II.3.2. L'intérêt de
la connaissance « émancipatoire »
« Une critique radicale de la connaissance n'est
possible que sous la forme d'une théorie de la
société ». Par ce point de départ, qui est en
même temps une thèse à conquérir, Habermas reprend
un des principes fondateurs de l'Ecole de Francfort ; le prétexte et la
fin de ce programme épistémologique se déclinent selon
deux plans : d'une part, une vive critique du positivisme, d'autre part,
une réactivation de l'idée kantienne d'une théorie de
la connaissance.
Cependant, la clef de cette nouvelle entreprise se trouve dans
la réappropriation d'une autre source : la psychanalyse. En effet, sur
un mode qu'il rapproche de la cure analytique et de la critique du sens chez
Freud, Habermas introduit le concept d'autoréflexion
[Selbstreflexion] ; celui-ci caractérise une activité
cognitive dont le sens et la signification supposent, au préalable, une
réflexion nécessaire du sujet sur lui-même. Habermas
rapporte ainsi l'autoréflexion au paradigme de la communication : elle
est une communication idéale du sujet avec lui-même ;
l'aliénation est alors représentée comme une perte de
communication avec soi du sujet, tandis que l'émancipation qui doit l'en
extraire est cette conquête que l'autoréflexion entreprend dans un
mouvement de libération de la communication. Le modèle est donc
celui d'une transparence communicationnelle posée comme un idéal
nécessaire, comme un horizon d'attente dont l'enjeu réside dans
un processus de pratique cognitive : c'est ainsi qu'il faut comprendre le sens
de cette « théorie de la connaissance comme théorie de
la société ».
Toute activité scientifique, toute forme de savoir se
lit ainsi comme une production de sens dont il faut évaluer la
portée et la validité. Or, pour Habermas, c'est au travers de
cette détermination subjective qui habite la pratique de l'homme de
science que tout se joue : c'est ce qu'il appelle
l'intérêt, c'est-à-dire la condition à
laquelle on peut lier les productions scientifiques aveugles à la
perspective de l'évolution sociale. Dans un premier temps, apparaissent
alors deux intérêts : l'intérêt technique, ou le fait
de disposer techniquement des choses, et l'intérêt pratique, ou le
fait de maintenir l'intersubjectivité d'une compréhension entre
individus.
Ainsi Habermas peut affirmer que l'intérêt
commande la connaissance, c'est-à-dire qu'il définit et fixe seul
les conditions de l'objectivité possible de cette connaissance.
L'intérêt de connaissance
« émancipatoire » - pour la suppression de la
domination - commanderait le point de vue de la « critique
idéologique ». Or, par rapport à cette hypothèse
d'une connaissance fondamentalement intéressée, la
question toujours sous-jacente serait alors pour nous la suivante :
« comment le politique doit-il être
conçu ? », mais aussi : « que doit-il en
être réellement du politique ? ». C'est à
travers une telle interrogation que l'exigence du
« philosophe » ne ferait plus qu'une avec celle du
« citoyen ». L'exigence normative sous-tend alors la
réflexion d'une phénoménologie du politique qui devra en
parcourir les différentes approches cognitives, du point de vue de
leur aptitude à satisfaire cette exigence : notre
questionnement est un questionnement intéressé. Mais encore, ne
faudrait-il pas qu'en conséquence de ce qu'elle est, une telle exigence
puisse prétendre, au-delà de la certitude, à la forme
universelle de la vérité ? Elle devra dans ces conditions
requérir la procédure de la rationalité : là
même où il ne serait question que de théorie politique, la
recherche d'une validité universelle pour l'intérêt qui
pratiquement oriente cette connaissance implique encore la
référence à la rationalité
communicationnelle, principe de toute démocratie.
Le devenir-idéologique de la connaissance signifie
à chaque fois l'oubli de la méthode propre et le mépris
des autres méthodes. Il peut s'analyser comme une perte de
communication avec soi-même et avec autrui - ce qui fausse la
connaissance à laquelle peuvent par ailleurs légitimement
prétendre les différentes approches du politique. C'est pourquoi
il conviendrait de restituer à celles-ci leur
« droit » en les assignant à l'intérieur de
leurs limites respectives de compétence. Par là, la
rationalité communicationnelle doit être
présupposée à cet exercice pour ainsi dire
« juridictionnel » de la critique. Ce point de vue est
celui que Habermas prétend dégager à partir de sa
pragmatique universelle : c'est le point de vue d'une
« situation idéale de parole » et de communication,
où pourrait s'établir la reconnaissance fondée des
prétentions émises à la validité. C'est alors que
ce point de vue de la pragmatique universelle donnerait véritablement
accès à l'idée d'une légitimité
démocratique.
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