II.6.3. Le principe de la
publicité
Eclairer sous un jour nouveau le sens de la modernité
politique, telle était en effet déjà la perspective dans
laquelle Habermas avait écrit son premier essai, L'Espace
public. Il y entreprend de relire l'histoire moderne des
sociétés occidentales à la lumière de
l'évolution de la « communication politique »
pratiquée par les citoyens d'un même Etat. L'histoire sociale et
politique se comprendrait alors comme celle des changements qui
affectèrent la structure de « l'espace public
bourgeois ».
Habermas reprend dans un premier temps l'opposition entre
domaine privé et domaine public, opposition qu'il
emprunte directement à l'antiquité grecque (et donc à une
grande partie de la tradition de la philosophie politique). La sphère de
la polis, chose commune (koinê) à tous les
citoyens libres était strictement séparée de la
sphère de l'oïkos qui était propre à chaque
individu. Cependant, c'est justement le dépassement de cette alternative
privé/public que met en évidence l'évolution des
structures socio-politiques modernes. En effet, le regard de Habermas se porte,
au-delà de ces deux domaines, sur l'apparition d'un troisième
terme, « la sphère publique bourgeoise » ou
publicité [Öffentlichkeit]. Cette dénomination
recouvre en fait une « société civile » qui,
composée d'agents individuels, est révélée par
« l'opinion publique » : « la sphère
des personnes privées rassemblées en un public ».
Décrivant le jeu qui dans une société libère ou
réprime la communication, Habermas traite ainsi l'opinion publique comme
une véritable catégorie historique ; par elle, la
sphère publique nouvelle s'autonomise d'une part du pouvoir
exécutif centralisé et étatique, d'autre part de la
sphère privée de l'économie domestique : l'opposition
privé-public se trouve bel et bien dépassée. En fait,
Habermas réactive ainsi en un sens la dénonciation, commune
à toute une partie de la tradition marxiste, de l'illusion qui consiste
à définir l'Etat comme secteur « public ». En
effet, chez Marx, l'Etat doit, au moins dans un premier temps, être
analysé comme coupé de la société civile pour
laquelle il n'est ni un reflet, ni un élément neutre censé
promouvoir l'intérêt général, mais bien plutôt
comme la « machine » organisant la domination d'une classe
sur une autre, l'organe assurant les conditions de la reproduction des rapports
d'exploitation.
Cependant, il convient de souligner ici que
chez Marx l'appréhension ou la critique de l'Etat est loin d'être
toujours aussi claire ; en particulier, on peut distinguer une très
nette évolution sur la question de la prise de pouvoir : le
prolétariat doit-il s'emparer de l'appareil d'Etat et l'utiliser
à son tour comme instrument de domination ou bien doit-il le transformer
ou bien encore le laisser « s'éteindre » ? Quoi
qu'il en soit, c'est bien l'identification de l'Etat comme organisation
résolument extérieure à la société que
Habermas cherche à exploiter ; mais aux yeux de Habermas, le
problème majeur de l'analyse marxiste, réside justement dans son
explicitation de cet autre de l'Etat qui est la « sphère
publique » : Marx ne peut selon lui l'envisager que dépourvue
de tout caractère politique. La conception libérale d'une
sphère publique politiquement orientée trouve sa formulation
socialiste dans l'idée d'une dissolution du pouvoir politique en pouvoir
public. A la suite d'une citation de Saint-Simon, Engels l'a exprimée
dans cette formule connue : « la domination sur les personnes doit
céder la place à l'administration des choses et à la
gestion des moyens de production ». Ce n'est pas l'autorité en
tant que telle qui doit disparaître, mais la domination de nature
politique ; les fonctions publiques traditionnelles et celles qui se sont
nouvellement créées transforment leur caractère politique
en caractère administratif.
Clairement, Habermas reproche à la tradition marxiste
de ne pouvoir envisager la sphère publique qu'une fois accomplie la
« destruction de l'appareil d'Etat bureaucratique ». Mais
celle-ci aurait alors déjà perdu tout caractère politique,
elle ne serait déjà plus critique. Cette confrontation montre
ainsi où se situe l'originalité de la lecture habermassienne :
plus qu'un troisième terme qui, selon un modèle très
dialectique, dépasserait en l'anéantissant l'alternative domaine
privé/domaine étatique, l'espace public est une instance qui
(idéalement certes) ne prend place que suspendue entre les deux
sphères originelles dont elle est la critique ; elle se dote là
d'une réelle fonction politique : soumettre au contrôle d'un
public faisant un usage critique de sa raison des états de choses rendus
publics. Ainsi donc, c'est exactement face au pouvoir [entendu comme pouvoir
central ou comme pouvoir étatique] et comme son pendant que se forme la
société bourgeoise, que s'instaure l'espace public. Cependant,
dans l'esprit de Habermas, loin d'en constituer la cause première, cette
remise en cause de la domination du pouvoir exécutif d'Etat n'en est
qu'un effet. Ce n'est pas le politique qui est ici premier : l'anti-pouvoir que
représente la nouvelle publicité est certes une manifestation de
l'émancipation mais elle n'est en rien son fondement.
A dire vrai, celui-ci est double : son origine est
économique, le coeur de son développement est communicationnel.
En effet, c'est la transformation de la structure économique qui
consacre l'anéantissement des anciennes structures de pouvoir et, donc,
des anciens rapports sociaux. Dans ce sens, le développement de
l'économie d'échange comporte une double conséquence
politique : il abolit dans un premier temps l'opposition mécanique
entre l'échelle de l'individu-citoyen et l'échelle de l'Etat
centralisé, et il génère de ce fait dans un second temps
de nouveaux types de relations sociales et de rapports politiques.
« L'opinion publique » apparaît ainsi comme un
troisième terme, constitutif d'un nouvel espace politique hors de la
maisonnée et se tenant face à l'Etat : la nouvelle
société civile. Habermas la définit comme
procédant d'une discussion sur des affaires d'intérêt
général entre des individus privés ; les citoyens
cessent en partie d'être conçus comme des entités
atomisées pour devenir une réalité tierce : « un
public faisant usage de sa raison pour exercer sa propre critique »,
qui s'est autonomisé à la fois par rapport à l'Etat
centralisateur et aux intérêts particuliers agrégés.
Ici se trouve le coeur de la vision historique de Habermas : l'opinion publique
apparaît et se manifeste d'abord à l'occasion de l'extension et du
développement d'activités économiques
d'intérêt général, mais l'essentiel est qu'elle
s'est ouvert un lieu politique où il est possible de prendre la parole,
de se réunir ou d'engager une discussion publiquement. La communication
et l'interaction, sources et moteurs de ce nouveau pôle critique, sont
l'objectivation sociale et politique des transformations économiques des
temps modernes.
Ce chapitre nous a fait passer de la domination à
l'émancipation par la rationalité communicationnelle. La
rationalité est pour Habermas, un « potentiel » qui
donne son sens à l'émancipation comme une rationalisation
à accomplir. La rationalisation signifie là, l'élimination
des rapports de domination qui sont intégrés de façon
inaperçue au sein des structures de communication et qui empêchent
la gestion consciente des conflits et un règlement consensuel de ces
conflits en mettant des obstacles à la communication. La rationalisation
signifie, que sont dépassées les formes de communication
systématiquement déformée, dans le cadre desquelles n'est
maintenu qu'en apparence le consensus porteur de l'action relatif aux exigences
de validité. En définitive, l'attention et la recherche ont
porté avant tout, sur l'élaboration et surtout la
légitimation de ce système ou de ce nouveau paradigme - la
rationalité et l'agir communicationnels -. Ce n'est qu'au sein de
celui-ci et à travers lui, qu'il sera possible d'envisager un pas vers
l'Etat de droit.
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