0. INTRODUCTION GENERALE
Pourquoi réfléchir aujourd'hui sur l'Etat de
droit ? Ne s'agit-il pas d'une notion suffisamment claire et bien
établie ? Il nous semble qu'il importe au plus haut point de savoir
comment on peut se représenter qu'une société, aujourd'hui
encore, agisse sur elle-même de façon démocratique. Sans
doute, le noyau de l'Etat de droit est-il tout à fait clair. Rousseau
l'avait déjà formulé nettement : la vie politique
commune doit être organisée de telle sorte que les destinataires
du droit en vigueur puissent être en même temps comme ses auteurs.
C'est bien sur cette notion que se fonde l'Etat constitutionnel moderne. Cet
Etat se définit, à ses propres yeux, comme une association
volontaire de citoyens libres et égaux qui veulent régler leur
vie en commun de façon légitime et recourant, pour ce faire, au
droit positif.
La question qui s'impose à nous aujourd'hui est de
savoir si l'idée d'un Etat de droit n'est pas nécessairement
tenue en échec par la complexité des sociétés, par
la domination. Dans plusieurs coins du monde, en effet, il existe des tensions
sociales persistantes qui bloquent le progrès, donnant naissance
à des troubles politiques et à des conflits armés. La
violation continuelle des droits fondamentaux de l'homme, avec toutes les
conséquences qui en découlent, est devenue monnaie courante. La
paix est confondue avec une unanimité ou une tranquillité
imposée par la force, assurant le maintien au pouvoir d'un groupe
d'hommes au détriment des populations. Il devient impossible aux
citoyens, en de telles situations, de participer à la vie publique ou de
rendre opérant le poids de leur opinion collective. Le manque de
reconnaissance à la fois de l'individu et de la communauté, et de
leurs exigences réciproques, produit la guerre et ses
conséquences. Il existe de fait, dans plusieurs pays du monde, une crise
de légitimité des gouvernants aux yeux des citoyens qui se
demandent à quoi sert l'Etat. La domination règne et questionne.
C'est cela le fait majeur de la réalité économique et
sociale dans laquelle la philosophie, investie d'une valeur nouvelle, puise sa
substance.
Pour Habermas, comme pour Marx et Weber, la domination est un
fait politique central. Toute appréhension du politique doit d'une
façon ou d'une autre faire un détour par elle. On peut ainsi
dès à présent avancer une hypothèse de
travail : analyser la conception de la domination chez Habermas, pourrait
bien devenir en fait une élucidation de ce qui constitue le coeur de sa
philosophie. En effet, à se vouloir ou même à se penser
nécessairement comme critique, celle-ci est d'abord et avant tout,
pensée de la domination. La domination consiste en ce que certains
individus agissent au nom de la collectivité en prenant des
décisions de nature à influer sur elle, si bien que leur
volonté ou leurs intérêts supplantent la volonté
collective et les intérêts véritables de cette
collectivité. La critique donne alors toute sa mesure. Penser la
domination sera en même temps penser l'émancipation,
c'est-à-dire établir les voies qui peuvent permettre de
l'éradiquer. Et c'est dans la communication rationnelle que Jürgen
Habermas situe cette émancipation.
Pour Habermas, c'est la rationalité communicationnelle
qui favorise l'intersubjectivité et permet de créer le lien
social. La raison communicationnelle implique une conception procédurale
de la rationalité qui s'oppose à une conception substantielle et
monologique de cette même rationalité. Elle est d'abord
« la disposition dont font preuve les sujets capables de parler et
d'agir à acquérir et à appliquer un savoir
faillible ». Cette acquisition et application d'un savoir ne se fait
pas de manière monologique mais dialogique, sa validité repose
sur une reconnaissance intersubjective1(*).
Autrement dit, la validité d'une assertion, qu'elle
soit du type cognitif ou normatif, ou encore expressif, ne peut reposer en
dernière instance sur un sujet isolé, sur une conscience de soi
qui trouverait en elle-même la certitude de ses prétentions
à la validité ou à la vérité de ses
connaissances, mais sur l'accord intersubjectif, accord qui est donc une
condition nécessaire pour pouvoir prétendre à la
validité d'une assertion, qu'elle soit de type cognitif, normatif, ou
expressif2(*). C'est
pourquoi la rationalité est procédurale, c'est-à-dire
qu'elle est à la fois faillible et perfectible, car elle est toujours
susceptible d'être améliorée grâce à une
discussion argumentée. C'est la force des meilleurs arguments qui permet
de réaliser l'entente entre les participants. Toute entente possible
doit être médiatisée par cette force logique des arguments,
car une entente ne peut pas être immédiate. Cette conception
procédurale de la rationalité sert « à
reconstruire une intersubjectivité intacte qui rende possible l'accord
libre de contrainte entre les individus ainsi que l'identité des
individus s'accordant librement avec eux-mêmes ». Les
prétentions à la validité d'un argument doivent pouvoir
être corroborées par la description idéale,
l'acceptabilité morale et l'authenticité des opinions et
convictions. Cette conception de l'agir communicationnel présuppose une
situation discursive idéale, puisqu'elle repose sur un accord
intersubjectif, accord qui est plutôt de l'ordre de l'idéal
régulateur que de la réalité sociologique. Cependant, une
telle conception de la rationalité peut être utile afin d'encadrer
toute discussion qui prétend offrir des prétentions à la
validité des arguments utilisés pour défendre ou
réfuter telle ou telle position concernant des problèmes
cognitifs, normatifs ou expressifs.
Si la domination est le point de départ, l'objet
effectif de l'analyse sera donc bien le politique et, avec lui, en particulier,
l'Etat de droit : un Etat qui n'a pas de substantialité, ni comme
donnée ni comme idée ; un Etat qui se résorbe dans
les processus démocratiques qui, seuls, assurent son caractère
simultanément juridique et démocratique. Cet Etat, Habermas nous
invite à le considérer comme un projet, comme un engagement que
prennent les citoyens modernes. Dans la perspective mise en avant par Habermas,
le « respect réciproque des droits et des devoirs se fonde
(...) sur des rapports de reconnaissance symétrique ». Cette
reconnaissance symétrique n'est autre que l'intersubjectivité
formée par le processus démocratique et pouvant être
retrouvée par les sujets de droits dans leur expérience du droit.
L'Etat de droit repose, en conséquence, sur l'intersubjectivité
mise en scène aussi bien par la communication que par le processus
démocratique.
L'Etat de droit n'est simplement pas un Etat de domination, de
contrainte, comme l'avait préconisé Max Weber. Habermas arrive
plutôt à la conclusion opposée à celle de Weber.
Là où Weber croit au droit comme à une domination,
soutenant ainsi une conception positiviste du droit s'excluant de toute
question de légitimité, Habermas fusionne les notions de
légitimité et de légalité, symbolisées par
le paradigme démocratique de l'autolégislation, avec le processus
démocratique devant se situer au coeur même de l'Etat moderne. Il
en découle que l'Etat ne peut être légitime ou légal
que dans la mesure où il respecte le processus démocratique.
C'est comme tel qu'il peut devenir le lieu où les sujets de droit
s'impliquent dans le projet de droit démocratique, formant des
mouvements sociaux et s'engageant dans des luttes politiques, pour assurer la
prise en compte de leurs préoccupations. C'est donc par sa dimension
profondément politique que nous nous proposons d'étudier la
pensée critique de Habermas.
Etat de droit et domination : les deux termes pris chacun
séparément possèdent un sens que leur union tend quelque
peu à transformer. Face au fait de la domination, l'Etat de droit
désigne la matérialisation nécessaire de l'exercice
politique, le fait que la décision est nécessairement dans toute
communauté aux mains d'un représentant qui, même s'il en
est le représentant fidèle, possède ce statut particulier
de vecteur, de détenteur du pouvoir. La domination prend alors
ici une teinte négative, elle serait dans un sens moderne l'usage
perverti de ce que désignait le pouvoir : l'absence de
neutralité et de légitimité de l'exercice de ce dernier.
Elle devient un enjeu double. Pour les uns, il s'agit de la rendre
malgré tout légitime dans le cadre d'un ordre
nécessaire à une communauté pacifiée ; pour
les autres, elle est ce dont il faut purifier le politique afin de le rendre
à nouveau transparent à lui-même. Mais dans un premier
temps, au moins, la critique ne peut ici trancher directement :
cette alternative est d'ordre pratique, elle relève d'un choix que la
critique ne peut assumer sans remettre en cause sa propre validité.
Pourtant, c'est exactement sur cette aporie que se construit
le projet critique de Jürgen Habermas, et donc que s'organisera notre
randonnée philosophique : la domination comme fait politique
provoque un intérêt pour l'émancipation qu'il faut fonder
autrement que par un choix ou que par une référence à des
valeurs ; or, si c'est vers un idéal de communication
intersubjective que Habermas entend se tourner, c'est à l'aune de son
articulation avec ce Etat de droit qu'il prétend fonder, que pourra
s'évaluer la validité critique de cet idéal. Une nouvelle
vision de la politique pourra alors s'établir, une politique
résolument partagée entre sa dimension stratégique
négative et sa dimension « communicationnelle »
libératrice. Mais comment procéder ?
Pour répondre à ces préoccupations, nous
procéderons par un cheminement tripartite. Dans le premier chapitre tout
comme dans les deux autres qui suivent, nous tâcherons, grâce aux
approches socio-politiques et historico-philosophiques, de clarifier le concept
de domination qui, chez Habermas dérive directement de la
réappropriation d'une tradition multiple. Il sera question d'assumer, en
quelque sorte, la critique de la modernité politique et sociale,
inaugurée par Karl Max et Max Weber. De ces deux maîtres, Habermas
réaffirmera la dénonciation critique de la domination comme fait
historico-politique, tout en prenant ses distances vis-à-vis de la
condamnation radicale de la modernité que celle-ci a pu induire. Avec
Marcuse, le débat se précisera. Ce dernier dénonce cette
domination générée par la raison instrumentale. Devant une
critique aussi radicale, Habermas affirmera que la domination comme fait
politique relève d'une dimension pratique que l'on ne peut
réduire à la rationalité technique. La logique du travail
qui illustre la relation à la nature et la logique de l'interaction des
relations entre les hommes ne se limitent pas au fait de la domination, mais
sont aussi régis par la rationalité communicationnelle.
Pour dépasser le fait de la domination, le cheminement
rationnel qu'impose la rédaction de ce travail scientifique nous
conduira à approfondir la théorie de la rationalité
communicationnelle et ses implications. Nous découvrirons que
l'idée de refonder le concept marxiste d'émancipation par la
« discussion », comme lecture d'une modernité
centrée sur « l'action communicationnelle »
constitue le fil conducteur de la pensée de Jürgen Habermas
(chapitre deuxième).
Dans le troisième chapitre, enfin, notre interrogation
portera sur le poids et la place du concept ou de la catégorie d'Etat de
droit. Cette pensée passe avant tout, pour Habermas, par
l'élucidation du rapport entre le politique et le social et des
différents moyens qui permettent l'éclosion d'un véritable
Etat de droit démocratique. Pour cela, nous examinerons les principes
qui lui donnent une substance réelle.
Notre réflexion ne voudrait se prévaloir,
d'aucune manière que ce soit, d'une quelconque prétention
à l'exhaustivité dans l'approche de son sujet, tant il est vrai
que foisonnent une multitude de travaux relatifs au même domaine. Nous
voulons seulement aborder cette question sous notre angle propre. De la sorte,
nos conclusions ainsi que nos résultats n'auront qu'un statut
approximatif et suggestif.
CHAPITRE I : LA DOMINATION
DANS LA PENSEE POLITIQUE DE HABERMAS
I. 0. Prétexte
Plus que tout autre vocable intervenant dans la
réflexion politique de Habermas, celui de domination a
derrière lui une histoire déjà longue. Le concept de
domination dérive donc directement chez lui de la réappropriation
d'une tradition multiple. L'enjeu est d'importance et détermine
déjà à lui seul une large part de la perspective
particulière de sa réflexion : il s'agit d'assumer autant que
faire se peut la critique de la modernité politique et sociale
inaugurée par Karl Marx et Max Weber. Cependant, il ne s'agit pas pour
Habermas de se contenter d'évaluer l'apport de chacun à une
hypothétique histoire de la philosophie post-moderne, mais bien de se
réapproprier dans le même mouvement critique la pensée de
ses prédécesseurs. On peut en ce sens lire ici Habermas comme le
continuateur d'un projet ou d'un point de vue élaboré par ses
maîtres de Francfort. De cette lecture à deux niveaux, on
découvrira chez Habermas une précision de la position qu'il
entend tenir : réaffirmer la dénonciation critique de la
domination comme fait historico-politique tout en prenant ses distances
vis-à-vis de la condamnation radicale de la modernité que
celle-ci a pu induire. En effet, aux yeux de Habermas, l'appréhension de
la figure de la domination recèle un enjeu tout à fait primordial
quant au sens de son projet philosophique d'ensemble. Qu'il s'agisse de Marx ou
de Weber, ou encore des théoriciens francfortois, tous ont, de
façons très différentes, à un moment ou à un
autre, étendu leur dénonciation de la domination à une
critique fondamentale du système politique et social et, avec elle,
à une critique de la raison dont Habermas veut dénoncer
les risques et l'inanité.
Ainsi lancée, la réflexion va s'articuler autour
de deux références primordiales : Karl Marx et Max Weber.
Cependant, chez l'un comme chez l'autre, la pensée de la domination -
loin d'être abstraite - prend place dans une appréhension
dynamique de l'évolution sociale : la rationalisation. C'est cette
même optique qui guidera Habermas, et donc notre réflexion. Pour
une large part, la pensée de Habermas s'inscrit au coeur de ce
projet : la critique de la domination et le défi pratique de
l'émancipation comme fondement d'une réflexion novatrice sont au
centre de ses préoccupations. Mais avec Marcuse, la critique se heurte
en se développant à des apories qu'il entend dénoncer. La
critique de la domination les a, en effet, poussés à une critique
de la raison à laquelle, lui, se refuse. Celle-ci, doit donc être
réamorcée à partir du lieu où cette voie pourtant
féconde est devenue une impasse. C'est dans la confrontation avec
Marcuse que Habermas met un terme provisoire à cette réflexion
critique de la domination. Habermas préconise alors une discussion
politiquement efficace qui établisse des liens rationnels valables entre
les citoyens, pour déterminer dans quelle direction orienter la marche
de la société.
I.1. La domination dans la
tradition critique
Le concept de domination provient du droit romain où il
recouvrait déjà deux sphères séparées : le
dominium renvoyait à la propriété des
choses tandis que la potestas dominica désignait le
pouvoir du maître sur l'esclave. Invariablement depuis lors,
l'idée de la domination recouvre toujours ces deux sphères :
d'une part, un certain rapport de l'homme à la nature - dont ce dernier
se serait rendu « maître et possesseur » (selon les
mots de Descartes) - d'autre part, un mode de relation politique par laquelle
un individu ou un groupe s'impose - impose sa volonté et son
idéologie - à d'autres. Le dénominateur commun que
représente le concept de domination consiste ainsi en une maîtrise
acquise et assurée au moyen d'une certaine violence. La domination est
donc avant tout la figure d'une relation : elle ne dit rien sur
la nature de ceux qui l'établissent ou de ceux qui la subissent, elle
caractérise tout juste la position des uns par rapport aux autres ; elle
désigne plutôt une situation, et semble ainsi figurer un
potentiel, une ouverture : la domination peut donc être distinguée
de l'exploitation dont elle est plutôt la condition préalable, ou
du moins le corollaire nécessaire.
On peut donc caractériser la domination comme
l'exercice de fait d'un pouvoir sur (que l'on opposera au pouvoir
de) régi par une rationalité instrumentale. La domination
relève d'un pouvoir que l'on détient et s'incarne dans une
activité ou une action politique qui met en oeuvre certains moyens en
vue d'une fin déterminée - l'effort pour conserver et
perpétuer cette domination en est un très bon exemple ; c'est
d'ailleurs en quelque sorte déjà cette figure que mettait en
oeuvre Le Prince de Machiavel dans son souci quasi-permanent d'assurer
et de légitimer le pouvoir du souverain -. Par le double sens du terme,
se trouve ainsi illustré le lien qui existe entre le rapport que la
science et la technique entretiennent avec une nature prise pour objet, et
l'instrumentalisation aliénante des rapports sociaux et humains. On ne
peut dès lors s'en tenir à une perspective limitée
à une relation interindividuelle, il faut appréhender la
domination dans le monde politique, c'est-à-dire comme liant
différents types d'unités sociales et politiques selon certaines
modalités : il faut appréhender la domination dans le
monde politique comme liant différents types d'unités
sociales, c'est-à-dire l'envisager l'envisager à travers des
propriétés structurelles. Deux conceptions se trouvent alors
opposées : faut-il considérer la soumission comme un simple
dérèglement de l'exercice de l'autorité, comme la
manifestation d'une violence qui aurait envahi la politique, ou bien, peut-on
pousser la critique jusqu'à l'assimiler à un des fondements de
l'organisation politique d'une société ?
I.2. Travail et domination chez
Marx
Le concept de domination est chez Marx comme dans toute la
tradition philosophico-politique qui s'en réclame, un concept central
dans l'analyse critique du capitalisme. Mais son caractère
récurrent ou même omniprésent rend délicate toute
tentative d'en circonscrire le sens précis, d'autant que celui-ci subit,
au fil de l'évolution de la pensée de Marx, des transformations
ou du moins des appréciations différentes. La première
appréhension de la domination s'inscrit chez Marx dans la perspective
d'une évolution historique ; celle-ci est en effet d'abord
identifiée comme une structure incontournable du politique, ou
plutôt de l'évolution politique. Le niveau de
développement des sociétés capitalistes résulte
d'une histoire sociale qui s'est jouée autour des oppositions de
classes, et des rapports de domination. La célèbre formule du
Manifeste, « l'histoire de toute société
jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de
classe »3(*),
circonscrit en quelque sorte un contexte d'analyse ; néanmoins elle
n'explique encore rien.
La bourgeoisie, caractérisée comme classe
dominante, est celle qui détient le pouvoir, l'autorité :
domination et autorité sont en allemand, et plus particulièrement
sous la plume de Marx une seule et même chose [die Herrschaft] ;
ainsi, de fait, la lutte pour le pouvoir ou pour l'autorité peut
toujours aussi bien se lire comme lutte pour la domination : toute pratique
politique, y compris celle du prolétariat, s'orienterait alors autour de
cette plaque tournante qu'est la domination. Cependant cette domination, si
elle est politique, au premier abord, est au fond de nature avant tout
économique : « l'existence et la domination de la classe
bourgeoise ont pour conditions essentielles l'accumulation de la richesse aux
mains des particuliers, la formation et l'accroissement du
capital »4(*).
La domination désigne donc un rapport de
classes qui se comprend comme le face à face entre les
propriétaires des moyens de production et propriétaires de la
simple force de travail. Comme l'a dit Engels, il faut commencer par dire que
« le côté économique du rapport est plus
fondamental que le côté politique ». Dans un premier
temps, cette conception permet de se déprendre d'une vision des
antagonismes sociaux qui leur donnerait pour seule logique celle d'une lutte
stratégique pour le pouvoir.
Marx et Engels entreprennent donc de comprendre la domination
à travers une analyse plus fondamentale de l'évolution. Dans une
perspective à la fois historique et anthropologique,
« l'activité humaine » peut être conçue
sous deux aspects primordiaux : « le travail des hommes sur la
nature » et « le travail des hommes sur les
hommes ». Ainsi, toute société se trouve fondée
sur deux principes : un principe commun à tous et unificateur, le
rapport à la nature, et un principe de différenciation divisant
la société en classes, la domination. Néanmoins, ils
relèvent d'une même perspective et sont, tous deux, mus par la
même logique instrumentale à laquelle renvoie l'unicité du
terme « travail ». La domination apparaît donc comme
le versant « politique » (au sens le plus large de ce qui
règle la vie de la communauté) d'un fait anthropologique
indépassable qui la détermine - le travail. Pour Marx,
le travail en tant que formateur de valeurs d'usage, en tant que travail utile,
est pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les
formes de société, une nécessité naturelle
éternelle, une médiation indispensable au métabolisme qui
se produit entre l'homme et la nature, et donc à la vie humaine. Le
rapport de l'homme à la nature devient ainsi le premier lieu d'exercice
du pouvoir, première forme de domination dont la seconde - celle des
hommes sur les hommes - pourrait découler directement. En effet, ici le
travail se conçoit non seulement comme une activité que
réclame la satisfaction des besoins, mais aussi et surtout comme un mode
d'action qui définit l'homme lui-même comme
ayant-un-pouvoir-sur-la-nature. C'est un procès dans lequel l'homme
règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la
médiation de sa propre action. Il se présente face à la
matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. En fait,
il serait déjà en lui-même une domination sur la nature que
l'action de certains hommes asservissant leurs semblables ne ferait que
reproduire. La domination politique ne serait donc qu'une continuation
« par d'autres moyens » d'une domination naturelle. Mais la
question du passage de la figure du travail à celle de la domination
demeure très problématique chez Marx. Cela provient surtout du
fait que son analyse abandonne très vite le terrain anthropologique pour
devenir historique. En effet, cette première figure du travail
n'est en fait première que dans un souci didactique ; comme rapport
à la nature, le travail est toujours en même temps rapport social.
Il est le rapport social fondamental : le travail s'incarne
historiquement et socialement comme une nécessaire répartition
des tâches ; « la division sociale du travail » fonde
ainsi un mode de production déterminé et, avec lui, un mode de
répartition déterminé, dans lesquels la domination
trouverait son origine.
Le mouvement de l'évolution se conçoit ainsi
à travers cette articulation entre production et échange, qui
détermine la dotation et la répartition en capital. Cependant,
ici encore, il faut souligner chez Marx l'évolution de la terminologie
et donc de son appréhension de la domination. Dans
L'Idéologie allemande, c'est la lutte de classe menée
quotidiennement dans la production par le capital contre le prolétariat
qui fait du procès de travail un procès de production de profit
et donc d'exploitation.
Mais les analyses du Capital vont affiner cette
formulation en introduisant le concept de propriété :
celle-ci y est, d'une part, le droit du capitaliste de s'approprier le travail
d'autrui sans le payer et, d'autre part, elle rend compte de
l'impossibilité pour l'ouvrier de s'approprier son propre produit. La
séparation propriété-travail est ainsi la
caractéristique même du mode de production capitaliste. C'est par
elle que se comprend le double caractère du travail : production
et domination. Le travail est à la fois concret et abstrait,
à la fois ce qui est produit et ce qui est échangé ;
sa dimension sociale est à la fois économique et politique.
De cette façon, la force de l'analyse
matérialiste réside non pas dans une déconstruction
savante des rouages et des contradictions de l'économie capitaliste,
mais bien plus dans cette formulation d'une articulation indépassable
entre sphère économique et sphère politique, entre rapport
d'exploitation et rapport de domination. De l'Etat bourgeois au système
capitaliste, point d'hétérogénéité, mais
bien un fondement commun : le rapport de travail. Il est la
« base de toute forme de communauté
économique » et « en même temps la
base de sa forme politique ».
Mais cette formulation n'est pleinement intelligible que si
l'on accepte de l'entendre aussi dans une perspective historique ;
c'est comme moteur des transformations historiques que Marx analyse le travail.
Celui-ci n'est donc pas pour lui une incertaine « essence de
l'homme » mais bien plus une détermination première
dans la dynamique historique de l'espèce : le travail n'a pas de
réalité effective, mais on peut appréhender chaque
« formation économico-sociale » comme un mode de
production, c'est-à-dire comme une forme de travail social
historiquement déterminée par l'état des forces
productives et des rapports de production. L'exploitation est donc toujours
immédiatement rapport social dynamique, toujours immédiatement
domination.
Cependant, le matérialisme historique ne se limite pas
à cette dimension descriptive de l'évolution : la critique de
l'économie politique doit se penser comme affirmation de
l'intérêt pour l'émancipation. Or, sur cette
question, les hésitations de Marx entre une attitude volontariste
prônant une pratique révolutionnaire du prolétariat et une
analyse scientifique démontrant la destruction inéluctable du
capitalisme sont nombreuses.
Mais ce qui nous importe ici, c'est de souligner le fait que
ce second pôle du discours marxiste doit être éclairé
par le premier : l'émancipation ne sera donc pas exclusivement
politique, elle ne sera pas seulement émancipation par rapport à
la domination, mais au moins autant émancipation par rapport à
l'exploitation. C'est à partir de cette dernière assertion que se
greffe la critique de Habermas, une critique qui se veut constructive ou
plutôt re-reconstructive.
I.2.1. Habermas et la
« reconstruction » d'une critique de la domination
Habermas s'appuie sur Hegel pour critiquer certaines
ambiguïtés de Marx qui réduisent l'interaction au travail,
comme est censée le montrer « une analyse précise de la
première partie de l'idéologie allemande »5(*). Certes, Marx a eu
« l'intuition géniale du lien dialectique existant entre
forces productives et rapports de production »6(*) ; et c'est cette
distinction matérialiste historique que reprend Habermas en la
remplaçant « par le couple plus abstrait du travail et de
l'interaction »7(*). Dans une optique identique à celle de Marx, le
travail et l'interaction déterminent deux dimensions de
l'évolution sociale : le processus de production d'un
côté, l'individualisation et la socialisation de l'autre ; ces
deux dimensions sont indépendantes l'une de l'autre quant à leur
logique propre. Le travail se rapporte à une logique
instrumentale et relie l'homme à la nature tandis que
l'interaction se rapporte à une logique communicationnelle et
relie les hommes entre eux.
Cette distinction n'est en rien propre à
Habermas ; elle était bien sûr déjà
présente en un sens chez Marx, dans la distinction entre forces
productives et rapports de production. Cette remarque est importante car elle
permet de cerner précisément ce que Habermas conteste chez Marx
et donc le sens que prend sa propre réflexion :
« Marx n'explique pas à proprement parler le
lien entre travail et interaction, mais il réduit l'un de ces deux
moments à l'autre sous le titre non spécifique de pratique
sociale ; en l'occurrence, il fait remonter l'activité
communicationnelle à l'activité instrumentale »8(*).
Habermas distingue donc chez Marx une dispersion
singulière entre la pratique de la recherche et la conception
philosophique que cette recherche a d'elle-même : en réduisant
l'acte d'autocréation de l'espèce humaine au travail, Marx ne
serait donc pas conséquent avec ses propres intuitions ou même
avec ses propres analyses. Mais, il y a plus : en faisant du travail un
concept de synthèse exclusif, Marx est amené à concevoir
la réflexion d'après le modèle de la production et de
l'activité instrumentale. C'est cette prémisse qui, pour
Habermas, explique la tentation récurrente dans la tradition marxiste
à concevoir le discours critique sur le modèle des sciences de la
nature. Mais cette tentation révèle surtout désormais
l'ambiguïté du statut de ce discours, y compris chez Marx
lui-même.
Cette rectification des catégories conceptuelles du
marxisme montre qu'en définitive Habermas pense devoir reprendre
à son compte le reproche
d' « économisme », déjà ancien,
fait à Marx car en fin de compte, l' « activité
instrumentale devient le paradigme qui permet de produire toutes les
catégories ; tout est absorbé dans le dynamisme immanent de
la production »9(*). La réduction du cadre institutionnel des
« rapports de production » à une simple
superstructure de la base économique signifie un assujettissement aux
« forces productives », c'est-à-dire aux
sous-systèmes d'activité par rapport à une fin. Or, cet
ancrage correspond à un moment historique déterminé qui
est « la phase du développement du capitalisme
libéral : ce n'a été le cas ni avant ni
après »10(*).
Le marxisme « pouvait ainsi faire facilement l'objet
d'une erreur d'interprétation de type
mécaniste »11(*). Habermas cite longuement le passage bien connu du
Manifeste où Marx fait l'éloge de la bourgeoisie en
montrant le rôle économique proprement
« révolutionnaire » qui a été le
sien : elle a amené un développement des forces productives
considérable jusque là insoupçonné, faisant
apparaître en quelque sorte un développement spectaculaire de
l'histoire économique du monde. Ce spectaculaire développement a
libéré un certain potentiel critique d'émancipation. Mais
c'est là une vision encore trop intéressée des choses.
« Contrairement à ce que Marx a pensé, il ne semble pas
que ces forces productives soient un potentiel de libération en
toutes circonstances »12(*).
En présentant les lois de l'évolution sociale
comme des lois objectives de la nature, la critique se mettrait alors comme en
dehors de l'Histoire tout en prétendant en posséder les clefs ;
elle ne pourrait alors plus concevoir sa pratique - et la pratique
révolutionnaire dans son ensemble - que de façon dogmatique comme
une nécessité de fait. Poussée à son paroxysme, la
contradiction inhérente au discours marxiste semble en anéantir
toute portée critique. Mais Habermas se refuse à
considérer cette inconséquence comme définitive ; son
projet est bien plutôt - et conformément à la valeur tant
théorique que politique qu'il entend lui conserver - de
« reconstruire » le matérialisme historique en
rétablissant un statut rigoureux à l'attitude critique13(*). Insérée dans le
cadre de ce projet de « reconstruction », le
matérialisme historique en rétablissant un statut rigoureux
à l'attitude critique, la question de la domination doit, pour une
approche descriptive, faire détour par la pensée de Max Weber.
I.3. Le concept
wébérien de rationalisation et la domination
S'il n'est pas hors de doute que Marx soit le père des
concepts de rationalité et de rationalisation, il est du moins
indéniable qu'il en a introduit et systématisé l'usage
dans la théorie sociale14(*). Chez Weber, le concept de rationalité
désigne la forme capitaliste de l'activité économique, la
forme bourgeoise des échanges au niveau du droit privé et la
forme bureaucratique de la domination15(*).
La domination fait chez Max Weber l'objet d'une
appréhension tout à fait rigoureuse. Weber entend par domination
la chance pour des ordres spécifiques de trouver obéissance de la
part d'un groupe déterminé d'individus. Comme le précise
R. Aron, elle représente avant tout une « situation dans
laquelle il y a un maître » et signifie donc « la
chance pour un ordre de rencontrer une docilité ».
Cet ordre peut alors être dit légitime en ceci qu'il se
« fonde sur la validité que lui accordent les
agents ». La domination n'est donc nullement une exploitation par
laquelle un individu ou un groupe s'imposerait à la tête de la
collectivité au moyen de la violence ; et c'est là que
réside toute sa force : la domination se présente presque
nécessairement comme stable et durable pour l'ensemble du groupe.
Grâce à cette dimension plurielle et cette tendance à la
pérennité, la domination se révèle donc avant tout
par sa dimension politique. Présentée comme un
idéaltype, elle est soigneusement distinguée de la
puissance qui demeure, elle, plus ponctuelle : la puissance signifie toute
chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre
volonté même contre des résistances, peu importe sur quoi
repose cette chance. Le propre de la domination est qu'elle consacre un pouvoir
politique ou une autorité de telle sorte que ceux qui y sont soumis
reconnaissent la validité et la justification de ce pouvoir. Cette
reconnaissance est spécifiée et explicitée comme fondement
de la domination, c'est la légitimité16(*). En fait, toutes les
dominations cherchent à éveiller et à entretenir la
croyance en leur « légitimité ». Mais, selon
le genre de légitimité revendiquée, le type
d'obéissance de la direction administrative destinée à le
garantir et le caractère de l'exercice de la domination sont
fondamentalement différents. Et avec eux son action. Par
conséquent, il faut distinguer les formes de domination suivant la
revendication de légitimité qui leur est propre.
Dès lors, distinguant trois formes de
légitimité, Max Weber distingue trois types de domination :
la domination légale ou rationnelle, « reposant sur la
croyance en la légalité »17(*), la domination traditionnelle, reposant sur
« le caractère sacré des dispositions transmises par le
temps »18(*), et la
domination charismatique, reposant sur la reconnaissance irrationnelle des
qualités extraordinaires d'un chef. Or, cette typologie
wébérienne n'est pas purement théorique : il s'agit,
pour le sociologue allemand, d'être à même d'en faire une
grille de lecture efficace de la réalité qu'il entend
décrire. En effet, Weber met un soin particulier à demeurer
fidèle aux impératifs de la science qu'il pratique et qu'il s'est
efforcé de définir. L'analyse wébérienne se
retourne donc vers cette réalité qui en constitue le coeur, la
modernité : « la forme de légitimité
actuellement la plus courante consiste dans la croyance en la
légalité, c'est-à-dire la soumission à des
statuts formellement corrects et établis selon la
procédure d'usage »19(*). Cette forme de légitimité
caractérise bien sûr la gestion administrative des Etats
modernes : « Comme tous les groupements politiques qui l'ont
précédé historiquement, l'Etat consiste en un rapport de
domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence
légitime [...]. L'Etat ne peut exister qu'à la condition que les
hommes dominés se soumettent à l'autorité
revendiquée chaque fois par les dominateurs »20(*). Ce monopole de l'usage de la
violence légitime illustre bien les différentes
caractéristiques de la domination : sa reconnaissance
nécessaire par tous, sa prétention à la stabilité
et son caractère résolument politique.
Ainsi, la position wébérienne semble-t-elle au
moins aussi radicale que celle de Marx ; en fait, elle va même plus
loin. En effet, alors que Marx envisage une société, le
communisme, abolissant l'exploitation par le travail et/ou la domination,
Weber en fait un idéaltype du rapport politique. « Ce qui
caractérise le groupement politique, outre la possibilité
d'utiliser la violence pour garantir ses règlements, c'est le fait qu'il
revendique la domination de sa direction administrative et de ses
règlements sur un territoire et qu'il la garantit par la
violence »21(*).
Et comme tout concept sociologique wébérien, la domination a donc
un statut qui est double. Comme idéaltype, elle rend compte, d'une forme
de la relation sociale, une relation qui serait la relation politique
primordiale ; d'autre part, comme « fait », elle livre
une part de cette réalité politique à laquelle pourtant on
reste toujours étranger.
Comme le montre le titre du dernier chapitre de Economie
et Société, la sociologie politique de Weber s'identifie
à une « sociologie de la domination ». Cependant,
pour être analytique, cette sociologie n'en demeure pas moins historique,
elle est liée chez Weber à la situation historique dans laquelle
il a vécu : vouloir saisir la dynamique évolutive des
sociétés modernes, c'était surtout vouloir saisir leur
présent. Or, le fait majeur qu'y dégage Weber, c'est la
rationalisation.
Chez Weber, le terme de rationalisation est souvent
employé, mais il n'est pas rigoureusement défini. Deux
conceptions peuvent être dégagées.
1ère conception : elle vise à
rendre compte de la maîtrise croissante du monde par les humains en
Occident où la modernité ne laisse plus de place à des
« puissances mystérieuses et imprévisibles
interférant dans la vie sociale »22(*).
2ème conception : elle met l'accent sur
le développement privilégié des activités sociales
déterminée « de façon rationnelle en
finalité »23(*).
En effet, Weber distingue quatre types d'activité.
Toute activité, y compris l'activité sociale peut être
déterminée : a) de façon rationnelle en
finalité, par des expectations du comportement des objets du
monde extérieur ou de celui d'autres hommes, en exploitant ces
expectations comme « conditions » ou comme
« moyens » pour parvenir rationnellement aux fins propres,
mûrement réfléchies, qu'on veut atteindre ; b) de
façon rationnelle en valeur, par la croyance en la valeur
intrinsèque inconditionnelle - d'ordre éthique,
esthétique, religieux ou autre - d'un comportement
déterminé qui vaut pour lui-même et indépendamment
de son résultat ; c) de façon affectuelle, et
particulièrement émotionnelle, par des passions et des sentiments
actuels ; d) de façon traditionnelle, par coutume
invétérée.
« Agit de façon rationnelle en
finalité celui qui oriente son activité d'après les fins,
moyens et conséquences subsidiaires et qui confronte en même
temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences
subsidiaires et enfin les diverses fins possibles entre elles. En tout cas,
celui-là n'opère ni par expression des affects (et surtout pas
émotionnellement) ni par tradition. La décision entre fins et
conséquences concurrentes ou antagonistes peut, de son côte,
être orientée de façon rationnelle en
valeur : dans ce cas, l'activité n'est rationnelle en
finalité qu'au plan des moyens »24(*).
Cependant, ce concept de rationalité comporte
clairement deux éléments distincts : d'une part, une
rationalité instrumentale ou matérielle qui
caractériserait l'emploi technique de moyens en vue d'une fin
visée ; d'autre part, une rationalité formelle portant sur
le choix des cette fin elle-même. Le processus de rationalisation peut
dans ces conditions être analysé de façon
différenciée sous l'aspect de l'emploi des moyens ou sous celui
de la fixation des buts ; néanmoins ces deux processus demeurent
liés, rattachés à la rationalité
téléologique. Weber identifie alors une autre forme d'action
rationnelle apparue au cours de l'institutionnalisation des deux
précédentes : la constitution de l'Etat bureaucratique moderne
impose une différenciation entre la gestion administrative et la
« décision » politique. Cette dernière est
alors dite « rationnelle par rapport à une
valeur » :
« Celui qui agit de façon purement
rationnelle en valeur [wertrational] est celui qui agit, sans
considération des conséquences prévisibles, au service de
sa conviction, telle que celle-ci lui est dictée par ce que semble lui
commander le devoir, la dignité, la beauté, les directives
religieuses, la piété ou l'importance d'une cause quelle qu'en
soit la nature »25(*).
Cette autre forme d'action relève donc d'une
rationalité qui demeure pratique, bien que sa rationalisation reste
indépendante de celle de l'action téléologique. Au total,
le processus de l'évolution des sociétés occidentales
modernes peut donc, selon Max Weber, être appréhendé selon
trois points de vue :
· le progrès scientifique et technique
désenchante le monde : point de vue socio-économique,
· l'établissement d'une domination
légitime : point de vue politique,
· l'émergence d'une rationalité
pratique : point de vue épistémologique.
C'est exactement sur ce bilan que se greffe la critique de
Habermas. Pour lui, seuls les deux premiers points de l'analyse
wébérienne peuvent être reconduits. Le procès de
désenchantement de l'histoire et de la religion, celui-là
même qui doit réaliser les conditions internes nécessaires
à l'avènement du rationalisme occidental, Weber l'analyse en
recourant à un concept de rationalité complexe, bien que
largement non élucidé ; en revanche, lorsqu'il analyse la
rationalisation sociale telle qu'elle s'effectue à l'âge moderne,
il se guide sur une notion de rationalité restreinte à la
rationalité par rapport à une fin. Mais ce reproche, s'il se
rapporte au concept de rationalité dégagé par Max Weber,
ne se limite pas seulement à lui. En effet, si Habermas
débroussaille et éclaircit pour nous ce qu'il appelle la
« problématique de la rationalité », c'est
que celle-ci est pour lui constitutive de « toute sociologie qui
prétend à une théorie de la
société ». Plus précisément, fort de
l'héritage de Weber, Habermas réoriente la réflexion
autour de ce concept de rationalité selon trois niveaux :
l'élaboration des concepts d'action dominants,
l'établissement d'une grille de compréhension du sens et
la perception de la modernité comme rationalisation. C'est dans
le cadre de cette réflexion que doit donc s'intégrer
l'appréhension de la domination. Il s'agit d'élucider le lien
qu'il est possible d'établir entre celle-ci et la rationalité
pratique. Autrement dit, il faut analyser de façon conséquente la
corrélation entre l'établissement de l'Etat moderne -
fondé sur la domination légitime - et le processus de
rationalisation. L'enjeu est d'importance car la confirmation de cette
corrélation peut déboucher logiquement sur une remise en cause de
ce processus et donc sur une critique de la raison elle-même. Mais il
faut pour cela d'abord se fonder sur un concept de rationalité valide.
Or, dans la critique habermassienne, le déficit de la
théorie wébérienne apparaît sur deux plans :
d'une part, dans cet écart entre un concept de rationalité
formelle, demeurant flou et indéterminé, pour caractériser
le désenchantement du monde et une notion restrictive de cette
même rationalité pour désigner l'institutionnalisation du
progrès scientifique et technique ; d'autre part, dans les concepts
restreints d'action et d'activité sociales tels que Weber est
amené à les définir au sein de cette rationalisation. En
fait, Habermas impute et reproche à Weber une « position
ambivalente par rapport au rationalisme occidental » ; ceci
l'amène alors à discréditer son concept de raison
pratique, subsumé sous cette catégorie de rationalité
formelle se rattachant en fait plutôt à une
« théorie de la culture ».
Ainsi, de Marx à Weber, la critique habermassienne
pose-t-elle une seule et même question : si la domination s'est
révélée comme le fait politique majeur des
sociétés capitalistes modernes, quel statut
épistémologique peut-on lui accorder tout en demeurant
conséquent avec une pensée politique et historique effective -
pensée qui se veut théorie de la connaissance, théorie de
l'action et théorie de la société - ?
I.3.1 Herbert Marcuse : la
rationalisation comme domination
L'optique de Herbert Marcuse est avant tout celle d'une remise
en cause, d'une critique radicale des sociétés capitalistes
avancées, tant dans les manifestations matérielles de
l'exploitation que dans leurs modes de légitimation. L'analyse politique
ne s'opère donc pas ici en termes de démocratie ou de
liberté des citoyens, mais en termes de répression et de
domination car c'est la société technologique capitaliste dans
son fonctionnement même qui est visée ici.
Pour Marcuse, la rationalisation de la société,
telle qu'envisagée par Max Weber, ne concourt point à la
libération de l'homme. Il y voit plutôt, affirmée sous
prétexte de rationalité - mais une rationalité
instrumentale -, une « forme de contrôle et de domination
sociale », une forme déterminée de domination politique
inavouée. Si la rationalité, telle que définie par Max
Weber, consiste à opérer des choix judicieux entre
stratégies multiples ou à aménager des
systèmes en fonction des buts fixés, elle relègue pourtant
dans l'ombre les intérêts macro-sociologiques dans lesquels
s'opèrent les choix, s'organisent les techniques et s'ordonnent les
systèmes. La rationalité ainsi entendue relèverait de la
manipulation technique et des faits, impliquerait la domination sur la nature
et la société26(*). Le moteur, l'instrument et la source de cette
domination se concentrent donc dans la rationalité technologique,
c'est-à-dire dans le progrès scientifique et technique permettant
la maîtrise de la nature : « Le progrès technique
renforce tout un système de domination et de coordination qui à
son tour dirige le progrès et crée des formes de vie et de
pouvoir qui semblent réconcilier avec le système les forces
opposantes »27(*).
La démonstration de Marcuse est claire :
l'activité rationnelle par rapport à une fin
dégénère en un exercice de contrôle, et la
rationalisation des conditions de l'existence devient l'institutionnalisation
d'une domination. Le concept de rationalisation peut être
soupçonnable, mais la technique et la science, médiums de son
effectuation, sont elles aussi floues, chargées de domination. Ainsi,
Marcuse en vient à affirmer :
« Peut-être le concept de raison technique
est-il lui-même idéologie. Ce n'est pas seulement son
utilisation, c'est bien la technique elle-même qui est déjà
domination (sur la nature et sur les hommes), une domination
méthodique, scientifique, calculée et calculante [...] La
technique, c'est d'emblée tout un projet socio-historique : en elle
se projette ce qu'une société et les intérêts qui
la dominent intentionnent de faire des hommes et des choses. Cette
finalité de domination lui est consubstantielle et appartient dans cette
mesure à la forme même de la raison
technique »28(*).
Marcuse, comme nous le voyons clairement, fait sauter la
nature dominatrice de la raison technique. Bien loin d'être apparente, la
domination de la science et de la technique est une vraie peste. Elle s'atteste
dans le crédit davantage accordé aux systèmes politiques
dont la légitimation réside dans l'augmentation des forces
productives obtenues grâce à l'opérationalisme
scientifico-technique alors qu'ils minimisent les charges et frustrations
imposées aux individus. Les conséquences politiques sont
immédiates : au fur et à mesure que cette maîtrise
s'accentue, le pouvoir qu'elle représente se concentre encore un peu
plus entre les mains de ce qu'il convient alors d'appeler une
« classe dominante » détentrice des moyens de
production.
La référence à la maîtrise de la
nature et la productivité génératrices des conditions
d'une existence libérée de l'emprise du naturel éternisent
la domination. Le système capitaliste a créé un espace de
régulation et de légitimation qui lui donne de perdurer
malgré ce caractère violent et répressif devenu, lui,
institutionnel, caché :
« Les principes de la science moderne ont
été structurés a priori d'une manière
telle qu'ils ont pu servir d'instruments conceptuels à un univers de
contrôle productif qui se renouvelle par lui-même. A
l'opérationalisme pratique correspond enfin de compte un
opérationalisme théorique. Ainsi, la méthode scientifique
qui a permis une maîtrise toujours plus efficace de la nature en est
venue à fournir aussi les concepts purs de même que les
instruments pour une domination toujours plus efficace de l'homme sur l'homme
au moyen de la maîtrise de la nature (...) Aujourd'hui la
domination se perpétue et s'étend non seulement grâce
à la technique mais en tant que technique, et cette
dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir
politique qui prend de l'extension et absorbe en lui toutes les sphères
de la civilisation. Dans cet univers, la technologie fournit aussi à
l'absence de liberté de l'homme sa grande rationalisation et
démontre qu'il est techniquement impossible d'être autonome, de
déterminer soi-même sa propre vie. Car ce manque de liberté
[...] se présente bien plutôt comme la soumission à
l'appareil technique qui donne plus de confort à l'existence et
augmente la productivité du travail. Ainsi la rationalisation technique
ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la
défend plutôt, et l'horizon instrumentaliste de la raison s'ouvre
sur une société rationnellement totalitaire »29(*).
Mais c'est dans une dynamique de l'évolution et de la
reproduction des structures économiques, sociales et politiques que
Marcuse construit sa critique de la domination capitaliste. Dès lors,
son cheminement croise inévitablement la pensée de Max Weber et
sa théorie de la rationalisation. Analysant les liens qui unissent
capitalisme, rationalité et domination, Marcuse en vient à
affirmer que la clef de l'évolution a échappé à
Weber : en fait de rationalisation, l'évolution du capitalisme et
l'industrialisation culminent en aboutissant à un « sommet
irrationnel ». Ici la rationalité formelle du capitalisme est
identifiée comme rationalité politique matérielle et
s'avère alors domination de l'homme sur l'homme.
Pour Marcuse, la rationalité formelle de la
prévision par le calcul est exactement celle de l'entrepreneur
capitaliste qui a dans l'entreprise la responsabilité et le
pouvoir ; celui-ci libère alors l'extension d'une
« domination de l'homme par l'homme »30(*). Quand la rationalité
formelle se subordonne, en vertu de sa propre rationalité interne,
à une rationalité différente (celle de la domination),
elle est déterminée « de l'extérieur »
par autre chose qu'elle-même, elle devient matérielle. Dès
lors Marcuse recentre son analyse sur le médium qui a permis ce
glissement historico-politique : la technologie, la machine, ou plus
précisément et plus profondément la raison technique.
« Le concept de raison technique relève peut-être
lui-même de l'idéologie. Avant même d'être
utilisée, la technique est une domination (sur la nature et sur
l'homme), domination méthodique, scientifique, calculée et
calculante (...). La technique est à chaque fois un projet
historique et social »31(*). Le concept de projet est ici, comme s'en
explique Marcuse32(*),
tiré du langage de la phénoménologie sartrienne ; son
explication est l'aboutissement de la démonstration :
« Ce que j'essaie de montrer c'est que la science,
à cause de sa méthode et de ses concepts, a fait le
projet d'un système dans lequel la domination sur la
nature est restée liée à la domination sur
l'homme et qu'elle a favorisé cet univers à se
développer et ce lien menace d'être fatal à cet univers
dans son ensemble (...) S'il en est bien ainsi, un changement de la direction
du progrès qui briserait ce lien fatal affecterait aussi la structure de
la science elle-même - le projet scientifique. Sans perdre leur
caractère rationnel, les hypothèses de la science se
développeraient dans un contexte expérimental essentiellement
différent (celui d'un monde pacifié) ; et par
conséquent, la science aboutirait à des concepts essentiellement
différents et serait en mesure d'établir les faits
essentiellement différents »33(*).
Mais cette conclusion, même avancée avec
prudence, va très loin, trop loin aux yeux de Jürgen Habermas. En
effet, arrivée à ce point, l'analyse marcusienne a en fait
opéré « une fusion entre technique et
domination », entre rationalité et oppression34(*). Aux yeux de Habermas, la
négation de la technique, telle que l'effectue l'analyse de Marcuse,
demeure abstraite en ceci qu'elle se fonde sur l'idée d'une
autre possibilité d'envisager le rapport à la nature.
Tout se passe comme si la relation de l'homme à la nature, cette
activité instrumentale était l'objet d'un choix, d'une
décision35(*). Il y
aurait alors une alternative à la relation violente et dominatrice
qu'ont établie les sociétés capitalistes modernes, une
attitude conciliatrice, attentive, qui serait comme un partenariat, presque une
communication, une interaction.
Or, ce n'est pas cette conception, cette spéculation
pourtant quasi-utopique que remet en cause Habermas, mais en fait bien
plutôt les moyens d'y parvenir et les conditions pour l'envisager. Plus
encore, il est même séduit par « l'idée qu'il y a
dans la nature une subjectivité encore enchaînée qui ne
pourra pas être délivrée avant que la communication des
hommes entre eux ne soit libre de toute domination »36(*).
La position de Habermas vis à vis de Marcuse se trouve
donc d'abord caractérisée par trois points de convergence :
la relation instrumentale à la nature est violente et répressive
; la domination politique altère les relations entre les hommes ; il
faut s'orienter et tendre vers des rapports pacifiés tant entre les
hommes que vis-à-vis de la nature. Cependant les liens établis
entre ces trois points ainsi que leur interprétation respective vont
révéler tout ce qui sépare en fait les deux hommes.
I.4. De la domination a
l'émancipation par la discussion
Pour libérer l'homme de la domination, établie
par la dépendance de l'homme aux appareils techniques et à leurs
propriétaires, Marcuse propose une transformation qualitative de la
rationalité scientifique et technique dont le
« projet » fondamental est corrompu par le
capitalisme ; il faut une Nouvelle Science et une Nouvelle Technique, pour
lesquelles la nature ne soit plus objet de domination technique mais partenaire
d'une relation de type interactionnel.
Prenant Marcuse au mot, Habermas conteste ce mysticisme
naturaliste. Le « projet » marcusien d'une
rationalité scientifique et technique qualitativement
différente procède d'une assimilation entre les deux
« cadres de référence » anthropologiques
qu'il faut bien distinguer : d'une part le travail qui
allège les tâches et définit le progrès cumulatif et
linéaire de la technique et, d'autre part, l'interaction. Pour
Habermas, la prétention virulente de Marcuse demeure
incompréhensible ou insensée. Il n'est donc pas question de
remettre en cause la relation instrumentale de la technique. En fait,
l'alternative d'une Nouvelle Science et d'une Nouvelle Technique ne tient pas.
La conclusion de Marcuse pose à tort que les sous-systèmes
techniques (évoluant sous l'emprise de la technique) soient devenus
eux-mêmes, à eux seuls, ce que Habermas appelle le cadre
institutionnel ou le système social. En bref, Marcuse a assimilé
trop vite l'infrastructure économico-scientifique au cadre
juridico-politique (et donc à l'idéologie) et, de ce fait, la
technique à la domination.
Pour Habermas, « la libération de la faim et
de la misère ne coïncide pas nécessairement avec la
libération de la servitude et de l'humiliation, car l'évolution
du travail et celle de l'interaction ne sont pas automatiquement liées
»37(*). Avant
même les critiques pessimistes faites par Herbert Marcuse à la
raison unidimensionnelle de Max Horkheimer et de Theodor W. Adorno avait
déjà montré qu'il y a une
« ambigüité dans le concept de
rationalisation »38(*). C'est qu'il faut bien distinguer une rationalisation
qui est émancipation communicationnelle et interaction
« exempte de domination »39(*). Au lieu de cela, notre époque
scientificisée « fait que s'efface de la conscience des hommes
le dualisme du travail et de l'interaction »40(*) et on assiste à une
« élimination de la différence entre pratique et
technique »41(*)
« comme si la maîtrise pratique de notre histoire se
laissait réduire à une opération technique
disposant de processus objectivités »42(*). « Il ne suffit pas
qu'un système social remplisse certaines conditions de
rationalité technologique »43(*). Il y a un défi de la technique que la
technique seule ne permet pas de relever.
La confrontation avec Marcuse a donc considérablement
clarifié la position de Habermas. Pour lui, la relation instrumentale
est irremplaçable en son genre : il n'est pas d'attitude
alternative au rapport instrumental que constitue le travail. La
technique n'est donc pas un « projet historique » de
domination, mais une sorte d'invariant anthropologique
révélé par l'expérience du travail. La forme
historique prise par la domination trouve sa consolidation avec la forme
idéologique prise par la technique : celle-ci fonctionne
comme idéologie, elle n'est pas idéologie. Ce n'est plus
la rationalité technique comme telle qui est critiquable, mais bien
seulement l'usage qui en est fait à des fins de légitimation de
la domination. Dès lors, ce fonctionnement idéologique
relève bien plus de la pratique que de la rationalité technique
elle-même.
C'est donc vers une critique de la pratique qu'il faut se
tourner. Il n'y a pas une bonne et une mauvaise technique, mais plutôt
deux domaines qui interagissent l'un sur l'autre et que la critique doit
analyser afin de s'émanciper de la domination que cette
corrélation a induite. De plus, cette affirmation se fonde, pour
Habermas, sur un double constat empirique : le complexe scientifico-technique
se politise en même temps que la politique tend à se faire
« science » ; la science et la technique sont devenues
« la force productive »44(*) la plus importante tandis que l'extension des
domaines d'intervention de l'Etat a peu à peu teinté l'action de
ce dernier d'un « caractère
négatif »45(*) : cette action qui vise à la
stabilité et à la croissance du système économique
est alors orientée de façon à éliminer les
dysfonctionnements et non pas de façon à trouver des solutions
aux questions d'ordre pratique. La solution de ces problèmes
« techniques » risque donc d'échapper au
contrôle de l'opinion pour être confiée à des
experts. Ainsi la question politique se laisse-t-elle reformuler en des termes
nouveaux : opérer une critique de la technique impose de comprendre
comment celle-ci parvient à envahir le domaine pratique.
La réponse de Habermas comporte deux volets :
d'une part, il entend insister sur le caractère
« passif » de ces « normes sociales »
que représente le cadre institutionnel ; d'autre part, cette
réaction engendre, selon lui, une autonomisation et un affermissement de
la fonction du cadre institutionnel. C'est ici que Habermas précise sa
position. Pour lui, cette fonction est double. Le cadre institutionnel
organise et établit la violence qui permet d'imposer la
répression de la satisfaction de nos pulsions et structure comme
système d'héritages culturels la masse de nos besoins. La
domination est donc, pour Habermas, un fait politique
avéré ; plus encore, celle-ci correspond à une
structure fonctionnelle de la société. Sa position semble ici
toute proche de celle de Weber, mais comme nous l'avons déjà vu,
une conception divergente de l'action les sépare. À ce stade de
sa pensée, Habermas oppose à l'action rationnelle par rapport
à une fin un modèle d'action
« communicationnelle » figurant une « interaction
médiatisée par des symboles » dont la validité
ne s'éprouve que dans l'horizon de la
« compréhension »46(*).
La critique de Habermas s'en trouve considérablement
enrichie : la domination peut, en effet, se comprendre comme une
détérioration de cet idéal de communication
révélé dans l'action. La perspective critique deviendrait
alors aussi constructive que déconstructrice. Pour rendre possible
l'analyse des structures systématiquement déformées de la
communication, on doit supposer, au moins formellement, le modèle
(même idéalisé) d'une intersubjectivité intacte,
d'une communauté de communication exempte de domination. C'est par une
autre figure de l'action que Habermas redonne force à sa
critique. Or, cette figure de l'action est précisément inscrite
au sein du cadre institutionnel. Elle relève d'une communication
intersubjective et, comme telle, met en jeu ce que les agents ont en
commun ; elle se « conforme aux normes en
vigueur »47(*).
C'est par ce biais que Habermas réinterprète la domination :
c'est le cadre institutionnel qui décide de la structure de la
domination et de l'importance que doit atteindre la répression.
« Une communication de cet ordre à tous les
niveaux de la formation de la volonté politique, et à laquelle
serait restitué son caractère politique, voilà le seul
milieu au sein duquel est possible quelque chose qui mérite de
s'appeler rationalisation »48(*).
C'est donc en quelque sorte un défi que
Habermas lance à nos sociétés ; un défi qui demeure
celui de l'émancipation et au travers duquel s'établira une
maîtrise possible de ce monde social. Le diagnostic de Habermas s'ouvre
sur des perspectives seulement entrevues. Il faut « mettre en branle
une discussion politiquement efficace qui établisse des liens rationnels
valables, entre le potentiel social du savoir et du pouvoir technique d'une
part, notre savoir et notre pouvoir technique d'autre part »49(*). Cette discussion qui ne devra
pas rester « sans conséquences d'ordre politique »
doit nous permettre en tant que sujets politiques de
« déterminer pratiquement dans quelle direction et
jusqu'à quel point nous désirons développer notre savoir
technique dans l'avenir »50(*) ainsi que les applications qui en découlent.
L'intersubjectivité communicationnelle d'une telle
« discussion universelle et exempte de
domination »51(*) permettra aux hommes d'assumer avec une réelle
conscience politique la dialectique qui se joue entre leur pouvoir et leur
vouloir. Il est clair qu'on se meut nécessairement « à
l'intérieur d'un cercle » : on ne peut prendre une
décision que sur la base d'informations suffisantes et, inversement, il
faut que « nous sachions qu'elle est la direction
déterminée que nous souhaitons voir prendre à l'extension
de notre pouvoir technique dans l'avenir »52(*).
L'itinéraire critique de Habermas semble donc nous
avoir mené à une première étape :
l'appréhension de la domination est tributaire d'une conception qui
déborde le cadre initial que celle-ci avait fixé à
l'analyse ; elle désigne certes un certain exercice du pouvoir, mais
celui-ci ne se comprend qu'au sein d'une logique historique et politique qui le
dépasse : exercice non seulement politique mais aussi
social53(*) qui ne
pourrait se penser que comme communication contrainte ou
déformée. Singulièrement, la domination relève
donc, pour Habermas, d'autre chose qu'elle-même : elle est la figure
historique d'un dérèglement, d'une distorsion par rapport
à un idéal qui reste à préciser.
CHAPITRE II : LA RATIONALITE
COMMUNICATIONNELLE
L'idée de re-fonder le concept marxiste
d'émancipation au sein de la « discussion », comme
la lecture d'une modernité centrée sur la
« communication » ou d'une rationalité
tournée vers « l'action communicationnelle »
constitue - sous des formes diverses et successives - le fil directeur de la
pensée de Jürgen Habermas. Cette optique singulière et
originale - que nous nous proposons maintenant d'expliciter
- est à la fois ce qui oriente sa critique et ce qui
motive l'évolution de son propre itinéraire conceptuel ; la
place qu'y trouve la communication ainsi que le sens accordé à la
discussion seront déterminants pour notre problématique.
En effet, toute l'entreprise philosophique de Habermas
consiste en un sens à justifier et à légitimer de
façon plus précise et plus irrévocable ce recours au
concept de communication (communication langagière, discussion en vue
d'un accord, partage ou échange de valeurs, de normes et d'opinions,
compréhension intersubjective en sont autant de figures). Celle-ci ne
saurait être un recours et Habermas entend, au contraire, la poser comme
une nouvelle instance critique. Ainsi, c'est comme rationalité qu'il
commence par l'éprouver.
L'objet d'étude de Habermas est donc la
rationalité communicationnelle, qui englobe la première et
désigne cette force sans violence du discours argumentatif qui permet de
réaliser l'entente et de discuter le consensus. Mais le centre de
réflexion de Habermas se situe en fait, dans l'articulation entre ces
concepts de rationalité, de communication, de rationalisation. L'analyse
de ce mouvement de rationalisation porte ainsi Habermas à approfondir ce
qui en est le moteur, la communication et le consensus que celle-ci
génère : il introduit pour l'éclairer, la notion de
« monde vécu ». Celui-ci est en fait
« l'horizon » à partir duquel les sujets sont
à même de communiquer.
II.0. la rationalité
communicationnelle
A l'heure où les moyens de communication les plus
sophistiqués et leur onde de choc placent la communication au rang de
première force productive, la rationalité communicationnelle fait
son apparition dans la philosophie sociale, morale et politique. Pourtant, elle
n'est pas l'idéologie fonctionnelle de la « troisième
révolution industrielle » ; du moins son intention n'est
pas de légitimer les changements attendus dans les rapports sociaux de
la mise en place du nouveau « système technique ».
C'est plutôt contre l' « idéologie de la
technique et de la science » qu'est, notamment, dirigée la
« rationalité communicationnelle ».
L'idéologie en question, telle que Habermas l'a critiquée, repose
sur le préjugé selon lequel il n'y a de rationalité que
dans la science au sens strict du terme. Sur ce préjugé peuvent
alors se constituer des « idéologies » tout à
fait opposées, mais qui, en un certain sens, s'avèrent
complémentaires : en effet, ou bien l'on considère que toute
question est susceptible d'un traitement scientifique ; ou bien l'on admet
que les questions d'ordre éthique échappent, par principe,
à l'élucidation scientifique, de sorte qu'elles seraient
nécessairement irrationnelles. Voilà deux positions - le
scientisme et l'existentialisme - opposées, mais complémentaires
au niveau de la fonction idéologique : le premier cas
révèle que la sphère politique doit être
réservée aux seules personnes expertes en la matière, ce
qui rend caduque la démocratie ; le deuxième cas au
contraire, fait éclater le principe d'une formation démocratique
de la volonté politique qui n'est pas plus fondée comme n'importe
quelle autre tradition historique contingente. Or ces deux cas affadissent
l'idée de la démocratie dans la mesure où tous deux
reposent sur une conception erronée de la rationalité :
cette dernière n'est en effet pensée que sur le modèle
d'une rationalité scientifique. Dans ce sens, ces deux positions sont
incapables de penser une certaine rationalité élargie au concept
de la raison pratique. Et c'est dans cette mesure que toutes les deux se
montrent également impuissantes à fonder l'idée
démocratique du point de vue de la rationalité politique. Ni
l'une ni l'autre ne peuvent accéder à la pensée d'un
lien nécessaire entre rationalité politique et
légitimité démocratique. Or, comment faire
apparaître ce « lien
nécessaire » ? Habermas s'est efforcé de
fonder la légitimité en raison ; et c'est là
qu'intervient « la rationalité communicationnelle ».
Elle se présente alors comme une « éthique de la
discussion » dans un environnement perverti par la domination.
II.1. Rationalité et
rationalisation
Dans Le discours philosophique de la
modernité, Habermas répondait aux critiques radicales
adressées à la raison. Il était question de sauver et de
réhabiliter la raison et toutes les formes de rationalité. Max
Horkheimer avait écrit une Eclipse de la raison54(*), dans laquelle il
dénonçait la « raison instrumentale »
identifiée à la raison moderne. Habermas lui, tente de montrer
que la raison est irréductible à l'instrumentalité. En
recourant à l'analyse, il refuse de dénoncer la
rationalité moderne au nom de ses ancêtres historiques. Pour notre
auteur, une telle « critique de l'idéologie », qui
tente de ressusciter la substance de la raison objective, est une entreprise
désespérée. Contrairement à l'ancienne
Théorie critique,
« la théorie de l'agir communicationnel peut,
selon lui, s'assurer du contenu raisonnable des structures anthropologiques
profondes, dans une analyse qui se veut avant tout de reconstruction,
c'est-à-dire qui se veut anhistorique. Elle décrit les
structures de l'action et de l'entente, structures que nous
révèle le savoir intuitif des membres compétents des
sociétés modernes »55(*).
Les caractéristiques générales du langage
et de l'action quotidiens nous présentent un ensemble de formes de
rationalité qui ne reposent pas sur un calcul des moyens pour parvenir
à nos fins, mais sur la possibilité de la critique et de la
justification réciproques. Or il se trouve que ces formes
générales de rationalité, différenciées
selon leurs domaines d'application à des fins de connaissance, d'entente
sur des normes, d'expression subjective ou d'évaluation, sont
constitutivement modernes puisqu'elles n'apparaissent qu'au cours des processus
historiques qui défont les traditions toutes puissantes ancrées
dans la religion. Il est donc clair que Habermas ne considère pas la
rationalisation comme un processus en lui-même pathogène, qui
rationaliserait l'économie ou l'administration étatique, et cela
aussi longtemps qu'elle ne parasite pas les sphères de vie et de culture
qui ont besoin de rester à l'abri d'une instrumentalisation
systémique.
Pour Habermas, la rationalisation systémique consiste
fondamentalement à soumettre aux mécanismes du marché ou
du traitement bureaucratique des opérations qui, jusque-là, ont
fait l'objet de négociations au cas par cas entre individus. Max Weber
croyait que la rationalisation occidentale était un processus paradoxal
qui, d'un côté, libérait les différentes
« sphères de valeurs » de l'amalgame qu'elles
formaient dans les traditions religieuses mais qui, de l'autre, les privait de
leur logique propre, détruisant ainsi à la fois les ressources du
sens et les conditions de la liberté individuelle. Mais, Habermas refuse
ce paradoxe. La rationalisation ne peut devenir paradoxale et pathogène
que dans la mesure où elle empiète sur les domaines du monde
vécu dans lesquels la culture, la socialisation et l'intégration
sociale par les normes doivent se dérouler à l'abri des
mécanismes systémiques de la commercialisation et de la
bureaucratisation. De ce fait, Habermas se donne comme tâche de redonner
une nouvelle vigueur au « projet philosophique
inachevé » afin de réactiver le potentiel de raison
contenu dans le champ de la communication et de la compréhension
langagières par le dépassement de la raison substantielle et de
celle centrée sur le sujet : la raison n'est pas soumise uniquement
aux impératifs de l'économie ou du pouvoir ; elle est
capable d'un « agir orienté vers
l'intercompréhension ». C'est la domination qui déforme
la pratique communicationnelle, occultant et idéologisant ainsi la
modernité56(*).
II.2. L'espace public perverti par
la domination
Le paradigme communicationnel fonctionne comme centre de
gravité de la vision historique et politique ; l'appréhension des
rapports de pouvoir et de domination en découle directement. En effet,
analysée en termes politiques, l'évolution décrite par
Habermas révèle un Etat détenteur du pouvoir mais qui
demeure en dehors de la sphère publique ; plutôt, c'est la
nouvelle sphère publique qui s'est en fait affirmée
elle-même comme coupée de tout rapport de pouvoir. Le principe
même de la publicité, de l'opinion publique
[Öffentlichkeit] se trouve donc investi d'un véritable
rôle émancipateur : l'espace public est devenu une instance
critique effective, un lieu de contrôle - voire de transformation - de
l'exercice du pouvoir étatique.
C'est Kant qui, aux yeux de Habermas, est le premier
véritable théoricien de ces changements politiques de la
modernité ; en affirmant que le pouvoir appartient à la seule
raison, Kant fonde ainsi théoriquement les principes de la nouvelle
réalité politique qu'il a devant les yeux. L'homme entre dans sa
majorité à partir du moment où, distinguant l'usage public
de l'usage privé de sa raison, il fait apparaître une
sphère publique qui s'affirme par son rôle politique, en
étant la médiatrice entre l'Etat et la société.
Dans cette relecture de Kant, Habermas évoque en fait un idéal
politique qu'avait révélé la modernité : le
modèle libéral de l'espace public bourgeois, un modèle de
transparence communicationnelle, un modèle qui aurait fourni à la
modernité son contenu normatif. En effet, ayant décrit cet
idéal, Habermas entreprend d'expliquer et de mettre en évidence
ce qui l'a perverti, et, bien sûr, ce qui permet de le maintenir comme
idéal. A partir du milieu du XIXème siècle et
avec l'avènement du « Social Welfare
State » (l'Etat-providence), l'opinion publique s'est peu
à peu laissé déposséder de son potentiel critique ;
l'espace public s'est « reféodalisé »,
c'est-à-dire que le pouvoir et la domination y ont retrouvé une
nouvelle forme et par là, une véritable place. Plus
précisément, Habermas poursuit son analyse en mettant en
évidence l'apparition, en deux temps, d'un autre type de
« Publicité », d'une autre pratique des rapports
politiques, d'une nouvelle structuration de la société. La
transformation résulte en fait directement de l'extension, puis de la
dégradation de la « Publicité » telle que
l'avait établie la société bourgeoise du
XVIIIème siècle57(*).
Le modèle de l'espace public s'est ainsi perverti par
son propre développement ; alors qu'il supposait une stricte
séparation entre les domaines privé et public, son extension et
la généralisation de son principe ont fait advenir une
sphère sociale qui a tout perdu de son autonomie initiale. En effet, le
rôle de médiateur entre l'Etat et la société que la
sphère publique assumait à ses débuts a peu à peu
changé de mains ; ce sont en fait des institutions relevant soit de la
sphère privée soit d'une sphère publique qui ont
dépossédé le « public des personnes
privées » de sa véritable fonction politique. Cette
fonction se trouve dès lors dénaturée en son principe
même, puisqu'elle s'effectue désormais dans le cadre d'un
rééquilibrage des pouvoirs que favorise cette
interpénétration de l'Etat et de la société : les
domaines étatisés de la société et ceux
socialisés de l'Etat composent ensemble une sphère qui demeure
tout juste un intermédiaire et où l'authenticité de la
communication critique a, de nouveau, laissé la place à la
manipulation, voire à une certaine domination. Cela n'appelle-t-il pas
un certain décollage, mieux un changement de paradigme ?
II.3. Le changement de paradigme
de Jürgen Habermas
La notion de paradigme58(*) fut introduite par Kuhn pour désigner
l'ensemble des procédures, des hypothèses, des valeurs, des
croyances et des résultats qui caractérisent une
communauté scientifique et lui donnent sa cohérence. Chez Kuhn,
cette notion permet de saisir ce qui distingue la recherche scientifique
proprement dite de toute autre pratique cognitive ; mais le paradigme
désigne dans le même temps un état d'esprit, une tradition,
un mode d'appréhension du réel et une véritable vision du
monde que partagent - même à des siècles d'intervalle -
chercheurs, penseurs et spécialistes d'un même problème.
Appliquer cette notion à l'histoire de la philosophie relève sans
aucun doute d'une extension ou d'une torsion que réfuterait probablement
Kuhn lui-même. Néanmoins, si l'on s'autorise à
dépasser l'emploi originel qui en fut fait, il semble que l'idée
d'un changement de paradigme soit particulièrement
féconde pour caractériser, en partie au moins, le rapport que
Habermas entretient avec la tradition philosophique.
II.3.1. Un autre regard sur la
modernité
Parler d'un « changement de paradigme »,
ce pourrait donc être d'abord appréhender une pensée comme
une nouvelle vision, comme un nouveau regard sur une tradition
déjà instituée. L'emploi de cette expression semble
d'ailleurs d'autant plus juste que Habermas qualifie lui-même ainsi sa
lecture, ou plutôt sa relecture, de la pensée philosophique
moderne et donc l'ensemble de son entreprise. Le travail de la
déconstruction ne peut avoir de conséquences
définissables, qu'à partir du moment où le paradigme de la
conscience de soi, de l'autoréférence d'un sujet qui
connaît et agit dans l'isolement est remplacé par un autre
paradigme, en l'occurrence par celui de l'intercompréhension,
c'est-à-dire de la relation intersubjective entre des individus qui,
socialisés à travers la communication, se reconnaissent
réciproquement.
L'impératif que se fixe Habermas paraît ainsi
tout à fait fondamental, car l'affirmation qui s'y exprime doit
être expliquée, justifiée et même
démontrée. Habermas ne se borne pas à énoncer la
nécessité d'un abandon de l'ancien paradigme de la philosophie du
sujet, il entend surtout assumer cette nécessité -
c'est-à-dire ne pas se limiter à une critique qui, en fait,
n'aurait pas su quitter les termes de son objet - en proposant lui-même
une démarche constructive, un changement de paradigme, ce qu'il appelle
un autre cadre conceptuel. Dès lors, la démarche qu'il entreprend
se laisse comprendre clairement ; il entend montrer que les critiques radicales
faites à la raison (et donc à la modernité) n'autorisent
pas à désespérer de son potentiel d'émancipation.
En effet, le concept de raison critiquée restait intimement liée
aux présuppositions de la philosophie de la conscience, si bien que les
critiques de la raison sont demeurées des critiques de ce paradigme,
c'est-à-dire, des critiques menées de l'intérieur de
celui-ci : pour Habermas, elles ont été incapables de s'en
libérer faute de pouvoir s'ancrer dans un autre. Ainsi, la
modernité ayant promu un aspect de la raison - la raison instrumentale -
et cet aspect ayant engendré des effets massifs de réification,
d'oppression et d'aliénation, la critique s'est abandonnée au
piège de la critique immédiate.
Or pour Habermas, il convient, aujourd'hui, de raisonner en
termes plus vastes et de se doter d'un concept de raison plus englobant ;
dès lors, ce n'est plus la raison comme telle qui est source de
réification ou de domination, mais une exploitation sélective de
ses potentialités dans l'histoire de l'Occident moderne. Cependant, de
façon relativement paradoxale, Habermas présente lui-même
la position qu'il entend tenir comme un retour. Tout fonctionne en effet, comme
si, effrayé par sa propre capacité à innover, Habermas
prétendait fonder et enraciner son apport personnel dans une tradition
dont il ne serait que le modeste continuateur59(*). Ainsi, bien souvent, pour ne pas dire
systématiquement, le paradigme de la « raison
communicationnelle » est présenté comme une
redécouverte de ce qui se trouvait déjà en germe chez
d'autres, comme une voie déjà maintes fois entrevue mais jamais
vraiment empruntée. L'idée d'une raison centrée sur la
communication ou d'un dualisme radical entre travail et interaction pourrait
ainsi se déduire d'une certaine relecture de Marx ou se déceler
dans la philosophie de l'esprit du jeune Hegel ou encore chez Kant et Fichte.
Du côté des sociologues, Habermas n'estime faire que reconstruire
ce que pressentaient Dilthey, Mead, Durkheim ou Parsons.
Ainsi se comprend donc Le Discours philosophique de la
modernité que reconstruit Habermas [...]. Il s'identifie en quelque
sorte à une sorte d'archéologie de tous les discours tenus par la
tradition philosophique moderne et post-moderne dont le seul but ou la seule
fin serait de montrer le caractère nécessaire ou même
évident de cet aboutissement que représenterait la
« raison communicationnelle ». Car de quoi s'agit-il ?
En fait, Habermas ambitionne de se détacher de la philosophie du sujet,
ce paradigme inauguré d'une part par le cogito cartésien limitant
la raison à la vérité de la connaissance objective, et
repris d'autre part par « l'ordre social » hobbesien
limitant les sujets à des « actions rationnelles par rapport
à une fin ». Rapportant une théorie de la connaissance
à une théorie de l'action, Habermas reconstruit ainsi
une théorie de la société qui est toujours en même
temps une théorie de la modernité ou plutôt, devrait-on
dire, un regard sur la modernité.
II.3.2. L'intérêt de
la connaissance « émancipatoire »
« Une critique radicale de la connaissance n'est
possible que sous la forme d'une théorie de la
société ». Par ce point de départ, qui est en
même temps une thèse à conquérir, Habermas reprend
un des principes fondateurs de l'Ecole de Francfort ; le prétexte et la
fin de ce programme épistémologique se déclinent selon
deux plans : d'une part, une vive critique du positivisme, d'autre part,
une réactivation de l'idée kantienne d'une théorie de
la connaissance.
Cependant, la clef de cette nouvelle entreprise se trouve dans
la réappropriation d'une autre source : la psychanalyse. En effet, sur
un mode qu'il rapproche de la cure analytique et de la critique du sens chez
Freud, Habermas introduit le concept d'autoréflexion
[Selbstreflexion] ; celui-ci caractérise une activité
cognitive dont le sens et la signification supposent, au préalable, une
réflexion nécessaire du sujet sur lui-même. Habermas
rapporte ainsi l'autoréflexion au paradigme de la communication : elle
est une communication idéale du sujet avec lui-même ;
l'aliénation est alors représentée comme une perte de
communication avec soi du sujet, tandis que l'émancipation qui doit l'en
extraire est cette conquête que l'autoréflexion entreprend dans un
mouvement de libération de la communication. Le modèle est donc
celui d'une transparence communicationnelle posée comme un idéal
nécessaire, comme un horizon d'attente dont l'enjeu réside dans
un processus de pratique cognitive : c'est ainsi qu'il faut comprendre le sens
de cette « théorie de la connaissance comme théorie de
la société ».
Toute activité scientifique, toute forme de savoir se
lit ainsi comme une production de sens dont il faut évaluer la
portée et la validité. Or, pour Habermas, c'est au travers de
cette détermination subjective qui habite la pratique de l'homme de
science que tout se joue : c'est ce qu'il appelle
l'intérêt, c'est-à-dire la condition à
laquelle on peut lier les productions scientifiques aveugles à la
perspective de l'évolution sociale. Dans un premier temps, apparaissent
alors deux intérêts : l'intérêt technique, ou le fait
de disposer techniquement des choses, et l'intérêt pratique, ou le
fait de maintenir l'intersubjectivité d'une compréhension entre
individus.
Ainsi Habermas peut affirmer que l'intérêt
commande la connaissance, c'est-à-dire qu'il définit et fixe seul
les conditions de l'objectivité possible de cette connaissance.
L'intérêt de connaissance
« émancipatoire » - pour la suppression de la
domination - commanderait le point de vue de la « critique
idéologique ». Or, par rapport à cette hypothèse
d'une connaissance fondamentalement intéressée, la
question toujours sous-jacente serait alors pour nous la suivante :
« comment le politique doit-il être
conçu ? », mais aussi : « que doit-il en
être réellement du politique ? ». C'est à
travers une telle interrogation que l'exigence du
« philosophe » ne ferait plus qu'une avec celle du
« citoyen ». L'exigence normative sous-tend alors la
réflexion d'une phénoménologie du politique qui devra en
parcourir les différentes approches cognitives, du point de vue de
leur aptitude à satisfaire cette exigence : notre
questionnement est un questionnement intéressé. Mais encore, ne
faudrait-il pas qu'en conséquence de ce qu'elle est, une telle exigence
puisse prétendre, au-delà de la certitude, à la forme
universelle de la vérité ? Elle devra dans ces conditions
requérir la procédure de la rationalité : là
même où il ne serait question que de théorie politique, la
recherche d'une validité universelle pour l'intérêt qui
pratiquement oriente cette connaissance implique encore la
référence à la rationalité
communicationnelle, principe de toute démocratie.
Le devenir-idéologique de la connaissance signifie
à chaque fois l'oubli de la méthode propre et le mépris
des autres méthodes. Il peut s'analyser comme une perte de
communication avec soi-même et avec autrui - ce qui fausse la
connaissance à laquelle peuvent par ailleurs légitimement
prétendre les différentes approches du politique. C'est pourquoi
il conviendrait de restituer à celles-ci leur
« droit » en les assignant à l'intérieur de
leurs limites respectives de compétence. Par là, la
rationalité communicationnelle doit être
présupposée à cet exercice pour ainsi dire
« juridictionnel » de la critique. Ce point de vue est
celui que Habermas prétend dégager à partir de sa
pragmatique universelle : c'est le point de vue d'une
« situation idéale de parole » et de communication,
où pourrait s'établir la reconnaissance fondée des
prétentions émises à la validité. C'est alors que
ce point de vue de la pragmatique universelle donnerait véritablement
accès à l'idée d'une légitimité
démocratique.
II.4. L'idée d'une
rationalité communicationnelle
Le coeur philosophique de la pensée de Habermas est une
théorie de la raison, des rationalités et des formes de
rationalisation. C'est là d'ailleurs, selon notre auteur, le domaine
propre de la philosophie :
« La rationalité des opinions et des actions
est un thème sur lequel travaille traditionnellement la philosophie. On
peut même dire que la pensée philosophique provient du devenir
réflexif de la raison incorporée dans la connaissance, dans la
parole et dans l'action. Le thème fondamental de la philosophie est la
raison »60(*).
Ce qui importe dans notre contexte, c'est surtout de voir
comment le concept de la rationalité communicationnelle est un
concept nécessaire. En effet, comment une
société en général serait-elle seulement
possible sans la présupposition d'une entente au moins implicite de
ses membres à propos des normes qui leur permettent fondamentalement de
coordonner leurs actions ? Par le mot « normes »,
il faut entendre ici tout aussi bien l'ensemble des significations socialement
instituées, y compris les symboles du langage eux-mêmes. Nous
pourrions parler, dans un langage philosophique, des catégories de
l'intersubjectivité, qui sont constitutives de ce que Hegel entend
par l' « esprit objectif », c'est-à-dire l'ensemble
des règles qui fonctionnent comme la grammaire d'une langue à
l'égard des hommes qui la parlent. Or ces « normes
symboliques » ou encore ces « règles
grammaticales », qui sont en quelque sorte les transcendantaux d'une
société comme telle, comment sont-elles à leur tour
seulement possibles sans la présupposition encore plus fondamentale
d'une activité constitutive et de l'entente sur ces règles et de
ces règles elles-mêmes ? Il devient alors tout à
fait clair que l'activité stratégique61(*) ne peut absolument pas fournir
le concept d'une telle activité « originaire », mais
seulement l'activité communicationnelle en tant que telle. Seule, la
rationalité communicationnelle est d'elle-même productrice de
« sens » ; et tandis que l'activité
stratégique ne produit que de l'expérience d'autrui, seule
l'activité communicationnelle produit en outre de
l'interprétation de l'expérience sociale. Car elle seule
est une activité réflexive. Elle seule peut ainsi
établir ce qui vaut socialement dans
l'intersubjectivité : représentations collectives,
images du monde, normes sociales, valeurs morales, légitimations
politiques, références esthétiques, symboles
linguistiques, etc. C'est ici que nous pouvons retrouver le lien avec
l'idée de la « raison pratique ». Mais, dans son
essence, cette « raison pratique » se fait ici
connaître comme « raison
communicationnelle » (Kommunikative Vernunft).
Dès lors, Habermas peut parler d'une « raison
communicationnelle » parce qu'un principe d'universalisation
serait déjà impliqué dans les structures mêmes de la
discussion.
La « raison communicationnelle » de
Habermas ouvre des pistes théoriques qui mériteraient
véritablement d'être prises au sérieux. Pour Habermas, en
outre, l'éthique trouverait spontanément son principe
dans la « raison » immanente à cette
« activité orientée à
l'intercompréhension ».
« Spontanément », car la communication est, dans son
concept, déjà normative. C'est déjà dans la
pratique la plus ordinaire du langage que ceux qui s'engagent dans la
communication doivent se faire comprendre, et lorsqu'ils défendent une
position, faire reconnaître leurs arguments. Aussi bien est-ce là
poser une condition minimale et une exigence infinie :
prétendre à la vérité est la condition minimale
d'une discussion ; mais réaliser cette prétention dans
l'intersubjectivité fait sans cesse reculer l'horizon d'une pratique
concrète : la transcendance réside au sein
même de la proximité ; étant à la fois ce qu'il
y a de plus proche et de mieux connu de nous, elle reste pourtant
l'idéal à réaliser pour l'humanité :
l'idéal du « nous » dans lequel les
« je » peuvent dépasser leur certitude
personnelle pour élever celle-ci à la forme universelle de la
vérité.
Nous retrouvons ici la parole d'A. Philonenko à propos
de Fichte. C'est l'éclatement merveilleux de l'actualité
indubitable de Fichte et de la modernité de Habermas. Tout comme Fichte
naguère, Habermas pense que le discours du philosophe n'est pas
désintéressé, que le discours philosophique est aussi par
conséquent un discours engagé, et qu'il est dans ce sens
déjà politique. Mais politique, cette « raison
décidée » l'est surtout en un sens plus profond. En
effet, la certitude personnelle se transforme en vérité
universelle, lorsque les « je » se dépassent dans un
« nous », qui est l'accord politique des
consciences. Chez Habermas tout comme chez Fichte, c'est la force d'une
pensée critique qui révèle le fondement politique face au
paradoxe apparent d'un discours de la certitude qui sans se confondre avec la
vérité ne cesse pas moins d'y prétendre. En
réalité, le « je » se pense dans l'espace du
« nous » qui est l'élément politique par
excellence, et que par ailleurs, la pensée critique reconnaît
comme fondement de toute prétention à la vérité.
« Le ``nous'', suggérait A. Philonenko toujours à
propos de Fichte, est l'idéal qui doit être atteint
grâce à la confrontation loyale des certitudes des ``je'', qui se
sont librement dégagés de l'opinion »62(*). Ici, Fichte et Habermas se
rencontrent : le « nous » apparaît à la
fois comme fondement critique et comme idéal moral. Mais, l'idéal
doit aussi pouvoir être réalisé. Surgit alors le
problème politique que pose la tension entre théorie et
pratique, boisson amère de la modernité. Dans l'ouvrage que
Habermas consacra à cette question, tous les essais vont dans le
même sens : la communication est la catégorie
politique qui doit résoudre la tension moderne entre théorie et
pratique. Mais cette idée d'activité communicationnelle n'a de
sens que dans une communauté de personnes dont on présume
qu'elles observent le même monde, des personnes physiquement capables
d'expériences véridiques, dont les motivations les portent
à parler « véridiquement » de leurs
expériences, et qui parlent selon des schémas d'expression
reconnaissables et partager.
II.4.1. La notion du monde
vécu
L'analyse de ce mouvement de rationalisation porte ainsi
Habermas à approfondir ce qui en est le moteur, la communication et le
consensus que celle-ci génère : il introduit pour
l'éclairer la notion de « monde vécu »
[Lebenswelt]. Celui-ci est en fait « l'horizon »
à partir duquel les sujets sont à même de communiquer : il
est cet arrière-fond de convictions plus ou moins diffuses et de
capacités partagées par tous ceux qui autorisent l'action en vue
d'un consensus. Habermas divise alors le monde vécu en culture,
société et personnalité : la culture est
définie comme le savoir disponible où les sujets puisent des
interprétations ; la société comme les ordres
légitimes à travers lesquels les individus règlent leur
appartenance à des groupes sociaux ; et enfin la
personnalité comme les compétences qui rendent un sujet capable
de parole et d'action.
Il ne s'agit pas ici de discuter de la pertinence de cette
analyse de la communication chez Habermas, mais plutôt d'en tirer les
conséquences sur le plan de sa réflexion politique. La notion de
« monde vécu » recouvre dans les processus d'action
communicationnelle les conditions d'une production de sens ; pour Habermas,
elle permet ainsi de rendre compte de la « reproduction
culturelle », de « l'intégration sociale »
et de la socialisation. Néanmoins, elle n'épuise en rien
l'ensemble du contexte social, économique et politique dans lequel sont
plongés les acteurs : Habermas articule donc le monde vécu
à la notion de « système ». Cette
dernière désigne, par complémentarité, l'espace
social qui abrite les activités rationnelles par rapport à une
fin - c'est-à-dire l'ensemble des conditions matérielles
objectives qui s'imposent aux acteurs par des processus de régulation
technique et de reproduction strictement autonomes -. Mais l'analyse
habermassienne ne s'arrête pas à cette dualité
fictive : la théorie de la société se construit
à travers les correspondances et de l'articulation problématique
de l'évolution de ces deux réalités. Habermas
considère l'évolution sociale comme un procès de
différenciation d'ordre secondaire. Système et monde vécu
se différencient simultanément du fait que croissent la
complexité de l'un et la rationalité de l'autre. La disjonction
entre système et monde vécu se constitue de telle sorte que le
monde vécu, d'abord coextensif à un système social peu
différencié, est de plus en plus rabaissé au rang d'un
sous-système à côté des autres. En même temps,
le monde vécu reste le sous-système qui définit
l'état du système social dans son ensemble. C'est pourquoi les
mécanismes systémiques ont besoin d'un ancrage dans le monde
vécu. Il faut les institutionnaliser.
Cette « institutionnalisation » renvoie
chez Habermas au besoin nécessaire que rencontre le système -
divisé en sous-systèmes différenciés - de se
coupler avec le monde vécu, c'est-à-dire avec les individus qui
s'y meuvent. A la suite des travaux sociologiques de T. Parsons, Habermas
analyse cette articulation en recourant à des « médiums
régulateurs » ; ceux-ci sont au nombre de deux : l'argent
et le pouvoir. Le premier est au centre de la sphère économique,
le second au centre de la sphère politique. Au sein des
« sous-systèmes » auxquels ils sont
rattachés, ces derniers « fonctionnent » de la
même façon que la communication langagière au sein du monde
vécu. Mais, ce qui est ici politiquement fondamental, c'est la
coexistence de ces deux « univers ». Parsons avait
interprété le monde vécu comme un sous système
parmi d'autres, tandis que Habermas entend montrer son caractère
premier. Certes, la « colonisation du monde vécu »
par des « logiques instrumentales ou stratégiques »
est un phénomène à l'oeuvre dans la rationalisation
occidentale, mais c'est elle qui fait de la théorie de la
société un enjeu politique. Cette évolution est justement
ce que la pensée critique doit remettre en cause en réaffirmant
la force démocratique que recèle l'action communicationnelle,
avec sa prétention d'un contrôle des sous-systèmes par le
monde vécu. Il s'agit donc de rattacher les médiums
régulateurs à la communication langagière à
laquelle ils se sont substitués.
On voit alors apparaître l'idée d'activité
communicationnelle en tant que celle-ci structure le monde vécu :
« Très grossièrement, l'unanimité
anticipée à propos des expériences [...] présuppose
une communauté d'autres personnes dont on présume qu'elles
observent le même monde, des personnes physiquement capables
d'expériences véridiques [les sujets capables de parler et
d'agir, chez Habermas], dont les motivations les portent à parler
« véridiquement » de leurs expériences, et
qui parlent selon des schémas d'expression reconnaissables et
partagés. Lorsque des divergences se présentent [aspect
également essentiel chez Habermas, le passage à l'argumentation
ne se faisant pas sans dissensus], ceux qui tiennent des raisonnements relatifs
au monde se sont préparés à mettre en question tel ou tel
aspect contenu dans ces raisonnements. Pour celui qui tient ces raisonnements,
une discordance impose qu'il y a des raisons de croire que telle ou telle
condition supposée remplie dans l'anticipation de l'unanimité ne
l'a pas été. » Ainsi les solutions qui visent à
réduire la discordance, « ne mettront pas en question
l'intersubjectivité du monde, mais l'adéquation des
méthodes par lesquelles le monde est expérimenté et
relaté »63(*). Ce monde vécu procure à la
communauté humaine, les fondements offrant une garantie pour une sorte
particulière de discussion. Mais c'est quoi cette discussion ?
II.4.2. La discussion
Chez Habermas, la discussion est la pratique qui rend possible
l'universalisation des intérêts. En effet, la discussion
n'est-elle pas dans la raison même cette pratique consensuelle qui permet
de concilier des intérêts au départ conflictuels ?
Sans doute faut-il entendre ici la discussion dans le sens fort d'une
discussion rationnelle ou, tout simplement, la concevoir comme une vraie
discussion. La « vraie » discussion est celle qui ne
connaît que les raisons (Gründe) ou, si l'on
préfère, les seuls arguments du discours, et non les
« faux » arguments de l'autorité, de l'intimidation,
de la menace ou de la contrainte. Car seuls peuvent être retenus dans une
discussion véritable les arguments dignes de ce nom, c'est-à-dire
ceux qui ne sont invoqués qu'au titre de ce qui serait susceptible
d'être admis par chacun et par tous comme étant valables. De
là, on peut envisager l'élaboration d'un droit
résultant de l'universalisation des intérêts dans la
discussion rationnelle et l'argumentation publique pratique. Nous voyons
là resplendir, en quelque sorte, le modèle démocratique de
Habermas : le consensus. Un modèle qui n'est pas le
modèle libéral du compromis. Car le premier
exprime les intérêts sociaux dans l'universalisation d'une
discussion, tandis que le second ne fait que régler ces
intérêts par l'application de principes universalistes. Mais,
quand on regarde la configuration géopolitique actuelle, on se rend
compte que les sociétés sont divisées, et que les
individus sont très différents entre eux. Dans cette turbulence,
les politiques unanimistes ont pu engendrer les « démocraties
totalitaires »64(*), tandis que les sociétés libres ont
opté pour la logique pluraliste. La démocratie véritable
ne trouve-elle pas alors son fondement dans ce qui est
précisément dénié par les idéologies
totalitaires : la division, le dissensus, le conflit même ?
N'est-ce pas dans ce fait que résiderait précisément
l'essence du social ; et ne devrait-on pas alors en faire un droit normant
les représentations politiques comme l'antidote le plus sûr contre
la domination ? C'est dans ce contexte que la vision politique de Habermas
fait valoir sa force. Il ne s'agit pas en effet de fuir la domination et sa
cohorte de malheurs.
La reconnaissance juridique de ce fait, qui est un fait
démocratique ou politique, est ce qui donne justement aux
sociétés de se représenter politiquement avec une certaine
authenticité. Mais il nous semble cependant que les
représentations politiques ne sauraient avoir pour seule fin de
réfracter en somme la réalité sociale ; encore moins
devraient-elles figer cette réalité en s'érigeant au rang
de représentations normatives pour la régulation d'une pratique.
Peut-être même qu'en posant la représentation de la division
et du conflit à l'horizon du sens de la pratique on instaure une
véritable contradiction. En effet, même si elle est conflictuelle
dans son motif, la pratique sociale et politique n'est-elle pas cependant
consensuelle dans sa raison ? N'a-t-elle pas de sens que pour autant
qu'elle doive coordonner la particularité factuelle des
intérêts en direction d'un universel, à vrai dire
déjà présent dans l'esprit même du droit
moderne ? Et, dans ce cas, n'est-ce pas l'universel qui doit être la
représentation normative, afin que la pratique sociale et politique
puisse avoir un sens ? Or c'est là la vision politique de
Habermas : l'universel doit être posé à l'horizon du
sens. Cependant, il est question ici d'un discours sur le politique.
L'idéologie peut s'y produire dans la mesure où le point de vue
des « faits » observables et mesurables tend à
s'universaliser en une sorte de « vision du monde », qui
devient du coup normative en imposant comme une loi sa propre
interprétation de la réalité.
II.4.3. La dimension morale de la
rationalité communicationnelle
Dans la Théorie de l'agir communicationnel, la
fonction d'unification incombe surtout à l'un des types de
validité.
« Pour autant que la sphère religieuse a
été constructive de la société, écrit
Habermas, il va de soi que ni la science ni l'art n'assument l'héritage
de la religion ; seule la morale déployée en éthique
de la discussion, prenant forme fluide dans la communication, peut, dans
cette perspective, se substituer à l'autorité du
sacré. En elle, le noyau archaïque du normatif s'est dissout,
avec elle se déploie le sens rationnel de la validité normative.
[...] Durkheim pense lui aussi que seule la force d'une morale universaliste
est capable de maintenir unie une société
sécularisée et de remplacer, à un niveau de haute
abstraction, le consensus normatif de base, garanti par le
rituel »65(*).
Parmi les aspects de la rationalité communicationnelle,
la dimension morale, sur laquelle se focalisent au moins autant de
malentendus et d'objections que sur la notion de communication, parait donc
capitale. Elle y intervient non pas comme doctrine mais tout simplement comme
méthode de résolution des conflits, du dépassement de la
violence de la domination. Or, en tant que telle, la morale est
considérée comme l'héritière de la religion.
Chez Habermas, il faut souligner le statut qu'occupe la
morale, dans la Théorie de l'agir communicationnel comme
déjà dans Raison et légitimité, notamment
par rapport au droit et à la politique. Deux ans après sa grande
Théorie, en 1983, Habermas publie, dans Morale et
communication, quatre essais dont les plus longs traitent
précisément de la morale. Il y engage, entre autres, le
débat avec John Rawls, sans encore aborder les problèmes de la
« justice politique », et avec Karl-Otto Appel, avec qui il
partage l'approche de l' « éthique de la
discussion », mais sur des bases philosophiques différentes,
qui ne sont pas étrangères aux interrogations sociologiques et
politiques à Habermas. La question du droit et de la politique est
quasiment absente. De même dans le Discours philosophique de la
modernité66(*), qui tire les conclusions proprement
philosophiques du changement de paradigme proposé dans la
Théorie de 1981.
Cependant, dans une préface de novembre 1986 à
l'édition française de la Théorie de l'agir
communicationnel, un nouveau changement de perspective s'annonce
clairement : « Actuellement, je reprends à nouveaux frais
le rapport complexe entre droit, morale, et moralité sociale, et
j'examine la justesse de mes thèses sur la juridicisation, qui sont
peut-être trop tranchées »67(*). Ainsi s'éclipse la
place centrale de la morale dans la pensée de Habermas. En fait,
Habermas doute du droit, qui selon lui contribue à la
« colonisation » du monde vécu social en s'appuyant
sur des mécanismes systémiques faisant l'économie de
l'entente au moyen du langage. Manifestement, cette opposition vient de Weber
avec son éthique protestante des principes et son institutionnalisation
dans le droit moderne, structuré par la rationalité fins/moyens
et du même coup mis au service du marché et de l'Etat. Pour
contester ce positivisme juridique de Weber, Habermas s'engage, dans un premier
temps, à « remoraliser » le droit :
« La séparation, accomplie
avec le droit moderne, entre moralité et légalité
entraîne au niveau des conséquences le problème
suivant : c'est que le domaine de la légalité a besoin
dans sa totalité d'une justification pratique. La sphère
du droit, libérée de la morale, tout en exigeant des sujets de
droit qu'ils soient prêts à obéir à la loi, renvoie
à une morale qui, de son côté, est fondée sur des
principes »68(*).
Il est bien clair que Habermas n'envisage pas encore ici, une
fondation autonome du droit. Pourtant, il reste toujours convaincu que le droit
ne saurait couper les ponts avec des principes moraux tels que
l'impartialité ou l'exigence de faire valoir des intérêts
universalisables, même s'il changera de point de vue à la fois sur
la dépendance du droit à l'égard de la morale et sur le
danger inhérent à la « juridicisation ». Mais
en fin de compte, Habermas finira par ne plus penser que la morale est,
à elle seule, capable d'unir la société. Le rôle du
sacré sera assumé à la fois par la morale et par le droit
qui partage avec elle le statut d'un système de savoir et de
jugement : « La forme du droit devient nécessaire pour
compenser les déficits qui apparaissent avec le déclin de la
morale sociale traditionnelle. La morale autonome, uniquement soutenue par des
justifications rationnelles, ne garantit guère, en effet, que des
jugements corrects »69(*). Pour Habermas, il faut des lois et des institutions
pour concrétiser nos convictions morales, pour mettre en pratique notre
moralité70(*). Le
droit est la condition sine qua non d'une solidarité qui traverse
l'espace de la proximité ; une solidarité qui déborde
pour atteindre celui qui est au loin. C'est, en réalité, le mode
originaire de règlement des conflits à côté de la
morale. Dans ce sens, le droit ne peut plus être considéré
comme un médium favorisant l'intrusion des systèmes sociaux dans
le « monde vécu ». Celui-ci n'est donc plus en
situation de « résistance » contre la
juridicisation. Bien au contraire, le droit est un canal qui permet aux
citoyens, sujets de droit, de faire efficacement valoir leurs
intérêts légitimes à l'égard des
empiètements du marché et de l'Etat. Ce sont eux, d'ailleurs,
qui, à travers le « pouvoir communicationnel »
qu'ils déploient dans l'espace public, exercent une certaine influence
décisive sur les orientations politiques de leur société.
C'est chez Habermas, le désir de ne plus opposer les sujets sociaux
à un régime politique censé en appeler à la
loyauté des masses, mais d'ancrer la démocratie dans une
société civile de citoyens qui restent en pleine possession de
leur souveraineté politique à travers la communication. Mais que
faut-il entendre ici, par « communication » ? Il ne
s'agit pas d'une conversation ou d'une transmission neutre d'informations, mais
d'un concept sur lequel reposait toute perception critique de l'activité
sociale et qui serait, par là, susceptible de fonder une théorie
de la société.
II.5. Le concept de
communication
Lors du débat avec Marcuse, le diagnostic de Habermas
était clair : la domination est un fait politique avéré
mais qui n'est nullement rattaché à la rationalité
instrumentale ; elle est une figure historique, non une catégorie
politique. L'enjeu pratique de l'émancipation n'est donc pas à
chercher dans une critique de la raison mais dans un remède à ce
qui n'est qu'une forme politique déréglée dont il faut se
départir. La communication apparaîtrait alors comme une porte de
sortie, un recours face à une institution politique à
transformer, comme une pacification nécessaire des relations
interindividuelles empreintes de violence. La pensée de Habermas
pourrait ainsi être réduite ou assimilée à une
analyse - certes critique - de nos sociétés politiques qui, ayant
identifié la violence et la domination comme des contraintes et des
entraves à l'interaction, proposeraient de les subvertir par une
communication répétée entre des sujets raisonnables. Bien
entendu, il n'en est rien !
Le concept de communication est d'abord issu d'une
réflexion sur le langage dans son aspect dit
« performatif » - c'est-à-dire lorsqu'une parole
peut être perçue par ceux qui l'entendent, comme une action
émanant de celui qui la profère -. La
communication désigne donc, en un sens, un usage social ou
même politique du langage, à savoir la prise de parole
qui, comme action, produit une entente entre les locuteurs. Pour
autant, Habermas n'y voit qu'un modèle qu'il envisage au moins autant
comme un « ce qui est nécessairement
souhaitable » que comme un « ce qui n'est jamais
véritablement atteint ». A la limite, on pourrait
même aller jusqu'à dire que l'agir communicationnel est
impossible ! En fait, il faut plutôt dire que l'agir
communicationnel est pensé comme une virtualité dont
l'appréhension critique du réel fonde la nécessité.
La rationalité est donc pour Habermas un
« potentiel » qui donne son sens à
l'émancipation conçue comme une rationalisation à
accomplir. C'est ici que l'agir stratégique prend tout son sens
d'activité sociale : comme tel, il désigne aussi, en partie, un
usage dévoyé du langage, une communication
systématiquement déformée, qui, dès qu'on le
projette sur le politique, laisse le champ libre à la domination.
Dès lors, l'autre rationalisation, nécessaire
celle-là, que réclame Habermas s'appuie autant sur l'agir
stratégique que sur l'agir communicationnel :
« En l'occurrence, la rationalisation signifie
là l'élimination des rapports de domination qui sont
intégrés de façon inaperçue au sein des structures
de communication et qui empêchent la gestion consciente des conflits et
un règlement consensuel de ces conflits en mettant des obstacles
à la communication (...). La rationalisation signifie que sont
dépassées les formes de communication systématiquement
déformée dans le cadre desquelles n'est maintenu qu'en apparence
(...) le consensus porteur de l'action relatif aux exigences de validité
(...) ».
Pour le professeur Onaotsho, « le concept de
communication ou de la discussion est l'un des traits caractéristiques
du nouveau paradigme, celui du langage, que [Habermas] considère comme
l'instaurateur d'un cadre propice à l'émancipation de la
société. Pour Habermas, la discussion libre et rationnelle offre
l'avantage de soustraire les décisions et les pratiques politiques
à l'arbitraire de la réflexion monologique du sujet solipsiste.
Au contraire, elle les soumet à un cadre qui leur permet d'être
universellement reconnues sur fond d'arguments rationnellement motivés.
Pareil cadre de validation des décisions présuppose un ensemble
de mécanismes que Cusset résume dans ce qu'il nomme
« l'espoir de la discussion »71(*). Dès lors, la
refondation de la communication pervertie par les rapports de domination
s'avère nécessaire. La théorie de l'agir communicationnel
sert de potentiel qui donne son sens à l'émancipation comme une
rationalisation à accomplir.
II.6. La théorie de l'agir
communicationnel
La théorie de l'agir communicationnel exige une
refondation communicationnelle de la rationalité. Elle marque l'abandon
du cadre de pensée hégélo-marxiste. Habermas veut mettre
à jour la « Théorie critique », en
l'arrachant aux prises du « ballast du matérialisme
historique ». Le basculement avait été
préparé en 1976 par Après Marx. Ce recueil
d'essais monumental énonçait un programme en quatre points :
le rôle de la philosophie dans le marxisme et la question des structures
normatives au plan supra-individuel, le débat avec les théories
évolutionnistes de la société et enfin et surtout la
problématique de la légitimation qui constitue, dans le
prolongement de l'Espace public, le noyau central de la philosophie
politique et sociale habermassienne précisément parce que la
légitimité est, pour elle, la courroie de transmission entre le
social et le politique.
II.6.1. Le « linguistic
turn » : Habermas et Apel
La théorie de l'agir communicationnel postule une
situation idéale de compréhension qui est la condition de
possibilité de la communication et de la reconnaissance
intersubjectives. Ce n'est en effet que de l'intérieur de cette
situation de compréhension que peuvent être discutées des
positions qui ont perdu dans le monde moderne l'évidence qu'elles ont pu
posséder dans le monde vécu pré-moderne. Dans
« Travail et interaction », Habermas interprétait,
en ce sens, l'Esprit hégélien. Le tournant pragmatique a ensuite
relégué à l'arrière-plan la référence
à la dialectique. Du même coup, sa position s'est
rapprochée de la « communauté de communication
idéale » de Karl Otto Apel, dont il était resté
très proche depuis leurs années communes à Bonn.
« J'appelle idéale une situation de parole
dans laquelle les communications ne sont entravées ni par des actions
extérieures, ni par des contraintes inhérentes à la
structure même de la communication. La situation idéale de parole
exclut les déformations systématiques de la communication. Or,
pour que la structure de la communication n'engendre aucune contrainte, il
faut que tous les participants de la discussion aient une chance
symétrique de choisir et de mettre en oeuvre leurs actes de parole. De
cette exigence générale de symétrie, on peut
déduire, pour les différentes catégories d'actes de
parole, des exigences particulières relatives à
l'égalité des chances, dans le choix et la mise en oeuvre des
actes de parole »72(*).
Karl Otto Apel est heideggérien73(*). Dans sa thèse
rédigée sous la direction de Heidegger, il se focalisait,
déjà, sur la question du langage et procédait à un
déplacement de la problématique heideggérienne, de
l'ontologie et du mode d'être spécifique du Dasein vers le
problème transcendantal des conditions de possibilité de la
compréhension. A la fin des années 1960, cette démarche a
rencontré la réflexion que Habermas menait de son
côté sur les « intérêts de
connaissance »74(*). La portée de cette rencontre tient à
l'opposition de l'explication à la compréhension, ou encore
à celle de la domination de la science et de la technique à la
conception ontologique, du Gestell à l'Etre, qu'Apel
résume en parlant de « ce système de
complémentarité [...] entre un scientisme ou un pragmatisme
publics et un existentialisme privé, qui est éprouvé par
beaucoup comme l'ultima ratio d'un ordre social pluraliste
démocratique et libéral »75(*). Habermas et Apel ont
certainement tiré un trait sous la culture philosophique et politique
des trois premières décennies de la République
fédérale et ils ont en même temps ouvert le débat
sur la nature de l'ordre démocratique libéral.
Le linguistic turn sur lequel se fonde la
théorie de l'agir communicationnel d'Habermas a été
accompli par Gadamer et Apel. Le mérite d'Habermas consiste à
avoir exploité systématiquement les apports scientifiques et
philosophiques sur lesquels pouvait s'appuyer la primauté du langage
affirmée par Apel. S'appuyant sur le pragmatisme de Charles Sanders
Peirce, Apel transforme la recherche des conditions logiques de
possibilité en une recherche des conditions de l'argumentation. Il ne
s'agit plus de phénomènes et de noumènes mais de ce qui
est connu à un moment donné par une communauté finie de
chercheurs et de ce qui pourrait ou pourra l'être « par une
communauté illimitée dans un processus indéfini de
connaissance »76(*). Pour Apel, « l'individu [...] se constitue
comme un être qui s'est toujours déjà identifié
à la communauté idéale de communication. [...] Ici, se
précise la possibilité de situer les présuppositions d'une
« fondation ultime », pragmatique et transcendantale de
l'éthique dans l'a priori de la communauté de communication et
d'argumentation rationnelle »77(*).
Habermas va insister toutefois sur le caractère
« quasi transcendantal » de cette situation idéale.
Il n'est plus question d'une situation empirique ni d'une
« construction pure et simple » mais d'un horizon qui,
même s'il est « contrefactuel », est
opératoire dans tout processus de communication. Mais il refuse de lui
conférer, comme le fait Apel, le statut d'une « fondation
ultime de la raison ». La « pragmatique
universelle » est loin d'être la même chose que
« la pragmatique transcendantale ». Habermas est plus
proche du faillibilisme des poppériens78(*) et ouvert au contextualisme des communautaristes
anglo-saxons. Il critique l'exigence apelienne d'une fondation ultime, en
l' « historicisant » comme éthicité du
monde vécu. Pour notre auteur, la quête du consensus idéal
serait condamnée au mauvais infini et la discussion établissant
un consensus ne serait jamais assurée d'atteindre un
« vrai » ni même un « bon »
consensus si la compréhension était une situation purement
empirique. Le seul moyen d'échapper au mauvais infini et au relativisme
culturel est donc l'anticipation toujours à l'oeuvre dans la
communication. Il faut anticiper sur le mode du comme si kantien une
situation idéale de discours à laquelle se mesure tout consensus
effectif.
Apel avait développé entre le niveau de la
vérification à l'infini et la prétention de la science
à fournir, au niveau formel, des « langages scientifiques
idéaux » « une pragmatique transcendantale du
langage : sa tâche sera de réfléchir sur les
conditions de possibilité d'une connaissance formulée verbalement
et, comme telle, virtuellement valide d'un point de vue
intersubjectif »79(*).
Cette validité intersubjective constitue un
« moment inconditionné » auquel Habermas
reconnaît un statut de fondement80(*). Mais, pour lui, « le fait qu'Apel
s'accroche à l'idée que la pragmatique transcendantale revendique
une fondation ultime s'explique par un retour inconséquent à des
figures de pensée qu'il avait lui-même invalidées lorsqu'il
avait effectué l'énergique changement de paradigme qui allait
d'une philosophie de la conscience à une philosophie du
langage »81(*).
Ce n'est pas un hasard, ajoute-t-il, si Apel invoque Fichte : il s'agit
là d'une rechute dans une philosophie du sujet et de la conscience dont
Habermas, malgré ses préventions envers les
« post-modernes », estime avec eux qu'il faut se
dégager. Apel n'est à ses yeux pas assez
« post-métaphysique ». Dans Le Discours
philosophique de la modernité, il rend même hommage à
la critique de Foucault des dédoublements du sujet et déclare
très clairement que la conception communicationnelle de la raison abolit
la séparation entre le transcendantal et l'empirique82(*).
La conception habermassienne de la situation idéale de
compréhension exalte la sociologie de l'espace public. Tandis que
Bourdieu claironne que « l'opinion publique n'existe
pas »83(*),
qu'elle n'est pas seulement une superstructure idéologique qui permet
à une classe ou une couche sociale de se doter d'un capital symbolique
compensant les handicaps que lui impose l'ordre étatique existant
invoquant l'humanité »84(*). Chez Habermas, l'espace public, qui constituait la
réalisation socio-historique de l'idéal d'Humanité,
devient l'incarnation des prétentions à la validité qui
fondent la pragmatique universelle ; ses acteurs sont
dégagés de leurs particularismes sociaux et culturels et
considérés comme des sujets « quasi
transcendantaux » incarnant l'invariant anthropologique de la
communication.
La situation de compréhension « quasi
transcendantale » d'Habermas ne peut en outre être
dissociée de la dialectique de la rationalisation et du monde
vécu qu'il a ébauchée dans ses Repères pour la
situation spirituelle de l'époque et développée dans
sa Théorie de l'agir communicationnel. C'est cette dialectique
qui révèle et met en oeuvre le « contenu
normatif » jadis implicite dans les sociétés
traditionnelles, de telle sorte que leur monde vécu se moralise et se
théorise et que « ce que nous tenions sans problème
pour un fait ou une norme peut désormais être effectif ou ne
l'être pas, être valable ou ne pas l'être85(*) ». L'action
communicationnelle résulte elle-même de la traduction, de
l'explication, de la thématisation et de la problématisation,
c'est-à-dire de la rationalisation, du monde vécu
traditionnel.
II.6.2. Le consensus
Dans Raison et légitimité de 1973,
Habermas veut concrétiser sa théorie du consensus en
révisant la théorie des crises à la lumière des
conditions nouvelles du « capitalisme avancé ». Il
estime qu'une crise ne devient inévitable que « lorsque les
membres d'une société considèrent les transformations
structurelles comme critiques pour l'existence même du système et
sentent menacée leur identité sociale, [...] c'est-à-dire
lorsque le consensus qui est à la base des structures normatives est
entamé au point que la société devient anomique86(*). Le consensus fonctionne comme
un véritable « transformateur » de la crise.
En réalité, Habermas veut refonder la
rationalité éthique et politique, dont la chute se traduit par
une crise de la publicité, des structures normatives et de la
légitimité. Face au contextualisme radical de Richard Rorty pour
qui il n'y a plus de différence entre
« vérité » et
« justificatif », il n'y a que des
« assertibilités »87(*), Habermas continue d'invoquer une communauté
idéale de compréhension mais accorde toutefois un grand
intérêt à la réalité des interactions
sociales. La question est simple mais se pose avec acuité :
l'échange langagier présupposant l'intercompréhension,
constitue-t-il une base non seulement théorique mais pratique
pour un projet démocratique ? Pour Habermas, les citoyens des
sociétés modernes ne peuvent en effet plus trouver de langage
commun que dans l'universalité des procédures, car
« les éthiques dotées de force obligatoire collective
se sont désintégrées » et « la morale
post-traditionnelle qui subsiste [...] n'est fondée que sur la seule
conscience morale de chacun »88(*). Mais Habermas ne considère pas le droit sous
sa seule forme instrumentale. Le droit, c'est l'instance de médiation
entre le « monde vécu » et les systèmes
sociaux obéissant à des codes indépendants les uns des
autres. Il est la courroie de transmission susceptible d'endiguer
l'éclatement social et politique.
« Le droit fonctionne en quelque sorte comme un
transformateur qui empêche le tissu de la communication à
l'échelle de la société dans son ensemble, fondement de
l'intégration sociale, de se déchirer. Ce n'est que dans le
langage du droit que les messages à contenu normatif peuvent circuler
à l'échelle de la société dans son ensemble ;
entrant dans les domaines d'action régulés par les
médias, ils tomberaient dans l'oreille d'un sourd s'ils
n'étaient pas traduits dans le code juridique, code complexe ouvert
à la fois au monde vécu et au
système »89(*).
Malheureusement, c'est justement en ce point que surgit le
problème crucial de la procéduralisation, qu'on peut
définir dans les termes de Habermas comme « nivellement entre
factualité et validité ». Car c'est du
côté du droit positif que se situe le problème. Mais
comment le résoudre ? Il faut partir du citoyen et du corollaire de
ce problème qu'est la moralisation du droit : lorsque les citoyens
ne s'estiment plus auteurs du droit, les procédures non seulement se
multiplient mais elles se réclament de la coupure droit/morale. Dans
cette procéduralisation le « principe D », joue un
grand rôle, érigeant à nouveau la communication rationnelle
en médiation mais se mordant la queue puisque le problème qui se
pose est aussi celui de son dysfonctionnement.
II.6.3. Le principe de la
publicité
Eclairer sous un jour nouveau le sens de la modernité
politique, telle était en effet déjà la perspective dans
laquelle Habermas avait écrit son premier essai, L'Espace
public. Il y entreprend de relire l'histoire moderne des
sociétés occidentales à la lumière de
l'évolution de la « communication politique »
pratiquée par les citoyens d'un même Etat. L'histoire sociale et
politique se comprendrait alors comme celle des changements qui
affectèrent la structure de « l'espace public
bourgeois ».
Habermas reprend dans un premier temps l'opposition entre
domaine privé et domaine public, opposition qu'il
emprunte directement à l'antiquité grecque (et donc à une
grande partie de la tradition de la philosophie politique). La sphère de
la polis, chose commune (koinê) à tous les
citoyens libres était strictement séparée de la
sphère de l'oïkos qui était propre à chaque
individu. Cependant, c'est justement le dépassement de cette alternative
privé/public que met en évidence l'évolution des
structures socio-politiques modernes. En effet, le regard de Habermas se porte,
au-delà de ces deux domaines, sur l'apparition d'un troisième
terme, « la sphère publique bourgeoise » ou
publicité [Öffentlichkeit]. Cette dénomination
recouvre en fait une « société civile » qui,
composée d'agents individuels, est révélée par
« l'opinion publique » : « la sphère
des personnes privées rassemblées en un public ».
Décrivant le jeu qui dans une société libère ou
réprime la communication, Habermas traite ainsi l'opinion publique comme
une véritable catégorie historique ; par elle, la
sphère publique nouvelle s'autonomise d'une part du pouvoir
exécutif centralisé et étatique, d'autre part de la
sphère privée de l'économie domestique : l'opposition
privé-public se trouve bel et bien dépassée. En fait,
Habermas réactive ainsi en un sens la dénonciation, commune
à toute une partie de la tradition marxiste, de l'illusion qui consiste
à définir l'Etat comme secteur « public ». En
effet, chez Marx, l'Etat doit, au moins dans un premier temps, être
analysé comme coupé de la société civile pour
laquelle il n'est ni un reflet, ni un élément neutre censé
promouvoir l'intérêt général, mais bien plutôt
comme la « machine » organisant la domination d'une classe
sur une autre, l'organe assurant les conditions de la reproduction des rapports
d'exploitation.
Cependant, il convient de souligner ici que
chez Marx l'appréhension ou la critique de l'Etat est loin d'être
toujours aussi claire ; en particulier, on peut distinguer une très
nette évolution sur la question de la prise de pouvoir : le
prolétariat doit-il s'emparer de l'appareil d'Etat et l'utiliser
à son tour comme instrument de domination ou bien doit-il le transformer
ou bien encore le laisser « s'éteindre » ? Quoi
qu'il en soit, c'est bien l'identification de l'Etat comme organisation
résolument extérieure à la société que
Habermas cherche à exploiter ; mais aux yeux de Habermas, le
problème majeur de l'analyse marxiste, réside justement dans son
explicitation de cet autre de l'Etat qui est la « sphère
publique » : Marx ne peut selon lui l'envisager que dépourvue
de tout caractère politique. La conception libérale d'une
sphère publique politiquement orientée trouve sa formulation
socialiste dans l'idée d'une dissolution du pouvoir politique en pouvoir
public. A la suite d'une citation de Saint-Simon, Engels l'a exprimée
dans cette formule connue : « la domination sur les personnes doit
céder la place à l'administration des choses et à la
gestion des moyens de production ». Ce n'est pas l'autorité en
tant que telle qui doit disparaître, mais la domination de nature
politique ; les fonctions publiques traditionnelles et celles qui se sont
nouvellement créées transforment leur caractère politique
en caractère administratif.
Clairement, Habermas reproche à la tradition marxiste
de ne pouvoir envisager la sphère publique qu'une fois accomplie la
« destruction de l'appareil d'Etat bureaucratique ». Mais
celle-ci aurait alors déjà perdu tout caractère politique,
elle ne serait déjà plus critique. Cette confrontation montre
ainsi où se situe l'originalité de la lecture habermassienne :
plus qu'un troisième terme qui, selon un modèle très
dialectique, dépasserait en l'anéantissant l'alternative domaine
privé/domaine étatique, l'espace public est une instance qui
(idéalement certes) ne prend place que suspendue entre les deux
sphères originelles dont elle est la critique ; elle se dote là
d'une réelle fonction politique : soumettre au contrôle d'un
public faisant un usage critique de sa raison des états de choses rendus
publics. Ainsi donc, c'est exactement face au pouvoir [entendu comme pouvoir
central ou comme pouvoir étatique] et comme son pendant que se forme la
société bourgeoise, que s'instaure l'espace public. Cependant,
dans l'esprit de Habermas, loin d'en constituer la cause première, cette
remise en cause de la domination du pouvoir exécutif d'Etat n'en est
qu'un effet. Ce n'est pas le politique qui est ici premier : l'anti-pouvoir que
représente la nouvelle publicité est certes une manifestation de
l'émancipation mais elle n'est en rien son fondement.
A dire vrai, celui-ci est double : son origine est
économique, le coeur de son développement est communicationnel.
En effet, c'est la transformation de la structure économique qui
consacre l'anéantissement des anciennes structures de pouvoir et, donc,
des anciens rapports sociaux. Dans ce sens, le développement de
l'économie d'échange comporte une double conséquence
politique : il abolit dans un premier temps l'opposition mécanique
entre l'échelle de l'individu-citoyen et l'échelle de l'Etat
centralisé, et il génère de ce fait dans un second temps
de nouveaux types de relations sociales et de rapports politiques.
« L'opinion publique » apparaît ainsi comme un
troisième terme, constitutif d'un nouvel espace politique hors de la
maisonnée et se tenant face à l'Etat : la nouvelle
société civile. Habermas la définit comme
procédant d'une discussion sur des affaires d'intérêt
général entre des individus privés ; les citoyens
cessent en partie d'être conçus comme des entités
atomisées pour devenir une réalité tierce : « un
public faisant usage de sa raison pour exercer sa propre critique »,
qui s'est autonomisé à la fois par rapport à l'Etat
centralisateur et aux intérêts particuliers agrégés.
Ici se trouve le coeur de la vision historique de Habermas : l'opinion publique
apparaît et se manifeste d'abord à l'occasion de l'extension et du
développement d'activités économiques
d'intérêt général, mais l'essentiel est qu'elle
s'est ouvert un lieu politique où il est possible de prendre la parole,
de se réunir ou d'engager une discussion publiquement. La communication
et l'interaction, sources et moteurs de ce nouveau pôle critique, sont
l'objectivation sociale et politique des transformations économiques des
temps modernes.
Ce chapitre nous a fait passer de la domination à
l'émancipation par la rationalité communicationnelle. La
rationalité est pour Habermas, un « potentiel » qui
donne son sens à l'émancipation comme une rationalisation
à accomplir. La rationalisation signifie là, l'élimination
des rapports de domination qui sont intégrés de façon
inaperçue au sein des structures de communication et qui empêchent
la gestion consciente des conflits et un règlement consensuel de ces
conflits en mettant des obstacles à la communication. La rationalisation
signifie, que sont dépassées les formes de communication
systématiquement déformée, dans le cadre desquelles n'est
maintenu qu'en apparence le consensus porteur de l'action relatif aux exigences
de validité. En définitive, l'attention et la recherche ont
porté avant tout, sur l'élaboration et surtout la
légitimation de ce système ou de ce nouveau paradigme - la
rationalité et l'agir communicationnels -. Ce n'est qu'au sein de
celui-ci et à travers lui, qu'il sera possible d'envisager un pas vers
l'Etat de droit.
CHAPITRE III : POUR UN ETAT
DE DROIT
Le débat engagé avec Herbert Marcuse a mis en
évidence une des caractéristiques essentielles de la
pensée proprement politique de J. Habermas. Après avoir
été identifiée et admise comme fait politique, la
domination s'est finalement révélée être pour lui la
figure d'un dérèglement, d'une distorsion dont
l'émancipation demeure un enjeu à assumer, un défi
à relever. La domination serait comme le pendant négatif d'un
modèle idéal d'activité politique : l'action
communicationnelle exempte de domination.
Eclairée par une étude historique, la
réflexion politique de Habermas se trouvait engagée sur une
nouvelle voie. Au-delà des aléas affectant la pureté de
l'espace public et de l'opinion qui s'y exprime ou s'y manifeste, c'est le jeu
entre une communication libérée idéale et l'Etat de droit
à transformer qui apparaît au premier plan. L'interrogation va
alors porter sur le poids et la place de ce concept ou de cette
catégorie d'Etat de droit. Cette pensée passe, avant tout, pour
Habermas, par l'élucidation du rapport entre le politique et le social.
En effet, une théorie qui entend prendre pour objet la pratique humaine
dans son ensemble doit se prémunir contre la tentation idéaliste
qui la porte à négliger la confrontation avec les faits.
L'exigence première serait donc de tenir ensemble, dans une
réflexion politique, le contenu empirique des sciences sociales et le
contenu théorique de la tradition philosophique. Cette exigence est le
sens que prend pour lui le terme critique.
En partant de cette critique, nous nous proposons d'examiner
les concepts de l'Etat de droit et de la démocratie, de manière
à mieux appréhender les conditions principielles d'un Etat de
droit, à savoir : le principe de légitimité
démocratique, la politique délibérative, le principe de
discussion et la démocratisation des discussions.
III.0. Le politique et le social
L'originalité du paradigme habermassien réside
en ceci que Habermas renonce d'emblée à l'idée que le
moteur de l'histoire, la quête de l'émancipation, serait le fait
d'une classe sociale appropriée que sa situation d'opprimée
placerait nécessairement du côté de la vérité
pratique90(*). Habermas ne
pense pas le mouvement de l'histoire selon une téléologie, comme
s'il devait s'achever un jour, mais comme un mouvement permanent tirant sa
dynamique de cet antagonisme dont est porteur le concept même de
Bürger qui signifie en même temps bourgeois et citoyen. Nous le
voyons clairement, Habermas renonce de façon catégorique au
« sujet de l'histoire » pour comprendre l'histoire de la
société moderne bourgeoise comme un processus alterne-interne
d'auto-émancipation et d'auto-aliénation. Au fond, Habermas ne
subsume plus le politique sous le social, il les unit indissolublement. Dans ce
sens, la démocratie idéale ne se trouve plus dans un avenir
faussement supposé meilleur dont la réalisation reviendrait
à une fraction de l'humanité, elle est posée avec
l'idée même de démocratie qui se suffit à
elle-même. On ne peut donc plus séparer le politique et le social.
Ils doivent simplement être discernés comme deux ailes toujours
à l'oeuvre et simultanément présentes dans la
réalité même de toute société
démocratique. De fait, les mouvements sociaux sont donc
pensés comme l'expression de crises politiques, et seules des solutions
politiques peuvent résoudre les problèmes soulevés par les
mouvements sociaux ; le politique est dans le social comme sa
contre-factualité.
Comme on ne peut définir la démocratie comme
« bourgeoise » par essence - la démocratie est
démocratie, elle peut être plus ou moins formelle ou plus ou moins
concrète, mais cela ne touche pas à sa définition -, le
paradigme de Habermas décline également l'idée d'une
science qui serait bourgeoise. Parce que, tout simplement, les sciences peuvent
être détournées de leur intérêt pratique par
d'autres intérêts, comme l'idéal démocratique peut
être détourné et aliéné de la
société démocratique. En fin de compte, il est clair que
quand Habermas oppose à la « scientificisation » de
la politique - au sens de la domination - la
« politisation » de la science - au sens de
l'émancipation -, il y a plus pour lui qu'un simple parallèle
entre science et démocratie modernes ; elles doivent obéir
au même intérêt pratique qu'il revient à
l'autoréflexion de dégager et de faire valoir. C'est là
aussi une originalité du paradigme habermassien. Mais allons à
l'essentiel de notre questionnement. Que pouvons-nous entendre par Etat de
droit ?
III.1. L'Etat de droit
Dans le concept « Etat de droit »,
Habermas met l'accent sur le concept de droit. Pour notre auteur, le droit
subjectif qui correspond au concept de la liberté d'action subjective,
joue un rôle capital dans la compréhension du droit. Plusieurs
doctrinaires, tels que Rawls, Savigny, Puchta, chez qui le droit est aussi
essentiellement subjectif, le conçoivent comme une faculté de
vouloir conférée par l'ordre juridique. Dans ce sens, le droit
subjectif est conceptuellement un pouvoir juridique en vue de satisfaire des
intérêts humains. Cette conception garantit l'affirmation de soi
et la responsabilité individuelle de la personne dans la
société. Le droit fait ainsi son entrée dans la
société. « Un droit après tout, n'est ni un
fusil, ni un one-man show. C'est une relation et une pratique sociale, et sous
l'un ou l'autre de ses aspects essentiels, il s'agit d'une expression de
connexité. Les droits sont des propositions publiques, incluant des
obligations envers les autres, mais aussi des exigences légitimes
à faire valoir contre eux »91(*).
Dans le but de rendre claire et saisissable la
définition du droit, Habermas affirme que les normes du droit
réglementent les relations interpersonnelles et les conflits entre les
acteurs qui se reconnaissent comme des citoyens d'une société
unie et organisée, laquelle en l'occurrence, n'est édifiée
que par les règles de droit elles-mêmes. Ces règles sont
orientées vers les citoyens qui sont des sujets d'une communauté
juridique constituée92(*). Ce qui signifie qu'il faut l'existence d'un
système de droit contenant les droits fondamentaux des citoyens. Ce
système est conçu au sein d'un Etat où les individus se
reconnaissent les uns aux autres des droits s'ils veulent cohabiter en toute
harmonie. Pour Habermas, ces droits sont de différents ordres93(*). Il s'agit : des droits
fondamentaux qui résultent du développement, politiquement
autonome, du droit à l'étendue la plus grande possible des
libertés individuelles d'actions égales pour tous, des droits
résultant du développement du statut de membre dans une
association volontaire de sociétaires juridiques, et de droits
résultant de manière immédiate de l'exigibilité du
développement et de la protection juridique individuelle. Ces
catégories du droit garantissent l'autonomie privée des sujets
juridiques ayant un statut sur la base duquel ils peuvent mutuellement s'exiger
des droits et les faire valoir les uns contre les autres.
D'autre part, il est question des droits fondamentaux à
participer avec des chances égales au processus de formation de
l'opinion et de la volonté constituant le cadre dans lequel les citoyens
exercent leur autonomie politique et à travers lequel ils instaurent un
droit légitime. Ce qui donne lieu aux droits fondamentaux et à
l'octroi de conditions de vie qui soient assurées au niveau tant social
technique qu'écologique, dans la mesure où ledit octroi peut
s'avérer nécessaire à la jouissance à
égalité de chance des droits civiques. Ces droits sont relatifs
à la liberté humaine, à la participation et au partage. Il
s'agit des droits de l'homme et des libertés fondamentales
individuelles. Leur mise en oeuvre et leur promotion sont l'apanage de leurs
responsabilités respectives. De ces deux concepts droit et
communauté juridique organisée (ou Etat) ressort
l'idée de l'Etat de droit. Comme le pense Norberto Bobbio,
« par ``Etat de droit'', il faut entendre
généralement un Etat où les pouvoirs publics sont
régulés par des normes générales (les lois
fondamentales ou constitutionnelles) et doivent être exercés dans
le cadre des lois qui les réglementent, excepté le droit du
citoyen de recourir à un juge indépendant pour faire
reconnaître et repousser l'abus ou l'excès de
pouvoir »94(*).
Ainsi compris, l'Etat de droit est nécessaire en tant
que pouvoir qui sanctionne, organise et exécute, à la fois parce
qu'il faut faire respecter les droits, parce que la communauté juridique
a besoin d'une force qui stabilise son identité et d'une justice
organisée.
« Le fossé entre la fondation rationnelle et
l'application pratique ne peut être comblé que par le dynamisme
d'un Etat de droit capable de coordonner les actions des citoyens à
une grande échelle et de hiérarchiser les obligations normatives
dans le cadre d'un projet commun. L'Etat représente ici une
médiation institutionnelle qui garantit un ordre légitime
indéterminable par les discussions relatives à la validité
des normes. Néanmoins, ce médium n'opère pas comme un
arbitre extérieur, qui peut éventuellement
dégénérer en force coercitive ou en pression
autoritaire. Au contraire, il s'agit d'un Etat démocratique qui [...]
s'efforce de garantir l'existence réelle d'espace public soumis au
principe d'un partage de la parole et de formation d'un accord rationnellement
motivé »95(*).
Mais ces droits ne sont garantis que là où les
citoyens, comme la machine étatique, s'engagent dans la
démocratie. Voilà pourquoi le concept de démocratie est
chez Habermas indissociable de l'Etat de droit. Qui dit Etat de droit dit
démocratie. Mais qu'est-ce que la démocratie ?
III.2. La démocratie
Qu'est-ce que la démocratie ? Etymologiquement, on
peut définir la démocratie comme le pouvoir (cratos) du peuple
(démos). En d'autres termes comme « gouvernement du peuple par
et pour le peuple »96(*). La démocratie est donc le régime de la
souveraineté inaliénable du peuple. Ce dernier participe à
l'exercice du pouvoir. Et cet idéal démocratique a pour
corollaire le refus de l'autoritarisme et du totalitarisme. En
réalité, dans la démocratie « le peuple entend
se passer des tuteurs pour prendre lui-même, directement ou par des
agents entièrement à sa discrétion, la
responsabilité d'orienter l'exercice de la fonction gouvernementale
conformément à ses propres vues »97(*).
L'engagement pour la démocratie est sans doute ce qui
distingue le plus clairement Habermas de ses aînés francfortois,
pour qui, en cela encore très proches de Weber, la rationalisation
moderne, la culture de masse avaient factuellement signé l'arrêt
de mort de tout éventuel idéal démocratique. Son
engagement se fonde sur un critère très rigoureux et très
audacieux de la participation. Dans une société
dictatoriale comme celle de la République fédéral, il
fallait proposer l'idéal démocratique pour créer un espace
de liberté. La participation était la porte d'entrée dans
cette activation. Si les institutions sont porteuses d'un germe
démocratique, seule une société d'hommes et de femmes
adultes peut actualiser ce potentiel et transformer un pouvoir dominateur en
autorité rationnelle. Habermas se démarque de ses
aînés francfortois par un engagement fort pour la
démocratie. L'analyse qu'il fait de la réalité
contemporaine n'est pas celle d'une société transformée
grâce à la théorie critique ou à la théorie
de la discussion. Habermas refuse du moins de « jeter le
gant » : « Je n'ai aucune illusion, écrit-il en
fin de préface de Droit et démocratie, quant aux
problèmes et aux états d'esprit suscités par la situation
qui est la nôtre. Mais ni les états d'esprit ni les philosophies
mélancoliques qui les expriment ne justifient l'abandon
défaitiste de ces contenus radicaux de l'Etat de droit
démocratique dont je propose une nouvelle interprétation,
adaptée aux conditions d'une société
complexe »98(*).
La démocratie habermassienne est à saisir selon
deux axes : d'une part, celui des démocraties instituées,
l'axe politique ; d'autre part, celui de la démocratie,
l'axe social. Or, ces deux axes nés l'un dans l'autre sont
séparés. Les démocraties se sont instituées avec la
modernité sous l'effet de la modernisation de la société.
Habermas part de Max Weber pour faire valoir les ressources que la
modernisation a libérées, du point de vue des exigences
démocratiques, sur l'axe social contre le phénomène de la
rationalisation systémique.
Mais en fin de compte, Habermas parle du principe
démocratique pour signifier toujours la démocratie. En effet, ce
principe confère une force légitime au processus d'instauration
de l'Etat de droit. C'est la mise en forme du principe de la discussion. Le
principe démocratique est dû à l'intrication du principe de
la discussion et de la forme juridique. Il se manifeste dès lors comme
le coeur d'un système de droit. La démocratie ainsi comprise
constitue un élément déterminant à
l'avènement d'un Etat de droit.
En partant des notions des droit subjectif et de
démocratie, on peut dire que l'Etat de droit renferme tous les
mécanismes constitutionnels qui excluent ou entravent l'exercice
arbitraire et illégitime du droit et en interdisent ou en
découragent l'abus, ou l'exercice illégal. Parmi ces
mécanismes, les plus importants sont.
« Le contrôle du pouvoir exécutif par
le pouvoir législatif, ou plus exactement du gouvernement auquel
revient le pouvoir exécutif par le parlement auquel revient en
dernière instance le pouvoir législatif et d'orientation
politique, le contrôle éventuel du parlement dans l'exercice du
pouvoir législatif ordinaire par une cour judiciaire chargée du
contrôle de la constitutionnalité des lois d'un côté,
et de l'autre côté, une autonomie relative du gouvernement local
sous toutes ses formes et de n'importe quel degré (par rapport au
gouvernement central) et une magistrature indépendante du pouvoir
politique »99(*).
Ces différents moyens permettent la création
d'un Etat de droit. Cependant, pour y arriver effectivement, il convient de
prendre en considération les principes qui lui donnent une substance
réelle. Sur quoi alors fonder cet Etat de droit ?
III.3. Le principe de
légitimité démocratique
Dans un monde « postmétaphysique »,
comme le dit Habermas, est-il encore possible de donner un fondement au
principe de légitimité démocratique ? Peut-être
faudrait-il regarder du côté de Max Weber avec son langage et son
argumentation qui prennent en compte le « désenchantement du
monde », c'est-à-dire l'absence de tout critère
indépendant et antérieur de la justice » (Rawls) ou
« la disparition des repères de la
certitude »100(*). Comment repenser les fondements des institutions et
des pratiques démocratiques quand la domination répand l'odeur
des inégalités et des injustices sociales çà et
là ? Où saisir le reflet d'un espace démocratique
moins barbare quand la raison théorique et pratique est en crise ?
Dans un monde qui ne sait plus apprécier la sublimité et le
primat du juste sur le bon, de la loi sur les préférences, il
devient de plus en plus difficile de faire éclater le fondamental du
principe de légitimité démocratique. On ne peut se
contenter du simple « consentement » des citoyens quand il
s'agit de définir la légitimité démocratique.
L'expérience nazie nous a révélé jusqu'à
quel point le consentement pouvait être aliéné ou
trompé. Il faut donc aller dans un autre sens.
C'est de la normativité du droit et de la justice
(Rawls) que peut jaillir cette légitimation de la démocratie.
Celle-ci naît pas seulement que de l'autonomie morale des citoyens
eux-mêmes mais aussi de la coopération et de la discussion entre
eux dans des conditions de liberté et d'égalité, de telle
sorte « qu'ils fassent un usage de leurs droits de communication qui
soit orienté vers le bien public »101(*). Mais Habermas n'envisage
pas l'autonomie morale comme une valeur extérieure au processus
politique démocratique. Bien au contraire, il veut la comprendre comme
un ensemble institutionnalisé de pratiques et de processus qui
garantissent que les citoyens sont bien responsables des principes et des
normes auxquels ils doivent se soumettre. Dans ce sens, la justification
publique suppose l'addition d'une touche intersubjective par rapport
au consentement simple : l'existence d'une véritable discussion
publique où chacun peut librement présenter ses
« raisons » à tous les autres citoyens, et donc un
accès égal de tous aux processus de délibération et
de décision, qui en viennent à jouer le rôle d'un
critère transcendant de justice.
Dans Droit et démocratie de 1992, Habermas
veut appliquer la théorie de la discussion non plus seulement à
la morale, mais au renouvellement de la conception du droit positif dans le
contexte démocratique contemporain. La tâche est lourde. Habermas
justifie cette ambition par les dangers que font courir à l'Etat de
droit démocratique et à son principe de légitimité,
en affaiblissant ses prétentions normatives, aussi bien la
démystification sociologique d'un Luhmann, qui réduit la
normativité à des « attentes cognitives qu'en cas
de déception, on n'est pas prêt à réviser102(*) », que le
positivisme juridique d'un Kelsen ou d'un Hart et de leurs disciples. Cette
ambition vient en fait de l'inquiétude de Habermas devant la
fragilité des démocraties. Pour un Etat, posséder des
institutions fiables, imprégnées de droit ne suffit pas. Une
culture politique démocratique et une société civile
vivantes, émancipées par rapport au pouvoir politique sont
nécessaires. Le droit positif, dans ce sens, permet ou non
l'institutionnalisation et la stabilisation à long terme de ces sources
de légitimité sans lesquelles l'Etat de droit cesse de se
démocratiser. Mais comment solidifier le contenu normatif du droit sans
glisser dans les illusions des doctrines du droit naturel classique ?
III.3.1. Le principe de
légitimité démocratique et le droit positif
Quel est le problème que pose Habermas ? Dans
Droit et démocratie, Habermas veut reconquérir le
contenu normatif du droit positif à partir de la théorie de la
discussion, en évitant à la fois « les écueils
du positivisme juridique et ceux du droit naturel »103(*). Il faut,
« même si une telle idée suscite le scepticisme à
la fois du sociologue et du juriste »104(*), rétablir la relation
entre le droit et la morale sans faire de cette dernière « une
digue protectrice »105(*). Le problème soulevé par Habermas
c'est l'institutionnalisation du droit et de son application, qui en permet la
critique et la réappropriation par les citoyens.
Le droit positif est à la fois factuel,
légal et institutionnalisé, et normatif, pourvu d'une
légitimité qui fait que l'on se soumet non par
contrainte, mais par obligation, comme disait Rousseau. Dans ce sens, le
contenu normatif du droit est fortement lié, en même temps,
à l'idée d'autonomie au sens kantien et à celle de
souveraineté populaire. Les sujets de droit s'y soumettent en sachant
qu'ils sont les sources de ce droit, de ces lois. En fait, Habermas repart du
contractualisme abstrait d'un Rousseau, d'un Kant ou d'un Rawls quand il
stipule :
« On peut alors reformuler la question de
départ du droit rationnel et demander : quels droits les citoyens
doivent-ils se concéder les uns les autres lorsqu'ils décident de
se constituer en association volontaire de sociétaires juridiques et de
régler leurs vies communes de façon légitime grâce
aux moyens du droit positif106(*) » ?
Mais la théorie de la discussion va opérer un
grand changement. Cette « décision » n'est plus le
résultat d'un acte isolé et contractuel par lequel - selon
Rousseau - « chacun s'unit à tous, mais reste aussi libre
qu'auparavant », mais plus fondamentalement une démarche
constante et collective. « Les citoyens ne sont politiquement
autonomes que dans la mesure où ils peuvent se comprendre
collectivement comme les auteurs des lois auxquelles ils sont soumis
en tant que destinataires. »107(*) Dans une démocratie, le contenu positif du
droit est alors constitué par l'institutionnalisation de ce consentement
grâce au législateur et à l'administration de l'Etat de
droit ainsi qu'à l'institution judiciaire, responsable de l'application
de la loi.
Pour notre auteur, il est important que le processus de
justification, de participation à la délibération et
à la décision par les citoyens, soit protégé
institutionnellement et qu'il soit reconnu que tous doivent avoir
« le même droit de participer »108(*). Cela devient une
réalité quand on comprend le droit à la discussion et
à la communication comme un droit de l'homme positif et non comme un
droit politique secondaire. C'est là le sens et tout le poids de la
démonstration de Habermas concernant la souveraineté populaire et
les droits de l'homme. Finalement, ce que Habermas veut, c'est traiter le droit
positif de tous les citoyens à la participation au processus politique
de formation de la volonté générale comme un droit de
l'homme, ayant un caractère impératif.
III.3.2. Le principe de
légitimité démocratique et la base publique de
justification
Comme je l'ai déjà indiqué, la
légitimation des normes par la discussion n'est plus la simple
justification par consentement. Bien au contraire, les citoyens
« n'accèdent à l'autonomie en tant que sujets
de droit que dès l'instant où ils se comprennent et se comportent
comme les auteurs des droits auxquels ils veulent se soumettre en tant que
destinataires »109(*). Rawls fait écho à cela :
« Le but de la théorie est... une conception de la justice que
les citoyens peuvent partager et qui peut être la base d'un accord
politique volontaire, informé et raisonné. Elle exprime leur
raison politique, publique et commune »110(*). La justice publique repose
sur la réciprocité, sur un échange public où chacun
peut présenter ses « raisons » à tous les
autres citoyens. Pour notre auteur, à défaut d'un critère
extérieur de justice, « c'est le processus
démocratique qui porte toute la charge de la
légitimation »111(*). La démocratisation de l'Etat de droit
dérive donc du faillibilisme. Bien loin de croire
« que la démocratie s'institue et se maintient dans la
dissolution des repères de la certitude » (Lefort),
Habermas va faire du faillibilisme une forge puissante de transformation qui
exige que la communication soit au centre de toute expérience et des
droits démocratiques, au lieu du vote majoritaire et du simple
consentement.
C'est cela que Habermas veut aussi nous faire saisir dans le
nouvel énoncé qu'il donne du principe « D »
de discussion112(*) : au-delà de la diversité
culturelle, dans une situation de « neutralité »
à l'égard de la morale, le principe de discussion
« prend la forme juridique d'un principe
démocratique »113(*). C'est clair, le principe de
légitimité démocratique suppose coûte que
coûte la participation active de toute la société, de tous
les citoyens malgré les divergences. Une « démocratie
délibérative » ?
III.4. La politique
délibérative
L'exemple de Rawls et de Dworkin et la conception
délibérative telle que développée par certains
auteurs américains comme Frank I. Michelman, ont permis à
Habermas de retourner à la philosophie politique. Cette logique
délibérative redore le blason terni de la politique et lui
restitue une réalité effective qui fait place à la fois
à la rationalité de l'argumentation, à l'idée de
l'espace public et aux conditions exigeantes de la communication et de la
discussion. Cette vision « républicaine » de la
politique s'oppose à la conception
« libérale » du processus démocratique. La
participation des citoyens aux décisions politiques et à
l'orientation générale des sociétés
démocratiques est au centre de la politique.
III.4.1. l'opposition entre
différentes interprétations du processus démocratique
Le fonctionnement de la démocratie fait l'objet
d'interprétations concurrentes. Un premier modèle que l'on peut
qualifier de « libéral » - mais qu'il ne faut pas
confondre avec le « libéralisme politique » de John
Rawls - considère que le processus démocratique a pour fonction
de « programmer l'Etat dans l'intérêt de la
société »114(*), en d'autres termes, l'action de l'Etat doit
traduire les intérêts privés des citoyens. Le
deuxième modèle est une interprétation
« républicaine ». Ici, la politique ne doit pas
seulement servir d'intermédiaire entre le marché et l'Etat. Elle
doit être avant tout l'oeuvre de citoyens qui, au-delà de leurs
aspirations privées, constituent une « communauté de
sujets libres et égaux associés sous l'égide du
droit »115(*).
Leur volonté politique se forme dans l'espace public en communiquant.
De là, découlent deux conceptions
opposées du citoyen et de son rapport à l'Etat. Celle du
libéralisme qui est définie par les droits
négatifs116(*).
Les droits politiques ont ici la même structure que les droits
privés : ils permettent aux individus de faire valoir leurs
intérêts. La conception républicaine, quant à elle,
définit le statut des citoyens par des libertés positives. Ce
sont des libertés qui peuvent exprimer leur opinion politique et
participer à la formation de la volonté politique. Du coup,
l'individu ne peut pas s'enfermer dans son moi pur pour ne chercher que son
intérêt personnel. Il doit « s'élever »
au statut vertueux de citoyen. Là aussi, l'administration
étatique doit être prise comme résultante de la pratique
d'autodétermination des citoyens et non préexistante à la
volonté de ces derniers. En réalité, l'Etat n'est pas et
ne doit pas être en premier lieu l'arbitre et le protecteur des droits
privés. Non, l'Etat doit se présenter comme le garant du
processus par lequel se forment et s'expriment l'opinion et la volonté
des citoyens.
Ces deux conceptions malheureusement restent enfermées
dans un gouffre subjectiviste. C'est le sujet qui prend le dessus sur tout. La
première part de l'individu, la seconde de la communauté
éthique pour définir un certain nombre de règles. A ces
deux conceptions, Habermas oppose un troisième modèle :
celui du système des droits, fondé sur les processus
intersubjectifs par lesquels les citoyens s'octroient réciproquement des
droits et des devoirs, avant de déléguer la responsabilité
à l'Etat et aux institutions judiciaires. Habermas est, en quelque
sorte, proche du républicanisme. Mais il ne reprend pas la sublimation
éthique par laquelle les citoyens ont à renoncer à leurs
intérêts privés. Evidemment, ces interprétations ont
des conséquences.
III.4.2. les conséquences
de ces interprétations
La divergence la plus profonde entre la conception
libérale et la conception républicaine porte cependant sur la
conception de la nature même du processus politique117(*). Pour la conception
« libérale », la politique est par essence une lutte
pour le pouvoir. « Par leur vote, les électeurs expriment
leurs préférences. Leurs décisions électorales ont
la même structure que les choix des acteurs qui, dans le cadre du
marché, agissent en fonction du succès qu'ils souhaitent
obtenir »118(*). Il n'y a pas là une coopération entre
citoyens, mais un calcul pernicieux entre partenaires et l'administration
étatique.
Chez les républicains, l'action stratégique
n'influence en aucun cas le processus politique. C'est le dialogue et la
délibération qui rythment la politique. Dans ce sens, le choix
rationnel de chaque acteur isolé ne compte pas. Ce qui compte c'est
cette rationalité de la persuasion réciproque et cette
argumentation publique créatrice de légitimité. De cette
façon, le républicanisme rappelle à tout le moins
qu' « il existe un lien interne entre le système des
droits et l'autonomie politique des citoyens »119(*), et c'est là un point
qui le rapproche d'une théorie de la démocratie fondée sur
le principe de discussion et un certain nombre de présuppositions
communicationnelles exigeantes.
Si le modèle libéral conduit à une
dépolitisation de l'espace public et au développement
incontrôlé tant des pouvoirs sociaux que d'une administration
étatique qui tend à se programmer elle-même, le
modèle républicain tend à surestimer le caractère
éthique de la citoyenneté et la nécessité de
revitaliser sans cesse la mémoire et l'interprétation des
pères fondateurs. Ce modèle rattache la démocratie
à une communauté historique concrète, à l'exclusion
des autres. Une théorie de la démocratie fondée sur le
principe de discussion dans l'espace public, sur le médium du droit et
sur les procédures parlementaires peut, quant à elle, se
contenter d'exiger le bon fonctionnement des conditions dialogiques qui
permettent de penser que les résultats des débats et des
délibérations seront rationnels et légitimes.
III.4.3. La sociologie comme
pierre angulaire de la démocratie délibérative
Grâce aux analyses de Robert A. Dahl, Habermas
complète, finalement, l'analyse normative du processus politique par une
sociologie de la démocratie qui n'est plus du type d'une analyse
démystifiante. Elle se propose d' « identifier les
particules et les fragments d'une ``raison existante'', aussi distordus qu'ils
puissent être, qui sont déjà incarnés dans les
pratiques politiques »120(*). La question la plus angoissante est de savoir si
les relations dialogiques de l'espace public sont assez puissantes pour
s'imposer dans les contextes médiatiques que nous connaissons et si
elles peuvent réellement agir sur l'orientation de
sociétés complexes. C'est à cette question que doit
répondre une sociologie de la démocratie en analysant les
« conditions sociales favorables à ce que l'Etat de droit
puisse domestiquer à la fois le pouvoir social et la force dont l'Etat
détient le monopole »121(*).
La sociologie en question n'a pas la prétention de
souligner le hiatus existant entre idéal et réalité, entre
la fragilité et la difficulté d'une confrontation autonome et la
volonté des citoyens et la puissance et la facilité qui sont du
côté des pouvoirs sociaux privés et les pouvoirs publics.
Elle ne veut pas non plus opposer la reproduction symbolique de la
société aux mécanismes méfiants de la reproduction
matérielle. Elle montre, au contraire, comment les procédures du
droit et de la politique sont amenées à prendre la place des
modes d'intégration spontanées lorsque ceux-ci sont
défaillants. Ce qui caractérise ces procédures, c'est la
forme explicite et publique de débats argumentés suivis de
décisions motivées. Mais elles ne se distinguent pas
fondamentalement des activités sociales qui, bien en deçà
du droit et de la politique, parviennent à leurs fins
d'intégration.
Pour Dahl, ce qui peut freiner la démocratisation,
c'est justement le cloisonnement du savoir des experts, sans lequel les
citoyens sont incapables de former leur propre opinion. Ce thème est
familier à Habermas, grand théoricien de la
« philosophie sociale » et de la rupture entre
« théorie et pratique ». Aux yeux de Habermas, une
interrogation publique de la démocratie, comme celle proposée par
le sociologue américain, est elle-même le symptôme d'une
opposition à la gestion technocratique, opposition nullement fortuite
puisqu'elle repose sur la conscience que les pouvoirs de l'Etat restent
tributaires des citoyens dont la communication politique est la source
légitime et légitimante de tout pouvoir. Mais au fond, c'est le
principe de la discussion, « principe D » qui va
régler cette question.
III.5. Le principe habermassien de
discussion
Contrairement à Rawls qui considère que le point
de vue moral impartial est le résultat de la procédure de la
« position originelle », Habermas réalise qu'il
« prend corps dans la procédure d'une argumentation
intersubjective, qui oblige les participants, par voie d'idéalisation,
à étendre les limites de leur perspective
d'interprétation »122(*). Rawls en fait voulait contenir ce que Habermas
appelle « la baisse radicale-démocratique qui sommeille dans
la position originelle »123(*). Mais pour Habermas, il est question de rendre
palpable dans la société, la capacité des citoyens de
consentir activement, après discussion, de « comprendre la
Constitution comme un projet »124(*). Dans ce sens, Habermas dépasse Rawls et pose
la justification comme « un exercice effectif de l'autonomie
politique » et non plus comme un exercice intellectuel.
Mais, pour fonder son principe de justification à
partir du principe de discussion, Habermas va reformuler sa théorie de
la discussion qui, telle quelle, ne peut éclairer ce processus de
génération et d'application du droit positif :
« Le droit positif, écrit-il, ne peut emprunter sa
légitimité à un droit moral supérieur, mais
seulement à une procédure de formation de l'opinion et de la
volonté supposée raisonnable »125(*). Il n'y a donc pas de
coïncidence entre le principe de discussion et le principe moral comme le
faisaient voir Morale et communication ou De l'éthique de
la discussion.
« Il faut en effet situer le principe de discussion
à un niveau d'abstraction comme neutre par rapport à la
distinction entre morale et droit..., il ne doit pas coïncider avec le
principe moral parce qu'il va se différencier en principe moral et en
principe démocratique. Dans ce cas, il faut cependant montrer dans
quelle mesure le principe de discussion est loin d'épuiser le contenu
du principe d'universalisation « U » qui est celui de la
théorie de la discussion. Sinon, le principe moral serait
néanmoins - comme dans le droit naturel - la seule source de
légitimation du droit »126(*).
Ce principe de discussion « D » change de
ton : « Une norme n'est véritablement valide que si elle
fait l'unanimité des personnes concernées lesquelles doivent
toutes pouvoir prendre part à la discussion »127(*). Les citoyens
disposent d'un double moyen pour vérifier la légitimité du
principe démocratique : un moyen théorique, les discussions
rationnelles, mais aussi un moyen pratique : les garanties que les
libertés d'expression, de communication, de discussion reçoivent
de la part de l'Etat. La grandeur de l'intuition habermassienne réside
justement dans cette référence à la pratique des citoyens,
dans l'espace public, pratique qui se manifeste dans la formation de la
volonté politique comme dans le contrôle des barbaries possibles
de l'Etat de droit. Mais il faut démocratiser les discussions à
fond.
III.6. La démocratisation
des discussions
Chez Locke aussi bien que chez Rousseau, c'est la doctrine de
la division du pouvoir qui permettait le passage de la théorie des
droits fondamentaux à celles des institutions politiques
légitimes. C'est une configuration qui aujourd'hui peut être
reprise dans le cadre d'une conceptualisation qui différencie
système et monde vécu :
« Je propose de considérer le droit comme le
medium qui permet au pouvoir fondé sur la communication de se
transformer en pouvoir administratif, écrit Habermas. [...]
L'idée d'Etat de droit peut alors être interprétée,
d'une façon générale, comme l'exigence de lier le
système administratif régulé par le code du pouvoir,
à un pouvoir législatif fondé sur la communication et de
le dégager des interférences du pouvoir social, autrement dit de
la force factuelle d'intervention des intérêts
privilégiés »128(*).
Ici, c'est la communication qui inspire la démocratie.
C'est elle qui influence la thèse démocratique classique qui
stipule que le sujet de la volonté politique n'est pas le gouvernement
encore moins l'Etat, mais le "peuple", compris ici comme le protagoniste de
délibérations possibles.
Cependant, cette théorie juridico-politique doit
prendre en compte les conséquences de l'impossibilité de
réaliser les exigences ambitieuses liées aux critères
d'universalité qu'impose le principe D. Comment faire en sorte que les
délibérations politiques au sein de la société
conduisent réellement à un consensus fondé sur la
reconnaissance universelle des meilleurs arguments ? Habermas distingue trois
sortes de délibérations pour résoudre cette
difficulté. Dans la première délibération, le point
de vue moral est au centre et le critère d'universalisation est en
principe utilisable et en tout cas rationnellement exigible, même si,
dans les faits, il ne peut être que partiellement mis en pratique. La
deuxième délibération propose une discussion
éthique où les acteurs explicitent le type de
pré-compréhension axiologique sur le lequel repose la forme de la
vie collective à laquelle ils appartiennent. Comme dans le premier cas,
la proximité avec l'idéal du consensus motivé est
exigible, même si les désaccords ont des chances d'être plus
profonds. Restent les cas où aucun intérêt universalisable
clair ni aucune valeur partagée n'apparaît. Ici intervient alors
la négociation.
Dans Droit et démocratie, la
négociation est présentée comme une espèce de
pis-aller qui permet de conserver un lien, même ténu, avec les
exigences communicationnelles. Malheureusement, cette pratique est
marquée par une bonne part d'irrationalité qui provient surtout
de la faible chance que les "exploités" et autres "exclus" y prennent
part efficacement de leur point de vue, tandis que les détenteurs de
positions sociales dominantes sont, de leur côté, tentés de
s'y soustraire ou de ne s'y engager qu'en se sachant protégés
dans leurs intérêts essentiels. « De tels compromis
prévoient un arrangement qui (a) est pour tous plus avantageux que
l'absence de tout arrangement, et qui exclut à la fois (b) les
resquilleurs qui refusent de participer à la coopération et (c)
les exploités qui tirent moins de profit de la coopération qu'ils
n'y perdent »129(*). Une situation comme on le voit très
dramatique. Mais alors, comment pourrait-on y remédier ? Aucune recette
magique, mais une conviction qui rassure : quand la société est
remplie de culture démocratique, l'intolérance face aux
injustices et aux inégalités sociales se développe,
réduisant ainsi la voix vociférante des
« resquilleurs » et enclenchant une dynamique
d'intégration des laissés-pour-compte, des
« exploités ».
Mais ces trois formes de discussion ne suffisent pas pour
démocratiser les discussions. Il faut encore analyser les espaces
sociaux où la discussion peut être annoncée, vécue
en réalité et entretenue. C'est dans le droit moderne
légitime que Habermas trouve la vitalité de la discussion. Et
cela à trois niveaux : le tribunal, les pratiques démocratiques
institutionnalisées et l'espace informel de la
délibération démocratique.
III.6.1. Le tribunal
On y aperçoit une confrontation des
intérêts des parties pour parvenir à un accord raisonnable
en invoquant, autant que faire se peut, des arguments intersubjectifs
acceptables. On s'appuie sur une jurisprudence qui, de façon
idéale, le recueille les décisions antérieures bien
fondées et permet ainsi d'alimenter la discussion. Cependant, même
si son interprétation est positive, Habermas élabore une approche
nettement déflationniste du tribunal. Il est convaincu que
« les parties en présence ne sont pas tenues de rechercher la
vérité par une quelconque coopération, et elles peuvent
ménager leur intérêt à ce que la procédure
débouche sur une issue favorable »130(*). Dans le procès, il
est donc question, d'un mixte entre deux modes typiques de l'agir : le
communicationnel et l'instrumental-stratégique. Les asymétries de
position qui laissent le droit de prononcer le droit à la seule personne
du juge en sont la preuve tangible. D'autre part, avec le poids des traditions
nationales et des exigences de cohérence intra-systémique, les
règles du procès sont fondamentalement liées à des
circonstances historiques contingentes et à des rapports de force
inertes, de sorte que « les conditions procédurales qui
président aux argumentations en général ne sont pas
suffisamment sélectives pour obtenir des décisions qui soient les
seules justes »131(*).
Habermas est convaincu qu'il n'existe qu'une simple
influence indirecte des principes de rationalité
communicationnelle sur les pratiques propres au tribunal moderne :
« Le droit procédural ne règle pas l'argumentation
normative et juridique en tant que telle, mais il garantit des points de vue
temporel, social et matériel, le cadre institutionnel où l'on
laisse libre cours aux développements communicationnels
[possibles] qui obéissent à la logique de la discussion relative
à l'application »132(*). Les procès empiriques présentent une
trop grande diversité pour qu'on puisse voir en eux un reflet pur et
simple de la rationalité pratique redéfinie intersubjectivement.
Voilà pourquoi il apparaît prudent d'insister sur la
possibilité de la révision et du renvoi à une instance
supérieure susceptible de confirmer ou de casser le premier jugement.
C'est cette possibilité qui garantit une discussion rationnelle
malgré sa contingence et sa
faillibilité : « L'auto-réflexion
institutionnalisée du droit sert à la protection juridique
individuelle d'un double point de vue, celui de la justice eu égard aux
cas individuels, et celui de l'homogénéité de
l'application du droit et de sa constante mise à
jour »133(*).
Une telle approche diplomatique du judiciaire trouve place
dans la justice constitutionnelle de Habermas. On sait combien, surtout au
Congo ou dans la plupart des pays du Tiers-Monde, le dogme classique de la
souveraineté, même filtré par le principe de la
séparation des pouvoirs, a toujours constitué un obstacle
à la mise en valeur philosophique et juridique d'une telle institution
dans la machine politique. Dès lors, comment parler d'un contrôle
réflexif de la juridiction quand le pouvoir est pensé sous la
catégorie de l'exercice de la puissance souveraine ; quand le droit
est conçu comme l'expression éventuellement illimitée
d'une volonté nécessairement valable parce qu'émanant de
cette autorité dernière qu'est le souverain ? Pourtant, le
tribunal constitutionnel doit être le garant ultime de l'ordre juridique,
soit qu'on attribue au juge la fonction de « professeur
prophétique qui, par son interprétation de la parole divine des
Pères fondateurs, assure la continuité d'une tradition
constitutive de la vie communautaire »134(*), soit qu'on voie dans la
cour constitutionnelle le porte-parole des valeurs humanistes constitutives qui
portent tout l'Etat.
Habermas lui aussi reconnaît que le tribunal
constitutionnel est la clef de voûte d'un système juridique
moderne. Loin d'être seulement un simple régulateur des rapports
entre l'Etat et le citoyen, le tribunal habermassien est en
réalité l'ensemble de la formation de la volonté
juridique que visent ses décisions. C'est à lui d'évaluer
si les pouvoirs sociaux et les groupes d'intérêts issus de la
sphère économique n'ont pas interféré avec le
pouvoir légitime enraciné dans la discussion
démocratique135(*). Mais cela ne veut pas dire que, le juge
constitutionnel doit maintenant se substituer à
l'auto-thématisation de la société civile :
« La transformation conceptuelle des droits fondamentaux en valeurs
fondamentales revient à opérer un travestissement
téléologique des droits, par lequel on masque le fait que les
normes et les valeurs assument dans les contextes de justification des
rôles distincts dus à la différence de statut qui est la
leur du point de vue de la logique de
l'argumentation »136(*).
En fait, la cour constitutionnelle évalue la
procédure de la décision comprise dans toute son ampleur, compte
tenu de la compatibilité des intérêts particuliers avec
l'intérêt général ainsi que des exigences
universelles de justice. « Le critère de l'appréciation
est constitué par le fait que la formation de l'opinion et de la
volonté est fondée sur la discussion, et en particulier la
question de savoir si la décision législative a été
prise au nom d'intérêts privés qui ne sont pas susceptibles
d'être déclarés dans le cadre de débats
parlementaires »137(*).
III.6.2. Les pratiques
démocratiques institutionnalisées
Dans le dernier chapitre de Droit et
démocratie, Habermas distingue trois « paradigmes de
droit ». Le paradigme du droit civil limite le droit, en
principe, à la tâche d'assurer la sécurité des
personnes et à l'auto-régulation des échanges au sein de
la société civile. Le paradigme de l'Etat social
où le droit assume au contraire des fonctions actives, correctrices
et organisatrices vise à la fourniture de prestations au nom de valeurs
qui se rapportent aux principes d'égalité réelle et de
solidarité. Le troisième paradigme est déterminé
par une compréhension démocratique du droit138(*). Devant les
idéologies néo-libérales, ce paradigme se veut un
dépassement dialectique de l'existence et non un retour à un
état antérieur dominé par l'individualisme. Les
idéaux libéraux, absolutisés dans le premier paradigme,
les interventions socio-redistributrices, inhérentes au second, ne
peuvent désormais être pleinement assumés et même
prolongés, transformés par l'élargissement des pratiques
démocratiques d'auto-détermination.
Cette thèse correspond-elle à une tendance
réelle de nos sociétés ? Oui, répond notre
auteur. Les lents progrès de la démocratie locale, l'exigence
croissante de transparence face à l'univers bureaucratique, la mise en
place de processus de consultations visant la population concernée par
tel projet public, l'existence de procédés d'évaluation
des résultats des politiques publiques, la montée en puissance
d'autorités non strictement étatiques dépourvues de
pouvoir coercitif, tout cela témoigne d'une émergence timide d'un
nouveau mode de construction et d'application du droit positif dans les
sociétés modernes : celui-ci se trouve de plus en plus
orienté par des objectifs flexibles de gouvernance et de
régulation sociale, et plus seulement par le paradigme du commandement
souverain. Dans ce sens, l'instance qui décide et sanctionne, qui
supervise et informe les micro-processus d'auto-détermination et
d'invention normative qui s'effectuent aux différentes échelles
et dans les différents espaces de la société. C'est son
droit qui incite, conseille, encadre, planifie sans contraindre, prévoit
sa propre évaluation, dit comment il faut s'y prendre pour créer
la norme au lieu de prétendre la constituer complètement. L'Etat
moderne appelle donc de lui-même la discussion et l'auto-organisation des
différentes sphères sociales.
Mais il serait absurde de croire en une dynamique
démocratique jailli seulement d'une culture non autoritaire de
la concertation, du dialogue social et du contrat. Cette culture participative
ne porte-t-elle pas en elle des possibilités d'aliénation ?
Peut-être faut-il prôner la généralisation du droit
néo-moderne de type souple et/ou réflexif qui ait des effets
finaux conservateurs, en bouchant, par exemple, les perspectives
d'émancipation et d'éradication de la domination. La
démocratie doit s'appuyer sur elles pour que son action soit efficace.
Mais tout cela exige un aréopage où la délibération
démocratique éclate.
III.6.3. L'espace informel de la
délibération démocratique
C'est dans cet espace public seulement que se résout,
en faveur du second terme, la tension jusque-là contenue entre la
rigueur et la vie, entre la puissance stabilisante et opérationnelle
propre à l'institution et la spontanéité énergique
issue du monde vécu lui-même, enracinée dans
l'auto-compréhension de l'expérience vive. Face à
l'idée normative d'une auto-législation comprise comme
auto-institution continuée de la société, les
pratiques électives et le phénomène de la
représentation offrent une image brouillée. Elles
résultent de l'institutionnalisation d'éléments
républicanistes au sein du libéralisme triomphant, mais sous
leurs versions les plus restrictives. La critique socialiste de la
« démocratie formelle » des régimes
occidentaux a eu le mérite de porter l'attention sur cette
partialité139(*).
Dans ce sens, la démocratie radicale ne peut advenir
que s'il existe un lien dans nos sociétés où, à
côté de l'élection et par-delà les pratiques propres
au tribunal et aux relations entre l'administration et les citoyens, des
processus de formation collective de la volonté ont des chances
réelles de se produire et d'infléchir le cours des choses ;
qu'elle ne peut advenir si l'existence d'un tel « lieu »
constitue une nécessité fonctionnelle pour la croissance
d'une société moderne. C'est à cela, à cette double
identification d'ailleurs, que correspond l'espace public habermassien. D'un
côté, l'aréopage de débats publics où la
société se pense elle-même et élabore une politique
substantielle. De l'autre, un miroir dans lequel se reflètent les
différents problèmes que pose aux sociétés modernes
l'autonomisation des sous-systèmes sociaux. Ces problèmes
naissent en raison des heurts qui sont susceptibles de se produire entre la
logique spécifique de chacun de ces sous-systèmes, mais ils
proviennent aussi de leurs oppositions au monde vécu, dans la mesure
où celui-ci seul permet le développement des
auto-compréhensions spontanées issues de l'existence ordinaire
ainsi que des pratiques qui font que des sujets peuvent s'épanouir au
sein de formes de vie dans lesquelles ils peuvent se reconnaître, dans
tous les sens du terme.
S'il n'existait pas un espace public où les
problèmes engendrés ou laissés en jachère par les
sous-systèmes puissent être thématisés et
imposés aux institutions susceptibles de les traiter, croit Habermas,
une société moderne ne pourrait pas se reproduire à long
terme et serait toujours exposée à la domination. La critique et
l'engagement dans l'espace public (les piliers de la démocratie) ne
représentent pas seulement le point de vue de l'émancipation, ils
sont nécessaires et porteurs de vie pour la survie de nos
sociétés. En fait, ce qui rythme l'existence d'un espace public
collectif de délibération, ce sont les moments où des
interventions hors-série, portées par des acteurs
imprévus, attirent l'attention sur des thématiques nouvelles qui
agrègent autour d'elles des mobilisations.
« Si l'on pense à la spirale du
réarmement nucléaire, aux risques inhérents à
l'utilisation civile de l'énergie nucléaire, à d'autres
installations techniques de grande envergure, ou des recherches scientifiques
comme la recherche génétique, aux menaces écologiques
[...], à l'appauvrissement dramatique du tiers-monde et aux
problèmes de l'ordre économique mondial [...], tous les grands
thèmes des dernières décennies en fournissent la preuve.
Presque aucun de ces thèmes n'a été introduit par des
représentants de l'appareil de l'Etat, des grandes organisations ou des
systèmes fonctionnels de la société. Ils ont plutôt
été lancés par les intellectuels, les personnes
concernées, les experts engagés (radical
professionals), les « avocats » auto-proclamés,
etc. »140(*)
Ces thèmes ont ensuite été
claironnés par les associations, les partis politiques, les syndicats et
toutes les composantes de la société civile. Nous comprenons donc
qu'une société multidimensionnelle a toujours besoin de cette
vigilance auto-critique qui s'alimente à l'expérience vive, et
qui traduit en force sociale cette réflexivité inhérente
au vécu et à son expression collective.
En politique, cet état de fait implique que le
processus démocratique se rattache directement à l'existence
d'une dialectique entre l'institutionnel et l'informel qui, contrairement
à la logique du tribunal, se résout en un sens favorable au
second. On ne peut donc parler de démocratie que là où le
moment inorganique représenté par les pouvoirs politiques
autonomisés et l'administration bureaucratisée est soumis
à la volonté collective qui jaillit de l'espace public de
délibération. Ici, l'intervention a une signification
implicitement critique, dans la mesure où elle conteste l'orgueil des
appareils politiques à faire la politique en se fermant sur
eux-mêmes.
« L'émancipation illégitime du pouvoir
administratif et du pouvoir social par rapport au pouvoir fondé sur la
communication et généré par des voies démocratiques
est contrariée dans la mesure où la périphérie (a)
est capable et (b) a assez souvent l'occasion de déceler d'identifier,
de formuler efficacement et d'introduire au sein du système politique,
dont il s`agit de perturber le mode de fonctionnement routinier en
passant par les écluses du système parlementaire (ou des
tribunaux), les problèmes latents d'intégration sociale qui ne
peuvent être traités que par des moyens
politiques »141(*).
Dans la réalité, l'espace public est
composé d'une multitude d'arènes, qui peuvent être
différenciées selon plusieurs critères :
- selon les types de relations entre individus qui les
caractérisent, leur extension spatiale ;
- selon le degré de spécialisation de leur
thème ;
- selon leur fixité dans le temps ;
- selon le mode de mobilisation qu'elles sont capables de
susciter, etc.
L'existence d'une aussi grande diversité explique mieux
que la délibération collective ne peut nous apparaître
qu'incarnée dans une pluralité d'espaces discontinus. Mais,
« en dépit de ces multiples
différenciations, tous ces espaces publics partiels, pour autant qu'ils
se fondent sur l'emploi du langage ordinaire, restent cependant poreux les uns
pour les autres. Les frontières internes de la société
fragmentent le texte unique de l'espace public en général qui
rayonne dans tous les sens et s'écrit de façon continue, aussi
réduits que soient ses textes pour lesquels tout le reste est
contexte ; mais il est toujours possible de jeter des ponts
herméneutiques d'un texte à l'autre. Les espaces publics partiels
se constituent au moyen de mécanismes d'exclusion ; mais dans la
mesure où les espaces publics ne peuvent prendre la forme solide
d'organisations ou de systèmes, il n'existe aucune règle
d'exclusion qui ne soit assortie d'une clause suspensive »142(*).
En vérité, dans une société
où les libertés individuelles sont étouffées,
où les droits humains les plus fondamentaux sont bafoués, l'onde
de choc de l'espace public devient comme une boussole qui indique les plages du
débat rationnel où peut surgir une vraie liberté.
Chez Habermas, la démocratie n'est pas un simple mode
de gestion d'intérêts en conflit, un système de
gouvernement représentatif majoritaire, mais c'est un idéal de
vie éthique qui vise à la réalisation du potentiel de
chacun dans des conditions de dignité et de sécurité,
grâce à un système de droits inscrits dans la Constitution.
Ce qui est consolant chez Habermas, c'est de voir comment il lie la protection
des droits et la participation politique à la survie de la
démocratie. Dans la démocratie constitutionnelle, Habermas
entrevoit la seule forme valide de démocratie contemporaine. C'est ainsi
que nous pouvons nous débarrasser des dictatures inutiles, de la
domination qui embête - rend bête - pour nous ouvrir au flot de la
démocratie qui libère.
Ce troisième et dernier chapitre a porté sur la
légitimité, sur ce qui fonde ou doit fonder l'Etat de droit
démocratique. L'analyse de Habermas se place avant tout dans un contexte
particulier : celui des démocraties occidentales qui sont parvenues au
stade du capitalisme avancé ; il y constate dans un premier temps que
l'exercice du pouvoir y est subordonné à une contrainte de
légitimité qui est la condition de sa pérennité ;
puis il identifie le coeur des processus de légitimation dans l'effet
d'imposition des normes et des valeurs que laissent refléter le
système institutionnel et les lois fondamentales d'un ordre politique ;
enfin, dans une perspective critique, il entreprend de fonder un modèle
de constitution et d'établissement de ces normes susceptible de
constituer un critère de vérité à l'aune duquel il
pourrait évaluer les prétentions à la
légitimité de nos sociétés politiques.
Habermas propose donc un modèle de
« reconstruction contrefactuelle » qui envisage à
partir de l'analyse critique du réel ce que le système de normes
aurait pu être s'il avait été établi
idéalement. Il revendique ainsi la nécessité de
rationaliser l'exercice de la démocratie : il s'agit de supposer de
façon logique qu'il est possible de dégager, à partir de
la discussion, des "intérêts universalisables"
c'est-à-dire "des besoins qui sont partagés de façon
communicationnelle" et qui sont donc communs à tous.
CONCLUSION GENERALE
L'entreprise philosophique de Jürgen Habermas peut
apparaître à plus d'un titre comme très ambitieuse. Ce ne
serait rien de moins que répondre à l'injonction
hégélienne qui assigne au philosophe la tâche de
« penser l'effectivité » tout en assumant quelque
chose d'un héritage marxiste qui imposerait, lui, la
nécessité de relever le défi de l'émancipation
pratique : relire l'histoire des sociétés modernes, repenser
la critique de la modernité, établir une nouvelle théorie
de la connaissance, fonder une nouvelle réflexion sur la
légitimité et la démocratie, jeter les bases d'une
éthique et d'une théorie de l'action et, en fin de compte,
construire une théorie de la société au travers d'une
nouvelle conception de la rationalité, tels seraient les
différents aspects de ce projet tout aussi systématique
qu'affolant !
Cependant, cette tournure systématique que le lecteur
ou le commentateur peut constater après coup, ne rend pas vraiment
compte de l'esprit qui a habité - et habite encore - les recherches de
Jürgen Habermas. La tournure qu'a pris notre exposé est là
pour en témoigner. En effet, si l'objectif était de s'interroger
sur la conception politique originale de notre auteur, à travers les
notions fondamentales de la domination et de l'Etat de droit, nous avons, en
quelque sorte, abouti à un constat d'échec. A vouloir chercher
chez Habermas une appréciation claire et tranchée sur la nature
de la domination ou le sens de l'Etat de droit, nous n'avons en fait
trouvé chez lui que des dénonciations d'une telle
prétention chez d'autres auteurs comme Marx, Weber et Marcuse. Le point
de départ était pourtant simple, et la question ne semblait pas
pouvoir être évincée : la domination est une
« caractéristique » économico-politique des
sociétés occidentales modernes, c'est-à-dire que ces
dernières se sont historiquement organisées de telle
manière que certains hommes ou certains groupes prennent en main, pour
une part au moins, la destinée de l'ensemble de la population de ces
sociétés. La domination était donc posée comme un
fait politique ou historique. La formulation est ici volontairement la
plus neutre possible, car la problématique et tout l'enjeu du
débat qui suivait étaient justement de justifier selon certains
critères cette situation.
La domination a donc été investie de plusieurs
sens : pensée corrélativement à l'exploitation par le
travail, elle pouvait être identifiée à la forme politique
prise historiquement par le mode de production capitaliste que la
critique et la pratique révolutionnaire devait transformer
(Marx) ; elle a pu aussi être interprétée comme le
phénomène politique majeur du processus de rationalisation qu'a
connu le monde occidental, comme ce qu'a révélé
l'établissement d'un Etat moderne soucieux de stabilité et donc
de légitimité (Weber). Or, de ces deux références
initiales, dont il entend pourtant se démarquer, Habermas retient, de la
première, l'exigence d'émancipation que doit assumer le travail
critique et, de la seconde, la nécessité de penser la domination
au sein d'une réflexion historique centrée sur la
rationalité et grâce à une réflexion sociologique
centrée sur l'action. Mais dans un cas comme dans l'autre, tout se passe
comme si Habermas refusait de voir dans la domination autre chose qu'un fait
historique.
Avec Marcuse le débat se précise enfin :
dans une optique quelque peu décentrée (marquée notamment
par la forte influence de la psychanalyse). Ce dernier se présente en
effet comme un autre héritier de la première Ecole de Francfort
qui, à l'inverse de Habermas, reconduit après elle une
dénonciation forte de cette domination générée par
la raison instrumentale et toujours à l'oeuvre dans les
sociétés capitalistes avancées. Précis, le
diagnostic marcusien établit ainsi que la domination échappe
à toute détermination politique et trouve son fondement bien
plutôt dans le processus de rationalisation (décrit par Max Weber)
qui a institutionnalisé le progrès scientifique et
technique : la rationalité technologique s'est convertie en
instrumentalisation de l'homme ; technique et domination ne font qu'un.
Devant une critique aussi radicale, Habermas ne peut plus éluder le
débat. La domination est un fait politique et ne saurait être
appréhendée exclusivement au travers d'une logique instrumentale
ou téléologique. Elle relève d'une dimension pratique que
l'on ne peut réduire à la rationalité technique. La
logique du travail illustre la relation à la nature, la logique de
l'interaction les relations des hommes entre eux. Pour Habermas, le domaine
pratique ne se limite pas au fait de la domination ; il est régi par la
rationalité communicationnelle que révèle une
pluralité d'individus agissant à l'horizon d'une
compréhension en vue d'un accord. La domination n'est alors
perçue, par rapport à cette activité primordiale, que
comme une détérioration historiquement limitée de
l'exercice du pouvoir politique.
Habermas opère ainsi un « changement de
paradigme » grâce auquel il entend poser un regard nouveau sur
le monde : il faut renoncer à penser à partir des
catégories de sujet, de conscience ou de travail pour se tourner vers
celles de communication, de compréhension et d'interaction. Ici
s'éclaire la prétention totalisante qu'a pu percevoir le
lecteur : il ne s'agit pas de « penser
l'effectivité » au sens où l'entendait Hegel, mais sans
doute bien plus de « penser la communication » dans chacune
de ses dimensions. C'est pourquoi la plupart des oeuvres postérieures
à la Théorie de l'agir communicationnel portent la
réflexion vers le domaine éthique ou vers la communication
elle-même : Habermas s'efforce d'en clarifier la nature, le sens et
la portée à partir d'une vaste réflexion sur le langage et
sur la philosophie anglo-saxonne contemporaine. De l'intérêt de
connaissance « émancipatoire » à la notion du
monde vécu qui constitue « l'horizon » à
partir duquel les sujets sont à même de communiquer, en passant
par la discussion qui est une « forme de communication
caractérisée par l'argumentation, dans laquelle les
prétentions à la validité devenues problématiques
sont thématisées et examinées du point de vue de leur
justification ».
La théorie de l'agir communicationnel exige en fait une
refondation communicationnelle de la rationalité, marquant aussi la
rupture avec les idées hégélo-marxistes. Avec les trois
composantes - le tournant linguistique, le consensus et la publicité -
la théorie de l'agir communicationnel postule une situation
idéale de la compréhension qui est la condition de
possibilité de la communication et de la reconnaissance
intersubjectives.
Le changement de paradigme donne à la réflexion
sur l'Etat de droit une impulsion nouvelle. Conditionnée par cette
articulation nécessaire à la communication, l'analyse se porte
alors sur la légitimité, sur ce qui fonde ou doit fonder l'Etat
de droit démocratique. Quittant le terrain historique, la
réflexion est donc devenue normative et retrouve ainsi
l'intérêt pour l'émancipation : le pouvoir, pour être
légitime, doit se fonder sur une communication non-contrainte, sur une
discussion rationnelle en vue d'un accord de tous les membres du corps
politique. La démocratie ne repose pas, ainsi, sur des institutions
justes et libérales, non plus que sur des conquêtes historicistes,
mais seulement sur des mentalités démocratiques se subsumant dans
le processus démocratique. Des mentalités démocratiques
qui, suivant Habermas, souhaitent prendre en charge la promesse de
l'autolégislation et assurer le consentement de tous concernant les
droits, les normes et les institutions. Le lieu d'explication ne peut pas, dans
une perspective habermassienne, être les mentalités en tant que
telles, mais bien le processus de la démocratie où les sujets de
droit peuvent se reconnaître comme des auteurs et des destinataires de
leurs droits, normes et institutions. Les mentalités modernes, qui
peuvent soutenir le projet juridique moderne, se réalisent, en
conséquence, dans les structures de communication capables d'affirmer la
perspective intersubjective inhérente à la démocratie.
Autrement dit, la démocratie ne peut se déployer, suivant
Habermas, que dans le cadre des discours communicationnels. Habermas peut ainsi
revendiquer que « la politique délibérative constitue
le coeur même du processus démocratique ». La raison en
est que la démocratie renvoie à des conditions sociales
permettant l'auto-organisation d'une communauté politique.
Mais c'est le sens de l'attitude critique apparue en
filigrane tout au long de notre parcours qui resurgit ici. Celle-ci demeure en
effet pour Habermas non seulement un point de référence
obligé, mais surtout le cadre nécessaire dans lequel toute
réflexion doit prendre place. Comme nous l'avons souvent
remarqué, c'est en son nom que Habermas établit la plupart de ses
réfutations et de ses réserves. Il s'agit, de façon tout
à fait fondamentale, de s'imposer à la fois une pratique
cognitive adéquate du réel et une réflexion sur
l'émancipation que celui-ci autorise : « établir
ce qui est à la fois nécessaire du point de vue pratique et
objectivement possible ». Penser le politique, c'est rendre compte
des voies laissées ouvertes pour le transformer.
La pensée de Jürgen Habermas se comprend ainsi en
même temps comme pensée de son temps et comme pensée
spéculative ; elle dégage « un horizon dans lequel
pensée historique et pensée utopique s'amalgament ».
Mais cette fusion, loin d'être arbitraire, relève d'une
nécessité propre à l'activité philosophique. Une
pensée politique qui, prise par l'actualité de l'esprit du temps,
entend faire face à la pression des problèmes que lui pose le
temps présent, se charge d'énergies utopiques. L'utopie de
Habermas n'est donc pas hors-monde, elle ne se construit pas. Elle est
« contrefactuelle », c'est-à-dire qu'elle part des
faits. On peut donc bien affirmer qu'une certaine forme d'utopie marxiste est
morte, mais on ne fera là rien de plus que de constater la fin d'une
société fondée exclusivement sur le travail. Comme son
illustre antécédente, la théorie de l'agir
communicationnel se sait donc déterminée et limitée par le
temps qui l'a vu naître ; et c'est sans doute en ce sens que l'on
doit continuer à lire Habermas comme l'héritier d'un certain
projet marxiste. « Une théorie de la modernisation capitaliste
mise en oeuvre grâce à une théorie de l'agir
communicationnel s'aligne (...) sur le modèle marxien. Elle a une
attitude critique aussi bien à l'égard des sciences sociales
qu'envers la réalité sociale qu'elles sont censées
ressaisir ».
C'est dans ce sens de médiation entre la théorie
et la pratique que le défi de l'agir communicationnel devient
« pratiquement vrai ». Ce défi est celui de
l'émancipation et il s'adresse à tous les citoyens. Habermas
appelle en quelque sorte à ne pas se résigner, à ne pas
s'abandonner à cette facilité qui consiste à ne voir dans
l'Etat qu'une caricature de la liberté. L'Etat peut et donc doit
s'exercer en se fondant sur la volonté collective établie
discursivement ; il faut le concevoir comme un espace ouvert à
l'interaction. S'émanciper de la domination serait donc presque en
retourner le principe. Pour être également traités par le
pouvoir d'Etat, il faut que les individus-citoyens soient eux-mêmes le
coeur du pouvoir, c'est-à-dire détenteurs de la
souveraineté.
En définitive donc, Habermas prône une
« pratique qui s'attache à une volonté
rationnelle », c'est-à-dire à une volonté qui
« n'esquive pas les exigences de fondation et de
justification », mais qui exige au contraire, « d'avoir
clairement conscience de ce que nous ne savons pas ». Cette ignorance
est celle qu'impose une critique résolument tournée vers
l'avenir, qui ne s'autorise qu'à poser la nécessité du
changement et à indiquer certaines voies possibles.
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
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démocratie, Gallimard, Paris, 1997.
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LADMIRAL, J.R., Préface à J. Habermas, La
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n° 413, octobre 1981, p. 926.
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pas », in Questions de sociologie,
Ed. de Minuit, Paris, 1973, p. 222-235.
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
1
CHAPITRE I : LA DOMINATION DANS LA
PENSEE POLITIQUE DE HABERMAS
6
I.0. Prétexte
6
I.1. La domination dans la tradition critique
7
I.2. Travail et domination chez Marx
8
I.2.1. Habermas et la
« reconstruction » d'une critique de la domination
11
I.3. Le concept wébérien de
rationalisation et la domination
13
I.3.1 Herbert Marcuse : la rationalisation
comme domination
18
I.4. De la domination a l'émancipation par
la discussion
21
CHAPITRE II : LA RATIONALITE
COMMUNICATIONNELLE
26
II.
0. la rationalité communicationnelle
26
II.1. Rationalité et rationalisation
27
II.2. L'espace public perverti par la
domination
29
II.3. Le changement de paradigme de Jürgen
Habermas
31
II.3.1. Un autre regard sur la modernité
31
II.3.2. L'intérêt de la connaissance
« émancipatoire »
33
II.4. L'idée d'une rationalité
communicationnelle
35
II.4.1. La notion du monde vécu
37
II.4.2. La discussion
39
II.4.3. La dimension morale de la
rationalité communicationnelle
40
II.5. Le concept de communication
43
II.6. La théorie de l'agir
communicationnel
44
II.6.1. Le « linguistic
turn » : Habermas et Apel
45
II.6.2. Le consensus
48
II.6.3. Le principe de la publicité
49
CHAPITRE III : POUR UN ETAT DE
DROIT
53
III.
0. Le politique et le social
53
III.1. L'Etat de droit
55
III.2. La démocratie
57
III.3. Le principe de légitimité
démocratique
58
III.3.1. Le principe de légitimité
démocratique et le droit positif
60
III.3.2. Le principe de légitimité
démocratique et la base publique de justification
61
III.4. La politique délibérative
62
III.4.1. l'opposition entre différentes
interprétations du processus démocratique
62
III.4.2. les conséquences de ces
interprétations
63
III.4.3. La sociologie comme pierre angulaire de la
démocratie délibérative
64
III.5. Le principe habermassien de discussion
65
III.6. La démocratisation des
discussions
66
III.6.1. Le tribunal
68
III.6.2. Les pratiques démocratiques
institutionnalisées
70
III.6.3. L'espace informel de la
délibération démocratique
71
CONCLUSION GENERALE
76
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
81
TABLE DES MATIERES
84
* 1 J. HABERMAS,
Théorie de l'agir communicationnel, p. 295.
* 2 Ces trois types
constituent, pour Habermas, les trois dimensions de la rationalité, qui
correspondent respectivement au monde naturel des choses, au monde social de
l'intersubjectivité, et au monde subjectif de chaque individu.
* 3 K. MAX, Manifeste du
Parti communiste, p. 35.
* 4 Ibid., p. 51.
* 5 J. HABERMAS, La
technique et la science comme « idéologie », p.
209.
* 6 Ibid., p. 210.
* 7 Ibid., p. 59.
* 8 Ibid., p. 209.
* 9 Ibid., p. 210.
* 10 Ibid., p. 59.
* 11 Ibid., p. 210.
* 12 Ibid., p. 60.
* 13 Critique, la
théorie ne doit pas servir à l'ordre établi, elle doit
être pour ainsi dire « inutile » ; mais elle ne
doit pas être comprise non plus comme l'antithèse contemplative de
la pratique. La théorie critique n'est pas une sorte de
rétrospection inactive et au-dessus de tout, une activité
purement « spéculative ». Pour Habermas, la
théorie doit être critique, c'est-à-dire engagée
dans les luttes politiques d'aujourd'hui au nom de l'avenir
révolutionnaire auquel elle travaille et pour la société
sans classe de demain.
* 14Ibid., p. 3.
* 15 Ibid.
* 16 M. WEBER, Le Savant et
le Politique, p. 101.
* 17 Ibid., p. 102.
* 18 Ibid.
* 19 Ibid.
* 20 Ibid., p. 101.
* 21 Ibid., p. 100.
Légèrement modifié.
* 22 D. MARTUCELLI,
Sociologie de la modernité, p. 187.
* 23 Ibid., p.188.
* 24 M. WEBER, Economie
et société, p. 55.
* 25 Ibid.
* 26 Marcuse a devant les
yeux une « société industrielle
avancée », celle de la croissance, du confort et de la
démocratie ; sa critique est d'autant plus vive que la domination
est devenue plus insidieuse : avec le temps, le système capitaliste
a établi un réseau de régulations et de
légitimations qui lui permet de perdurer malgré ce
caractère violent et répressif devenu, lui, institutionnel,
caché. Ce qui semble soutenir la critique de Marcuse, c'est donc la
constatation que la société industrielle avancée est
bloquée, enfermée dans un ordre qui se reproduit jusqu'à
la permanence contre les possibilités de transformations qu'elle devrait
générer.
* 27 H. MARCUSE,
L'homme unidimensionnel, p. 19.
* 28 H. MARCUSE,
Industrialisation et Capitalisme, cité par Jürgen
HABERMAS, La technique et la science comme
« idéologie », p. 5-6.
* 29 Id.,
L'homme unidimensionnel, Essai sur l'idéologie de la
société industrielle avancée, p. 181-182.
* 30 Ibid., p. 182.
* 31 H. MARCUSE, Op.
cit., p. 5-6.
* 32 Ibid., p. 23.
* 33 Ibid., p. 189.
* 34 H. MARCUSE,
Industrialisation et Capitalisme, cité par Jürgen
HABERMAS, La technique et la science comme
« idéologie », p. 11.
* 35 C'est là un
thème cher à beaucoup de penseurs allemands (comme Schelling,
Bloch ou Benjamin) et hérité de la mystique juive et
protestante.
* 36 Ibid., p. 15.
* 37 Jürgen HABERMAS,
La technique et la science comme « idéologie »,
p. 211.
* 38 Ibid., p. 61.
* 39 Ibid., p. 24.
* 40 Ibid., p. 44.
* 41 Ibid., p. 58.
* 42 Ibid., pp. 159 sq., 84 et
passim.
* 43 Ibid., p. 94.
* 44 Ibid., p. 19.
* 45 Ibid., p. 40.
* 46 Ibid., p. 22.
* 47 Ibid.
* 48 Ibid., p. 68.
* 49 Ibid., Préface,
p. XLIV.
* 50 Ibid., p. 95.
* 51 Ibid., p. 96.
* 52 Ibid., p. 120 sq.
* 53 Quand la maîtrise
de la nature, au travers de l'utilisation de la technique, imprègne le
monde social - d'abord par les sous-systèmes techniques eux-mêmes,
puis au sein du cadre institutionnel.
* 54 M. HORKHEIMER,
Eclipse de la raison.
* 55 J. HABERMAS,
Théorie de l'agir communicationnel, p. 421.
* 56 Le statut de la
modernité chez Habermas est multiple. A l'instar des anciens
Francfortois, Habermas part de la théorie wébérienne de la
modernité, comme sortie d'un monde hiérarchisé et
religieux, fondé sur l'autorité et la tradition, sortie que
débouche sur un processus de rationalisation ; mais, à la
différence de Weber et des anciens de Francfort, Habermas s'est
efforcé de retrouver un concept de raison qui puisse remplir le
rôle joué par la raison pratique kantienne tout en la
libérant du caractère transcendant que nous impose le
« fait de la raison » affirmé par Kant. Dès
le milieu des années soixante, alors-même qu'il tentait de forger
un modèle critique plus conforme aux exigences systématiques
nées du jeune-hégélianisme, la place du langage lui
était apparue fondamentale, toutefois, l'idée de raison
communicationnelle qui était déjà sous-jacente,
était encore soumise à une réalisation liée
à l'histoire et à l'autoréflexion consciente
d'elle-même, par le biais de la critique de l'idéologie.
L'idée de partir du potentiel immanent au langage n'est apparue qu'avec
l'abandon de la philosophie de la conscience et de l'histoire. Du même
coup, la raison communicationnelle comme structurant le monde vécu a
permis de reprendre le modèle wébérien et de le
complexifier. Certes, la rationalisation au sens wébérien
était bien le fait même de la modernité, bien
au-delà d'ailleurs de ce qu'avaient décrit Weber, Horkheimer ou
Adorno, mais en même temps, dans un certain nombre de cas, des
« palpeurs » ont pu être installés (Cf.
Discours philosophique de la modernité, p. 430) qui ont fait
obstacle à une pure et simple colonisation du monde vécu par le
système, et ont permis d'entrevoir une possibilité de
« détente » entre la pression de la rationalisation
systémique et les exigences fragiles du monde vécu. Il a donc
été possible dans cette perspective de donner de la
modernité une vision nuancée qui légitime que l'on
mobilise en permanence les ressources d'entente du monde vécu. La
modernité est donc double, comme chez les anciens Francfortois, mais de
telle manière que les deux plateaux de balance sont moins
déséquilibrés ; c'est à ce titre qu'elle peut
être aussi dite « un projet inachevé ».
* 57 En 1961, Habermas
estimait que la sphère publique bourgeoise était sur le
déclin mais qu'avec l'éclosion de l'Etat social on assistait
à « un rattrapage démocratique radical en même
temps qu'à une reconversion de l'interpénétration
fonctionnelle de l'Etat et de la société, se déroulant
quasiment au-dessus de la tête des participants »,
c'est-à-dire une manipulation de l'Etat de droit qui sous le couvert du
bien-être anesthésiait la participation active, et appelait
à l'acclamation.
* 58 In La Structure des
révolutions scientifiques, (1962). Cet essai marque le début
d'une nouvelle réflexion philosophique, davantage portée par des
préoccupations ancrées dans l'histoire et la sociologie des
sciences - remettant ainsi en cause les thèses
épistémologiques classiques qui niaient l'influence des facteurs
sociaux sur le développement de l'activité scientifique.
* 59 Cela à tel point
qu'il est, la plupart du temps, très difficile pour le lecteur de
séparer la description de son apport théorique de
l'interprétation détaillée d'autres positions ou d'autres
auteurs.
* 60 J. HABERMAS, Droit
et démocratie, p. 17.
* 61 L'activité
stratégique est à l'oeuvre dans le cadre de la concurrence entre
ceux qui sont susceptibles d'occuper une position d'autorité, d'exercer
le pouvoir, ainsi que dans les décisions qu'ils sont amenés
à prendre en vue de se maintenir dans cette position - en faisant ce que
Habermas appelle des « compromis » à savoir un
partage de la plus-value sociale inégal et pourtant légitime -.
* 62 A. PHILONENKO,
Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant
et Fichte en 1793, p. 91.
* 63 [« Mundane
reasoning », Phil. Soc. Sci., 4, 1974, p.
47s.] (Théorie de l'agir communicationnel, p. 30.)
* 64 TALMON, Les
origines de la démocratie totalitaire.
* 65 J. HABERMAS,
Théorie de l'agir communicationnel, p. 104.
* 66 J. HABERMAS, Le
discours philosophique de la modernité.
* 67 Id., Op. cit.,
t. 1, p. 10.
* 68 Ibid., t. 1, p. 272.
* 69 J. HABERMAS, Droit
et démocratie, p. 129.
* 70 Ibid., p. 133.
* 71 J. ONAOTSHO,
« entretien sur Jürgen Habermas », p. 114.
* 72 J. HABERMAS,
« Théories relatives à la
vérité » (1972), in Logique des sciences sociales
et autres essais, p. 322 et sq.
* 73 A. Renaut parle de
« la genèse improbable de la position qui, sous le nom
d' « éthique de la discussion », y occupe
maintenant depuis une vingtaine d'année le premier plan » (A.
Renaut, dir., Histoire de la philosophie politique, t. V : Les
Philosophies politiques contemporaines, Paris, Calmann-Lévy 1999,
p. 129.)
* 74 La rencontre peut
être précisément datée : Habermas se
réfère à Apel dans la postface de Connaissance et
intérêt en 1973 - l'année même où Appel
publie sa Transformation de la philosophie.
* 75 K.O. APEL, La
Controverse Expliquer-comprendre, p. 31. On trouvera une réflexion
globale sur ce changement des paradigmes philosophiques chez Vittorio
Hösle.
* 76 A. CORTINA,
« Ethique de la discussion et fondation ultime de la
raison », in A. Renaut (dir.), Histoire de la philosophie
politique, t. V. Op. cit., p. 199.
* 77 K.O. APEL,
« La question d'une fondation ultime de la raison », p.
926.
* 78 Poursuivant le
« dialogue avec les sciences » il estime qu'il n'est
possible et fécond que si l'on accepte de modérer le
transcendantalisme et de s'engager dans une conception faillible et
révisable des conditions universelles de l'argumentation.
* 79 Ibid., p. 901.
* 80 J. HABERMAS, Morale
et communication, p. 40.
* 81 Ibid., p. 117.
* 82 Id., Le
discours philosophique de la modernité, p. 347 et sq.
* 83 P. BOURDIEU,
« L'opinion publique n'existe pas », in Questions de
sociologie, p. 222-235.
* 84 Cf. P. Bourdieu, La
Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Ed de Minuit, 1979, p.
538, et G. Eley, « Nations, Publics and Political Cultures :
Placing Habermas in the Nineteenth Century », in C. Calhoun (dir.),
Habermas and the « public » Sphere, Cambridge
Mass., MIT Press, 1972, p. 289-339.
* 85 J. HABERMAS, Morale
et communication, p. 128.
* 86 Id.,
Raison et légitimité, p. 14 et sq.
* 87 R. RORTY,
Contingence, ironie et solidarité.
* 88 J. HABERMAS, Droit
et démocratie, p. 478.
* 89 Ibid., p. 70 et
sq.
* 90 Son recours
immédiat à l' « idéalisation » de
la démocratie comme critère de la conscience politique
démarque, d'entrée de jeu, Habermas de
l'hégélianisme des anciens Francfortois pour le placer dans la
sphère d'aspiration du kantisme.
Il demeure que sa conception jeune-hégélienne de
la critique comme articulation habile et toujours précaire de la
théorie et de la pratique fera qu'il gardera toujours ses distances par
rapport à la déduction transcendantale - ce en quoi il s'oppose
donc clairement à Appel.
Un passage de son « Compte-rendu bibliographique
[...] sur le marxisme » (dans Théorie et pratique,
Op. cit., p. 207-208) est à cet égard très
éclairant et pour ainsi dire programmatique : « Kant
[...] récuse que nous puissions prédire l'histoire. Car ce n'est
selon lui possible que si « celui qui prédit prépare et
accomplit lui-même les événements qu'il
annonce ». Kant et Marx en concluent d'un commun accord qu'il sera
impossible à la théorie pure de déterminer le sens de
l'histoire tant que l'humanité, comme espèce, ne fera pas
volontairement et consciemment son histoire ; c'est plutôt à
la raison pratique qu'il revient de le fonder. Mais tandis que pour Kant la
raison pratique ne fournit à l'activité morale de l'individu que
des idées régulatrices et qu'il n'est donc possible de penser le
sens de l'histoire que comme Idée sans qu'il présente pour autant
quelque certitude pour la théorie de l'histoire, Marx établit
cette certitude en posant que le sens de l'histoire peut être connu par
la théorie dans la mesure où les hommes travaillent à le
produire et à l'accomplir pratiquement. S'opposant à Hegel, Kant
et Marx récusent l'un et l'autre qu'ils puissent connaître le
dessein de la nature ou de la Providence par un recours transcendantal à
la logique de quelque sujet que ce soit. Kant en reste à ce projet
expérimental qu'est l'Idée d'une société
cosmopolite, idée régulatrice dont il ne fait pas le
présupposé de la connaissance de l'histoire réelle dans
son ensemble. Marx, en revanche, fait de la volonté d'accomplir
l'histoire la condition de possibilité de sa connaissance. Le sens du
processus effectif de l'histoire se manifeste dans la mesure où ce qui
est saisi comme le sens, dérivé par la « raison
pratique », de ce qui, confronté aux contradictions de la
situation sociale et de son histoire, doit être autrement, et dans la
mesure où la théorie examine les présupposés de sa
réalisation pratique. »
* 91 F. MICHELMAN cité
par Habermas, p. 91.
* 92 J. HABERMAS, Droit
et démocratie, p. 128.
* 93 Ibid., p. 135-140.
* 94 N. BOBBIO,
Libéralisme et démocratie, p. 23-24.
* 95 J. ONAOTSHO,
« entretien sur Jürgen Habermas », p. 115.
* 96 D'A. Linclon.
* 97 G. BURDEAU,
Traité de science politique. t. 7 : La démocratie
gouvernante, son assise sociale et sa philosophie politique, p. 13.
* 98 J. HABERMAS, Droit
et démocratie, p. 13.
* 99 N. BOBBIO,
Libéralisme et démocratie, p. 25-26.
* 100 C. LEFORT, Essais
sur le politique, XIXè-XXè siècles, p. 30.
* 101 J. HABERMAS,
Droit et démocratie, p. 492.
* 102 Ibid., p. 64.
* 103 Ibid., p. 483.
* 104 Ibid., p. 493.
* 105 Ibid., p. 484.
* 106 Ibid.
* 107 J. HABERMAS,
« La réconciliation grâce à l'usage public de la
raison », p. 46.
* 108 Id., Droit et
démocratie, « Postface » de 1993, p. 489.
* 109 Ibid., p. 144.
* 110 J. RAWLS,
Libéralisme politique, p. 34.
* 111 J. HABERMAS,
Droit et démocratie, « Postface » de 1993,
p. 480.
* 112 Id., Droit et
démocratie, p. 144-145. « Les normes susceptibles de
prétendre à la validité sont celles qui pourraient
rencontrer l'adhésion de toutes les personnes
concernées... »
* 113 Ibid., p. 490.
* 114 Ibid., p. 292.
* 115 Ibid.
* 116 Ibid., p. 293.
* 117 Ibid., p. 296.
* 118 Ibid.
* 119 Ibid., p. 298.
* 120 Ibid., p. 311.
* 121 Ibid., p. 342.
* 122 J. HABERMAS,
« La réconciliation grâce à l'usage public de la
raison », p. 23.
* 123 Ibid., p. 43.
* 124 Ibid.
* 125 J. HABERMAS,
Droit et démocratie, « Postface » de 1993,
p. 490.
* 126 Ibid., p. 490.
* 127 Id., Morale et
communication, p. 87, p. 137.
* 128 Ibid., p. 169.
* 129 Ibid., p. 185.
* 130 Ibid., p. 254.
* 131 Ibid.
* 132 Ibid., p. 258.
* 133 Ibid., pp.
259-260.
* 134 Ibid., p. 281.
* 135 Ibid., p. 284.
* 136 Ibid., p. 280.
* 137 Ibid., p. 300.
* 138 De ce point de vue,
la position de Habermas est proche de celle que l'on trouve clairement
exprimée en France sous la plume d'André Gorz, dans un
vocabulaire d'ailleurs plus économique que juridique, et qui
dégage très bien les enjeux concrets de la discussion :
« L'Etat providence est un capitalisme plus ou moins humanisé,
non un socialisme démocratique [...] On ne pourra parler de socialisme
que lorsque le système bureaucratique-industriel, ses appareils de
pouvoir et de contraintes techniques, auront été réduits
et restructurés de manière que tout le domaine des
activités économiquement rationnelles se trouve, en position
subordonnée, au service des formes de coopération et
d'échange autodéterminées par les individus sociaux
eux-mêmes, conformément à leurs inspirations et à
leurs besoins vécus. » Capitalisme, socialisme,
écologie, Galilée, Paris, 1993, pp. 103-104.
* 139 Cf. P. Rosanvallon,
La démocratie inachevée.
* 140 J. HABERMAS,
Droit et démocratie, p. 409.
* 141 Ibid., p. 385.
Légèrement modifié.
* 142 Ibid., p. 400.
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