçu de ce que recouvre le
mot: Amour. Mais il éclaire au moins ceci de l'Amour: le pos-sible.
15. La force tranquille
Notons le participe présent « aimant» dans
l'expression « la force tranquille du pouvoir aimant », ou bien
«désirant» dans l'expression «lÕEtre
lui-même qui, désirant, a pouvoir sur la pensée
»4. L'élément n'est pas un fond, il est actif au
sens de l'agir, de l'accomplir.
1 LÕEtre, lÕélément, le
pouvoir, le désir, le possible peuvent être utilisés de
manière plus ou moins équivalente, en rappelant cependant que la
formulation correcte est donnée §3 : «lÕEtre en tant
que désir-qui-s'accomplit-enpouvoir est le « pos-sible »
». Ces termes ne s'unissent pas indifféremment et donnent chacun
lieu à un éclairage différent sur lÕEtre.
2Lettre sur l'humanisme, §3.
3 Le mot français «vers » ne laisse
aucun doute à ce sujet.
4Lettre sur l'humanisme, §3.
La pensée est comme en mouvement, tiraillée
presque par la tentation de l'étant d'une part, et de son essence
d'autre part. Il se joue une sorte de conflit, un jeu de force : celle,
violente, de la quotidienneté contre celle, tranquille, de l'Etre. Cette
dernière seule dispose d'un pouvoir au sens où l'entend Heidegger
(l'étant, bien qu'il soit l'élément de certaines choses,
ne les maintient pas dans leur essence déployée) : garder la
pensée dans son essence, la maintenir dans son élément.
Il faut pour cela que le désir soit «en acte
», si l'on veut bien utiliser un terme issu de la tradition. Il faut que
le désir soit désirant afin qu'ainsi l'essence du p ouvoir (et du
possible) soit déployée. Pour autant l'Etre ne s'immerge pas dans
l'étant, le désir n'est pas l'acte d'un pouvoir-désirer
mais précisément son essence.
«Stille Kraft » suppose l'idée de calme, de
silence: il n'y a pas de dialogue entre les forces en présence, pas de
concurrence directe. La pensée ne subit pas - ni l'appel
effronté de l'Etre, ni le poids de l'étant, lequel n'a pas
«pouvoir », ne désire pas. L'agir n'implique pas plus avant
que dans l'essence. La force déploie, mais elle est tranquille parce
qu'elle n'a pas de conséquence sur la chose - sur son essence
uniquement. L'étant peut avoir une influence sur la pensée
(homonyme) mais pas sur ce qu'elle est. L'Etre seul fait être la
pensée. Mais en tant que «la proximité nue d'une puissance
non contraignante »1, il n'oblige à rien.
L'élément maintient, garde: la pensée est
à sa place, dans son élément. Nous
pourrions presque parler de position «normale », ou «naturelle
» mais nous risquerions de retomber dans les préjugés
métaphysiques et malentendus classiques. Le désir qui s'accomplit
se conjugue au participe présent et le « pos-sible » qui en
découle n'est pas la possibilité effectuée d'un
étant, de la réalité. Rien n'est rendu réel, la
pensée authentique n'est pas l'acte de ce qu'elle est en puissance alors
que l'Etre se retire.
16. Relation de l'Etre à l'essence de l'homme (la
pensée con-venante)
Lorsque Heidegger demande: « pourquoi restons-nous en
province? », il décrit la H·tte qui lui sert de
tanière et où il travaille et médite. Il se justifie sur
son refus d'une chaire à l'université de Berlin. Il parle
à la première personne de « mon univers de travail ».
Cette terre et ce monde sont la « loi cachée » de sa
pensée. « Il y a un «H·tten-Dasein» qui
s'empare de moi lorsque je reviens là-haut. » Cet
être-chez-soi est semblable au rapport d'une chose à son
élément, au point que l'on puisse dire que «
l'élément de Heidegger, c'est la Forêt Noire. » Dans
le sens où l'environnement détermine l'agir qui s 'y tient, de
même «l'histoire de l 'Etre supporte et détermine toute
condition et situation humaine. »2 De même
Heidegger est-il enjoint à rester sur sa terre, de même l'Etre
revendique la pensée. Heidegger est le penseur de l'être-chezsoi.
Pourtant, il faut « lever à son égard l'hypothèse un
peu trop convenue (et convenable) de la sédentarité, de
l'immobilisme agraire. Pour Heidegger autant que pour Deleuze, on peut
«nomadiser sur place». » 3 L'élément est donc
compris « comme » la patrie qui appelle, mais ce titre de comparaison
ne suffit à résumer le rapport de l'homme à l'Etre.
1Lettre sur l'humanisme, §26.
2Lettre sur l'humanisme, § 1.
3 Daniel Charles, L 'Ereignis dans le Tao, in L
'Herne Heidegger, p. 451.
LÕEtre a pouvoir sur « l'essence de l'homme,
c'est-à-dire sur la relation de l'homme à lÕEtre.»
L'essence n'est pas un composé de différents
attributs1, mais trouve ici une acception très
particulière : l'essence de l'homme n'est pas l'homme, et n'est pas non
plus un composé d'homme et dÕEtre, mais la relation
de lÕun à l'autre. La relation de lÕEtre à
l'essence de l'homme (non plus celle de l'homme à lÕEtre)
relève dÕun pouvoir - celui de maintenir
lÕhomme dans sa destination à lÕEtre. Il
s'agit donc ici de deux relations différentes situées sur deux
niveaux bien discernables. L'homme est «maintenu» dans la relation
première de lÕEtre à lui. Cette double relation ne peut
donc se fonder sur une réciprocité, car nulle étreinte ne
saurait donner à leur désir le pouvoir de se fondre l'une en
l'autre. Ces deux relations ne sont pas dans le destin de se mêler
ensemble. Au contraire, elles demeurent ensemble-bien-quedistinctes en vue du
destin de la pensée, das Heile et das Un-heil. Le
maintien de l'homme en son essence n'est pas soutenu perpétuellement car
le Dasein est un étant: de là naît l'incessant
besoin pour l'homme de se rassembler en son essence. De là aussi
l'intempérance et, dans la descente de lÕefficience, le
malfaisant des comportements humains. Nous ne savons au juste quel est cette
étrange relation. En revanche nous pouvons parler de philia,
d'éros partagé.
2
« Doch wir vermgen nur solches was wir mgen. »
La finitude de l'homme provient de ce « nur
». Il délimite le pouvoir en tant que tel au regard de ce qui est
aimé. La critique kantienne de la raison visait, quoique d'une
manière différente, les limites du pouvoir humain. Il se
révèle chez Heidegger comme étant «relatif»
à lÕEtre. La relation dont il est ici question
relève-t-elle dÕun relativisme? Non, car l'homme n'est pas la
mesure de cet Amour. Relève-t-elle dÕun déterminisme ?
Non, car le déterminisme voit en les choses une chaîne dont le
premier maillon est cause première. Elle se répand dans
l'étant pour l'expliquer - son être, son essence. Or la
pensée revendiquée ne provoque pas la détermination de ce
qu'elle pense ni n'est déterminée par lÕEtre. Elle est son
engagement même: elle n'est pas « stimulée » par la
vérité de lÕEtre mais ce qui, en lÕEtre, est
historial. L'homme est-il contraint de répondre à l'appel de
lÕEtre ? Citons le passage qui ouvre l'essai: Que veut dire
«penser »?:
«L'homme peut penser pour autant qu'il en a la
possibilité. Seulement ce possible ne nous garantit pas que nous en
ayons la capacité. Car être capable de quelque chose signifie:
recevoir quelque chose auprès de nous selon son essence et veiller
instamment sur cette admission. Mais ce dont nous sommes capables c'est
toujours ce que nous désirons, ce à quoi nous sommes
ordonnés si nous le laissons venir. Nous ne désirons, ne
désirons véritablement que ce qui d'ores et déjà
nous aime de lui-même, nous aime dans notre être, en tant qu'il
s'incline vers celui-ci. Par cette inclination notre être est
réclamé. L'inclination est «parole adressée». La
parole s'adresse à nous, visant notre être, nous appelle, nous
fait entrer dans l'être et nous y tient. Tenir signifie proprement
«garder, veiller sur». Ce qui nous tient dans l'être,
cependant, nous y tient seulement aussi longtemps que, de nous-mêmes,
nous retenons
1 Cf. Spinoza.
2 Interview de Martin Heidegger, Von der Sache des
Denkens, CD1, piste 6.
ce qui nous tient. Nous le retenons quand nous ne le laissons
pas échapper de notre mémoire. La mémoire est le
rassemblement de la pensée.»
Si l'Etre est simple, l'essence de l'homme ne l'est pas
puisqu'elle est dialogue, écoute, relation. Une essence
déployée n'est pas une Ver-besserung des qualités
d'une chose (rien n'étant attribut sur le plan des essences) mais, en
l'occurrence, une relation advenue (non augmentée). Cela peut
paraître étonnant qu'une essence ne soit pas la chose même
authentique mais la relation de l'authenticité de cette chose à
une autre: peut-être est-ce en cela que le Dasein est un
étant remarquable.
Pour autant la parole qu'adresse l'Etre à l'homme n'est
pas celle de la publicité: elle est le décret qui enjoint
1 . Il s'agit d'un autre rang qu'une simple philosophie du langage
ne peut suffire à cerner. C'est désormais la parole qui demande
à être portée au langage.
III. Le langage, la maison de l 'Etre 17.
Le langage depuis Sein und Zeit et vers la Lettre sur l'humanisme
(4)
Heidegger ne fait pas état du mésusage du
langage: l'on peut très bien soigner sa langue en s'asservissant
cependant à la dictature de la publicité. Il ne nous
prévient pas des tares esthétiques que peut subir le langage,
mais de son inexistence même. «En quel mode de l'Etre le langage
existe-t-il réellement comme langage ? » demande-t-il. Cette
position s'est radicalisée depuis Sein und Zeit, qui part du
Dasein (« Cet étant [le Dasein] a pour
manière d'être de dévoiler le monde et le Dasein
lui- même. »), et où l'on observait déjà
la servitude du langage: «La tâche d'une libération de la
grammaire par rapport à la logique demande à être
précédée d'une entente positive de la structure
fondamentalement apriorique de la parole en général comme
existential ». En effet, «En tant que constitution existentiale de
l'ouvertude du Dasein, la parole est constitutive de celui-ci dans son
existence.»
La parole n'est pas seulement un flux sonor es s'analysant en
mots; y appartiennent également l'écoute et le silence.
«Etre à l'écoute deÉ c'est l'être -
1 Lettre sur l'humanisme, §89.
ouvert existential du Dasein en tant
qu'être-avec tourné vers les autres. L'écoute constitue
même l'ouverture primordiale et véritable du Dasein
à son pouvoir -être le plus propre, écoute qui s'ouvre
à l'ami que tout Dasein porte auprès de lui.» Ce
langage de la parole apportée par l'ami n'est autre en son essence que
l'écoute de l'Etre. Le désir d'être-auprès
éclate dans la pensée du Heidegger d'après die Kehre
dans le silence de l'Etre qui toujours se retire. La force tranquille
parle en silence. Heidegger donnait déjà des indications en ce
sens lorsqu'il écrivait que «Pour pouvoir se taire, le Dasein
doit avoir quelque chose à dire, il doit disposer d'une
véritable et riche ouvertude de lui-même. Alors éclate le
silence-gardé et il cloue le bec au «on - dit». Le
silence-gardé articule comme mode de la parole l'intelligence du
Dasein si originalement que c'est de lui que provient le
véritable pouvoir-écouter et l'être-encompagnie
lucide.» Heidegger parle de choses relativement différentes suivant
qu'il traite du langage ou bien du langage dans sa forme la plus essentielle,
et il n'est pas évident de démêler l'un de l'autre,
d'autant que l'évolution de sa pensée et son décentrement
du Dasein au profit de l'Etre ne permet pas de «traduire »
simplement ce qui est dit dans Sein und Zeit à la lecture ce
cette Lettre sur l'humanisme.
Toujours est-il que le langage n'est pas cet outil que l'on
croit manipuler avec tant d'assurance, vecteur d'informations; il est ce sur
fond de quoi la pensée pense, l'homme est homme, l'Etre est. «La
théorie de la signification s'enracine dans l'ontologie du
Dasein.» La langue a son «lieu» ontologique à
l'intérieur de la constitution d'être du Dasein : elle
n'est pas un véhicule sans cesse ex-primé, mais relève du
Da, du Sein, et du Dasein. Heidegger cheminant
n'insiste plus que sur le Da et le Sein pris
séparément comme la même chose, mais il est en 1946
lui-même à l'écoute des échos de Sein und
Zeit.
18. La retenue, la convenance et la pudeur du langage (4,
5 et 99)
«C'est seulement en tant que l'homme parle, qu'il pense,
et non l'inverse» écrit Heidegger dans Qu'appelle-t-on penser?
Le langage, tombé sous le joug de la publicité, sort de son
élément et « nous refuse encore son essence, à savoir
qu'il est la maison de l'Etre. » Le langage en perdition n'a rien à
dire; en témoigne le «on-dit» que personne ne dit en fait. Au
contraire, l'éclat du silence témoigne de «la richesse
inestimable» de la parole1.
L'insaisissabilité de l'Etre ne se laisse pas dire non
plus, et la présomption de la langue opératoire à mettre
en présence du mystère de l'Etre consomme le malentendu quant
à l'Etre. Dire l'insaisissabilité, la calculer et l'expliquer,
prouver l'existence du mystère de l'Etre, son retrait, c'est
précisément ce que ce prétendu mystère ne permet
pas. Si l'on savait pourquoi telle chose est mystérieuse, elle ne le
serait subitement plus du tout (si l'on sait où l'on a perdu tel objet,
il n'est plus très loin d'être retrouvé; de même si
l'on se remémore l'oubli...) - d'où la contradiction logique
d'une langue qui parle cependant qu'elle n'a rien à dire. La
rationalisation du monde est le signe d'une impatience. Si l'on prend le temps
d' «apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom» et de se
laisser revendiquer par l'Etre, «C'est alors seulement qu'est
1 Lettre sur l'humanisme, §5.
restituée à la parole la richesse inestimable de
son essence et à l'homme l'abri pour habiter dans la
vérité de lÕEtre. »1
L'écoute attentive dÕoù sort la parole
exige le silence, une retenue (Verhaltenheit), une pudeur
(Scheu), tonalités sans lesquelles il nÕy a pas de
probité du dire, mais aussi un travail minutieux, quasi artisanal sur la
langue : une « économie des mots »2, «un soin
donné à la lettre comme telle »3. La
pensée doit toutefois être « attentive à la convenance
du dire de lÕEtre » 4 et atteindre suffisamment de
simplicité, de pauvreté, c'est -à-dire renoncer aux effets
de manipulation du langage, pour en quelque sorte s'effacer, se faire
inapparente, afin de devenir la langue de lÕEtre. La convenance
(Schicklichleit) signifie l'articulation convenable, appropriée
de ce qui est destiné (geschickt), envoyé,
dispensé. « La convenance du dire de lÕEtre comme
disposition de la vérité est la première loi de la
pensée, et non les règles de la logique »5.
« La pensée rassemble la langue en vue du dire simple. La langue
est alors la langue de lÕEtre, comme les nuages sont les nuages du ciel.
»6 Porter au langage, c'est invoquer le fragment 123
dÕHéraclite que Heidegger traduit par: «L'émerger
(hors du se-cacher) accorde sa faveur au se-cacher. » 7 On ne dit jamais
que le retrait, le dévoilement étant avant tout le voile qui
voile.
Exister dans ce qui nÕa pas de nom, c'est rendre
disponible au langage le « ce» tranquille. La langage
libéré de l'empire de la logique libère à son tour
(désenchaîne, déchaîne) les choses dont il est le
dire. Dans le silence enfin lÕEtre a la parole. « Aucune chose ne
soit, là où le mot faillit» constatait tristement Stephan
George dans son poème: ce résignement n'est pas celui, tragique,
de l'impossibilité de dire le mystère, bien au contraire. «
Le mot approprié et donc pertinent le nomme comme étant, et ainsi
institue l'étant en question comme tel. [É] l'être de quoi
que ce soit qui est demeure dans le mot. De là la thèse: la
parole est la maison de l'être. »8 Ne pas nommer, c'est
in -nommer lÕin-nommable.
Cette convenance prévient la pensée de tout
élément dÕaventure, et nÕa elle-
même pas été portée au langage par l'audace d'une
pensée: elle est la loi de convenance de la pensée
historico-ontologique. Ces règles s'installent dans le dire depuis un
extérieur qui n'est pas à l'extérieur, mais à
l'intérieur de la maison de lÕEtre - depuis lÕEtre. Elles
sont la rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire et
l'économie des mots. Nous les trouvons édictées parmi les
derniers paragraphes de cette Lettre sur l'humanisme, ce qui
témoigne non seulement de leur importance, mais aussi de ce qu'elles
sont ce vers quoi la pensée pense, ce vers quoi
Heidegger tend à « conclure ». La vérité de
lÕEtre exige pour son dire une pudeur situant les penseurs et
les poètes - les situant dans le Même où la lutte
n'est plus un débat sclérosé dÕidées,
où la discorde n'est pas de mise.
Ces règles ne sont pas seulement le comment du
dire, mais aussi, notamment dans la vigilance et l'économie des mots, la
réflexion sur ce qui est à dire et si cela
1Lettre sur l'humanisme, §4.
2 Questions III, p. 153.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6Etre et Temps, p. 39
7 Essais et Conférences,
Alèthéia, p. 328.
8 Acheminement vers la parole, p. 150
peut même être porté dans la maison de l'Etre.
La retenue indique ce qui, en la vérité de l 'Etre, ne peut
être dit que silencieusement.1
19. La maison de l'Etre (contre la technique)
Le propre de la vérité est d'être dite.
L'Etre revendique la pensée pour sa vérité parce qu'en
elle il vient au langage. Nous ne disons pas ici que c'est une cause pratique,
technique, logistique que la vérité s'est trouvée pour
éclater, mais que «le langage est la maison de l'Etre.
»2 Cette venue au langage n'est pas une action de l'Etre, nous
l'avons dit déjà. L'Etre n'est pas comme en dehors de sa maison,
frappant désespérément à la porte, personne
n'étant là pour lui ouvrir (la pensée, par exemple...).
L'Etre est dans sa maison (nous n'ajoutons pas «déjà»
car cela impliquerait une considération phénoménale
impropre à l'Etre); il n'est pas «ailleurs » que dans le
langage, même lorsqu'il n'y est pas porté.
Dans la pensée, l'Etre est chez lui, vient au langage.
Le langage n'accomplit pas, n'agit pas, ne pense pas, ne produit rien. Il est
un lieu. Si la pensée accomplit la relation de l'Etre à l'essence
de l'homme, l'Etre vient au langage. Doit-on parler d'immobilisme de la
pensée forclose en sa demeure ? Non car la pensée est un agir. Si
la pensée n'agit pas en tant qu'elle pense, le langage n'est pas le
langage en tant que maison de l'Etre. Si l'agir est la production d'un effet
dont la réalité est appréciée suivant
l'utilité qu'il offre, alors la pensée est l'engagement dans
l'action par et pour l'étant, le langage est celui des grammairiens et
des logiciens. Pas de véritable agir, de pensée, ni de langage
dans cette ère de la technique. Le langage est un milieu (tant au sens
de média, d'outil technique qu'au sens géo-graphique,
lorsqu'il est la maison de l'Etre). Il faut libérer le langage, le
penser. C'est fait lorsque l'on dit qu'il est la maison de l'Etre. Le langage
n'est pas ce qui permet de déployer une essence mais cette essence
déployée révélée, dite: son l'Etre parlent
3
dire. Ni la pensée ni ne , mais
l'homme (le Dasein) porte au langage. Cette mise en
présence s'effectue dans le langage qui est, en quelque sorte, la
relation même de l'Etre à l'essence de l'homme, ce qui les joint,
le site de l'enjointure. Déploiement de la relation de l'homme à
l'Etre et déploiement de l'essence du langage sont une seul et
même chose.
Pierre Aubenque rappelle, au sujet de ce que les
différentes langues sont susceptibles de dire avec leur mot
«être », que «la métaphore de la langue comme
«maison de l'être» (Lettre sur l'humanisme), que
Heidegger juge après coup «maladroite» (Unterwegs zur
Sprache, p. 90), est pour le moins ambiguë dans ses explications : la
maison abrite et protège, mais aussi elle enferme et exclue, ce qui rend
«presque impossible» le «dialogue d'une maison à
l'autre» (ibid.) . » 4 Effectivement, l'Allemand est la
langue métaphysique par excellence. Porter dans une autre langue tel
1 A ce sujet, la musique orientale, de Chine
notamment, est avant tout un travail sur le silence que sculptent les
percussions. La manière dont s'éteint un son, dont perdure une
résonance dans le silence, dont sa présence s'y maintient plus
musicalement que jamais : la retenue du musicien étend son dire jusque
dans l'espace empli de silences, des silences tous immédiatement
différents, individualisés. Ils importent beaucoup plus que le
temps des sons car ce sont eux qui architecturent depuis leur transcendance
ce qu'ils disent, le son des instruments. 2Lettre sur
l'humanisme, § 1.
3 Personne ne parle : porter au langage signifie
montrer le chemin de cette clairière où les choses se disent
d'elles-mêmes Ð dans le silence gardé.
4 Pierre Aubenque, Les dérives et la garde
de l'être, in Heidegger et l 'enigme de l'être, PUF
Débats, coordonné par J.-F. Mattéi, 2004, p. 21.
dire n'est pas chose facile. Deux langues s'excluent
mutuellement, cela est sûr, mais pas plus qu'un morceau de terre qui ne
peut avoir qu'un maître. Pour autant, le maître aime à
recevoir de la visite, et Heidegger se penche volontiers sur la question de sa
traduction en français (avec J. Beaufret notamment), et puise largement
dans «d'autres maisons» la force de son propos (le grec, tout
d'abord, le français très certainement, avec l'exemple du
gérondif de, mais encore l'allemand ancien, que l'on peut
considérer sans s'aventurer comme une autre langue que l'allemand
moderne). La maison protège Ð pas d'autres maisons, mais Ð du
vent de l'oubli.
20. Le langage révèle et conserve (place de
l'homme?)
Une question, que l'on se pose bien vite à lire
Heidegger, est celle de la place de l'homme. Les hommes portent l'essence d'une
chose au langage et l'y conservent. C'est dans le langage que sont les choses.
Certes, « ne peut être accompli que ce qui est déjà
». Mais c'est justement l'être de la chose qui est
révélé et conservé dans le langage par le
déploiement de son essence. Le langage est le lieu de l'être.
L'Etre y est, et l'homme s'y tient (à l'abri).
L'Etre revendique la pensée où il vient au
langage. En revendiquant la pensée il se révèle comme
révélable. Révélable signifie: peut être
révélé dans le langage. Autrement dit, il peut
habiter sa maison. L'Etre non révélé est non dit et n'est
pas à proprement parler dans sa maison car il n'y a pas de maison (la
pensée ne construit plus la maison de l'Etre). L'Etre est
révélable et cette révélabilité doit
être accomplie pour qu'ensuite soit révélée la
vérité de l'Etre. La tâche de l'homme, dans un premier
temps, est d'accomplir cette révélabilité. Ce faisant, il
entre « réellement» dans une relation avec l'Etre ; la
pensée pense donc (puisque s'accomplit la relation de l'Etre à
l'essence de l'homme). En portant cette révélabilité au
langage, l'homme y porte non seulement une relation, mais encore quelque chose
de chacun des deux termes de cette relation. L'homme s'aperçoit que le
langage est l'abri de son essence, qu'il l'habite en tant que c'est là
que le déploiement touche à la plénitude.
Un abri qui puisse garder ce qui a été accompli,
un langage comme le recel de ce dont l'essence a été
déployée. C'est du repliement que le langage
protège, du vent de l'oubli qu'il abrite. Il faut
veiller sur cet abri pour que nous-mêmes ne sombrions pas dans le
non-déployé. Nous veillons sur ce qui veille par excellence. En
veillant sur cet abri, nous veillons sur la maison de l'Etre. L'homme ne fait
rien de l'Etre, mais il est « logé à la même enseigne
». Le langage est son égide. L'égide est, dans la
mythologie grecque, le bouclier protégeant Zeus et Athéna. Il
abrite désormais l'homme. L'homme est sous l'égide du mot. Le
langage est le rassemblement Ð il es ce qui rassemble un peuple sous sa
langue, mais aussi l'unité de ce qui est pensé, la
cohésion du dire. Il est ainsi ce qui donne à la
simplicité sa simplicité (ou est donné). Le langage est
l'Un qui confère à l'essence la solidarité de ce dont elle
est essence Ð notamment le Dasein. Mais, à ce compte, la langue ne
devrait-elle pas être une? L'allemand, depuis la «
disparition » 1 du grec, est la langue par excellence de la
pensée2. Il est ce qui par excellence rassemble.
1 Non pas au sens où cette langue morte n'est
plus parlée, mais au sens où Heidegger, peu à peu, prend
ses distances par rapport à son hellénocentrisme initial.
2 «Je pense à la parenté
particulière qui est à l'intérieur de la langue allemande
avec la langue des Grecs et leur pensée. C'est une chose que les
Français aujourd'hui me confirment sans cesse. Quand ils commencent
à penser,
Mais, pour l'instant, le langage est pour l'Etre une maison
(robuste), pour l'homme un abri (provisoire, fragile). Ce
déséquilibre est-il le signe d'une précarité de
l'homme ou bien l'essence même de sa finitude - de son
intempérance à laquelle seule la responsabilité
qui lui incombe peut faire défaut? Cette veille de la pensée
est un agir dans le sens où elle est l'accomplissement de quelque chose;
en soignant le langage, l'homme se fait déjà homme - en
même temps que l'Etre est. Cet « en même temps» est la
relation dont les deux termes sont à la garde l'un de l'autre. Etre
un homme suppose que soit un homme et que soit
l'Etre.
21.« Aucune chose ne soit là où le mot
faillit. » (la recherche du mot)
Tout le monde ne peut user du logos dignement: parce
qu'il est un usage, le logos peut-il être qualifié de
technique? La foule ne maîtrise pas le bien-parler: cela s'enseigne,
s'apprend. Qu'il s'agisse de vie quotidienne, de physique nucléaire, ou
bien de la vérité de l'Etre, le langage est toujours l'objet
d'une recherche. L'on s'inquiète aujourd'hui, par exemple, d'une partie
de la population française qui vit isolée en
périphérie des villes, de gens qui ne comptent que quatre cents
mots dans leur vocabulaire. Le monde que constituent ces mots est à ce
point limité qu'une aventure au-delà des murs qu'ils ont
dressés (ou plutôt que l'absence de mots a bâti) est rendue
impossible. Cette tragédie de l'homme acculé par sa langue
à l'immobilisme le plus douloureux, excommunié par un
laisser-faire en dehors des terres qui sont les siennes, qui sont celles de
tous les hommes, montre non seulement que le langage est directement lié
à l'ouverture de l'homme sur le monde ainsi constitué, mais aussi
qu'il est une chose précieuse qui se garde et se confie, se transmet et
se retrouve. De même dans les sciences, où le protocole
expérimental a toujours pour objet un résultat ou plusieurs
résultats possibles qu'il anticipe dans sa visée, conclusions
représentables à la condition que des mots existent
déjà pour les désigner. L'avancement d'une recherche
s'ordonne à sa possibilisation par la recherche de ce qui doit
être recherché, et commence par celle du mot. La perte des choses
vient de la perte des mots mêmes. «Aucune chose n'est là
où manque le mot »1. L'effort est essentiel, la
quête un retour aux mots mêmes (nouvelle démarche par
rapport à celle de Husserl et le «retour aux choses mêmes
»).2 Ce retour aux mots est également retour à ce
qui est dit: il sera dévoilé plus tard ce que dit Heidegger. Le
retour aux mots en est le commencement. Citons ce poème de Stephan
George, que Heidegger étudie dans Acheminement vers la
parole3:
ils parlent allemand: ils assurent qu'ils n'y arriveraient pas
dans leur langue. » (Heidegger, interview accordée au magasine
Spiegel en 1966). Il ne faut pas se scandaliser trop vite de ce que
dit ici Heidegger car, si l'on pense la manière dont l'anglais s'est
aujourd'hui imposé dans le monde, et pour des raisons bien plus
pragmatiques (culture anglo-saxonne, facilité de la langue, etc.), sa
constitution en « espéranto », une langue nouvelle que
personne ne maîtrise réellement, son vocabulaire sans cesse
appauvri, son enseignement obligatoire dès le plus jeune âge (on
pense au russe dans les pays satellites de l'U.R.S.S.) ; ce que dit Heidegger
en comparaison de ce qui se passe pour l'anglais passe pour une chaude
plaisanterie. Il n'a jamais pensé à imposer
l'allemand aux
peuples non germaniques, et l'implacable progression de l'anglais
a certainement dû lui donner des sueurs
froides dès les années 60 et l'arrivée en
masse de la culture d'après-guerre.
1 Acheminement vers la parole, p. 149.
2 Nous comparerons bientôt ce qui vient
d'être dit avec une proposition du §5 : «il lui faut d'abord
apprendre à exister dans ce qui n'a pas de nom.»
3Acheminement vers la parole, p. 146.
Le Mot
Prodige du lointain ou songe Je le portais à la
lisière de mon pays
Et attendais jusqu'à ce que l'antique Norne Le
nom trouvât au coeur de ses fonts -
Là-dessus je pouvais le saisir dense et fort A
présent ilfleurit et rayonne par toute la Marche...
Un jour j'arriverai après un bon voyage Avec un
joyau riche et tendre
Elle chercha longtemps et mefit savoir: « Tel ne
sommeille rien au fond de l'eau profonde »
Sur quoi il s'échappa de mes doigts Et jamais mon
pays ne gagna le trésor...
Ainsi appris-je, triste, le résignement: Aucune
chose ne soit, là où le mot faillit.
Nous demandions si le logos pouvait être
qualifié comme quelque chose de technique ? Heidegger n'éprouve
même pas le besoin de le qualifier car la meilleure arme contre le
laisser-faire, c'est le laisser-être. Ce qu'il y a de remarquable dans
cette pensée, c'est la manière dont Heidegger prend les
problèmes toujours à contre-pied. Il ne demande pas comment
trouver le mot convenable, mais il écrit: «Où maintenant il
s'agit de porter à la parole quelque chose dont jusqu'alors il n'a
jamais été parlé, tout tient à ceci : la parole
fait-elle présent du mot approprié, ou bien le refuse -t-elle ?
»1 Le mot n'est pas l'objet d'un bon choix, sa recherche le
fruit d'un inventaire exhaustif, sa convenance le succès d'une technique
qui a réussi à isoler ce mot des autres. Il n'y a pas de
technique possible car, si l'on veut, celui qui cherche le mot ne fait rien -
il laisse le mot venir à lui. Il apprend la patience et la
résignation. C'est alors qu'il est à l'Ecoute que la parole lui
donne le mot. Le langage n'est pas le théâtre de son
activité, il n'y fouille pas au petit bonheur la chance. Un seul et
unique mot est là pour celui qui lui est attentif. Lancer un mot au
hasard du sens qu'il pourrait bien prendre n'apporte rien. Le contexte est
autant le mot que sa formulation même. Avant que ne fasse sens le mot, le
penseur doit l'avoir pesé. Sa force relève de ce que le mot
soutient de « briques » dans la maison de l'Etre. « Ce ne sont
pas seulement les mots, c'est le plus souvent la «syntaxe» qui le
plus souvent nous manque ».2 L'inspiration ne suffit pas:
encore y faut-il un dire au corps du mot.3 L'allemand pour « il
y a» éclaire mieux,
1Ibid.
2 Sein undZeit, §38, p. 39.
3 A remarquer une note d'éditeur de Hermann
Heidegger pour la conférence Langue de tradition et langue
technique, p.47 : «L'édition du texte a impliqué la
correction d'inattentions évidentes de l'auteur. » Ces
comme c'est le cas pour l'Etre aussi, le sens de ce don:
es gibt. Il y a le mot ou, littéralement, le mot est
donné. Contre la qualification technique du langage, il faut toutefois
apporter un bémol à la simplicité de la position de
Heidegger. S'il s'abstient de le déterminer, dans cette Lettre,
autrement qu'en disant qu'il est la maison de l'Etre, cette abstention laisse
ouvertes les portes de toutes les interprétations possibles, y compris
celle du langage comme technique. Afin d'éviter de faire dire à
Heidegger ce qu'il ne dit pas, nous examinerons le logos chez Platon
et allons découvrir une certaine proximité entre ces deux
auteurs.
Le sophiste plaide pro et contra, la
rhétorique vise le logos parfait, irréfutable, le
pouvoir de convaincre et d'emporter la vérité : ce sont les
bêtes noires de Platon et de Heidegger en ce sens que l'Etre n'y est
pas - dit. Pour le premier ce sont là de fausses techné
fin 1
car, de moyen, elles sont devenues . Pour le second, c'est une
pensée déchue de son éminence, la
dérive inéluctable de toute technique (une technique suppose un
exercice, et l'on arrive à oublier ce pour quoi l'on s'exerce à
trop s'exercer). D'une certaine manière, la proximité entre
Heidegger et Platon existe bel et bien, mais à des niveaux plus profonds
que ce que l'on retient usuellement de leur lecture.
Le logos est ouverture à l'Etre. Socrate
observe dans le Cratyle que parler est aussi une action2.
Parler c'est nommer, un acte qui a une nature propre. Le nom est instructeur et
discerneur de l'essence de la chose qu'il nomme, de la même façon
que la navette tisse le tissu. Un bon tisserand se servira de façon
belle de la navette quand il s'en servira conformément au tissage; et de
même, celui qui enseigne se servira bellement du nom quand il s'en
servira de façon instructrice. Le soin porté à la langue
est une tâche fondamentale, et c'est au dialecticien d'y veiller. Les
noms appartiennent par nature aux choses; elles ont un nom naturel qui s'impose
au dialecticien qui sait écouter. Le nom imite la chose dont il est le
nom, et appartient au genre de la peinture: il y a de bonnes imitations et de
mauvaises imitations. La recherche du mot juste peut être aussi
douloureuse que celle évoquée par Stephan George. Il ne suffit
pas de connaître le nom pour connaître la chose (or les noms
signifient l'essence, l'être). Comment décider du vrai? Il faut
voir les choses en elles-mêmes, connaissance
«inattentions » laissent-elles l'attention vigilante au
banc de l'oubli, le soin finalement secondaire ? Non, car l'exposé oral
revêt d'autres formes que celles de la littérature, et la marge
« d'erreur» y est tolérée. Sans doute «Dans un
écrit, la pensée perd facilement sa mobilité. »
(§2). Mais les «inattentions évidentes » laissent tout de
même réfléchir à la difficulté pour le
penseur de dire sa pensée (il n'y suffit pas l'inspiration, il faut
aussi que soient optimales les conditions de concentration).
1Platon y oppose la dialectique, pensée de
l'Etre, et la qualifie de techné véritable. Le savoir vrai ne se
vise pas lui-même, et doit trouver dans d'autres domaines sa pertinence ;
une science est derechef insérée dans un corpus où elle
engage son agir. L'utile n'est jamais loin d'être un critère pour
un science. La politique
est la principale
application de cette dialectique qui détermine la
capacité du philosophe à gouverner (cf. La
République). L'acquisition d'une science n'est utile que si l'on
sait utiliser cette science. Il y a deux choses distinctes : la science de
faire et celle de se servir de ce qui a été fait. Cela même
ne suffit pas. La dialectique est la science des fins des autres sciences qui
n'arrivent pas à voir ces fins. Par exemple, les géomètres
« ne produisent pas les figurent; ils se bornent à découvrir
celles qui sont. » Ce sera au dialecticien de tirer parti de ce qu'ils ont
découvert. Plus haute que toutes les sciences est la science du Bien.
C'est à elle que sont subordonnées toutes les autres sciences.
Rappelons que les effets de la politique ne nous ont apparus ni comme des maux
ni comme des biens; en effet le bien, c'est la sagesse. Mais si l'art royal
consiste à rendre les hommes savants et bons il faut savoir de quelle
façon ils seront bons, de quelle façon ils seront utiles, et nous
serions entraînés à l'infini si nous disions qu'ils seront
utiles à rendre d'autres hommes bons. De la question du Bien, nous
sommes ramenés à celle du savoir et ses innombrables
antilogiques.
2 Cf. commentaire du §1, de l' « agir »
et de l' «accomplir ».
supérieure à la connaissance par les noms. On ne
peut juger de la valeur de la copie si l'on ne se réfère à
la vérité dont elle est la copie. Il faut se méfier du
travail des donneurs de noms. C'est là toute la conclusion du dialogue:
il ne peut y avoir de connaissance si tout se transforme sans cesse à la
manière héraclitéenne.
Le Bien en soi ne pourrait plus être nommé -
comment pourrait-il même être? Mais si ce qui est
connu est immuable, reste étranger à la mobilité, alors le
logos recèle une vérité fixe. Platon laisse la
question pendante. Il se peut qu'il en soit ainsi, qu'il n'y ait rien de sain
dans les choses, qu'elles sont atteintes et malades d'une sorte de flux; il se
peut qu'il en soit autrement. Comme dans d'autres dialogues, la conclusion est
une exhortation à examiner les choses courageusement (cf.
Lachès).
Le fait qu'il ne soit pas décidé de la question
de savoir si le langage est signifiant par nature ou par convention est
finalement très heideggérien dans le sens où le logos
n'est pas ramené à telle ou telle fonctionnalité,
mais confié à un laisser-être qui conserve pures les
difficultés du penseur à la recherche du mot. Le contexte de la
pensée platonicienne, son dualisme et son idéalisme trouvent ici
un milieu qui laisse moins tranchées des positions que l'on a trop
souvent caricaturées, et dont la finesse participe de la pensée
entreprise par Heidegger. Platon peut dire que le langage est une technique; il
n'en reste pas moins que le mot ne surgit pas comme de nulle part, qu'il est
enfanté dans une angoisse - que la bonne humeur des dialogues dissimule,
mais qui réapparaît avec l'apodicticité. L'on n'est jamais
qu'en route et prêt au prochain dialogue, des épisodes qui se
suivent comme un Acheminement vers la parole .
22. L'accession de la pensée à la valeur (3
et 4)
La profonde admiration qu'Heidegger éprouve à
l'égard de la pensée grecque retentit souvent dans ses textes.
Une pensée qui se prive des étiquettes que l'opinion publique
réclame est à ce point meilleure que l'opinion publique
elle-même s'en aperçoit et lui attribue de force une
étiquette. Le doux charme de la pensée grecque n'aura pas su
résister à la brutalité de l'opinion et de la mode, et ce
malgré le fait qu'elle ne soit jamais étiquetée, qu'aucun
journal n'en fit paraître le moindre extrait: peut-être est-il
là le prodige de cette pensée spontanée. Il n'était
nul besoin de résumer en deux mots une pensée, et il était
de meilleur ton de se déplacer, tout simplement, auprès du
penseur dont on a entendu les mérites, afin de goûter la
prodigalité de ses sagesses. L'exemple que Heidegger donne
d'Héraclite est caractéristique.
La pensée est ouverte, publique mais pas
publiée: l'on vient écouter un penseur, l'on s'entretient en se
promenant (l'Académie de Aristote), mais la pensée ne s'exporte
pas au-delà du portique, au-delà de la place au milieu de
laquelle Socrate s'est installé. Elle reste celle d'un lieu, d'un homme,
d'une école, et ne s'intègre pas dans des courants, des modes.
Les termes «éthique» et « physique »,
utilisés notamment par Aristote - que Heidegger ne dénonce pas
directement - marquent enfin le déclin. La pensée n'est plus
jaillissante, l'aube se dissipe sous la lumière aveuglante de ces
«disciplines ». Depuis, les «É ismes» n'ont
cessé de s'étendre sur la philosophie comme une ombre gourmande
asséchant cette source généreuse que la pensée
grecque fit couler sur ce qui deviendra l'occident.
La scolastique, certainement, est la systématisation
minutieuse, la mécanisation méthodique de la phi losophie, de ce
qui devient alors philosophie. C'est justement lorsque l'opinion
publique a cessé de s'intéresser à la pensée,
qu'elle s'est restreinte
aux moines et savants isolés de « la place
publique », que la philosophie est devenue la plus «publique
»1, la plus riche en catégories. Là se
trouve le paradoxe de cette philosophie du déclin: le plus elle s'isole
du public, le plus elle devient publique. La copie devient une activité
de «marginaux» exigeant un investissement dont seul un moine peut
disposer. Le premier venu n'est pas le bien-venu2. L'invention de
l'imprimerie va défaire la pensée de l'obscurantisme
monastérial, mais en le transportant sur un plan
démocratisé (au sens péjoratif du mot «
démocratie »). Elle se segmentarise en niveaux de lecture.
qu'au XIX e
Ce n'est siècle, alors que la lecture se
démocratise, que la
philosophie consomme son déclin: il n'est plus besoin
de se déplacer, le livre vient à vous, et s'il est obscur,
d'autres livres et journaux pleins de «É ismes» peuvent
satisfaire l'ego du lecteur. Il s'agit de saisir en gros ce qu'une philosophie
essaie de dire et le fait qu'elle soit fondamentale n'est attesté que
par la présence même du livre. Les titres des livres sont
leur propre étiquette - d'où le privilège des Anciens dont
on
3
ne garde que des fragments, des lettres, des dialogues ou des
anecdotes . Il ne s'agit évidemment pas que d'un problème de
support, et la pensée contenue dans l'inévitable média est
appréciable pour soi. Il ne s'agit pas d'un problème de forme,
mais celui-ci suggère celui, plus essentiel, du déclin de la
pensée.
Pourquoi les « Éismes » écartent-ils
la pensée de son élément? Le fait de
généraliser en même temps que de réduire n'est pas
en soi un facteur d'inauthenticité - Heidegger lui-même s'y adonne
dans une large mesure. Le problème vient-il de ce que ce qui se donne en
retrait ne peut subir le pas trop conquérant d'une philosophie qui
s'impose à lui comme une position purement positive ? Une pensée
se doit-elle d'hésiter devant l'Etre, hésiter au point que son
nom même se retire ainsi de l'Etre? Non, ce n'est pas le fait qu'une
pensée soit qualifiable qui l'écarte de son élément
- sans quoi dire que telle pensée est heideggérienne, par
exemple, la discréditerait automatiquement et injustement, surtout s'il
s'agit de celle de Heidegger. Le conflit provient du fait que le «
Éisme» en arrive à remplacer la philosophie même; il
n'est plus besoin de penser, l'on a compris. Mais ce n'est
pas tout : la pensée, devenant ainsi philosophie, métaphysique,
etc., pense de moins en moins l'Etre et, se perdant, demande de nouveaux points
de repères qu'elle s'ordonne à partir de l'étant. Les
« Éismes» sont de l'étant objectivé,
l'élément de la métaphysique. Aucun «
Éisme» ne conviendrait à la pensée de l'Etre
justement en raison de son perpétuel retrait. La métaphysique
s'arroge le droit d'administrer le monde et nomme «mystère» la
question de l'Etre. Ce faisant, elle dénature la pensée de
l'Etre. Une fois le mystère élucidé, il l'est
définitivement et ne demande plus aucune recherche. Il se voit
retiré son caractère le plus propre et n'est plus mystère.
Ne restent à commenter que les moyens et méthodes que le
détective a utilisés, la substance du problème
s'étant déjà dissoute dans le succès de sa
résolution. Or si l'on prive la vérité de l'Etre du ressac
naturel qui rejette sans cesse le penseur aux confins du silence, si son
retrait est empêché et son dire coincé dans une mare
croupissante, si son insaisissabilité n'arrive
1 Cette fois au sens de «publiable ».
2 Cf. Le nom de la rose.
3 Autre privilège: que leur langue soit
aujourd'hui langue morte. Sa stigmatisation est ouverture à
l'herméneutique, et les mots eux-mêmes disent essentiellement
« autre chose» que ce que les notre sont capables de contenir.
pas à s'exprimer comme telle, alors il n'y a plus rien
à penser car ce qui est à-penser doit justement pouvoir se
retirer devant nous jusqu'au jour du don.
L'accession de la pensée à la valeur, à
la titularisation scientifique, est la nourriture du slogan publicitaire, le
poison du langage véritable. En devenant une « denrée
», un bien susceptible d'être vendu, transmissible aux masses, le
discours philosophique ainsi objectivé, uniformisé (§4) est
asservi à la valeur qu'une moyenne calculée suivant les prix de
ventes permet de supposer: le public comprendra ceci ou bien cela, mais il
faudra liquider ce passage, ou bien cet article ne sera pas publié.
Heidegger parle bien de « dictature»: les masses se voient
imposées un pouvoir sur la langue qui n'a d'autre valeur que celle,
marchande, qu'on veut bien lui octroyer, et les « résistants »
se voient écrasés dans le silence par cette valeur qui n'est pas
la leur. Ces gens-là, les penseurs et les poètes ne sont tels que
sur le fondement des vestiges d'une liberté gratuite,
désintéressée. Il existe chez eux comme une
réminiscence de la vérité du langage. Non qu'il s'agisse
d'un passéisme nostalgique chez Heidegger, mais que la crise est
aboutie. La pensée comme exercice scolaire, entreprise culturelle est
l'ultime affront que son dépositaire puisse faire au langage. La
présomption de l'homme à vouloir contrôler l'étant -
et notamment l'homme lui-même - et le semblant de succès auquel il
semble atteindre ne suffisent à masquer le mésusage du langage
auquel le Dasein se livre ainsi. Le langage tel qu'il est compris dans
le paragraphe 34 de Etre et Temps ne se laisse pas ramener à ce
que le « on » en fait usuellement. « Etre à
l'écoute de É c'est l'être-ouvert existential du Dasein
en tant qu'être-avec tourné vers les autres. L'écoute
constitue même l'ouverture primordiale et véritable du Dasein
à son pouvoir-être le plus propre, écoute qui s'ouvre
à la voix de l'ami que tout Dasein porte auprès de lui.
»
23. Qui pense ? (16)
1
Celui qui pense est l'ami de maison.
la Mais la question « qui » pens e, ou
« qui » agit n'a pas lieu d'être car la mise
en scène d'un personnage, d'un moi qui penserait reviendrait au
malentendu métaphysique concernant le sujet et l'objet. Ce n'est pas un
sujet pensant qui accomplit un objet mais la pensée qui déploie
l'essence d'une relation. Si je devais me situer personnellement dans ce
rapport dont on croit qu'il est celui d'un sujet et d'un objet, je serais plus
du coté de l'objet en ce que l'essence de l'homme me concerne, que de
celui sujet en tant que celui qui pense, c'est moi. Mais nous n'entrons pas
dans ce type de questionnement puisque du penser nous disons que c'est
l'engagement de l'Etre : le génitif « de l'É » est
à la fois subjectif et objectif, et ce dont il s'agit, c'est de l'Etre.
Nous ne pourrons pas même demander « qui pense ? » et
répondre: la pensée (ce serait aussi maladroit que de demander
« où pense la pensée? ») car la pensée n'observe
pas le point de vue d'une chose par rapport à une autre, elle est en
l'essence même de cette chose en tant qu'elle est le pouvoir qu'a son
essence de se déployer.
Nous retrouvons ce thème au § 16, lorsqu'il est
dit que: « Cette question est aussi mal posée, que nous demandions
ce qu'est l'homme, ou que nous demandions: qui est l'homme? Car avec ce qui? ou
ce quo i ? nous prenons déjà sur lui le point de vue de la
personne ou de l'objet. Or, la catégorie de la personne ou de l'objet,
laisse
1Hebel, in Q. III, p.41.
échapper et masque à la fois ce qui fait que
l'ek-sistence historico-ontologique déploie son essence.» Faire le
jeu de la tradition métaphysique en demandant: qui pense? situe l'homme
sur le terrain - sec - de l' existentia . Heidegger abandonne
certainement quelque chose de Sein und Zeit dès lors que
l'interrogé n'est plus désigné par la question : qui? Le
Dasein a visiblement perdu sa «premièreté » lorsque la
question «qui pense? » est enfin formulée au regard de ce qui
pense.
L'agir est totalement agir, son essence totalement accomplir,
mais il y a comme un hiatus entre la chose et son essence tant que cette
dernière n'est pas déployée. Il ne suffit pas de penser
l'essence d'une chose pour que, d'un coup, cette chose corresponde à
elle-même: il faut déployer la chose en son essence,
c'est-à-dire abattre ce qui a été pensé de
l'essence sur la chose même. Non pas les re-lier, les lier à
nouveau, comme si le divorce avait été consommé par le
silence, car la chose demeure toujours (unie à) son essence. Il faut
penser de la chose même ce que la pensée nous enjoint à
connaître de son essence (dans le même mouvement). La
priorité reste cependant à l'essence. Dans cet exemple, Heidegger
dit que c'est à nous de penser l'essence de l'agir, comme si nous
étions responsables.
Ce qui accomplit n'est pas l'homme pensant, mais la
pensée comme déploiement même d'une essence. On ne se sert
pas de la pensée: elle est l'écoute où repose la relation
de l'homme à l'Etre.
Qui désigne le «nous» de la première
phrase « Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore
l'essence de l'agir »? Est-ce un nous de modestie, n'impliquant que
l'auteur, un nous indéterminé englobant la série des
«on », ou bien encore l'humanité moderne auprès de
laquelle Heidegger se tient encore, avec laquelle il s'engage dans une nouvelle
voie, sur un nouveau chemin? Renvoie-t-il à des hommes pensant ou bien
à la pensée ? Le «nous» est le même que le
«on » (ou man) de la phrase suivante et ceci indique bien
qu'il s'agit de la pensée contemporaine de Heidegger, et pas seulement
contemporaine, puisqu'une histoire de la vérité de l'Etre
montrerait que l'agir n'a jamais été pensé auparavant.
Quelqu'un, ou bien certains hommes, ou bien encore l'homme d'une manière
générale est donc comme montré du doigt dès le
premier mot de la lettre.
Mais ce qui importe dans ce «nous », c'est qu'il
induit en erreur très facilement. En effet, ce «nous»
rapporté au «on » n'est pas une réponse à la
question: qui pense? mais, pour Heidegger, une réponse à la
question: qui ne pense pas? La question est même contenue dans la phrase,
et il est absolument essentiel de ne pas s'y tromper. Cette question,
contrairement à la question : qui pense?, peut être posée
puisque celui qui ne pense pas est inclus dans un rapport de sujet à
objet, soumis à la contrainte de l'objectif et du subjectif, qu'il est,
en somme, un étant parmi les étants. Le «nous»
désigne pour l'instant un état de la pensée, le
siège d'une responsabilité collective et
indéterminée pour l'oubli de la vérité de l'Etre.
Il désigne le plus généralement possible le retrait de la
vérité de l 'Etre.
En revanche, nous lisons au §20 : «Si toutefois nous
voulons, nous les hommes d'aujourd'hui, atteindre à cette dimension de
l'Etre ». Ceci donne une précision essentielle quant au «nous
» puisque, pour la première fois, une solidarité naît
entre certains membres de ce « nous ». Heidegger indique que le
«nous» ne revêt plus l'indifférence du «on »,
mais découpe dans ce «on» la modernité. Les
contemporains
sont «prêts» à quelque chose que le
« on » n'est, d'une manière générale et
anhistorique, pas susceptible d'atteindre. Qui est le «nous»? Les
Allemands, le «peuple métaphysique », celui que
Lacoue-Labarthe ne cesse d'emplir d'une redoutable connotation
politique?1 Ou bien désigne-t-il ceux qui, aujourd'hui ou
dès demain, prendrons à charge le dire de la vérité
de l'E tre ? Heidegger prédique-t-il le site de la vérité
comme étant essentiellement germanique, ou bien ne sont-ce pas seulement
ses espoirs, indiscutablement nourris par l'histoire de la pensée
allemande, qui touchent à l'Allemagne uniquement? C'est que, d'abord,
toutes les langues ne sont pas susceptibles de dire l'Etre ; l'allemand y
parvient mieux que toute autre (mis à part le grec). Ce «nous»
repose donc bien, et avant tout, dans ceux qui parlent. Il demande en
vérité : qui est l'homme en tant qu'il parle? «L'homme est
l'homme pour autant qu'il est celui qui parle. »2 Nous verrons
comment Heidegger établit parmi les hommes une inégalité
entre, d'une part les penseurs et les poètes, et d'autre part les
logiciens et grammairiens. Retenons ceci : Heidegger isole dans le
«nous» qui ne pense pas une partie dont la spécificité
est de pouvoir penser. Elle est constituée par les penseurs
d'aujourd'hui qui, à l'écoute de l'histoire du destin de l'Etre,
perçoivent son appel. Le « nous » n'est pas une réponse
à la question: qui pense ? mais à la question: à qui la
pensée s'en remet-elle? Quels sont ceux qui permettent cette remise?
Comment la pensée est-elle encore possible? Elle l'est dans la
communauté des penseurs et des poètes.
24. De l'inégalité entre les hommes
(poètes et grammairiens)
L'opposition entre poètes et penseurs d'une part,
logiciens et grammairiens d'autre part, devrait maintenant être bien
éclaircie. Ces deux types d'hommes n'entretiennent pas avec le langage
le même genre de relation, et nous savons que le rapport à la
langue est crucial en ce qui concerne l'essence de l'homme. Le langage des
seconds implique une pensée tournée vers l'étant, un agir
loin d'être le plus haut et le plus simple, et par conséquent une
relation de l'Etre à l'essence de l'homme différente de celle
découlant du langage des premiers. Les penseurs et les poètes
peuvent être le siège
d'une pensée comme engagement par et pour la
vérité de l'Etre et la question est de savoir si la relation de
l'Etre s'établit à leur égard seulement, d'une
façon personnelle, ou bien si elle concerne tous les hommes.
Puisque Heidegger parle de l'essence de l'homme, cette
relation n'a rien de personnel. Mais alors comment concilier ce qu'advient de
cette essence avec l'autre (celle des grammairiens et logiciens) si ce n'est en
considérant qu'aucune relation n'est établie entre l'Etre et ces
gens-là? Cette dernière hypothèse étant exclue en
raison du caractère essentiel de l'homme avec lequel l'Etre est en
relation, l'impasse semble s'être refermée sur nos pas. Le fait de
ne pas veiller sur l'authenticité originelle du langage, c'est en
vérité s'exclure totalement de la possibilité de
révéler l 'Etre, c'est ne pas laisser la pensée accomplir
l'abandon auquel l'Etre nous appelle, c'est ne pas penser, c'est être
étranger tant à l'essence qu'à l'Etre: c'est
l'insignifiance, l'inconséquence même. Cela ne devrait pas alors
exercer d'influence sur l'essence de l'homme. Et pourtant si, car elle s'en
trouve contrainte, empêchée dans son
1 Philippe Lacoue-Labarthe, présentation de
La Pauvreté, p. 8 et suivantes.
2Acheminement vers la parole, p.13.
déploiement. D'une part une résistance au
déploiement, d'autre part un appel à l'abandon ; peut-on parler
d'essence de l'homme?
Le langage importe à la pensée qui importe
à l'essence de l'homme : la solution serait de parler de faux langage,
de non pensée (inauthentique), pour qu'aucun conflit n'entérine
le projet de penser de manière décisive, dans un langage
libéré, l'essence fondamentale de l'homme et la
vérité de l'Etre.
D'une certaine manière, les penseurs et les
poètes sont, pour Heidegger, les seuls dépositaires d'une
époque (bien plus que les fragiles politiques, les sciences en
général...). Ils sont comme l'essentiel, et s'ils ne sont pas
l'archétype humain, ils tiennent lieu comme de représentants.
Heidegger a une vision assez élitiste de l'humanité, et l'on peut
se demander si, quand il parle de l'homme, il ne pense pas strictement qu'aux
penseurs et aux poètes. Car il s'agit bien au fond
d'authenticité. Au §31, nous lisons d'ailleurs: «Cet
«es gibt» règne comme le destin de l'Etre dont
l'histoire vient au langage dans la parole des penseurs essentiels. »
L'homme du commun ne participe à l'histoire de l'Etre
qu'à la manière dont, en démocratie, une voix peut faire
pencher la balance d'un coté ou de l'autre. Par exemple, si tout le
monde se mettait à lire Heidegger, alors l'histoire de l'oubli de l'Etre
prendrait un tour nouveau. Mais en vérité cela ne vaut-il que si
les penseurs futurs continuent dans la même voie: les penseurs essentiels
ne disent constamment le même « que pour celui qui s'engage à
penser sur leur traces. » 1 - car c'est par leur dire uniquement que
s'appréciera un tel tournant, non au regard des ventes effectuées
par les publications de Heidegger. On ne peut pas s'imaginer une
société composée plus que de penseurs essentiels... non
plus un penseur essentiel que personne n'aurait jamais lu (à part
Socrate, peut-être !). Si le destin de l'Etre est l'histoire de son dire,
subsiste toutefois une étroite relation entre la parole des penseurs et
leur accueil (ne serait-ce que par la société des penseurs
elle-même). Cette question est centrale car, si les penseurs sont les
lieu-tenants de la pensée, l'histoire de l'oubli de l'Etre ou de son
émergence dépend de ces gens. Or, « A chaque moment
historique, il n'y a qu'un seul énoncé de ce que la pensée
a à dire qui soit selon la nature même de ce qu'elle a à
dire. »2 La pensée doit prendre en compte l'avancement
de son histoire, et il n'y a pas qu'une vérité de l'Etre à
dire d'un coup et pour toujours. Les penseurs et les poètes participent
donc, par l'état qu'ils font du destin de l'Etre, de ce qu'il y a
à dire, du moins en rendant propice ou bien intempestif
un énoncé sur la vérité de l'Etre. Les mots ne
sont pas simplement là, qui attendent d'être dits ; ils ne
s'adaptent pas non plus relativement aux courants et modes en vogue. Ils ne
sont pas tout faits, et ne changent cependant pas (une sentence
d'Héraclite ne perd pas son sens à mesure que la
métaphysique s'impose). Ils sont bien plutôt à
l'écoute aux cotés des penseurs qui sont eux aussi à
l'écoute. Ils se retrouvent bientôt dans la maison de l'Etre au
son d'une calme patience qui destine.
1 Lettre sur l'humanisme,
§98. 2Lettre sur l'humanisme, §82.
IV. Science et EXpÊRiENcE 25. Le fondement
de la science (Aristote)
La recherche du fondement est une préoccupation majeure de
l'activité cognitive, quelle qu'elle soit, et il importe de faire
l'expérience de ce fondement
1
(Wesensgrund : fondement essentiel) . Le
questionnement scientifique n'inclue pas le questionnant - qu'est le Dasein
dans toute question portant sur l'essence. Il ne pense pas même
l'élaboration de ce qu'est une question. Pourquoi est-il dit que le
science ne pense pas? Elle s'occupe d'une partie de l'étant et cherche
ce faisant à déterminer l'être de cet étant. Elle
présuppose une certaine conception de l'étant qu'elle
étudie (question ontique) et de son être (question ontologique).
La question du sens de lÕEtre qui «supervise» ces deux
attitudes, nÕy est pas pensée. Le découpage en domaines de
l'étant met à jour des « concepts de base» qui,
lorsqu'ils sont remis en question, montrent qu'ils ne sont finalement
fondés que sur ce qu'ils fondent. Aussi le §3 de l'introduction de
Etre et Temps montre-t-il à titre d'exemple que pour la science
historique ce qui est « philosophiquement premier, ce n'est pas une
théorie de la formation des concepts historiographiques, pas plus qu'une
théorie de la connaissance historisante, pas non plus la théorie
de l'histoire comme objet de l'historiographie, mais bien
l'interprétation de l'étant proprement historial en son
historialité. »2 La pensée de l'histoire est
« fondamentale» chez Heidegger, non pas qu'elle fonde, mais qu'elle
est ce en amont de quoi toute libération est rendue possible. Dans le
§1, il dit de l'histoire qu'elle n'est jamais révolue, qu'elle
détermine toute condition et situation humaine. Immédiatement
après, il montre du doigt la constitution technique de la science
historique dont les origines remontent à Platon et Aristote. C'est
à leur commentaire que revient l'éclaircissement de ce dit
Heidegger. Commençons pas Aristote et la question du fondement.
L'article sur «Aristote et le Lycée» (in
Histoire de la philosophie I, vol. 1, p. 646 et 647) apporte de l'eau au
moulin de Heidegger sur la question de l'impossibilité des sciences
à se penser elles-mêmes.
« Chaque science repose sur des prémisses
premières, nommées « axiomes », qui ne sont pas
démontrables sans cercle vicieux à l'intérieur de la
science considérée, puisqu'elles sont supposées par toutes
ses démonstrations (par exemple, en arithmétique : le tout est
plus grand que la partie). Les axiomes propres à une science peuvent
néanmoins être démontrés à partir d'une
science « plus haute », expression qui, selon les exemples qu'en
donne Aristote, désigne une science plus générale et plus
abstraite: ainsi les principes premiers et l'optique ou de l'acoustique
peuvent-ils être démontrés par les mathématiques.
Mais qu'en est-il des principes communs à toutes les sciences, comme le
principe de contradiction? Ici lÕindémontrabilité du
principe ne sera plus relative, mais absolue : le principe de contradiction ne
pourrait être démontré sans pétition de principe,
c'est-à-dire sans qu'il fût présupposé dans les
prémisses de la démonstration que nous en donnerions, puisqu'il
est le principe de toute démonstration. Ainsi le principe « le plus
solide de tous» et « le plus connu de tous », puisque sa
possession est nécessaire pour connaître quelque être que ce
soit
1De l'essence de la vérité, in Q. I,
p. 174. 2 Etre et Temps, p. 10.
(Métaphysique,, 3, 1005 b 10 sqq.), est-il
aussi la plus indémontrable de toutes les propositions. Aussi
l'équation du savoir et de la démontrabilité (É) ne
vaut-elle pas pour le fondement du savoir lui-même: la logique
d'Aristote, dont Hegel dira qu'elle est « la logique de la pensée
finie », reconnaît ses limites dès lors qu'il s'agit pour
elle de se fonder elle-même. Le savoir, dont les Analytiques
nous fournissent le canon, s'enracine dans le non-savoir. La logique
elle-même nous oblige à reconnaître que le rapport de
l'homme au fondement n'est pas un rapport d'ordre logique et appelle un mode
plus haut 1
d'élucidation . »
Heidegger propose-t-il une solution à la pensée
du fondement des sciences dans la conférence Qu'est-ce que la
métaphysique?, ou bien ne désire -t-il qu'insister un peu
plus sur ce que les sciences ne peuvent précisément pas penser ?
Heidegger montre en effet que le scientifique procède à une
exclusion systématique du Rien comme ce-qui-n'est-pas-un-objet-possible
pour la recherche, et commence ainsi à penser le rien.2 Il se
situe en vérité son Dasein en une « instance dans
le rien»; la science devrait donc prendre au sérieux le rien
plutôt que de l'ignorer, de le penser comme ce qui ne se pense pas. Son
fondement se révèle présentement comme
métaphysique. L'unité des sciences doit être
cherchée du coté de l'instance dans le rien, le fondement absolu,
le fond sans fond. Ne pas penser l'expérience du rien comme le fond,
c'est priver la pensée de ce à partir de quoi elle peut
même penser. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien est la
seule vraie question qui soit première et toujours en attente, donc
dernière également. Nous n'allons pas thématiser
immédiatement sur le rien, afin de ne comprendre que ce qui
empêche la science de proprement penser, ce qui en son fondement lui est
inaccessible.
Rivée à l'étant au moyen de
l'étant, la science dispose de l'étant autant que l'étant
de la science. « Tout ce qui est technique n'entre jamais dans l'essence
de la technique et ne peut pas même en reconnaître les voies
d'accès. » 3 La science est par excellence ce que l'Etre ne peut
revendiquer, ce qui ne se laisse pas obliger par la force tranquille et
non-contraignante qu'est l'Etre - engagement qui la mettrait sur le plan des
essences, et éventuellement de la sienne. La difficulté qu'a la
science à penser son fondement provient de ce que l'être-essentiel
du fondement, qu'il soit scientifiquement ou bien métaphysiquement
cherché (en tout cas logiquement), reste obscur. Outre
l'expérience du rien dont nous venons de parler, et la mise en
lumière d'une essence comme une tension finie qui doit «
inévitablement témoigner du «non - être»
(Unwesen ) dont la connaissance humaine affecte tout être
(Wesen ) »4, le fondement se fait toujours dans
le cadre d'une transcendance du Dasein dont « la liberté
donne et prend elle-même un fondement.
»5 « L'être-essentiel du fondement,
1 L'article se poursuit par une analyse de la
Métaphysique d'Aristote.
2 Qu'est-ce que la métaphysique ?, p.
45 : «A supposer que nous ne pensions plus métaphysiquement selon
la manière habituelle à l'intérieur de la
métaphysique, mais qu'au contraire, à partir de l'essence et de
la vérité de la métaphysique, nous pensions la
vérité de l'Etre, cette question peut aussi se formuler :
D'où vient que partout l'étant ait prééminence et
revendique pour soi tout « est », tandis que ce qui n'est pas un
étant, le rien compris de la sorte comme l'Etre lui-même, reste
oublié ? D'où vient qu'Il n'en soit proprement rien de l'Etre et
que le rien proprement ne déploie pas son essence ? Est-ce d'ici que
vient à toute métaphysique cette fausse certitude
inébranlée que l' «Etre» se comprend de lui-même
et qu'en conséquence le rien se fait plus facile que l'étant?
Ainsi en est -il en fait de l'Etre et du rien.»
3Le Tournant, Q.IV, p. 320.
4 L'être-essentiel d'un fondement ou «
raison », Q. I, p. 91.
5Ibid.,p. 144.
c'est la triple ramification de l'acte de fonder qu'une
genèse transcendantale déploie en pro-jet du monde, en
investissement dans l'existant et en motivation ontologique de l'existant.
» 1 La transcendance, le Dasein, le monde, l'existant, sont
autant de choses que la science ne peut en toute rigueur pas penser. L'essence
de ce qu'est le fondement lui étant étrangère, la
compréhension du sien propre , l'est a fortiori.
Un autre exemple encore, et peut-être plus grave car il
s'agit d'une philosophie s'élevant au rang de science: le «principe
de tous les principes» de la phénoménologie de Husserl qui
s'énonce ainsi : «toute intuition originairement donnante [est] une
source de droit pour la connaissance, tout ce qui s'offre à nous dans
lÕ«intuition» de façon originaire (dans sa
réalité vivante pour ainsi dire) [doit] tout simplement
être reçu pour ce qu'il donne, mais aussi seulement
à l'intérieur des limites dans lesquelles il se donne comme
étant là... » Ce principe décide de ce qui est
l'affaire (die Sache) de la philosophie, de ce qui seul peut
satisfaire à la méthode: la subjectivité absolue. Le
fondement de la connaissance, l'intuition, définit ici non seulement ses
frontières, mais encore la « qualité » de ce qui est
ainsi connu. LÕépoché elle-même, si elle peut
être expérimentée, n'est pas donnée dans la source
de droit du don, l'intuition. «La réduction transcendantale
à la subjectivité absolue donne et assure la possibilité
de fonder, dans la subjectivité et par elle, l'objectivité de
tous les objets (...). Si lÕon demande: dÕoù le
«principe de tous les principes» tient-il son inébranlable
légitimité, alors la réponse doit être : de la
subjectivité transcendantale qui a déjà la » 2
été présupposée comme étant
l'affaire même de philosophie.
«La liberté est le fondement du
fondement, la raison de la raison. (...) Cela ne veut pas dire, si enclin
soit-on à l'imaginer, qu'elle ait le caractère de
lÕune quelconque des manières de fonder; non, si le fait
de fonder est susceptible de modes divers, la liberté, elle, se
défin it comme l'unité qui forme la base de cette dispersion
transcendantale. Mais parce qu'elle est précisément cette
base (Grund), la liberté est l'abîme (Abgrund) du
Dasein. Non pas que la libre attitude individuelle soit
infondée; mais, par ce qui fait dÕelle essentiellement une
transcendance, la liberté pose le Dasein comme un
pouvoir-être en possibilités multiples, lesquelles sont là
béantes devant le choix d'être fini, c'est-à-dire dans son
destin. »3
Le fondement de l'humanisme constitué comme science de
l'homme ne peut atteindre son absolu, pas même dans le dieu. On pourrait
croire, à lire Luther, que l'amour de Platon et de Cicéron est
effectivement incompatible avec celui du Christ. En réalité, ce
que les humanistes ont retenu de leur pèlerinage aux sources de la
pensée gréco-latine, c'est que la philosophie platonicienne ou
stoïcienne est une propédeutique à la «philosophie du
Christ », c'est-à-dire à la vraie religion
chrétienne, celle de lÕEvangile, des Épîtres de
Saint Paul et des Pères de lÕEglise. L'étude des lettres
et la fréquentation des grands auteurs du passé ont une
finalité éthicoreligieuse4. Dans la constitution de la
métaphysique comme onto-théologie et l'impossibilité des
disciplines de l'étant à se penser elle-même, il est
effectivement nécessaire de renvoyer la pensée du fondement
à autre chose que ce qui est ainsi fondé. Aussi, Heidegger
écrit-il au sujet de la théologie: «Elle commence lentement
à
1Ibid., p. 152.
2Lafin de la philosophie, Q.IV, p. 292.
3 L'être-essentiel d'un fondement ou «
raison », Q.I, p. 157.
4Jean-Claude Margolin, L'humanisme.
comprendre ce qu'avait vu Luther à savoir que son
système de dogmes repose sur un «fondement» qui n'a pas pris
naissance d'un questionnement propre à la foi et dont l'appareil
conceptuel est non seulement insuffisant pour la problématique
théologique mais la recouvre et la défigure. » 1 L'humanisme
luthérien puise donc ses racines dans la tradition grecque, fondement de
ce qui chez d'autre fonde, à savoir Dieu. La théologie ne trouve
sa cause première en Dieu, mais en la méditation de la parole
d'Anciens. Sur ce thème, nous pourrions demander si Heidegger ne
procède pas aussi de cette manière en «puisant» chez
les Grecs la «source» de ce que la pensée dit ? Non, puisque
la question même de savoir si Heidegger établit un
fondement de la pensée ne peut être formulée : il
n'est pas celui qui sans cesse fonde et démontre car c'est
là, dans la fondation, justement, que se trouve le commencement
qui met en danger.
«Mais la critique de la science chez Heidegger n'est pas
seulement fondée, dans la postérité de Kant, sur une
nouvelle critique de la causalité : elle repose sur une
méditation toute nouvelle portant sur l' «être de la
technique» et sur l'«être de la science». En effet, pour
Heidegger, la technique est une manière de traquer et d'arraisonner le
monde. L'actuelle «crise des fondements» de la science concerne
seulement les concepts propres à des sciences particulières;
cette crise se manifeste par un effort des sciences
de poursuivre leur recherche en adaptant leurs concepts
à leurs objectifs. Mais la science ne peut se saisir elle-même
dans son être. Elle s'y efforce en vain sous forme de
résumés synthétiques ou d'histoires de la science. Seule
la philosophie peut répondre à la question de l'être parce
que la science passe outre, toujours, à la théorie du réel
qui la domine et qui constitue son essence. Cette théorie du réel
repose justement sur une manière de situer le monde en tant qu'objet
d'arraisonnement, et cette «objectité» n'épuise
nullement le réel. Il y a d'autres pistes du
destin.»2
26. Sciences et vérité fondamentale
(Platon)
La prétention à l'objectité du langage
trouve dans les sciences sa manifestation la plus claire. Bien qu'il ne
s'agisse pas que d'elles, et que dans la vie courante des énoncés
catégoriques sur la vérité ponctuent
régulièrement le rapport de l'homme à ce qui l'entoure,
nous nous concentrons sur la question des sciences dans la mesure où
c'est à elles que l'opinion s'en remet pour juger.
«Les catégories auxquelles chaque science demeure
assujettie pour la structuration et la délimitation de son champ
d'objectivité, elle les comprend comme des instruments qui sont des
hypothèses de travail. Leur vérité n'est pas simplement
mesurée à le seule capacité d'effectuation que leur
application opère à l'intérieur du progrès de la
recherche. La vérité scientifique est strictement superposable
à l'efficience de cette effectuation. »3
Dans la vision du monde que propose la
République de Platon, au-dessus du Rien qui d'ailleurs se
mêle à elle, vient la doxa, c'est-à-dire le
règne de l'opinion, et où par degrés on monte vers le ciel
des Idées, qui est le Bien. Un des problèmes, c'est la
1 Etre et Temps, p. 10.
2 Manuel de Dieguez, Martin Heidegger et la
poésie, une révolution de l'humanisme. 3Lafin
de la philosophie, Q.IV , p. 285.
façon dont se rattache le monde de la doxa, le
monde sensible, au monde des Idées. A ce problème, Platon
répond par la dialectique. Au-dessus des opinions vient la science.
Chacune des sciences délimite dans le réel un domaine
particulier, et pour étudier ce domaine particulier elle constitue une
hypothèse qui n'est l'hypothèse d'aucune autre science. Il en
conclut qu'il doit y avoir une science très générale qui
est présupposée par les sciences particulières. Mais
au-dessus de cette science générale elle-même, il y a ce
qui est absolument distinct de toute hypothèse, le Bien, principe
suprême que nous pouvons à peine voir. Aussi faudra-t-il remonter
à la science anhypothétique qui sera la science fondamentale.
C'est elle que Platon veut indiquer quand il parle de la destruction des
hypothèses, destruction qui les laisse valoir en tant
qu'hypothèses mais qui les nie en tant que vérités
fondamentales. Nous retrouvons chez Heidegger cette distance à
l'égard du statut que les sciences s'octroient seules, et l'idée
qu'elles valent bien quelque chose, mais uniquement dans le vase clos
constitué par ses valeurs propres. Reste la question de la philosophie
qui, depuis l'extérieur des sciences, leur a conféré le
pouvoir de formuler des vérités: cette bénédiction
surajoute à ces hypothèses scientifiques la détermination
de vérité philosophique. Cette consécration prépare
le lit de la toute-puissance du protocole scientifique qui non seulement se
justifie lui-même, mais se voit accrédité par la
philosophie du caractère de la vérité. C'est maintenant
qu'il faut rappeler ceci : les disciplines constituées en philosophies
et se réclamant des sciences ne sont pas moins sciences que ces
dernières, et souffrent en vérité des mêmes
contraintes de système de les sciences positives. La philosophie se
trouve en fait ramenée avec les sciences à une seule et
même activité, comme il était nécessaire en
Grèce qu'un philosophe soit en même temps géomètre
(Cf. le portique de l'Académie). Le succès emporté par les
sciences nÕa donc pas réussi à détruire toute
pensée possible, mais s'est emparé du monopole de la
vérité et de sa définition (philosophico-scientifique). Ce
succès fait l'économie de l'accession de la vérité
commune à la vérité pure en tant que telle (par le moyen
de son évaluation). Là où la vérité
s'impose d'elle-même, de l'extérieur de la pensée, elle se
révèle comme ce qu'il y a de plus proche.
Pour en revenir au problème de la vérité
chez Platon, l'étude que donne Heidegger du mythe de la
caverne1 peut nous aider. C'est d'ailleurs depuis cette étude
et la Kehre qu'est frappé Platon d'une sorte de
désaffection de Heidegger, qui continue de respecter cette
pensée, mais en soulignant toujours plus ses déroutes. Si Platon
dit clairement qu'il s'agit de découvrir l'essence de la formation
(Bildung en allemand traduit mieux que tout autre le mot) - dans le
sens où c'est le passage dÕun monde à l'autre qui
constitue l'instant fondamental - Heidegger y cherche plus loin sa doctrine de
la vérité. Le mythe ne se termine pas par une description de
l'état de grâce qu'est la sortie de la caverne, mais sur la
liberté que celui qui, retournant dans la caverne, met en danger -
«danger de succomber à l'énorme puissance de la
«vérité» qui y fait loi, c'est-à-dire de se
plier aux prétentions de la «réalité» commune,
acceptée comme la seule et unique réalité. »2
«Pour les Grecs, à l'origine, l'occultation, le
fait de se voiler, domine entièrement l'essence de l'être; il
marque donc aussi l'étant dans sa présence et son
accessibilité: c'est pourquoi le terme qui chez eux correspond à
la veritas des
1La doc trine de Platon sur la
vérité, in Q.II, p. 443. 2Ibid.
p. 449.
Romains et à la Wahrheit des Allemands est
caractérisée par un a privatif (-). A l'origine,
vérité veut dire : ce qui a été arraché
à une occultation. » 1 Dans la caverne,
2
la vérité n'est plus un non -voilement ; elle a
pris un sens nouveau fondé sur lÕ alèthéia
, sans que son sens primitif ne préside à ce nouveau visage.
La vérité nÕy est plus dévoilement, l'ombre n'est
plus l'ombre de quelque chose, mais une chose à part entière. Le
soleil qui produit ces ombres est l'Idée de Bien. Elle est la Cause de
tout ce qui peut être causé - des ombres notamment. Elle prend le
pas sur lÕalèthéia «en ce qu'elle accorde le
non-voilement (à ce qui se montre) et en même temps la perception
(du non-voilé) ». 3 L'essence de l'idée cesse de
se déployer, comme essence du non- voilement, mais se déplace
pour venir coïncider avec l'essence de l'Idée. La
vérité devient l'exactitude de la perception et du langage. Cette
mutation, qui fait dÕailleurs du Bien le Divin, est le début de
la métaphysique. «le transfert de l'être dans cette cause,
qui contient en soi l'être et fait le jaillir de soi, parce qu'elle est,
de tout ce qui est, lÕEtant maximum. » 4 La constitution de la
pensée en onto-théologie jette les bases de la
vérité telle qu'elle sévit encore au jour de notre
modernité la plus extrême.
La vérité comprise à partir du
non-voilement de l'étant soumis à lÕidea demeure
engagée dans une relation avec la vue, la perception, la pensée
et le langage. Or l'essence du non-voilement n'est pas fondée sur le
«Raison », sur lÕ « esprit», sur la «
pensée », sur le «Logos », etc. Elle doit être
recherchée au niveau de lÕEtre, et son caractère privatif
(a-lèthéia) tenir lieu de la positivité de
lÕEtre comme cèlement. Nous pensons dès lors la
vérité sur un mode qui ne fait appel à aucune Idée
Supérieure, mais qui est appelé - à dévoiler le
voilement.
La vérité n'est pas fondée ni «
fondamentalisée » par une pensée qui s'ordonne ainsi une
fin. Elle nÕest pas la distinction du vrai et du faux, ni
l'évaluation de ce qui, dans le langage, y est porté en tant que
vérité. Le langage nÕa pas produit la vérité
de lÕEtre; c'est plutôt la vérité de lÕEtre
qui donne lieu au langage, qui donne au langage son lieu. La
vérité est la proximité du lieu, c'est-à-dire
lÕEtre. Elle n'est pas ce qu'on voit le plus mais ce qui, au mieux,
est en vue. «LÕEtre est plus éloigné que
tout étant et cependant plus près de l'homme que chaque
étant, que ce soit un rocher, un animal, une oeuvre d'art, une machine,
que ce soit un ange ou Dieu. LÕEtre est le plus proche. Cette
proximité toutefois reste pour l'homme ce qu'il y a de plus
reculé. » 5 «Mais plus proche que le plus proche et en
même temps plus lointain pour la pensée habituelle que son plus
lointain est la proximité elle-même : la vérité de
lÕEtre. »6 L'expérience de cette proximité
est Ereignis. Là «avène» l'éclaircie,
événement qui advient dans, par et surtout comme appropriation
réciproque de lÕEtre et de l'homme. LÕ Ereignis
est le milieu de la décision que commande en vain l'éternelle
hésitation de lÕEtre. Il est l'éclaircie,
c'est-à-dire le site du séjourner-ensemble. Nous verrons que la
vérité, comme un dire non point catégorique, affirmatif et
définitif, mais toujours en attente, en retrait, telle qu'elle est le
site en même temps de la parole et du silence, du présent
et du caché, du donné et du scellé, repose en un destin
qui, lui aussi, n'est jamais
1Ibid. p. 449.
2 Notons la difficulté que présente la
traduction de ce mot: une conférence de 1964 et traduite par Jean
Lauxerois et Claude Ro`ls le traduit dans le contexte de la
Lichtung par: l'Ouvert-sans-retrait.
3 Politeia, VII, 517 c, 4, cité par
Heidegger dans Q. II, p. 458.
4 Q.II, p. 466.
5Lettre sur l'humanisme,
§22. 6Lettre sur l'humanisme, §25.
tranché, un destin dont la simplicité
réside dans le «deux », une «lutte amoureuse» qui
fait de ce combat le site même de la vérité. L' « en
même temps» est la relation de l'homme à l'Etre qu'est le
là, l'éclaircie, l'Ereignis:
«L'Ereignis approprie l'homme et l'Etre dans leur coexister
existentiel ». 1 Le simple est dans la relation qui met en
vue l'homme et l'Etre.
27. L'élément des sciences et
l'expérience (1)
On peut se demander si la manière dont Heidegger veut
remettre la pensée dans son élément relève de la
méthodologie, en quel cas son rejet de la technique serait à
replacer dans le contexte de ce que cette nouvelle méthode pourrait
avoir de technique. S'agit-il seulement de l'usage de la langue ou bien de
quelque chose de plus essentiel?
L'Etre est abandonné alors que la pensée devrait
s'abandonner à lui. La pensée qui se hisse à la force de
sa logique au sommet de la technique s'égare. Elle peut mettre en oeuvre
n'importe quelle méthode: en dehors de son élément son
dire reste inauthentique et la recherche d'une méthode également.
Comment Heidegger compte- t-il remettre la pensée dans son
élément? Comment faire pour qu'elle ne soit plus en vue de l'agir
et du faire, logique et scientifique? Se libérer de
l'interprétation technique n'est-ce pas déjà une tentative
technique ? La libération du langage des liens de la grammaire
n'est-elle pas un problème linguistique ? L'invitation à la
pensée et à la poésie, un certain usage de la parole,
n'est-ce pas là un début de méthode? Doit-on guérir
le mal par le mal?
Heidegger ne dit pas « faire l'expérience de la
pensée », mais « expérimenter purement cette essence de
la pensée. »2 Il ne s'agit pas d'une manière de
penser, de parler (ou même de faire), mais d'une expérience pure
de la pensée. On s'aperçoit en effet que cela n'a rien à
voir avec ce dont il parle: des expériences de la pensée.
Là, il y aurait méthode, technique... Dans l'expérience
pure, rien ne se passe, il ne se produit rien. L'Etre est
l'élément de cette pensée accomplie. Au §24 de notre
Lettre sur l'humanisme, Heidegger écrit : « L'Etre est Ce
qu'il est. Voilà ce que la pensée future doit apprendre à
expérimenter et à dire. » Nous voyons bien comment l'adverbe
« purement» se trouve oblitéré dans cette phrase: la
pensée future, c'est-à-dire celle qui navigue dans son
élément, agit comme purement (c'est ce qu'espère
Heidegger). L'expérience est défaite de tout abord technique car
la pensée a appris son essence, et c'est sans « intention »,
sans « motif» qu'elle est dans son essence déployée le
dire de l'Etre. Faire une expérience n'est donc plus du tout, comme dans
le vocabulaire scientifique, la mise en place d'un protocole en vue de
l'obtention d'un résultat que l'on se représente
déjà (outil de la valeur qui, ainsi, accède à la
vérité par l'union de la théoria et de la praxis); il
s'agit ici d'une expérience diamétralement opposée
puisqu'elle ne se conjugue qu'au participe présent, et n'établit
rien ni n'est établie sur rien. « En vue de la vérité
de l'Etre» ne signifie pas objectif, mais ce même en quoi consiste
l'expérience. Ce que la pensée a appris n'est pas comme
reformulé dans l'expérience parce qu'il ne s'agit que du
déploiement de son essence. L'expérience de Heidegger ne
s'accompagne d'aucun protocole comme c'est le cas chez Descartes, par exemple,
qui nous met en situation: « je demeurais tout le jour enfermé seul
dans un
1 Identité et différence, p.
27. 2Lettre sur l'humanisme, § 1.
poêle, où j'avais tout le loisir de m'entretenir
de mes pensées. » 1 De telles indications marquent pour Heidegger
l'empire de la logique sur la pensée; le lecteur qui n'est pas sur les
bords du Danube en novembre 1619 enfermé seul dans un poêle,
peut-il encore faire l'expérience de la pensée
cartésienne? Et si c'était le cas, pourrait-il encore faire celle
de la pensée future? Ce n'est pas à la discrétion du
penseur de décider comment doit s'effectuer l'expérience de la
pensée, mais à cette dernière de se déployer de
telle sorte que son expérience soit rendue pure.
Lorsque Heidegger dit que la pensée n'est pas dans son
élément, ce n'est pas tout à fait juste, car il pense
alors à l'essence de la pensée. L'expérience pure de
l'essence de la pensée accomplit la relation de l'Etre à l'homme.
Mais l'essence de la pensée non déployée, comment
l'appeler sinon «pensée»? La pensée non accomplie n'a
pas pour élément l'Etre, mais elle est tournée vers
l'étant. Elle s'est entichée de la science, s'est faite logique
et rationnelle. Elle se complait depuis 3000 ans dans cet élément
qui n'est pas l'Etre, auquel elle s'est adaptée. Remettre une chose dans
son élément ne signifie donc pas ici: la déplacer dans
d'autres régions. La pensée technique restera où elle est,
dans l'étant. Un changement doit se produire ; mais l'essence de la
pensée est déjà, elle aussi, dans son
élément. Il ne saurait en être autrement, sans quoi elle ne
serait pas essence de la pensée.
C'est cette homonymie entre pensée non accomplie et
essence de la pensée qui pose problème, et sur laquelle Heidegger
joue quelque peu. Il cultive cette ambiguïté alors même qu'il
essaie de prévenir la pensée de se prendre pour ce qu'elle n'est
pas ! Remettre la pensée dans son élément ne signifie pas
lui faire dire des choses plus authentiques, mais la rendre elle -même
plus authentique. Cela signifie la déployer dans la plénitude de
son essence.
En croyant que la pensée technique est accomplie, que
c'est là son essence, nous la situons dans un élément -la
praxis- qui n'est pas celui de la pensée accomplie. Il s'agit d'un
malentendu. Ce qui n'est pas dans son élément n'est pas l'essence
de la pensée, mais la pensée technique ou pratique telle que nous
l'avons connue jusqu'à présent. En remettant la pensée
non-accomplie dans son élément, savoir l'étant, nous nous
engageons d'ores et déjà dans l'accomplir de l'essence de la
pensée, dans son élément propre: l'Etre. Science et
pensée sont toutes deux dans leur élément, respectivement
l'étant et l'Etre. Il ne s'agit pas de mettre la science dans
l'élément de l'Etre (cette tentative s'appelle:
métaphysique). L'élément est immuable, et c'est seulement
ce qui s'y trouve qui est convenant ou ne l'est pas. Ce n'est que la relation
d'une chose à son élément qui la place dedans. Or
Heidegger découvre que la science n'établit aucune relation avec
l'Etre ; qu'au contraire l'Etre revendique la pensée.
«La pensée est échouée en terrain
sec»: l'essence de la pensée, parce qu'elle est restée non
déployée, s'atrophie, s'asphyxie, ne pouvant respirer l'air qui
est le sien, celui de l'Etre. La pensée a survécu tout ce temps
non-déployée en suffoquant péniblement dans cet Oubli,
l'air impur de la technique. Prise en otage, la pensée s'est
adaptée, s'est résignée à vivre en terre d'exil.
Mais sa terre promise est là qui l'attend, et qui appelle au voyage que
sera le déploiement.
1 Descartes, Discours de la méthode,
deuxième partie.
28. L'élément n'est pas pensé : la
pensée est de l'Etre
Ne peut être accompli que ce qui est déjà.
Ce qui est en la chose, c'est son essence. Or lÕEtre est
déjà pleinement. Il nÕa pas d'essence mais une
vérité. Bien que l'essence et la vérité aient ceci
de commun qu'elles sont toutes deux amenées à être
portées au langage, il nÕen reste pas moins que lÕEtre
nÕa pas dÕessence qui attende d'être
déployée. Nous lisons par exemple au § 29 que le
«gibt » désigne l'essence de lÕEtre. Pour
autant, il ne faut pas trop rapidement s'aventurer à dire que
lÕEtre a une essence comme toutes les autres choses car, en
l'occurrence, «Le don de soi dans l'ouvert au moyen de cet ouvert est
lÕEtre même. » Parler de l'essence de lÕEtre, c'est ne
rien dire de plus que lÕEtre. Ce n'est donc pas l'essence de
lÕEtre qui est accomplie !
Rappelons-nous que l'accomplir se fait avec une certaine
autonomie par rapport à la chose accomplie (l'objet de l'agir n'est pas
assigné à son essence qui est d'accomplir). Toutefois, c'est la
pensée qui accomplit, comme nous venons de le voir en essayant de penser
l'essence de l'agir. C'est en effet elle qui a déployé l'essence
de l'agir. Contrairement à l'agir, la pensée se voit contrainte
dans l'étendue de ce qui est à penser. Sa tâche essentielle
n'est pas l'accomplissement de n'importe quelle chose, elle n'est pas
indifférente à son contenu, elle n'est pas le cadre vide de
l'idée de déploiement d'une essence. Elle «accomplit la
relation de lÕEtre à l'essence de l'homme. » Ce qui nous
intéresse, c'est cette symétrie entre d'une part «
déployer une chose dans la plénitude de son essence» et,
d'autre part, «la pensée accomplit... ». Cela signifie que
«la pensée déploie la relation de lÕEtre à
l'essence de l'homme dans son essence ». Ce qui est accompli n'est pas
lÕEtre mais sa relation à une essence qui n'est pas la sienne. Un
premier problème survient : nous croyions que l'accomplir était
celui d'une chose en son essence. Maintenant nous n'avons pas une seule chose
mais une relation entre lÕEtre et une essence. L'essence de la relation
entre une essence et lÕEtre : le problème semble se compliquer
dÕun coup.
On aurait pu penser que ce qui allait être
déployé, c'était lÕEtre dans son essence. Alors
peut-être sa relation est-elle l'essence de lÕEtre! Mais on ne
peut pas dire que la pensée déploie lÕEtre car il est ce
qui est avant tout, une plénitude qui n'est pas capable de
moindre, donc de déploiement; il est avant tout, donc avant le
déploiement, avant les essences, avant l'homme. C'est pourquoi ce n'est
que sa relation à - ces choses qui ne viennent qu'ensuite1,
relation à l'essence de l'homme - qui peut être
déployée.
La pensée se laisse revendiquer par lÕEtre pour
dire sa vérité. La pensée n'accomplit pas avant tout ce
qui est avant tout (lÕEtre) mais la relation de ce qui est avant tout
à ce qui pense avant tout. Cela voudrait dire que ce qui importe le plus
n'est ni lÕEtre, ni l'essence de l'homme, mais leur relation.
Pourquoi la pensée n'accomplit-elle pas ce qui est
avant tout? Pourquoi lÕEtre ne s'accomplit-il pas ? «Ce qui est
déjà» est une chose; lÕEtre nÕen est
pas une. La relation de lÕEtre à lÕessence de l'homme est
une chose. En tant que telle elle a une essence qui peut être
déployée par la pensée. Heidegger ne se propose pas de
penser lÕEtre car la pensée nÕy trouverait aucune essence
à déployer, mais la relation de lÕEtre à l'essence
de lÕhomme dont l'essence demande encore à être
pensée, c'est-à-dire
1 Nous verrons que cet avant et cet
ensuite ne recouvrent pas de dimension chronologique.
déployée. A la rigueur, on pourrait dire au
moins provisoirement que lÕEtre ne se pense pas - en tout cas pas en
dehors de sa relation avec l'essence de l'homme. C'est pourquoi la
«pensée de lÕEtre» doit être comprise comme
l'engagement de lÕEtre et son génitif (que nous
analyserons bientôt), et non pas comme l'empire de la pensée sur
lÕEtre.
L'agir de la pensée n'est donc pas le même
suivant qu'il s'agisse d'une «chose qui est déjà » ou
bien de «ce qui est avant tout ». Dans les deux cas il faudra porter
quelque chose au langage: dans le premier, ce qui dans la chose est,
son essence déployée, dans le second, la vérité de
ce qui sans cesse se cèle et se retire. Cette différence est
celle qui existe entre ce-qui-est-à-penser et l'élément
dans lequel la pensée pense. Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'en
lÕEtre lÕà -penser est sa relation à l'essence de
l'homme, sa vérité en tant qu'elle se retire, mais pas
lÕEtre lui-même comme quelque chose de simple.
«En un mot, la pensée est la pensée de
lÕEtre. Le génitif a un double sens. La pensée est de
lÕEtre, en tant qu'advenue par lÕEtre, elle appartient
(gehren) à lÕEtre. La pensée est en même
temps pensée de lÕEtre, en tant qu'appartenant à
lÕEtre, elle est à l'écoute (hren) de
lÕEtre. »1 Le jeu de mot entre hren et
gehren indique que l'écoute en mouvement assigne. En effet, le
préfixe ge- indique souvent une action. La pensée
hrt et gehrt à lÕEtre, cette appartenance
assignante étant lÕagir de l'écoute.
La pensée de l'élément de la
pensée ne déploie pas une essence - l'essence de ce qu'elle pense
- mais elle est déployée en son essence. Son dire est donc
essentiellement différent de celui d'une pensée qui pense
l'essence et qui porte au langage l'être de cette chose. Pourtant, la
pensée reste pensée conforme à son essence dans le deux
cas - dire lÕEtre et dire le cèlement de lÕEtre sont en la
maison de lÕEtre la même chose.
29. Découvrir l'essence de la pensée
(laisser la pensée penser)
Demander quelle est l'essence de la pensée revient
à demander ce qui en la pensée est. Or la pensée
n'est que pour autant qu'elle pense, c'est-à-dire qu'elle est «en
train deÉ », qu'elle se décline au participe présent.
Si «La pensée agit en tant qu'elle pense »2, il est
vrai de dire qu'elle pense en tant qu'elle agit. Nous pouvons comparer une
pensée qui agit à celle qui accomplit; la réflexion de
l'artisan qui crée une pipe, par exemple. Dans ce cas, la pensée
n'est pas pensée, elle n'est pas réalisée, elle n'est pas
déployée dans son essence qui est d'accomplir la relation de
lÕEtre à l'essence de l'homme. Elle est pensée comme
agissante, non comme accomplissante. Or, si lÕon devait user dÕun
participe présent, ce ne serait pas au niveau de l'agir en ce sens que
l'agir conjugué au participe présent est l'accomplir. C'est son
essence qui se révèle ainsi, et son présent (agit) se dit
du travail que la pensée effectue. Le §83 dit : «La
pensée travaille à construire la maison de lÕEtre ».
C'est parce qu'elle travaille à quelque chose que l'agir
n'est pas en soi sa propre fin. LÕon ne pense pas pour le plaisir.
Dans ce long travail l'essence de l'agir est déployée; elle est
accomplir. L'action de la pensée est accomplissante. L'essence de la
pensée une fois déployée la révèle comme ce
qui accomplit la relation de lÕEtre à l'homme.
1 Lettre sur l'humanisme,
§3. 2Lettre sur l'humanisme, § 1.
Ce à quoi Heidegger essaie de nous conduire presque
incidemment, c'est à la pensée de la pensée, à ce
déploiement de l'essence de la pensée. Il joue le jeu très
fin du «lecteur malgré lui ». Sans crier gare, Heidegger
énonce l'essence de la pensée déployée par et pour
elle-même. A l'occasion de cet exemple de l'agir, Heidegger nous a en
fait préparés non seulement au déploiement de l'essence de
l'agir, mais encore à celui de lÕessence de la pensée.
Nous avons d'ores et déjà été mis dans une
situation de pensée, ce qui répond fort bien à
l'indication que Heidegger donne dans Qu'appelle-t-on penser ?, p.
22:
« Nous accédons à ce que l'on appelle
penser si nous-même pensons. »
En opposant la pensée agissante (productive) à
la pensée accomplissante (présentative), il distingue en
vérité la non-pensée de la pensée, la pensée
qui ne pense pas de celle qui pense. Sous nos yeux, l'auteur déploie en
neuf lignes l'essence de la pensée : il accomplit la pensée. Il
n'est pas sûr qu'il ait déployé dans sa plénitude
l'essence de l'agir (autrement qu'en la qualifiant de pensée) mais
l'essence de la pensée vient de trouver sa plus haute observation.
L'action de la pensée est le déploiement de sa propre essence. En
déployant l'essence d'une chose, la pensée déploie la
sienne propre (elle est la seule à ne devoir compter que sur elle
-même pour voir son essence déployée). En poursuivant la
construction de la maison de lÕEtre, elle se donne toujours plus
d'espace pour dire ce qui est, et donc de se déployer dans la
plénitude de son essence. Pourquoi Heidegger ne formule-t-il pas une
telle proposition? L'action de la pensée (« la pensée agit
en tant queÉ »; «L'essence de l'agir est l'accomplir» et
«accomplir, c'est déployer une essence ») - l'action de la
pensée est le déploiement; de sa propre essence (« penser de
façon décisive l'essence de l'agir »). Il y a toujours un
réfléchir dans la pensée qui se touche lorsqu'elle est,
lorsqu'elle remet au langage.
C'est du «sein même de l'emprise de la
métaphysique »1 qu'une telle question peut être
posée. En effet, «En procédant ainsi, nous nous transposons
immédiatement dans la métaphysique. De cette seule
manière, nous lui procurons la possibilité adéquate de se
présenter elle-même. »2 « Il faut que
dès le début toute question portant sur lÕ «Etre
», et même celle qui porte sur la vérité de
lÕEtre, s'introduise comme une question métaphysique. » Car
il ne faut pas oublier que « la métaphysique exprime constamment
lÕEtre dans ses modalités les plus diverses. » 3 C'est
pourquoi Heidegger interrogeant l'humanisme métaphysique
éclaire-t-il la question de la métaphysique ainsi
exemplifiée. « Chaque question métaphysique embrasse
toujours lÕensemble de la problématique de la
métaphysique. Elle est, chaque fois, lÕensemble
lui-même. Mais alors, aucune question métaphysique
ne peut être questionnée sans que le questionnant - comme tel - ne
soit lui-même compris dans la question, c'est-à-dire pris dans
cette question. »4 Heidegger rend hommage à la
métaphysique lorsqu'il entreprend de l'interroger depuis son sein (comme
une inter-view) et qu'il écrit que le dépassement de
l'existant, « c'est la métaphysique elle-même. Ce qui
implique que la métaphysique
1Lettre sur l'humanisme, §10.
2 Qu'est-ce que la métaphysique?, Questions
I, p. 47 3Ibid., p. 29
4Ibid., p. 48
com-pose la «nature de l'homme». » 1 En effet,
dans la question métaphysique c'est l'essence de l'homme qui mise en
question (« C'est nous qui interrogeons, ici et maintenant, pour
nous. »). Mais cette démarche n'est pas aussi
généreuse qu'elle n'y paraît, conduisant immanquablement au
sévissement des limites de la métaphysique et, finalement,
à son «sortir ». «La destruction n'a pas davantage le
sens négatif d'une évacuation de la tradition
ontologique. Au contraire, elle doit situer celle-ci dans ses
possibilités positives, autant dire toujours dans ses limites
(É). Mais la destruction ne veut point enfouir le passé dans
le néant, elle a une intention positive; sa fonction
négative demeure implicite et indirecte »2. Se heurter
aux limites depuis l'intérieur, manière de dépasser en
conservant, ce que désigne parfaitement le terme hégélien
« aufheben ».
« Le mot (déchéance) ne s'applique pas
à un péché de l'homme
compris au sens de la philosophie morale et par là
même sécularisé, il désigne un rapport essentiel de
l'homme à l'Etre à l'intérieur de la relation de l'Etre
à l'essence de l'homme. » 3 La philosophie ne se trouve pas
déchue du fait que la pensée se tourne enfin vers la question de
la vérité de l'Etre. De même, ni la métaphysique ni,
plus précisément, l'humanisme, ne sont-ils «
invalidés », « anéantis» par Heidegger. Bien au
contraire, ce dernier se nourrit-il de tradition, recevable au titre d'un legs.
« Cela peut avoir son intérêt; mais, à vrai dire,
seulement si notre sens de la tradition est encore en éveil. »4
Ainsi la question de savoir « si l'essence de l'homme, d'un point de vue
originel et qui décide par avance de tout, repose dans la dimension de
l'animalitas » mérite-t-elle d'être
posée.5
Parvient-on à connaître6
l'humanisme ou bien la métaphysique? Une question métaphysique ne
se condamne-t-elle pas à rester apodictique, et finalement ne valoir
qu'en tant que question ? Reformulée telle quelle à la fin de la
conférence Qu'est-ce que la métaphysique ?, la question
: « Pourquoi, somme toute, y a-t-il de l'existant plutôt que rien?
» n'aura pas été l'outil du dépassement de la
métaphysique, étant lui- même métaphysique. Elle est
son propre obstacle. La métaphysique ne parvient pas à sortir de
soi. Or « l'essence de la métaphysique est autre chose que la
métaphysique. »7 La question « qu'est-ce que la
métaphysique?» qui interroge son essence, n'est donc pas
métaphysique. D'où le besoin qu'éprouve Heidegger de
« sous-traiter» le problème.8 La
métaphysique, au titre même de l'humanisme, est une philosophie de
l'étant pris dans sa totalité (cf. Aristote, pour qui la
philosophie est spécialisée en généralités).
Prise dans son ensemble au point qu'elle soit interrogée dans son
essence, elle n'interroge plus métaphysiquement (le questionnant
étant devenu le questionné), et la question doit être
reformulée en termes non métaphysiques. Seulement, il n'est
1Ibid., p. 71
2 Sein undZeit, §6, p. 22
3Lettre sur l'humanisme, §25.
4 La thèse de Kant sur l 'Etre, Questions
II, p. 377
5 Heidegger fait-il preuve de condescendance? Cette
question aurait pu être déclarée nulle et non avenue
dès le départ, la pensée de l'Etre s'étant
libérée déjà de ce préjugé
métaphysique ; mais il faut bien que la destruction ontologique se donne
un objet, s'ordonne à une problématique.
6 Dénotation scientifique.
7 Qu'est-ce que la métaphysique?, Questions
I., p. 26
8 Une ontologie fondamentale ne décrit pas la
métaphysique aussi bien qu'elle ne le fait elle-même (la
métaphysique) lorsqu'elle questionne. L'oubli de la question de l'Etre
n'est que plus visible dans une démarche métaphysique. La
pensée de la vérité de l'Etre, en se remémorant
l'oubli, le cache, le « dénature ».
pas possible de mettre la métaphysique en question si
le questionnant ne l'est plus. Cette impasse force le penseur à renoncer
à l'établissement logique d'une origine métaphysique de la
métaphysique Ð et donc, de l'étant. «Si elle
n'enquête pas sur l'étant et ne recherche pas pour lui la Cause
première étante, la question doit s'appliquer à ce qui
n'est pas l'étant. »1 L'institution de la
différence ontologique permet de penser l'Etre défait de
l'étant Ð cette différence est ramenée dans le
Tournant à la relation de l'Etre à l'essence de l'homme.
30. La pensée ne produit rien (1 et
90)
«La pensée est attentive à
l'éclaircie de l'Etre, lorsqu'elle insère son dire de l'Etre dans
le langage qui est celui de l'abri de l'ek-sistence. C'est ainsi que la
pensée est un faire. »2 «La pensée est
supérieure à toute action et production, non par la grandeur de
ce qu'elle réalise ou par les effets qu'elle produit, mais par
l'insignifiance de son accomplir qui est sans résultat. »3
La pensée «ne constitue ni ne produit
elle-même la relation [de l'Etre à l'essence de l'homme]. ».
Elle «n'est pas d'abord promue au rang d'action du seul fait qu'un effet
sort d'elle ou qu'elle est appliquée àÉ »4
Elle est d'abord promue au rang d'action: la promotion
s'effectue tout de même chez Heidegger et constitue une nouveauté,
un progrès philosophique. Mais la nouveauté ne vient pas de ce
que la pensée est considérée comme active, car c'est
là un lieu commun de la philosophie de l'action: tout ce qui produit un
effet est une action (utilité). Il est évident que la
pensée s'est déjà présentée comme utile,
elle a déjà été promue au rang d'action. Mais ce
n'est pas d'abord pour cela qu'elle doit l'être. C'est une bonne
raison, certes, mais elle est seconde. Ce n'est pas lorsqu'elle produit des
effets qu'elle est un agir au plus haut degré, mais quand elle pense,
quand elle accomplit, quand elle déploie une chose dans la
plénitude de son essence. Elle est plus agir quand elle ne produit rien.
Le plus on produit, le moins on agit. Elle est agir quand elle déploie
cette relation, relation qui existe déjà et dont le signe est
dans l'étant qui historialise ainsi cette relation (d'où la
légitimité d'une histoire de la pensée de l 'Etre Ð ce
que Heidegger examine abondamment par la suite).
L'inventeur qui produit le concept de pipe a bien produit
quelque chose, et Heidegger ne le nie pas. Ce dont il cherche à nous
mettre en garde, c'est la prétention du penseur à produire ce qui
existe déjà, à savoir cette relation de l'Etre à
l'essence de l'homme, et de s'en déclarer l'auteur. Qui a cru produire
cette relation? Toute la métaphysique et plus précisément
l'humanisme. Lorsque Heidegger relève les limites Ð voire même
le caractère erroné Ð de la métaphysique, la
pensée qu'il cherche à déployer en son essence ne
crée pas cette relation : elle est restée ignorée.
L'accomplir étant rendu impossible en raison de ce cèlement, la
métaphysique s'est crue fon dée à produire afin de combler
le vide qu'elle est manifestement.
C'est aussi une manière de prévenir par avance
que l'auteur ne nous entraîne pas dans des élucubrations
fantaisistes, qu'il n'invente rien, que tout est là, qu'il n'y
1Ibid., p. 44
2Lettre sur l'humanisme, §90.
3 Ibid.
4Lettre sur l'humanisme, § 1.
manque plus que le dire. Déjà Heidegger
commence-t-il à se justifier, mais ce n'est pas encore contre
d'éventuelles attaques. C'est le projet heideggérien dans son
entier qui trouve son impulsion primordiale dans cet appel. La pensée
dit ce qui est et ne produit rien ; lÕerreur n'est pas de la
pensée qui n'accomplit rien qui ne soit déjà (en
particulier la relation de lÕEtre à l'essence de l'homme), elle
est l'attribution au pouvoir de la pensée d'une production
d'idées étrangères à son essence.
La pensée agit de plusieurs manières,
mais elle est la plus réalisée, la plus haute et la plus simple
lorsque, en elle, lÕEtre vient au langage. Accomplir la relation est,
pour la pensée, présenter cette relation à lÕEtre
comme ce qui lui est remis à elle-même par lÕEtre. La
pensée présente cette relation: elle ne dit pas, elle n'est pas
le dire lui- même non plus. La pensée n'agit pas en tant qu'elle
dit (on pourrait avoir l'impression que quelque chose se produit
alors1 ou qu'il suffit de parler pour penser)
mais en tant qu'elle pense, c'est-à-dire qu'elle
présente une relation et, nous le verrons, dire l'Amour.
31.Die Kehre
C'est dans la Kehre que naît la
véritable révolution heideggérienne, ce dÕoù
jaillit la pensée plus authentique qu'il soit donné de penser. De
la Stimmung dans Sein und Zeit nous passons à
l'expérience pure dans la Lettre sur l'humanisme, et le
Tournant marque la constitution de la relation de lÕEtre
à l'essence de l'homme, ainsi que celle de l'homme à
lÕEtre comme ce qui, en son essence, s'est accompli. Le rapport à
l'étant n'est plus nourrit du même sens que ce qu'une situation
aura pu lui donner jusqu'à présent. Le sens sÕune
situation est enfin destiné par la pensée de cette
situation - et quÕest cette situation. La situation n'est que
de pensée. Une pensée qui ne sÕen tient pas à
l'étant ne le met cependant pas entre parenthèses, n'effectue
aucune suspension à son égard (comme c'est le cas chez Husserl ou
Descartes). « Sans doute, lorsque la pensée représente
l'étant comme étant, se réfère-t-elle à
lÕEtre. Mais en vérité elle ne pense constamment que
l'étant comme tel, et non point et jamais lÕEtre comme tel.
(É) Car c'est dans la lumière de lÕEtre que se situent
déjà toute sortie de l'étant et tout retour à lui.
(É) Seulement dans le percevoir l'homme lui-même peut toucher
à lÕEtre (0ryEtv, Aristote, Mét. 0, 10).
»2 L'homme n'est donc pas mis entre parenthèses non plus
au sein de ce qui l'entoure, sa terre, son temps, ce qu'il aime, bien au
contraire.
Le mouvement de va-et-vient de lÕEtre à
l'étant qu'on observe dans l'attitude métaphysique n'est pas sans
rappeler lÕek-sistence elle-même comme le rapport
réciproque dÕun étant à lÕEtre, ainsi que le
rapport que ce dernier entretient avec ce rapport (« LÕEtre est
lui-même le rapport »). Mais ce mouvement de la métaphysique
institue le cèlement comme tel. Il subit, par excellence, l'assaut du
ressac et reste pantois après que se soit retirée la
vérité de lÕEtre. Il se heurte à ses propres
limites contre le retrait de lÕEtre. Cet espace où cherche
à se hisser la métaphysique n'est pas l'élément de
la pensée. Le va-et-vient de l'étant à l'étant
reste irrémédiable tant que
1 Lettre sur l'humanisme, §83 : «La
pensée travaille à construire la maison de lÕEtre ».
Le verbe «travailler» n'est pas utilisé dans son acception
matérialiste, au sens de la transformation par quelqu'un de quelque
chose, de la production d'une valeur sur-abondante à la chose, mais au
sens de la patience du laisser-être. Il est bien précisé au
§84 que « Jamais toutefois la pensée ne crée la maison
de lÕEtre. »
2Lettre sur l'humanisme, §22 et 23.
n'est pas pensée la relation de l'homme à
l'Etre. N'oublions pas que le Dasein est lui- même un
étant, qu'il est celui-là même ce sur qui le retour se
fait. Le cèlement de la vérité de l'Etre «n'est pas
une insuffisance de la métaphysique, c'est au contraire le trésor
de sa propre richesse qui lui est à elle-même soustrait et
cependant présenté. »1 C'est à partir de ce
va-et-vient que survient la relation de l'Etre à l'homme, relation
éminemment: Amour. L'étant touche à l'Etre mais sans
l'atteindre toutes les fois qu'il passe «par la médiation d'un
regard sur l'Etre. »2 Ce jeu de regards amical prend
une dimension nouvelle lorsque le Dasein entretient avec l'Etre une
relation véritable, relation qui non seulement appartient à son
essence, mais qui a elle-même une essence, et que la pensée de
l'homme déploie.
Sein und Zeit est resté métaphysique,
et la Lettre sur l'humanisme semblait également devoir s'y
résigner (cf. note de Heidegger au § 1). En vérité,
ce qui n'est pas de la pensée est immédiatement
métaphysique - on ne peut honnêtement espérer ne toucher
qu'au domaine de l'indemne lorsqu'est entreprise la tâche de remettre la
pensée dans son élément. Nul Tournant ne peut croire y
parvenir. Car la métaphysique s'étend jusque dans notre
être -au-monde, être-aux-mots également; avant que ne soit
atteint l'ek, la sistence est frappée du destin de
l'oubli. Dans la quotidienneté même, l'existence est
métaphysi que. Elle cherche pourtant le « sortir» qu'elle
pressent vers le domaine «-sisté ». Ce domaine destinal lui
reste caché. La sortie de l'étant que tente la
métaphysique n'est pas la vérité de l'effort
métaphysique, une fin poursuivie par elle, ce qui en elle destine: la
métaphysique n 'a pas de destin propre et le cherche encore.
Un parcours des oeuvres de Heidegger donne un
intéressant éclairage sur la question de l'homme. La Kehre
est d'ailleurs visible et indique comment Sein und Zeit a
tenté de posé la question sans y parvenir, et quel vocabulaire
fut finalement retenu pour sa formulation.
1927:
«Les origines dont dérive l'anthropologie
traditionnelle (É) montrent que la question de l'être de l'homme a
été oubliée lorsqu'on s'est efforcé de
déterminer l'essence de l'étant «homme». »3
1929:
«Plus originelle que l'homme est la finitude du Dasein
en lui. »4
1929-1930:
«Qu'est-ce que l'homme? Une transition, une direction, un
orage qui balaie
notre planète, un retour ou un rebut des dieux ? Nous ne
le savons pas. »5 1936-1938 :
«La question : «qui est l'homme ?» a maintenant
l'aspect d'une voie dégagée et
qui néanmoins, courant sans abri, fait tomber sur elle
l'orage de l'Etre. »6 1944:
1Lettre sur l'humanisme,
§24. 2Lettre sur l'humanisme, §22.
3 Sein und Zeit, p.49.
4 Kant et le problème de la
métaphysique, p. 285.
5 G.A.29/30, p. 10.
6 G.A. 65, p.300.
«L'Etre lui-même ne pourrait être
éprouvé sans une expérience plus originaire de l'essence
de et ».1
l'homme, réciproquement
1946:
«Là où l'homme s'est égaré
dans son ascension vers la subjectivité, la descente es plus difficile
et plus dangereuse que la montée. La descente conduit à la
pauvreté de l'ek-sistence de l'homo humanus. »2
1954:
« Nous ne sommes avant tout nous -mêmes et ne
sommes ceux que nous sommes que pour autant que nous montrons ce qui se retire.
Cette monstration est notre essence. Nous sommes en tant que nous
désignons ce qui se retire. Désignant cette direction, l'homme
est l'être qui désigne. »3
1954:
«Les mortels sont les hommes ».4
1959:
«L'homme est l'homme pour autant qu'il est celui qui parle.
»5
Avons-nous réussi à comprendre ce qu'est
l'expérience de la pensée? Nous avons tenté de
déceler l'essence de l'agir, mais ne sommes pas encore parvenus à
ce que Heidegger indique par ailleurs: « En tant que résolu, le
Dasein agit déjà. Nous évitons intentionnellement
le mot «agir». Car pour l'adopter dans notre terminologie, il
faudrait arriver à le recomprendre assez amplement pour que
l'activité englobe jusqu'à la passivité de la
résistance. »6 Nous avons jeté une lumière
sur l'expérience. Mais avant que ne soit expérimentée la
passivité de la résistance, il faudra passer par l'agir/penser du
monde, pour qu'enfin soit mis à jour le destin de cette pensée et
la Pauvreté dans lequel cet Amour nous jette.
1 G.A. 55, p.293.
2Lettre sur l'humanisme,?
3 Vortrge und Aufstze, p.135.
4Ibid., p.177.
5Acheminement vers la parole, p.13.
6 Sein undZeit, p. 300.
PARTIE II : LA PENSEE DU MONDE
V. EK-SISTENCE, EXISTENTIA
L'homme est jeté seul au monde et, dans
cette infortune, se demande ce qui peut bien le sauver : la raison,
le dieu peut-être ? C'est toujours une forme de Transcendance qui
est en cause. A l'homme de se soumettre à cette force qu'il se donne
afin d'équilibrer celles de l'humanité. Heidegger, s'il parle
également en termes de convenance, d'assignation, de lois, refuse
pourtant le carcan systématique des valeurs métaphysiques. Il
ne plaide ni pour ni contre l'humanisme, mais appelle à la
pensée de l'alternatif : avoir « Autre Chose » en
vue et apprendre à expérimenter cet « Autre Chose
».
32. La ratio de l'être vivant, et son
exercice tout-puissant
Le Leitmotiv de tout humaniste déclaré
est d'accorder à l'homme une puissance hors du commun, des pouvoirs
magiques (à prendre au sens ethnologique comme un état de
fait incompréhensible, un don du Ciel à qui l'on se doit de
rendre hommage par l'emploi rendu mystique de ces pouvoirs). Ainsi « la
grandeur essentielle de l'homme repose-t-elle en ce qu'il est la substance de
l'étant comme « sujet » de celui-ci ; mais, se trouve alors
dissolu dans la trop célèbre « objectivité », en
tant que dépositaire de la puissance de l'Etre,
l'être-étant de l'étant. »1 Cette puissance
a bien souvent été stigmatisée autour de la faculté
de raison.
Celle-ci est traditionnellement considérée comme
le propre de l'homme, mais toujours pris au coeur de l'animalitas. Elle est
comme le critère de distinction,
1 Lettre sur l'humanisme, §20.
comparaison rendue possible par le fait que l'homme et
l'animal soient mis sur le même plan. «Les concepts sont le propre
de l'homme, et la faculté qu'il a de les former, faculté qui le
distingue de tous les animaux, est ce qui a toujours été
appelé raison [avant Kant]. » 1 Cette mise en perspective est
rendue impossible par Heidegger: l'on se fourvoie déjà lorsque
nous commençons à comparer ce qui n'est pas comparab le. C'est le
terme de «faculté» qui fait ici la différence; or
l'homme ne
2
peut pas plus qu'un animal, il est autre
chose qu'un animal. La question n'est, dans la métaphysique, que
quantitative, tandis qu'elle devient qualitative avec
Heidegger.
André Lalande relève, dans son Vocabulaire
de la philosophie, un sens de la raison comme «système de
principes a priori, dont la vérité ne dépend pas
de l'expérience, qui peuvent être logiquement formulés, et
dont nous avons une connaissance réfléchie. «La connaissance
des vérités nécessaires et éternelles est ce qui
nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les
Sciences, en nous élevant à la connaissance de nous -mêmes
et de Dieu.» Leibniz, Monadologie, 29. - «La Raison pure et
nue, distinguée de l'expérience, n'a rien à faire
qu'à des vérités indépendantes des sens.» Id.,
Théodicée, Disc. De la conformité, 1. Ce sens,
favorisé d'ailleurs par le kantisme, a été depuis
près d'un siècle le plus usuel dans notre enseignement classique
: «L'intelligence humaine n'a pas été placée en face
du monde avec la faculté de connaître pour toute arme: elle
portait
aussi en elle les notions premières pour le
comprendre... Ces notions innées composent ce qu'on appelle la raison.
»Jouffroy, Nouveaux Mélanges, De l'organisation des
sciences philosophiques,
p. 6. - «L'existence de la raison a été
contestée par toute une école de philosophes, l'école
empiriste. La thèse générale de l'empirisme, c'est que
l'intelligence humaine dérive tout entière de
l'expérience.» Boirac, Cours de philosophie
(18e éd., p.110).»
Une départition de la connaissance suivant qu'elle
procède des sens ou bien de l'esprit n'empêche pas que l'homme
soit toujours rivé à l'étant et son être.
«L'élément» de la raison et des sens reste le
même, et il ne place pas, en vérité, l'homme dans une autre
dimension que celle où se trouvent les animaux.
L' « opposition» entre l'homme et l'animal repousse
définitivement l'homme dans le domaine de l'animalitas3.
Dès que l'on parle de connaissance, l'homme n'est mis en perspective que
dans la dimension de l'objet connu ou non connu; secondarisé de la
sorte, il n'est déterminé que trop «objectivement» (en
fonction d'un objet). A l'inverse, une pensée subjective de son essence
serait également insuffisante : ces deux points de vue demeurent en
effet métaphysiques.
De même le travail critique de Kant, que Heidegger
examine dans La thèse de Kant sur l'Etre: «l'exposé
de la thèse kantienne a montré de façon indubitable que
l'Etre comme position est déterminé à partir de la
relation à l'usage empirique de l'entendement. Le «et» dans le
titre clef [Etre et pensée] indique cette relation qui, d'après
Kant, a sa racine dans la pensée, c'est-à-dire dans un acte du
sujet humain (É). Si la qualité-d'être posé,
l'objectivité, se révèle comme une modalité de la
présence, alors la thèse de Kant sur l'Etre appartient à
ce qui demeure impensé dans toute
1 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et
comme représentation, I, §3.
2 Si nous admettions l'hypothèse purement
théorique suivant laquelle un animal saurait spéculer et
raisonner, s'il avait, en somme, la faculté des catégories, il ne
serait, pour autant, plus comparable à l'homme. Non plus se verrait-il
revendiqué en son essence par l'Etre.
3Lettre sur l'humanisme, §12.
métaphysique. Le titre clef de la définition
métaphysique de lÕEtre de l'étant, «Etre et
pensée», n'est pas suffisant, pas même pour poser la question
de lÕEtre, et encore moins pour y trouver une réponse. »1
Kant va loin dans son effort de rationalisation; notre
aspiration à une connaissance purement intellectuelle du fond des choses
rend la connaissance sensible vaine dès que lÕon croit saisir,
dans le sensible lui-même, le réel. Le sensible
nÕest pas. «Et cependant le complètement
déterminé (extensivement et intensivement), le
complètement expliqué (dans le devenir et dans l'existence) doit
être, car nous ne pouvons pas nous empêcher de les chercher; mais
il nous faudrait les chercher par delà le temps et l'espace,
c'est-à-dire là où il nous est actuellement impossible de
les trouver. - De là ce paradoxe de la langue de Kant, que
l'intelligible, c'est-à-dire le propre objet de notre intelligence, est
précisément ce qui échappe à toutes les prises de
notre intelligence. Je crois bien que le concept (en
général, le concept dÕun objet quelconque) dans ce qu'il a
de propre, et en tant que distinct du schème et de
l'image, est, chez Kant, l'acte par lequel nous posons,
derrière le voile du temps et de l'espace, l'être propre,
l'idée de chaque chose. Il serait l'acte propre de la Raison,
sÕil était, en même temps, intuition de cet être,
avec lequel il se confondrait entièrement. Mais il ne saisit rien et il
est vide: alors il se remplit comme il le peut, en substituant à
l'intuition de l'être même, d'abord celle de son
schème, dans le temps, et ensuite celle de son image,
dans l'espace. Il devient ainsi le concept dans le sens vulgaire du mot, simple
unité extérieure et accidentelle du divers de l'intuition
sensible, et la raison devient entendement. »2
Heidegger pense-t-il à Bergson3 lorsqu'il
écrit au § 14: « L'erreur du biologisme n'est pas
surmontée du fait qu Õon adjoint l'âme à la
réalité corporelle de l'homme, à cette âme l'esprit,
et à l'esprit le caractère existentiel, et qu'on proclame plus
fort que jamais la haute valeur de l'esprit... pour tout faire retomber
finalement dans l'expérience vitale, en dénonçant avec
assurance le fait que la pensée détruit, par ses concepts
rigides, le courant de la vie et que la pensée de lÕEtre
défigure
1La thèse de Kant sur l 'Etre, Questions
II, p. 419 et 421.
2 André Lalande, Vocabulaire de la
philosophie, p. 880.
3 Bergson cherche bel et bien à dépasser
le préjugé scientifique, notamment au sujet de la mesure du temps
et de la notion de durée. Le temps selon le point de vue de la
conscience n'est pas celui, réduit à une dimension spatiale parmi
d'autres, un cadre formel. La psychologie, alors très en vogue, se voit
soumise à une critique partant de la multiplicité d'états
psychologiques : elle n'est plus un éparpillement d'états
atomiques, mais se rassemble en une unité constitutive, « la
conscience », elle-même fondée sur la durée qui, comme
« idée » ou concept, doit permettre de la penser. Le nombre ne
peut s'appliquer à la durée sans la diviser et la
dénaturer. L'anthropologie bergsonienne cherche à convertir le
regard de l'homme sur le monde et à dépasser sa condition
(Bergson, Introduction à la métaphysique, p. 1425) -
dans une mesure toute faite d'humilité. Resitué dans
l'évolution, l'homme se distingue des autres espèces par
l'intelligence, capacité de réflexion et de fabrication qui rend
possible la liberté. Mais l'intelligence « se trouverait
limitée dans son objet au monde matériel et solide, ainsi
quÕà des reconstruction partielles et fictives d'une
réalité qu'elle ne peut voir surgir de l'intérieur. Ce
n'est pas seulement parce qu'il est attaché à la vie par la
satisfaction des besoins que l'homme ne peut la connaître, c'est
l'instrument même de la connaissance, issu de la vie, qui lui interdit de
penser son origine et sa
destination. » (Gradus Philosophique, p. 109). Le
principe de la vie et de la matière, de l'intuition et de
l'intelligence, se trouverait dans la conscience individuelle, atteinte
à la faveur dÕun retour « en soi ». L'élan vital
n'est pas à même de dévoiler l'essence de l'homme,
repoussée, une fois encore, dans le domaine de lÕanimalitas.
L'épreuve de la conscience de soi dans la durée n'est pas m oins
tournée vers l'étant que la psychologie, le biologisme ou le
transformisme visés par Bergson. Que l'intelligence permette de
connaître ou pas, qu'elle donne lieu à une liberté ou pas,
que l'homme y trouve sa différence spécifique d'avec l'animal,
rien ne laisse supposer qu'il s'agisse là de son fond le plus essentiel.
Tout au plus une telle tentative peut -elle montrer du doigt ce que signifie le
mot « existence ».
l'existence.» Le pouvoir de la spontanéité
ne «sauvera» pas plus l'homme de lui- même que celui de la
raison régulatrice. Où que les pouvoirs soient mis en l'homme, le
« salut » n'y est jamais en vue.
33. L'ek-sistence creuse un abîme entre l'homme et
l'animal
Pour Heidegger, la ratio n'est plus un critère
de distinction entre l'homme et l'animal, mais plutôt l'une des
conséquences de cette distinction. «L'homme dépasse d'autant
plus l'animal rationale qu'il est précisément moins en rapport
avec l'homme qui se saisi lui-même à partir de la
subjectivité. » 1 Il se trouve, presque de manière fortuite,
dirons-nous, que l'homme dispose de raison. Mais sa possibilité ne
repose pas dans son essence. Cette dernière est extatique, non
raisonnable. L'essence de l'homme est remarquable, isolée, seule
à pouvoir se dire extatique. Or l'ek-sistence repose dans le langage -
en aucun cas la raison. Pour autant, le langage n'est pas la
«nouvelle» faculté par excellence, le critère de
distinction et d'évaluation de tous les êtres vivants, dont les
signaux, cris, chants, postures, etc. s'organisent de manière plus ou
moins sophistiquée. « S'ils sont suspendus sans monde dans leur
univers environnant, ce n'est pas parce que le langage leur est refusé.
»2 L'homme se tient «au milieu de l'étant»
sans en être le milieu. «L'homme seul existe»
signifie: «L'homme est cet étant dont l'être est
marqué du privilège (ausgezeichnet) d'être maintenu par le
décèlement se à ».3
de l'être comme celui qui tient ouvert partir de l'Etre
dans l'Etre
L'extatique ouverture est un pur don, un pur exploit de
l'Etre. Il ne peut être chez le vivant question de langage, car «
l'homme seul parle ». Il n'est pas la mise en perspective de l'homme avec
ce qui l'entoure: l'ek-sistence est dans la proximité des
lointains.4
Ce cas d'exception peut cependant conduire au vertige du
lecteur effrayé, et l'on peut faire preuve de réticence devant le
grandiose du statut que Heidegger donne à l'homme. Toutefois, toutes les
objections ne seront-elles pas pertinentes. Par exemple: l'Etre nous donne
-t-il la vie? Est -ce l'Etre qui fait que nous nous tenons debout? Est- ce lui
qui fait battre notre coeur? Michel Haar tente de montrer dans quelle mesure
Heidegger s'aveugle sur des réalités pourtant fort simples. Il
parle, au sujet de l'essence de l'homme chez Heidegger, d'une «
translucidité blafarde », d'une «atténuation spectrale
», d'une «pâleur médiumnique ». Il demande :
«N'y a-t-il pas une excessive et fantasque omnipotence de l'être
aussi bien qu'une excessive dépotentialisation et
désubstantialisation de l'homme, qui serait comme une inversion à
l'excès de substance que lui a conféré la
métaphysique ? » 5 De telles remarques indiquent le danger qui
réside dans une mauvaise lecture de Heidegger. Ainsi lit-on au §21
de notre Lettre sur l'humanisme : « L'homme est bien plutôt
«jeté» par l'Etre lui- même dans la vérité
de l'Etre » ; M. Haar le ressent comme la mise à bas d'un
être nu, défait de sa puissance et donc de sa dignité. De
même, la question: « A quoi bon la merveille d'exister si c'est pour
«incarner» le comble de la passivité? Car l'homme
1Lettre sur l'humanisme, §42.
2Lettre sur l'humanisme, §15.
3Q.I.p.35.
4 L'homme ne vit pas; et cependant, «
seul l'homme meurt ». Cette proposition peut paraître
étonnante, mais témoigne d'une profonde méditation sur
l'essence de l'homme, la pensée et le destin qui est en vue.
5 Michel Haar, Heidegger et l'essence de
l'homme, p. 99.
«réalise» son essence en s'ouvrant, en
s'effaçant, en s'abolissant pour laisser paraître, parler, agir
l'Etre. Il n'est pas tant porteur de la différence ontologique que
porté par elle. » 1 L'homme est certes aussi un vivant;
mais demander « comment concevoir ontologiquement ce qui relève en
lui de la vie », ou bien s'il existe « une expérience
phénoménologique ou scientifique qui permettrait de corroborer la
thèse heideggérienne selon laquelle le corps humain est
séparé par une distance abyssale et par une différence
d'essence », c'est faire un contre-sens alarmant sur l'intention de
Heidegger. Plus essentielle est la question de savoir si la métaphysique
«suffit à penser ne fût-ce que l'être de la pierre, ou
même la vie, comme être des plantes ou des animaux
».2 Mais Heidegger laisse la question en suspens pour cette
raison que le dépassement de la métaphysique ne peut entretenir
avec celle-ci que des relations inauthentiques. Demander qui de Heidegger ou
bien de la tradition métaphysique a le mieux pensé l'être
des animaux, c'est déjà sortir de la philosophie
heideggérienne et juger sans pertinence ce qui n'est plus comparable.
Heidegger s'aperçoit évidemment fort bien que
l'être vivant est « notre plus proche parent »3,
« qu'on peut, de cette manière, situer l'homme à
l'intérieur de l'étant comme un étant parmi d'autres. Ce
faisant, on pourra toujours émettre son propos des énoncés
corrects. »4 Tout ce que la tradition a dit de lui n'est pas
faux, mais reste inessentiel. Il est incontestable que l'homme ressemble
à un animal doué de raison; il n'est pas sûr, en
revanche, qu'il s'y rassemble, qu'il s'agisse là de sa
détermination la plus essentielle. « Les interprétations
humanistes de l'homme comme animal rationale, comme «personne», comme
être-sprituel-doué-d'une-âme-et-d'un-corps, ne sont pas
tenues pour fausses par cette détermination essentielle de l'homme, ni
rejetées par elle. L'unique propos est bien plutôt que les plus
hautes déterminations humanistes de l'essence de l'homme
n'expérimentent pas encore la dignité propre de l'homme. »5
Mais c'est justement en cela qu'il est si difficile à penser. La
parenté corporelle avec l'animal est de nature insondable, à
peine imaginable. Les objections de M. Haar marquent une régression
notable en deçà de la différence ontologique. Elles
placent l'homme dans la quotidienneté dans une sorte de mélange
exotique de l'Etre, d'homme, d'étant et d'être-de-l'étant.
La différence ontologique n'est plus désignée comme telle,
comme dans cette phrase: comment concevoir (pensée de l'Etre) ce qui en
lui (l'homme, son essence) relève (être-de-l'étant) de la
vie (étant)? Une pareille question ne peut être posée que
sur la base de faibles conclusions. La seule vraie question serait de savoir
comment il se fait que l'homme soit le seul à pouvoir penser cette
différence ontologique, à posséder une essence extatique,
à être revendiqué par l'Etre, à entretenir une
relation d'Amour aussi étrange. Pourquoi la solitude? Sur ce point
peut-être Heidegger n'a-t-il que survolé ses justifications. Qu'il
existe un abîme entre l'homme et l'animal est un fait, mais cette
évidence laisse à penser. Car le moins pensé est ce qui
laisse le plus à penser. Pourquoi Heidegger ne cherche-t-il pas à
penser cette parenté pour lui préférer l'abîme?
Est-ce parce que la pensée de la parenté serait tournée
vers l'étant (métaphysique), se faisant ainsi obstacle à
elle-
1 Michel Haar, Heidegger et l'essence de
l'homme, p. 99.
2Lettre sur l'humanisme, §15.
3Lettre sur l'humanisme, §15. 4Lettre
sur l'humanisme, §12. 5Lettre sur l'humanisme,
§20.
même, s'empêchant la pensée de l'homme -
privée de la sorte, la parenté ne serait plus celle de l'animal
et de l'homme. Pourquoi, alors, ne pas tenter de penser l'essence de l'animal
à travers l'ontologie fondamentale, dans le dépassement de la
métaphysique? Certainement parce que l'essence de l'animal ne concerne
que l'étant, que son ontologie est impossible, car l'animal n'ek-siste
pas. La question ne peut se poser qu'à partir de l'abîme entre
l'homme et l'animal - celui-là même qui sépare la
métaphysique de son dépassement. Mais il ne revient pas à
l'homme de dire pourquoi il est le seul - cette question n'est pas pensable.
L'homme ne dit pas si la nature (les êtres vivants) entre dans
l'ek-sistence - sa finitude commence avec sa solitude. Heidegger dit bien:
«Quant à savoir si l'étant apparaît et comment il
apparaît, si le dieu et les dieux, l'histoire et la nature entrent dans
l'éclaircie de l'Etre et comment ils y entrent, s'ils sont
présents ou absents et en quelle manière, l'homme n'en
décide pas. » 1 L'homme ne décide pas de sa solitude. Sa
plongée dans l'animalitas ne l'entoure que très provisoirement;
elle ne sauve pas l'homme de sa solitude. Comment se fait-il que l'homme soit
le seul ?2 Non pas: pourquoi n'existerait-il pas un autre
animal capable de penser dans la vérité de l'Etre ? - mais:
pourquoi ne peut-il pas même y avoir d'autres
«candidats» à l'ek-sistence? En quel sens l'essence porte-t-
elle tant l'unicité de son objet que l'Un - sa solitude à
l'égard des autres essences? Pourquoi l'homme est-il impensable sans
l'Etre, et réciproquement ? On ne demande pas pourquoi cette
relation existe, car cette relation est l 'ek-sistence. La relation de
l'Etre à l'essence de l'homme est telle qu'elle est, sans qu'il puisse
être demandé pourquoi elle ne concerne que l'homme puisque c'est
en cela et seulement cela, concerner l'homme et l'Etre, qu'elle
con-siste. Ce serait comme de demander pourquoi le bleu est bleu. Une
telle question, tautologique dans son énoncé, n'est susceptible
d'aucune réponse; car en essayant de remonter dans l'ordre logique des
causes, l'infini n'est pas moins infini en son premier degré qu'en
dernier virtuel. La tautologie se médite : la relation de l'homme
à l'Etre est la seule à être une relation de l'homme
à
l 'Etre.3
34. La Transcendance - différence ontologique
(12)
Cette relation est Transcendance. Elle est pensable grâce
à la différence
4
ontologique, elle -même relation de ce dont elle est l a
différence . «Il est vrai que la métaphysique
représente l'étant dans son être et pense ainsi
l'être de l'étant. Mais elle
1Lettre sur l'humanisme, §21.
2 Il ne peut s'agir ici d'anthropocentrisme comme cela
aurait
pu être le cas à l'époque de Sein und
Zeit et du
Dasein comme étant exemplaire; dans la Lettre
sur l'humanisme, la solitude fondamentale de l'homme et l'ekstase vont
l'extraire de l'étant plus que l'y resituer. Elles confèrent un
« monde », la Lichtung, du haut duquel nul regard ne perce
plus cet « univers environnant» - ne pas comprendre « haut»
comme les jardins élyséens, mais comme l'élévation
de l'homme à sa dignité la plus propre. L'homme n'est plus
l'exemple de rien; il est seul.
3 La même tautologie dit aussi: l'Amour est
Amour. Les êtres vivants ne sont pas capables d'Amour mais, tout au plus,
se reproduisent entre eux. Or l'Amour véritable est transcendantal. Nous
demandions pourquoi la solitude de l'homme? Ici peut-être s'ouvre une
piste: la monogamie serait-elle essentielle à l'Amour, l'homme et l'Etre
seraient toujours seuls-ensembles.
4 Lire à ce sujet le texte de Jacques Derrida
Geschlecht, différence sexuelle, différence ontologique,
in Cahiers de l'Herne Heidegger, p. 419. Nous n'aurons malheureusement
pas l'occasion d'intégrer la lecture attentive de ce texte dans notre
travail car la Lettre sur l'humanisme n'y occupe pas une place
centrale.
ne pense la différence de lÕEtre et de » 1
pas l'étant. Dans un livre intitulé
Réduction et
Donation, Jean-Luc Marion nous livre un certain
nombre de remarques essentielles: « La différence ontologique
définit entièrement la percée accomplie (sinon
achevée) par Heidegger; premièrement parce qu'elle déplace
la phénoménologie de la connaissance des étants à
la pensée de l'être, dÕabord selon l'ontologie
fondamentale, puis selon lÕEreignis. Deuxièmement parce
que la différence ontologique permet seule de faire le départ
entre la métaphysique - attachée à l'être uniquement
comme être de l'étant et en vue de l'étant - et la
pensée de lÕêtre comme tel, c'est-à-dire de
pratiquer une «destruction de l'histoire de l'ontologie» qui, en
fait, permet et exige de réécrire l'histoire de la
métaphysique comme histoire de l'oubli de l'être, comme une
histoire impensée de l'être. »2
Qu'il existe une différence entre lÕEtre et
l'étant est une évidence; l'évidence est ce contre quoi il
faut le plus se prémunir. Les mots mêmes indiquent cette
différence. Pour autant, elle reste impensée tant qu'elle n'est
poursuivie que comme différence entre l'être de l'étant,
d'une part, et l'étant d'autre part. Cette dernière
différence, que la métaphysique a largement exploité,
ignore la question sur la vérité de lÕEtre. «Que
lÕon parle de l'être de l'étant ou de l'étant de
l'être, il s'agit chaque fois d'une différence. (É) La
différence est par là rabaissée à n'être plus
qu'une distinction, une fabrication de notre entendement. »3
La métaphysique ne peut dire en quoi l'homme est
transcendant car elle sÕen tient à l'étant. Même
pris dans sa totalité, ce dernier (le Dasein - et son
analytique même) ne peut quÕy trouver son être - au sens
verbal - et jamais la vérité de lÕEtre lui- même
(cf. distinction opérée précédemment entre
être et Etre, et la question de la traduction en français de
« das Sein »). Si l'essence de l'homme est ek-statique , le
« ek» veut qu'entre l'homme « sistant » 4 et ce vers quoi
il se transcende existe une différence ontologique. Il ne peut y avoir
de transcendant propre dans une (la) métaphysique rivée à
l'étant. L'homme ne peut être saisi en son essence car la
vérité
1 Lettre sur l'humanisme , §12 ; il est
étonnant que Heidegger ne la nomme pas ici comme expressément
ontologique.
2 Ce chapitre, «Question de l'être ou
différence ontologique », va ensuite s'efforcer de repérer
dans l'évolution de Heidegger l'émergence de la différence
ontologique ; mise à part la page 230 de Sein und Zeit,
citée d'ailleurs dans la Lettre sur l'humanisme, Heidegger ne
la nommera qu'en 1928/1929. En fait, elle est déjà
présente sous forme latente, mais n'apparaît comme «
idée mature » que dans Vom Wesen des Grundes, 1929.
Husserl avait déjà utilisé le terme en 1913, quoique dans
un sens très différent (différence entre des
manières d'être) ; la rupture théorique entre Husserl et
Heidegger va se jouer sur la différence entre la manière
d'être du Dasein et celle des autres étants. Heidegger
cherche dans Sein und Zeit une nouvelle interprétation de cette
différence, mais la distinction entre l'être et l'étant
nÕy est pas ontologique au sens strict. Peut-être l'analytique du
Dasein, ouvrier par excellence de la question sur lÕEtre,
a-t-elle dissimulé, encombré la différence ontologique
restée impensée ? Mais le Dasein fait la
différence ontologique (par auto-transcendance) car il est
lui-même cette différence. Il est l'unique étant pour qui
être ait un sens. « Cet étant comprend dans
sa simple définition ontique de com prendre l'être ;
réciproquement l'être ne consiste en rien - rien d'étant -
, car il réside uniquement dans la compréhension que le sens de
l'être permet au Dasein dÕen prendre (É). Le
Dasein est de telle sorte qu'il ne se prenne lui-même en compte,
comme étant, qu'en comprenant, par son sens d'être, l'être
même. (É) Il est sur le mode de la différence ontologique,
parce qu'il est ontiquement lÕontologiquement différent. »
Sein und Zeit connaît une différence ontologique, mais ne
la pense pas encore. Cependant, ses dernières pages remettent
radicalement en cause la primauté du Dasein (le sens de
l'être ne peut se lire sur un étant, quand bien même il
serait la différence ontologique même, c'est -à-dire le
Dasein). La différence (de l'être du Dasein
existant face à l'être de l'étant, ou bien de «
conscience » et de « chose ») ne devient proprement ontologique
que lorsque la philosophie « sort» (ausgehen) de l'analytique du
Dasein.
3 Q.I, p. 296.
4 Remplaçant du Dasein, si lÕon
peut dire.
de l'Etre en participe. Avant la relation, doivent être
compris les termes qui la composent. Ces termes sont l'essence extatique de
l'homme et l'Etre revendiquant ; ils contiennent donc déjà la
relation en eux -mêmes (l'idée d'une indépendance serait
aberrante : ils ne sont pas posés l'un après l'autre, ni dans
leur union primitive, ni dans leur désunion, mais dans cette
différence ontologique). Ek-stase et revendication ne se «
retrouvent» pas dans la différence, ni celle-ci ne permet-elle
l'ek-stase ou la revendication. La pensée, se retirant de la
métaphysique (ou plutôt la pensée d'où se retire le
préjugé métaphysique), se voit confier
ce-qui-est-à-penser: la différence ontologique ne déploie
pas la pensée en son essence, mais c'est grâce à elle
qu'existe une essence la pensée. Car même la totalité de
l'étant (et l'effort métaphysique) ne suffirait à lui
conférer une essence, celle-ci touchant à l'Etre lui-même.
Sans la différence ontologique, la pensée ne serait en mesure
de ne s'en tenir qu'à l'étant faisant ainsi de l'homme une
bête, tout au plus.
35. L'homme seul (12 à 14, 31)
Nous ne suivrons pas Michel Haar lorsqu'il écrit que
l'homme « n'est pas tant porteur de la différence ontologique que
porté par elle. » 1 Il conclut, en effet, que l'homme « ne
peut être que transparence, ou obstacle à la transparence, plus ou
moins docile à la lumière, éclairé, et non pas
éclairant. Sur ce point la modification par rapport à Sein
und Zeit, où le Dasein était essentiellement «
découvrant », et la Lichtung, la lumière
éclairante, apportée par lui - est complète.» En
vérité, le Tournant de 1936 ne crée aucun nouveau «
rapport de force» entre les termes de la différence ontologique.
L'homme n'est pas porté à la docilité par cette
différence. Il ne s'efface pas au profit de l'Etre car la
différence ontologique persiste même lorsqu'il se tient dans
l'éclaircie de l'Etre. Dans l'ek-stase l'Etre n'absorbe pas l'homme; ce
dernier ne devient pas transparent, sans quoi la différence ne serait
plus. « Bien plutôt veut-elle dire que l'homme déploie son
essence de telle sorte qu'il est le « là », c'est-à-
dire l'éclaircie de l' Etre. »2 Le Dasein n'est
pas comme éclairé par une source lumineuse, il n'est pas un objet
visé par « l'Ïil de l'Etre », de la sorte rendu «
subtil » par l'écrasante potence de l'Etre. Il n'est pas non plus
néantisé par le déploiement de sa relation à l'Etre
(voir à ce sujet le commentaire du § 85). Bien au contraire,
l'homme est lui-même le « là », la Lichtung
dans son sens premier : la clairière, la percée de
lumière. Le « da» indique le lieu où l'Etre
s'éclaircit; se tenant en la Lichtung, l'homme n'est pas comme
frappé de lumière3, mais plutôt il est sa
profusion dans la clairière.
« Ce qui est essentiel, ce n'est pas l'homme, mais l'Etre
comme dimension de l'extatique de l'ek-sistence. »4 L'homme
reste présent dans ce qu'il y a d'essentiel comme terme de
l'ek-sistence. Son humilité ne provient pas de la vanité de cette
eksistence5, ni de sa volatilité devant l'inexpugnable
vérité de l'Etre6, ni même de l'indigence
logico-métaphysique dans laquelle se trouve la pensée
aujourd'hui, mais
1 Michel Haar, Heidegger et l'essence de
l'homme, p. 99.
2Lettre sur l'humanisme, §15.
3 Illumination mystique assez impropre à
Heidegger.
4Lettre sur l'humanisme, §28.
5 Elle n'est pas vaine: cf. chapitre sur le
possible.
6 Un penseur essentiel participe dans son dire de
l'histoire de cette vérité.
du fait que « Précisément nous sommes
sur un plan où il y a principalement l 'Etre. »1 Sans Etre,
pas de don, de revendication, de relation, d'ek-sistence, d'essence de l'homme
: pas d'homme.
C'est le sens même de la dignité humaine qui
prend le tournant de l'Ereignis. Car, au sens métaphysique,
c'est «à l'avantage de l'homme, pour que brillent par son
activité civilisation et culture »2 que son essence se
voit gonflée de déterminations diverses Ð dépendantes
alors de la civilisation et de la culture dans lesquelles navigue la
pensée. Nous l'avons vu déjà: l'humanisme veut faire faire
à l'homme ce que son pouvoir laisse deviner. Il s'inscrit toujours dans
un mouvement progressiste dont les novations jalonnent à leur
tour l'émergence de nouveaux possibles. L'inflation de ces possibles
conditionnés par la technique s'appelle «l'arraisonnement ».
L'essor de l'homme passe par celui de la société. Aussi, l'homme
social se voit ainsi conférer une valeur dite essentielle: la
civilité. Il n'est homme que pour autant qu'il s'adonne à
l'humanité. Il n'est rien en dehors d'elle, et l'humanisme traitera
toujours l'homme comme partie d'un tout. Rapporté à un ensemble,
il n'est pas susceptible d' «authenticité » ou d'
«inauthenticité» à titre individuel, ces termes
n'impliquant « aucune différence morale-existentielle ou
«anthropologique». Ils désignent cette relation
«extatique» de l'essence de l'homme à la vérité
de l 'Etre qui reste encore à penser avant toute autre chose, parce
qu'elle est jusqu'ici demeurée celée à la philosophie.
»3 Il n'est pas dit, en effet, que l'homme authentique soit en
fait l'homme seul. Mais si l'on essaie de penser l'homme seul Ð en vue
d'une ontologie fondamentale Ð nous en arrivons à des conclusions
fort différentes.
Jamais, de fait, « la philosophie n'a-t-elle pensé
l'homme isolément. Le zôon politikon, la créature
faite à l'image de Dieu, le sujet porteur de sa propre loi, la loi
morale Ð ces définitions de l'homme comme toutes les autres se
réfèrent chaque fois à une totalité : celle de la
polis, celle de la création, celle des objets soumis à
des lois. La métaphysique situe l'homme dans sa relation à la
totalité et à la mesure des choses; à plus forte raison
quand elle prend son point de départ comme Spinoza dans cette
totalité. La phénoménologie en saisissant l'homme comme
être-au-monde Ð bien qu'elle pense le monde comme horizon ou
réseau de relations et non comme totalité objective Ð ne fait
que radicaliser l'approche métaphysique. Pour cette dernière, il
n'y a pas là «un abîme de difficultés». Cet
abîme ne s'ouvre que lorsque nous n'avons plus affaire à un
concept purement ontique de l'homme. L'homme cesse d'être un étant
dont on peut faire une étude séparée, cesse d'être
l'objet de l'anthropologie, que l'on rangera ou non dans sa totalité.
»4
Si rassemblement il devait y avoir, ce ne pourrait être
sur le fondement d'une collectivité, mais sur celui de la solitude de
l'homme, de sa finitude. La mise en commun n'est pas une vue pratique,
une illumination politique, mais la solidarité
nécessaire pour que l'homme Ð tous les hommes Ð déploie
son essence en vue de son destin.
1Lettre sur l'humanisme, §29.
2Lettre sur l'humanisme, §19. 3Lettre
sur l'humanisme, §25. 4 Michel Haar, Heidegger et
l'essence de l'homme, éd. Million, p. 115.
36. L'ek-sistence n'est pas l'existentia
(monde et univers environnant)
Dans la conférence Qu'est-ce que la
métaphysique ? (Questions I, p. 35), Heidegger écrit :
« L'homme seul existe. » « Seul l'homme meurt. » 1 Peut-on
assigner à Heidegger un anthropocentrisme à ce point violent que
la négligence du reste du vivant, de ce qui en l'homme même est
organisme, fait de sa pensée la plus au-delàde-la-physique qui
soit? Sommes-nous placés sur le domaine aride qui effraie et
déroute?
Das « da» sein, être le « là
», d'une part, et das Dasein, l'être-là, d'autre
part, ne font qu'un. Si exister devait se comprendre comme la faculté
d'être là, l'ek-sistence fait de l'homme le là
même. Etre là ne s'entend plus comme la
présence d'un être à son milieu, mais comme celui qui se
tient dans l'éclaircie de l'Etre. La divinité est plus proche de
ce lieu, de l'homme, que toute autre chose (notamment étante). « Il
pourrait sembler que l'essence du divin nous fût plus proche que cette
réalité impénétrable des être vivants
»2 Un fois encore, il est bon d'évoquer le Geviert
de l'Etre qui donne comme s'éclairant l'un l'autre le ciel, la
terre, les divins et les mortels. La cohésion des Quatre se donne comme
« monde ». Dire: « là », c'est
désigner tant l'homme que le sacré, c'est-à-dire, en
définitive, l'Etre. Ce « là » est monde pour
l'homme. Il est le ek en vue duquel sa - sistance west.
L'énigme de l'Etre repose au (de-)là.
L'existentia, au contraire, place l'homme dans un
univers environnant, au même titre que les autres êtres vivants.
« Dans ce mot «univers environnant» se concentre bien
plutôt toute l'énigme du vivant. » 3 Celle-ci repose dans
l'étant. L'existentia est bien une réponse à la
question de savoir si l'homme est réel ou non, mais ne permettra jamais
de formuler un propos portant sur son essence, sur le langage, ou bien sur
l'Etre. La stérilité de « l'Etre conçu comme actus et
potentia, opposition qu'on identifie avec celle d'existentia et
d'essentia »4, empêche de comprendre
réalité et possible - la question de la réalité
intéresse finalement assez peu Heidegger, qui ne s'applique pas à
interroger ici le surgissement d'un étant parmi les autres, mais
plutôt ce que sont une essence, l'homme et le monde. Rien ne
recèle la possibilité de l'ek-sistence, elle n'est pas rendue
possible par une quelconque actualisation - ce n'est pas même l'Etre qui
rend l'ek-sistence possible, car sans l'ek - sistence il n'y aurait, à
la rigueur, pas de possible possible.
La question charnière se situe au niveau de ce que l'on
entend par « monde ». Si l'on considère ce monde comme la
collection des étants, le milieu du vivant, le trait de
l'humanité par excellence, le monde dont l'attribut premier est la
réalité, le monde comme ce qui s'oppose au « céleste
», au « spirituel », le monde comme le théâtre des
causes et de leurs conséquences, le monde comme ce qui vise toute forme
de communication, alors nous désignons en fait ce que Heidegger appelle
« univers environnant ». Ce concept, loin d'être vide et
facilement récusable, recouvre tout ce dans quoi évolue
l'animalitas et les étants sous leur jour organique. Cet univers est
celui des animaux et des hommes lorsqu'ils sont analysés en termes
d'homo animalitas (leur versant mécanique tant au sens moteur
qu'au sens logique du mot). Il est ce dans
1 Essais et Conférences, p. 235.
2Lettre sur l'humanisme, §15. 3Lettre
sur l'humanisme, §15. 4Lettre sur l'humanisme,
§3.
quoi la métaphysique a placé l'homme. A la merci
d'une causalité systématique, cet univers demande une Causa
Prima qui, parce qu'elle s'intègre dans cet ordre causal, est un
étant, mais qui, pour autant, ne s'aliène pas dans le divers
sensible, le périssable
1
donné matériel : cette cause première e
st Dieu. Il est le Transcendant métaphysique incontestable (cf. la
métaphysique comme onto-théologie). Mais nous sommes loin de la
conception heideggérienne du monde que nous voyons rappelée au
§62 de notre Lettre. L'être-au-monde n'est pas la
présence d'un étant aux autres étants car «monde ne
désigne absolument pas un étant ni aucun domaine de
l'étant, mais l'ouverture de l'Etre. » Il est le « ek »,
«l'au-delà à l'intérieur de l'ek-sistence et pour
elle.»
37. L'existentialisme est-il un humanisme ? (18 et
19)
L'humanisme n'est pas seulement une question sur l'essence de
l'homme car il met aussi en jeu des notions telles que l'existence, l'agir, la
pensée, le langage,
etc. il n'est donc pas inutile de bien
préciser ce que Heidegger entend par «ek-sistence» avant que
ne commencent les révolutions humanistes. Le bref passage des § 18
et 19 est une condamnation sans détour de la lecture que Sartre aura pu
faire de Heidegger. Le but n'est pas ici de montrer comment Sartre a pris ses
distances par rapport à Heidegger2, mais plutôt comment
c'est à tort qu'il s'en est réclamé. Heidegger
connaît-il L'existentialisme est un humanisme (prononcé
en 1945) lorsqu'il écrit sa Lettre sur l'humanisme (1946)? Il
ne semble pas que ce soit le cas - il l'aurait sans doute mentionné.
Toujours est-il qu'il y répond, ne serait-ce qu'en se fondant sur
L 'Etre et le Néant. Dans sa lettre à
Jean Beaufret du 23 novembre 1945, il écrit: «Je pressens, pour
autant que j'aie pu m'en rendre compte depuis quelques semaines seulement,
dans la pensée des jeunes philosophes de France, un élan
extraordinaire qui
1 Chez Saint Thomas, la métaphysique de
l'être en tant qu'être culmine dans la distinction de l'essence et
de l'existence qui comprend deux moments corrélatifs : d'une part chez
l'Etre premier, identité absolue de l'essence et de l'être; de
l'autre, chez tout sujet créé, composition d'essence
(manière d'être) et d'être au sens d'acte participé.
L'acte d'être est une perfection participée et, pour l'homme, un
agir d'ordre essentiellement dynamique où l'intellect animateur se
subordonne aux formes intelligibles qui viennent l'actuer.
2 Sartre contre la conception du Rien chez Heidegger :
« Sans nul doute, Heidegger a raison de d'insister sur le fait que la
négation tire son fondement du néant. Mais si le néant
fonde la négation, c'est qu'il enveloppe en lui comme sa structure
essentielle le non. Autrement dit, ce n'est pas comme vide
indifférencié ou comme altérité qui ne se poserait
pas comme altérité que le néant fonde la négation.
Il fonde la négation comme acte parce qu'il est négation
comme être » (L'Etre et le Néant, Paris,
1943, p. 46). Les limites relevées dans la pensée de ce dernier
cachent mal les préjugés dont Sartre est encore la victime.
«Heidegger voit bien que la réalité humaine, par qui les
questions viennent au monde, a affaire au néant, qui se
révèle à elle dans l'expérience de l'angoisse. Mais
il n'a pourtant de cesse de voiler ce néant. C'est ainsi qu'il
décrit le Dasein (existant humain) en termes pseudo-positifs,
qui tous masquent l'agissement d'un négatif: Heidegger dira qu'il est
« souci », qu'il est « êtredes-lointains », mais
jamais que pour pouvoir se soucier, ou être soi à distance de soi,
il doit ne pas être ce qu'il est, être ce qu'il n'est pas. Cette
éclipse du négatif comme spécificité effective de
l'homme ouvre la voie à une conception contemplative et quasi
théologique de la pensée, où la « question de l'Etre
» ne renvoie pas à une activité du Dasein, mais
à l'élection que lui dispense l'Etre, et grâce à
laquelle il lui est donné de pouvoir se mettre attentivement à
Son écoute. Sartre, lui, insiste au contraire sur le pouvoir de rupture
actif et résolument anthropologique qui anime la question: « Cette
possibilité pour la réalité humaine de
sécréter un néant qui l'isole, Descartes, après les
stoïciens, lui a donné un nom : c'est la liberté. » (in
L 'Etre et le Néant , p. 59) » (in Gradus
Philosophique, p. 680-681). Pour ce qui est de « l'éclipse du
négatif» et « l'agissement d'un négatif», nous
renvoyons au commentaire des §85 et suivants ; la « conception
contemplative » et « activité du Dasein »
à l'analyse de l'agir que nous avons déjà donnée;
«quasi théologique » à ce que nous venons de dire dans
le paragraphe précédent; «la liberté» au
commentaire des §82, 6 et suivants: «La liberté contractuelle
», ainsi qu'aux diverses rétrospectives historiques touchant bien
souvent à cette notion.
montre bien qu'en ce domaine une révolution se
prépare. » 1 Mais le cas Sartre se résume à une
révolution dans un verre d'eau. La seule digne de ce nom concernerait la
métaphysique prise dans son ensemble.
L'existence, au sens où Sartre l'entend, est
résolument réelle, en situation. LÕon pourrait
aller jusqu'à dire que le seul rapport quÕelle (et non
pas la réalité-humaine) entretient avec lÕEtre se joue par
l'entremise de l'essence, laquelle n'est pleinement essentielle qu'au jour
où s'éteint l'existence, c'est-à-dire la mort. Que
reste-t-il donc dÕontico-ontologique dans ce concept d'existence?
L'homme est responsable de son essence, de ce que
devient l'homme. Cette responsabilité résonne comme le
souvenir du « souci de... », du « souci pour... » chez
Heidegger, dans la mesure où l'homme se porte garant du
déploiement - il s'agit du déploiement d'une chose en son essence
chez Heidegger, et du déploiement d'une existence en vue de lÕes
sence chez Sartre. Cette responsabilité revêt
nécessairement un tour éthico-politique puisque seule l'action
signale son effectuation. L'angoisse, chez Sartre, est toujours liée
à un choix: «elle fait partie de l'action même.» C'est
parce que mon essence est impliquée, et avec elle celle de tous les
hommes, que je m'angoisse. Elle fait retour sur l'être que je suis et
dont l'ipséité est en question. Le Dasein a à
être dans un monde qui est lui-même contingent dans son être.
Sartre tient que la puissance du néant dont l'angoisse témoigne
ne peut pas lui être attribuée comme si c'était un
corrélat intentionnel de la transcendance elle-même. De plus,
comment, dans le cadre heideggérien, rendre compte de la relation entre
le néant tel qu'il se manifeste dans l'angoisse et ces « petits
lacs de non-être que nous rencontrons à chaque instants au sein de
l'être »?2 Sartre vise ici les négations telles
qu'elles se rencontrent dans le monde: «Faut-il vraiment dépasser
le monde vers le néant et revenir ensuite jusqu'à l'être
pour fonder ces jugements quotidiens ? » 3 Mais sÕil nÕy a
pas de nature humaine4, pas non plus de morale
générale5, quelle vie vise la somme de mes actes ?
Pour-quoi, si tout reste à faire, devrai-je m'angoisser? La
peur de rater sa vie peut-elle fonder une ontologie dont Sartre se
réclame et qu'il pense même parvenir à enrichir avec de
pareilles idées? Le projet originel de Sartre ne s'ordonne pas à
la mort comme c'est le cas de l'être-pour-la-mort de Heidegger, et
l'angoisse s'adresse à la liberté - on pourrait parler
d'être -pour-la-vie. La mort est considérée comme un fait
qui n'influence pas primordialement l'existence. Aucun destin ne lie
la vie à la mort. A coup sûr le renversement du rapport de
l'existence à l'essence n'aura-t-il pas tiré la
métaphysique du destin dans lequel lÕEtre est pris. Le fond
impulsif qu'est le projet originel chez Sartre ne comporte rien qui permette
à l'homme d'entretenir avec lÕEtre quelque relation que ce soit
(la revendication amoureuse). L'existence ainsi comprise interdit l'engagement
de lÕEtre.
«Sur ce plan où il y a seulement des hommes
»6, le projet originel crée l'homme,
création au sens presque ouvrier que Sartre veut lui donner7.
Il s'agit dÕun
1Q.III.p. 130
2 L'Etre et le néant , p. 55.
3 Ibid.
4 L'existentialisme est un Humanisme, p.
49.
5Ibid. p. 46.
6Lettre sur l'humanisme, §29.
7 Dans une revue en ligne du nom de Sens Public
(2ème numéro), Gérard Wormser tente de
réhabiliter l'entreprise sartrienne et note: «La seule phrase de
Sartre citée par Heidegger, extraite de L'existentialisme est
un
véritable travail sur l'homme (comme la
matérialisme et l'action de l'homme sur la nature). Mais de cette
nature, du travail et de la création ainsi supposés, Sartre ne
retient que les hommes. Une telle conception de l'existence, si elle pense
redonner à l'homme une place centrale, l'isole en vérité
de lui-même (de son essence à laquelle il n'accèdera pour
ainsi dire jamais). Le projet extatique, au contraire, le place directement
dans cette harmonie qui l'amène à penser que l'Etre est.
«Mais ce projet ne crée pas l'Etre. » 1 L'homme ne crée
rien, il découvre. La vérité de l'Etre, tout comme les
vérités éternelles et donc préexistantes chez
Platon, n'est pas le fruit de recherches protocolaires (où le
résultat est construit de toutes pièces par l'outillage, et s'en
trouve plus l'expression qu'une vérité inconditionnée et
inconditionnelle - elle
2
relève quasiment du sophisme) . A ce titre le projet
n'est pas à l'initiative de l'homme, mais pro-vient (ent)
l'Etre. 3
du jet ( Wurf ) deL'homme est jeté dans le
projeter par (pro) l'Etre. L'Etre destine, et l'homme projette. Mais
ce projet ne varie pas d'un individu à un autre car, de nature
extatique, il est l'essence de l'homme. L'on ne choisit pas l'ek-sistence - si
c'était
le cas nous devrions également choisir ses moyens et
méthodes, et la rendrions protocolaire. Nous ne choisissons pas
notre ek-sistence.
L'humilité à laquelle nous invite Heidegger est
en vérité bien plus active que l'action selon Sartre, le
délaissement et l'angoisse bien plus wesentlich que ce que
Sartre leur donne de conséquences sur l'existence. Il s'agit visiblement
d'un contresens sur le mot Dasein, que Sartre comprend comme
«me voilà!» plus que comme
«être-le-là» ou «
réalité humaine »4. Il écrit
à la page 37 de L'existentialisme est un humanisme : «
Lorsqu'on parle de délaissement, express ion chère à
Heidegger, nous voulons dire seulement que Dieu n'existe pas. » Le
délaissement chez Heidegger ne se résume pas à l'absence
de Dieu, c'est une évidence - le destin de l'Oubli de l'Etre ne commence
pas avec « Dieu est mort ». Par ailleurs, lorsque Heidegger
écrit que Dieu n'existe pas, il indique par là que Dieu ne se
tient pas dans l'instance extatique de l'ouverture de l'Etre; non pas qu'il
n'est pas de notre monde, bien au contraire - il est, et cela bien
plus que ce que l'on ose s'imaginer, et sous des formes bien différentes
que celles, folkloriques, données par la canonique chrétienne.
Dieu entre dans la métaphysique aux dépends d'auteurs tels Sartre
trop heureux de sauter sur cette aubaine nietzschéenne... Et Heidegger
de s'élever contre l'utilisation abusive
humanisme, se ré duit au constat selon lequel
«nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes »,
situé dans un contexte évoquant non pas l'ontologie
phénoménologique de Sartre, mais se contentant d'expliciter du
point de vue de la conscience commune l'attitude interrogative, dubitative,
adoptée par la pensée existentielle, par exemple chez
Dostoïevski. Heidegger semble donc lire Sartre à travers cette
conférence mineure plutôt que dans son exposé principal,
qui est sur de nombreux points assez parallèle à celui de
Heidegger. Quand ce dernier déclare en 1946 que « l'être
vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser »,
parce qu'il est doté d'une Umgebung, d'un univers environnant «
sans être jamais librement situé dans l'éclaircie de l'Etre
» (L 'Etre et le Néant, p.65), Sartre pourrait
aisément se reconnaître.»
On peut lire dans le même article ceci: «Gadamer
disait en 1987 à Francfort, au cours d'un vibrant hommage à la
pensée de Sartre, que Heidegger n'avait pas lu ce dernier, et lui avait
offert sans en avoir coupé plus de quelques pages, l'exemplaire de L
'Etre et le Néant qui lui avait été adressé...
et sur lequel il avait calé. »
1 Lettre sur l'humanisme, §33.
2 Cf. §1 «L'élément des
sciences et l'expérience. »
3 Peut-on se permettre la compara ison : Mozart, dans
ses moments d'inspiration, se sent comme envahi d'évidences qu'il ne
s'agit plus alors que de retranscrire le plus fidèlement. Il ne se
creuse pas douloureusement, c'est la musique qui vient à lui. Elle se
pro-pose et Mozart se trouve jeté dans le projet de
l'écrire par sa
«vérité » même.
4Lettre à Jean Beaufret du 23 novembre
1945, in Q. III., p. 130.
de son nom figurant là comme force de vente, argument
publicitaire! Car la divinité touche en son fond lÕek-sistence en
tant que le Heile est le là extatique du
Dasein. Qu'il est facile de s'écrier que «Dieu est
mort» lorsque n'est pas encore pensée l'essence du sacré
!
Lorsque Heidegger écrit: «La «substance»
de l'homme est l'existence »1, c'est l'occasion pour lui de
s'apercevoir du danger des auteurs ayant le sens de la formule. C'est
d'ailleurs pourquoi nous écrivons toujours, dans notre présente
étude, «eksistence» lorsqu'il s'agit de lÕin-stance
extatique dans la vérité de lÕEtre, et « existence
» lorsqu'elle est comprise comme du couple esse existentia-esse
essentia. De même, « substance » est entre guillemets dans
les formules de Sein und Zeit, et cela pour bien indiquer qu'il s'agit
d'une réduction abusive, pour les besoins de la formule, d'une
expression plus longue (et donc moins percutante): «la manière
selon laquelle l'homme dans sa propre essence est présent à
lÕEtre. » De tels énoncés mérites toujours une
traduction; c'est l'objet de cette Lettre, et une manière pour
Heidegger de se repentir d'avoir usé de son sens de la formule. La
formule est comme un piège qui cherche à capter l'attention du
lecteur, mais qui l'égare en fait sur les routes de l'inattention.
Notons que l'effort entrepris par Heidegger sur la langue s'explique par ce
type de méprise ; dès lors qu'on emploie des mots courants (trop
courants), lÕon s'expose à la radicalisation publicitaire que le
langage effectue sur lui-même, et comme «malgré lui ».
C'est afin lui de préserver son innocence que Heidegger puise dans les
ressources de la langue allemande et crée de nouveaux mots; ils n'ont
pas de «contre » au sens qu'il leur donne.
«Das «WesenÓ des Daseins liegt in seiner
Existenz. »2 Une fois remplacé le mot «
Existenz », se trouve disculpée la pensée
heideggérienne de tout existentialisme. Cette philosophie voudrait, si
on la transposait avec le vocabulaire propre à Heidegger, que
lÕin-stance extatique dans la vérité de lÕEtre
précède l'essence du Dasein, c'est-à- dire la
présence à lÕEtre dans son ouverture. Nous voyons bien
comment lÕun ne peut précéder l'autre, l'idée de
présence rendant impossible l'opposition traditionnelle entre
esse existentia et esse essentia . Bien sûr le verbe
« liegen » (reposer, résider, mais plus
généralement être placé, être situé)
n'indique pas l'identité (essence=existence) ; mais si la relation de
l'homme à lÕEtre (ek-sistence), et celle de lÕEtre
à l'essence de l'homme, s'effectuent par la pensée (essence de
l'homme), le langage (maison de lÕEtre et abri de
l'homme3)4
stigmatise leur indissoluble con-commitance .
L'essence de l'homme ne se déploie pas dans l'exercice
répété de lÕek-sistence. Ce n'est pas toutes les
fois que j Õek-siste que je me rapproche un peu plus de mon essence
déployée. A supposer que la pensée se tienne dans
l'éclaircie de la vérité de lÕEtre, état de
lieu pour le moins improbable aujourd'hui, et à supposer que je sois un
dépositaire de cette pensée, que ce soit par ma bouche que sorte
le silence de la langue ciselée de la vérité de
lÕEtre, mon essence ne sÕen trouverait pas essentiellement
modifiée. Ce ne serait pas non plus une conséquence sur le
déploiement de mon essence qui s'est déjà,
1Sein und Zeit, p.42, 117, 212, 314, etc.
2 Sein undZeit, p. 42, etc.
3 Cf. « liegen» au sens de
résider.
4Nous utilisons ce mot en mesurant le risque qu'il
présente ; mais si c'est un acte que lÕon commet, que l'essence
de l'agir est l'accomplir, et que accomplir signifie : déployer une
chose dans la plénitude de son essence, nous nous permettrons l'emploi
de ce mot. Mais ce quÕil indique d'important ici, c'est
l'impossibilité pour lÕek -sistence de précéder
l'essence du Dasein.
ce faisant, déployée. LÕek-stase ne cause
ni n'est causée. De même que dans un espace euclidien deux droites
parallèles jamais ne se rencontreront, de même jamais l'essence de
l'homme et lÕek-sistence ne vont-elles inter-agir l'une sur l'autre.
Elles vont, ensemble, suivant un destin commun, et l'une serait
impensable sans l'autre (car c'est leur destin qui est pensé).
L'essence de l'homme repose dans la relation que ce dernier
entretient avec lÕEtre: elle ne peut pas plus avoir de relation avec
lÕEtre quÕavec elle-même - une pareille chose supposerait
un dédoublement, un sortir de soi que n'effectue pas le « ek»
de lÕek-sistance. C'est le Dasein qui se tient dans le
là, non pas son essence qui s'est fait autre. De même
n'est -il pas aisé de demander comment lÕEtre se rapporte
à lÕek-sistence1 : parce que celle-ci est un rapport,
son rapport à lÕEtre sera également un rapport à un
rapport. Le rapport de lÕEtre à lÕek-sistence est
lÕEtre lui-même en tant qu'il rap-porte à soi2
lÕek-sistence, et la ramène à soi3 au sein de
l'étant. LÕEtre ne se mêle pas d'étant. Il
n'entretient de rapport qu'avec le rapport entre lui-même et
l'étant remarquable. Parce qu'il est lÕun des termes du rapport
qu'est lÕek-sistence, lÕEtre ne peut se rapporter à
lÕek -sistence qu'en se rapportant à lui en même temps
qu'au Dasein. C'est parce que lÕEtre a un rapport à
lÕek-sistence qu'il se destine lui-même (sans quoi il ne pourrait
se viser). C'est parce que lÕEtre a un rapport à
lÕek-sistence que l'homme le soutient extatiquement, c'est-à-dire
l'assume dans le souci.
L'essence du-là4, c'est
d'être là5. Le seul rapport qu'entretiennent
l'essence et lÕEtre repose dans le là. L'essence du
Da-sein, c'est lÕek-sistence. Da,
ek, et in peuvent, dans certains contextes, se valoir. Nous
pourrions fort bien rencontrer le mot da-sistence, par exemple.
LÕek- et lÕin-sistance y trouveraient la
conjointure que Heidegger cherche à leur donner.
L'existentialisme se base sur une conception très
limitée de l'existence dont l'étante quotidienneté ne
place jamais la pensée dans son élément, l'homme dans son
essence. « Ce qu'on appelle «existence privée» n'est
toutefois pas encore l'essentiel, le libre être-homme. »6
Partant, les conceptions de l'homme, de son humanité, de sa
dignité, de sa liberté sÕen trouvent également
erronées. Qu'il s'agisse d'humanisme ou bien de toute autre chose, ce
qui se fonde sur la proposition «l'existence précède
l'essence» est comme irrecevable. SÕil s'agit bien pour Sartre de
découvrir la liberté humaine à laquelle m'accule le projet
originel de mon existence, si je contribue par mes choix à mon essence
et celle de l'homme en général, alors nous avons bien affaire
à un humanisme, mais un humanisme dans le sens où le mot
même ne doit pas être maintenu, un humanisme métaphysique
participant lui aussi à l'histoire de l'oubli de lÕEtre.
DÕun point de départ métaphysique, tout sera en
chaîne métaphysique. Nous ne dirons donc pas que l'existentialisme
n'est pas humaniste, car nous utiliserions deux
1Lettre sur l'humanisme, §24.
2LÕEtre.
3 LÕek-sistence.
4 Traduction proposée par Heidegger, Q.
III, p. 130: le-là. L'essence de le-là, en
français correct du-là. Nous gardons le u en
italique pour rappeler qu'il s'agit toujours ici du Dasein et non
seulement du da. Le trait d'union va dans le même sens.
5 Se tenir dans l'éclaircie de
lÕEtre.
6Lettre sur l'humanisme, §4.
champs lexicaux différents. Ce serait utiliser le mot
existentialisme au sens de Sartre, et le mot humanisme au sens où
Heidegger l'entend (ou ne l'entend pas...). Or Heidegger renonce à
l'emploi justifié de ce mot, et le déchoie donc ainsi à
ses tenants - tel Sartre. Lorsque nous disons «humanisme », ce ne
peut être que dÕun point de vue métaphysique, jamais de son
dépassement, et il n'est que trop vrai que l'existentialisme est un
humanisme. Mais, ce disant, lÕek-sistence et lÕhomo humanitas
restent encore impensés. L'existentialisme, parce qu'il est
métaphysique, ne peut être qu'un humanisme, et
réciproquement. C'est pourquoi Heidegger ne dit pas que telle
philosophie n'est pas un humanisme véritable (il faudrait alors lui
donner une définition), mais il demande si le mot même doit
être maintenu.
38. La théologie
Dans Identité et Différence (1957) se
trouve un chapitre sur la constitution onto - théologique de la
métaphysique faisant échos à la conférence de 1929,
Qu'est -ce que la métaphysique? Heidegger y décrit la
métaphysique comme ontologie et théologie dans la mesure
où celles-ci «sont des «logiesÓ pour autant qu'elles
approfondissent l'étant comme tel et qu'elles le fondent en raison dans
le Tout. » 1 «La métaphysique pense l'être de
l'étant aussi bien dans l'unité approfondissante de ce qu'il y a
de plus universel, c'est-à-dire de ce qui est également valable
partout, que dans l'unité, fondatrice en raison, de la totalité,
c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus haut et qui domine tout. Ainsi
d'avance l'être de l'étant est pensé comme le fond qui
fonde. »2
L'essence, ainsi cantonnée à l'étant, ne
peut être déterminée à partir de lÕEtre, mais
seulement à partir de lÕesse essentiae ou l'esse
existentiae. La métaphysique est théo-logique non pas parce
qu'elle intègre Dieu dans le rapport quÕelle établit
à l'étant - une métaphysique peut être athée
- mais parce qu'elle vise la totalité de l'étant dans son
unité, «laquelle unit en sa qualité de fond producteur.
» 3 La philosophie, jusqu'alors toujours métaphysique, trouve
là le fond encore impensé de son unité, de son
homogénéité. Alors seulement se produit l'entrée de
Dieu dans la philosophie: «le propos essentiel de la pensée,
l'être comme fond (...) se présente à nous comme la Chose
primordiale, la causa prima, (...) causa sui . C'est
là nommer le concept métaphysique de Dieu. »4
C'est avec raison que Heidegger se défend sur-le-champ
d'une interprétation théologique de sa pensée lorsqu'il
écrit que «la pire méprise serait de vouloir expliquer cette
proposition sur l'essence ek-sistante de lÕhomm e comme si elle
était la transposition sécularisée et appliquée
à l'homme d'une pensée de la théologie chrétienne
sur Dieu (Deus est suum esse) ; car lÕek-sistence n'est pas
plus la réalisation d'une essence, qu'elle ne produit ni ne pose
elle-même la catégorie de l'essence. »5 LÕEtre, contre
toute apparence, ne signe pas l'entrée de Dieu dans la pensée
heideggérienne. Pourquoi? Parce qu'il n'est pas le fond qui fonde
tout6 - la question de la relation de lÕEtre à la
chose ou à l'essence d'une chose reste absente et lÕEtre
nÕy
1Q.I.p.293.
2 Q. I. p. 292.
3 Q. I. p. 289.
4 Q. I. p. 294.
5Lettre sur l'humanisme, §16.
6 Lettre sur l'humanisme, §22.
trouve donc pas de place fondatrice. Il n'est pas la
urspr·ngliche Sache de l'étant pris dans sa
totalité. LÕek-sistence ne pose pas la catégorie de
l'essence car son caractère remarquable, unique, ne permet aucune
«traduction» pour les autres étants dont l'essence ne saurait
consister en la relation entre les termes de la différence ontologique.
C'est la différence entre la différence ontologique d'une part,
et la différence entre l'être et son étant ou
l'étant et son être, d'autre part, différences ne se
faisant nullement échos l'une à l'autre, qui empêche
à lÕEtre d'étendre son empire sur l'étant comme une
onto-théo-logie seule peut le faire. Le §64 dit quÕ «
avec la détermination existentiale de l'essence de l'homme, rien n'est
encore décidé de lÕ « existence de Dieu» ou de
son « non-être », pas plus que de la possibilité ou de
l'impossibilité des dieux. Il est donc non seulement
précipité, mais erroné dans sa démarche même,
de prétendre que l'interprétation de l'essence de lÕhomme
à partir de la relation de cette essence à la
vérité de lÕEtre est un athéisme. » De
même : « Le dieu vit-il ou reste-t-il mort? NÕen
décident ni la religiosité des hommes ni, encore moins, les
aspirations théologiques de la philosophie et des sciences de la nature.
Si dieu est dieu, il advient à partir de la constellation de
lÕEtre et à l'intérieur de celle-ci. »1
Que Heidegger s'abstienne de juger de l'existence de Dieu ne
l'engage sur aucun sentier religieux, mais laisse ouverte la voie d'une
pensée du sacré, préalable à toute
considération religieuse. Le premier problème que Heidegger
dérive de l'absence de pensée véritable de l'essence du
sacré, c'est l'accession de Dieu au statut de valeur (« la plus
haute valeur»; c'est là « dégrader l'essence de Dieu.
», §61). Chercher à déterminer une existence de Dieu,
c'est le ranger parmi les étants, c'est-à-dire faire preuve de
cela même que l'athéisme désigne. Heidegger se montre
beaucoup moins athée que ceux qui lui en font le reproche.
Si le Dasein était exemplaire à
l'époque de Sein und Zeit, il a subi les affres du Tournant
pour finalement se retrouver isolé. De fait, « L'homme seul existe.
(É) Dieu est, mais il n'existe pas. » 2 L'existence, nous l'avons
dit déjà, n'est pas un prédicat
3
portant sur l a réalité d'une chose, mais ce
lieu où réside l'essence du Dasein . Non plus le
«est» n'indique-t-il la réalité d'une chose. Tout au
plus lÕétantité peut-elle faire sens, la question de la
réalité ayant perdu toute philosophique 4
pertinence . Car là
où le mot ne faillit pas, la chose est5.
Dieu (nom que prend la divinité chez les Chrétiens), au
même titre que toutes choses du monde, se trouve exclu de ce mode de
lÕEtre particulier; il ne se tient pas ouvert pour l'ouverture
de lÕEtre, il ne sÕy tient pas. Dieu ne peut pas se
laisser revendiquer par lÕEtre sans quoi il ne serait pas l'instance
suprême. Il n'est pas non plus ce vers quoi s'ouvre le ek, car
il entretiendrait alors une relation privilégiée avec un
étant particulier, relation incompatible à son rôle quant
à la totalité et à l'unité de l'étant. C'est
ce point précis qui empêche la pensée de Heidegger
d'être considérée comme théologie - l'étant
ne pouvant être ramené à une unité en raison de
l'essentielle et donc indéfectible différence entre
lÕhomme et les autres choses du monde - et qui empêche toute
onto-théologie de penser lÕEtre.
1Le Tournant, Q.IV, p. 320.
2Q.I.p.35.
3 Sein undZeit, p. 42.
4 Heidegger éclaire le sens que la tradition
métaphysique donne au mot existentia § 19 en indiquant
entre parenthèses : réalité. Le mot existence une fois
redéfini par l'auteur rend très secondaire la notion de
réalité. 5Acheminement vers la parole, p.
146.
Si c'est ce théologie qu'il s'agit, alors
peut-être faut-il la laisser s'exprimer. Nous prendrons comme ambassadeur
de la chrétienté saint Augustin (354-430), dont les
Confessions semblent correspondre à l'idée que Heidegger
se fait d'elle lorsqu'il écrit que « Le chrétien voit
l'humanité de l'homme, l'humanitas de l'homo, dans sa
délimitation par rapport à la deitas. Sur le plan du salut,
l'homme est homme comme «enfant de Dieu», qui perçoit l'appel
du Père dans le Christ et y répond. L'homme n'est pas de ce
monde, en tant que le «monde», pensé sur le mode
platonicothéorétique, n'est qu'un passage transitoire vers
l'au-delà. » 1 L'article d'Isabelle Bochet publié dans le
Gradus Philosophique explique que, pour Augustin «La condition
actuelle de l'homme est une condition d'errance : il se disperse et
s'aliène dans le sensible, il se méconnaît lui-même
et ignore Dieu, il éprouve une insatisfaction que rien ne peut
combler.» Augustin, se remémorant le vol des poires (livre II,
chap.VI, 12), refuse qu'on puisse faire le mal pour le mal : les vices sont des
imitations imparfaites des perfections de Dieu. «Tous, ils t'imitent de
manière perverse. » Dans le vol, c'est l'affirmation d'une
liberté souveraine qui est recherchée. L'on parodie la
liberté de Dieu, qui n'est soumis à aucune
loi extérieure à lui (livre II, chap. VII, 14).
L'on cherche à affirmer sa liberté en transgressant les lois
divines à l'instar d'Adam en mangeant le fruit défendu. L'homme
découvre par là qu'il n'est pas naturellement soumis aux lois,
mais que sa liberté ne parvient à exister qu'en prenant le contre
-pied de l'obéissance. La liberté humaine est faite pour Dieu.
L'homme «fait comme s'il pouvait se suffire, alors qu'il ne peut se
suffire que de Dieu. Il en résulte une aliénation progressive: en
projetant l'infini de son désir sur le fini, l'homme enchaîne sa
liberté au créé et devient esclave de la passion. La
dispersion dans le sensible le rend à son tour incapable de
connaître sa vraie nature et d'avoir de Dieu une idée juste.
[É] La grâce est la présence de Dieu, présence
aimante qui n'abandonne jamais l'homme. [É] L'initiative divine est
toujours première, mais elle sollicite une réponse libre, la foi
par laquelle l'homme adhère à la vérité
révélée et se conforme à la volonté
divine.»
La parenté entre ce qui vient d'être
exposé et la pensée heideggérienne ne doit pas laisser le
lecteur se méprendre. Il ne serait pas suffisamment pertinent de
démontrer qu'il ne s'agit pas, chez Heidegger, de religion. Le participe
présent de la présence «aimante» de Dieu (saint
Augustin) que nous avons analysé déjà chez Heidegger au
sujet de «la force tranquille du pouvoir aimant»; les notions d'appel
et de réponse; l'idée suivant laquelle la grâce est ce qui
rend à l'homme son librearbitre2; le triomphe de l'homme sur
l'attachement désordonné aux créatures qui l'avait
enchaîné; l'homme à nouveau ordonné à sa fin
transcendante... En vocabulaire heideggérien, on y reconnaîtrait,
en un mot, le déploiement de l'homme en son essence, c'est
-à-dire précisément l'objet de la lettre que nous
étudions présentement et, d'une manière plus
générale, le projet qui parcourt l'ensemble du travail de
Heidegger.
1 Sommes-nous tentés d'établir un
parallèle entre, d'une part, cette idée que l'homme n'appartient
pas au monde transitoire qu'est son passage sur Terre car cette collection
d'étants n'est pas monde à proprement parler et, d'autre part, la
distinction effectuée par Heidegger entre monde et univers environnant?
Certes, ces deux attitudes sont-elles le signe d'une sorte de méfiance
vis-à-vis de l'existence et de la vanité de la condition humaine.
Mais, à la vérité, la Transcendance vers l'au-delà
n'est qu'une représentation théorique de ce qui, par
défaut, doit être bon, une terre pour le Souvera in Bien dont
l'existence ne peut se limiter à ses manifestations humaines. Au
contraire, le monde de Heidegger n'est pas transcendant à
l'univers environnant, et il n'entre pas avec lui dans un rapport de
corrélation. Il n'y a pas de continuité entre ces deux plans tout
à fait distincts. Le premier relève de l'ek -sistence, le second
de l'existence (au sens sartrien).
2Saint Augustin, Les Confessions, IX, 1.
De même la fascination pour le langage poétique
de Heidegger n'est -elle pas étrangère à l'emploi de la
métaphore et de la fable dans les écrits bibliques. Mais, comme
nous le verrons dans le commentaire des § 64 et suivants, «rien n'est
décidé de « l'existence de Dieu », ou de son «
non-être », pas plus que de la possibilité des dieux.»
Si Heidegger ne pose pas la question de Dieu, c'est parce que,
méthodologiquement, nous n'en sommes pas encore arrivés
là. Saint Augustin n'aura pas pu penser et dire ce que doit nommer le
mot « Dieu » car il ne comprend ni l'essence de la divinité,
ni celle du sacré, ni celle de l'Etre. Son entreprise est toute
métaphysique, et intéresse l'étant (les Confessions
sont une autobiographie, ne l'oublions pas) plus qu'elle ne questionne
l'Etre. C'est en cela que cette philosophie sera humaniste : le souci est
réel (au sens latin: res), et la réinstauration de
l'homme dans son essence relève de la morale (vertus et salut), de
l'action. Nous disions qu'il ne serait pas suffisamment pertinent de
démontrer qu'il ne s'agit pas, chez Heidegger, de religion, cette
dernière n'étant qu'une partie de ce qui est en phase
d'être dépassé: la métaphysique. Ce n'est pas le
fait religieux en lui-même qui pose problème, mais le fait que
l'essence de l'homme y soit déterminée métaphysiquement.
Comme nous l'avons vu déjà, l'homme ne retrouve ici sa
dignité et sa liberté qu'en se soumettant à un ordre qui
le transcende en tant qu'individu. Par contre, et nous examinerons
prochainement cette question, le sacré (Heile) constitue une
pièce centrale de l'énigme de l'Etre, et son essence
préthéologique ne laisse d'être à-penser. Le
sacré destine, et nous verrons qu'en ce destin reposent la ruine et la
grâce. Ce grand mouvement de « restitution» à l'homme de
ce qui lui est primordialement dû constitue le paradigme humaniste.
L'homme s'est égaré dans la quotidienneté, et son fond le
plus propre doit lui être restitué. Un amour de soi (par
Dieu ou bien par l'humanité) termine la boucle de la
culture à la nature. C'est de cette dernière que Heidegger
cherche à se libérer.
VI. L'heur et l'infortune de
l'existence
«C'est en vain, ô hommes, que vous cherchez dans
vous-mêmes les remèdes à vos misères.» Pascal,
Apologie de la religion chrétienne
39.L'assujétion après la mort de
Dieu«
« On a exigé aussi de la philosophie qu'elle ne se
contente plus d'interpréter le monde et de se perdre en
spéculations abstraites; il s'agirait, au contraire, de transformer le
monde. Toutefois la transformation du monde ainsi évoquée suppose
d'abord que la pensée se modifie. » 1 Y parvient-elle en tentant
d'attaquer le fondement de ce qui, en elle, la constitue comme
onto-théologie, à savoir la foi en Dieu - au profit des
moyens de productions humains, par exemple? La pensée s'est-elle
rapprochée de la possibilité du dire de la vérité
de l'Etre, ou bien l'absence de la divinité a-t-elle
1 La thèse de Kant sur l 'Etre, Q. II,
p. 379. Heidegger ne parle pas ici de théologie, mais nous
détournons délibérément le sens du texte pour
l'insérer dans le contexte de l'absence de Dieu. Nous verrons que les
conclusions seront les mêmes, à savoir que la manière dont
la pensée se modifie n'est pas moins abstraite (ici: qu'elle n'est pas
moins théologique).
consacré la philosophie comme onto-théologie
finie? Si l'humanisme vise à rendre libre l'homme, il n'est pas
inopportun de demander de quoi il doit se libérer, si c'est d'abord
de Dieu, ou bien autre chose encore.
Si la tendance est à l'affranchissement, elle recouvre
cependant une forme d'assujétion à un autre pouvoir - ne
serait-ce que celui de l'homme lui-même. Dans les premiers élans
humanistes, nous avons vu comment, l'autorité des Anciens faisant foi,
l'ordre nouveau devait s'agencer, et ce dans le respect de la
chrétienté (par exemple). Invoquer un humanisme chrétien
ou marxiste revient à lier le sort de
1
l'homme à ce qui n'est pas strictement humain, à
le relativiser, à l'aliéner de nouveau ,
2
à masquer une contradiction par de nouvelles
mythologies . La dignité de l'homme ne se peut se trouver qu'au coeur
même de l'assujétion, thème que l'on reconnaît chez
Heidegger3. Quoiqu'il en soit, l'humanisme recèle une
contradiction interne qui mène inévitablement ses tenants
à la déroute de leur système.
A terme, l'humanisme ne peut conduire qu'au blasphème
suprême, la négation de Dieu, principe d'une renaissance du
discours, d'une reconquête de soi, et pas seulement: il conduit à
la destruction future du nouvel ordre qu'il établit. Un humanisme
dispose justement de ce contre quoi un humanisme prochain pourra se nourrir:
cette rébellion crispée est par essence transitoire et, du coup,
ne contient pas de pensée véritable de l'essence de l'homme, mais
seulement des dispositions politiques dites «d'opportunité ».
L'humanisme n'est, tout au plus, qu'une doctrine morale destinée
à supporter l'histoire de l'homme dans ses activités les moins
essentielles - les plus techniques.
L'homme, assuré de son existence, inséré
dans la réalité de son monde et de son histoire, revenu de
l'aliénation religieuse, est redonné à lui-même. La
« mort de Dieu» signifie la naissance de l'homme (naissance tardive
puisque la Renaissance s'efforçait encore de concilier Dieu avec les
nouvelles doléances de l'humanité). En rigueur, l'humanisme est
système de l'homme seul brisant tout lien de parenté avec la
nature
4
comme avec Dieu. L'homme ne fait pas nombre avec d'autres
êtres , il ne s'inscrit pas dans une hiérarchie mais, de par son
autarcie absolue, il est sa propre origine et sa propre fin. C'est pourquoi
l'humanisme ne peut définir l'homme que par sa liberté radicale,
par l'invention de soi. Absolument isolé dans sa parfaite
insularité, l'homme est son propre absolu, sa toute grande
indépendance. A l'image du Dieu inaccessible et privé d'essence,
il échappe aux prises du discours et demeure étranger à ce
qui n'est pas lui. Il est vrai que l'homme est multiple et que chacun
diffère de chacun.
Mais ces
1 L'on s'aliène à ce qui n'est pas soi,
à ce qui nous est étranger et nous fascine. En témoigne la
fascination pour le voyage. Le voyage est l'aliénation
délibérée à des conditions qui ne sont pas les
nôtres.
2 Claude Bruaire, «Absolu et humanisme », in
Encyclopédie Universalis.
3 Qu'appelle-t-on penser ?, p. 111 :
«Par la hiérarchie, dans une signification essentielle et non pas
au simple sens d'une réglementation quelconque qui classifie les
données existantes, Nietzsche entend la Mesure qui fait que les hommes
ne sont pas pareils, que tous n'ont pas les mêmes dons ni les mêmes
droit pour toute chose, et que tout le monde ne peut pas s'ériger dans
sa jugeote banale en juge de toute chose. »
4 Heidegger combat également cette idée
suivant laquelle l'homme ne serait qu'un étant parmi les autres
lorsqu'il critique le point de départ de l'animal rationale, mais il le
fait dans une perspective qui ne peut relever de l'humanisme. En effet, la
dignité de l'homme ne provient pas de sa «
supériorité » par rapport aux autres étants, la
différence étant abyssale, ne permettant même pas de
comparer l'être d'une plante à celui d'un homme. Chez Heidegger,
l'homme ne se « distingue » pas des autres êtres au sens
où tel sportif pourrait se distinguer lors de telle compétition.
Ce n'est pas à chaque fois qu'il parle que l'homme s'affirme comme
supérieur aux autres étants, il n'a rien à prouver mais
plutôt l'inverse (laisser l'Etre faire « la preuve de l'homme
»). Dans la conférence Qu'est -ce que la métaphysique?
(Questions I, p. 35), Heidegger écrit: «L'homme seul
existe.»
différences relèvent de la biologie ou d'une
psychologie traitant l'homme comme une chose: elles sont extérieures et
apparentes. La vérité de la liberté est
l'indifférence de l'Unique. L'humanisme s'abreuve de narcissisme; ce
qu'il y risque, cÕest de se mordre la queue.
40. Malheur et liberté (8)
L' humanisme est avant tout la plongée dans le scandale
de l'agir humain, la juste répartie aux vils comportements de l'homme -
avant que d'être la visée dÕun Bien suprême. A toute
mise en oeuvre précède le constat d'une urgence, celle-là
même qui met Heidegger sur la voie de la pensée de lÕEtre.
Mais, si l'enjeu demeure toujours le même, tel n'est pas
nécessairement le jeu de l'humanisme. Le «barbare » ne sera
pas le même suivant le contexte où lÕon se trouve, la
conjecture, l'histoire en question. C'est à dessein que Heidegger
écrit que «LÕhomo romanus de la Renaissance s'oppose,
à
lui aussi, lÕhomo barbarus. » (8): dans tous les cas,
il faut que soit
désigné un homo barbarus. Il prend des
visages toujours différents, mais le fond du malfaisant y est toujours
semblable. Pour donner un exemple que cite Heidegger, Johann Wolfgang von
Goethe (1749-1832) a toujours détesté trois choses: les
mathématiques, l'histoire et la métaphysique (quant à la
théologie, pour lui elle n'existe même pas). Il ne croit pas que
ces trois constructions de l'esprit puissent apporter quelque
vérité que ce soit. La nature s'ouvre bien plutôt à
qui sait regarder un crâne de mouton, ossement blanchi abandonné
sur la plage, ou la plante exubérante dans un coin du jardin public de
Palerme. Le tout est d'apprendre à voir et d'exercer ce que les Anciens
appelaient intuition c'est-à-dire proprement le «regard ». Se
définissant lui-même comme «l'homme du regard» (der
Augenmensch), il retrouve et reconnaît enfin l'homme comme un agent
de la nature, chargé dÕen prolonger lÕÏuvre. C'est
là tout son humanisme.
La loi de l'homme n'est pas de chercher le bonheur et, une
fois atteint, de sÕy complaire; sa loi, c'est de faire son métier
dÕhomme là où le destin lui en fournit l'occasion et le
moyen; la condition de l'homme est de s'accomplir, oui, mais dans le
renoncement. Un renoncement qui n'est point ascèse, mais choix
délibéré. Être un homme, c'est choisir. À
Weimar, comme partout ailleurs, il ne se ressent que comme un hôte de
passage; c'est tout de même le lieu où il lui est donné de
poursuivre et de parfaire son oeuvre.
L'homme qui parlait avec les pierres était aussi celui
qui savait parler aux princes. Toujours impliqué dans le gouvernement du
duché de Saxe-Weimar, il se montre non pas conservateur
mais... prudent. Il croit à l'évolution bien plus
quÕà la révolution, et n'observe les
événements de 1789 que de loin. C'est que l'homme vaut plus que
ces sauvages s'élançant à la tête du pouvoir, et si
l'homme savait retrouver dans la nature toute l'humilité qu'elle exige
de lui, il ne s'enverrait pas voler sous les éclats de telles
tempêtes.
1
Heidegger évoqueaussi Friedrich von Schiller (1759-1805),
qui demeure le poète de l'enthousiasme, de l'amitié et de la
liberté. Il exprime le culte de la liberté, la
1 En fait, il « convoque à la barre »
ces auteurs, et nÕa de cesse de les accabler en tentant cependant
d'obtenir pour eux une mise en liberté conditionnelle.
haine du despotisme, l'interrogation métaphysique et
lÕanti-matérialisme, la révolte contre une
société livrée aux ambitieux sans scrupules. Le
héros des Brigands, Karl Moor, s'insurge contre «la
mode», c'est-à-dire tout ce qui contraint la
spontanéité de la nature, contre tout ce qu'il y a de factice
dans la vie des érudits, des courtisans, des êtres froids et sans
âme du genre de Franz, son frère ennemi. Mais, voulant, purger
lÕAllemagne par le fer et par le feu, Karl se laisse entraîner aux
pires excès du brigandage; il «ébranle l'ordre du monde et
la loi morale»; constatant son échec, il se livre à la
justice pour expier cette atteinte à «la majesté des
lois». Le succès des Brigands fut comparable à
celui de Werther de Goethe ; jamais auteur dramatique n'avait
exprimé aussi fortement ce qui sommeillait dans les esprits allemands.
Schiller affirme son goût pour la nature et les moeurs simples en
stigmatisant la vie scandaleuse des cours, les crimes des puissants et aussi la
mondanité affectée. Il va s'agir de concilier ces deux tendances
contre la laideur: l'idéalisme de la liberté morale et le culte
d'une humanité complète sera l'objet de sa philosophie de l'art
aussi bien que de ses créa tions poétiques. Dans La
Grâce et la Dignité (1793), il définit son
esthétique nouvelle, selon laquelle la beauté est le reflet, dans
le monde sensible, de la liberté. Puis, dans les Lettres sur
l'éducation esthétique de l'homme (Briefe über die
sthetische Erziehung des Menschen, 1793-1795), il aborde la morale et la
politique, en partant de la Révolution française, qui, selon lui,
se solde par un échec: la liberté ne peut pas s'épanouir
dans une humanité divisée et artificielle où s'affrontent
l'instinct et la raison; le plaisir esthétique seul peut
réconcilier l'esprit et les sens et donner naissance à une
société d'êtres harmonieux, aptes à vivre sans
contrainte intérieure ou extérieure. Les artistes sont les
meilleurs artisans du progrès politique, comme de tout progrès
(cf. le poème Les Artistes).
L'homme aux prises avec le destin peut en triompher par un
acte de volonté libre. Qu'il le fasse ou non, qu'il se laisse
entraîner par l'ambition et succombe, comme Wallenstein, qu'il renonce au
bonheur et même à la vie, comme Max Piccolomini, pour sortir sans
tache du conflit des devoirs, ou qu'il expie librement une faute, comme Marie
Stuart, comme Jeanne d'Arc, effleurée par l'amour humain, comme Don
Cesar, meurtrier de son frère, de toute façon, le sublime qui
caractérise une telle situation nous élève au niveau des
idées, au-dessus du déterminisme des passions, nous fait prendre
conscience de la dignité humaine et, dans le détachement
esthétique, nous entraîne, en quelque sorte, à l'exercice
de la liberté morale.
41. Liberté contractuelle
Si l'humanisme, du souci de Dieu 1
une fois défait , désigne originellement la
libération de l'homme par lui-même
(éthique), il s'effectue toujours au profit dÕun ordre nouveau
auquel il choisit délibérément de se soumettre pour le
Bien commun (politique). L'idée de révolution sous-jacente
à celle d'humanisme2 indique la teneur
1 Remarque importante : nous parlerons volontiers de
« défaite de Dieu » - mais c'est l'homme qui s'est
défait: l'homme est défait, il a perdu, il est en perte de
dieux.
2 Le retour aux Anciens n'est que la forme
embryonnaire de ce qui devient ici un retour sur soi-même,
c'est-à- dire une révolution - un « soi-même
» dont le « soi » est devenu collectif. A la rigueur, nous
pourrions distinguer les deux périodes de l'humanisme, suivant qu'il
nécessite un retour à l'Antique ou qu'il sÕen passe
(l'alternative n'étant plus alors que révolutionnaire). Cf.
§9 de la Lettre sur l'humanisme.
de l'erreur de ces hommes «mauvais malgré eux
». D'une manière générale, l'idée que l'on se
fait de l'homme correspond assez peu à l'homme tel qu'on le rencontre:
l'on s'enquit alors de savoir ce qu'il doit être et comment cela se
peut-il faire. En vérité, la question de la réalisation de
cet homme qui n'est encore que représenté philosophiquement est
essentielle, car s'il s'avérait qu'il n'était pas possible de
transformer l'homme conformément à la nature qu'on lui attribue,
le discours
1
humaniste se réduirait à un bavardage : le souci
de réalisme , c'est l'ambition politique par excellence. C'est
à dessin que Heidegger cite le marxisme et le christia nisme,
2
pensées enrichies de véritables doctrines
politiques , puis le temps de la République romaine, pour le coup non
plus humanisme politisé, mais politique humaniste. Mais le
problème est là: une pensée qui se targue d'être non
seulement fondamentale, mais encore de l'être au point qu'elle doive
s'exécuter politiquement, n'est pas une pensée authentique:
instrumentalisé de la sorte, l'humanisme, de par sa vocation même,
ne pense pas.
D'une manière générale, il s'agit dans
l'humanisme de rééquilibrer un état de fait, de
procéder à un certain nombre de changements
négociés sous la forme d'échanges, de
contracter auprès de l'humanité des obligations
auxquelles le Bien et le bonheur répondent sous la forme de droits - le
droit au bonheur. L'humaniste rêve de réaliser ses rêves.
Comment organiser la vie en commun pour que chacun y trouve son compte? La
théorie du contrat social de Rousseau jette une lumière
intéressante sur le projet général de
l'humanisme3.
1 Cf. Rousseau, Du Contrat Social, Livre I:
« en prenant les hommes tels qu'ils sont, et les lois telles qu'elles
peuvent être ».
2 L'on peut d'ailleurs se demander à ce sujet
ce qu'il en est de l'Eglise, aujourd'hui privée de sa dimension et au
début XX e
politique. La séparation de l'Eglise de l'Etat en France
du siècle ne lui aurait-elle pas retiré sa
dimension humaniste, la figeant dans un système incapable
de travail ? Ne relève-t-il pas de la nature même d'une
religion de pouvoir mettre en place elle-même les dogmes qu'elle produit?
L'exécution de la volonté divine doit-elle s'en remettre au bon
vouloir des hommes ou bien, au contraire, former corps avec la
société et ses moeurs ? La conception de l'homme telle qu'on la
trouve décrite dans les évangiles se voit opposer un refus de
principe dont l'âge moderne n'a certes pas fini de souffrir.
3 Digression sur Platon et le « barbare ».
Dans l'Histoire de la philosophie, p. 504, Jean Wahl rappelle quelques
points de la République de Platon. «Ce qui nous
paraît le plus important, c'est ce qu'il dit de la destinée et du
choix des âmes par elles-mêmes. «Ce n'est pas vous qui serez
reçues en partage par un Démon; mais c'est vous qui choisirez un
Démon.» Hono rer la vertu ou ne pas l'honorer, voilà ce qui
dépend de nous. » Dans La République II/371b et
suivants, il est écrit que « Ce qui donne naissance à une
cité [É] c'est l'impuissance où se trouve chaque individu
de se suffire à lui-même, et le besoin qu'il éprouve d'une
foule de choses ». «Un homme prend avec lui un autre homme pour tel
emploi, un autre pour tel autre emploi, et la multiplicité des besoins
assemble en une même résidence un grand nombre d'associés
et d'auxiliaires ; à cet établissement commun nous avons
donné le nom de cité ». Une révolution telle que la
socialisation de l'homme s'explique ici suivant l'utilité pratique de la
réunion, le motif étant constitué par l'insatisfaction des
besoins. Mais l'homme ne se soumet à aucune force autre que la sienne et
s'il est obligé, il ne l'est que dans la mesure où « il
s'agit dans la pensée que l'échange se fait à son
avantage. » Aucune visée éthique dans cette réunion,
donc : elle n'est même pas encore à proprement parler politique. A
noter égalemen t que « Dieu, puisqu'il est bon, n'est pas la cause
de tout, comme on le prétend communément; il n'est cause que
d'une petite partie de ce qui arrive aux hommes et ne l'est pas de la plus
grande, car nos biens sont beaucoup moins nombreux que nos maux, et ne doivent
être attribués qu'à lui seul, tandis qu'à nos maux
il faut rechercher une autre cause, mais non pas Dieu. » (II/380a). Le
fait social est ici décrit comme un événement très
spontané, non pas fortuit, mais étranger à toute cause
cosmologique, divine, ou humaine (au sens du genre humain). La cité se
gonfle petit à petit des nouveaux besoins qu'elles se crée, mais
c'est quasiment d'ex nihilo qu'elle émerge. Elle ne vit que par
et pour elle-même, ce qui se traduira par les idées d'autarcie et
d'autonomie, chères aux Grecs. Les besoins de la cité ne sont
plus ceux des hommes - quatre ou cinq auraient suffi (II/369e), mais ceux que
la cité elle-même a généré. A ce point, la
cité est devenue comme étrangère à l'homme «
du départ », désormais siège, au titre de citoyen, de
besoins dénaturés. Mais la distinction n'est pas faite
en principe entre l'homme seul et le citoyen, puisque les deux
Bien qu'il n'ait pas réellement proposé une
conception fondamentalement nouvelle de l'homme, l'effort qu'il fit pour
comprendre ses contemporains fut entrepris dÕun point de vue tout
à fait original. Les rendre moins égoïstes, moins
méchants peut-être... Le projet de Rousseau nÕa pas
l'ambition (marxiste, chrétienne, ou romaine) d'une refonte
générale du genre humain. Il s'inscrit cependant dans une
tradition philanthropique proche des courants humanistes alors en vogue chez
les Lumières.
Rousseau se propose comme sujet du livre premier du
Contrat Social de rendre légitime le changement s'est
opéré et qui a mis partout l'homme dans les fers 1
qui . La
réponse suivant laquelle il faut respecter le contrat
social qui donne à l'homme la liberté civile en échange de
la liberté naturelle ne semble pas, de prime abord, faire preuve
d'humanisme. En effet, pour peu qu'une démocratie soit en place, il ne
s'agit plus que d'accepter l'état de fait. Tout état de fait ne
peut cependant se trouver justifié (la monarchie, l'esclavage...).
Rousseau légitime le pas de la liberté aux fers, et ce au prix
d'éventuelles contradictions. Dans lÕ Emile , il
écrit que «La société a fait l'homme plus faible
»2, et distingue plus loin «deux sortes de
dépendances : celles des choses, n'ayant aucune moralité, ne nuit
point à la liberté et n'engendre point de vices: la
dépendance des hommes étant désordonnée les
engendre tous, et c'est par elle que le maître et l'esclave se
dépravent mutuellement ». En vérité, ce sont les
abus de cette nouvelle condition qui dégradent l'homme souvent
au-dessous de celle dont il est sorti3. La critique ne peut venir
que de ces abus que cette liberté nouvelle et cette intelligence
permettent. La seule solution à ce problème se trouve dans
l'éducation; il nÕy a pas lieu de remettre en question le
modèle de la démocratie, ultime idée contre laquelle
butent les méditations politiques de Rousseau. Comprendre sa
liberté et apprendre le respect de cette liberté, de
soi-même : la soumission aux lois seule peut faire que chacun «
n'obéisse quÕà lui-même, et reste aussi libre
qu'auparavant. »4 Comme chez Platon, on ne peut être que gagnant
à s'associer puisqu'on récupère ce que lÕon a perdu
avec, en prime, «la force pour conserver ce qu'on a.»
obéissent aux mêmes vecteurs, à savoir la
satisfaction des besoins, quels qu'ils soient. Il n'est pas dit que le premier
soit purement théorique comme c'est le cas chez Rousseau car, à
la rigueur, les vagabonds et les
barbares sont aux frontières de la cité ces «
hommes sans cité ». Notons au passage la valeur de cette mesure
coercitive que prend alors l'exil: l'homme privé de sa cité n'est
plus entier, et il est mis en manque d'autonomie, et se retrouve dans «
l'impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à
lui-même ». Le Bien ne se situe pas à un niveau
éthique; ce n'est pas dans son comportement, dans la conformation aux
vertus que l'homme trouve son équilibre, mais dans son autonomie. C'est
paradoxalement lorsqu'il est seul qu'il est le moins autonome. Ce qu'il importe
de retenir, c'est que c'est un état de l'homme, accessoirement
les moyens qu'il se donne pour sÕy trouver, qui font de lui un homme
véritable. Le concret de son existence quotidienne prend donc le pas sur
le monde intelligible qui, en l'occurrence, nÕa rien à expliquer.
La lumière au sujet de la constitution de la cité vient
dÕen bas : « le bien n'est pas la cause de toute chose ; il est la
cause de ce qui est bon et non pas de
ce qui est mauvais. » Voilà rendue à l'homme
une part (d'ailleurs majoritaire) de responsabilité dans l'ordre des
causes, conformant ainsi entre elles l'autonomie, la responsabilité, et
la liberté. Cette dernière ne se paie qu'au prix de la soumission
de l'homme à une structure - si tant est que celle-ci soit la structure
parfaite, à savoir la cité. Une manière bien originale
pour Platon de libérer l'homme du joug de la superstition, et ce dans un
cadre
qui reste idéaliste - attitude pour le moins humaniste, si
lÕon y entend ce que Heidegger entend par « réfléchir
et veiller à ce que l'homme soit humain et non in-humain,
«barbare», c'est-à-dire hors de son essence.»
1 Du Contrat Social, Livre I, chap. 1.
2 L'Emile, II, p. 67, Librairie de
Firmin-Didot et Cie, 1898.
3 Du Contrat Social, Livre I, chap. 8.
4 Du Contrat Social, Livre I, chap. 6.
Pour en revenir à notre sujet, ce sur quoi nous
désirons insister, c'est la coappartenance, la cohésion de la
liberté et de la soumission. Le fait d'être «dans les fers
» n'est pas un problème en soi tant qu'on arrive à le
justifier. La libération de l'homme ne consiste pas en la rupture pure
et simple de tout lien à ce qui le contraint, mais en la volonté
qu'il a d'être contraint par ceci plutôt que par cela. Veiller
à ce que l'homme soit humain, c'est y réfléchir dans le
cadre d'une doctrine et proposer de sÕy ranger, c'est-à-dire
assumer toutes les conséquences qu'elle peut entraîner (je pense
notamment au communisme... 1). Il y a toujours un acte de foi
promulgué par l'humaniste, dont tout le travail consiste à savoir
ce en quoi il décidera d'avoir confiance, ce à quoi il va
s'enchaîner. Et quel acte saurait lier l'humanité toute
entière lorsque l'étant n'est déterminé
métaphysiquement qu'au fil de l'histoire de l'oubli de lÕEtre
?2
42. Le matérialisme de Karl Marx (7, 39 et
40)
La politisation nécessaire se l'éthique
humaniste se fonde en droit sur le matérialisme de Karl Marx. Elle est
le fait de lÕagir entendu métaphysiquement. Le § 1
de la Lettre sur l'humanisme dit que nous ne connaissons l'agir
«que comme la production dÕun effet dont la réalité
est appréciée suivant l'utilité qu'il offre.» Cette
remarque s'étend à de nombreuses philosophies, mais vise le
matérialisme marxien plus directement. «Avec le retournement de la
métaphysique, déjà accompli avec Karl Marx, c'est la plus
extrême possibilité de la philosophie qui se trouve atteinte.
»3 Immergé dans la question de la technique, le matérialisme
exprime cependant clairement quelque chose du destin de l'homme. Quelle est
cette extrême possibilité de l'homme, la technique aboutie dans
son avènement métaphysique? Dans la Préface de la
Contribution, Marx avait résumé «le résultat
général qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à
[ses] études». Ces formulations allaient constituer plus tard
l'exposé «canonique» des principes du matérialisme
historique.
«Dans la production sociale de leur existence, les hommes
entrent en des rapports déterminés, nécessaires,
indépendants de leur volonté, rapports de production qui
correspondent à un degré de développement
déterminé de leurs forces productives
matérielles4. L'ensemble de ces rapports de production
constitue la structure économique de la société, la base
concrète sur quoi s'élève une superstructure juridique et
politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales
déterminées. Le mode de production de la vie matérielle
conditionne le processus de
1 L'humanisme, c'est la violence de la
vérité, la lutte contre le non-humain, cont re l'erreur. Tous les
moyens sont bons puisque la vérité justifie tout. En son nom
l'autorité prend un visage.
2 Un humanisme ne peut que se heurter à la
diversité des interprétations de l'étant que nous sommes,
et se voir opposer une résistance tout aussi justifiée
-humaniste, elle aussi . Le conflit ne peut que devenir polémique,
stérilisé par la foi que ses parties invoquent le plus justement
du monde -cette confiance étant la condition sine qua non
d'une entreprise humaniste.
3Lafin de la philosophie, Q.IV , p. 283.
4 L'homme ne choisit pas le type de rapport qu'il
entretient avec le monde et ses semblables. Le milieu seul détermine
l'espace résiduel de liberté qui lui est accordé. Si
lÕon voulait s'amuser à transposer cela en langage
heideggérien, nous aurions un étant particulier, le Dasein
; un être-au-monde (être-jeté) ; l'agir le plus haut et
le simple ne serait pas la production sociale de son existence mais la
pensée; son élément non la matière, le milieu
social, mais lÕEtre. L'étant (Dasein) sÕen remet
à son élément tout comme l'homme aux rapports de
production. Les rapports (ontologiques) entre les étants sont
indépendants de leur volonté, la liberté se trouvant
à un autre niveau, celui de la transcendance.
vie soci ale, politique et intellectuelle en
général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui
détermine leur être; c'est inversement leur être social qui
détermine leur conscience1. À un certain stade de leur
développement, les forces productives matérielles de la
société entrent en contradiction avec les rapports de production
existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de
propriété au sein desquels elles s'étaient mues
jusqu'alors. De formes de développement des
2
forces productive s qu'ils étaient, ces rapports en
deviennent des entraves . Alors
3
s'ouvre une époque de révolution sociale . Le
changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement
toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels
bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement
matériel des conditions de production économiques - qu'on peut
constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - et les formes
juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les
formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce
conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu
sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une
telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au
contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie
matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives
sociales et les de production 4
rapports . Une formation
sociale ne disparaît jamais avant que soient
développées toutes les forces productives qu'elle est assez large
pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs
ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de
ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille
société. C'est pourquoi l'humanité ne se propose jamais
que des tâches qu'elle accomplir 5
peut , car, à y
regarder de plus près, il se trouvera toujours que la
tâche elle-même ne surgit que là où les conditions
matérielles pour la remplir existent déjà ou du moins sont
en voie de constitution. À grands traits, les modes de production
asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être
qualifiés d'époques progressives de la formation sociale
économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière
forme antagonique du processus de production sociale, non pas dans le sens d'un
antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions
d'existence
1 Cette formule pourrait, à quelques termes
près, être prêtée à Heidegger lui-même,
qui décrit souvent la pauvreté de l'homme ainsi: «ce n'est
pas nous quiÉ ». Un exemple parmi tant d'autres, p. 227 de Sein
und Zeit: «Ce n'est pas nous qui présupposons la «
vérité », c'est elle qui en général
rend ontologiquement possible que nous puissions être de telle
manière que nous «présupposions » quelque chose
». N'exagérons pas l'analogie, bien sûr. Au-delà de la
formule, rien n'indique chez Marx la pauvreté de l'homme devant son
être social, son essence en vérité.
2 Comme chez Rousseau, la collaboration
dégénère; la réunion des hommes, faite à
leur image, fonctionne exactement comme un organisme : naissant, se
nourrissant, puis périssant.
3 Un humanisme est nécessairement
révolutionnaire: l'Eglise le parut moins puisqu'elle siégeait
déjà aux plus hautes instances, mais les innombrables luttes
qu'elle engageât (tant à l'intérieur avec l'Inquisition,
par exemple, qu'à l'extérieur avec les Croisades) trahissent la
volonté d'éradiquer l'homme non-conforme à sa nature (en
tout cas suivant les dogmes chrétiens).
4 Les enjeux d'une époque ne s'analysent pas
dans sa vie intellectuelle mais matérielle. Toutefois, « toute
vraie philosophie est la quintessence de son temps ; quand elle rentre en
contact et en interaction avec le monde par l'entremise de la presse, elle
cesse d'être un système déterminé, en opposition
avec d'autres systèmes, pour devenir la philosophie tout court, face au
monde, la philosophie du monde présent. » (Introduction de la
compilation Philosophie de Marx). Nous voyons à quel point nous
sommes éloignés ici du point de vue de Heidegger sur la question,
où la médiatisation d'une pensée l'appauvrit, et où
l'essence de l'homme ne se trouve pas dans la technique mais dans la
pensée.
5 Cf. Rousseau (L 'Emile, livre II), pour qui
une maxime fondamentale serait de ne vouloir que ce que l'on peut.
sociale des individus; cependant les forces productives qui se
développent au sein de la société
bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles
pour résoudre
1
cette contradiction . Avec cette formation sociale
s'achève donc la préhistoire de la société
humaine.»
Son histoire ne commence évidemment qu'avec la
société communiste. Entre un matérialisme naturaliste,
où l'histoire humaine apparaît comme le prolongement de
l'évolution biologique et même géologique, où les
lois de l'histoire sont des cas particuliers d'une dialectique universelle de
la nature, dÕune part, et une philosophie humaniste, fondée sur
la critique de toutes les aliénations de la société
bourgeoise, sur l'idéal éthique d'une libération de
l'homme, sur l'irréductibilité créatrice de la pratique
historique, d'autre part, Marx détermine systématiquement l'homme
comme être social. Dans au Philosophie 2
l'introduction recueil , nous pouvons lire ce
commentaire: «Désormais, à ses yeux,
humanisme et matérialisme se fondent en une même philosophie
sociale qui constitue la substance théorique du socialisme et du
communisme. [É] Sa pensée demeure foncièrement
étrangère à toute réflexion spéculative sur
les thèmes métaphysiques tels que le rapport de l'esprit et de
l'âme, etc., étrangère donc au matérialisme
«mécanique» inauguré par Descartes, et qui se prolonge
avec la science naturelle française et la physique newtonienne en
général. Le matérialisme marxien se nourrit d'une
conception sensualiste et pragmatique du monde, fondement d'une éthique
sociale dont les thèses se rattachent tant au matérialisme
français et anglais du XVIII e siècle
quÕà l'anthropologie de Feuerbach et à la critique de la
civilisation et de la morale bourgeoise par les utopistes - Fourier,
Saint-Simon et Leroux, par exemple, dont il reprend à son compte la
finalité émancipatrice.»
La transformation du milieu par la pratique
révolutionnaire coïncide avec la transformation des hommes.
L'observation et l'analyse empirique des processus sociaux de production et
d'échanges matériels sont les outils indispensables de la
philosophie marxiste. En effet, il faut que le projet soit réalisable,
possible. L'examen des possibilités passe par une caractérisation
de la nature de l'homme, ce en quoi « consiste l'humanité de
l'homme ». Son essence sociale, que lÕon ne retrouve pas seulement
chez Marx, est l'aboutissement d'une réflexion typiquement
métaphysique. Quand bien même Marx ne s'occuperait pas de
questions traditionnellement métaphysiques, «
l'interprétation déjà fixe de la nature, de l'histoire, du
monde, du fondement du monde » se joue au sein du monde réel,
empirique, « c'est-à-dire de l'étant dans sa
totalité. [É] qu'elle le sache ou non, l'interprétation de
l'étant sans poser la question portant sur la vérité de
lÕEtre, est métaphysique. » 3
1 Le problème génère
lui-même sa propre solution, lÕy prépare. La
révolution n'est que ce saut, certainement douloureux, de lÕun
à l'autre. Mais elle s'impose comme une évidence, problème
et solution se renversant lÕun l'autre, se remplaçant. Le
communisme sera la solution
de la bourgeoisie et, pendant la révolution (au sens
astronomique du terme : retournement, tour sur
soi-même), la nouvelle forme de son problème
(déplacé dans sa solution).
2 Karl Marx, Philosophie, Folio Essais,
introduction par Louis Janover et Maximilien Rubel, p.XIX.
3Lettre sur l'humanisme, §9.
VII. Heidegger et l'humanisme
1
43. Le mot « humanis me » - question sur
l'homme ? (3, 9 et 49)
L'humanisme de la tradition ne parvient à penser la
relation de l'homme à l'Etre. Si le mot «humanisme» devait
signifier quelque chose, il serait la réinstauration de l'homme en son
essence. Le mot ainsi redéfinit s'oppose désormais à son
ancienne identité, son jumeau déshérité: la
métaphysique. L'histoire se clôt sur ce mot qui depuis sa
naissance2 n'avait en vue que ce jour, celui de sa disparition. Mais
le
1 L'objection que l'on peut faire à Heidegger
serait la suivante: la pensée humaniste n'a pas émis de
conjecture sur l'essence de l'homme puisque prise dans l'histoire de l'oubli de
l'Etre. L'humanisme n'a pas tiré les mauvaises conséquences de la
connaissance de l'essence de l'homme auquel il a donné lieu car il ne
s'agit tout simplement pas de l'essence authentique de l'homme. Nous nous
situons à un plan totalement différent qui est celui des moeurs
humaines, des opinions que l'on a des hommes, de ce qu'on lui assigne en vertu
de projets que ses compétences permettent de conjecturer
(compétences éclairées par des nouvelles techniques...).
Heidegger souligne cette différence qui existe entre essence de l'homme
procédant de l'analyse existentiale et de l'ontologie fondamentale d'une
part, et nature de l'homme (sa liberté) que l'on forge au gré
d'une historialité toute métaphysique d'autre part. Il n'y a
effectivement aucun rapport entre l'une et l'autre, et l'on comprend bien
pourquoi c'est à contrecoeur que Heidegger entame cette étude sur
l'humanisme. Il est presque hors-sujet et s'attaque à des
difficultés dont la négation pure et simple est annoncée
d'avance.
2 Le mot « humanisme» se définit,
pour les historiens, au regard de la Renaissance et de la puissance de
transformation qui a alors restructuré l'image du monde et la conception
de l'homme qui s'est peu à peu
e
imposée. Mais, chose surprenante, le terme ne date que de
la seconde moitié du XIXsiècle ; il désigne pourtant un
mouvement dont on peut dire qu'il est XV e
aux XIV et siècles à l'ordre du jour. Pic de la
Mirandole (1469-
1494) écrit en 1486 : « J'ai lu, dans les livres des
Arabes, qu'on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l'homme.
» (De dignitate hominis). Et certes,
c'est un modèle de perfection humaine d'ordre
éthique
ou esthétique se diffusant dans tous les domaines de
l'activité humaine. En vérité, c'est surtout à la
littérature gréco-latine des Anciens que se
réfèrent les humanistes de la Renaissance à travers des
traductions, des commentaires, des transpositions, des imitations, etc. La
pédagogie constitue évidemment le souci premier de ce
courant qui vise à dégager l'humanité de son état
de nature, de barbarie (De l'éducation libérale des
enfants, 1529). La pédagogie est essentielle chez les penseurs de
l'humanisme, ainsi que chez les Grecs. Nous pourrions nous étonner de ne
pas la voir apparaître dans cette Lettre, et demander pourquoi
Heidegger ne prend-il pas la peine de prendre position quant à cette
question. Il serait trop aisé de dire que, pensant contre l'humanisme,
il pense automatiquement contre la pédagogie, car la position
délicate de Heidegger laisse peut-être une place à la
pédagogie. Nous verrons donc que s'il ne préconise pas de
réforme au sens d'une restructuration du système depuis son
intérieur, d'un ordre nouveau accouché de l'ordre
métaphysique, que la marche du destin de la vérité de
l'Etre ne s'effectue jamais au pas des améliorations de l'homme, de ses
compétences nouvelles, de savoirs acquis, il n'en reste pas moins que
l'éducation n'est pas totalement absente de l'entreprise
heideggérienne. Nous interrogerons : la pédagogie, un souci
résiduel de l'humanisme présent chez Heidegger ? Peut-on
s'intéresser à tout? La constitution d'un système
global n'est-il pas l'écueil par excellence de toute pensée ?
Assez
mot perd du coup son utilité même car, des deux
humanismes, aucun ne reste ainsi nommé. Celui qui pose la
question de l'Etre à l'essence de l'homme sera appelé
«pensée », l'autre «métaphysique ». Le mot
humanisme peut donc encore avoir un sens (il en a même deux), mais n'a
plus lieu d'être précisément à cause de
cette ambivalence qui ne peut laisser se produire que des
contre-sens'.
Comment expliquer que la nature et la liberté de
l'homme aient été aussi restrictivement analysés
jusqu'à présent ? Il ne peut s'agir d'une méprise
générale sur plus de deux mille ans d'histoire de la
pensée. Heidegger a dû changer quelque chose au rapport de
l'humaniste à l'homme pour que l'on en arrive à des conclusions
aussi diamétralement opposées 2 . Que se joue-t-il en
fait dans cette Lettre? S'agit-il même d'une
explication3? Les philosophes, s'apercevant d'une
disponibilité, d'un possible, d'une capacité en
l'homme, vont le lui indexer au compte de son essence. De quoi notre
puissance nous permet-elle de disposer? L'humanisme qui ne pose plus
cette question du pouvoir de l'homme, mais celle de l'essence de l'homme, perd
aussitôt son nom puisqu'il quitte la métaphysique. La «
nature» de l'homme et sa « liberté» sont
métaphysiques, son essence ne l'est point.
Comment le mot « humanisme» pourrait-il ne pas
être maintenu? La tâche de Heidegger va consister à montrer
que le mot se contredit lui-même, qu'il est un paradoxe, car celui qui se
dit humaniste s'engage ce faisant dans une voie opposée. A la rigueur,
le mot humanisme désigne le contraire de ce qu'il voudrait signifier. Le
« É isme» en fait une cause perdue qui rend assez
décourageante l'entreprise de lui redonner un sens. Il n'est même
pas réellement possible de thématiser le mot lui-même
à moins de le décomposer. C'est pourquoi Heidegger
s'attèle à l'étude du « É isme » (la
métaphysique) et de l' « huma... » (l'essence de l'homme)
séparément. Le mot est à ce point « lamentable»
que Heidegger répugne presque à entamer sa réponse sans
ce
paradoxalement, beaucoup d'humanistes négligeaient les
sciences telles que l'arithmétique, la géométrie, la
physique, la botanique ou la zoologie, et même les langues modernes, au
profit exclusif de la grammaire et de la rhétorique. On a même pu
prétendre que les grandes découvertes ou inventions scientifiques
de l'époque se firent contre l'esprit humaniste, car elles
étaient délibérément tournées vers le
présent et l'avenir, et contraintes de rompre avec la tradition issue
des sources antiques, où les faits positifs étaient souvent
entremêlés de croyances mystiques ou religieuses. De fait, ni les
explorations au long cours et la découverte du Nouveau Monde, ni les
recherches sur la perspective Ð communes aux géomètres et aux
artistes Ð, ni les ressources nouvelles de l'algèbre, les travaux
anatomiques de Vésale, les recherches minéralogiques de Georges
Agricola, l'astronomie nouvelle de Copernic ou l'esprit scientifique de la
cosmographie de Mercator, ne semblent avoir modifié, et encore moins
troublé, l'univers mental des principaux représentants de
l'humanisme.
' Ce qui va distinguer une pensée
humaniste d'une pensée non humaniste n'est ni son projet
fondamental (rendre à l'homme sa dignité) ni ses
conséquences (politiques, éthiques et morales), mais le terrain
sur lequel elle se situe. N'est humaniste (au sens absolu, et non historique du
terme) que celui « qui pense le destin de l'essence de
'
l'homme » originellement . A la rigueur, celui qui pense ce
destin, même sans la volonté expresse de faire accéder
l'homme à son humanité, y parviendra mieux que ceux qui se
nomment humanistes.
2 L'ambition de Heidegger peut, en effet,
paraître un petit peu présomptueuse. Mais il écrit dans
l'introduction à la conférence Qu 'est-ce que la
métaphysique?, Questions I, p. 27 : «Mais pourquoi, dès
lors, un tel dépassement de la métaphysique est-il
nécessaire ? Est-ce seulement pour que cette discipline de la
philosophie, qui jusqu'alors était la racine, soit étayée
par une plus originelle et remplacée par elle? S'agit-il d'une
modification de l'édifice doctrinal de la philosophie ? Nullement.
[É] Dans la venue ou le retrait de la vérité de l'Etre,
c'est autre chose qui est enjeu: non point la constitution de la philosophie,
non point seulement la philosophie elle-même, mais la proximité et
l'éloi gnement de Cela d'où la philosophie, en tant que
pensée par représentation de l'étant comme tel,
reçoit son essence et sa nécessité. »
3 A n'en retenir que le « ex », pourquoi
pas?
recul devant « le malheur qu'entraînent les
étiquettes ». Mais le mot est là, les gens (le on)
s'en servent encore, il ne peut être «annulé ».
Heidegger se montre assez récalcitrant devant la question
du sens du mot
1
« humanisme ». Le mot se définit ainsi dans
le dictionnaire: « Position philosophique qui met l'homme et les valeurs
humaines au-dessus des autres valeurs. » Heidegger s'en tient d'abord
à la définition étymologique du mot qui se
décompose ainsi: « L'humanum », dans le mot, signale
l'humanitas, l'essence de l'homme. L' « Éisme» signale que
l'essence de l'homme devrait être prise comme essentielle. C'est ce sens
que le mot « humanisme» a en tant que mot. »2 Cette
définition, si elle est proche de celle du dictionnaire, va plus loin,
plus à la racine du mot: le dictionnaire parle de valeur et place
l'humanisme dans un cadre fondamentalement éthique, et met en
perspective les valeurs humaines par rapport aux autres - distinction de niveau
qui est déjà une considération éthique en soi,
puisque le fait de poser l'échelonnage de la valeur en valeurs
distinctes les unes des autres comme possible a priori, c'est
déjà une considération philosophique. Cette
définition laisse floue la question des valeurs qui ne seraient pas
humaines; en effet, des valeurs telles que la tradition, telles que la nature
peut les former, des valeurs religieuses et mythiques, politiques et
économiques, des valeurs esthétiques ou bien artistiques ne
sont-elles pas toutes des valeurs humaines? Que serait une valeur non humaine?
La définition mathématique du mot valeur recoupe toutes ses
autres: l'une des déterminations possibles d'un élément
variable. La détermination étant toujours humaine (jugement,
évaluation, opinion), une valeur, bien qu'elle recouvre toute
l'objectivité qu'on veut bien lui donner, est une conceptualisation
spécifiquement humaine. La définition du mot « humanisme
» par Heidegger s'en tient beaucoup plus au mot, et l'on ne peut pas lui
faire le même reproche: il emploie un vocabulaire qui pourrait laisser
dans le vague le mot « humanisme » lorsqu'il parle d'essence de
l'homme, mais cette essence, si elle prête à discussion, cherche
justement son déploiement (au contraire de la valeur qui s'impose comme
préexistante aux actions qui la viseront). C'est sous cette forme
seulement que le mot a un sens qui permette de lui en redonner un nouveau.
C'est seulement en revenant au plus originel que Heidegger peut emprunter une
autre voie que celle de la métaphysique. Le mot épuré de
tout connotation, le mot étymologiquement entendu laisse encore une
place à la définition plus développée que Heidegger
s'apprête à donner. C'est un exemple très
caractéristique du soin que Heidegger porte à la langue; il ne se
contente pas de dire que la définition du mot est fausse et d'en
reproposer une autre, mais il montre comment le sens du mot s'est
égaré en chemin, rappelle au mot sa pro-venance, d'où il
vient et où il va, et lui indique la bonne marche à suivre avant
de le mettre en garde contre les bêtes qui habitent la forêt
où ses pas se sont perdus. Le carrefour où l'humanisme a
rencontré Heidegger est assez vaste pour être
considéré comme une clairière - le là,
l'éclaircie de l'Etre. Puisque c'est de là que part maintenant la
route de l'humanisme, il faut dire avec Heidegger que « L'essence de
l'homme repose dans l'ek-sistence. » 3 Si le mot voulait poursuivre sa
route, si nous décidions de maintenir le mot (ce que Heidegger ne fait
que par charité, si l'on veut), il faut alors le comprendre ainsi :
« l'essence de l'homme
1Le Petit Larousse, 2000.
2Lettre sur l'humanisme, §49. 3Lettre
sur l'humanisme, §49.
est essentielle pour la vérité de l'Etre, et l'est
au point que désormais ce n'est précisément plus l'homme
pris uniquement comme tel qui importe. »1
44. Heidegger humaniste ? Oui et non (43 et
50)
Que signifie cela ? Ce n'est pas l'homme qui importe, mais son
essence. Il peut paraître trop simple de dire ceci, mais c'est pourtant
là toute la difficulté du discours heideggérien: ce qui
est essentiel, c'est l'essence. L'existence
n'intéresse pas l'eksistence. Nous rappelons que le mot «
existence» est utilisé dans notre texte au sens de la
réalité de l'ego cogito, la réalité des sujets
produisant en commun les uns pour les autres et par là même venant
à soi. Le doute que laisse planer parfois le vocabulaire de Sein und
Zeit ne laisse plus de confusion possible. L'humanisme ainsi défini
s'accorde très bien avec son étymologie (humana... isme) et
pourrait trouver place dans le Panthéon de l'histoire de l'humanisme.
Heidegger le dit lui-même: sa pensée en est une forme, savoir
«l'humanisme qui pense l'humanité de l'homme à partir de la
proximité à l'Etre. »2 Il est justement de la
nature de l'humanisme de penser l'homme à partir de son essence ;
quelque soit la relation que cette essence entretient avec la chose dont elle
est essence (ici, l'homme), l'humanisme abandonnera toujours l'homme au profit
de son essence, au moins dans un premier temps. Ce premier temps est commun
à tous les humanismes, et Heidegger pourrait naturellement « se
faire une situation ». Chaque penseur aura son «créneau
», et va privilégier tel ou tel aspect en l'homme - en l'occurrence
la proximité à l'Etre. Si l'on en restait là, ce qui
serait a priori envisageable, nous aurions un humanisme original, sans
plus.
Mais ce n'est pas le cas (évidemment...) : Heidegger
vient de montrer qu'il pourrait être inscrit sur la liste des humanistes
notoires (plusieurs pages y sont consacrées) et, sans trop
d'explication, prend position contre l'humanisme (il ne dit que très
rapidement au §50 qu'à s'engager dans les courants dominants, la
pensée s'asphyxie dans le subjectivisme métaphysique et sombre
dans l'oubli de l'Etre). Par contre, il écrit de nombreuses pages sur
les justification a posteriori de sa position qui, bien
qu'anti-humaniste, n'est pas pour autant barbare, etc.... En
vérité, il n'explique que très peu positivement et
directement pourquoi il prend cette position. Les raisons de ce choix
parcourent l'ensemble de la lettre: que les « ... ismes» soient
dangereux, sa définition de l'homme et de son essence trop
éloignée de la tradition, que l'humanisme soit
métaphysique et cette dernière prise dans le destin de l'oubli de
l'Etre ne suffisent pas à expliquer cette position. En fait, un
humanisme se décrit en termes éthiques sur un cercle
historico-politique, et nous pensons que c'est pour cette raison en particulier
que Heidegger ne s'inscrit pas dans l'histoire de l'humanisme. Il a en horreur
cette idée que l'on puisse dériver de sa pensée quelque
précepte que ce soit, et qu'on puisse le ramener à une
philosophie de l'action. Nous pensons notamment à l'épisode
national-socialiste et, par exemple, à cette fascination malsaine de ses
lecteurs contemporains à ce sujet. L'on va s'intéresser au
prodige d'un homme intelligent, qui écrit des livres très
compliqués, dont on a compris qu'il était génial par la
bouche des rares à l'avoir compris : mais ce qui intéresse, c'est
le fait qu'il ait été nazi et qu'il ait dit qu'il était
contre l'humanisme. Sa pensée fondamentale ne concerne
1Lettre sur l'humanisme,
§49. 2Lettre sur l'humanisme, §43.
en rien ces questions-là, elle est absolument
étrangère à toute considération sociopolitique,
éthique. Ces questions relèvent d'un ordre personnel, intime,
subjectif: qu'elles soient de caractère religieux, politique,
éthique, familiale, etc., ces opinions ne dépassent pas
barre de la quotidienneté et n'atteindront jamais le stade de
pensée. Or l'humanisme donne lieu à des
conférences d'opinions, jamais de pensée, et c'est
pourquoi Heidegger pense-t-il contre l'humanisme stupide (au sens italien du
mot: faible). Une pensée forte qui arrive à s'imposer
pour ce qu'elle est doit s'affranchir des controverses ordinaires, des
comparaisons faciles ou bien abusives - on peut le dire sans avoir peur de se
tromper: Heidegger est incomparable (à la philosophie même). En
vérité, s'il pense contre l'humanisme ce n'est pas tant à
cause de l'humanisme lui- même qu'en raison des conséquences de
son caractère nécessairement métaphysique.
45. In-humain, barbare, nihiliste (50)
Heidegger sait qu'il ne sera pas compris dans sa
démarche et, pire encore, que lui-même n'arriverait pas à
se justifier jusqu'au bout. Il a appris, lui aussi, le résignement:
«peut-être vaut-il mieux supporter quelque temps encore et laisser
s'épuiser d'elles-mêmes lentement les inévitables erreurs
d'interprétations auxquelles est exposé le cheminement de la
pensée dans l'élément d'Etre et d'Etre et Temps. »1
C'est parce que les résistances sont telles qu'il va de soi pour
Heidegger de penser contre l'humanisme. Malgré les difficultés
qui se présentent, il s'engage tout de même dans ce qu'il est
convenu d'appeler des justifications. Heidegger dresse lui-même la liste
des torts qui lui sont imputés ; il se défend, mais son discours
transpire d'une violence refoulée face à l'incompréhension
dont il est encore la victime.
Il est taxé de totalitarisme dans ses méthodes
2
non seulement , mais aussi dans
ce qui est trop facilement dérivable vers la
dérive) de pensée 3
(dérivation sa . L'on craint de lui une défense
de l'in-humain et une glorification de la brutalité barbare, de
l'arbitraire des instincts et des sentiments, de l'irrationalisme, une
pensée qui nie la valeur et toute «Transcendance », qui
perpétue la «mort de Dieu » dans l'athéisme et qui
annonce comme sens de la réalité
le pur néant.4 Ce nihilisme destructeur
conduirait
aux pires extrémités de l'homme, et l'on pense
notamment à la Shoah.
Sa réponse est forcément délicate.
Livrée à la masse du «on », cette pensée mal lue
fut réduite, récapitulée, résumée,
extrapolée, un mot, incomprise. Les ravages du langage devenu
publicitaire ne font pas qu'inquiéter Heidegger: touché de plein
fouet et victime de choix, il s'élève contre cette
intolérable dégénérescence. Cette pensée qui
met en question, parce qu'elle est une rébellion, s'oppose- une mise en
question se
1Lettre sur l'humanisme, §50.
2 «L'exercice du prélèvement
arbitraire ou sans justification est assurément habituel chez Heidegger
; mais il confine, en la circonstance, à l'absurde. »
(Lacoue-Labarthe, présentation de La Pauvreté, p.13).
3 Nous n'avons pas même pris la peine de lire
l'ouvrage de Dionys Mascolo, Haine de la philosophie (éd. Jean-
Michel Place, 1993), tant sa bêtise est manifeste. Nous
reproduisons ici la quatrième de couverture pour l'exemple:
«Heidegger tente d'éclaircir la misère inhérente, de
nos jours du moins, à la démarche philosophique. Misère
malfaisante, faite d'étroitesse, de présomption, de
fausseté, et même de fausseté double - à la fois
erreur et fourberie - se rencontrant à divers degrés, du
dérisoire au scandaleux, dans toute philosophie déclarée.
Ce qui est dit de la philosophie est mis en rapport avec la personne et
l'Ïuvre de Heidegger, tant la dextérité dialectique n'a
d'égal que la bassesse d'âme. Heidegger conduit à une haine
de la philosophie en un sens analogue à celui où Georges Bataille
parle de haine de la poésie.»
4Ibid. §54.
transforme aussitôt en remise en question. Des
concepts tels que lÕ «humanisme », la « logique »,
les «valeurs », le « monde », « Dieu» se sont
imposés à travers l'histoire de la métaphysique dans les
esprits des philosophes autant que des masses comme des entités
positives, c'est-à-dire dignes dÕun respect inconditionnel, d'une
confiance sans mesure. Elles sont le Bien par excellence, et lÕon jure
allégeance avant que dÕy toucher. Elles sont le fond sur quoi se
dessine l'idée même de «préjugé », ce qui
lui donne son contenu, ce de quoi le préjugé s'alimente, et ce
vers quoi il est orienté. Campant sur la positivité de ces
concepts, le lecteur impatient ne verra pas dans leur remise en question
l'intérêt de leur mise en question. Au fond, ce que propose
Heidegger est une lecture alternative de ces concepts, «d'autres
échappées» comme il le dit page 108. Il s'agace de voir ses
contemporains bornés à ce que d'autres qu'eux ont un jour
posé comme le positif, le Bien. C'est le fait de ne pas même
donner leurs chances aux lectures alternatives de l'histoire du monde et du
destin de lÕEtre qui pourrait décourager tristement
Heidegger.1 Nous employons le mot «Bien» en sachant
pertinemment qu'il est impropre: son sens renvoie à une morale qui
nÕa pas sa place ici, mais il s'agit pour nous de chercher à lire
en filigrane ce que Heidegger ne dit pas toujours expressément. Les
concepts dont il parle se ramènent à des considérations
éthiques. Lorsqu'il devient une valeur, et quÕà
sa manière le Dieu pénètre cette
métaphysique2, l'humanisme est le Bien. Que dire
devant une telle proposition? On ne peut pas avancer que l'humanisme est le
Mal, le négatif, car cette dernière assertion est logiquement
fausse. Or c'est justement le reproche que lÕon adresse à
Heidegger: faire du positif le négatif, un amalgame grossier qu'il est
tout de même incroyable d'imputer à un penseur dont on
espère qu'il a pensé! Il ne faut pas s'étonner que
Heidegger ait provoqué l'effroi de certains - il s'indignerait lui
aussi,
1 Nous n'insérons cette remarque qu'en note
parce qu'elle n'aurait pas sa place dans notre argumentation et parce que ce
n'est pas l'objet de notre présent travail. Elle n'est évidemment
qu'un avis personnel et ne doit être lue qu'avec la plus grande
vigilance. Mais cette Lettre tient une place importante dans le
débat concernant Heidegger et le nazisme, et nous développons les
points de ce sujet toutes les fois qu'ils se présentent. Dans
l'expérience nationale-socialiste de Heidegger, et plus
généralement dans l'entreprise gigantesque de l'Allemagne
à partir de la fin des années 20, lÕon retrouve cette mise
en question et la remise en question révolutionnaire des concepts
habituels de l'humanité, notamment de la polarité ancestrale
Bien-Mal. La tentative de reformulation de la lecture traditionnelle de
l'éthique par les idéologues nazis n'aura pu que plaire à
Heidegger non pas sur la base du résultat de cette relecture, mais sur
celle de l'effort collectif pour mettre en chantier d'autres
échappées«. Le positif n'engendrait plus son négatif
systématique puisqu'en expansion l'empire régulait à la
demande ses moye ns en fonction de ses fins sans cesse renouvelées. Si
le Führer est le positif premier et définitif, les moyens de la
préservation de cette positivité ne le seront jamais. Le
glissement exponentiel vers l'ultra-violence remodèle, à chaque
fois que cette violence est employée, l'équilibre entre ce qui
est positif et ce qui est négatif. DÕoù l'abjection des
populations d'après -guerre pour ce qui avait en réalité
basculé dans la sphère du positif lors du règne de cette
positivité absolue qu'incarnait le Führer.
Le silence de Heidegger sur ces questions s'explique
peut-être par le respect de cet effort en soi, par- delà les
atrocités commises (et qui ne le furent pas encore en 1934, au moment
où Heidegger quitte le parti) : que cette entreprise se soit
soldée par un échec idéologique et militaire ne fait pas
du vainqueur le positif par excellence, mais plutôt par défaut.
Qu'arrive à s'imposer à travers le monde un certain modèle
de société (libérale) n'implique nullement que ce
modèle soit nécessairement positif, mais que les autres soient
automatiquement négatifs. Les outils dont nous disposons aujourd'hui
s'inscrivent dans le couple opposant le Bien au Mal sans qu'ils ne permettent
de juger judicieusement les entreprises alternatives. Ceci peut expliquer le
silence de Heidegger, et pas seulement parce qu'il aurait peur d'être
incompris de nouveau, mais peut-être aussi parce que lui-même ne
propose pas sur le plan de l'éthique autre chose que cette
dualité sempiternelle entre Bien et Mal. Pourquoi s'abstient -il? La
fascination qu'exerce la nouveauté est capable de soulever des
foules,
l'histoire lÕa dit, et ce ne sont pas ses excès qui
l'effraient. Nous pensons plutôt qu'il s'agit dÕun enseignement de
la pensée même de Heidegger qui, Berger se tenant dans
lÕéclairci e de lÕEtre, expérimente le silence
gardé.
2 Cf. La métaphysique comme
onto-théologie.
avec autant de virulence que ses détracteurs, d'une
pensée humaniste du Mal, c'est-à- dire d'une pensée qui
basculerait dans la sphère du négatif l'idée du
déploiement de l'homme en son essence. Heidegger ne procède pas
du tout de la sorte puisqu'en militant contre l'humanisme il évacue dans
le même geste le positif et le négatif (la valeur) et ne prend pas
position quant à la détermination de ce qui est ainsi suspendu
(lÕon s'abstient de juger dans l'effort d'ignorance en vue du retour au
primordial, comme dans lÕépoché de Husserl).
Heidegger s'oppose sur un terrain qui n'est pas celui de la négation
pour cette raison qu'il ne tient pas pour positif ce à quoi il s'oppose.
Au premier rang de ce cortège se tient la logique.
46. La logique (60)
La réflexion que produit la logique nÕa pas
été préparée par la pensée du logos
et de son essence. Des tentatives en ce sens ont bien entendu
déjà été faites. Mais en se
1
basant sur leur résultat, et Heidegger se montre en
cela très pragmatique et tranchant , on peut dire qu'elle a
«consommé sa perte» ( 59). Pourquoi? Une réflexion,
Nachdenken, se prépare, Vor-bereiten. Etre
prêt-avant ou prêt-devant (Vor-bereit) une pensée
(Denken) d'après (Nach), réflexive au sens
quasiment moteur du terme (un réflexe «causé» par un
stimulus), ce n'est pas seulement être prêt à penser: c'est
avoir effectué le retour en vor en vue du nach. Ce
vor se situe dans l'essence du logos qui donne lÕEtre comme
l'élément de la pensée, lequel est institué par ce
retour comme le nach de la pensée (non pas le derrière,
l'arrière-plan, mais la pensée «après» le
déploiement de son essence : andenken). Le vor et le
nach se retrouvent sur le chemin du destin de la vérité
(logos) de lÕEtre (élément de la pensée).
Ils sont le même lieu qui est l'éclaircie du Da. La
pré-paration et la ré-flexion ne sont pas à prendre comme
des activités s'échelonnant, se succédant, ni même
se complétant, mais comme le même et unique geste qui met la
pensée dans son élément. Le Da nÕa pas le
sens spatial qu'on lui donne usuellement, de même le vor et le
nach n'ont-ils aucune dimension temporelle. Ils sont ensemble dans le
destin. Or la logique se passe d'une réflexion sur le logos, du
vor, et donc du nach qui place la pensée dans son
élément: elle est plus illogique que l'illogisme reproché
à Heidegger. Il entend par «pensée rationnelle» celle
qui commence par penser la ratio, la «pensée logique»
comme celle qui a logiquement procédé pour obtenir ses
résultats. Ces définitions ne sont pas abusives mais elles
mettent en question le sens du logos et de la ratio, lequel
est objet de querelles et rend stérile toute objection. En disant que le
fondement de la logique n'est pas le logos, celui du rationalisme la
ratio, Heidegger met-il d'abord en question la logique ou bien le
logos et la ratio? En fait, le scandale est double car la
logique ne pense pas son «élément», le logos,
à quoi s'ajoute le fait que le logos sÕen trouve
nécessairement réduit, contraint à lÕinessentiel,
au fonctionnel - il s'est formé « sur le tas ». En s'abstenant
d'une telle réflexion, la logique fait d'une pierre deux coups: elle
perd pied et le langage sÕoubli. Le mode sur lequel sont
formulées ses propositions crée un ordre qui n'est pas celui de
la pensée authentique. Ainsi, lorsque lÕon plaide contre
l'humanisme et la logique, cette logique voudrait que lÕon soit barbare
et illogique, conséquences inéluctables et sans appel. Ce qui
n'est pas noir ne peut être que blanc, comme dans le langage informatique
où rien n'existe entre le 1 et le 0. Or
1 C'est noir ou blanc : ou bien l'essence originelle
du logos est atteinte ou bien elle ne l'est pas.
une réflexion attentive au sujet du langage et sur son
essence montre que la vérité méthodique,
conséquente, architecturale et logique ne dit pas grand-chose de son
objet, de ce dont elle est la vérité. Ainsi, toutes les
objections faites à Heidegger et fondées sur un système
logique seront-elles repoussées aux frontières de la
stérilité sophistique.
47. La valeur - des hommes, des objets, des faits
(61)
Lorsqu'il est parlé de valeur, ce sont notamment les
domaines de la culture, de l'art, de la science, de la dignité humaine,
de monde et de Dieu qui sont concernés. Pour donner quelques exemples,
nous pourrions parler de la structure patriarcale dans nos
sociétés, de l'appréciation d'un artiste par les critiques
ou bien suivant le prix de vente de ses oeuvres, de l'adhésion de la
communauté scientifique à une théorie nouvelle suivant le
nombre de ses publications, de ses commentaires, etc., du grandiose d'une
action suivant les valeurs héroïques alors en vogue, etc. Il s'agit
toujours d'un système de « notation» de l'homme qui, ainsi,
n'échappe pas à une hiérarchisation en règle. Dire
que l'homme est la somme de ses actes (Sartre), c'est le placer sans cesse dans
ce processus d'accumulation de «bons points» dont on fait le total au
jour de sa mort. Cette comptabilisation exige un chiffrage, une
homogénéisation des différentes actions mises à
plat sur un même plan, une traduction en un langage universel : la
valeur. Ce procès suit une grammaire bien précise venant se
plaquer sur les actes en cause. Comme tout code, cette globalisation par la
valeur se réclame d'une certaine objectivité en sachant que
«Toute évaluation, là même où elle
évalue positivement, est une subjectivation. » (61). Ce
phénomène s'observe dans le rapport à autrui, certes, mais
aussi, et c'est peut-être cela le plus grave, au sujet de soi- même
-je me juge suivant des normes établies et souffre la moindre incartade,
je me vexe et me tourmente au nom de ces valeurs. Ma subjectivité propre
se trouve blessée par cette objectivité subj ectivée, deux
«sujets » se trahissant l'un l'autre au même moment en me
laissant seul en ce moi méconnaissable. Cette réduction vaut pour
les hommes, mais également dans le rapport de l'homme aux objets.
De nos jours, l'objectivation radicale s'effectue avec
l'attribution à une chose d'un prix. Le «Tout est permis» de
Dostoïevski marque une crise de la valeur, absorbée dans
l'effervescence anarchique de notre société nouvelle. L'essor du
modèle capitaliste confirme l'hégémonie d'une seule valeur
à laquelle peuvent, en dernière analyse, se ramener toutes les
autres: l'argent. Le travail, la force, le temps, l'intelligence, le courage,
l'honnêteté sont désormais monnayables. Ce système
fonctionne comme une machine infaillible où l'on sait par avance d'une
chose à quelle qualité s'attendre en observant son prix. Prenons
l'exemple d'un terrain; sa valeur, la fertilité. Un terrain en
Haute-Saône peut jouir d'une grande fertilité agricole. Cette
caractéristique est humaine dans le sens où c'est l'emploi pour
l'homme qui va mesurer la valeur du terrain, mais celui-ci gardera une
identité à lui-même (composition des sols,
météo, etc.) que l'agriculteur ne pourra jamais changer
(pesticides, irrigation, etc.). Au contraire, un terrain en Provence ne
permettant aucune culture agricole se voit attribuer une fertilité d'un
autre genre: il n'y poussera pas d'arbre, mais une maison avec une vue sur la
mer que l'on pourra louer à des touristes en saison. Le terrain est un
bien qui, selon sa destination, sera vendu plus ou moins cher. Il n'est plus
partie de la surface de la Terre, mais du patrimoine d'un homme. L'homme
dévalue la terre, évalue son patrimoine, et se compare aux autres
hommes.
C'est ce que Heidegger entend par «faire-valoir ».
Le terrain en Provence n'a pour fonction que de faire valoir son
propriétaire alors que, et pour le dire comme en riant,
l'être-de-l'étant (du terrain) n'a que faire du statut social de
son propriétaire.
C'est ce lien de propriété même
liant l'homme aux objets du monde qui intéresse vivement notre
problème. Il est étonnant que Heidegger n'ait pas
thématisé plus explicitement, et sur le rebond
matérialiste, ce rapport de propriété juridique.
La propriété, si elle n'est pas une personnification de l'objet,
est une humanisation; cette pipe est celle de Paul, cette plume appartient
à Jacques, qui la tient de son grand-père (une
généalogie de l'objet est le commencement de son
évaluation, l'ancienneté un gage de fidélité, de
fiabilité de l'objet). La propriété étant un
rapport complètement fictif (puisque fondé sur des normes), ce
n'est que pour autant que l'on se sent propriétaire qu'on ne l'est. Nous
pouvons donner un exemple de droit; le possesseur d'un objet réel, celui
qui en jouit présentement, est réputé propriétaire
de la chose. Dans un litige portant sur la propriété d'une chose,
la charge de la preuve incombe à la partie qui se prétend
propriétaire contre le possesseur de bonne foi. Ce détail est
essentiel, car la bonne foi indique cette croyance en l'existence du lien, une
volonté toute orientée vers lui, une foi en l'objectivité
de ce qui n'est encore que subjectif (jusqu'au verdict). Le litige va se
résoudre par un choix parmi deux objectivités contradictoires; la
partie perdante doit alors reconnaître que ce lien qu'elle
prétendait entretenir avec l'objet n'était qu'illusion, qu'elle a
abusivement objectivé son rapport à l'objet. C'est une
subjectivation en règle du statut de l'objet dont la valeur se calcule
désormais suivant l'attachement (affectif) de la personne, sa place dans
son patrimoine, son utilité dans la vie du propriétaire, etc.
(des données toutes subjectives).
L'objet n'est plus rien en dehors des fins que l'homme lui a
assigné. Ce phénomène est, à sa manière, une
sorte d'anthropocentrisme, puisqu'il ramène à des
caractères humains les objets satellitaires de son environnement. Pour
les choses de « manufacture naturelle » surtout, ce nombrilisme est
une atteinte à leur être même. Dans leur essence comme dans
leur existence (si l'on peut se permettre ce terme), leur omnigestion par
l'homme a force de loi. Heidegger invoque donc à sa manière un
retour au choses mêmes fondé, comme chez Husserl, sur une
suspension du jugement, mais en ce sens seulement que le jugement est
l'assignation d'une valeur à une chose. L'évaluation ne se
produisant pas uniquement lors du jugement, mais aussi dans le rapport
ordinaire aux choses que l'on alimente par leur emploi même, le
laisser-être heideggérien est beaucoup plus étendu que
l'époché husserlienne. Penser contre les valeurs pour toucher le
pur objet n'est pas une critique sur le choix des valeurs (la culture, l'art,
la science, etc.), ce n'est pas dire que l'objet ne dispose pas de ces valeurs
ou que d'autres lui conviendraient mieux. Heidegger ne remplace pas un
système par un autre. Il rejette plutôt le pouvoir tentaculaire de
ces valeurs s'étendant, depuis notre relation à lui, sur le
terrain de son être. Dans un second temps seulement nous pourrons dire
que c'est parce que l'objet est contraint dans son être que notre
relation à lui est inauthentique. L'évaluation de l'objet inverse
la priorité de son être par rapport à sa relation à
l'homme. Heidegger nous invite à redonner à l'être sa place
première, un respect dont la considération se
traduit en souci. Cela fonctionne comme la revendication de l'Etre,
mais à moindre échelle. Il s'agit comme d'un début, un
exercice propédeutique à l'ek-stase où « apprendre
à vivre dans ce qui n'a pas de
nom» serait «apprendre à vivre sans la
valeur.» Les enjeux ne sont pas le mêmes, mais le laisser-être
trouve ses racines dans le même effort.
Donner une valeur à quelque chose doit devenir
essentiellement «Autre Chose» que son object-tité. La valeur,
tout comme ces notions métaphysiques (humanisme, pensée,
vérité, être, nihil, etc.), peut revêtir un
autre sens que celui de « notation» et servir une toute
autre fin: elle doit être le rassemblement en la maison de
l'Etre de ce qui mérite son soin. Elle est, si l'on veut commencer
à penser proprement, non pas jugement, mais la richesse inexprimable du
mot. « Evaluer, c'est- à-dire conserver comme pensé dans la
mémoire. » 1 Aussi la valeur n'est-elle pas ce que l'on retient
d'une chose en vue d'une utilisation à venir, mais la « mise en
garde» par la pensée dans le langage. La valeur ainsi
définie est ce qui tient-lieu dans le mémorial-pensé.
Cette lieu -tenance de la mémoire se déploie sous le regard
vigilant de l'Etre.
VIII. Propédeutique à La question de L
'Êthique
«Ce n'est pas vous qui serez reçues en partage par
un Démon; mais c'est vous qui choisirez un
Démon.» (Platon, La République)
48. Appréhender l'éthique (25, 70 à
72)
L'éthique est l'effort que fait une
métaphysique, suivant un détour par la philosophie de l'action,
pour testifier de son intérêt, pour
légitimer son « méta » en montrant qu'elle
y vit également, dans le «physique ».
L'homme du commun est autant invité à prendre connaissance de ce
qu'elle enseigne que le savant, car c'est lui aussi qui est concerné
dans sa vie quotidienne. L'éthique est l'ouverture à la
plèbe. Elle est ce qui témoigne de son plébiscite. Elle
s'intéresse à l'homme tel qu'il agit
1 Qu'appelle-t-on penser ? p.68-69.
conformément à son essence, celle
déterminée métaphysiquement. Elle est une
interprétation métaphysique d'un homme métaphysique.
Le problème est le même que celui
déjà aperçu et mis à profit dans la
conférence intitulée Qu'est-ce que la métaphysique ?
Nous avons vu comment Heidegger s'autorisait tout de même la
thématisation d'une question métaphysique, qu'il y
été même contraint, et quels rapports ses analyses
entretenaient avec le destin de la vérité de l'Etre. Mais, pour
parler d'éthique, il ne met pas son lecteur devant une
problématique éthique, un choix du genre que Sartre donne dans
L 'existentialisme est un humanisme: le jeune homme qui ne sait pas
s'il doit s'engager ou bien rester auprès de sa mère.
Appréhender l'éthique pour dire qu'elle est métaphysique
sans faire cependant de la métaphysique, ce peut être
délicat - surtout lorsqu'on tente un dépassement de la
métaphysique et qu'une éthique s'y fait jour.
L'enjeu est pourtant de taille, d'autant que Heidegger reste
souvent équivoque. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il est
régulièrement amené à recadrer sa lecture et
repréciser le sens de certains mots qui prêtent à confusion
(et sur lesquels il joue énormément). Il le fait au §25 :
«Sein und Zeit appelle
«déchéance» l'oubli de la vérité de
l'Etre au profit d'une invasion de l'étant non pensé dans son
essence. Le mot ne s'applique pas à un péché de l'homme
compris au sens de la philosophie morale et par là même
sécularisé, il désigne un rapport essentiel de l'homme
à l'Etre à l'intérieur de la relation de l'Etre à
l'essence de l'homme. De la même manière, les termes d'
«authenticité» et d' «inauthenticité» qui
préludent à cette réflexion n'impliquent aucune
différence morale- existentielle ou «anthropologique». Ils
désignent cette relation «extatique» de l'essence de l'homme
à la vérité de l'Etre ».
Si Heidegger ne porte pas jusque sur le terrain de la morale
sa pensée de l'Etre, le choix de son vocabulaire mérite tout de
même un commentaire. Un auteur qui consacre une telle attention au soin
de la langue ne choisit pas au hasard des termes quasiment bibliques («
déchéance » de l'homme chassé du jardin d'Eden,
«errance» du peuple juif, etc.). N'est-ce pas
précisément pour mettre à profit cette
connotation morale que Heidegger fait emploi de pareils mots? Dans quelle
mesure peut-on recevoir des éclaircissements qui préviennent
certes d'un malentendu, mais qui n'expliquent pas le choix des mots?
Heidegger trouve dans la question de Jean Beaufret un biais
qui met en perspective sa pensée avec une partie de la
métaphysique, mais sans préciser s'il s'agit d'une ontologie
fondamentale ou pas. Cette question est la suivante: « Ce que je
cherche à faire, depuis longtemps déjà, c'est
préciser le rapport d'une ontologie avec une éthique
possible?» (§67). La méthode heideggérienne
revient à nouveau à la charge, et l'essentiel de la
réflexion se déroule sur la définition du sens des mots
« éthique» et « ontologie ». C'est sans surprise que
Heidegger annonce son programme au §71 et dit que la relation entre deux
disciplines caduques ne permet pas un questionnement productif. La discussion
ne portera donc que sur la caducité de ces deux disciplines
philosophiques, et non sur le déploiement de leur essence.
49. Héraclite (73 à 78)
Heidegger est un fervent lecteur d'Héraclite, l'Obscur,
à qui il a déjà consacré un cours en 1943 (non
publié à l'époque) intitulé
Alèthéia, et qu'il clôt ainsi: «Mais
l'or, l'éclat sans apparence de la clarté, ne se
laisse pas prendre, parce que lui-même ne prend pas, mais est pur
événement (das Reine Ereignen). L'éclat sans
apparence de la clarté émane du «s'abriter»
inviolé, sous la garde, qui se contient, du Dasein. C'est
pourquoi l'éclat de la clarté est aussi, en lui-même, le
«se-voiler» et, pour autant, la chose la plus obscure. » 1 Il
traduit dans ce cours quelques fragments d'Héraclite: « Les
ânes prennent la paille plutôt que l'or.» (fragment 9),
«Comment quelqu'un pourrait-il demeurer caché devant ce qui ne
sombre jamais (É) à celui-ci, c'est-à-dire à la
clarté? » (fragment 16). Ces questions concernent le Dasein
qui vit à-la-méprise de son essence, et commencent
déjà de demander si la pensée peut formuler la question de
la remise de l'homme en son essence.
Il peut sembler de prime abord assez étonnant de voir
Heidegger citer le fragment 119 d'Héraclite car le rapport de
l'ontologie à l'éthique n'y est pas expressément
désigné. Heidegger commence par donner sa traduction ordinaire :
«Le caractère propre d'un homme est son démon.» Nous
sommes loin, en effet, de notre sujet. Nous ne cherchions pas la nature de
l'homme. Plutôt que de définir l'ontologie et l'éthique
telles qu'elles ont sévi dans la philosophie, il situe leur origine
suivant les indications de sa pensée propre qui, nous le savons
déjà, s'efforce de prendre toute la distance qui s'impose par
rapport à ces deux disciplines. Leur point de départ
résume ainsi leur définition, et la partialité de ce choix
place Heidegger dans une position peu confortable face à ses
détracteurs. Qui plus est, la sentence ne doit pas être comprise
dans son sens usuel, celui-là même que ces détracteurs
pourraient accueillir, mais suivant sa traduction heideggérienne.
Qu'est-ce à dire ? Que sa traduction ordinaire laisserait dériver
l'éthique et l'ontologie vers les écueils que Heidegger cherche
justement à combattre ? Qu'en désaccord perpétuel
Heidegger ne s'entendra-t-il pas même sur le sens des sentences
fondamentales qu'il choisit pour développer sa pensée? Ne
s'expose -t-il pas ainsi à des reproches aussi facile que, par exemple :
Heidegger se méprend sur le sens des auteurs dont il invoque la sagesse
et ruine par là même la légitimité de son dire, la
cohérence de son discours, il prive sa pensée du fondement
qu'elle recherche sur le terrain grec? Nous allons voir comment cette sentence
se révèle pertinente, comment elle déploie son sens aux
cotés d'une anecdote rapportée par Aristote.
Heidegger donne deux traductions successives de la sentence
d'Héraclite, des traductions non pas du Grec à l'Allemand, mais
de la langue métaphysique en langue qui tente de penser en direction de
l'Etre:
« L'homme habite, pour autant qu'il est homme, dans la
proximité du dieu. »2 Puis, au §78, un sens plus
heideggérien encore:
3
« Le séjour (accoutumé)est pour l'homme
domaine présence 5
le ouvert 4 à la du dieu, (de
l'insolite)6 ».
1 Essais et Conférences,
Alèthéia, p. 341. 2Lettre sur l'humanisme,
§73.
3 Geheure.
4Das Offene.
5 Die Anwesung.
6 Des Un-geheuren.
Nous savons déjà tout l'intérêt que
Heidegger porte à la traduction et à l'altération
nécessaire de la langue qui, pour ce qu'elle a à dire,
revêt des formes toujours plus étranges. Le défi du mot est
de n'en dire ni trop, ni pas assez. Une langue morte telle que le Grec se
prête bien à la malléabilité que suppose une
pensée cheminante, et sa traduction sera originale dans la mesure de
l'originalité de la pensée qui l'invoque.
Il renchérit en rapportant une anecdote de Aristote
décrivant la scène du four: «D'Héraclite, on rapporte
un mot qu'il aurait dit à des étrangers désireux de
parvenir jusqu'à lui. S'approchant, ils le virent qui se chauffait
à un four de boulanger. Il s'arrêtèrent, interdits, et cela
d'autant plus que, les voyant hésiter, Héraclite leur rend
courage et les invite à entrer par ces mots : «Ici aussi les dieux
sont présents.» » 1
Vers quoi portent ces deux exemples, sur quelle terre
déposent-ils le voyageur ici arrêté? Heidegger interroge
l'éthique, et nous voilà mis devant l'opposition classique entre
la sagesse du penseur et la brutalité de la masse.
L'incompréhension des curieux et la réponse d'Héraclite
aident-elles à mieux comprendre le rapport de l'ontologie à
l'éthique ? Pourquoi Heidegger choisit-il précisément
cette anecdote pour expliquer sa position sur une question si importante et si
complexe ? Parce que le défi étant de ne pas rentrer sur le
terrain de l'éthique et son eau métaphysique, il faut partir de
sa racine pour que, une fois développée, le lecteur
s'aperçoive qu'il s'agissait bien du rapport de l'ontologie à
l'éthique.
Heidegger s'identifie à Héraclite en ce sens
qu'il n'est pas compris par ses visiteurs. La simplicité de la
réponse produit pareillement ce vertige qui rebute d'autant plus le
visiteur, ou bien donne le ton de la profondeur de ce qui est à penser.
Héraclite, comme Heidegger, pense une chose à ce point
essentielle, la proximité même, qu'elle paraît la plus
éloignée, la plus fantasque. On lit une sorte de frustration de
ces auteurs qui tentent d'assumer l'incompréhension des autres, mais
s'isolent encore plus lorsque leurs explications restent laconiques
(Héraclite) et compliquées (Heidegger), lorsqu'ils essaient de
rester fidèles à leur pensée propre. L'on ne peut pas
vulgariser l'essentiel qui est déjà à ce point
condensé, compact, simple, qu'un résumé serait en
vérité plus long que le dire originel. Le problème est le
même: comment dire simplement le simple ? En mathématiques,
même les évidences sont démontrables. Si l'on se base sur
un tel système logique, l'on se condamne à des
démonstrations non seulement homériques, mais encore impossibles,
dont les épisodes s'enchaîneraient sans terme.
Heidegger décrit l'attitude des étrangers afin
de mieux souligner le gouffre qui les sépare du penseur. Cet
écart est le même que celui qui sépare l'éthique et
l'ontologie telles qu'on les comprend aujourd'hui de ce qu'elles seraient plus
originellement. Cette scène se joue en fait sur différents
tableaux et stigmatise de nombreuses oppositions; entre un penseur et son
public, entre une pensée authentique et une philosophie qui
réduit, qui systématise, entre l'ouverture et le
préjugé, entre la pensée grecque et ce qu'elle deviendra
au cours de son histoire métaphysique, etc. Ce hiatus est le même
dont souffre encore la pensée heideggérienne. Cette anecdote met
à
1 Partie des Animaux, A5, 645 a
17.
jour lÕun des sens de cette Lettre sur
l'humanisme, dont le sujet est en fait une réponse aux
méprises sur la pensée de la vérité de
lÕEtre.
Ce qui importe dans le dire héraclitéen n'est
pas son panthéisme, ni sa place dans la pensée de la mythologie
grecque. C'est au contraire le rapport établi entre d'une part, la vie
courante, une quotidienneté dans laquelle personne ne se baigne deux
fois (Panta rei), l'éthique telle qu'elle se décline
alors, sans l'acquisition de brevets moraux ni l'avancement dÕun projet
quel qu'il soit et, d'autre part, la pensée qui s'effectue tout de
même (malgré l'absence d'éthique au sens moderne du mot),
la pensée qui touche à l'essentiel, aux dieux non pas agissant
mythologiquement, mais aux dieux comme fond ontologique dÕune
pensée venue à bout d'elle-même, c'est-à- dire
l'ontologie encore sans nom en-deçà de quoi rien n'est plus
pensable.
L'ethos est avant tout un lieu, une tanière
dÕoù lÕon s'élance à l'aventure du monde,
où lÕon revient nécessairement, une tanière dont
lÕon n'oublie pas le chemin, qui reste inscrite en nous quoi que nous
fassions. Il est à nous, en nous, et pour nous: c'est ce que signifie le
verbe «habiter ». L'homme habite. C'est en dire beaucoup plus long
déjà que seulement «le caractère propre de l'homme
». Heidegger dit-il que le caractère propre de l'homme est
d'habiter? Non, l'habiter est la propreté (Eigentlichkeit)
même. L'habiter n'est pas le plus propre des caractères parmi ceux
que lÕon peut lui attribuer, mais ce de quoi l'homme est homme.
LÕethos nÕa pas le caractère absolu de la
vérité, mais de la Eigentlichkeit. Tout n'est pas
déjà pensé dans cet ethos, mais désigne ce qui est
à penser. C'est un prodige qui laisse à penser. Où l'homme
habite-t-il ? Dans la proximité du dieu (cf. Abri dans
la vérité de lÕEtre).
Nous avons déjà analysé le rapport de
Heidegger à la religion, mais il mérite ici une nouvelle
remarque. Le rapprochement entre lÕEtre et le dieu, et dont Heidegger se
défend, est-il vraiment abusif ? Le parallèle entre la
proximité du dieu et celle de lÕEtre se fonde sur ce son essence
1
à quoi l'homme appartient dans . Heidegger parle du
même fond et dans les mêmes termes; est-ce
à dire que nous avons décelé chez lui un mysticisme
refoulé? Non, et c'est l'épisode du four qui va recadrer cette
question en expliquant ce que Héraclite entend par « dieu ».
Dans la traduction de la sentence 119 après l'épisode du four,
c'est-à-dire la sentence encore enrichie dÕun sens de prime abord
peu évident, les termes-clefs ne sont plus « homme» (mot
répété deux fois dans la première traduction) ni
dieu, mais «séjour (accoutumé) », «domaine ouvert
», « présence» et « in-solite ». Le jeu de mot
entre Geheure et Un-geheure, séjour accoutumé
et insolite, n'est pas seulement le signe d'une opposition entre l'ordinaire et
l'extraordinaire, mais celui d'une profonde solidarité entre
l'éthique et l'ontologie, une racine commune (-heure) qui fait
que l'habituel n'est pas si «normal» que cela, que l'insolite n'est
pas si improbable qu'on ne le pense. Heidegger ne dit pas que l'insolite ne
peut se produire que sur le terrain de l'ordinaire (ce serait une ineptie tout
à fait inutile, et ce n'est pas cela qu'il faut retenir). Il
éclaire le sens des mots « éthique » et
«dieu» comme « séjour de l'homme» et «
élément », le mot central étant alors «Das
Offene », le domaine ouvert. Heidegger désigne ici ce
où est conduite lÕek-sistence. Celui qui veut penser ne doit pas
s'attacher à ce qu'il voit, à la quotidienneté, à
l'étant, mais à l'ouverture qu'est son séjour, à
l'élément de la pensée dont l'accès n'est pas
semé d'embûches, mais d'une simplicité essentielle. La
présence de lÕin-solite, das Un-geheure
(l'élément de la pensée) est l'ouverture, laquelle
est le séjour accoutumé,
1 Lettre sur l'humanisme, §73.
das Geheure. L'insolite n'est pas le séjour
accoutumé, nous ne sommes pas accoutumé à l'insolite, le
Un- ne se résorbe pas dans l'ouverture, mais la présence
se produit dans le séjour tant qu'il est domaine ouvert. Heidegger ne
fait pas preuve ici de mysticisme, mais tente de comprendre ce qui n'a
finalement été réduit qu'à un mysticisme grec, et
dont on s'aperçoit maintenant qu'il était un effort pour penser
en direction de l'Etre, de la présence de l'in-solite. L'idée de
dieu ou de démon chez Héraclite est en fait bien plus proche de
celle de l'Etre chez Heidegger que de celle de Dieu chez les Chrétiens.
La vérité de l'Etre qu'Heidegger tente de porter au langage n'est
pas théologique, et c'est sans hésiter qu'il dit qu'elle n'est
pas ontologique non plus. C'est parce qu'elle n'est pas une étude de
l'être de l'étant et qu'elle est si difficile à qualifier
que Heidegger s'autorise des analogies telles que celle du dieu chez
Héraclite. Cet exemple sert à montrer en quoi cette pensée
est impossible à qualifier, car l'on est bien embarrassé
après cette analyse pour dire si la sentence d'Héraclite est
ontologique ou bien théologique, et s'il s'y trouve un contenu
éthique au sens onto-théologique du terme. L'éthique
comprise au sens originel (Geheure) est intimement liée
à l'ontologie (Un-geheure) mais ne sera pas dite ontologique
dans la mesure où cette discipline ne
1
désigne plus que la pensée de l'étant
dans son être . Privée d'une ontologie originelle et fondamentale,
l'éthique perd jusqu'à son nom dont le sens ne désigne
plus que ce que l'ontologie métaphysique a pu lui conférer de
contenu.
Ce dans quoi l'homme habite n'est pas l'univers environnant,
mais le monde. Le séjour de l'homme n'est pas celui qu'il
effectue sur Terre, sa vie parmi ses congénères, mais dans la
vérité de l'Etre. Le divers sensible importe peu. Le plus proche,
en même temps le plus lointain, est de partout dans ce monde
sans parts et sans tout, sans dessus et sans dessous. Il n'y
a pas de lieu en ce monde où l'homme est plus homme, où
la pensée se porte plus loin : c'est en ce monde que pense la
pensée. Si l'on s'arrête à ce que l'univers
environnant nous laisse voir, nous nous fermons résolument au monde
où l'homme habite.
L'éthique n'est donc pas un code où l'homme
inter-agit avec son univers environnant, mais un lieu où la
pensée pense, où l'homme est homme. Cette éthique ne
commence pas avec l'ordre de quitter le niveau de l'homo animalitas pour
atteindre celui de l'homo humanus car nulle injonction n'existe dans ce simple
état de fait, que deux niveaux existent. L'éthique est seulement
l'un de ces deux niveaux, celui de l'homo humanus. Cette conception de
l'éthique suppose tout de même une position quant à
l'univers environnant dont Heidegger ne parle jamais qu'en termes de rejet,
mais dont on peut se demander si elle n'est pas justement l'éthique au
sens métaphysique du mot. Nous verrions alors émerger une
question fort simple: l'exigence de penser revêt-elle un caractère
éthique? La réponse suivant laquelle il en retourne de l'essence
de l'homme et que cette destination ne laisse aucun choix à l'homme ne
suffit pas à expliquer le comportement du « on ». La
description d'une déroute métaphysique est une manière de
juger, jugement qui parle la langue de l'étant puisque c'est de
lui qu'il s'agit. Nous verrons que Heidegger pose la question d'une
éthique sous-jacente à sa critique de la métaphysique,
mais qui n'est pas une éthique issue de la pensée. Cette
éthique est critique métaphysique de la métaphysique,
jamais pensée de la pensée.
1 Lettre sur l'humanisme, §79.
50. La pensée n'est ni théorie ni pratique
(79 à 81 et 90)
«Il faut en effet nous demander: cette pensée qui,
pensant la vérité de l'Etre, détermine l'essence de
l'humanitas comme ek-sistence à l'Etre, reste-t-elle seulement une
représentation théorique de l'Etre et de l'homme, ou peut-on en
tirer en même temps d'une telle connaissance des indications valables
pour la vie pratique et utilisables par elle?
La réponse est celle-ci: cette pensée n'est ni
théorique ni pratique. Elle se produit avant cette distinction. Pour
autant qu'elle est, cette pensée est la pensée de
1
l'Etre dans l'Etre et rien d'autre.»
L'engagement de l'Etre que nous avons étudié au
début de notre travail rappelle que l'engagement par et pour l'Etre
n'engage rien, ne produit rien, qu'il n'a pas de conséquences. Il n'est
pas une cause car l'ordre causal est celui de l'étant, non pas celui de
l'Etre. C'est d'ailleurs pourquoi la logique n'a pas sa place dans la
pensée, car elle est l'ordonnancement de cette causalité. Or la
pensée «n'a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet.
»2 Dire que la pensée est en tant qu'elle pense est loin
d'être tautologique car, en même temps que de la limiter
à un seul et unique « agissement », c'est lui donner son
entièreté et sa simplicité. Il y a
quelque chose qui est à-penser, la pensée le pense (elle dit ce
qu'il y a à dire). Nous avons déjà dit que ce qui laisse
à penser est ce qui est le moins pensé; penser l'Etre, c'est
«laisser l'Etre - être ». L'humilité de la pensée
qui n'est plus créatrice, mais qui s'apparente bien plus à ce que
Platon disait au sujet de la réminiscence, la pauvreté du berger
qui accepte la garde, le silence du langage qui conserve et maintient ne
laissent rien à penser à l'éthique, tout étant
déjà confié à la Simplicité. Lorsque la
pensée pense, elle est et ne fait rien être; elle s'est
fait être, si l'on veut (l'Etre, lui, est déjà, il est ce
qui est avant tout). Mais dans cet agir il n'y a ni avant ni après.
L'Etre n'est pas avant que la pensée ne soit; elle ne
naît pas (un beau jour) de l'Etre, mais se déploie
lorsqu'elle est dans son élément. De cet être-ensemble
l'éthique est absente et ne vient pas non plus s'y adjoindre
après. La pensée est seule, et ce qui s'y rajoute ne peut
être que parasitaire, un corps étranger qui ne la touche pas tant
qu'elle reste ce qu'elle est - heureuse.
L'action - comme activité sur quelque chose - se
traduit, quand il s'agit de la pensée, par une élévation
à la pureté essentielle de toute action : l'activité est
le fait même qu'elle soit, qu'elle pense, et ce sur quoi elle agit est
elle-même, son essence qu'elle déploie ainsi. Son « objet
», si l'on peut encore se permettre ce mot, n'est donc ni théorique
ni pratique, c'est la pensée même dont il n'est jamais
décidé quoique ce soit et qui ne décide de rien. A la
question: à quoi sert la pensée? nous ne pouvons que
répondre: à rien. Mais il y a de la pensée. Au
demeurant, si l'éthique peut servir quelque chose, nous ne
pouvons dire qu'ily a de l'éthique dans la mesure où
l'éthique est un produit de l'homme (créé par lui et pour
lui) qui n'est pas donné ni ne donne (es gibt) quoi
que ce soit. L'éthique vend plus qu'il ne donne suivant une
échelle de valeurs qu'il établit seul. La vie pratique n'est pas
l'élément de la pensée; sans rapport aucun avec sa
quotidienneté, la pensée n'offre aucune prise et ne peut
être l'objet d'une «récupération»
éthique.
1 Lettre sur l'humanisme, §81 et 81.
2Lettre sur l'humanisme, §82.
La question que pose Heidegger indique avec raison le risque
qu'encoure cette pensée, à savoir de rester «seulement une
représentation théorique de l'Etre et de l'homme ». Le
réflexe logique étant de dire que si une pensée n'est pas
pratique, alors elle est théorique, perchée sur des cimes qui ne
concernent en rien les hommes que nous sommes réellement, une
pensée jonchées d'élucubrations toutes plus folles les
unes que les autres. Heidegger analyse plus tard dans notre Lettre les
tendances arbitraires ou aventurières de la philosophie, thème
qu'il aborde ici suivant un de ses aspects (l'alternative
pratique/théorique). Ses contemporains lui ont souvent fait le reproche
de n'être qu'extrêmement métaphysique, en décalage
complet avec la réalité humaine (décalage qui explique
peut-être la traduction malheureuse, mais abandonnée depuis, du
mot « Dasein» par «réalité-humaine
»; cette tentative pour ramener Heidegger dans l'arène des
philosophes de la phénoménologie n'aura visiblement pas
porté tous ses fruits...). Sartre incarne bien le contre-pied classique
qu'un lecteur de Heidegger prend devant l'étourdissante puissance d'une
pensée qui dit ce qu'elle a à dire. Le retour aux
préoccupations plus réelles, qu'elles soient de situation,
d'éthique, de politique, etc. signale un recul devant la pensée
de Heidegger. Il se défend ici non seulement du reproche qui lui est
fait (sa pensée n'est pas assez pratique), mais aussi de celui qu'on
aurait dû lui faire (sa pensée n'est pas assez théorique).
Sa défense est simple : l'on ne peut regretter que sa pensée soit
trop peu pratique sans regretter en même temps qu'elle soit trop peu
théorique, à moins de ne l'avoir pas bien lu. La pensée se
produit avant la distinction entre pratique et théorique; cela
ne signifie pas que la distinction soit maintenant opérable, comme si la
pensée lui était propédeutique, qu'elle était une
prémisse à effectuer patiemment, que le temps ferait les
choses. Il n'y a pas d'après à cet avant. La
seule distinction qui subsiste n'est ni celle entre théorique et
pratique, entre poésie, philosophie et science, entre Antiquité
et âge moderne, entre philosophies idéalistes,
matérialistes, empiristes, phénoménologiques, etc., mais
entre métaphysique et pensée qui pense en direction de la
vérité de l'Etre. Une fois encore, Heidegger se justifie
derrière ses propres lignes en coupant court à toute nouvelle
objection sur cette question - l'herbe sous les pieds de ses adversaires est
bien cette distinction entre théorie et pratique, et la disjonction
opérée par Heidegger ouvre à d'autres problèmes,
notamment celui de la liberté.
La pensée est «un faire qui dépasse
d'emblée toute praxis.» (90). Mais il demeure chez Heidegger une
réflexion sur la praxis qui ne parvient pas à s'émarger
dans sa langue métaphysique. La Lettre sur l'humanisme, comme
tout autre texte, reste forclose dans la métaphysique et n'arrive
qu'à « indiquer » le lieu où l'éthique n'a plus
lieu. Nous verrons prochainement comment «sous-vient» tout de
même une éthique dans ces propos, comment une éthique s'y
sous-tend irrémmé-diablement.
51.Différences entre praxis,
théoria etpoïesis; de l'aliénation du
langage (1)
La différence entre la pensée telle qu'on la
rencontre (pensée de l'étant dans le double sens du
génitif) et la pensée en son essence (pensée de l'Etre)
est la même que celle établie entre techné et
poïesis. La pensée, jusqu'à présent, n'a pas
été déployée dans son essence, ses pétales
closes à l'advenir de l'Etre. Son dire ne peut être technique
mais, si l'on s'en tient aux distinctions établies par les Grecs,
poétique. Reste à savoir si la pensée qui pense en
direction de l'Etre conservera ce type de détermination du langage et
prendra partie pour l'un ou l'autre de ces genres. Deux
questions émergent ainsi: doit-on maintenir ces
distinctions? Si oui, pourquoi la pensée de l'Etre doit-elle être
poétique? La qualification technique de la pensée signe sa
négativité (elle est ce qu'elle n'est pas, elle
n'est pas - ce qu'elle est), et sa détermination
théorétique la gêne alors qu'elle n'éprouve pas ce
qu'elle «devrait être ». Se débattant devant l'impasse
qu'est la métaphysique, elle s'est perdue plus encore devant le
succès des sciences qui, elles, sont dans leur élément.
Heidegger rend toutefois l'hommage qui leur est dû aux
Grecs, et à Aristote surtout, pour la distinction qu'ils ont su faire
entre techné et poïésis. Il regrette
seulement que, d'une part, ils n'aient vu qu'il s'agissait de la
différence entre pensée et expérience pure de la
pensée et, d'autre part, qu'ils aient préféré
s'engager dans la première plutôt que dans la seconde. Ce qui
importe ici, c'est que les distinctions opérées par l'histoire de
la pensée sont authentiques, valables. C'est déjà une aide
très précieuse pour le travail de Heidegger, une indication apte
à guider la confiance du penseur d'aujourd'hui.
Aristote distingue philosophie théorique, philosophie
pratique (éthique et politique) et philosophie poétique (celle
qui s'occupe de la production, poïésis, en particulier
d'Ïuvres d'art) et subdivise à son tour la philosophie
théorique en théologie, mathématiques et
physique1. La praxis est l'action immanente, ayant en
elle-même sa propre fin, et la poïésis est la
production d'une oeuvre extérieure à l'agent2. Cette
distinction, apparemment claire, fonde la différence entre sciences
pratiques et poétiques. Mais, dans le détail, Aristote oublie
souvent cette distinction, et il lui arrive de décrire la structure de
l'action (praxis) morale en prenant pour modèle
l'activité technique, dont les articulations sont plus visibles.
L'amalgame entre poïésis et praxis ne laisse plus
qu'un mode possible pour la pensée, la théoria. Nous
verrons plus tard quelles conséquences cette confusion a pu avoir sur la
métaphysique à venir et le joug qu'était cette distinction
entre pratique et théorie pour une pensée qui cherche à se
produire avant elle3. Si tant est que la distinction existe encore,
c'est certainement sur le mode po étique de la vérité de
l'Etre viendrait au langage. Or c'est justement celui-là qui s'est
résorbé sous les noms de praxis et de
techné, technique qui a ramené sur elle tout l'ordre du
langage. Heidegger se propose-t-il de reclarifier cette distinction ? Non, il
la laisse au point où Aristote l'a abandonnée afin de laisser
libre le langage, laisser-être qui se poursuit avec une libération
des liens de la grammaire. C'est uniquement lorsqu'il parle des penseurs et des
poètes que Heidegger place le dire de la vérité de l'Etre
sur un terrain poétique, mais dont les frontières ne
s'arrêtent pas à la forme poétique proprement dite - un
terrain bien plus vaste qui n'a besoin d'aucun nom et que l'histoire de la
marche du Destin forme au gré de ses ressacs.
Le nom de «logique» n'est pas de Aristote, mais
apparaît pour la première fois avec Xénocrate4,
successeur de Platon à l'Académie. La logique n'est pas une
partie de la philosophie, et l'on est loin d'une logique formelle, impliquant
une séparation rigoureuse de la forme du discours et de son contenu, de
la façon dont l'entendront les modernes. S'il n'y a pas encore de
logique, Aristote s'intéresse déjà au scandale que
1Métaphysique, E, 1, 1026 a 13.
2EthiqueàNicomaque, I,1, 1094a3 ;
VI,
5, 1140b6.
3 Cf. commentaire du §82 : «Cette
pensée n'est ni théorique ni pratique. Elle se produit avant
cette distinction.»
4 Il ramenait le nombre mathématique au Nombre
idéal et versait alors dans une sorte de mysticisme dualiste, pour
lequel l'Inégal n'était pas seulement l'un des principes du
Nombre, mais la racine du Mal. Aristote n'aura de cesse que de réguler
ce mathématisme outré.
sont les sophistes et à la manière dont il faut
user de la langue (cf. la Rhétorique, les Topiques,
les Premiers Analytiques ). Celle-ci est une technique qui s'apprend,
qui se comprend, comme toutes les autres techniques, mais qui a la
particularité d'être désintéressée. Le
problème vient de ce que, ne parvenant plus à rester l'effort
purement théorique par rapport au geste pratique de la recherche
scientifique, et parce qu'elle se veut une science au moins aussi exacte que
les autres, la pensée perd son esprit désintéressé,
son autonomie, entre en contradiction avec elle-même et ne peut s'en
tirer qu'au prix d'un compromis avec la logique. Le programme de Heidegger est
de montrer que, si une distinction doit être opérée, ce
n'est pas entre pratique et théorique, ni entre pratique et
poésie, mais entre poïésis et
techné, et que la pensée relève bien plus de la
poïésis que de la techné (dont les
penchants pratiques et technoscientiques sont à prévoir).
«Cette pensée surpasse toute contemplation parce qu'elle se soucie
de la lumière en laquelle seule une vision comme théoria
peut séjourner et se mouvoir. »1
Nous ne pensons pas l'agir: la pensée agit en tant
qu'elle pense. Heidegger met en perspective deux choses usuellement tenues pour
opposées. L'opposition sempiternelle entre philosophie de l'action et
philosophie de la contemplation, entre vie active et vie métaphysique
est consacrée par Heidegger lui-même qui emploie cette
dualité penser -agir. Elle s'explique par la manière usuelle de
connaître l'agir. Mais cette opposition ne résiste pas au revers
de la pensée de l'Etre qui les assimile. Du coup la question de la
liberté est-elle posée différemment: est-elle celle de
l'agir en tant qu'il pense ou bien de la pensée en tant qu'elle agit? Si
les deux sont ramenés l'un à l'autre, c'est la définition
même de ce que peut être un humanisme qui s'en trouve
affectée. Heidegger, même s'il généralise
ouvertement, ne s'en tient qu'à quelques manifestations de l'humanisme,
ce courant générique2 dont cette présente
Lettre témoigne l'importance. La définition du mot
« humanisme» peut être sujette à controverse «
suivant la conception qu'on a de la «liberté» et de la
«nature» de l'homme. De même se distinguent les moyens de le
réaliser. » 3
52. La liberté libérée - Mal et Bien
(82)
« La liberté n'est pas seulement ce que le sens
commun aime à faire passer sous ce nom: le caprice qui parfois surgit en
nous, de pousser notre choix vers telle ou telle extrémité. La
liberté n'est pas une simple absence de contrainte relative à nos
possibilités d'action ou d'inaction. Mais la liberté ne consiste
pas non plus en une disponibilité à l'égard d'une exigence
ou d'une nécessité (et donc d'un étant quelconque). Avant
tout cela (avant la liberté «positive» ou
«négative») la liberté est l'abandon au
dévoilement de l'étant comme tel. La caractère
d'être dévoilé de l'étant se trouve
préservé par l'abandon ek-sistant; grâce à cet
abandon, l'ouverture de
1Lettre sur l'humanisme, §90.
2 Notons au passage qu'une histoire de l'humanisme
aurait pu commencer avec les Grecs, dont toute la tradition se réclamera
par la suite, mais que dans la perspective heideggérienne les Grecs ne
sont pas à ranger au nombre des métaphysiciens qui a uraient
manqué le destin de l'essence de l'homme. Pensée
commençante, elle est également ce à partir de quoi le
grand déclin prend son élan. La pensée grecque a
tenté de toucher à la vérité de l'Etre et, chemin
faisant, ajeté sur la place les rudiments d'une certaine
authenticité. La Grèce antique ne fait pas partie de l'histoire
de l'Oubli de l'Etre puisqu'elle n'en est que l'enfance, l'enfance de toute
histoire possible.
3 Heidegger, Lettre sur l'humanisme,
§8.
l'ouvert, c'est-à-dire la «présence»
(Da), est ce qu'elle est. » 1 Dans lÕHistoire de la
philosophie, p. 504, Jean Wahl rappelle quelques points de la
République de Platon. « Ce qui nous paraît le plus
important, c'est ce qu'il dit de la destinée et du choix des âmes
par elles-mêmes. «Ce n'est pas vous qui serez reçues en
partage par un Démon; mais c'est vous qui choisirez un
Démon.» Honorer la vertu ou ne pas l'honorer, voilà ce qui
dépend de nous.»
Nous lisons à la fin du paragraphe 81 cette phrase :
«Cette obligeance (É) est plus libre.» Remarquons que le sujet
de la phrase n'est pas la liberté mais l'obligeance. La question de la
liberté chez Heidegger est très délicate et, si elle n'est
pas complètement éludée, n'est pourtant jamais
élucidée. Dans le « plus libre» nous relevons une
certaine relativité de la liberté qui ne se déploie qu'en
degrés; capable de plus ou de moins, elle n'est pas un absolu, un point
dÕArchimède duquel on part, un attribut de l'homme, un dû
qu'on lui donne en guise de cadeau de bienvenue dans la philosophie. Ici la
liberté n'est qu'adjective. A quoi? A une obligeance! N'est-ce pas
là un paradoxe que de voir des obligations « évaluées
» non en fonction des contraintes auxquelles elles lient, mais suivant un
degré de liberté plus ou moins élevé? Car le mot
« libre» ne désigne pas l'envergure qui reste à la
pensée une fois son devoir effectué, un espace résiduel
dans lequel la pensée serait enfin ce qu'elle est lorsqu'elle est libre,
mais l'obligation même. La pensée est libre dans la mesure
où elle se conforme à ce qu'elle a à dire quand elle doit
le dire. Qu'elle le dise à un moment historique inadéquat ou bien
qu'elle ne le dise pas du tout, elle n'est pas libre. Heidegger ne dit pas
même « parce que c'est seulement ainsi qu'elle est absolument libre
», mais « parce qu'elle est plus libre (que lorsqu'elle se conforme
à la validité des sciences)». On dirait presque que
Heidegger fait une concession du bout des lèvres et pour contenter ses
lecteurs, pour les rassurer sur la possibilité d'une liberté, et
ce surtout parce que nous venons d'aborder la question de l'éthique. La
liberté a-t-elle sa place dans la pensée, se tient-elle parmi les
choses quÕelle a à dire, ou bien n'est-elle pas plutôt un
concept métaphysique étranger au vocabulaire de la
vérité de lÕEtre? Pourquoi Heidegger ne
thématise-t-il que très peu la liberté dans une Lettre
sur
2
l'humanisme , un humanisme pétri de
liberté et qui pourrait presque sÕy résumer ? Justement
parce qu'il pense contre l'humanisme et que, si sa pensée peut
être considérée comme la plus humaniste de toutes, sa
conception de la liberté comme celle qui rend à l'homme sa plus
grande dignité, il n'est pas prêt à négocier avec la
langue son entrée dans la métaphysique, et refuse
systématiquement toutes les invitations qu'elle formule au détour
de mots tels que « liberté », par exemple, ou ceci: la
liberté est l'existence (ek-sistence). Heidegger fait ici
l'économie de nouvelles explications quant à la liberté
parce qu'elles seraient en tout point semblables à celles que nous
recevons déjà au sujet de l'éthique. Le lecteur attentif
est donc appelé à se méfier de ce mot « libre»
inséré là peut-être rapidement - mais non pas
légèrement, la Lettre étant entièrement
consacrée à la lecture de ce genre de mots.
Avec toute la prudence nécessaire, nous pouvons avancer
dans notre analyse ; ce que nous avons dit précédemment au sujet
de la liberté contractuelle chez Rousseau et que lÕon observait
en fait dans toutes les formes de l'humanisme, nous le retrouvons
1De l'essence de la vérité, in Q.I,
p. 177.
2 «L'humanisme se différencie suivant la
conception qu'on a de la «liberté» et de la «nature»
de l'homme. », Lettre sur l'humanisme, § 9.
chez Heidegger de manière frappante. Nous avions conclu
en disant que la liberté consistait en la soumission à un ordre
qui dépasse l'homme, auquel il adhère
délibérément et pour son Bien. La liberté
se présente sous la forme d'un contrat conclu contre une forme de Mal
qui sévit en soi et dans ses relations à autrui. La
dignité de l'homme est le pôle positif d'un couple qui revêt
nécessairement un visage moral, et l'éthique est la somme des
moyens mis à disposition des hommes pour assurer la
pérennité de ce contrat, la justice le bras armé de cette
liberté, le Bien sa vérité a priori. Qu'elle soit
traduite ou pas en termes de Bien ou de Mal, la liberté est l'objet
principal de la morale: ces pôles «commettent »
l'architecturalisation d'une pensée, pensée qui peut toujours
être l'objet d'une morale, et ce même de manière abusive.
Ainsi, nous pourrons faire dire à Heidegger que le penseur qui pense en
direction de la vérité de l'Etre participe au Bien, le logicien
positiviste au Mal. C'est la fonction même du couple Bien/Mal que de
pouvoir s'appliquer à tout, d'être poly-valent, poly -
sémique et poly-sémantique, de se surajouter à n'importe
quel autre couple. Il est le concept (bipolaire) parasitaire par excellence
puisque le Bien en soi n'a pas d'objet, qu'il est une idée vide. Il a
besoin d'un moule où se glisser et il revient à ce qui est ainsi
moralement déterminé de se défendre seul contre une
insertion abusive de la morale dans la pensée. Le couple pensée
authentique/métaphysique y parvient-il ? Oui, lorsqu'il est dit que ces
deux « activités» agissent dans deux éléments
différents, qu'elles n'ont pas le même objet, qu'elles vivent
à coté sans jamais s'inter-pénétrer,
s'inter-prêter. Il n'y a pas de relativité quant à leur
détermination comme c'est le cas des affaires humaines (une rupture, une
révolution, une condamnation s'estiment suivant la conception du Bien et
du Mal qui s'est alors imposée dans la famille, la politique, le droit
pénal; un meurtre peut être légitime, une révolution
souhaitable ou pas suivant ce que l'on croit bon pour le peuple, etc.).
Heidegger ne dit jamais que les sciences sont une erreur, que l'homme ne
devrait jamais que penser la vérité de l'Etre, que le reste est
une perte de temps, mais seulement que la confusion entre les
prétentions de la logique dans les sciences et la métaphysique et
la simplicité de la vérité de l'Etre empêche cette
vérité de venir au jour. Ily a une vérité
de l'Etre et la logique s'est étendue dans de nombreux domaines. Ces
deux faits ne peuvent accueillir la bipolarité Bien/Mal. Le
désarroi, la détresse ne proviennent pas de l'existence de la
logique, mais du fait qu'elle empiète sur un domaine qui n'est pas le
sien. De même la pensée n'est pas dans son élément;
ce qui ne va pas, ce qui, à la rigueur, pourrait être le Mal,
c'est la confusion entre ces deux choses distinctes (le Bien serait alors les
choses lorsqu'elles sont à leur place). Le couple moral ne peut donc pas
s'appliquer à la pensée (Bien) et la logique (Mal), mais
seulement à leur amalgame - rendu impossible désormais par les
éclaircissements de Heidegger. La pensée ne peut être
articulée autour de ces deux concepts moraux car l'un d'eux
disparaîtrait aussitôt (le Mal comme confusion, comme
prétention de la logique à la vérité universelle).
La morale ne peut s'appliquer de force à la pensée de Heidegger,
le Bien n'y est pas la visée de la liberté, et ce d'autant plus
que l'auteur nous a prévenu contre toute récupération
éthique en aval. La pensée ne produit pas de conséquences
et prive tout humanisme de sa nourriture polis-tique.
Il n'en reste pas moins qu'une obligeance est - libre; si ce
n'est pas pour le Bien que l'on se soumet, pour-quoi s'oblige-t-on donc? La
question: pourquoi? suppose un objet visé, un quoi pour lequel
on agit. Ce sera systématiquement le Bien.
Si, comme nous venons de le faire, nous supprimons de la
pensée toute considération sur le Bien, que reste-t-il? Rien,
justement, qui ne soit l'objet d'un pour quel qu'il soit. La
pensée se conforme pour-rien à la revendication de
l'Etre. Elle est à l'écoute de l'Etre pour-le-Rien. Sa
liberté n'est pas l'accession à un statut plus
élevé, ce n'est pas pour sa liberté qu'elle s'engage
(la liberté est l'engagement lui-même). La liberté de
la pensée ne confère rien de plus à l'homme, il ne se
trouve pas enrichi par une trans-action (de la pensée à sa
liberté d'une part, de l'Etre à son essence d'autre part). Bien
au contraire, ce que l'homme y gagne, c'est la découverte de sa
pauvreté fondamentale. La soumission à une entité est
l'acte libre par excellence, et c'est en cela que Heidegger touche encore
à l'humanisme. L'homme ne trouve sa dignité la plus propre et son
essor le plus ambitieux que dans la conformité à un ordre dont
l'humanisme se charge de dessiner l'architecture. Mais, parce que la
pensée heideggérienne se produit avant toute structuration, avant
qu'une stratification logique ne vienne lui dicter les maximes
procédurières de sa vérité, ce à quoi la
pensée se soumet n'est rien - rien d'autre que la pensée
attentive - n'est rien donc l'Etre. Une pensée
à l'écoute de l'Etre, de l'Histoire, qui dit ce qu'elle a
à dire dans le langage qui est la maison de la vérité de
l'Etre est contrainte, en quelque sorte, mais par sa destination seulement qui
le dire de la vérité de l'Etre. Lorsqu'elle s'embarrasse des
critères logiques de la vérité elle évolue moins
librement dans la clairière qu'est son élément. En
définitive, la liberté n'est pas l'attribut d'une essence, mais
l'effort de conformité d'une chose à son essence. Elle ne peut
donc se situer chez Heidegger qu'à la croisée de la pensée
et de l'essence de l'homme. Elle se traduit par un laisser-être
général (de l'Etre, de la pensée, de l'essence de l'homme)
contre le laisser-faire (des objectivations de l'homme qui s'étendent
jusqu'aux frontières de la vérité de l'Etre). Elle n'est
jamais le but poursuivi par l'homme, mais un simple mot pour désigner la
conformité d'une chose à son essence. C'est pourquoi la
liberté ne revêt pas chez Heidegger une importance capitale.
PARTIE III : LE DESTIN DE LA
PENSEE
IX. L'absence de patrie
« Wo, wo leuchten sie denn, die fernhintreffende
Spr·che? Delphi schlummert und wo tnet das grosse Geschick? »
« Où brillent-ils, les oracles qui portent loin?
Delphes somnole - où retentit le grand destin ? »
1
Hölderlin, Pain et vin.
53. La patrie comme le là, la
proximité « de » l'Etre : habiter (35)
La patrie est la Terre sienne, celle que l'on habite parce que
l'on y est né, mais surtout parce que l'on y mourra.
L'être-pour-la-mort a comme destin le là. La patrie s'entend comme
proximité à l'Etre, le «là» de
l'être-là. Elle est ce lieu où chacun est (soi).
Sans ce là, pas d'être-là, et c'est
l'ek-sistence même qui est remise en cause. Mais Heidegger ne dramatise
pas tant qu'il n'y semble : le Dasein ne succombe pas à
l'absence de da. Mais il y a une triste raison à cela : la
vérité de l'Etre ne triomphe pas avec Heidegger et
Hölderlin, qui ne suffisent à eux deux à restituer à
l'homme sa patrie et à l'Etre sa proximité.
Cet appel au retour de la patrie, avec l'histoire qu'on
connaît de Heidegger et son adhésion au parti national-socialiste,
peut sembler de prime abord dangereux. Mais il s'en prévient
immédiatement en indiquant que le mot «patrie» « est ici
pensé en un sens essentiel, non point patriotique, ni nationaliste, mais
sur le plan de l'histoire de l'Etre. »2 En effet, du
«là » à l'idée de nation, c'est bien plus que le
gouffre d'un
1 Vers cités par Heidegger dans La
provenance de l'art et la destination de la pensée, 1967, in
Cahiers de l'Herne Heidegger, p.85.
2Lettre sur l'humanisme, §35.
champs lexical qu'il faut franchir. C'est justement parce que
c'est une question de vocabulaire qu'un mot pareil s'intègre dans cette
réforme de la langue métaphysique et son dépassement vers
une ontologie fondamentale. Le mot délié de son sens (trop)
premier prend place dans la pensée de lÕEtre. En même
temps, «l'absence de patrie» désigne plus judicieusement le
délaissement de l'homme moderne. Si en effet nous disions « absence
de lieu », nous dénoterions une spatialité du là
impropre au Dasein et un ethos (au sens de
tanière) indéterminé de l'homme ne cherchant qu'un lieu
plutôt que sa négation, un non-lieu, un néant. Or l'homme
ne cherche pas un lieu (il est déjà dans l'étant) mais son
site, c'est-à-dire sa patrie. La Lichtung qu'est le
là se dit patrie parce qu'ainsi cette éclaircie est mise
sur le plan d'une histoire, savoir celle de lÕEtre. Car, en effet,
qu'est-ce qui fait d'une patrie ce qu'elle est? C'est bien entendu son
histoire. La cohésion qu'elle incarne n'est pas contre d'autres
unités possibles car elle est la seule «en course ». Elle
s'oppose à lÕin -cohésion, à l'incohérence.
LÕimpropreté, l'inauthenticité sont ce contre quoi la
patrie unit. Le rassemblement des hommes en leur essence demeure pour eux dans
un retour à cette patrie, le là de lÕêtre-là.
C'est pourquoi il ne peut y avoir de nationalisme basé sur cette
conception de la patrie. Tous les hommes sont invités à
être hommes. La patrie est l'ouverture même. LÕon habite
chez soi ; ou plutôt, où lÕon habite, lÕon
est chez soi. Ne lÕêtre pas, c'est ne pas
habiter.
L'homme habite la vérité de
lÕEtre.1 C'est cet habiter qui est laisser-être de
lÕek - sistence, qui autorise la reconnaissance de ce qui assigne.
L'homme y est en-joint à lÕEtre par lÕEtre. Il y
dé-couvre la loi en se conformant à lÕappel du destin. Cet
habiter seul fait de l'expérience de l'homme un séjour. Or,
«ce séjour seul accorde l'expérience de ce qui tient. La
vérité de lÕEtre fait don du maintien pour toute
contenance. »2 L'homme séjourne dans le là
- l'animal évolue dans un univers environnant. Il y reçoit
l'écoute du pouvoir aimant de lÕEtre qui peut la pensée.
La différence ontologique, si lÕon veut, peut se dire aussi la
différence entre le désert de la bête et la patrie de
l'homme. LÕon n'accède au déploiement de son essence que
pour autant que lÕon sÕy conforme. La patrie fait-elle figure de
ce que rappelle lÕéducation au sens grec ? La
mère prodigue sa vérité aux enfants du site. En retour de
cet appel, et pour lÕek-sistence que guide la pensée, l'homme est
à la veille : il est le Berger de lÕEtre. La conservation dans le
langage, et la mémoire de ce qui y a été porté
mérite le soin de l'homme. Car le souci de la convenance demeure en la
patrie (il s'agit quasiment de civisme). Pour autant, Heidegger n'entend pas la
patrie au sens dÕun site politique où repose la pensée en
tant qu'agir. Il est dit maintes fois que ni la politique ni l'éthique
ne doivent entrer dans la pensée de lÕEtre. Pourtant, Heidegger
analyse le nationalisme dÕun point de vue métaphysique.
Etablit-on la proximité entre la pensée et le politique lorsqu'on
pense ce dernier?
54. Le destin politique (35 à 41)
«Sur le plan de l'histoire de lÕEtre, il est
certain qu'en lui [le communisme] s'exprime une expérience
élémentaire du devenir du monde. » 3 Le politique, parce
qu'il est la gestion d'une partie de l'étant pris dans une
généralité plus ou moins
1 Lettre sur l'humanisme,
§83. 2Lettre sur l'humanisme,
§89. 3Lettre sur l'humanisme, §40.
établie, et parce qu'il comporte des prémisses
anthropologiques, est une forme de métaphysique. Il est plus
précisément une métaphysique appliquée,
basée sur un matérialisme nécessairement historique. Or
toute métaphysique participe de l'histoire de l'Etre. Il est donc
possible de placer le politique sur le plan de l'histoire de l'Etre, mais
seulement sur le plan de l'histoire, car c'est la manifestation du destin de
l'Etre s'historialisant qui touche à l'étant, non l'Etre
lui-même. Le politique métaphysique est la mise en oeuvre d'un
transcendance citoyenne, de l'orientation de l'existence du citoyen en vue d'un
destin. Le politique ne peut donc être analysé en d'
autres termes que ceux du destin. Dans le De
republica, Cicéron traite de l'origine des sociétés
humaines, des lois de développement des cités et des rapports
entre le droit et la raison, la nature et la loi. L'histoire y apparaît
comme l'accomplissement du dessein de la divinité, qui est
souverainement bon et dont Rome est l'achèvement.1 Dès
lors qu'un destin commun est assigné à la communauté des
hommes, alors sa politique devient l'affaire de la pensée qui est avant
tout pensée du destin.
Dans un « ismeÉ » politique s'exprime donc
bien plus que la simple doctrine qu'il désigne : en tant qu'il
est une représentation de l'homme et de son destin, il établit un
rapport de cet homme à l'Etre - autre que l'ek-sistence, certes, mais
déjà destinal. A rappeler que ce n'est pas de l'ontologie
fondamentale que s'exprime une assertion politique, mais du rapport que cette
ontologie entretient avec la métaphysique. Ainsi Heidegger ne prend-t-il
pas position dans sa Lettre sur l'humanisme, mais il est en mesure
d'affirmer négativement au sujet du destin politique de l'homme. En vue
de quoi le rassemblement de ces hommes est-il advenu? Telle est la question que
pose la sur-venance du destin à tous les destins. Une position positive
ne peut se fonder sur un rapport à l'homme fondamentalement
métaphysique, et constitue à ce titre une régression en
deçà de l'analytique existentiale. Pour autant, le travail
négatif de Heidegger n'est pas le signe d'un manque
d'intérêt; au contraire, on sent l'auteur brûler de
s'exprimer. La question que l'on pose est celle du rapport d'un destin
politique avec celui de la pensée; elle ne donnera jamais lieu au dire
poétique de la vérité de l'Etre puisque,
métaphysiquement, elle se propose d'examiner un rapport de cette
vérité avec une parcelle d'étant. Cette parcelle n'a pas,
dans son essence, le privilège d'être revendiquée par
l'Etre. L'homme est le seul étant jouissant de cette insigne charge. La
question de son destin par rapport à celui de la vérité de
l'Etre peut est proprement pensée; celle du destin politique avec
l'indemne ne le peut pas. Ce qui est à penser dans le politique, c'est
la proximité ou l'éloignement du destin. Le politique n'est en
aucun cas le moyen que se donne la pensée pour exprimer des lois, car le
politique ne pense pas. «Et on ne peut tout de même pas l'imposer de
force, mais, pour engager un débat, encore faut-il s'y préparer.
C'est vers ce seul but qu'est en route la présente recherche.
»2 Lorsque Heidegger examine le rapport des
1 L'équilibre entre la monarchie,
l'aristocratie et la démocratie donne lieu à la meilleure
constitution à la condition que tous les éléments de la
cité collaborent harmonieusement (c'est pour cela qu'il faut susciter un
petit nombre d'hommes d'élite, les «princes », dont la vertu
et l'autorité, fondées sur l'éducation romaine et la
sagesse grecque, sauront intervenir en cas de crise). La république,
aristocratique sans doute, reste ouverte aux talents ; elle est
libérale, fondée sur le respect du droit, de la raison et de la
justice; elle est gouvernée par des philosophes éloquents. La
réalisation de la liberté passe par l'imprégnation
greco-romaine, sa patiente assimilation. L'hellénisme garde une place
privilégiée dans cet humanisme (qui n'est pas encore nommé
de la sorte) dont une contemplation du Grand -OEuvre est la condition de toute
action possible.
2Lettre sur l'humanisme, §47 citant
Sein und Zeit, p. 437.
décrets de l'Etre avec les lois humaines, ce n'est pas
au regard d'une force coercitive qui s'imposerait comme vérité,
mais comme conformité au destin rassemblé de toutes les
fortunes.
55. Le nationalisme est une déroute
(41)
Il peut être facile d'évoquer l'expérience
nationale-socialiste de Heidegger, tout autant de l'ignorer ou de la
relativiser. En revanche, la découverte de la Lettre sur l'humanisme
comme un écrit hautement politique repose la question
différemment. Il ne s'agit plus d'expliquer le nazisme de Heidegger,
mais de penser le politique - quel que soit le nom qu'il porte. L 'on pense
dès lors une époque qui donne comme ce-quiest-à -penser le
politique. C'est cela qui invite Heidegger à évoquer le
nationalisme.
Le nationalisme est une manière de déterminer
l'homme à partir de soi. Il est égocentrisme, ce à partir
de quoi la différence en tant que telle fait jour. Or l'homme
n'est déterminé en son essence qu'en tant qu'il est
revendiqué par l'Etre. La différence en tant que telle est celle
qui met en relation l'homme et l'Etre dans l'Amour. Ce n'est pas l'homme qui
crée son essence, comme c'est le cas chez Sartre. Notons le danger d'un
existentialisme sartrien exacerbé: si par mes actes j'arrive à
faire de l'essence de l'homme ce que mon projet originel s'en représente
librement (en l'occurrence: l'homme doit être blanc, ou bien de race
aryenne...), je suis un nationaliste légitime. Cette
légitimation de mes actes par moi-même et ma liberté
constitue une dérive majeure par rapport à l'idée de
liberté chez Heidegger. Le déploiement de l'homme en son essence
ne passe pas chez ce dernier par une initiative de l'homme mais par une
écoute attentive de l'appel de l'Etre. Une politisation se fait
nécessairement au prix d'une méconnaissance de l'ek-sistence.
Afin de mieux saisir l'impossibilité d'une aspiration
nationaliste dans le retour à la patrie chez Heidegger, nous nous
permettons de citer, avec précaution, un passage de Mein Kampf:
«Nur ein gen·gend grosser Raum auf dieser Erde sichert einem Volke
die Freiheit des Daseins. »1 La représentation
de la patrie suivant un espace spatialisé, qui plus est ramené
à la question de sa taille seulement, plonge le Dasein dans une
quête ek -ek-sistante - comment se tenir à tout prix
ailleurs que dans le là, c'est-à-dire au-delà du
lieu qui est le mien, en-dehors de ma patrie. L'empire de l'espace en vient
même à priver le lieu de là, et l'espace
vital fait de l'homme un être vivant à l'instar
du Dasein qu'il est. L'espace de ce peuple n'est pas celui
où se tient le Da-sein privé de da: « La
dimension toutefois n'est pas ce qu'on connaît comme milieu spatial. Bien
plutôt tout milieu spatial et tout espace-temps déploient-ils leur
essence dans le dimensional qui est comme tel l'Etre lui-même.
»2 Le là comme site, ou bien la patrie comme sa
jouissance, ne sont ni ici ou ailleurs. Si un peuple a besoin d'assurance
(sichern), c'est au niveau de la cohésion et de
l'identité (de soi à soi) qu'elle se joue, c'est-à-dire
dans le rassemblement de ce qui est le même sous la même
égide (bouclier), non dans l'obtention d'un territoire. «La
liberté se révèle comme ce qui rend possible à la
fois d'imposer et de subir une obligation. Seule, la liberté peut faire
que pour le Dasein un monde règne et se mondifie. Welt ist nie,
sondern
1 Adolf Hitler, Mein Kampf, Zentralverlag der
N.S.D.A.P. Frz. Eher Nachf., M·nchen, 1941, p. 728. 2Lettre
sur l'humanisme, §28.
weltet. » 1 Le monde est le berceau pour l'homme de son
ek -sistence en vue de cela seul à quoi il peut même être
enjoint. En aucun cas le Dasein n'est-il soumis au monde comme
à une condition d'existence, car ce qui le détermine est
lÕEtre et son destin. La mondification n'est pas lÕobtention
dÕun monde supplémentaire, mais dÕun «Autre Monde
» que celui de l'univers environnant. La guerre des peuple est le site
d'une liberté, mais il faut encore que le Destin sÕy cèle.
« La confrontation ne scinde pas l'unité, pas plus qu'elle ne la
détruit. En tant qu'elle la crée, elle est rassemblement.
»2
Qu'il s'agisse de se poser en s'imposant - mais contre quoi ?
Contre les peuples et les terres, en somme les nations afin que la sienne
émerge. Une concordance s'effectue spontanément entre
lÕobjet du défi et le sujet qui se le propose. Pour que
l'Allemagne regagne son rang mondial après la défaite de 1918, ce
ne peut être qu'en s'engageant mondialement: la guerre. Comment
l'obtention dÕun espace peut-il assurer à un peuple la
liberté du Dasein? Le dictateur ne développe pas ces
questions dans cet ouvrage finalement peu théorique et pour le moins
anti-philosophique - un terme tel que « Dasein » ne figurant
là que pour la forme, l'invocation hâtive dÕun auteur qui
publie la même année Etre et Temps, ouvrage fondamental
dans la philosophie du XXe siècle. Parler de liberté
du Dasein, c'est déjà délicat. Comment, l'espace
s'étendant, la liberté de mouvement s'accroissant, le
Dasein pourrait-il sÕen trouver affecté dans sa
liberté qui ne consiste à nÕêtre que le
là? Cette idéologie fait une lecture très pauvre
du mot «Dasein» en assujettissent sa liberté à
une quantité d'étant, quand il devrait s'agir en fait de la
transformation de l'univers environnant en monde.3
Ce commentaire livide et hautemen t superficiel ne pouvait
être que tel: rien en cette idéologie n'est de taille à se
confronter à ce que nomme le mot «pensée ». La
philosophie n'est devenue qu'un secteur de la culture, un des « domaines
dont les plans nous assurent la possession: domaines, parmi tant d'autres, du
«dirigisme» du moment. L'indignation morale de ceux qui ne savent pas
encore ce qui est se tourne souvent contre l'arbitraire et les
prétentions à la domination des «chefs»
(Führer) - forme la plus fatale de l'appréciation que
lÕon continue de faire d'eux. Ce qui est propre aux chefs, c'est le
dépit condamné à réprimer le scandale dont ils sont
la cause, mais seulement en apparence puisqu'ils ne sont pas ceux qui agissent.
On pense que les chefs, dans la fureur aveugle dÕun égoïsme
exclusif, se sont arrogé tous les droits et ont tout réglé
à leur fantaisie. En vérité, ils représentent les
conséquences nécessaires du fait que l'étant est
passé dans le mode de l'errance, là où s'étend le
vide qui exige un ordre et une sécurité uniques de
l'étant. DÕoù la nécessité d'une
«direction», c'est-à- dire dÕun calcul qui par ses
plans mette en sûreté la totalité de l'étant.
»4
1L'être-essentiel d'un fondement ou «
raison », Q.I , p. 142.
2Introduction à la métaphysique,
1935.
3 Le monde a déjà été
suffisamment pensé: « il s'agit désormais de le transformer
» (Marx). Son anthropologie nÕa même pas réussi
à être humaniste (il aurait suffi dÕun peu de
métaphysique) en ce sens que l'homme aryen existe déjà,
qu'il dispose déjà dÕun territoire, qu'il ne s'agit plus
que d'une question de quantité - quand l'humanisme voudrait
élever l'ensemble des hommes à un niveau qualitativement
supérieur. Si le national- socialisme était huma-nisme
universel (échelle quÕil se donne par ailleurs), il dirait qu'il
faut plus d'hommes sur Terre et plus de Terres pour que les Terriens affirment
leur puissance devant les Plutoniens.
4Essais et Conférences, Dépassement
de la métaphysique, p. 108. Ces lignes ont été
écrites entre 1933 et 1946, et témoignent d'une profonde
méditation de Heidegger sur la guerre alors en rage. Sa position, si
tant est que nous puissions parler de position au sens dÕun engagement,
aussi prudent soit-il, est donc claire et sans appel, et ce sur le fondement
d'une parfaite clairvoyance, d'une compréhension totale de ce qui s'est
constitué sous ses
Le sacré est le destin par excellence. Le nationalisme
n'a pas su mettre l'homme sur le chemin de l'indemne. Heidegger a
peut-être espéré voir dans l'amour qu'il nourrissait pour
sa terre celui d'un peuple pour sa patrie, d'une chose pour son
élément, de la pensée pour l'Etre. C'est qu'enfin dans le
champ livré à la jachère de la métaphysique un
sens, une direction se sont imposés - aperçu main-tenu
par l'homme dans la politique des décrets de l'Etre. Mais la fonte d'une
race et la ségrégation de la différence ne parviennent pas
à exprimer le destin de la pensée et de toutes choses.
Voilà l'échec mégalomane le plus notoire qu'aient connu
nos civilisations modernes - le pas est aisément franchissable vers
l'archi-potence de l'homme destiné, « de droits sacrés
». Mais ce destin, aussi fantastique soit-il, ne place pas l'homme dans
son droit de Maître - il est enseigné la Pauvreté.
Un égarement pareil place l'homme devant son errance,
en situation de perte. Or «l'Etre supporte et détermine
toute condition et situation humaine. » 1 Cette urgence de la
pensée n'est pas neuve. Mais le destin qui s'y créa fut
celui des hommes, celui des chefs, de ce qu'ils disent, de ce qui en
est dit; il n'est pas celui de l'Etre et de l'établissement
d'une «direction» comme destin de la vérité de l'Etre,
d'un sens enfin donné à la situation (c'est-à-dire la
constitution même de la situation comme telle). Nul besoin de
s'étonner ou bien de s'indigner d'une idéologie pauvre en tous
points, au contraire : sa nullité est de l'ordre de ce que
Ver-misst 2
mesure à ce jour la poésie qui
l'habitation de l'homme. Il n'y a pas d' « injustice»
dans cette déroute, que personne ne mérite - mais que personne
n'assume non plus.
56. Le possible retour du sacré (36 et
65)
Le retour à la patrie signifie que la proximité
enfin est proche. Le plus proche, qui était le plus lointain, est la
proximité éclaircie (Lichtung) ; de cette lumière
(Licht) se retire la nuit. Le retour à la vérité
de l'Etre, la tenue dans le là, le déploiement de
l'ek-sistence donnent lieu à la pensée, et donc à
l'authenticité de tout ce-qui-est-àpenser. Entre autres, la
vérité de l'Etre dévoile-t-elle la pensée de
l'essence du sacré, ce à partir de quoi l'on pense l'essence de
la divinité, laquelle découvre enfin le sens du mot « Dieu
». La pensée de la divinité est rendue possible, certes,
mais ce n'est pas tout. Elle révèle par ailleurs le destin de
l'oubli dans lequel elle s'inscrivait jusqu'alors et, plus important, le
possible retour du sacré.
Que dit cette pensée qui part de la
vérité de l'Etre? En quoi peut -il «sembler que l'essence du
divin nous fût plus proche que cette réalité
impénétrable des êtres vivants ; j'entends : plus proche
selon une distance essentielle » 3 ? Le divin, comme le Dasein,
ne déploie son essence que dans le là. Heidegger ne
pense pas l'essence du divin comme les Chrétiens ont pu le faire, et
lorsqu'il parle de l'absence du divin, il ne pense pas au «Dieu est mort
», mais à la décadence qu'est la christianisation et sa
pensée de la divinité (suite à l'âge d'or qu'est la
mythologie grecque). C'est pourquoi
yeux comme « situation ». Ce qui est
répréhensible n'est pas « la fureur aveugle d'un
égoïsme exclusif», mais sa situation et la
possibilité de son avènement.
1 Lettre sur l'humanisme, § 1.
2 Ici, le mot Ver-m isst n'est plus seulement
« mesure-et-aménage », mais indique la douleur affective de la
poésie à qui manque la maison de l'Etre et l'abri de
l'homme. Dans sa note de la page 234 de Essais et Conférences,
« ...l'homme habite en poète... », Heidegger n'indique
pas ce sens du mot vermissen, qui pourtant convient ici tout à
fait.
3Lettre sur l'humanisme, §15.
Heidegger écrit toujours «le dieu ou les
dieux»: il ne vise personne en particulier, mais l'essence du sacré
qui nÕa pas encore dit si une religion se doit d'être
monothéiste ou polythéiste. Le sacré ne dit pas même
sÕil est encore religieux, ou bien si la pensée du sacré
sera l'objet dÕun « culte ». Ce nÕest pas une
invitation à la foi mais à une possibilisation de la foi. Le
retour du divin ne signifie pas le retour des gens dans les églises. Le
dieu ou les dieux, comme ce qui est le plus éloigné en même
temps que le plus proche de partout, sont le là dont la
présence est. Un retour du sacré n'est pas un appel aux valeurs
traditionnelles chrétiennes contre l'ordre déchéant, car
du sacré ne se déduit aucune morale et parce que, de toutes les
religions, la Chrétienté est peut -être celle que le
sacré désigne le moins.
La différence entre le sacré et le fait
religieux se trouve dans la polis-tisation, c'est-à-dire une
pensée qui devient doctrine de l'étant. Tournant le dos à
l'éclaircie de lÕEtre, elle devient onto-théo-logique. Or
l'essence du sacré n'est pas métaphysique. Ce n'est qu'une fois
devenue religion que cette dernière produit une morale, une
politique, une société avec, au sommet de l'édifice, la
monarchie se réclamant la plupart du temps de droits divins. Le fait
religieux sÕapplique à l'étant où l'homme
ne peut plus être-là. Ainsi les destins de lÕEtre,
de l'homme et du sacré sont-ils étroitement liés. Mais le
préalable réside dans lÕek-sistence1 sur
laquelle se fonde le sacré (et non l'inverse). Pourquoi? Parce que le
dieu ou les dieux nÕentretiennent pas avec lÕEtre la relation que
ce dernier entretient avec le Dasein. Non plus l'essence de l'homme ne
réside-t-elle en un rapport au sacré qui n'est dès lors
plus que conséquent à lÕek-sistence.
LÕin-stance ex-tatique, en l'union du ek et
du in, donne lieu à la proximité où se
réconcilient le plus proche et le plus éloigné, où
survient finalement le sacré.
Le sacré est ce qui destine et devient le «domaine
de toutes les régions »2 Il est le milieu divin,
instance médiatrice qui échappe à toute médiation.
Mais «la nature apparaît simultanément comme «loi
ferme» et comme «chaos sacré». La béance
«chaotique» du sacré fonde l'appartenance au monde et
l'appartenance réciproque des hommes et des dieux. »3
Le destin du sacré et de la religion n'est pas du
ressort de la pensée, dont la mission n'est pas de se prononcer pour ou
contre le théisme. Le temps n'est pas encore venu pour la pensée
de vendanger ce qui n'est encore quÕà l'état de
maturation. Elle n'est que sur le chemin de son humilité, et si
Heidegger donne des indications au sujet du sacré, c'est pour deux
raisons seulement: réfuter les accusions d'athéisme ou
d'indifférentisme, et justifier sa démarche en montrant que le
retour à la vérité de lÕEtre touche à tous
les domaines que la pensée visite. C'est ainsi la métaphysique
qui perd pied, et la question du sacré n'est qu'un exemple de son
indigence. Dans le langage se trouve l'insigne possibilité pour le
sacré d'advenir. «Le penseur dit lÕEtre. Le poète
nomme le sacré. » 4 La difficulté qu'il éprouve alors
à nommer le sacré lui apprend le résignement. Car
«Das Heilige in seinem Festbleiben ist zu sagen. (Il faut dire le
sacré en sa fermeté) (É) Il faut que le dernier mot du
poème retourne au
1 Lettre sur l'humanisme, §35.
2Approche de Hölderlin, p.1 14.
3 Jean Greisch, Hölderlin et le chemin vers
le sacré, in Cahiers de l 'Herne, p. 412.
4 Qu'est-ce que la métaphysique ?,
Q.I, p. 83.
sacré. » 1 Dans cette dernière sentence,
c'est aussi le mot «retourne» qui est essentiel. Car le retour au
sacré est un retour du dire à l'essence du sacré, retour
qui est le destin même, et qu'il nous reste encore à
dé-couvrir.
57. La poésie et la mort (38)
Nous demandions si d'une pensée ou d'une poésie
le lecteur pouvait tirer quelque « enseignement », et dans quelle
mesure une éthique devait ou non être déduite de telles
Erfahrungen. L'expérience de la vérité de l'Etre
ne «s'entend» pas jusque dans l'étant sur l'ek -sistence qui
est tournée en vue de l'Etre. L'étant n'est pas
déterminé de la sorte, et le rapport de l'homme à son
univers environnant ne s'en trouve pas enrichi. En revanche, le rapport de
l'homme au monde ne sera plus expérimenté de la
même manière, puisqu'un monde s'est mis au monde. Dans un ordre
non causal, la poésie porte bel et bien à conséquence
puisque ses lecteurs s'en trouvent affectés dans leur Existenz.
A ce monde appartient l'expérience de la mort: «
appartenir» se dit en allemand « gehren », et la racine «
hren », entendre, indique un rapport bien plus riche que la simple
propriété - monde et mort sont à l'écoute
- comme à la maison.
« Aussi les jeunes allemands qui avaient connaissance de
Hölderlin ont-ils pensé et vécu en face de la mort Autre
chose que ce que l'opinion publique a prétendu être le point de
vue allemand. »2
L'essence du Dasein étant
déployée dans l'ek-sistence par la révélation du
ek dans la poésie, son être-pour-la-mort suit
conséquemment ce déploiement. Ainsi les jeunes soldats allemands,
parce qu'ils ont fait l'expérience de la patrie, de la terre, de
l'habiter et de l'Amour dans la poésie de Hölderlin, ont-ils
pensé et vécu en face de la mort Autre chose que les autres;
l'opinion publique l'a considéré comme de la barbarie, ce point
de vue allemand quant à la mort comme une monstruosité. Mais ce
point de vue n'était pas celui de tous les Allemands : seulement ceux
qui firent lecture de cette poésie vécurent cette
expérience Autre. Il s'agissait en vérité d'un rapport
beaucoup plus authentique que ce qu'il n'y paru et qui n'est en rien «
barbare» ou « malade ». Heidegger pense-t-il à l'affreuse
Joie de la Cause, au patriotisme intégriste, aux palpitations d'une mort
annoncée? La violence organisée en système exige de ses
exécutants une « fidélité » à la mort,
fidélité construite à la chaîne par tous les soldats
formant ainsi les maillons de cette solidarité, et parachevée par
le suicide de leur chef à l'issue de la guerre perdue. Il y a vraiment
quelque chose d'incompréhensible dans cette exaltation de la mort et le
rapport que cette politique nationale entretint avec elle. Mais de la
poésie naquit l'homme. Or « seul l'homme meurt. » Il revient
de dire désormais : seul l'Allemand meurt.3
Cet « Autre chose » fut-il pour autant le
meilleur rapport à la mort, l'être-pourla-mort comme tel
en son authenticité déployé ? La voie du sacré
s'étant faite ouverture, la mort y touche-t-elle du doigt le meilleur
inconditionné, c'est-à-dire le Bien absolu? Heidegger ne le dit
pas et reste assez évasif - dire que c'est le cas, ce
1 Approche de Hölderlin, p. 96.
2Lettre sur l'humanisme, §38.
3 Les autres soldats « disparaissent» et, on
peut le dire avec toute la violence qui s'impose et se justifie chez Heidegger:
«ils meurent comme des animaux.»
1
serait justifier en définitive le nazisme comme «
la » Gelegenheit idéale , la guerre comme le seul
véritable terrain pour une mort authentique, la patriotisme
(régénération perpétuée de la patrie et de
la transcendance de l'homme-soldat) comme l'élément de la mort.
Si «la possibilité ontologique dÕun propre
pouvoir-être-entier du Dasein ne signifie rien, tant que le
pouvoir-être ontique correspondant nÕen a pas fait, à
partir du Dasein lui-même, la démonstration
»2, c'est en effet par et dans le combat qu'il est donné
à l'homme dÕen faire l'épreuve la plus radicale. Dans la
« démonstration
» ontique que révèle le risque de la mort,
l'affrontement de cette « imminence insigne »3 face à laquelle
chacun est ramené à la fois à sa possibilité la
plus extrême et au possible anéantissement de soi, le combat se
donne ainsi comme le lieu où peut se jouer l'épreuve même
de cette puissance de déploiement d'une force, dÕun espace
commun, ce « là» qui cèle l'appartenance dÕun
peuple à un transcendens qui ouvre la possibilité d'un
authentique être-ensemble, d'une communauté de front dont, comme
Heidegger le dira dans le cours qu'il consacre à Hölderlin en 1934,
« la plus profonde, l'unique raison est que la proximité de la mort
en tant que sacrifice a d'abord amené chacun à une identique
annulation, qui est devenue la source d'une appartenance absolue à
chacun des autres. C'est justement la mort que chaque homme doit mourir pour
lui seul et qui isole à l'extrême chaque individu, c'est la mort,
et l'acceptation du sacrifice qu'elle exige, qui créent avant tout
l'espace de la communauté dont jaillit la camaraderie (É) Si nous
n'intégrons pas de force à notre Dasein des puissances
qui lient et isolent aussi absolument que la mort comme sacrifice librement
consenti, c'est- à-dire qui s'en prennent aux racines du Dasein
de chaque individu, et qui résident d'une façon aussi profonde et
entière dans un savoir authentique, il n'y aura jamais de
«camaraderie» : tout au plus une forme particulière de
société »4. Heidegger conçoit ici la
guerre comme une, sinon la modalité authentique du devenir dÕun
peuple pensé comme rassemblement, l'accomplissement commun,
résolu et orienté, d'existences singulières et
contingentes. Le peuple est un rassemblement de puissances d'agir, un
rassemblement de différences porteuses du maintien d'une puissance
unique. « Quel est le genre d'être de son soi -même où
il se perd
si bien qu'il a à se reprendre en ne revenant pour
ainsi dire qu'après coup de sa dispersion et doit s'inventer pour cet
ensemble un principe global d'unification ? La perte dans le on et
à même le mondehistorial s'est révélée
précédemment être une fuite devant la mort. Cette fuite
devant... montre que l'être vers la mort est une
détermination fondamentale du souci. »5
Heidegger revient souvent sur un fragment
dÕHéraclite (fragment 53) et lui donne une interprétation
hautement suggestive dans un cours de 1934: « Le combat est à tout
étant celui qui l'engendre, mais aussi son roi; les uns il en fait
clairement des dieux, les aut res des hommes, les uns il les rend valets, les
autres maîtres. »6 Le Polemos y est pensé
comme principe de toutes choses, puissance de génération et de
1 Le mot Gelegenheit est le frère
du mot Verlegenheit ; occasion, occurrence, d'une part, et embarras,
ou mieux, aporie, d'autre part. La mise en embarras est cela seul qui donne
occasion au revendiquer dÕy faire entendre sa voix. Mais son
Ver-legen n'est pas loin du Ver-fallen, la
déchéance.
2Sein und Zeit, p. 266.
3 Sein undZeit, p. 251.
4 G.A. 39, p. 72, trad., p. 77.
5 Sein und Zeit, p. 390 : nous ne retiendrons
de cette citation non pas ce qui est dit de l'être-pour-la-mort, mais ce
qui est pensé de l'unification.
6 Hlderlins Hymen « Germanien » und
« Der Rhein », G.A. 39, p.123-127.
maintien, nécessité inhérente à
l'étant: « Der Kampf als Macht der Erzeugung und Bewahrung :
innerste Notwendigkeit des Seienden. »1 Déjà
dans Nietzsche, nous trouvons le jugement suivant: «La vie résulte
de la guerre, la société elle-même est un moyen de
».2
guerre La guerre donne à l'homme sa meilleure occasion de
mourir en
constituant la mort comme un agir au sens le plus haut du
terme en vue du Heile. Mais la mort est-elle un agir un sens que nous
lui avons donné précédemment?
Au §60 de Sein und Zeit, le thème de
l'être-résolu introduit d'emblée une nouvelle critique de
l'action. Il s'agit de savoir si l'être-résolu devançant
(Vorlaufen : marcher au-devant de) la mort n'a pas une
primauté, en tant que possibilité existentiale la plus totale et
la plus certaine, sur la possibilité facticielle de la décision.
La relation entre la mort et l'agir est loin d'être évidente, et
Heidegger demande: «Qu'est-ce que la mort doit avoir de commun avec la
«situation concrète» de l'agir? »3
Précisément la «situation », au sens
de Sein und Zeit, n'est pas un cadre préétabli ni un
ensemble coordonné de circonstances, mais bien plutôt le
là, à la fois spatial et temporel, où les
événements prennent sens, mais seulement à partir de
l'êtrerésolu. Il n'y a de situation que pour un Dasein
résolu. La situation n'est pas le contenu des
événements, mais la façon dont ils peuvent être
compris. Elle appartient au possible. La situation, toujours
déterminée, relève d'une vérité existentiale
qui est elle-même une pure forme.
L'être-résolu modifie la compréhension
du monde, et ses possibilités sont autrement rapportées les
unes aux autres et au Dasein. Qu'il y ait une possibilité
suprême, celle de mourir, crée une autre perspective sur les
possibilités et une autre organisation de celles-ci. Le Dasein
devient capable de relations authentiques à autrui et aux «
événements » - notamment la mort.
Michel Haar dit ceci de l'être-pour-la-mort4:
non seulement il libère le Dasein « des contingences du
divertissement » (Unterhaltenwerden), mais lui permet de «
prendre le pouvoir sur l'existence (der Existenz mchtig zu werden) et
de dissiper jusqu'au fond tout-auto-recouvrement fugace ».
Nous préparons d'ores et déjà une
réponse qui consiste à dire que l'être-pourla-mort ne fait
plus partie de la pensée du second Heidegger, et qu'à ce titre le
thème de la guerre ne peut être compris sur la base d'un amalgame
entre l'être-pour-la-mort et l'expérience de la mort. L'analyse
existentiale fait place à, donne lieu à, situe - l'habiter. La
situation de la mort est autre chose que la disparition d'un corps
(physique ou politique) : elle est une expérience cruciale.
Ce qui est dit dans le §38 ne porte pas tant sur la
politique que sur la poésie: « ...l'homme habite en poète...
»5. Il est dit dans cette conférence faite le 6 octobre
1951 sur « la Colline B·hler»: « C'est seulement pour
autant que l'homme de cette manière mesure-et-aménage (
Ver-misst, qui implique «une délimitation
réciproque des domaines à l'intérieur de la
Dimension», précise Heidegger) son habitation qu'il peut
être à la mesure de (gemss) son être.
L'habitation de l'homme repose dans cette mesure aménageante qui regarde
vers le haut, dans cette mesure de la Dimension où le
1 G.A. 36/37, §3a,p. 90.
2 Cité par Richard Wolin, La politique de
l'Etre, p. 55.
3 Sein undZeit, p. 302.
4 Michel Haar, Heidegger et l'essence de
l'homme, p. 64.
5 Essais et Conférences, p. 224.
ciel, aussi bien que la terre, a sa place. (É) La
poésie est la prise de le mesure (MassNahme) entendue en son
sens rigoureux, prise par laquelle l'homme reçoit le mesure convenant
à toute l'étendue de son être. L'homme déploie son
être (west) en tant que mortel. Il est ainsi appelé parce
qu'il peut mourir. Pouvoir mourir veut dire: être capable de la mort en
tant que la mort. Seul l'homme meurt - il meurt continuellement, aussi
longtemps qu'il séjourne sur cette terre, aussi longtemps qu'il habite.
Mais son habitation réside dans la poésie. »1
Le poète, en tant qu'il nomme le sacré, nomme
tout. Le sacré est le milieu du réseau de relations existant
entre les hommes et les dieux, la terre et le ciel, autrement dit, le
Quadriparti. Les penseurs su sacré «ont des songes divins,
mais ils ne rêvent pas à un dieu »2. Le dieu n'est
qu'une voie du destin. La poésie porte le Dasein au
monde, elle apporte la mort au Dasein, elle déporte
l'homme hors de son univers environnant, et confine la pensée dans son
élément. Le retour ne peut s'effectuer que vers le sacré.
La Vernichtung du peuple après la Première Guerre
Mondiale est l'absence de patrie cristallisée (au sens que
Stendhal donne au mot « cristalliser »). En tant que cristallisation
au niveau politique dÕun état de l'histoire de lÕEtre,
elle revêt immanquablement une sur-détermination impropre
à l'absence de patrie ou de sacré - mais ne l'exprime que plus
clairement. Elle exagère: ·ber-treiben , exercer-trop,
pratiquer-trop, tout comme la science qui s'exerce au point d'oublier ce pour
quoi elle s'exerce et faire de l'exercice la fin de son agir ; elle
exa-gère, c'est-à-dire qu'elle gère au-delà de ses
limites. Cet écrasement est aveugle à la finitude et, à la
limite, on ne peut que regretter que l'homme n'ait dans son agir la finesse de
lÕEtre dans son dire. La lecture de Hölderlin met en
présence du sacré, de la patrie - ce dans quoi et pour quoi le
soldat meurt. Sa mort repose déjà dans le domaine du
Heile: la mort sacrée du soldat prodigue à la patrie
l'Amour.
X. Le néantiser
La pensée de la négation chez Heidegger est
fondamentale car en elle se cèlent le Rien et le néantiser. La
pensée est pensée de lÕEtre et du Rien en vue du
combat, en lÕEtre, de la fureur et de l'indemne.
58. Pourquoi poser la priorité du Rien sur la
négation? (85)
Dire «non» au Rien, au néantiser, comme c'est
le cas dans les sciences, qu'estce que c'est? Cela relève du
«pouvoir quÕa la subjectivité de se poser elle-même
»3 lorsque la négation est celle de l'étant, qu'elle y reste
rivée comme un arbre au sol. Mettre dans l'acte dÕun sujet de
dire-non l'origine du ne-pas ne confère pas au langage sa force et sa
dignité propre - démiurge de la négation, il s'efface
derrière le sujet qui parle et l'agir comme action factuelle.
Si la science s'adonne largement à cette pratique, ce
ne peut être le cas lorsqu'elle définit son objet
négativement par rapport au Rien. Elle s'étend sur tout
1Ibid., p. 234 et 235.
2Approche de Hölderlin, p. 146.
3Lettre sur l'humanisme, §
sauf sur le Rien et démarque en quelque sorte le Rien.
La science dit « oui» à l'étant, «non» au
Rien. Elle se conforme ainsi au principe de non-contradiction. Mais, nous
l'avons vu déjà, le fondement d'une science sur le principe de
non-contradiction ne peut fonder ce principe même. Nous ne
répèterons pas ce que nous avons déjà dit, mais
rappellerons que le protocole scientifique vise toujours un objet qu'il se
représente par avance. Tout énoncé suppose donc une
précompréhension de ce qui est sur le point d'être
découvert. Ce qui n'est pas rien suppose une pensée profonde de
ce qu'est le rien. Le «non » de ce vers quoi le «non»
ek-siste n'est pas rendu possible par le ne... pas qui ne s'est pas
éclairci - ou plutôt, qui n'a pas été rendu
l'éclaircie. Avant le «non» au Rien, il faut que soit
pensé le néantisant dans l'Etre. C'est pourquoi penser n'est pas
d'abord dire oui ou non à ce qu'il y a à penser, mais recevoir
cet à-penser comme l'insigne possibilité de tout penser.
Le «ne... pas: Rien» est d'abord pensée du
Rien (vérité de l'Etre) avant que d'être celle du non-Rien
(l'étant ou l'existant). Il signe donc l'entrée du Rien dans la
pensée. Mais plaçant le ne... pas en tête, il ne pense pas.
Ces deux temps simultanés sont une discordance. «Ne pas penser le
Rien» est un énoncé aussi paradoxal que toute l'histoire des
sciences elle-même.
Cela ne constitue-t-il pas un enjeu métaphysique par
excellence, une question logique plus logique que toute autre? La
généalogie de la négation est-elle une analyse du langage
et une propédeutique au dire de la vérité de l'Etre, ou
bien n'est-elle pas plutôt déjà une approche de ce dire
même? Ces quelques paragraphes de notre Lettre sur l'humanisme
ne constituent pas de logique au sens positif du terme. Ils sont au
contraire une condamnation sans détour de la tentative pour une science
de se fonder elle-même. En effet, la secondarité de la
négation retire au principe de non- contradiction sa «valeur»
et la construction sur ce principe de toute valeur possible. Ce qui est ainsi
visé dans le primat du Rien, c'est la pensée préalable du
Rien, et donc de l'Etre. Heidegger poursuit ici son effort de justification et
va jusqu'au bout d'une pensée replacée dans son
élément.
Si, dans un deuxième temps, cette pensée permet
de dire quelque chose de la négation et du «non» tant que du
«oui», Heidegger ne s'en prive pas : mais ce n'est jamais que pour
signaler leur ek-sistence en vue de la vérité de l'Etre. Ce
second temps est en fait un retour au premier, c'est-à-dire au primat du
Rien sur la négation, retour voulu par ce que l'ek-sistence est dans son
essence. Après l'appel, vient la réponse qui est remise à
la vérité de l'Etre. Le passage de Heidegger dans la
négation n'est donc en aucun cas une tentative pour lui d'expliquer ce
qui se dit de l'étant, mais reste dans l'élément de
l'Etre.
L'on s'aperçoit que la revendication n'est pas
seulement celle de l'homme par l'Etre, mais peut concerner également des
choses telles que le «oui» ou le «non ». Ce peut être
troublant pour celui qui s'était déjà
représenté cet appel comme l'enjeu de la parole, mais jamais
encore comme une parole même.
Qu'est-ce à dire que le néantiser revendique?
Comment l'ek-sistence de l'homme peut-elle être une réponse au
Rien lorsqu'elle porte au langage ce Rien? Le Rien revendique l'homme, le
néantiser le «non ». Etre revendiqué par le Rien ne
pouvait signifier: ne pas être revendiqué, car la négation
n'est que ce qui est porté au langage par le revendiquer.
Que penser de propositions telles que : «ce n'est pas
l'homme qui... mais... »? Si le ne... pas de ce qui est ainsi dit de
l'essence de l'homme témoigne en vérité de l'appel du
néantiser revendiquant ce «non» en vue de la
vérité de l'Etre, la forme négative ne revêt-elle
pas une surdétermination dans le sens où, non seulement elle
porte une chose au langage, mais en plus elle touche au combat en l'Etre de la
fureur et de l'indemne ? Un énoncé négatif n'ek-siste-t-il
pas deux fois? Parce que la pensée et le «non» sont ensemble
à l'écoute et au service de l'Etre, Heidegger ne retire-t-il pas
au dire sa simplicité - ou bien ne prépare-t-il pas
déjà ce qui sera l'économie des mots?
59. La négation : faux
problème?
Lorsque Rudolf Carnap, au nom du positivisme logique,
entreprend «l'élimination de la métaphysique par l'analyse
logique du langage » (c'est le titre de l'article de 1931), il s'attaque
à la conférence de Heidegger sur Qu'est -ce que la
métaphysique ?, ce qui peut s'expliquer par des raisons
d'actualité. Il situe donc Heidegger au sein de la métaphysique,
et nous pourrons demander si sa lecture de Heidegger a bien été
fructueuse... Dans ce texte, il cite les énoncés (les simili-
énoncés, écrit-il) concernant le néant, parce qu'il
est l'exemple le plus net d'un « terme spécifiquement
métaphysiqu e », c'est-à-dire, pour Carnap, sans
signification: l'erreur consiste à prendre le mot néant pour le
nom d'un objet, parce qu'il est utilisé dans la langue courante pour
formuler un énoncé d'existence négatif. Quant à un
énoncé tel que: «le néant néantit », il
est deux fois dépourvu de signification. Si nous ne le remarquons pas
tout de suite, c'est que les énoncés ont la même
construction grammaticale que s'ils avaient un sens; la syntaxe grammaticale
s'est substituée abusivement, arbitrairement, à la syntaxe
logique.
Carnap s'interroge sur la persistance d'une erreur aussi
facile à déceler et que le métaphysicien lui-même
n'ignore pas. Heidegger ne va-t-il pas jusqu'à écrire:
«L'idée même de la logique se dissout dans le tourbillon
d'une interrogation plus originaire? » Le métaphysicien se condamne
lui-même quand il prétend que «la sobriété et
la supériorité qu'on attribue à la science deviennent
risibles si celle-ci ne prend pas au sérieux le néant. »
Bien entendu, Carnap n'entend pas remettre en cause cette
supériorité de la science, ni admettre que la logique ait sa
source dans quelque présupposé métaphysique que ce soit.
Mais reste toujours à expliquer que l'illusion métaphysique soit
aussi tenace.
Pour Bergson aussi, le néant n'est qu'un mot, et les
problèmes où il intervient sont de faux problèmes. Comme
Carnap, il se réclame de la critique kantienne de l'argument
ontologique: l'existence ne s'ajoute pas comme prédicat à un
objet pensé. Mais aucune analyse logique ne suffit à rendre
compte de la négation qui est, selon Bergson, d'essence
pédagogique et sociale. Elle constitue une affirmation au second
degré; elle avertit d'avoir à se substituer à une
première affirmation autre qui peut d'ailleurs rester
indéterminée : dire que la table n'est pas blanche est tout
simplement affirmer qu'il faudra lui attribuer une autre couleur non encore
précisée. Un esprit ne parvient à la négation que
par la déception d'une attente ou la correction d'une insatisfaction,
d'un sentiment d'absence non des choses mais de leur utilité, car nous
ne percevons jamais que des présences. «La représentation du
vide est toujours une représentation pleine qui se résout
à l'analyse en deux éléments positifs: l'idée
distincte ou confuse d'une substitution et le sentiment
éprouvé ou imaginé d'un désir ou d'un regret.
» 1 Cette analyse se veut avant tout psychologique et même physique.
Mais sans doute s'agit-il plus de l'impossibilité d'imaginer le
néant que de le concevoir.
Bergson dénonce le néant absolu pour se borner
à des néants relatifs. Jean-Luc Marion résume la critique
bergsonienne de Heidegger dans son ouvrage Réduction et
Donation, VI. Le Rien et la revendication (p. 255) :
«Pour passer au néant, nous attribuons à la
négation une puissance démesurée, qu'elle n'exerce pas en
vérité. La négation effectivement à l'Ïuvre
reste partielle (elle ne porte que sur un possible) et faible (elle ne
concerne qu'un possible, non un effectif); bien plus, aucune
négation n'intervient puisqu'il ne s'agit pas ici de non - effectuation
d'un possible prévu, mais bien de l'effectuation d'un possible
imprévu. C'est ainsi que, de la substitution d'un possible à
l'autre, nous passons à une suppression (du seul possible prévu),
puis à l'abolition absolue de ce possible, et enfin à l'abolition
de tous les possibles - baptisée «néant absolu». (...)
c'est un fait que nous produisons le Rien (du moins comme «idée de
néant») par le seul secours de la négation; qu'il s'agisse
ou non d'un délire, peu importe, puisque ce délire de
négation engendre bel et bien le Rien.»
Devant de telles réticences, que reste-t-il à
dire à Heidegger? Que le Rien dont il parle n'est pas rien. Que sa
question n'est pas un faux problème, mais la question par excellence. Il
y a deux raisons pour lesquelles il faut penser le Rien, la première
s'adressant aux penseurs et aux poètes, la seconde aux logiciens et
grammairiens: d'une part le Rien revendique l'homme de l'ek-sistence; d'autre
part, il est ce qui est reconnu et méconnu dans la négation, le
ne-pas qui participe du principe de non- contradiction (il y participe
d'ailleurs par deux fois, à savoir dans le «non» et dans la
«contradiction» : la non-contradiction est le «ne... pas ne...
pas »).
60. Identité de l'Etre et du Rien (de Hegel
à Heidegger)
Le rapprochement de l'Etre et du Néant dans les
philosophies est un thèmes récurrent que Heidegger reprend
à son compte, mais sur des bases bien nouvelles. De quoi et contre quoi
part-il donc pour formuler son dire?
La réduction humaniste de la dialectique permettait
d'éviter ou d'atténuer le paradoxe des formulations de la
Science de la logique. Hegel s'attendait d'ailleurs à des
sarcasmes qui n'ont pas manqué. «Cela n'exige pas une grande
dépense d'esprit, écrit-il dans la Logique de 1817, de
tourner la proposition qu'être et néant sont la même chose
et d'avancer des niaiseries en assurant qu'elles sont les conséquences
de cette propositions.» Ces reproches sont les mêmes que ceux que
Heidegger se voit adressés, et s'il s'est défendu en même
temps que Hegel sur la question de la logique, c'est sur d'autres questions
qu'ils camperont sur un désaccord inexpugnable.
Sans doute serait-il plus satisfaisant pour le sens commun de
s'en tenir à l'unité de l'être et du néant dans
chaque réalité particulière, qu'il s'agisse de cent
thalers ou d'un grain de poussière, car le néant de ce quelque
chose serait alors un néant déterminé. Mais Hegel refuse
cette facilité: «Le néant est à prendre comme dans sa
simplicité indéterminée (...), il est
égalité simple avec lui-même, vacuité parfaite,
1 Bergson, L'évolution
créatrice.
absence de détermination et de contenu, état de
non-différenciation en lui -même. » Or il nÕy a rien
là qui ne puisse se dire tout autant que de l'être, de
l'être pur, et Hegel de conclure: «Le néant est donc la
même détermination ou plutôt la même absence de
détermination et, partant, la même chose que l'être pur.
» Chez Heidegger ce n'est pas ce qu'il y a à dire de lÕEtre
et du Rien qui les met sur le même plan, car ce que la pensée
porte au langage - outre la question de savoir si ce sont là des
déterminations ou pas - n'est pas la même chose. Ce n'est pas la
proximité de ce qui est à penser qui les place dans la même
eau.
Sans d'ailleurs qu'elle soit citée explicitement, la
question leibnizienne (pourquoi y a -t-il quelque chose plutôt que rien
?), que Heidegger étudie également, et dont Bergson avait fait
l'exemple même du faux problème métaphysique, est
maintenant interprétée comme la question du commencement pur:
« Rien n'est encore, lit-on dans la Logique de 1812, et il faut
que quelque chose soit. Le commencement n'est pas le néant pur mais un
néant dont quelque chose doit sortir; l'être est en même
temps déjà contenu en lui. Le commencement contient lÕun
et l'autre, il est l'unité de l'être et du néant.» De
telles formules ne sont possibles que parce que la «logique»
hégélienne n'est en rien la logique formelle que Carnap mettait
en oeuvre, mais une ontologie qui pose l'être si abstrait, si
indéterminé qu'on le pense.
Et la négativité ne survient pas dans
l'être comme de l'extérieur: elle est inhérente à la
réalité même dont elle rythme le développement. Le
concept progresse par le négatif qu'il a en lui-même selon une
dialectique qui est, expressément, tout autant une dialectique de la
nature que de l'esprit.
Nous remarquons bien que Heidegger a puisé chez Hegel
quelques considérations sur le néant et la
négativité, bien qu'il sÕen dis -joigne assez rapidement.
Il dit que «le lieu où se déploie la proposition
hégélienne peut être défini
précisément le lieu de l'être conscient ». Le
néant est saisi radicalement à partir de la conscience (angoisse
chez Heidegger). Dans la dialectique hégélienne, l'absolu se
reconnaît comme la substance qui est sujet (dont provient finalement le
ne-pas). C'est le point de départ du subjectivisme et de la constitution
onto-théologique de la métaphysique.
L'esprit absolu qui se pense lui-même ne peut être
fondamentalement différent, selon Hegel, à la fin du
développement de l'être pur dont il est l'aboutissement
dialectique. Il est « ce qu'il y a de réel en toute
réalité» et à la fois « l'être le plus
réel de tous », c'est-à-dire Dieu. Ce que nous avons dit au
sujet de lÕexistentia et de lÕessentia, de
lÕek-sistence et de la réalité
phénoménale d'une chose ne sera pas ici
répété, mais c'est cela qui est en cause dans ce que Hegel
nomme «réalité ».
La proximité de lÕEtre et du Néant
(das Nichts : le Rien) ne provient pas de leur indétermination
car lÕhistorialisation de lÕEtre ne se fait pas au niveau des
déterminations par l'étant de ce qui le transcende. La s
ubjectivité du Dasein faite absolue par la dialectique
hégélienne est insuffisante à dire lÕek-sistence,
donc à penser le néant comme premier à l'étant.
«L'identité de lÕEtre et du Rien,
écrit Jean-Luc Marion1, se trouve explicitement
établie dès (au moins), l'été 1935 : «Aller
dans la question sur l'être expressément jusqu'à
la frontière du Rien et en inclure celui-ci dans la question de
l'être (dieses in die Seinsfrage einbeziehen), c'est
inversement le premier pas et le seul
1 Réduction et Donation, p. 269.
fécond pour un véritable surpassement du
nihilisme» (Einf·rhrung in die Metaphysik, §58)
(É) Durant l'été 1941, cette identification est non
seulement tenue pour allant de soi («Le Rien n 'a pas besoin de
l'étant. Mais au contraire le Rien a tout à fait besoin de
l'être (É) parce que le Rien n'«est» pas un autre
que l'être, mais celui-ci même, sondern dieses
selbst»), mais elle se trouve, plus curieusement, attribuée
à Was ist Metaphysik? (Grundbegriffe, G.A., 51). » Ce
dernier ouvrage dit ainsi que « L'Etre et le Rien sont dans une
appartenance réciproque (gehren zusammen) (É), parce que
l'être lui-même est fini dans son essence et ne se manifeste que
dans la transcendance du Dasein en instance extatique dans le Rien.
»1
Ce n'est qu'en 1943, dans le Nachwort zu Was ist
Metaphysik?, que l'équivalence est pensée au bout: «cet
autre radical (schlechthin Andere) de tout étant est le
non-étant. Mais ce néant (d'étant) «siste» comme
l'être (dieses Nichts west als das Sein) »2. Le
Dasein « apprend à éprouver le Rien dans
l'être »3. L'homme est le berger de l'Etre et le
lieutenant du Rien. Platzhalter: «lieu-tenant» sans que ne
soit connotée l'idée d'un grade militaire, par exemple. «Le
mot «Halt» signifie «garde» en notre langue.
L'Etre est la garde qui, pour sa vérité, a dans sa garde l'homme
en son essence ek-sistante »4. Dire de l'homme qu'il est le
berger de l'Etre, c'est dire en même temps qu'il est le lieu-tenant du
Rien. Il n'est pas dit qu'il est le berger du Rien ni le lieu-tenant de l'Etre
car le revendiquer de l'Etre place l'homme dans l'ek-sistence (souci; soin;
berger) avant que l'in-stance (lieu-tenance) dans le Rien n'ait (de) lieu.
Proprement: le berger soigne le site où il se tient.
Pourquoi n'est -il pas question d'angoisse dans la Lettre
sur l'humanisme? Pourquoi n'est-elle pas présentée comme la
Stimmung fondamentale de l'expérience du Rien - la
totalité de l'étant dévoilée dans l'ennui, par
exemple, opposée au Rien révélé dans l'angoisse?
Heidegger ne part plus de la négation de la totalité de
l'étant, de sa précompréhension primitive à sa
négation. Sans la problématique de l'être-aumonde, le Rien
n'est plus l'aboutissement de l'angoisse. Depuis la conférence de 1929
Qu'est-ce que la métaphysique? Heidegger a recadré le
néantiser dans un contexte plus propre à la revendication. Le
pouvoir ne doit en aucun cas être ramené au Dasein et
à ce qui pourrait en définitive le constituer comme sujet, mais
ne repose plus que dans le revendiquer. J.-L. Marion développe ainsi la
question: «l'angoisse «co upe la parole» au moment même
où le Rien annule, par sa mise en équivalence, tout appel et
toute décision. Dès lors, comment un appel quelconque pourrait-il
encore retentir en situation d'angoisse? Angoisse et Rien, en suspendant
respectivement la parole et la distinction, ne mettent-ils pas
immédiatement et nécessairement entre parenthèses la
possibilité même de la revendication (An-spruch) - de la
moindre parole (Sprache) d'un appel différenciant (An-)
? (É)
«L'analytique existentiale de l'angoisse devient au moins
insuffisante à manifester le «phénomène
d'être», voire totalement superfétatoire. En un mot, le
1 WasistMetaphysik?,p. 115,tr. fr.p. 53.
2 Was ist Metaphysik ?, p. 114, tr. fr. p.
52.
3Nachwort zu Was ist Metaphysik?, G.A., 9, p.
306 et 307.
4Lettre sur l'humanisme, §89.
passage du Rien à lÕEtre relève de
lÕEtre, en rien du Rien ni de l'étant; seul lÕEtre peut
appeler à lÕEtre. »1
Ici commencent les vendanges de Heidegger qui a
préparé le décentrement du Dasein dans cette
Lettre. Il récolte sur la question du Rien les fruits de
lÕek-sistence, et le pouvoir n'est jamais celui d'une chose
susceptible d'être posée comme sujet (même, et surtout, l
ÕEtre subj ectivé par l Õonto-théologie et
l'idéalisme absolu).
Le Rien est toujours premier à la négation en
1946, et c'est cela que nous retiendrons. Chez Heidegger, la proximité
de lÕEtre et du Rien vient de la pensée. C'est parce qu'elle
pense selon lÕek -sistence que lÕEtre et le Rien sont sur le
même plan: ils sont à vrai dire tous deux un plan, et plus
exactement: ils sont le même plan (celui vers quoi ce qui ek-siste
ek-siste).
61. La suprématie de l'Etre sur le
néantiser
Ce qui est découvert à l'approche de la
vérité de lÕEtre, c'est d'abord la revendication. Le
dépassement de l'analytique existentiale que la Kehre effectue
(sur la métaphysique) révèle le revendiquer avant tout
comme un phénomène dÕEtre. Or, si le Rien revendique tout
autant que lÕEtre, il est dans lÕEtre dans la mesure où
le revendiquer ne donne l 'in-sistance qu'au site de l
'ek-sistence.
«Le néantiser déploie son essence dans
lÕEtre lui-même. »2 Cette phrase
répétée par deux fois, est d'une importance capitale
puisqu'elle institue un rapport de quasi paternité entre lÕEtre
et le néantiser. Ce rapport fait -il du Rien une «partie » de
lÕEtre? Est-ce ce qui justifie que Heidegger n'ait parlé
jusqu'à présent que de lÕEtre, de la vérité
de lÕEtre,
etc. au détriment d'une
vérité du Rien, par exemple, ou bien le rapport de lÕEtre
au Rien étant celui de la proximité, de l'identité
empêche -t-il qu'il soit dit de lÕEtre deux choses
différentes, et quÕà tout prendre, Heidegger aurait choisi
lÕEtre plutôt que le Rien ? Le lecteur pourrait effectivement se
laisser sur prendre par la survenance dans ce qu'il entend par « Etre
» du Rien. Est-ce au même titre que lÕon parle de
lÕEtre et du Rien, ou bien lÕEtre nÕa-t-il pas une place
privilégiée, et pourquoi ? Telle est la question qui se pose
désormais.
Le néantiser est dans un rapport inclusif avec
lÕEtre; mais sÕil est ce qui s'est éclairci en Rien, alors
lÕEtre et le Rien sont sur un pied d'égalité, notamment en
ce qui concerne le «oui» et le « non ». En effet, qu'est-ce
qui revendique le «oui» : Heidegger ne le dit pas. Ce ne peut
être, en tout état de cause, que lÕEtre. Mais Heidegger
écrit au §85 qu'ils sont au service de la vérité de
lÕEtre. L'inclusion du néantiser dans lÕEtre rend son
service celui de lÕEtre, qui est donc le terme ultime de toute mise au
servi ce possible. LÕEtre peut-il être dit l'élément
du néantiser? Lorsque nous disons que lÕEtre est
l'élément de la pensée, nous excluons cependant la
cohabitation en lÕEtre de deux choses différentes. De même,
n'est -il pas possible de donner le néantiser à la pensée,
de lÕen faire comme le «sujet agissant» car nous avons vu que
cela revenait à une descente dans l'étant de l'agir, de la perte
en l'agir de la dimension de l'accomplir, c'est-à-dire de son essence.
Placer néantiser et pensée dans le même
élément, c'est trop rapidement faire du Dasein en tant
qu'il pense le lieu du déploiement du néantiser, et le constituer
comme ego cogito.
1 Réduction et Donation, p. 278.
2 Lettre sur l'humanisme, §85 et 86.
Ce qui néantise n'est donc pas la pensée ni le
Dasein ; le néantiser revendique le «non» qui
ek-siste en vue de l'Etre qui néantise. Ainsi le néantiser ne
néantise nullement, mais appelle à l'ek -sistence vers ce qui
néantise. Ce qui néantise, ce qui a en lui le neÉ pas,
c'est l'Etre. Le néantiser se présente donc ainsi: il n'est pas
en relation avec l'Etre, mais avec le «non» qui permet d'aborder le
neÉ pas qui est en l'Etre. Le neÉ pas ne provient nullement du
néantiser, non plus du «non », qui ne sont que des signes du
neÉ pas. Le néantiser et ce qu'il revendique proviennent du
neÉ pas, de l'Etre. Le néantiser déploie son essence dans
l'Etre où est le neÉ pas en revendiquant le « non» en
vue de la vérité de l'Etre et du neÉ pas qu'il contient.
Le néantiser ne vise nullement le neÉ pas, mais passe par le
«non» qui vise la vérité en l'Etre du neÉ pas.
La négation par le dire-non que le néantiser revendique est donc
nécessairement seconde par rapport au neÉ pas et à sa
provenance, par rapport à ce vers quoi cette négation ek-siste :
l'Etre.
Mais l'Etre n'est pas seulement le neÉpas. Ce qui en
l'Etre est le neÉ pas est le Rien. « L'Etre néantise»
est le dire générique de cette proposition plus précise:
«Le Rien néantise ». Parce que l'Etre est le Transcendant
par excellence, il est par excellence ce vers toute ek-sistence ek-siste.
Parce qu'en lui repose l 'ek-sistence, tant celle de l'être-là que
celle de la négation, et parce que le néantiser est ek-sistence,
l'Etre est ce qui néantise. Ce n'est en fait qu'en raison de
l'ek-sistence qu'il est dit que l'Etre néantise. Mais le
néantiser repose dans le Rien qui, s'il est pensé en te rmes d'ek
- sistence, est l'Etre. Le néantiser déployé dans son
essence est ek-sistence; en tant qu' «agir », ce qui néantise
est ce en vue de quoi l'accomplir accomplit, le néantiser ek-siste.
C'est l'Etre. Mais une fois que le néantiser a été vu
comme ek-sistence, alors il est égal de dire que ce vers quoi il
ek-siste ou, plus proprement, fait ek-sister, c'est l'Etre ou le Rien.
«C'est pourquoi la pensée, parce qu'elle pense l'Etre, pense le
Rien. »1
62. Le néantiser pro-vient du combat : Etre et
Rien
Le ne-pas n'est pas seulement la négation telle qu'elle
est formulée dans la logique, le langage, etc. Il est là
où se cèle le lieu du combat. Pour que combat il soit, il faut
que le néantiser soit la proximité même - et la même
proximité que celle de l'Etre. Le néantiser n'est pas seulement
la revendication par le Rien du «non », par exemple, mais ce qui en
l'Etre est combat. La manière dont se suivent ces deux phrases:
«l'Etre lui-même est le lieu du combat. En lui se cèle la
provenance essentielle du néantiser» indique que le combat et la
provenance du néantiser se rapportent l'un à l'autre. La seconde
phrase fait figure d'explication de la précédente. Ce qui
explique le combat, c'est que le néantiser en provienne. Le mot
«provenance », s'il n'est pas un rapport de cause à effet,
signifie au moins que le néantiser vient du lieu comme combat, qu'il est
ce en quoi persiste le combat. Un ne-pas est toujours, d'une certaine
manière, une opposition, une révolte contre ce qui est,
l'éternel ennemi qui agit de même que ce qui en l'Etre est agir.
Le ne-pas éclaircit le néantiser et, par là même, le
combat, le lieu du combat, c'est-à-dire l'Etre lui-même - le
ne-pas dit est porté dans la maison
de l'Etre au même titre que le reste, même à
l'égard de ce dont il
est le ne-pas.
1 Lettre sur l'humanisme, §87.
Mais si le néantiser provient du «deux »
qu'institue le combat, il appelle également au «deux» que le
ne-pas distingue entre ce dont il est le ne -pas et ce qu'il est
ainsi. Il est bien dit que la provenance essentielle du néantiser
se cèle en l'Etre en tant que l'Etre lui-même est le lieu du
combat , et non en l'Etre comme «la force tranquille du pouvoir
aimant », comme «la proximité nue d'une puissance non
contraignante »1. Est-ce donner un nouveau visage à
l'Etre, un tour que nous ne lui connaissions pas, ou bien Heidegger
n'éclaire-t-il pas ici d'une étrange façon ce qu'il
entendait par l'Etre comme «dimension de l'extatique de l'ek-sistence
»2? L'essence de l'Etre s'est éclaircie lorsqu'il est
dit qu'il est lieu du combat. Heidegger dévoile quelque chose de son
essence en y décelant le combat d'où pro-vient le
néantiser. Ce qui importe donc, ce n'est pas le combat mais ce en quoi
le combat appartient à l'essence de l'Etre.
Dans l'Etre est le Rien. Est-ce la présence du Rien qui
donne lieu en l'Etre à ce que Heidegger nomme « combat », ou
bien le combat qui fait surgir en l'Etre un autre: le Rien ? Le combat est
celui de la fureur et de l'indemne. Le Rien est-il la fureur et l'Etre
l'indemne? Non, la fureur et l'indemne reposent en l'Etre où «se
cèle la provenance essentielle du néantiser. » 3 Le
néantiser est-il le fait du combat ou bien est- ce l'inverse? Est-ce le
neÉ pas en l'Etre qui est le lieu du combat, est-ce le néantiser
qui se révèle combat? Non: ce qui néantise est le lieu du
combat. L'issue du combat donne-elle le pas au néantiser si la fureur
l'emporte? Non: le conflit ne se résout jamais, il est perpétuel,
et ce n'est pas la force de la fureur qui, en l'Etre, néantise.
XI. La grâce et la ruine
1Lettre sur l'humanisme,
§26. 2Lettre sur l'humanisme,
§28. 3Lettre sur l'humanisme, §85.
«Gleichwohl schafft das Denken nie das Haus des Seins.
Das Denken geleitet die geschichtliche Eksistenz, das heisst die
humanitas des homo humanus, in den Bereich des Aufgangs des
Heilen. «Mit dem Heilen zumal erscheint in der Lichtung des
Seins das Bse. Dessen Wesen besteht nicht in der blo§en Schlechtigkeit
des menschlichen Handelns, sondern es beruht im Bsartigen des Grimmes.
Beide, das Heile und das Grimmige, knnenjedoch im Sein nur wesen, insofern
das Sein selber das Strittige ist. In ihm verbirgt sich die Wesensherkunft
des Nichtens. (É) «Sein erst gewhrt dem Heilen Aufgang in Huld
und Andrang zu Unheil dem Grimm. »1
63. Que sont la fureur et le malfaisant? (84 à
88)
L'indemne, s'il est ce contre quoi la fureur est com-bat,
reste-t-il ce que nous avions jusqu'à présent pensé de
lui? Il est situé dans une lumière nouvelle, celle-là
même qui éclaire la fureur. Qu'est donc la fureur ? Elle est
l'essence du malfaisant. Quelque chose de surprenant réside dans le fait
que le malfaisant ait une essence, la malignité de la fureur :
placée sur le plan de l'essence le conflit naît entre fureur et
indemne. Or l'indemne était opposé au malfaisant dans le domaine
où la pensée conduit l'ek-sistence historique. L'essence de
l'indemne n'est rien d'autre que l'indemne. Pourquoi ? Parce que l'aube de
l'indemne repose déjà dans la vérité de l'Etre. Au
contraire, le malfaisant ne déploie son essence que d'une manière
plus «compliquée », retirant peut-être
déjà à l'Etre sa simplicité, ou du moins lui
donnant un sens différent. Le malfaisant est ce où conduit la
pensée en même temps que l'indemne. Le malfaisant est un
«faire-mal» qui touche à l'agir. La pierre angulaire de la
Lettre sur l'humanisme se trouve ici. Ce que Heidegger a
développé au sujet de l'agir prend enfin son sens le plus entier.
L'agir humain peut certes se révéler comme malfaisant, mais
lorsque cet agir est entendu dans son sens le plus haut, lorsqu'il est
déployé en son essence et qu'il est accomplir,
c'est-à-dire le déploiement d'une chose en son essence, alors le
malfaisant n'est plus la même chose: il est la fureur. La malfaisance de
l'agir humain n'est qu'une «manifestation» sécularisée
de la fureur.
Quelle est cette malfaisance où conduit la
pensée? Est-elle celle de la pensée qui ne pense pas,
assignée au joug de la technique et de la valeur, ou bien est-elle ce
qu'elle touche lorsque la pensée a été
déployée dans son essence comme ce qui porte la
vérité de l'Etre au langage ? La malfaisance entendue comme l'
« unique dam », das Unheil, comme il est écrit au
§65:
«Peut-être le trait dominant de cet âge du
monde consiste-t-il dans la fermeture de la dimension de l'indemne (das
Heile). Peut-être est-ce là l'unique dam (das
Unheil).» Dans le passage du §78, Heidegger évoque «
la présence» du dieu, die Anwesung des Gottes, et il
indique en parenthèses: des Un -geheuren , l'in-solite. La
dimension de l'indemne est ouverture à la présence du dieu,
autrement dit l'insolite.
La malfaisance est-elle la fermeture à l'indemne ?
C'est le cas lors que la pensée montre le cèlement de la
vérité de l'Etre. Cette monstration place l'ek-sistence
historique dans la fureur. Cette fureur n'est pourtant pas celle qui, avec
l'indemne, déploie sans essence dans l'Etre en tant que l'Etre est le
lieu du combat. Cet Unheil est
1 Lettre sur l'humanisme, §84, 85 et
88.
d'un agir dont l'essence n'a pas été
déployée comme pensée. La modernité est dans le
malfaisant plus que dans l'indemne, mais c'est par défaut. A
défaut d'indemne, c'est le malfaisant qui prend le pas. Il est ce qui
reste à la pensée qui n'est pas en vue de la vérité
de l'Etre. Ce malfaisant consiste alors en la malice de l'agir humain car
l'agir n'a pas encore été déployé comme celui de la
pensée. Das Unheil n'est que l'état
«protozoaire» de ce que le malfaisant est lorsqu'il est
déployé dans son essence: la fureur.
La fureur est de la pensée. Elle n'est pas la
description d'un comportement humain. Elle est ce qui apparaît lorsque la
pensée conduit l'ek-sistence historique au domaine où se
lève l'aube de l'indemne. La pensée, croyant dire la
vérité de l'Etre en tant qu'indemne, dévoile en même
temps dans cette vérité l'essence du malfaisant. S'en remettant
à l'Etre, la pensée a conduit l'ek-sistence historique au domaine
où la fureur court à la ruine. Heidegger dit en quelque sorte que
la pensée ne peut pas viser cette fureur, mais jamais que l'indemne. La
fureur ne vient qu'ensuite, une fois l'indemne dans la grâce levé.
Doit-on penser à St Thomas et son: «Nul n'est méchant
volontairement »?
L'indemne porté dans la maison de l'Etre se
révèle comme n'étant tel que dans la mesure où il
est en conflit avec ce qu'il peut redouter le plus, la fureur. En toute
rigueur, l'indemne ne redoute pas la fureur, car elle est ce qui lui donne sa
dimension d'indemne, ce en quoi l'indemne peut même dép loyer son
essence. C'est-à-dire que l'indemne n'est indemne que dans le combat.
L'indemne ne déploie son essence que dans la mesure
où il est partie au combat l'opposant à la fureur. Il n'est donc
pas moins «belliqueux» que cette dernière, il n'est pas la
pure paix de l'entièreté. Pas plus la fureur n'est-elle la
propension en l'Etre au combat.
Le malfaisant et la fureur appartiennent à la
vérité de l'Etre. Qu'en est-il du rapport de cette
vérité à l'agir humain? C'est une fois encore poser la
question de l'éthique. Que la pensée se produise avant toute
distinction entre praxis et théoria empêche de
demander si la ruine vers laquelle l'Etre accorde à la fureur son
élan touche à l'agir humain, rien n'est moins sûr. Que la
pensée se produise avant toute distinction entre praxis et
théoria, que la pensée soit considérée
comme l'agir le plus haut et le plus simple, que cet agir conduise à la
ruine, c'est autoriser la question de la ruine, celle du « ruiner»
comme un agir - le plus abouti du plus haut et du plus simple des agirs. De
même que l'Etre peut la pensée, la fureur peut l'homme.
Ce n'est pas dire encore que l'homme peut la malice.
La grâce et la ruine sont-elles en conflit dans l'Etre
comme l'indemne et la fureur? Qu'est-ce que cette ruine? Nous avons
déjà vu qu'il ne pouvait s'agir de la détresse de
l'absence de pensée puisqu'elle est ce vers quoi la pensée
authentique pense. La grâce et la fureur tiennent-elles de ce que
désignent chez Nietzsche l'apollinien et le dionysiaque? Sont-elles les
lieux ultimes vers lesquels l'Etre transcende?
Seul l'indemne touche à la grâce, la fureur
à la ruine. C'est dire que la grâce comprise au sens
théologique du terme est bien loin de ce lieu que ne touche nul homme,
où ne séjourne aucun dieu, mais où se lève
l'indemne. L'essence du sacré est éclaircie par le lever de
l'indemne dans la grâce. Le possible retour du sacré dont il a
déjà été question revêt sa
dimension pleine lorsqu'est pensée la grâce comme le domaine
où conduit la pensée, domaine où la ruine est partie
prenante.
La pensée conduit à la grâce tout autant
qu'à la ruine. La pensée cheminante à conduit
l'ek-sistence au domaine vers quoi elle ek-siste, domaine de l'indemne qui
touche l'essence du sacré. Le domaine où la lumière du
là éclaire le sacré est l'indemne. Mais quelle
étrange lumière. L'essence du sacré recouvre tant la
grâce que la ruine.
Cette ruine et cette grâce, la fureur et l'indemne, s'ils
ne sont pas les premiers mots d'une éthique, ou même ceux d'une
politique commençante, que sont-ils donc? L'Etre accorde le lever
dans la grâce et l'élan vers la ruine à ce qui, en lui, est
en combat. Le lieu du combat (l'Etre) est-il le même que le domaine de
la grâce ou de la ruine; le lever dans la grâce et l'élan
vers la ruine mettent-ils fin au combat? Non, et ce pour une raison fort
simple: la grâce n'est jamais complètement accomplie, l'indemne
debout dans la grâce, ni la ruine totalement consommée par la
fureur qui n'est jamais qu'en élan, en route vers la ruine. Il n'y a
donc pas à proprement parler un état de grâce et une
ruine définitive. Sans cesse, et à propos de la même chose
(la vérité de l'Etre), la grâce et la ruine sont les
utopies d'une histoire qui n'est jamais révolue. Elles sont ce vers
quoi tendent l'indemne et la fureur sans que jamais l'un n'emporte l'autre.
C'est pourquoi le conflit est et reste en l'Etre qui, en «
équilibrant» les rapports entre l'indemne et la fureur, se vise
lui-même comme lieu du combat. Cela se passe exactement comme son
engagement qui est de l'Etre et pour l'Etre. Sauf
que l'indemne et la fureur n'ek-sistent pas en vue, respectivement, de la
grâce et de la ruine. Ce que l'Etre accorde, le lever et
l'élan, n'est à prendre que pour le mouvement qu'il provoque,
et non comme la constitution d'un Transcendant (la grâce et la
ruine). Doit-on y percevoir une résurgence de la philosophie
scolastique et de la recherche d'un principe moteur, un mouvement premier,
une Cause Première qui fonde et permet même la pensée de
tout ce qui s'en-suit. Mais, si l'on devait tenter de constituer
l'Etre comme cause première, il faudrait en fait d'abord penser sa
prodigalité, c'est-à-dire la possibilité
même qu'il a de donner, d'accorder. Car il est bien écrit que
«Seul l'Etre accorde à l'indemne son lever dans la grâce
et à la fureur son élan vers la ruine.» L'accorder serait
donc premier aux mouvements que sont le lever et l'élan.
Par conséquent, nous ne pouvons pas penser le mouvement comme cause
première car le don lui serait premier. Il en ressort que le
mouvement ne peut être ni cause ni effet (de ce don, par exemple),
qu'il n'est en rien semblable à ce qui dans la réalité
« actionne ». Le malfaisant est un domaine où la
pensée conduit l'homme «malgré elle ». Qu'est-ce
à dire? Que le malfaisant n'est pas toujours là où l'on
attendait de le rencontrer. Le suspense que Heidegger a mis en oeuvre pour
rythmer sa lettre trouve ici sa chute, la surprise qui ébranle tout
le scénario. Il a été question d'humanisme,
de doctrines visant justement l'éradication de ce qui est en l'homme
malfaisant. Heidegger les a toutes déconstruites en montrant qu'elles
n'atteignaient pas à l'essence de l'homme et que la pensée n'y
conduisait pas son ek-sistence vers ce domaine qui est le sien. Ce faisant,
et sans que cela n'ait été expressément souligné,
Heidegger dit aussi que les humanismes n'ont pas su déceler la
provenance essentielle du malfaisant. Il a été question de
barbarie et donc de la forme que prend la fureur lorsqu'elle est celle de
l'agir humain. Heidegger s'est défendu en disant que la barbarie n'est
pas
1
la révolte contre les valeurs . Mais qu'apprend-on
maintenant? Que le malfaisant, sÕil devait être le fruit de la
fureur, existe tout de même (en dehors de toute notion de valeur). Plus
encore: la fureur est le domaine incontournable où la pensée
authentique conduit. Prêcher contre le malfaisant, c'est non seulement le
réduire à quelque chose qu'il n'est pas, mais aussi s'insurger
contre la vérité de lÕEtre. Or, contester la
vérité de lÕEtre est d'une impossible indigence.
Puisqu'elle n'est que ce qu'il y a à-dire, l'évaluation de ce qui
est en elle la fureur est non seulement inutile, mais encore un bavardage
parasitaire qui entrave le dire même de cette vérité. La
simplicité dont il a été question interdit à la
glose de la vérité de lÕEtre de
pénétrer la maison de lÕEtre. La robustesse de cette
maison est mise à l'épreuve sous lÕÏil indulgent de
ses ouvriers.
La fureur appartient à la vérité de
lÕEtre autant que l'indemne, et c'est son acceptation que
Heidegger a préparé dans cette Lettre. Car l'humanisme
n'est-il pas la désignation de l'inacceptable ? Cette acceptation se
fait dès lors que la pensée est dans son élément,
que l'homme est à l'écoute de la revendication de lÕEtre,
que le laisser- être s'étend à tout ce qui est.
Laisser-être lÕEtre, c'est laisser le lieu du combat être en
lÕEtre, et même plus: être à l'écoute de ce
combat dans ce qu'il a à dire, notamment lorsqu'en lui le
néantiser revendique le dire-non. Le «non» témoigne de
l'écoute du néantiser, par là du combat, et donc de la
fureur et de l'indemne.
Que les humanistes aient cherché à se rassurer
dans l'annulation du Rien témoigne plus que jamais de la fureur agissant
en eux. Pour ce qui est de rassurer ses lecteurs, et si cela devait même
être nécessaire, Heidegger indique que l'élan vers la ruine
n'est jamais que la contrepartie du lever vers la grâce. Que
lÕon ne s'inquiète donc pas d'une ruine, car elle n'est que le
répondant de la grâce vers laquelle s'élève en
même temps l'indemne. Par ailleurs, la ruine n'est pas celle de l'homme,
mais le lieu de la fureur. L'homme ne sera donc «touché» que
dans la mesure où son essence est déployée aux domaines de
la grâce et de la ruine, ek-sistence qui se heurte incessamment au lieu
du conflit entre fureur et indemne qu'est lÕEtre.
Que dit Heidegger en fait? Que nous ne devrions jamais
espérer toucher à l'indemne sans en même temps courir
à la ruine. La peur n'est pas de mise car c'est toujours
«proportionnellement» que l'indemne arme et donne contre la ruine. Il
ne sera pas comme «pris au dépourvu» par le dépassement
en lÕEtre de l'élan de la fureur. Comme en république, la
contre-partie des pouvoirs et leur honnête distribution créent
comme un équilibre régulateur. La détresse ne provient pas
de la force en lÕEtre de la fureur, mais de ce que ni l'indemne ni la
fureur ne soient portés aux domaines qui sont les leurs. Lorsque reste
éteinte lÕek-sistence, lÕEtre comme lieu du combat demeure
sous scellés, et ni la fureur ni l'indemne ne peuvent déployer
leur essence. Bien que, de prime abord, la pensée se passe parfaitement
bien du déploiement de la
1 Le mouvement révolutionnaire n'est pas une
action ordinaire : elle est « be-wegen ». Cela signifie :
mouvoir, mettre en chemin. Mais plus précisément sur le
chemin. Pour chaque agir, il y a un chemin. Le mouvement est une
mise en chemin, la révolte mise sur le chemin. La
révolte est mise en destin en tant que le destin est mouvement/chemin.
La mise en mouvement est avant tout la pensée de lÕEtre,
c'est-à-dire à la vue du domaine où se lèvent
l'indemne et la fureur. «Faire bouger les choses », c'est les
mettre en route. A son interminable horizon se profilent la grâce et la
ruine. En tant qu'agir, la révolution est insolite dans l'insolite.
Heidegger pense à la révolution, mais dans la mesure où
elle est interminable. Parler de révolution paraît dès lors
peu convenable, car il ne se produit pas de retournement dans la mise en
chemin. La lente avancée vers lÕavenant n'est plus mouvement,
mais le chemin même que suit la Be-wegung. La « mise
enÉ » seule est révolutionnaire : mais ce n'est pas à
l'homme de la commander. L'écoute de ce qui assigne seule nous incombe.
La révolution est: immobile.
fureur en son essence, elle ne peut déployer celle de
l'indemne sans que ce déploiement n'ait son lieu. Ce lieu n'est
pas d'abord celui du déploiement de l'essence de l'indemne, l'Etre comme
élément, mais le lieu d'un combat l'opposant à la fureur.
Elles vont ensemble et la pensée qui les isole, qui veut l'une sans
l'autre, ne veut rien en réalité (puisqu'elle ne place ce qu'elle
pense - ni ne se place - dans son élément).
L'anthropocentrisme qui ramènerait ce conflit en l'Etre
aux états d'âme d'un homme, qui expliquerait l'instabilité
de l'agir humain par ce qui s'engage dans la pensée - le revendiquer du
«oui» et du «non », par exemple - voilerait l'ek-sistence
et ce vers quoi elle ek-siste. Ce combat ne peut absolument pas expliquer les
conflits humains, ni en l'homme, ni entre hommes. L'Etre ne s'architecturalise
pas en structures exemplaires sur lesquelles seraient basées les
essences de tout ce qui est. Le combat qui repose en l'Etre ne «
descend» pas dans l'étant, pas même dans l'homme en tant
qu'il ek-siste. En revanche, l'ek-sistence conduit à deux domaines
différents. Est-ce à dire qu'elle est comme
«déchirée» par ces deux «fins », qu'en elle
se consument deux volontés qui se rongent l'une l'autre? Non, car il est
égal de dire qu'elle conduit au domaine où se lève l'aube
de l'indemne et de dire qu'elle conduit au domaine où s'élance
(le crépuscule de) la fureur. C'est même chose que de penser l
'Etre et le Rien. La distinction en l 'Etre de l'indemne et de la fureur se
résout dans la pensée en l'ek-sistence. Celle-ci est simple ;
elle n'est pas le lieu où s'agitent la fureur et l'indemne. Elle ne
tergiverse pas, mais elle est en vue d'une seule et même chose, la
vérité de l'Etre, Etre au sein duquel le conflit se
dé-cèle. Il n'y a pas encore de combat tant que n'ek-siste pas la
pensée qui révèle ainsi le lieu du combat (avant de
révéler le combat lui-même).
En revanche, lorsque l'ek-sistence a permis le
découvrement de l'Etre comme lieu d'un combat, l'on peut demander si
elle cesse d'ek-sister (ayant atteint son lieu), ou bien si la pensée
n'est pas mise comme nez à nez devant une alternative, ayant alors le
choix de continuer d'ek-sister en vue de la grâce ou bien en vue de la
ruine? La pensée de ce lieu du combat n'a-t-elle pas mené
l'ek-sistence à un carrefour ? La poursuite du sentier n'est plus
guidée par l'évidence de la vérité, par la
clarté de la clairière, car la pensée se trouve
déjà dans la proximité de l'Etre. Celle-ci écrase
peut- être l'ek-sistence et refoule immédiatement la pensée
en rappelant au dire ce qu'est l'Etre : ce qui se retire. Est-ce ce retrait qui
empêche la pensée débouchant à la lumière de
l'éclaircie de l'Etre sur la croisée des chemins de poursuivre
dans un sens ou dans un autre? Il semblerait que ce soit bel et bien le cas,
que la pensée ne soit tenue qu'au dire de ce qui sans cesse se
cèle. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle Heidegger
ne poursuit pas plus avant dans la Lettre sur l'humanisme, que nous
avons été les témoins d'une expérience qu'il n'aura
eu de cesse de préparer : celle du cèlement de l'Etre. La
finitude de la pensée a-t-elle trouvé ici son ultime limite,
à savoir l'impossibilité pour elle de se lever dans la
grâce ou bien de s'élancer vers la ruine, l'impossibilité
même de choisir entre ces deux gestes que l'Etre accorde? Car la question
de la liberté comme l'écoute de ce vers quoi ek-siste la
pensée serait formulée bien différemment dès lors
que deux voix se font entendre, que deux appels s'engagent en des lieux bien
différents. Ou bien n'est-ce pas une sorte de pudeur qui retient
Heidegger sur les frontières du combat en l'Etre de la fureur et de
l'indemne ? Ce n'est évidemment pas à nous d'en décider.
Mais peut-être trouverons-nous quelques
indications dans le reste de la Lettre sur l'humanisme
qui nous aident à mieux saisir la retenue dont il est visiblement
question.
La pensée conduit au domaine où se lève
l'aube de l'indemne, c'est-à-dire la grâce et, en même
temps, à la ruine. Mais elle se heurte en chemin au lieu où
l'indemne et la fureur sont en combat - l'Etre. Mise en présence de ce
lieu, elle pense également l'Etre et le Rien. Avant cela, elle pensait
en vue de la vérité de l'Etre. S'il devait y avoir un «
après -cela », en vue de quoi la pensée penserait-elle? S'il
devait s'opérer dans le passage de cette croisée un retournement
qui ne verrait plus l'indemne, mais la fureur comme la dimension en laquelle
toute ouverture serait ouverture en tant que telle, alors la pensée
serait pensée du Rien en vue de la fureur. L'Etre jouerait alors le
rôle que le Rien a joué jusqu'à présent, et
inversement.
L'agir comme le déploiement de la fureur en son essence
serait le «remplaçant» de l'agir comme le déploiement
en la pensée de l'essence de l'homme et de sa relation à l'Etre
en vue de l'indemne. Les espoirs déçus de la pensée visant
l'indemne et y ayant découvert la fureur n'auraient de cesse d'alimenter
la malfaisance face à laquelle l'indemne ne se lève plus comme
lorsqu'il était ce en vue de quoi la pensée pensait. L'empire du
malfaisant ne serait pas plus étendu qu'avant
l'êtredécouvert du lieu du combat, mais il
pénètrerait l'essence de l'homme dans le sens où sa
convenance et la question du destin l'engagerait à ek-sister en vue de
la vérité du Rien vers la ruine.
Ce qu'il y aurait de consolant pour celui qui serait encore
humaniste, c'est que l'indemne est toujours resté fermé à
la pensée contemporaine; il n'y a pas de raison apparente pour qu'il
n'en soit pas de même avec la fureur. C'est là une remarque
très importante, car le « on» ne serait pas en mesure de
distinguer l'ère de l'indemne de celle de la fureur tant la
vérité se retire loin. Qu'il s'agisse aussi bien de grâce
ou de ruine, le cèlement empêche la pensée de porter au
langage quoique ce soit de ce en vue de quoi elle pense. Aussi, le temps de la
grâce et de la ruine sont-ils les mêmes - l'on ne peut savoir
d'avance en vue duquel des deux la pensée conduit l'ek-sistence.
Remarquons aussi que dans l'acception usuelle que l'on a de
ces mots, la ruine et la grâce sont toujours ensemble car c'est au profit
de l'un et au détriment de l'autre qu'advient la grâce de l'un ou
bien la ruine de l'autre. Déjà leur sens usuel lie la grâce
et la ruine : Heidegger les unit plus intrinsèquement encore en les
désignant comme le site où l'indemne se lève et où
la fureur s'élance, parties au combat qui se tient en l'Etre.
Le «message » heideggérien, si de message
nous pouvions parler, se présente-t- il maintenant comme une sentence
cynique: prenez garde lorsque vous pensez à toujours parler à la
fois en vue de l'indemne et de la fureur, car l'on ne sait jamais à
quelle enseigne est logée l'ek-sistence. Heidegger ne dit-il pas qu'il
est vain de chercher à évincer en l'homme ses penchants
malfaisants quand la fureur est aussi ce en vue de quoi la pensée
ek-siste?
N'est-il dès lors pas plus «raisonnable» pour
celui qui tient à tout prix à faire usage de la raison de s'en
remettre à la fureur autant qu'à l'indemne? L'humaniste qui
tenterait de poursuivre la pensée au-delà de ce qui n'est
strictement qu'à penser, celui qui chercherait malgré tout
à assigner à l'agir humain ce qui est dit de la pensée en
tant qu'elle agit, celui qui déjà se montre intempérant
dans la pensée, ne doit-il savoir concilier dans son éthique ce
qu'il a déduit de force de l'Etre, à savoir la fureur et
l'indemne? Ne serait-il pas dans son intérêt
d'écoper de ce combat en l'Etre, de s'en sentir la victime, et de
négocier avec ce conflit ce qui peut lui rester d'intérêt?
La traduction abusive que l'humaniste effectue bon gré mal gré,
que la pensée l'autorise ou non, ne doit-elle pas tenir compte
de cette donnée dans ses calculs? Car le lecteur
inattentif voudra sans doute retenir une chose vendable de Heidegger: ne
limite-t-on pas les dégâts lorsqu'on donne en pâture
à la publicité de combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne
plutôt que ce qui est généralement retenu de la Lettre
sur l'humanisme? Que Heidegger pens e contre la logique, contre les
valeurs et contre l'humanisme n'est absolument pas l'essentiel dans ce texte.
Sa clef se situe dans la découverte du « découvrement »
des paragraphes 84 à 88.
Nous nous sommes avancés bien loin sur la route de ce
scénario catastrophe, et peut-être serait-il temps pour nous de
cesser d'explorer ces fantaisies de la pensée. Notons ceci pour
conclure: le centre de gravité de la Lettre se trouve dans sa
réflexion sur l'indemne et la fureur, et le reste n'est que la
préparation de l'expérience de la grâce et de la ruine.
Une lecture fallacieuse de la Lettre sur l'humanisme
ne s'inquiète pas de ce qui, en cette pensée, peut
être inquiétant. L'avènement de la ruine est à
l'appel comme le lever dans la grâce. Cela seul peut susciter une
attitude réfractaire digne de ce nom. Et pourtant, c'est en toute
quiétude que la pensée peut penser. Car, tant que «la
pensée heureuse trouve sa voie », l'homme con-vient (il vient-avec
dans la Joie de l'entente).
Une relecture de cette Lettre permet d'y relever un
optimisme au-delà de ce que tout humanisme est même capable
d'être, puisqu'il est conforme à la vérité de
l'Etre. Peut-être est-il moins prodigue d'ambitions - il est du moins
celui d'un séjour.
64. L'essence du malfaisant est dans l'Etre
(85)
Heidegger se récrie d'une philosophie qui recherche
l'essence du malfaisant humain dans « la pure malice de l'agir humain
». Bien que le malfaisant ne revendique pas à proprement parler
l'agir humain mais s'y joue, son essence n'est rien d'étant,
comme l'aurait laissé supposer l'agir entendu comme effectuation d'un
procès par un sujet sur un objet. Mais l'agir entendu dans son acception
la plus haute et la plus simple, savoir la pensée, remet son essence
à son élément, l'Etre. L'essence du malfaisant, qu'il soit
celui d'un agir au sens trivial ou bien lors de sa plus haute observation, ne
relève pas de la malice de l'agir, mais de la malignité de la
fureur dont le site se trouve dans l'Etre. La raison en est que la
pensée est un agir que l'agir quotidien relève, pour ce qui est
de son essence, d'autre chose que de l'étant. Dans son étude sur
l'esprit1, Derrida écrit: «Le mal et la
méchanceté sont spirituels (geistlich) et non simplement
sensibles ou matériels, par simple opposition métaphysique
à ce qui est geistig . » Il cite deux passages essentiels
de Heidegger:
«Ainsi compris, l'esprit déploie son essence dans
la possibilité de la douceur et de la destruction. La douceur ne soumet
pas à quelque répression l'être-hors-de-soi de la
conflagration, mais la tient rassemblée dans la paix de l'amitié.
La destruction provient de l'effrénement qui se consume dans sa propre
insurrection et qui presse ainsi le malin. Le mal est toujours le mal d'un
esprit. Le mal, et sa malignité, n'est pas le sensible, le
matériel. Il n'est pas non plus d'une nature simplement
«spirituelle»
1 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la
question, p. 167.
(geistiger Natur). Le mal est spirituel
(geistlich). (É) Même quand un animal est rusé,
malicieux, cette malice reste limitée à un champ tout à
fait déterminé, et quand elle se manifeste, c'est toujours en des
circonstances très déterminée; alors elle entre en jeu de
façon automatique. (É) C'est donc à l'homme qu'est
réservé le privilège douteux de pouvoir tomber plus bas
que l'animal, tandis que l'animal n'est pas capable de cette Verkehrung
des principes. (É) Le fondement du mal réside donc dans la
manifestation de la volontédu fond premier.» 1
primordiale (Urwillen)
D'où l'importance capitale des premières pages
de la Lettre, dont le sens se révèle enfin : la
caractérisation de la pensée comme agir situe le malfaisant de
tout agir dans l'élément de l'Etre. Cette situation, le marquage
du site du malfaisant, est d'autant plus cruciale que c'est tant l'ek-sistence
que l'agir humain qui «pâtirons » de cette dé-couverte.
Elle touche tant l'agir que la pensée ! C'est à cause de cela que
le malfaisant touche également tant à l'agir qu'à la
pensée. L'essence du malfaisant a donc ceci de remarquable qu'elle est
ce qui joint la pensée à l'agir: lorsqu'il est à son plus
bas degré, le malfaisant est dans les moeurs. Mais lorsque l'agir est
à son plus haut degré, qu'il atteint son essence, le malfaisant
suit ce déploiement et atteint également son essence qui est la
fureur en l'Etre, et apparaît en même temps que l'indemne, domaine
atteint par le déploiement dont il vient d'être question. Entre la
malice et la fureur, il n'y a finalement que le degré de
déploiement de l'essence de l'agir - non pas que la fureur soit
l'essence déployée de la malice ou que le déploiement de
l'essence de la pensée y soit pour quelque chose. Le lien se tient dans
le malfaisant de l'agir dont l'essence est déployée ou non.
Quelle problématique assigner au malfaisant de l'agir
qui peut être tant celui des moeurs que la pensée même?
Celle, évidemment, de la possibilité d'une éthique.
Pourquoi Heidegger nomme-t-il autrement le malfaisant et son essence (la
fureur) quand l'indemne reste le même mot, et qu'il n'est d'ailleurs pas
question du déploiement de l'indemne en son essence? Nous
prévient-il d'une déroute éthicomorale, d'une confusion
entre ce qui est du domaine de l'ontologie et de ce qui relève de
l'anthropologie, de la sociologie? Y parvient-il lorsqu'il est dit que la
pensée conduit tant à la grâce qu'à la fureur? Si
elle n'est pas sujette à la malfaisance mais qu'elle est ce à
quoi elle conduit en même temps qu'à la fureur, si cette route
n'atteindra jamais le terme qu'elle vise mais sera toujours en attente, si
Heidegger ne nomme pas expressément la ruine et la grâce comme ce
vers quoi la pensée conduit l'ek-sistence historique, n 'en
reste-t-il pas moins que la pensée conduit, en passant par
l 'Etre, vers quelque chose qui touche aussi, en tant que
la pensée est un agir, les agirs moins élévés
qu'elle? Car l'accomplir de la pensée touche à l'essence de
l'agir, et donc aussi à l'agir ordinaire, les moeurs, les habitudes, les
actions, les ambitions humaines. Un commencement d'éthique ne point-il
pas à l'orée du malfaisant? Cette question mérite, si ce
n'est sa réponse, au moins sa formulation. Sa préparation a
déjà débuté lorsque nous nous sommes penché
sur le traduction de l'aphorisme d'Héraclite :
«le séjour (accoutumé)2
est pour l'homme le domaine ouvert3 à la
présence1 du dieu, (de l'insolite)
2 ».3
1 Unterwegs zur Sprache (à
vérifier), p. 60 et 173; tr. J.-F. Courtine, p. 249.
2 Geheure.
3Das Offene.
Le domaine ouvert est la grâce et la ruine où
conduit la pensée lÕek-sistence historique. Le séjour
accoutumé est le monde. Le domaine est ouvert au dieu au sens où
Héraclite l'entend, et qui ne relève d'aucune théologie.
C'est en lui qu'advient
4
l'insolite. Pourquoi ne pas traduire à nouveau ce qui
vient d'être dit : « Le mondeest la grâce et la ruine
ouvertes à l'insolite.» Peut-on aller plus loin encore? Nous
pouvons tenter de dire ceci: « L'homme est homme pour autant qu'il
habite la grâce et la ruine ouvertes à l'insolite . »
Le là qu'est l'être-là est cet
insolite en lequel se tient lÕek-sistence du Dasein qui se
constitue homme dans l'habiter du domaine où le là
séjourne. Le là n'est plus seulement l'indemne,
mais également le malfaisant; il inscrit son habiter dans deux domaines,
la grâce et la ruine. SÕil devait surgir de cet
être-au-monde une éthique, ce ne pourrait être qu'au jour,
à la lumière, de l'habiter. Or il se trouve que c'est
précisément ce dont Heidegger parle dans les quelques lignes
précédant les § 84 et suivants. Il est dit en effet que:
«Cet habiter est l'essence de lÕ«être-au-monde»
(cf. Sein und Zeit, p.54). (É) c'est à partir de
l'essence de lÕEtre pensée selon ce qu'elle est que nous pourrons
un jour penser ce qu'est une «maison» et ce qu'est
«habiter». »5 L'habiter constitue l'être-au-monde comme
séjour (ethos). La pensée de cet ethos
peut-elle être nommée autrement que
«éthique»? Loin de ce que nous y entendons habituellement,
l'éthique fait encore sens lorsqu'elle est pensée du
séjour. Qui plus est, « Le voeu d'une éthique appelle
dÕautant plus impérieusement sa réalisation que le
désarroi évident de l'homme, non moins que son désarroi
caché, s'accroissent au-delà de toute mesure. A cet
établissement du lien éthique nous devons donner tous nos soins
»6. La cohésion de l'essence de lÕhomme et son
déploiement sont les premiers secours face à la détresse
en laquelle est plongé l'homme. Heidegger se dit, d'une manière
détournée, certes, qu'il est tout à fait prêt
à donner une éthique suivant le sens que ce mot recouvre
désormais. Il donne d'ailleurs une définition précise de
ce qu'est l'éthique: «l'exigence d'une intimation qui le lie
[l'homme], et de règles disant comment l'homme,
expérimenté à partir de lÕek-sistence de
lÕEtre, doit vivre conformément à son destin. » 7 Les
règles en question, nous les examinerons sous peu. Avant cela, il
convient de montrer que Heidegger conduit son lecteur sur la voie de
l'expérience pure de la pensée, de lÕek-sistence de
lÕEtre, de l'essence de l'homme, et qu'il éclaire ainsi ce qui
réside en son destin. C'est cette «résidence»
même en son destin qui est le séjour où l'éthique
prend forme de ce qui est à-penser.
Cet «habiter» se pense à partir de la maison
de lÕEtre et de l'abri de l'homme : le langage.
Le destin de l'homme où s'épanouit
l'être-au-monde, en tant qu'il est ce vers quoi lÕek est
conduit, est le domaine de l'indemne et le domaine de la fureur,
c'est-à- dire la grâce et la ruine. Que l'homme vive maintenant
conformément à son destin, qu'est-ce que cela peut vouloir dire?
Que tout agir soit désormais conforme à son essence, et viser
tant la grâce que la ruine? Certes non, car la présence du dieu ne
se
1Die Anwesung.
2Des Un-geheuren.
3Lettre sur l'humanisme, §78.
4Etnon l'univers environnant. 5Lettre sur
l'humanisme, §83. 6Lettre sur l'humanisme,
§68. 7Lettre sur l'humanisme, §68.
révèle comme proximité, le monde comme
ethos, l'homme comme ek-sistant, que lorsque l'agir est
déployé en son essence, que la pensée est en vue de la
vérité de l'Etre. Heidegger confie en quelque sorte l'agir
à la pensée, et plus précisément aux penseurs et
aux poètes. L'éthique qu'il ne postule pas, mais dont il a
déjà jeté les bases, ne peut en tout état de cause
que concerner ces hommes rares à qui le langage donne. Qu'en est-il
cependant du rassemblement de l'homme en son essence? L'homme de la technique
n'est-il pas également touché par la conformité au destin
de l'homme? La première règle ne serait -elle pas
d'habiter? Puisque c'est l'habiter qui entreprend la pensée du
séjour, ne faut-il pas d'abord que séjour il y ait avant
que ne commence de pérorer celui qui assigne à tout va ?
L'impératif premier est la possibilité même du don (vivre
conformément au destin: Geschiklich). Il est
pré-éthique puisque la grâce et la ruine ne sont pas encore
en vue. L'éthique heideggérienne ne commence qu'avec le
séjour. Cet impératif ne peut donc être celui de la
conformité au destin, mais ne peut venir que de l'étant. En
effet, il est du « ressort» de l'homme d'apercevoir son essence, et
son destin «ne peut rien » pour l'homme de la technique. C'est
pourquoi les invectives de Heidegger ne peuvent -elles jamais être
situées sur le plan d'une éthique. Car une éthique digne
de ce nom se dispense de tels discours en tant qu'elle est ce qui assigne.
L'impératif d'habiter est pourtant ce que toute éthique, tout
humanisme, et plus largement ce que toute métaphysique tente
d'approcher. Comment donc y parvenir? Dans l'écoute patiente et
l'accueil du don. Ceci commence certainement par le renoncement à l'agir
ordinaire : ce qui en lui s'analyse en termes de bienfaisance (indemne) et de
malfaisance se verrait peu à peu déployé en conflit qui
destine. La pensée agissante n'avancerait plus en direction que de
l'horizon où se dessinent la grâce et la ruine. Elle y conduirait
l'ek-sistence historique de l'homme.
65. L'agir de la pensée et la résurgence
morale
Doit-on voir dans le combat en l'Etre de l'indemne et de la
fureur une résurgence de la détermination morale par le Bien et
le Mal? Que contient la Lettre sur l'humanisme qui puisse
prévenir Heidegger d'un simple déplacement de la question du Bien
et du Mal en l'Etre?
Ce n'est pas la pensée qui se montre malfaisante ou
bien reste indemne lorsqu'elle pense. Ce n'est pas suivant sa manière de
penser qu'elle est «bonne» ou «mauvaise» puisqu'il n'existe
qu'une seule «manière»: l'ek-sistence qui n'est, du coup, pas
une possibilité parmi tant d'autres de penser, l'un de ses modes
seulement, mais la pensée même. L'agir qu'est la pensée
n'est pas susceptible d'une détermination par ce qu'il n'est que son
destin. Elle n'est pas ruine lorsqu'elle conduit à la ruine, grâce
lorsqu'elle conduit à la grâce. L'agir humain, non
déployé en son essence, était, lui, susceptible de telles
caractérisations. Pourquoi ? La description de l'agir humain
témoigne en vérité d'une précompréhension de
ce vers quoi tend l'essence de l'agir. Cet obscur pressentiment n'est pas
entièrement étranger au destin de la pensée, mais l'un ne
peut en aucun cas être le fondement de l'autre car le saut dans l'ek
-sistence est lui-même ek-statique. Au fond, la fureur et l'indemne ne
peuvent être connus dans l'étant. Tout au plus peut -on parler de
«traces» dans l'étant de ce que des penseurs et des
poètes auraient porté au langage, un dire qui aurait
été «récupéré» par le on-dit et
affecté à l'étant. De nombreuses interprétations
sont
possibles pour expliquer la présence du malfaisant et
de l'indemne dans les moeurs, mais ils ne sont jamais ce qui fonde le domaine
où la pensée conduit l'ek-sistence.
Une action « sacrée» (heilig) ou
bien «malfaisante» n'est pas non plus ce à quoi la
pensée a conduit l'homme car «la pensée ne produit ni ne
crée rien.» L'évaluation d'une action ne peut se faire comme
celle d'un agir car l'agir n'est capable d'aucune valeur. Seule l'action l'est,
et ce sur un plan qui n'est en rien celui de l'agir. Ce sont là deux
choses radicalement différentes que la distinction entre existentia
et ek-sistence, ou bien encore entre essentia et Wesen,
éclaire abondamment.
Mais l'agir inessentiel, s'il ne conduit au domaine où
se lève l'aube de l'indemne et où s'élance la fureur, s'il
ne conduit rien (il ne conduit pas car nul destin ne se profile encore à
l'horizon: sa fermeture le prive de la possibilité même d'un
horizon, et il s'en tient à l'étant, son univers que constituent
l' «ici» et le « maintenant »), s'il n'est pas
transcendance, il a toutefois pris à son compte le destin de la
pensée. L'aurait-il vite aperçu, comme «par accident»?
Car si Heidegger ne fonde pas la grâce et la fureur sur l'agir humain, il
faut au moins que soient éclairées la grâce et la fureur
lorsque l'agir humain s'en empare. D'où peuvent donc venir ce que la
morale nomme Bien et Mal sinon du destin de l'agir le plus haut et le plus
simple? Avons-nous mis Heidegger devant une conclusion qui l'offusquerait, ou
bien n'avonsnous fait que poursuivre ce que le préalable de la
pensée de la vérité de l'Etre a permis? Cette petite
généalogie de la morale ne peut être heideggérienne.
Il n'en reste pas moins que son silence sur certaines questions exige une
réflexion que Heidegger n'a pas ici mené au bout.
Si le malfaisant et l'indemne sont ce de quoi s'inspirent
respectivement le Mal et le Bien dans la théologie chrétienne,
ils n'ont cependant rien de comparable: rien n'est jamais dans la ruine, rien
n'est jamais dans la grâce. Nous ne sommes qu'en marche vers ce destin.
Mais plus encore: l'on ne marche pas vers l'un sans l'autre, ils sont une seule
et même chose en tant qu'ils sont en com-bat (se battre-ensemble). Au
contraire la morale désigne Bien et Mal comme deux pôles
alternatifs, et l'on se retrouve finalement au Paradis ou bien en Enfer.
Même le Purgatoire maintient cette alternative. C'est de la distinction
entre Bien et Mal que naît d'ailleurs l'idée d'un choix possible
et la nécessité d'une éthique pour guider ce choix. La
liberté consiste en le choix du Bien. Chez Heidegger le choix n'existe
pas, et la liberté s'entend comme conformité au destin que
contient qui contient tant la grâce que la fureur. L'on ne choisit pas
l'un ou l'autre. Les analyses du Bien et du Mal comme l'insécable
même ne suffisent à relativiser leur différence : dire
qu'on n'a jamais l'un sans l'autre, que le Mal est nourricier du Bien et
vice-versa, rappeler que le Diable est un ange déchu et qu'il est donc
originellement partie prenante au Bien, que toute action se mêle
indéfectiblement tant de bien que de mal, n'empêche pas la morale
de se constituer sur la base d'un manichéisme abouti. Chez Heidegger, au
contraire, la pensée ne chemine que dans une seule direction. Elle est
pensée de l'Unique. Le fait que le domaine où elle conduit
revête deux visages n'opère pas de dichotomie en la pensée
(ni, afortiori, en l'homme). Il n'y a pas deux destins; le destin
n'est pas non plus double. C'est le Même. «La pensée, parce
qu'elle pense l'Etre, pense le Rien. »1
La grâce n'est pas le domaine de l'Etre, ni la ruine
celui du Rien. L'Etre accorde la grâce et la ruine; leur combat repose
dans le Rien. L'on ne pense pas en
1 Lettre sur l'humanisme, §87.
direction de la grâce et de la ruine (lÕEtre)
sans penser leur combat (le Rien). LÕEtre a le « deux» en lui.
Ce «deux» (combat) est le Rien. LÕEtre n'accorde pas à
deux choses deux choses différentes : l'accorder est Un - combat.
La malfaisance de l'agir humain laisse à penser. Si
lÕon veut déployer l'essence de cette malice, il faut au moins
qu'elle soit abordée comme quelque chose qui est à penser. Or ce
qui est ici à penser et dont l'essence demande à être
déployée porte un nom et se dit : «Mal». Heidegger
n'est-il pas contraint de passer par la morale pour commencer de penser
l'essence du malfaisant? SÕil ne recherche pas l'essence du Mal mais
qu'il nomme l'essence du malfaisant: fureur en lÕEtre, nÕa-t-il
pas dit en même temps quelque chose du Mal et de sa constitution comme
essence du malfaisant ? En retirant au Mal ses prérogatives
éthico-religieuses, le vidant ainsi de son contenu, nÕat-il pas
porté au langage le dire de l'essence du sacré?
LÕindemne comme destin de la vérité de
lÕEtre, le là comme la proximité de l'insolite,
cette aube du Heile, ne témoignent-ils pas d'une
expérience de la relation du dieu à l'homme (§65)? Si nous
reconnaissons que nous nous sommes approchés de la dimension du
sacré comme l'insigne ouverture, qu'est désormais ouvert
l'indemne, la grâce et la fureur ne s'imposent-elles pas en tout
lieu, le destin n'assigne-t-il pas déjà à
1
ce qu'il destine, l'homme n'est -il pas déjà
gouvernépar la maison de lÕEtre en tant qu'elle est son abri ?
Mais le langage ne parle pas; il consigne. Consigner signifie ici:
garder et promulguer la loi. Les décrets de
lÕEtre2 n'enjoignent-ils pas l'homme à la
«traduction» des spéculations pseudo-morales qui firent rage
tant que l'indemne et la fureur ne furent éclaircis comme ce qui, dans
lÕEtre, est en combat ? Le produit métaphysique de la
détermination par le Bien et le Mal s'enfonce dans la péremption
lorsque sont pensés l'aube de l'indemne et le crépuscule de la
fureur. Pour autant, cette distinction n'est pas fausse. Mais, pour peu qu'on
la pense, elle se découvre comme la dérive caduque du destin de
la pensée et de la non -distinction, en lui, du domaine de la fureur et
de l'indemne.
La pensée heideggérienne ne déguise donc
pas le Bien et le Mal en lÕEtre comme grâce et fureur, ni ne fonde
la morale sur cet horizon (ou inversement). La distinction de l'indemne et de
la fureur n'est pas en la pensée mais en lÕEtre; l'agir ne se
divise pas lui-même en «bienfaisant» et « malfaisant
», mais regarde toujours dans une direction qui est le combat de la fureur
et de l'indemne.
66. L'éthique heideggérienne (68, 89,
90)
Heidegger commence ce qu'il est convenu d'appeler une
éthique au §89. En effet, le §68 demande : ««Quand
écrirez -vous une éthique ?» Là où l'essence
de l'homme est pensée de façon aussi essentielle,
c'est-à-dire à partir uniquement de la question portant sur la
vérité de lÕEtre, mais où pourtant l'homme n'est
pas érigé comme centre de l'étant, il faut que
s'éveille l'exigence dÕune intimation qui le lie, et de
règles disant comme l'homme, expérimenté à partir
de lÕek-sistence à lÕEtre, doit vivre conformément
à son destin? Le voeu d'une éthique appelle d'autant plus
impérieusement sa réalisation que le désarroi
évident de l'homme, non moins que son
1Lettre sur l'humanisme,
§92. 2Lettre sur l'humanisme, §89.
désarroi caché, s'accroissent au-delà de
toute mesure. A cet établissement du lien éthique nous devons
donner tous nos soins. »
La Lettre est entièrement consacrée
à ce qui vient d'être décrit. Elle tente en effet une
pensée de l'essence de l'homme, du dévoilement de son destin;
elle a formulé le voeu d'une éthique dans la détresse
qu'est l'ère de la technique, et a consacré le soin comme souci.
Ne reste plus, pour parachever la constitution d'une éthique, que
l'assignation de lois à lÕagir.
Cet agir, lorsqu'il est la pensée, se voit assigner des
lois que le §99 énumère. Elles sont au nombre de trois: la
rigueur de la réflexion, l'attention vigilante du dire,
l'économie des mots. Elles évoluent dans l'élément
de lÕEtre: écoute ententive et attentive, vigilance du Berger de
lÕEtre, retenue, pudeur et silence du mot. Ces consignes ne sont en
vérité qu'une méthodologie ouvrant à
l'homme la pensée en tant qu'elle ek-siste, c'est-à-dire la
pensée authentique. Mais le «moment éthique» de la
Lettre sur l'humanisme ne repose pas dans ces conseils de
méthodologie. Le lecteur ne relègue pas à la pensée
les lois de lÕEtre. Ces consignes autorisent l'accession de la
pensée à son essence. La conformité et la convenance ne se
limitent pas à celle de la pensée à son essence. Elles
concernent tout dire, toute pensée, tout agir. Or, ce qui agit est la
pensée de la garde de lÕEtre. N'est-on pas déçu de
ne voir l'assignation de lÕEtre toucher que la pensée? L'homme
n'est-il lié que dans sa manière de penser conformément
à son essence - est-ce là ce à quoi se limite le
«vivre conformément à son destin» du §68 ? A-t-on
le droit de porter plus loin cette assignation à tout ce dont l'essence
demande encore à être déployée ? Est-ce que la
rigueur, la vigilance, et l'économie ne seraient pas ce que contient
l'éthique heideggérienne - si lÕon veut parler
d'éthique? Car en effet, si c'est la pensée qui déploie
les choses en leur essence, c'est leur déploiement que visent en fait la
rigueur, la vigilance et lÕéconomie. Une chose doit donc faire
preuve de rigueur, de vigilance et d'économie pour que la pensée
lui accorde son déploiement, ce en quoi elle s'accorde à la chose
comme ce-qui-est-àpenser. L'émergence d'une chose comme
à-penser suppose que son déploiement soit l'espace ouvert
à la dimension de la rigueur, de la vigilance et de l'économie.
Le déploiement comme espace est «visité» par la
pensée en tant que ce qui l'accueille dans ce-qui-est-à-penser,
c'est la possibilité pour elle de faire preuve de rigueur dans la
réflexion, d'attention vigilante du dire, et d'économie des mots.
Dans le déploiement attendent la rigueur, la vigilance et
l'économie.
Tout ce qui ek-siste est enjoint par lÕEtre. Heidegger
ne parle dans le §99 que de la pensée, mais lÕassignation
touche à tout ce qui est pris dans le destin de la vérité
de lÕEtre. C'est cela même qu'est lÕek-sistence :
l'écoute de lÕEtre au service de lÕEtre, la
dépendance (Hrig) à l'égard de ce à quoi
lÕon appartient (Als diese Hrigen)1, etc. L'homme
ek-siste. Il est sous le coup de l'enjoindre au même titre que tout ce
qui eksiste. Il incombe à l'homme la garde de lÕEtre, «une
responsabilité qui va bien au-delà de l'ontologie et de son
histoire : une responsabilité qu'il faut bien dire, même si
Heidegger n'aimait guère le mot, morale. »2
Mais, et c'est là le prodige de ce Dasein ,
«ces consignes (É) doivent devenir pour l'homme normes et lois.
» 3 Qu'est-ce à dire que la consigne «devient» une
loi?
1 Lettre sur l'humanisme, §86.
2Pierre Aubenque, Heidegger et l 'enigme de
l'être, p. 41.
3Lettre sur l'humanisme, §89.
N'est-elle pas déjà une loi, ou bien est-ce que
le décret de lÕEtre doit passer par d'obscures chambres avant
d'être promulgué au titre d'une loi? C'est le report dans
le vivre-ensemble, la traduction de ces règles en langue «
humaine» que Heidegger désigne peut-être iciÉ Car, en
effet, si le langage reste une seule et même chose, il est la maison de
lÕEtre et n'est que l'abri de l'homme. Heidegger ne laisse-t-il pas
ouverte une interprétation du langage comme porté suivant deux
voies distinctes? Il est maison de lÕEtre lorsque lÕEtre remet
à la pensée, et abri de l'homme quand la pensée
présente à lÕEtre la relation de lÕEtre à
l'homme (cf. § 1).
Peut-être est-il téméraire de s'avancer si
loin dans le texte dÕun penseur qui aurait sans doute pris la peine de
formuler ainsi son dire si tel était son dire. Mais avons-nous conduit
ce texte de Heidegger en-dehors de sa pensée? Non, car la
sobriété de ce que disent ces quelques paragraphes indique
justement ce qui se retire et qui est à-penser. Poursuivons donc en
rappelant à nous la rigueur de la réflexion, l'attention
vigilante du dire, l'économie des mots.
Le décret qu'adresse lÕEtre à ce qui
ek-siste ne touche en lui que lÕek-sistence, et par là seulement
ce qui en son essence est déployé en vue de la
vérité de lÕEtre. Il appartient donc à l'essence de
la chose qui subit sa force tranquille. La pensée qui déploie
cette essence porte au langage la convenance.
Mais dès lors que c'est l'homme qui ek-siste, le
décret nÕa pas de force coercitive sur
ce-qui-est-à-penser. L'homme est seul à décider du
laisser-être et du laisser-faire. Il peut donc s'opposer au décret
de lÕEtre, ou plutôt l'ignorer, n'être pas à
l'écoute de sa vérité. C'est pourquoi l'homme n'habite pas
la maison de lÕEtre, mais n'est dans le langage quÕà
l'abri. Y demeurent les penseurs et les poètes, c'est-à-dire
ceux-là mêmes qui sont en vue du destin de lÕEtre. L'homme
est le seul dont l'essence ne pénètrera jamais la maison de
lÕEtre.
DÕoù cela vient-il? De ce que son ek-sistence
est sans cesse mise en danger - par lÕexistentia. SÕil
est possible de penser le déploiement de son essence, ne reste plus que
le problème du rassemblement de l'homme en son essence. La
disparité des
1
hommes oblige le décret de lÕEtre à
s'altérer dans le devenir - des normes et lois . Il faut ainsi
que le décret devienne, que l'homme légifère
à son tour. Nous entrons de plein pied dans l'éthique. Si le
langage nous gouverne2 dans lÕek-sistence, ce
gouvernement doit être «reporté» dans
l'existence car lÕEtre revendique autant l'homme qui est à
l'écoute que celui qui ne lÕest pas.
En vérité, l'éthique est
déjà constituée dès lors que l'homme perçoit
l'appel de lÕEtre et sÕy conforme. Que devient -elle lorsque cet
appel n'est pas entendu, que la force tranquille de lÕEtre s'endort au
fond de l'histoire de son oubli, que devient cette éthique sinon une
politique ? LÕEtre ne contraint pas, ne s'engage pas de force. Il est ce
qu'invoque le Prince pour faire ses lois.3 Mais les lois des
penseurs et des poètes peuvent, elles, s'imposer aux hommes et les
rassembler à l'abri d'une même égide. La transformation de
l'univers environnant en monde peut alors commencer. Là la pensée
est devenue politique, car elle sÕatèle au monde de
lÕanimalitas, de lÕétantité radicale et
1 Lettre sur l'humanisme, §89.
2Lettre sur l'humanisme, §92.
3 Peut-on faire un parallèle entre ce qui est
dit ici et la monarchie de droits divins ? Celle-ci n'est pas fondée sur
un produit de la raison humai ne, sur l'empire séculier de l'erreur,
mais sur la volonté divine elle-même. La politique n'est plus
alors que l'art de l'interprétation de cette volonté divine, et
non l'établissement d'une volonté nouvelle, la volonté
générale.
fermée - l'éthique n'y est plus de mise. Suivant
ainsi l'invitation de Marx à maintenant transformer le monde, la
métaphysique est dépassée depuis l'Etre. La loi de l'Etre
peut retourner à la garde, la pensée dans son
élément. Ne serait-ce pas cela que de « conquérir le
monde»? Et le lecteur de penser à l'Allemagne...
La politique de l'Etre est en même temps la politique du
Rien. Car si l'enjeu de la politique est alors la remise de la pensée
dans son élément, la mise en lumière de la pensée
de l'Etre et du Rien, en somme le déploiement de l'homme dans son
essence, il voit aussi poindre à l'horizon le domaine où se
lève l'aube de l'indemne et la ruine où s'élance la
fureur. Que serait une politique à ce point clair-voyante (en
vue de la clarté)? Elle se fonderait sur la méconnaissance chez
l'autre de sa dimension ek - sistante. Elle serait le rassemblement de l'homme
en son essence; ne débuterait-elle pas par le rassemblement des hommes
en leur patrie au titre du rassemblement de la pensée dans son
élément, le là de l'éclaircie de l'Etre ?
Ne procèderait-elle pas pour ce faire, d'une part, en acceptant que tout
ne s'éclaircisse pas (« Aucune chose ne soit là où le
mot faillit. »), et d'autre part en acceptant la proximité du Rien
en l'Etre? Le destin de la grâce et de la ruine ne constituerait-il pas
l'ultime utopie de cette politique ? Mais quelque chose ressort clairement de
l'hypothèse d'une pareille politique (Heil, Kampf, Heim,
Heimat). Elle verse dangereusement dans le nazisme.
Une politique pourrait cependant revêtire un visage bien
différent si le rassemblement des hommes en leur essence ne devait
commencer par celui des hommes semblables - la provenance inessentielle du sang
ne dit rien de la rigueur de la réflexion, de l'attention vigilante du
dire, de l'économie des mots. La constitution d'une
société des penseurs et des poètes serait mieux avenue.
Mais ne produirait-elle pas une ghettoïsation de classes ainsi
sédimentées ? Ne rendrait-elle pas plus inaccessible encore ce
que cette politique tente justement de donner?
Et que dire d'une politique dont le mot d'ordre serait:
«laissez-être ! laissez- faire ! » ? Ne court-on pas droit
à l'anarchie, le désordre humain par excellence? Le
laisser-être peut-il même se conjuguer à
l'impératif ? Le décret de l'Etre n'y convient sans
doute pas.
En fin de compte, toute tentative pour rassembler les hommes
dans leur essence est vouée à l'échec. Mais, et c'est cela
qui importe de mille fois répéter, Heidegger n'aurait jamais
cherché l'éradication de ce qui fait de la métaphysique un
obstacle! Bien au contraire, la métaphysique est la source
généreuse d'où puise la pensée ce qui est
à-penser. L'on ne peut vouloir, en tant qu'homme, que s'éteigne
l'obscurité. En vérité, la métaphysique et son
cortège de sourds témoignent au moins de ceci qui appartient
à la vérité de l'Etre : elle se retire sans cesse. Comment
les consignes de l'Etre, auxquelles restent sourds l'humanisme et la
métaphysique, pourraient-elles « produire » des lois là
où elles ne sont pas déjà, c'est-à-dire ailleurs
que dans une pensée convenable? Il ne peut être question
de pourfendre la métaphysique: ne vient- avec que ce qui
con-vient. La con-venance va vers son destin qui est la
grâce et la ruine. Il n'y a pas de politique possible car elle est
l'affaire du compliqué quand la pensée vise pour sa part le
simple. La politique ne peut être con-venance. Elle ne peut
être dérivée d'une éthique qui est l'art de la
convenance à l'Etre. «La pensée se rapporte à l'Etre
comme à l'avenant (en français dans le texte).
»1
1 Lettre sur l'humanisme, §97.
«Lorsque la pensée, pensant l'Etre historiquement,
est attentive au destin de l'Etre, elle s'est déjà liée
à la convenance qui est conforme à ce destin. » 1 Pour
autant, Heidegger n'enseigne pas la faiblesse de l'homme: apprendre à
n'être rien devant la force, se réduire au silence de l'Etre,
à la simple présence au temps, au soi ultime dans lequel se
confinerait le Dasein, réduit à n'être
plus que cela, le là. L'humilité et la
pauvreté2 sont les maîtres mots de ce que nous nous
sommes permis de nommer éthique. La fortune de l'homme le jette dans la
pauvreté. L'homme sans destin capitalise inutilement ses biens, son
infortune l'abîme dans l'absence.
3
Que penser désormais de la thèse de Jean -Luc
Marionqu'il développe dans le chapitre VI. «Le Rien et la
revendication» de Réduction et Donation? «Que l'ennui
puisse nous désintéresser de la revendication de l'être sur
nous, nous rendre sourds à son appel et sans gratitude à sa
grâce, c'est ce qu'il faut donc, en esquisse, montrer.» Partant de
Pascal, J.-L. Marion décrit l'ennui des profondeurs en le distinguant
d'abord du nihilisme, de la négation, de l'angoisse: « il n'estime
pas, ni ne déprécie; il ne combat pas, ni ne prédique; il
ne manque pas de l'étant, ni ne subit l'assaut du Rien. » Il
désamorce l'éclat de tout appel, «désarme le conflit
en désertant le champ. » Rien ne fait de différence pour
lui. «L'ennui hait: il tire même son nom français de cette
haine : ennui provient de est mihi in odio, ce m'est en
haine, par le substantif inodium, qui assimile tout objet à
l'objet de la haine. Il ne faut pas prendre cette haine comme une passion ou
une intention, puisqu'elle suspend toute passion et toute intention. (É)
un désert se lève sur les choses du monde. » Le Je
s'abandonne comme si de rien n'était. «L'ennui
n'offusque-t-il donc pas le «phénomène d'être»
que l'angoisse prétendait découvrir? » L'Etre s'expose
à l'ennui, mais c'est en fait cela même qui permet
l'émerveillement du Dasein , condition du dévoilement de
l'Etre, «exactement comme l'écoute de sa revendication; la
revendication de l'écoute se redouble d'une revendication de l'attention
». Que le Dasein (se) refuse (à) son être, n'est-ce
pas une chimère? L'inauthenticité définit tout autant le
Dasein que l'authenticité. Elle est un autre rapport à
l'être ; la quotidienneté soigneusement indécidée se
dérobe à son destin de Dasein. «Le Dasein
n'est pas simplement ce qu'il est; il lui revient, comme un caractère
propre de sa manière d'être, d'avoir à être (zu
sein hat) ». Mais il joue immédiatement le jeu de
l'être.
«Mais cette fois, l'ennui pourrait travailler au nom et
en faveur de l'authenticité; car, en désappariant le
Dasein de l'être qu'il a à être, l'ennui ne tend
qu'à le libérer pour qu'il s'adonne à une
propriété plus essentielle - pour la laisser se constituer
éventuellement comme (le) là, pour une autre instance
que l'être de l'étant. Ainsi, en suspendant la revendication par
l'être sur le Dasein, l'ennui non seulement s'inscrirait
strictement dans les moments de l'analytique existentiale, mais surtout
ré- ouvrirait la cause entière du Dasein, en instituant
la possibilité qu'un autre, plus propre en tant même que soustrait
à la revendication de l'être, tiendrait le là,
mieux se
1 Lettre sur l'humanisme, §98.
2Lettre sur l'humanisme, § 101.
3 Il faut rappeler ce que dit Jean Grondin dans un
paragraphe intitulé « l'irritation des lecteurs » que Jean-Luc
Marion a tenté de prendre ses distances par rapport à Heidegger,
en fondant notamment une phénoménologie sans l'être.
L'idée de donation est jugée plus originelle que celle de
l'être. «Tout se passe comme si le tout dernier Heidegger (celui du
«es gibt» et de sa donation sans raison) se trouvait alors
retourné contre celui qui aurait maintenu la primauté, encore
trop métaphysique, de la question de l'être. » (Pourquoi
réveiller la question de l'être? In Heidegger, l'énigme de
l'être.
tiendrait là. » L'ennui fait apparaître
l'appel comme tel. La figure de l'interloqué dans la revendication prend
le pas sur la voix blanche de l'Etre qui revendique.
Que penser d'une telle réponse à la
surdité de l'homme? La plongée dans l'ennui constituerait-elle
donc ce qui ad-vient de l'éthique heideggérienne que nous venons
de mettre en lumière? Nous laissons ouverte la question, mais indiquons
tout de même que, si Heidegger a fait l'économie dans sa
maturité de l'angoisse et de l'ennui de l'analytique existentiale, ce
n'est certainement pas pour voir l'ennui resurgir sous une forme plus violente
encore. L'ennui ne peut non plus être la sagesse de la vigilance, de
l'attention, de la rigueur, de l'économie car il est surdité
absolu à tout cela, c'est-à-dire à tout ce qui revendique.
On ne peut rapprocher le calme de l'ennui du silence de la parole car ce qui se
cache de fureur dans le dire n'est pas la frustration, mais le recueillement du
résignement. L'engagement n'est pas frustre, mais tranquille. La force
ne repose assurément pas dans cet ennui, mais dans le combat en l'Etre
du Heile et du Grimm. J.-L. Marion propose-t-il de combattre
le mal par le mal - que l'oubli soit à ce point consommé qu'on en
oublie l'oubli lui-même? Ne risque-t-il pas d'encourager la faiblesse de
la pensée, ou plutôt de décourager tout ce qui en elle
pense encore? N'est -ce pas dire qu'une révolution n'advient que dans le
pire le plus extrême, que l'oubli de la vérité de l'Etre
n'est encore rien en comparaison de l'ennui des profondeurs? Mais Heidegger ne
dit-il pas que l'histoire du temps de l'oubli rend propice l'appel, qu'il est
déjà grand temps pour nous de penser - attendre l'ennui des
profondeurs ne pourrait que rendre intempestive la pensée de la
vérité de l'Etre. Dès lors que l'ennui s'est levé
dans son désert, ad-vient-il encore un homme,
con-vient-il encore une pensée, pro-vient-il encore
une vérité?
67. Qu'advient-il de la simplicité?
(91)
Pourquoi, si « L'Etre accorde à l'indemne son
lever dans la grâce et à la fureur son élan vers la ruine
», n'est-il jamais question que de la grâce? Pourquoi, si «en
même temps que l'indemne, dans l'éclaircie de l'Etre
apparaît le malfaisant », n'est-il jamais question de l'indemne?
Pourquoi, si le combat en l'Etre de la fureur et de l'indemne est le lieu
où se cèle la provenance essentielle du néantiser qui
revendique la négation, ce combat n'est-il pas plus souvent
évoqué ? Pourquoi, si la pensée de l'Etre est aussi
pensée du Rien, le Rien n'est-il que secondarisé et l'Etre
toujours en tête? Pourquoi, en somme, Heidegger n'a-t-il pas tant
insisté sur cet aspect des choses? Il pourrait s'agir d'une sorte
d'autocensure, d'une prudence à l'égard de ses lecteurs que
dictent l'économie des mots, l'attention vigilante du dire. Mais alors,
pourquoi s'étendre autant sur le reste ? Pourquoi ce
déséquilibre ? Heidegger cherche peut-être à garder
son lecteur de se s'effrayer, et il évite d'utiliser des formules telles
que : «La pensée conduit l'ek-sistence historique à la
grâce et à la fureur » car une récupération
précipitée n'en serait que trop à craindre. Elle est
pourtant contenue là, dans les §84 et 87. La pudeur ne suffit
à expliquer la retenue de Heidegger.
Il faut plutôt chercher dans la simplicité de ce
qui est à-dire la « réduction» de la fureur à
l'indemne, de la ruine à la grâce, du Rien à l'Etre. En
effet, nommer «insolite » ce qui est en fait le plus proche, c'est
risquer de décourager le penseur et le poète, du moins de les
dérouter de la vue de la vérité de l'Etre. Car à
cet insolite s'accoutume l'ek-sistence dans le séjour. Car, si comme
Héraclite, Heidegger se veut encourageant, il doit nommer l'insolite le
plus simplement.
Le combat est dans l'Etre, le malfaisant dans son
éclaircie, le néantisant dans l'Etre et, par là
même, le Rien est dans l'Etre. Ce rapport d'inclusion
générale autorise, lorsqu'il s'agit de porter la
vérité de l'Etre au langage, que soit simplifié le dire
sans que n'en découle une perte nécessaire du sens. Cette «
simplification» n'est cependant jamais un effort pour rendre plus
accessible la pensée, une méthode visant sa diffusion plus
coulante, sa lecture plus facile. Bien au contraire, elle aurait tendance
à la rendre plus ardue. Elle n'est pas effectuée à partir
d'un dire plus compliqué: le dire est déjà simple. Il ne
peut être, en toute rigueur, «simplifié ».
La simplicité de ce qui est remis au langage exige une
écoute attentive de ce qui est dit. Aussi, lorsque la pensée
pense l'« indemne », elle pense toujours en même temps la
fureur. Parce qu'elle pense la grâce, elle pense la ruine. Elles ne
sont pas même chose, elles sont pensées
pareillement. C'est la pensée qui est la simplicité elle-
même (la simplicité n'est pas dans les choses mais dans ce qu'en
dira la pensée). La simplicité est la conformité à
son destin et la pensée ne s'égare pas en «points de
vue» différents, en «manières d'appréhender les
choses ». La dispute, mise à l'épreuve de deux discours,
n'est pas la pensée. De même la pensée ne se « dispute
» pas avec elle-même à savoir si elle pense l'indemne ou bien
la fureur. Elle donne les deux dans un même silence:
«La pensée ne porte au langage, dans son dire, que
la parole inexprimée de l'Etre. »1
Le domaine de la grâce et de la ruine où conduit
la pensée n'entérine pas non plus ce qui en elle est
simplicité. Elle ne s'ordonne pas à deux fins distinctes car le
destin est l'unique. Elle ne pense pas suivant la grâce ou bien suivant
la ruine: elle pense. Elle ne poursuit rien, mais se conforme à son
destin qui est seule lumière à mettre à jour ce qu'elle
remet à la parole. Il n'y a pas d'éclairages différents,
mais une lumière, le destin.
68. Intérêt de l'entreprise
Quel est l'intérêt d'avoir décelé
dans la pensée de Heidegger une éthique? Il est ici : qu'une
éthique est un humanisme. Ou plutôt qu'un humanisme est une
éthique. Le dire de Heidegger ne laisse pas douter d'un tel
énoncé. Mais, bien sûr, le sens de l'humanisme a subi la
même transformation que celle de l'éthique. Il en résulte
que le mot doit effectivement être maintenu - dans le silence. Quelle est
cette main qui tient, cela reste encore à dire. Mais, et c'est en cela
que cette Lettre sur l'humanisme est un succès, le mot
«humanisme » a retrouvé un sens. Heidegger a ramené
l'éthique à quelque chose d'à ce point simple que
l'humanisme l'est dans la même mesure. Le lecteur a pu parfois se sentir
éloigné de la question de l'humanisme, mais son passage dans la
vérité de l'Etre, dans l'interrogation du destin, du langage, de
la valeur, de l'éthique, des sciences, du néantiser, de la fureur
et de l'indemne, ne devait que rendre plus rigoureuse cette pensée, plus
attentive son dire. Heidegger a effectivement fait preuve de l'économie
des mots qui situe toujours la pensée en sa con -venance.
N'est-il pas glorieux que de déployer l'essence de la
pensée suivant cela même qu'est cette pensée
déployée? Quelle intuition mystérieuse que celle du
penseur
1 Lettre sur l'humanisme, §91.
conforme déjà à
ce-qui-est-à-penser! Il s'est passé cela même dont
Heidegger s'étonne - presque - au §93 : « Lorsqu'en effet nous
pensons proprement cette tournure, au langage destinée: «porter au
langage», cette tournure et rien de plus, (É) nous avons
porté au langage quelque chose où se déploie l'essence de
l'Etre. » C'est la « méthode» récurrente de
Heidegger qui fait de son lecteur un «lecteur malgré lui ». En
l'occurrence, nous nous sommes déjà soumis à
l'éthique heideggérienne pour se mettre en devoir de comprendre
tout d'elle - même son rejet.
La Lettre sur l'humanisme est donc bien une lettre
sur l'humanisme. En amont de la question sur l'humanisme, et dans l'ordre:
celles de l'éthique, du malfaisant, de la valeur, de la pensée,
et de l'agir. En aval de cette question (ou plutôt de ces questions), il
en demeure certes un nombre. Mais, en toute rigueur, la pensée
ne doit - elle pas s'ordonner au destin de l'urgence (Not)?
La question de l'humanisme est, dans le destin d e la vérité de
l'Etre et l'histoire de son oubli, plus urgente en 1946 que, par exemple, la
pensée de la guerre. Est-il jamais possible de penser l'essence de
l'humanisme sans penser celle de la guerre ? Le combat que Heidegger
évoque entre la fureur et l' indemne n'est-il pas ce qui, en
l'humanisme, est vraiment à-penser? La Deuxième Guerre Mondiale
n'est-elle pas le site par excellence de l'histoire de l'oubli de la
vérité de l'Etre - et celle de la tentative de se la
remémorer? Par le détour que Heidegger prend en l'Etre - le
combat - il oriente ce qui est à penser en vue de la guerre: la
politique. Tandis que rien n'en est encore dit, se
prépare la pensée la plus essentielle du XXe
siècle. Qu'est -ce qui, dans cette Lettre, a en effet
été plus pensé que ce combat - et peut-être, en
filigrane, celui de Heidegger contre ses détracteurs?
Une réponse possible à cette interrogation, qui
ne satisfera sans doute pas tout le monde, est celle-ci : la pensée se
fait d'autant plus pensée qu'elle se conforme à la loi de
convenance de la pensée historico-ontologique, notamment lorsqu'elle
oeuvre dans l'économie des mots. N'est -ce pas dire que la
pensée pense le plus ce qu'elle dit le moins ? Alors, l'essence du
combat et de la guerre est, dans cette Lettre, ce qui est le plus
pensé. Que Heidegger ne la mentionne même pas, est-ce la montre
d'une vigilance extrême, d'une économie totale, ou bien au
contraire le signe d'une pensée peu rigoureuse? Ce n'est pas à
nous d'en décider. Les indications restent au-là pour ce
qui demeure encore à-dire.
69. Réflexions sur la guerre (35)
Le combat ne se manifeste pas en «une guerre, mais dans
le Polemos qui fait seul apparaître les dieux et les hommes, les libres
et les esclaves, dans leur essence respective, et qui conduit à une
disputation de l'Etre (barré). En comparaison de cela, les guerres
mondiales restent superficielles. Elles sont toujours d'autant moins capables
d'apporter une décision qu'elles se préparent de façon
plus technique. » 1 La guerre qui vise l'anéantissement de l'ennemi
ne fait que conforter la progression du désert qui caractérise le
règne du nihilisme comme oubli de l'Etre. Etre le Maître du monde
empêche l'homme d'être le Berger de l'Etre et le lieu-tenant du
Rien - le Rien lui-même est déserté.
Le combat n'est pas la mise en présence de deux rivaux
mais le site où habitent la fureur et l'indemne. Le combat n'est pas la
fureur. Il n'est pas l'essence du
1 Zur Seinsfrage, in Wegmarken (G.A.
9), Klostermann, F. am Main, 1976, p. 250.
malfaisant. La guerre n'est pas le déploiement de la
malice humaine en son essence. Une telle analyse de la guerre comme
exposition du malfaisant en l'homme est trop
1
rapide. Qu'il est facile d'intituler un livre La politique
de l'Etre , ou bien La politique
2
du poème , avec la grandeur emphatique d'un
titre qui sonne déjà comme un poème, ou bien
Heidegger, la « science allemande » et le
national-socialisme3, et d'établir
systématiquement les rapports entre l'engagement de Heidegger et ses
écrits ! Intéresser le lecteur par une explication
méthodique de Sein und Zeit et autres textes à la
lumière du discours du rectorat de 1933, y déceler la vision
heideggérienne du monde, n'est-ce pas s'user laborieusement et
inutilement par et pour une polémique qui ne vise qu'elle-même? Si
ces ouvrages ne disent rien de faux, ces compilations de faits ne
finalise-t-elle pas la polémique comme la motivation de la recherche et
de la publication, au détriment d'une idée nouvelle capable
d'éclairer originalement la question de l'Etre? Un tel écrit
reste forclos dans la langue de la technique et dans l'acharnement de petits
rats de bibliothèque aussi teigneux que bornés. Une pareille
entreprise fait de la guerre un pur produit de l'homme, de la loi une
création de la raison. Il paraît aujourd'hui incroyable encore que
d'une pensée comme celle de Heidegger, l'on recherche le
discrédit - s'efforcer de la disqualifier, en tout ou partie, sans pour
sa part penser soi-même, est nécessairement hors-de-propos
(inutile), d'autant que Heidegger lui-même est revenu sur l'entreprise
nazie.
Il l'a qualifiée d'erreur - mais ce qui l'a nourrie,
l'être-en-compagnie, l'êtrevers-la-mort, etc. s'est en fait
radicalisé depuis, donnant (un) lieu au Tournant. En effet, la maison,
l'habiter, l'Ereignis, l'indemne, l'amour, etc. sont des reprises de
Sein und Zeit visant à dépasser son échec - par
et dans l'échec perpétuel au dire de la vérité de
l'Etre. Si, avant la tentative nationale-socialiste, Heidegger portait avec son
oeuvre une éthique et une politique, ce n'est ni de Sein und Zeit
ni du discours du rectorat qu'il faut tirer sa pensée, car la
pensée, en son essence déployée, de la guerre, elle aussi,
en son essence
déployée, ne commence qu'avec la vue du
destin. Penser la guerre et la concevoir en sa positivité, à
savoir en tant qu'elle est elle-même porteuse de sa signification propre,
n'est donc pas «se faire le moins du monde le porte-parole de
l'in-humain» et glorifier «la brutalité barbare» en
prônant un «nihilisme »4 irresponsable et destructeur. Elle se
joue d'abord dans la manifestation historique de ce rapport à la
transcendance d'une appartenance, voire sur le plan même de l'histoire de
l'Etre, cette « autre histoire, cette histoire qui s'ouvre aussi sur le
combat »5. La guerre détermine l'étant dans son
entier. Il s'agit avant tout d'un combat pour la vérité. Mais si
Sein und Zeit donne en 1927 ce lieu comme ce vers quoi le
pouvoir-propre du Dasein se pro-jette, la guerre est
entièrement repensée dans la Kehre. Le destin destine,
le transcendant appelle - il n'est plus du ressort de l'être-là d'
« ex-être ». Les possibilités de l'être-au-monde
sont remises à l'Etre qui seul peut. Le combat tel qu'il est
évoqué à la page 384 de Sein und Zeit
relève du destin et de l'aventure d'un Dasein qui, en tant
qu'il est jeté, est-en-compagnie. Au contraire, le combat dans la
Lettre sur
1 Richard Wolin, La politique de l 'Etre.
2Philippe Lacoue-Labarthe, La politique du
poème.
3 Arno Münster, Heidegger, la « science
allemande » et le national-socialisme.
4Lettre sur l'humanisme, §51 et
suivants.
5Hlderlins Hymen « Germanien » und
« Der Rhein », G.A. 39, F. am Main, Klostermann, p. 1, trad. F.
Fédier, J. Hervier, p. 12.
l'humanisme un moyen d'être avec autres
mais moyenne 1
plus
n'est les la , c'est-à-dire
le milieu de la vérité de l'Etre.
«Les «guerres mondiales» et leur aspect
totalitaire sont déjà des conséquences de l'abandon loin
de l'Etre. Ils poussent à mettre en sûreté, comme un fonds,
une forme d'usure 2
permanente . (É) Au-delà de la guerre et de la
paix règne l'errance
pure et simple, dans laquelle l'usure de l'étant permet
à la mise en ordre de s'assumer elle-même à partir du vide
laissé par l'abandon loin de l'Etre. Changées, ayant perdu leur
essence propre, la «guerre» et la «paix» sont prises dans
l'errance; devenues méconnaissables, aucune différence entre
elles n'apparaissant plus, elles ont disparu dans le déroulement pur et
simple des activités qui, toujours davantage, font les choses faisables.
(É) La guerre est devenue une variété de l'usure de
l'étant, et celle-ci se continue en temps de paix. »3
La pensée de la guerre en vue de la
vérité de l'Etre la découvre comme l'affrontement, en un
même destin, de la grâce et de la ruine. Le néantiser de la
guerre ne provient pas de l'anéantissement de l'ennemi, mais de ce que
le combat en l'Etre cèle la négation. La négation n'est
pas celle de la fureur, ni l'affirmation celle de l'indemne. La négation
se cèle en leur affrontement même (l'affirmation dans le
déploiement de leur essence ?). La guerre n'est pas un agir malfaisant
mais un combat contre la fureur (et contre l'indemne). Ainsi deux
belligérants ne peuvent-ils se constituer indemne ou bien malfaisant,
selon leur point de vue, et ne se destiner à la grâce ou bien
à la ruine qu'abusivement. Dire de l'ennemi que son
idéologie conduit à la ruine, et que la sienne propre conduit
à la grâce, c'est retirer la guerre de la pensée. Aussi
Heidegger ne voit-il dans l'ambition allemande que ce destin en vue de la
grâce et de la ruine - et contre lui l'absence de destin, de combat, de
pensée: l'In-fortune Il ne peut s'agir d'un simple destin de la
grâce, car la simplicité de l'Etre désirant, accorde
également la ruine. Mais l'appel s'étant fait silence,
peut-être son écoute ne devait-elle qu'y con-sacrer le retrait. Le
retrait qui dans la guerre fait rage, c'est l'Amour.
70.A la lumière de l'Amour (3)
Si la pensée conduit au domaine de la ruine et de la
grâce, il est effectivement urgent de prévenir en elle tout
élément d'aventure, c'est-à-dire préserver ce qui
en elle est émerveillement, étonnement, audace et
vérité, mais en lui retirant l'arbitraire néfaste qui voit
le philosophe ignorer tandis qu'il détruit. L'aventure va au-devant du
danger, l'avenant de la vérité. L'aventure est la fascination
pour la grâce ou bien pour la ruine quand l'avenant garde en vue das
Strittige. L'aventure défriche l'épaisse forêt qui la
contraint dans sa progression tandis que l'avenant laisse venir la
clairière dont il écoute la voix blanche4. La
forêt se déplace lentement où s'engage l'éclaircie.
La pensée ne lutte pas pour la lumière telle une plante en son
vouloir-vivre - elle aime
1 Non pas au sens de «moyenne calculée
» mais au sens du milieu du combat (aux deux sens du mots milieu: le lieu
de l'entre-deux).
2Ist die Nutzung eine Vernutzung. Il faut
entendre l' « usure » comme celle d'un vêtement.
3 Essais et Conférences, Dépassement
de la métaphysique, p. 106.
4Lettre sur l'humanisme, §97.
1
dÕun amour réciproque.Elle ne peut «
abandonner le nom dÕ«amour de la sagesse» et devenir sagesse
elle-même sous la forme du savoir absolu. »2 mais, au
contraire, ne conserve de la philosophie que la philia, devenir Amour
chanté. L'Amour lieu du « deux » est à la vue et en vue
du lieu du combat de la fureur et de l'indemne. L'horizon de ce combat est la
ruine et la grâce. A-t-on jamais vu d'idylle sans conflit, morne à
l'ennui? Ne résulte-t-il pas de la lecture de la Lettre sur
l'humanisme le déploiement en son essence de ce qu'il est convenu
d'appeler «Amour» ? La relation (entre l'homme et l'Etre) est
essentiellement une relation amoureuse. N'est-il pas le sein nourricier au
sein duquel pense la pensée, la venue même de lÕEtre ?
L'Amour est la profondeur verticale de la pensée dont l'abysse demeure
éclairci. L'enceinte de cet amour est la finitude de la pensée
qu'elle n'enceint pas : elle est son sein, lÕEtre son
élément.
Ce que Heidegger « nomme alors das Wehen (mot
qui dit le souffle mais qui n'est jamais loin de la souffrance ou du soupir, de
la «spiration» essoufflée ou essoufflante de l'esprit) n'est
que le souffle (Hauch) ou l'aspiration de ce qui unit de la
façon la plus originaire : l'amour. »3
Comment taire la Lettre sur l'humanisme? Ce ne peut
être l'ignorer que de la taire, bien au contraire ; c'est la penser le
plus pleinement. Il ne s'agit pas de méthodes pour la dissimuler
derrières le monticule métaphysique, ni d'une sorte de distance
relativiste à son égard. Nous n'avons pas répondu à
la question: comment faire taire Heidegger ? mais conduit son taire jusque dans
sa lecture. Comment, si nous voulons penser auprès d'elle, à sa
manière, taire ce qu'elle est en tant qu'elle tait ? Non pas : comment
taire ce qu'elle tait? Mais : comment taire l'essentiel silence qui enjoint au
silence? C'est-à-dire: Comment garder ce que la Lettre garde?
Comment taire autant qu'elle ne tait? Comment taire le comment-tu? Seul tait le
dire.
Ce que, dans
l'économie des mots, le comment-taire tait, est ceci :
L'Amour est en vue de la ruine et de la grâce.
Nous demandions ce que tient -avec4 la Lettre sur
l'humanisme, et avons dévoilé l'Amour mgen indique
son essence, de pouvoir (vermgen) 5
que le lorsqu'en qui est ,
il change Liebe 6
de nom (Liebe) . Heidegger a tu le mot mais il emploie
le verbe lieben .
« Sich einer «Sache» oder ein
«Person» in ihrem Wesen annehmen, das heisst: sie lieben » 7 Il
définit ici tant la prise en charge d'une chose ou d'une personne en son
essence par le mot « Amour ». L'Amour est ainsi défini : prise
en charge d'une chose ou d'une personne en son essence. Ce pouvoir de faire
« se déployer» repose en lÕEtre qui « aime la
pensée », mais qu'en retour la pensée aime également.
Toutefois,
1 Il est devenu claire que la pensée qui ne se
conforme pas à son destin est de facto arbitraire,
c'est-à-dire métaphysique. Comment prévenir la
pensée de l'arbitraire : en la remettant dans son élément
en vue de son destin, la grâce et la ruine. La vue de la ruine porte son
dire au domaine de la vérité où l'homme s'abrite. Elle est
arbitraire lorsqu'elle ne vise que la grâce ou bien seulement la ruine
car, se faisant, elle ne vise rien en fait, et elle se prive de destin - de son
élément.
2Lettre sur l'humanisme, § 101.
3 Jacques Derrida, De l'esprit, Heidegger et la
question, p. 123.
4 Tenir-avec : con-tenir.
5Lettre sur l'humanisme, §3.
6 Peut-être est-ce parce que le jeu de mot entre
mgen et vermgen n'était plus visible.
7Lettre sur l'humanisme, §3.
l'amour de la pensée pour lÕEtre n'est pas de
même nature car la pensée ne peut pas lÕEtre. Elle ne peut
aimer que sa vérité. Son amour nourrit le destin de la
vérité de lÕEtre. L'Amour de lÕEtre et de la
pensée vivent un destin commun, destin qu'unit la relation de l'homme
à lÕEtre et de lÕEtre à l'essence de l'homme rendue
réciproque par le déploiement de la pensée dans la
plénitude de son essence. Cet Amour est le destin par excellence,
c'est-à-dire qu'il excelle lorsqu'il est en vue de la ruine et de la
grâce. La revendication conduit la vérité de lÕEtre
et l'essence de l'homme au sein d'une pensée destinée. Un
proverbe1 dit, pour sauver les ménages d'écueils trop
évidents et pour épargner les conjoints de tourmentes inutiles,
que l'amour, «c'est regarder ensemble dans la même direction.»
Cet adage est, plus que jamais, opportun. L'Amour de lÕEtre et de la
pensée, ou bien de la vérité de lÕEtre et de
l'homme, regarde vers son destin: le domaine où l'indemne se lève
dans la grâce, la fureur s'élance dans la ruine. Telle est
l'essence de l'Amour. «LÕEtre accorde »2 la ruine
et la grâce (à la fureur et à l'indemne) pour autant qu'il
s'engage, qu'il désire, qu'il aime. Cet accorder est dans l'Amour. De
même, «la pensée conduit» lÕek-sistence à
la ruine et à la grâce pour autant que la pensée aime la
vérité. Cet agir est dans l'Amour. L'accorder et l'agir se
rejoignent dans l'Amour qui est en vue de la ruine et de la grâce.
« Toute efficience repose dans lÕEtre et de
là va à l'étant. » 3 L'efficience est l'agir de
l'Amour, ce comment l'Amour déploie son essence, c'est-à-dire
qu'elle repose dans lÕEtre, et va dans l'étant qui se voit
conféré cette force de l'Amour. Si lÕEtre est l'aimant
tranquille, l'homme l'est moins - moins aimant, moins tranquille. Sa
«folie » réside là précisément. A lire
Heidegger, lÕon pourrait penser que s'établit une sorte de
proportionnalité entre l'Amour et le silence, le calme, la retenue.
L'Amour de l'homme est certes moins « gratuit » que celui de
lÕEtre, puisqu'il n'est pas le ressac perpétuel, ce qui sans
cesse se retire. Le premier est efficient tandis que celui de lÕEtre est
tranquille. Le premier est finitude, le second pouvoir. Le premier s'ignore, le
second se retire. Cet Amour est-il une tragédie? Le jeu qu'il porte au
mot une comédie? En retour de l'inconstance, l'homme reçoit
l'efficience. C'est une belle proposition qu'il ne s'agirait pas de
refuserÉCÕest la force de l'Amour de lÕEtre qui
donne à l'homme lÕefficience dont il a aujourd'hui tant
besoin. La plus grande pensée que réclame notre temps est la
pensée de l'Amour. La pensée déployée est un agir
qui trouve sa noble dignité dans l'Amour. L'Amour rend l'être
aimé efficient, être qui, en retour de cet Amour, agit-au-monde et
pense-aimant.
L'humanisme, en tant qu'amour de l'homme, échoue
à penser l'amour et l'homme, et se fonde sur un préjugé
erroné de la philosophie qui veut que l'amour de l'homme le conduise
à la grâce (uniquement). Il nÕy parvient pas, du moins pas
autant que la vue-ensemble de la ruine et de la grâce qui place la
pensée de l'homme sur l'horizon de son destin. L'Amour, dont le besoin
se fait si urgent en 1946, n'advient que lorsque la pensée est remise
dans son élément. La relation d'une chose à son
élément est Amour. Comment, dès lors, espérer
que l'homme déconfit face front un jour au vide où il se perd,
délaissé et sans amour, avant que ne soit pensé
lÕélément,
1 La force dÕun proverbe ou dÕun adage
vient de l'adhésion par le « on» qu'il a suscitée,
adhésion qui supporte à point nommé le
développement de notre idée.
2Lettre sur l'humanisme, §88.
3Lettre sur l'humanisme, §1.
avant que ne soit pensée la pro-venance
(Her-kunft), avant que ne soit expérimentée la patrie,
c'est-à-dire la vérité de lÕEtre?
A ce d'où la pensée provient, sous-vient
l'Amour.
L'Amour est la pro-venance archi-essentielle de toute chose.
L'Amour survient: mais à la pro-venance, il sous-vient en tant qu'il est
par excellence ce qui vient. Là se rassemble le souvenir de tout le
mémorial. L'Amour se «sous-vient» à ce qui vient,
l'indemne et la fureur. La «sous »-tenance de l'Amour donne au destin
l'assise de son histoire. Peut-être avons-nous touché à ce
que Jean-Luc Marion tente lorsqu'il place la donation avant « toute autre
chose », avant lÕEtre même. Mais cela ne regarde pas la
Lettre sur l'humanisme. Ce qu'elle dit, ou plutôt, ce qu'elle
tait, c'est la survenance de l'Amour, venance qui sur-destine ce qui est dans
le destin de la pensée souvenir. L'Amour est
venir-à-ce-avec-quoi-nous-sommes-en-relation. La relation est donc, en
toute rigueur, première à l'Amour. Une
«phénoménologie sans l'être » n'est donc pas
envisageable. Mais la relation déploie son essence
d'être-à-deux dans l'Amour. Il devient le pré-essentiel
à la relation de l'homme à lÕEtre et de lÕEtre
à l'homme. Cela seul peut - sortir l'homme de l'impasse - cela
seul
est Amour. On ne peut pas l'Amour, l'Amour est
pouvoir1. L'Amour n'est pas un produit créé de
l'homme: attendre qu'il surgisse au détour d'une révolte (mai 68,
par exemple), d'une terre sécularisée (Utopia, par
exemple), d'une politique solidaire (le communisme, par exemple), ou bien d'une
entreprise humanitaire, qu'il résulte, en somme, dÕun agir
humain, c'est se fourvoyer radicalement. LÕon ne manufacture pas
l'Amour. Il n'est pas non plus un comportement humain. Le danger qui guette son
avènement, c'est précisément lÕacharnement
impatient des hommes à son endroit. Aussi, Heidegger
prépare-t-il l'Amour au temps de la détresse. Il faut aimer, mais
non point servilement. A la vue de l'aube de la fureur et de l'indemne, cet
Amour courtoisement perdure. Le retour poétique à ce qui
a lieu2, c'est-à-dire à ce qui connaît
son site (sacré), est un retour3 à
l'Amour4.
1 En témoigne ce qui en est
généralement dit, et qui pressent ce qui vient d'être
porté au langage: le pouvoir de lÕAmour nÕa pas de bornes,
il permet tout, il est le dépassement des valeurs. Aussi, le
meurtre passionnel que commet une personne raisonnable et d'ordinaire
mesurée est-il rapidement « compris ». Le commandement divin:
«Tu ne tueras point » nÕa pas de valeur devant l'urgence de la
jalousie, la mort obligée du rival. L'Amour est toute-puissance
mégalomane qui constitue un monde suivant d'autres fondements que ceux
du « commun des mortels ». Il étend son empire sur d'autres
horizons que cet Amour seul voit - le domaine des Immortels.
2 «Avoir-lieu » peut
se dire aussi
«prendre-à-sa-charge-le-là»; avoir, posséder,
aimer - le lieu, le site, le là, l'éclaircie de la
vérité de lÕEtre. Avoir-lieu et aimer -le-là sont
une seule et même chose.
3 Avant de penser « le retour aux choses
mêmes », il faut encore avoir pensé le « retour»
qui, dans cette Lettre, est porté au langage pour la
première fois. Le retour est la croisée des chemins ; nous sommes
arrivés, à l'issu de ce travail, à la croisée de
l'Amour et de son destin dans l'espoir d'avoir commencé d'entreprendre
le Retour. Il est vrai que nous avons dit beaucoup de choses déjà
largement répandues, mais c'est là chose naturelle car le retour
se fait à pied: sur le chemin, des pas. Les chemins sont nombreux, mais
nous avons cherché les empruntes quÕa laissées Heidegger
vers la croisée. Nous ne sommes ni les premiers, ni les derniers
à sÕy aventurer. Après cette longue marche, c'est
satisfait que lÕon peut enfin se reposer dans cette H·tte
à la croisée de l'Amour et du destin, à l'orée
d'une épaisse forêt dont émane une chaleur
crépusculaire.
4L'essence de l'Amour serait: ce qui rassemble, ce
qui embrasse (d'une part l'étreinte de l'homme et de l 'Etre, et d'autre
part ce qui du regard embrasse le destin de ses amants, la ruine et la
grâce).
1
Deux amants se sont aimés à l'aube de la fureur
et de la grâce.
1 La forme du passé composé « se
sont aimés» indique la possibilité d'un retour à la
présence, indication qu'un présent simple aurait méconnue.
Le retour n'est toutefois pas retour réactionnaire au passé (ce
que pourrait laisser entendre le passé composé) car la nostalgie
en en vue du destin propre et à venir. Cette phrase sur laquelle nous
terminons notre travail est, nous l'espérons, conforme au souhait de
Heidegger : «Il faut que le dernier mot de ce poème retourne au
sacré. » Nous n'avons pas écrit de poème et
n'espérons pas même porter cette phrase au domaine du sacré
; mais elle indique certainement scolairement le sacré.
CONCLUSION
Avons-nous réussi à dire quelque chose? Rien
n'est moins sûr. Mais peut-être avons-nous mis en
sûreté quelque pensée heideggérienne. L'heur de la
pensée n'est pas de con-vaincre car elle n'a pas d'ennemi à
vaincre: il est de se disposer auprès de l'ami. Nul vainqueur ne sort du
combat dont elle a la vue. Certainement, la question que la lecture de la
Lettre sur l'humanisme formulait au commencement de notre entreprise
n'a-t-elle réussi à se formuler. Nous sommes restés vagues
sur nombre de points, mais il demeure toutefois quelque chose
d'à-propos, nous le souhaitons, dans ce qui a été
présenté : que le destin de la pensée n'est pas limpide,
mais lucide. Il est en vérité limbes. Ce mot,
limbes, est-il pluriel? La ruine et la grâce, si elles sont
« deux », ne le sont pas. La difficile simplicité que
découvre le pensée et qui dé-couvre (entdecken)
la pensée ne peut être portée au langage que par un
mot seul: l'Amour. Il est ce qui cèle et décèle la ruine
et la grâce, essences du malfaisant et de l'indemne.
Nul ne sort indemne de la guerre car elle a situé
l'homme sur le chemin de son destin. Tout regarde l'indemne et la fureur, il
n'y a ni vainqueur ni de vaincu. Ce qui est en cette guerre, plus qu'en tout
autre temps, sur-venu, c'est la nature simple de l'Amour à deux. Rien
n'est plus indemne car tout est malfaisant. De même, rien n'est
proprement malfaisant sans que l'indemne ne s'y agite. Le «traumatisme
», c'est la découverte de l'être-ensemble de la ruine et de
la grâce. La fureur n'est plus le scandale de la guerre, le ressentiment
toujours nourri dans la conviction de son droit propre : la fureur est dans
l'Etre qui nous destine - et pas seulement en vue de la ruine, mais de la
grâce aussi. L'avènement de la paix n'est pas celui de la
grâce de civilisations libérées - y demeure encore ce que
nulle paix et que nul conflit ne sont encore à même de penser: la
grâce et la ruine. Leur vue est dans l'Amour qui, de temps de guerre ou
de paix, sur-vient par-delà toute détermination politique de ce
qui se donne comme situation. L'Amour, c'est-à-dire la relation
de l'homme à l'Etre et de l'Etre à l'homme, ne détermine
nullement ses « amants » mais confère la venance. Elle est
pure conférence. A cela s'oppose, bien évidemment,
l'inférence logique, navrante affliction devant la conférence. Ce
pour quoi une chose aime son élément, et l'élément
cette chose, c'est l'exaltation de la Joie. Le bonheur de contempler l'homme
cultiver son jardin (Platon) et celui d'être chez soi sont, pour l'homme,
cet Amour heureux. Car il s'agit bien, au fond, de laisser-être
l'élément naturel:
Hebel, L'ami de la maison.1
Les forêts s'étendent Les torrents
s'élancent Les rochers durent La pluie ruisselle
Les campagnes sont en attente Les sources
jaillissent
1 Q. III, p. 43.
Les vents remplissent l'espace La pensée heureuse
trouve sa voie.
Quelle est la voie de la pensée heureuse de Heidegger,
1946? Celle de l'Amour de l'Etre qui, déjà, nous aime.
L'humanisme fait figure de ridicule dès lors que la pensée
heureuse trouve sa voie. A-t-elle encore besoin de l'humanisme ?
L'humanisme ? Pourquoi pas : mais pourquoi neÉ pas? L'heur de
l'homme est dans la claire- vue du destin de la ruine et de la grâce. Il
est temps désormais d'écrire: Destin. Il prévient l'homme
de l'Infortune en le jetant dans l'humble Pauvreté. Son Destin est sa
Fortune. L'Amour y est décrit comme le résignement à
la ruine et la grâce. Si dans ses amours mondains l'homme se sent
comme le berger d'une femme, s'il y découvre son destin, s'il veut
abusivement s'approprier et rapporter à l'étant
l'Ereignis appropriante, si son impératif est de vouloir-vivre
de l'espèce, la perpétuation de soi par soi, et s'il ne doit
avant tout vivre pour lui même seulement, au profit des avancées
technicosociales de son gouvernement, alors doit-il tout de même
ap-prendre en premier lieu ce qu'est l'Amour dont il appelle
ainsi la voix, véhément. A cet appel de la voix, ne
répondra que celle, ténue, de la voie. L'Etre (la voix) et
l'Amour (la voie) sont en vue cependant lorsqu'est pris en charge le
Destin. Cette prise en charge est divine - dans le sens
où le dieu est ce qui destine l'existence, et dans le sens aussi de la
décharge de l'homme - dont les pieds sont dans l'étant, mais dont
les épaules, qui supportent, comme Sisyphe, le poids du monde, sont dans
l'Etre. Nous ne sommes pas sur le point de faire une énième
reprise du mythe de Sisyphe, mais il retourne en lui de ce dont l'étant
n'est pas la mesure: le sacré. L'Amour-le-demi-dieu est le milieu
même de la médiation de l'homme à l'Etre; il place l'homme
sur un autre plan, celui désormais clair, du sacré. La
poésie est le don de son site et de ce qui, pour l'homme, constitue le
monde. Aussi la mort et la joie, l'immaculé et le sang, la
vérité et l'égarement, le mâle et la femelle, ne
seront-ils plus vécus qu'autrement. Quelle est cette vie
promise qui miroite doucereusement derrière le destin de la
pensée et devant l'affliction de l'homme, ni la grâce ni la ruine
ne le disent. Le plus curieux, c'est qu'elles ne le taisent pas non plus :
l'Amour n'est pas dans la maison de l'Etre mais enjoint l'homme et l'Etre
«à la maison ». L'Amour est par-delà le dire et le
taire, et c'est en cela que son accession au «mot» est impossible, sa
dépravation hors-de-question. C'est également pour cette
raison qu'il n'est jamais «tenté » par Heidegger: il n'est pas
ce qui demeure à tout jamais à-penser,
c'est-à-dire à-dire. Mais quelle étrangeté
s'offre à notre regard: l'Amour n'est pas ce qui demeure
à-penser, c'est-à-dire à-dire? Une telle
proposition est, à tous égards, ce qui dans la Lettre sur
l'humanisme, reste à tout jamais à-penser.
Là, dans ce «jamais »-là, réside
l'énigme de l'Etre et du Rien que notre commentaire à
tenté d'approcher sur les traces de Heidegger.
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Beaufret, F. Fédier, J. Hervier, J. Lauxerois, R. Munier, A.
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NOTES:
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