UNIVERSITÉ PARIS X - NANTERRE
Département de Philosophie
MÉMOIRE
M2 Histoire et actualité de la philosophie 2020/2021
Écrire - la vérité. Une lecture de
Derrida
Thibault Mercier
Directeur de Recherche : François-David Sebbah
1
SOMMAIRE
Introduction 3
1. Inscrire la vérité 18
A) Ecrire la vérité 20
B) De l'écriture à l'archi-écriture
31
C) « Il n'y a pas de hors-texte » 42
2. Écrire l'écriture 57
A) La touche « littéraire » 60
B) Écrire - cette pratique 63
C) « L'écriture avant la lettre » 79
3. Il faut l'impossible 98
A) Justice et déconstruction 101
B) Politiques de l'écriture 112
Conclusion 131
Bibliographie 136
2
LISTE DES ABREVIATIONS
Ouvrages cités de Jacques Derrida :
CP : La Carte postale
D : La Dissémination
DG : De la grammatologie
ED : L'Ecriture et la différence
EP : Éperons. Les styles de Nietzsche
FDL : Force de loi
IOG : Introduction à L'Origine de la
géométrie
M : Marges de la philosophie
MDL : Le Monologuisme de l'autre
VP : La Voix et le phénomène
3
Introduction
La présente étude propose une lecture de la
déconstruction derridienne de la métaphysique dans son rapport
problématique à la vérité. C'est, plus
précisément, la question de l'écriture qui nous retiendra.
Nous nous demanderons ce qu'une pensée de l'archi-écriture, une
pensée qui s'écrit, fait à la
vérité, ou de la vérité, ce qu'il en reste (s'il en
reste) et sous quelles formes. Ces questions, nous le verrons, engagent celles
des limites de la philosophie, dès lors que la vérité
n'est pas seulement un concept prenant sens à l'intérieur du
discours philosophique mais plus décisivement ce qui commande ce
discours, l'oriente, lui assure sa cohérence interne et sa fin : un
maître-mot ou, comme le dit Derrida, un signifié transcendantal,
c'est-à-dire une source de valeur qui se veut antérieure
à, et indépendante de, la signification - hors texte. Toucher
à la vérité (laissons pour le moment cette expression
à son ambiguïté) ce serait donc toucher aux limites de la
philosophie : qu'il en aille du partage entre la philosophie et son
« dehors », des limites entre concepts qui structurent son binarisme
de l'« intérieur », de l'écriture comme point de
butée du discours philosophique mais aussi de ce qui limite toute
tentative de transgression définitive de son ordre. Si la
déconstruction est bien, comme nous essaierons de le montrer, une
remise en scène de la philosophie - au double sens d'une
répétition (subversive) de la tradition et de son inscription
dans une scène d'écriture - qui en déplace les
coordonnées topologiques (jusqu'à ébranler la condition
topologique elle-même), nous voudrions aussi indiquer ce que de tels
déplacements, dont nous aurons à reconnaître la violence,
peuvent avoir de féconds, ce qu'ils donnent à repenser, en
particulier, de l'éthique et du politique.
Mais avant de développer davantage cette question des
rapports entre écriture et vérité, de l'expliciter, d'en
dégager les ramifications immédiates et les enjeux plus
lointains, commençons par dire un mot de deux lectures critiques et
opposées de l'oeuvre de Derrida, deux lectures qui, pour être
caricaturales, nous aideront néanmoins à cerner le champ
problématique de notre étude.
Ni empirisme, ni transcendantalisme
Deux lectures qu'on serait tenté de dire, au moins pour
l'instant, opposées donc. D'un côté, une critique
« rationaliste » dénonce, dans la pensée derridienne,
le jeu d'une écriture littéralement séduisante, portant
atteinte à la rationalité scientifique, à la quête
de vérité, aux idéaux des lumières. Au fond, la
déconstruction serait une sorte d'empirisme sceptique ou de
4
nihilisme (qu'on dira post-moderne), ce qui a toujours
été le nom de l'irresponsabilité philosophique et qui,
selon une curieuse logique, serait responsable de l'affaiblissement de la
valeur de vérité comme norme pour la pensée et l'existence
(objectivité, validité universelle et intemporelle,
intelligibilité pour tout le monde en droit etc.) avec ses
désastreuses conséquences éthico-politiques1.
D'un autre côté, une critique, venant notamment des
sciences sociales, place le geste déconstructeur dans le lignage de Kant
et de Husserl, pour y voir une opération de sauvetage de la philosophie
menacée par les découvertes « positives » relativisant
le privilège transcendantal. De ce point de vue, c'est un certain
conservatisme, une résistance à la supposée mort de la
philosophie, jalouse de la jouissance prise à sa
répétition, qui est accusée.
Notre propos ici est moins de répondre à ces
critiques que de marquer l'« origine » de leur commune
méprise, afin d'y voir se profiler les questionnements qui nous
occuperont. Dire que la déconstruction met en cause le sens et la valeur
de vérité n'est pas faux, si l'on ose dire. C'est même
l'une des principales conséquences du travail déconstructif. En
revanche, on peut difficilement soutenir que ce travail se fasse au
mépris des exigences épistémiques et de la rigueur
argumentative. Tout au long de son oeuvre, au coeur de toutes les audaces,
Derrida aura fait preuve de la plus grande précaution philosophique,
usant de ses techniques et de ses méthodes : celle du commentaire
redoublant, contrôlant l'interprétation active des textes de la
tradition, celle de l'articulation rigoureuse des degrés de
généralités dans l'analyse éidétique, celle
des descriptions minutieuses apprises à l'école
phénoménologique etc. C'est, par exemple, au bout d'une
surenchère analytique et transcendantaliste que Derrida en vient
à déceler ce qu'il nomme une différance originaire, un
« mouvement » qui divise toute présence en la constituant. On
ne compte pas les fois où Derrida aura revendiqué et
pratiqué cette hyperbolisation du geste critique jusqu'à la
rature, il est vrai, de ce à quoi une telle analyse est censée
faire droit : l'origine, la présence, le sens, la vérité
etc. Raturer, cela revient à marquer tout en laissant lisible : donner
à lire que ces termes ne peuvent plus se soutenir de ce qu'ils ont
toujours voulu dire, sans pour autant les abandonner, et prétendre
simplement passer à autre chose, à un autre langage. La
déconstruction, nous le verrons, porte la trace de ce qu'elle
déconstruit, ce qui induit
1 Inutile d'insister sur les lectures
hâtives, superficielles ou parfois simplement malhonnêtes qui, aux
Etats-unis notamment, font de Derrida un philosophe obscurantiste, fossoyeur de
la vérité, responsable de l'avènement de l'ère dite
de la post-vérité ou de la prolifération des fake
news. Reste qu'on pourrait, à partir de Derrida justement,
s'interroger sur les possibilités de tels détournements : si la
vérité était pure de son autre, on ne voit pas bien
comment la confusion pourrait l'affecter. Le recours à des arguments
empiriques, historiques, sociologiques, psychologiques, paraît souvent
bien faible pour rendre compte de ce que serait une crise de la
vérité. Est-ce si sûr, d'ailleurs, que le soupçon
généralisé portant sur les informations officielles,
soupçon qui sous-tend la diffusion des fake news ou ce qu'on
appelle le complotisme, soit contre la vérité ? Ne s'agit-il pas
plutôt de l'affirmation d'une foi dans une vérité plus
profonde, plus enfouie, plus vraie, censée assurer une
intelligibilité intégrale du monde ? Poser ces questions, est-ce
être un ennemi de la vérité ?
5
bien des malentendus. Ici, exemplairement, le fait qu'à
solliciter la philosophie, elle puisse à la fois passer pour un
discours contre la philosophie et un discours en défense de la
philosophie.
Nul empirisme sceptique donc chez Derrida. C'est même
pour se garder de retomber dans une certaine naïveté philosophique,
ce que Derrida nomme parfois la « faute » de l'empirisme2
- et qui consiste, pour le dire rapidement, à reconduire le droit au
fait en se privant du même coup de la possibilité d'expliquer ce
fait - qu'il reconnaît la nécessité d'en passer par la
recherche d'un sol primitif, par un questionnement transcendantal3.
Mais ce dernier, nous venons de le rappeler, est traversé jusqu'à
sa mise en « crise », ou plutôt en échec, si le concept
de crise implique la possibilité de son dépassement. Le
contingent, l'accident, la facticité se révèlent, au bout
du compte, irréductibles. Il ne s'agit donc pas non plus de
défendre un privilège transcendantal, qui est au contraire
contesté par la déconstruction, même si, dans le même
temps, l'exigence de transcendantalité est répétée
et, si l'on peut encore dire, radicalisée.
Ni empirisme ni transcendantalisme, le geste
déconstructeur serait, à risquer une restitution à grands
traits, une tentative d'inscrire les oppositions métaphysiques comme
effets d'une (non) logique plus puissante, déplaçant leur
axiomatique commune, centrée sur la valeur de présence : la
pensée d'une complication plus « vieille » que toute
opposition décidable, par exemple mais exemplairement, entre
vérité et non-vérité. Ainsi, les critiques
adressées à Derrida, qu'elles se réclament d'un
rationalisme fondationnaliste ou d'un empirisme relativiste, appartiennent
encore à l'immanence du champ déconstruit. Elles ne tiennent pas
compte du déplacement opéré, de cette pensée,
à tous égards, exorbitante que Derrida aura donné à
lire en élaborant des quasi-concepts qui défient l'entendement,
qui ne se situent non pas contre mais à la limite de la
rationalité : différance, trace, écriture, hymen,
supplément, etc. Nous aurons, bien entendu, à revenir en
détail sur la genèse de ces termes, mais il est nécessaire
d'en anticiper quelque peu les développements (et la différance
dit aussi l'inévitabilité de l'anticipation) pour comprendre en
quel sens Derrida peut écrire, à propos d'une differance «
se réservant et ne s'exposant pas [qu']elle excède en ce point
précis et de manière réglée l'ordre de la
vérité »4.
2 Par exemple, ED, p.189, p.422.
L'usage du mot « faute » connote aussi la condamnation morale d'un
recours au fait qui ne se soutient d'aucun droit. Ce qui est bien le principe
de la loi du plus fort.
3 Citons par exemple ce passage de
De la grammatologie, p.86 : « C'est pour éviter de
retomber dans cet objectivisme naïf que nous nous référons
ici à une transcendantalité que nous mettons ailleurs en
question. C'est qu'il y a, croyons-nous, un en deçà et un
au-delà de la critique transcendantale. Faire en sorte que
l'au-delà ne retourne pas dans l'en deçà, c'est
reconnaitre dans la contorsion la nécessité d'un parcours
»
4 M, p.6
6
L'ordre de la vérité
L'expression « ordre de la vérité »
doit retenir notre attention. Elle nous permettra de préciser ce qu'il
en est de la détermination métaphysique de la
vérité et de son rapport problématique à
l'écriture. Si la déconstruction est exemplairement
déconstruction de la vérité c'est qu'en
déconstruisant la valeur de présence, elle porte atteinte
à la forme de toute vérité, à la
vérité de la vérité. Qu'il s'agisse de
l'adéquation de la représentation intellectuelle et du
réel, de l'accord de la pensée avec elle-même, de
l'évidence d'un vécu, de la certitude du cogito, de
cette certitude dans l'horizon du savoir absolu, du dévoilement de
l'être de l'étant ou encore de ce qu'on appelle
véracité ou sincérité, ce qui permet de rassembler
cette multiplicité sous le nom de vérité, c'est toujours
un certain rapport à la présence, à la proximité en
son sens spatial et temporel : présence de la chose même, en
personne, à une intuition, devant un regard, présence de l'objet
idéal, dans son évidence et sa clarté, à une
conscience elle-même définie comme présence à soi
dans la pointe de l'instant, présence auprès de soi d'un concept
infini dans le logos divin, présentation de l'étant en
sa vérité nue, dévoilée, parole pleine et
pleinement présente à soi, à son signifié, à
l'autre etc. La détermination métaphysique de la
vérité est toujours solidaire d'un temps pensé à
partir d'un maintenant élémentaire et indivisible. « Ce
privilège [du maintenant-présent], écrit Derrida,
définit l'élément même de la pensée
philosophique, il est l'évidence même, la pensée
consciente d'elle-même, il commande tout concept possible de la
vérité et du sens ».5 Le lien impensé, non
thématisé par la tradition, de la vérité et du
présent, dessine la clôture de la métaphysique, une
clôture qui n'est rien moins qu'un cercle entourant un champ
homogène mais qui définit néanmoins l'unité d'un
rapport au savoir. C'est pourquoi Derrida, prolongeant et, en un sens que nous
aurons à préciser, radicalisant la méditation
heideggérienne, parle toujours, en parlant de métaphysique, de
métaphysique de la présence (que ce complément
d'objet soit spécifié, ou non).
Mais, parler d'ordre de la vérité laisse aussi
entendre que la vérité n'est pas seulement un concept prenant
sens dans la clôture ainsi définie. La vérité
désigne aussi les principes de logique formelle (principe
d'identité, principe de contradiction, principe du tiers-exclus) qui
assurent l'ordre du logos, régissent la validité du
discours rationnel et le commandent dans sa successivité logique, qu'il
s'agisse de régresser jusqu'à un élément premier et
indubitable, de progresser par enchaînement d'idées claires et
distinctes jusqu'au terme d'une démonstration ou encore d'articuler des
propositions en respectant un ordre de dépendance juridique. Dire
vrai
5 VP, p.69 Derrida souligne
7
ce n'est pas seulement dire le vrai c'est aussi dire les
choses dans l'ordre, dans un discours bien articulé, qui tient debout,
tendu vers la vérité - ce que Derrida appelle aussi
phallogocentrisme.
La vérité est donc la clé de voûte
d'un système auquel elle donne sa cohérence interne,
système de la raison dans lequel les concepts trouvent leur
opérativité propre en s'ordonnant à l'instance
dernière qui vient boucler la boucle du sens. Ainsi entendue, la
vérité est un maitre-mot, un signifié transcendantal qui
promet de mettre fin au détour par le signifiant, au renvoi provisoire
de signes à signes : comme la conséquence logique d'un
système d'axiomes ou l'évidence d'une idée claire et
distincte, par exemple. Dans le discours métaphysique, la
possibilité du sens dépend de celle de la vérité
objective, d'une connaissance anticipée. Un discours est sensé
dans la mesure où il peut être dit vrai. Sans doute, des
énoncés faux ou fictionnels peuvent-ils avoir un sens, mais ils
ne prennent sens qu'à se référer à une norme de
vérité, de laquelle ils s'écartent (soit comme
contre-sens, soit comme simulacre). L'essentiel est que la forme grammaticale
ménage la possibilité d'un rapport à l'objet (réel
ou idéal, référent ou signifié). Et ce dernier doit
être pensable en dehors de toute signification, soustrait au jeu
différentiel du langage, traductible d'une langue à une autre,
sans perte ni altération. L'ordre de la vérité c'est aussi
l'antériorité temporelle et juridique, la préséance
du signifié sur le signifiant. Cette indépendance de droit
à l'égard du langage explique que la métaphysique comme
logocentrisme soit essentiellement un phonocentrisme, qu'elle soit
essentiellement promotion de l'excellence de la voix comme index du medium
promis à la réduction : une manière de dire univoque,
n'affectant pas la pureté d'un vécu pré-expressif,
s'effaçant devant la chose à dire, sans reste.
Enfin, la vérité est aussi ce qui assure
l'ordre, surveille l'intégrité de la clôture, au sens
où le désir de vérité vient réprimer ou
refouler tout ce qui pourrait venir diviser la présence, en
inquiéter l'assurance tranquille : singulièrement
l'écriture qui, contrairement à la vive voix, implique l'absence
du destinateur comme du destinataire. Ou plutôt, faudrait-il dire :
l'ordre de la vérité, la philosophie comme
épistémè, s'inaugure par ce refoulement. Toute la
tradition philosophique se place dans les pas de Platon, qui dans le
Phèdre, instruit le procès de l'écriture : comme
mauvaise répétition, mécanique et vide de sens, simulacre
de savoir, à laquelle s'oppose la bonne répétition, celle
qui dans le mouvement de l'anamnèse, réactive le savoir
originaire dans la présence vivante de la mnémè.
C'est ce qui fait écrire à Derrida que : « l'histoire de la
vérité, de la vérité de la vérité, a
toujours été...l'abaissement de l'écriture et son
refoulement hors de la parole `'pleine»
».6
6 DG, p.12
8
En rappelant l'originarité de la trace, en
déconstruisant la valeur de présence qui sous-tend toute
l'ontologie occidentale, Derrida s'en prend donc à l'ordre de la
vérité. Il exhume la réserve abyssale,
l'archi-écriture, qui entame - c'est-à-dire ouvre en
divisant - le discours logocentrique ; il montre que le désir de
vérité-présence (le désir d'appropriation, le
désir de maîtrise du sens, le désir (du) même)
naît de l'impossibilité principielle de son accomplissement ; il
dévoile du même coup son essence arbitraire : l'imposition d'une
vérité, d'un bon sens, qui met un coup d'arrêt
à l'écriture, la réprime dans les termes de ce qu'elle
rend possible. Le discours de vérité qui, en son
désintéressement apparent, prétend se faire
reconnaître dans sa validité universelle comme lieu idéal
du consensus, de l'entente cordiale, d'un certain silence aussi, s'impose en
réalité comme instance souveraine qui refoule7 la
trace qui l'habite.
Reste que pour se dire, la déconstruction a dû
s'entretenir dans un code qui est aussi celui de la métaphysique, elle a
dû user des concepts, des procédés argumentatifs, des
techniques et des distinctions tirés du champ déconstruit ; par
exemple, faire fond, au moins jusqu'à un certain point, sur l'opposition
du fait et du droit. Rien n'est pensable sans ces ressources. Aucune
pensée cohérente ne peut se formuler sans recourir au
système qui donne la mesure de la cohérence. Il ne saurait donc
s'agir de transgresser purement et simplement la métaphysique.
Ainsi se dessine ce qui sera notre problème, le
problème de la vérité comme problème de la
déconstruction. Comment, en effet, faire l'économie de la
vérité alors que le discours qui déconstruit doit encore
faire appel à son ordre au moment de le contester ? Il y a une
limitation essentielle à tout exercice déconstructif, qui tient
à ce qu'il s'articule nécessairement dans le langage de la
métaphysique. Or, on ne peut, semblerait-il, mettre en
échec le maître du jeu (le logos) en jouant au jeu du
maître. Car, même à les transgresser, on continue à
jouer selon les règles : soit qu'on en appelle explicitement à
elles contre elles, soit qu'à les dédire on les tienne encore
implicitement pour référence. Le franchissement ne prend sens que
d'un rapport à la limite. Entre la transgression et la loi, il en va
toujours d'un certain pas de deux.
7 Ce refoulement, notons-le ici, serait «
antérieur » à la notion freudienne de refoulement, comme ce
qui le rend possible. Voir Jacques Derrida, « Freud et la scène
d'écriture », ED, p.293-341
9
Il faut la vérité
Cette inévitable complicité avec la
métaphysique, Derrida la rappelle dans une note du livre d'entretiens
Positions :
« il va de soi qu'il ne s'agit en aucun cas de tenir un
discours contre la vérité ou contre la science (c'est
impossible et absurde, comme toute accusation échauffée à
ce sujet) [...] je répéterai donc, en laissant à cette
proposition et à la forme de ce verbe tous leurs pouvoirs
disséminateurs : il faut la vérité. [...] c'est
la loi ».8
Comment, alors, concilier cette affirmation - il faut
la vérité - avec celle citée plus haut d'une
différance excédant l'ordre de la vérité ? Comment
penser ensemble la subversion de l'ordre et la nécessité de la
loi ? N'est-ce pas toujours renverser l'ordre existant pour un ordre plus ou
mieux ordonné ? 9 Comment entendre cet « il faut
»?
D'abord, sans doute, comme le rappel de l'inconséquence
de tout scepticisme, incapable de soutenir la cohérence de son propre
discours, de se produire comme vérité au moment d'en contester
l'idée. Mais, en jouant sur le double sens du mot « faut »
selon qu'on le rapporte au verbe falloir ou au verbe faillir, Derrida semble
également suggérer que la valeur de vérité, requise
par tout discours philosophique digne de ce nom, se trouve au bout du compte
toujours en défaut, en faillite. Mieux : que la condition de
possibilité de la vérité est aussi sa condition
d'impossibilité ; que la vérité, qu'il faut logiquement
présupposer, qu'il faut aussi, pour des raisons
éthico-politiques, chercher à établir, n'est jamais
pleinement ce qu'elle veut être - la présence du présent -
toujours déjà écartée par la différance qui
l'institue. La vérité qu'il faut faut. Tel serait, en deux mots,
le mouvement de la déconstruction emportant la vérité :
non pas sa destruction mais son ajournement infini.
Oui, mais Derrida est bien contraint d'annoncer ce scandale de
la raison dans le langage de la raison, le seul possible ; autrement dit, dans
un discours continuant à puiser aux valeurs et à faire droit aux
normes logiques de cela même qu'il déconstruit. C'est la loi du
logos. Et elle fait travailler, économiquement,
l'équivoque du faut au service du sens. Ainsi, la
déconstruction ne serait finalement que la très raisonnable
reconduction de la raison philosophique à ses
8 Jacques Derrida,
Positions, Paris, Minuit, 1972, note 23 (Derrida souligne)
9 Ou pour le dire autrement :
n'est-ce pas, à vouloir renverser la maitrise, risquer toujours de se
faire maître ? Cette question résonne avec tel avertissement de
Lacan adressé aux étudiants de l'université de Vincennes
en décembre 1969 : « Ce à quoi vous aspirez comme
révolutionnaires, c'est un Maître. Vous l'aurez ». Magazine
Littéraire, n°121, février 1977, p. 24-25.
10
contradictions constitutives. Et d'où
s'énoncerait-elle, sinon depuis une raison plus large ou plus profonde,
en vue d'une vérité d'ordre supérieure ou plus radicale
?
Cette interprétation est proche, dans son esprit, de
celle défendue par Jacob Rogozinski dans son article « `'il faut la
vérité» (notes sur la vérité de Derrida)
»10. Revenant sur la formule de Positions, Rogozinski
se demande : « si l'on doit aussi poser qu' `' il faut la
vérité», que sa déconstruction ne consiste pas
à l'exclure mais à la réinscrire dans une
non-vérité qui l'excède, d'où procède alors
la secrète nécessité, la loi de cet `'il faut» ?
». Puis, il avance l'hypothèse selon laquelle cette loi
possèderait un sens plus radical « qu'une signification simplement
logique » : celui d'un « réquisit quasi-transcendantal »,
d'un « oui archi-originaire » à la vérité,
analogue au « consentement primordial au dire » que Derrida a reconnu
au coeur de toute question déconstructrice sur les limites du dire, mais
qu'à l'endroit de la vérité il « n'aura jamais
consenti à prononcer...comme s'il se refusait d'admettre que la
déconstruction engage la vérité ». Finalement, pour
Rogozinski : « S'il y a déconstruction, il y a, il faut la
vérité. Non seulement parce que la déconstruction en
appelle, secrètement, à une décision de
vérité, mais, plus radicalement, parce qu'elle est
vérité »11.
La déconstruction engage-t-elle la vérité
? Est-elle d'avance engagée en sa faveur ? S'agit-il, malgré les
dénégations, d'un discours de vérité qu'il
s'agirait de révéler à lui-même12 ?
Interprétation trop pressée d'en finir, peut-être. Ne
manque-t-elle pas, à vouloir restaurer la vérité de
la déconstruction, ce que Derrida donne, non pas seulement à
entendre, mais à lire en nous confrontant à l'aporie de
cet « il faut la vérité » ? Ne reste-elle pas
aveugle à l'écriture, à la « forme de ce verbe »
et tous ses « pouvoirs disséminateurs » comme le
précise l'incise ? Tient-elle compte de cette remarque qui
paraît relancer l'interprétation en la doublant ? Tient-elle
compte, autrement dit, du fait que la dissémination qui défait la
vérité-présence s'applique au discours qui l'énonce
? Sans doute Rogozinski est-il attentif à l'équivoque du faut,
mais en cherchant à la dissiper à tout prix, ne manque-t-il pas
l'« essentiel » ?
C'est ici, semble-t-il, qu'il faut faire une distinction entre
la polysémie, qui désigne la pluralité finie des contenus
sémantiques d'un mot ou d'une expression, pluralité qu'on peut
toujours, en droit, analyser, mettre à plat, rassembler, dominer, et la
dissémination qui désigne l'excès de la syntaxe sur le
sens, le jeu de la différance re-marqué dans ses effets
sémantiques immaitrisables. Derrida aura montré qu'un tel jeu,
une telle archi-écriture, altérité absolue qui
10 Jacob Rogozinski, « `'Il faut
la vérité» (notes sur la vérité de Derrida)
», Rue Descartes, n°24, Juin 1999, p.13-39
11 Ibid, p.17-19, Rogozinski
souligne
12 Rogozinski écrit aussi :
« elle requiert une lecture qui la révèle à
elle-même, reconduise la déconstruction oublieuse à sa
vérité, et qui rende compte aussi de son oubli, de cet
étrange aveuglement où une écriture de
vérité se leurre sur elle-même jusqu'à affirmer
qu'il n'y a pas de vérité. » Ibid, p. 20
11
ne se présente jamais, qui n'a jamais été
présente, fait marcher la machinerie logocentrique en l'affectant d'un
retard originaire, la condamnant à ne pouvoir qu'indéfiniment
différer sa promesse d'accomplissement du sens plein. On voudrait un
logos parfaitement univoque mais, celui-ci ne s'ouvrant que d'une
différance, on est toujours confronté à la
possibilité essentielle d'un investissement sémantique
supplémentaire : le plus et moins de sens d'une chaîne signifiante
déchaînée de tout signifié transcendantal. C'est
aussi la loi du langage (la même, en différance). Et
cette loi, qui fait faillir la vérité, interdit qu'on puisse, de
ce mot « il faut la vérité », dire le fin mot,
dire ce qu'il veut dire, en vérité. Nous avons dit plus haut que
la vérité qu'il faut était en défaut ; mais
n'est-ce pas aussi parce que la vérité faut qu'il nous
la faut, que nous la désirons ?13 « Il faut la
vérité » dit que la vérité est à la
fois nécessaire et impossible : parce que ce qui la rend possible, la
rend impossible - comme présence pure - mais aussi bien parce que cette
impossibilité la rend nécessaire, non pas seulement pour des
raisons logiques ou éthiques, mais comme désir de présence
- désir indestructible et en lui-même ni vrai ni faux. La
condition de possibilité est une condition d'impossibilité,
et inversement. Saura-t-on jamais en quel sens il faut la
vérité ?
Ainsi, à prendre l'écriture en
considération, on peut, on doit, également entendre cette formule
sans l'entendre, dans son indécidabilité radicale, dans sa
résistance à l'avènement triomphal du sens plein : faire
droit à la flottaison, à l'oscillation infinie entre les
possibles. Ce n'est plus l'équivoque qu'il faut réduire mais le
recouvrement significatif, si l'on veut tenir compte de la loi de
dissémination que Derrida a mis en abyme par cette tournure
syntaxique14. C'est à même la différance entre
le dit et le dire, dans cet espacement à tous égards constitutif
de l'écriture, ce qu'on appelle aussi parfois un « style »,
que serait alors défaite l'instance souveraine de la
vérité. Non pas pour faire valoir une non-vérité
qui serait la vérité de la vérité, mais pour
inscrire la vérité dans un texte où elle n'a pas lieu, ni
présente ni absente : un texte sans origine, ni centre, ni vouloir-dire,
dé-clôturant ce qu'on confine habituellement dans
l'unité
13 Cette autre
interprétation pourrait s'autoriser de ce que Derrida ajoute juste
après le passage que nous avons cité : « Paraphrasant Freud,
qui le dit du pénis présent/absent (mais c'est la même
chose), il faut reconnaître dans la vérité « le
prototype normal du fétiche ». Comment s'en passer ? ». A son
tour, la question « comment s'en passer ? » peut s'entendre soit
comme une question rhétorique indiquant qu'on ne peut s'en passer, soit
comme une invitation à s'interroger sur les opérations textuelles
qui permettraient de s'en passer.
14 Ne peut-on pas dire du texte de
Derrida ce que ce dernier dit du texte de Bataille ? : « Dans cette
écriture - celle que recherchait Bataille - les mêmes
concepts, apparemment inchangés en eux-mêmes, subiront une
mutation de sens, ou plutôt seront affectés, quoique apparemment
impassibles, par la perte de sens vers laquelle ils glissent et s'abîment
démesurément. S'aveugler ici à cette précipitation
rigoureuse, à ce sacrifice impitoyable des concepts philosophiques,
continuer à lire le texte de Bataille, à l'interroger, à
le juger à l'intérieur du « discours significatif
» c'est peut-être y entendre quelque chose, c'est assurément
ne pas le lire. » ED, p. 392
12
close d'un livre, déroutant les voiries qui structurent
l'entendement philosophique, voire la condition topologique elle-même.
Ce texte n'est pas un autre texte que celui de la
métaphysique, si du moins cela suppose une séparation spatiale.
Il y est plutôt replié, invaginé, comme un dehors dedans.
La métaphysique toujours déjà s'écrit, s'inscrit
dans un tissu de traces qu'elle tend inlassablement à épurer,
à réduire comme un accident empirique. Toute l'opération
déconstructrice consiste à montrer que cette réduction est
impossible, à donner à lire son reste en le faisant
affleurer, percer au jour, en certains « points précis et de
manière réglée » ; ceci par un double geste
d'écriture qui d'une main répète le discours de la
métaphysique, sa logique, sa structure argumentative (d'où
d'indéniables qualités pédagogiques), de l'autre remarque
son ouverture irréductible qui fait signe « dans » le texte
vers un autre texte, autre et pourtant le même, spectral pour ainsi dire.
C'est dans le texte lu, aux prises avec la différance qui lui donne son
jeu, le délimite, que la déconstruction puise la puissance de
détournement qui met le texte littéralement hors de lui
(d'où aussi la singularité de chaque lecture en dépit de
« thèses » qui semblent engager le tout de la
métaphysique). La duplicité de la déconstruction c'est,
comme l'écrit Derrida : « deux textes, deux mains, deux regards,
deux écoutes. Ensemble à la fois et séparément
»15.
Si la déconstruction excède la
métaphysique (selon un geste qui doit aussi être entendu dans ses
dimensions d'épuisement et d'irritation) c'est donc du « dedans
», triturant ses structures, éprouvant l'archi-limite qui
sépare l'intérieur de l'extérieur et qui fournit la
matrice de toutes ses oppositions constitutives. Le champ de la pensée
se trouve déplacé non pas vers un au-delà, mais vers un
milieu, un entre indécidable dans lequel l'opposition du vrai
et du non-vrai est laissée en suspens, suspendue par « la question
du style comme question de l'écriture, la question d'une
opération éperonnante plus puissante que tout contenu, toute
thèse et tout sens ».16 OEuvrant la langue,
écartant l'interstice qui ouvre la signification (qui fait qu'on l'ouvre
aussi), Derrida aura fait, ou plutôt laisser détoner
l'écriture dans le logos, jusqu'au point où le sens se
dérobe. A relire l'expression « il faut la vérité
», en laissant opérer tous ses pouvoirs disséminateurs,
risquant peut-être un certain dé-lire mais pour autant que
celui-ci paraît - jusqu'à un certain point - calculé,
n'entendons-nous pas aussi la collusion de deux contraires en un syntagme
monstrueux, défiant toute logique (du tiers exclu) : (il)
faux-la-vérité ?
15 M, p.75
16 EP, p.86
13
Discours inentendable, qui passe les limites de l'entendement,
ruine toute possibilité d'entente, c'est-à-dire aussi toute
sociabilité, tout monde possible ? Mais, n'est-ce pas d'une autre
entente, d'une autre manière de se rapporter à l'autre, d'une
autre oreille qui fasse place à l'événement, à la
venue de l'imprévisible, dont nous avons besoin ? Que dissimule
l'injonction à la clarté ? Quelles différences le discours
poli et policé de la métaphysique cherche-t-il à assourdir
? « Tympaniser - la philosophie », ainsi que Derrida l'écrit
en ouverture de Marges, tel serait le mot d'ordre sans ordre de la
déconstruction, remarquant, par ce tiret, l'espacement qui travaille
le logos, mais résiste à toute relève
spéculative. La déconstruction crève, de la pointe d'un
style inouï, le tympan de la philosophie en laissant résonner la
multiplicité des voix qu'elle réprime en elle. Sans doute ce
geste est-il violent, luxant le langage et la pensée, mais s'il est
possible c'est que ces derniers se prêtent toujours déjà au
jeu (de l'écriture). Il s'agit donc moins de défier le maitre
à son propre jeu que de ruser avec ses règles, ce qui n'est
possible que parce qu'il y a déjà du jeu dans le jeu, un reste
d'écriture à réveiller dans le logos du maitre du
logos qu'est Socrate, ou Hegel par exemple. Si le texte philosophique
se signe au projet de s'effacer devant le contenu signifié, cet
effacement ne peut jamais être total, pour des raisons essentielles.
C'est ce que Derrida aura voulu non seulement démontrer mais donner
à lire, obliquement, dans son écriture, faisant
éprouver la faillite irréductible du vouloir-dire, seule
chance, paradoxalement, d'effets de sens. Les styles de Derrida, les tournures
qui désarçonnent, ne sont rien moins que le parasitage gratuit
d'un logos indemne, qui s'en passerait bien : c'est l'écriture
de la pensée, à l'oeuvre.
Autrement dit, c'est à même le travail
d'écriture de Derrida, en tant qu'il est inséparable de son
travail « conceptuel » mais qu'il ne s'y réduit pas, que ce
dernier aura exhibé, en le remarquant, l'excès du langage - et
plus généralement de toute marque - sur l'ordre de la
vérité : une équivocité irréductible qui est
l'« histoire ordinaire du langage »17 et que le langage
ordinaire, ou plutôt le rapport ordinaire au langage, polarisé par
le sens et la communication du message, est destiné à
dénier. Une phrase apparemment aussi claire et transparente que «
j'ai oublié mon parapluie »18 peut rester scellée
dans son secret indéchiffrable dès lors que l'on tient compte du
différer infini du sens, de l'impossibilité principielle de
saturer son interprétation : une tel énoncé peut toujours
ne rien vouloir dire, c'est-à-dire n'avoir aucun sens décidable,
ouvert et fermé à la fois : «
Ployé/déployé comme un parapluie en somme dont vous
n'auriez pas l'emploi, que vous pourriez oublier aussitôt, comme si vous
n'en aviez jamais entendu
17 VP, p.113
18 EP, 103
14
parler, comme s'il était placé au-dessus de
votre tête ».19 Cette indécidabilité, qu'on
détermine traditionnellement comme un malentendu ou un accident est en
réalité une possibilité nécessaire, sans laquelle
aucun sens ne s'ouvrirait jamais. Il faut la dissémination.
Mais jusqu'où celle-ci peut-elle s'étendre ? Un
texte, pour être ce qu'il est, ne doit-il pas rester lisible
c'est-à-dire minimalement bandé, rassemblé20,
qu'il puise pour cela à une intelligibilité donnée ou
cherche à en inventer une autre ? La dispersion ne renvoie-t-elle pas
toujours au rassemblement qu'elle inquiète ? Sans doute. Et la
différance exprime aussi cette différence de forces, cette
différentialité de la force qui fait un texte comme traces de
traces. Reste que, si la dissémination n'est pas une dépense sans
réserve, elle ne se laisse pas pour autant arraisonner dans
l'économie du même. Elle ne désigne nullement
l'impossibilité, toute négative, d'accéder à un
sens plein, ou l'absence de vérité, dont elle dépendrait
encore, auquel elle ferait droit et dont elle reconnaitrait la priorité
ontologique, au moment même d'en indiquer le manque. La
dissémination affirme la structure originairement divisée de
toute marque, c'est-à-dire du sens. C'est pourquoi
l'indécidabilité sur laquelle insiste Derrida doit être
dé-marquée de la valeur négative qui se laisse contenir
dans l'opposition décidable du décidable et de
l'indécidable. L'indécidabilité qui résulte de la
différance habite, comme sa condition, toute décision,
qui ne la relève pas. Elle ferait signe, si l'on osait ce
néologisme, vers l'avérité, plus ample et plus puissante
que toute vérité, hantise de toute métaphysique.
C'est la prise en compte de cette hantise, de cette
contamination originaire qui imprime à la déconstruction sa
drôle de dé-marche, ce pas au-delà21 de
la vérité, que nous voudrions essayer de suivre à la trace
dans ce travail. Nous voudrions essayer de montrer comment une radicalisation
de la philosophie transcendantale, un certain passage à la limite, aura
porté la rationalité au bord d'elle-même, à sa
limite, l'inscrivant dans un texte, où se compliquent - où se
co-impliquent mais sans identification - les rapports entre raison et folie,
réalité et fiction, vérité et
non-vérité. Dans un texte à la textualité
remarquée. Non pas pour dire qu'il n'y a pas de
vérité, mais pour indiquer qu'elle est l'effet du mouvement de la
différance qu'elle prétend dominer ; qu'elle est comprise dans
une écriture qu'elle ne commande plus et qui la constitue, elle, en
effet. C'est dire qu'il doit y avoir des effets de vérité, des
effets de subjectivité, des effets de présence et qu'il faut en
tenir compte, sans néanmoins s'y laisser aveugler. C'est dire aussi
qu'à s'ouvrir à l'écriture on s'ouvre à une
signification qui ne tend à aucun savoir, dans
19 EP, p.117
20 Le verbe « lire »,
rappelons-le ici, vient du latin legere, issu du grec legein,
qui signifie « rassembler ».
21 On aura reconnu le mot de
Blanchot et l'indécidabilité de ce pas, nom et/ou adverbe, que
Derrida commente notamment dans « Pas », article repris dans
Parages, Paris, Galilée, 2003.
15
un texte que ne dicte aucun sens plein, qui excède
l'ordre de la vérité non pas de le renverser ou de le
détruire mais de ne rien vouloir dire : au-delà de toute
opposition décidable dirions-nous, si la logique de l'au-delà
avait ici encore un sens. S'agit-il pour autant d'en finir avec la
vérité ? Nous verrons que non : ce que la pensée de la
differance affirme c'est moins la fin de la vérité que sa
dépendance au texte, c'est moins la fin du sens que la
nécessité du chiffre et, par conséquent, du
déchiffrement indéfini, lequel requiert une lecture qui croise
répétition et subversion dans la duplicité d'une double
science.
Donner à lire un texte, Derrida nous l'aura appris, ne
peut se résumer à tenter d'en dénouer les fils. Il faut se
risquer à en ajouter de nouveaux. Celui que nous introduirons se
voudrait conducteur : qu'est-ce qui pousse la déconstruction ? qu'est-ce
qui la met en mouvement si ce n'est, comme le soutient Rogozinski,
l'acquiescement primitif à une vérité plus radicale ? Dans
Résistances - de la psychanalyse, Derrida
évoque une « pulsion », « une compulsion rythmée
à traquer le désir d'originarité simple et présente
à elle-même » puis « une affirmation donatrice qui reste
l'ultime inconnue pour l'analyse qu'elle met en mouvement »22.
Quel est ce « oui » qui donne son coup d'envoi à la
déconstruction, qui la pousse à en découdre ?
C'est-à-dire, non pas simplement à dé-sédimenter
les édifices conceptuels de la métaphysique mais aussi à
intervenir dans le champ déconstruit, notamment en écrivant cette
écriture qui (nous) tympanise. Pourquoi chercher à re-marquer le
jeu de la trace, si ses effets disséminateurs opèrent
déjà dans n'importe quel texte, même les plus «
sérieux » ? Pourquoi, si ça se déconstruit,
y prêter main forte ou main faible ? Quelle différence ce geste
d'écriture, ce geste, à bien des égards,
déplacé, fait-il ? Et comment y aurait-il affirmation
originaire s'il n'y a pas d'origine simple ? A moins qu'il faille se demander
ce à quoi elle dit oui, à quel appel elle répond ? A quel
« il faut » commence-t-elle par acquiescer et qui engage
peut-être une tout autre conception de la vérité, une
vérité à faire dans une écriture à venir
?
Notre propos s'organisera en trois temps. Dans une
première partie, nous présenterons le trajet qu'on dira,
abusivement, « conceptuel » de Derrida et qui, partant d'une
réflexion sur l'écriture dans son rapport à la
vérité chez Husserl, aboutit à l'élaboration de la
notion d'archi-écriture, de trace originaire qui défait
l'évidence de la présence à soi en laquelle les
objectités idéales trouvent leur ultime sécurité.
Pour cela, nous lirons l'introduction à L'Origine de la
géométrie et La Voix et le phénomène.
Nous verrons que, dans ces textes, la méditation derridienne
répète subversivement les opérations méthodiques de
la tradition
22 Jacques Derrida, Résistances - de la
psychanalyse, Paris, Galilée, 1996, p.43
16
phénoménologique ; à bien des
égards, il s'agit d'une radicalisation de l'entreprise husserlienne la
reconduisant à ses propres conditions d'impossibilité : celles
d'une différance originaire qui donne toute chose en la divisant,
raturant son « comme tel ». Nous préciserons également,
à partir de De la grammatologie, en quoi la mise en avant de la
différance originaire n'est pas une thèse structuraliste
revendiquant la primauté ontologique du signe. Au terme de cette
première partie nous devrions être en mesure de comprendre, et
à partir de ses propres ressources, en quel sens la pensée de
l'archi-écriture n'est pas une transgression de la métaphysique
même si elle en ébranle violemment l'édifice conceptuel.
Nous passerons de la première à la
deuxième partie en suivant l'accentuation que Derrida imprime
à sa méditation sur l'écriture, au moment où la
différance s'y réimprime comme dissémination. Nous
essaierons, alors, de prendre la mesure du travail d'écriture, de
syntaxe, de mise en scène qui assume l'importance quand il s'agit de
passer d'une interrogation de la valeur de vérité-présence
dans la clôture du savoir à l'ouverture de la question d'un
non-savoir, d'un excès sur l'ordre de la vérité. Ce
passage n'est pas un tournant, encore moins une rupture, plutôt une
amplification ou une accélération du mouvement
déconstructif : en greffant sur le discours « démonstratif
» une écriture de plus en plus disséminante en laquelle se
remarque l'archi-écriture - ce qui n'est possible que parce que celle-ci
est un quasi-transcendantal - il semble que Derrida libère toutes les
puissances subversives de la déconstruction : s'ouvrir à des
pensées « inouïes » qui ne « veulent rien dire
». Toutefois ce n'est pas tant les styles de Derrida en eux-mêmes
que nous étudierons mais, suivant un détour
supplémentaire, la manière dont il aura réfléchi
ces opérations d'écriture au contact de la poésie
mallarméenne, notamment, en lisant l'article « La double
séance ». Dans l'ouverture de cette question de l'écriture
« littéraire » et de son rapport à la
vérité, nous nous pencherons aussi sur la polémique avec
Lacan, autre grand penseur du signifiant, autour du texte de Poe
commenté en ouverture des Ecrits. En lisant « Le facteur
de la vérité » nous verrons que la prise en compte de la
scène d'écriture touche moins à la question du
franchissement (ce qui pose les problèmes classiques de transgression)
qu'à la condition topologique elle-même, où s'enracine la
conception métaphysique de la vérité à laquelle
Lacan reste attachée selon Derrida. De manière
générale, nous tenterons de montrer qu'il ne s'agit pas, avec la
dissémination, de marquer l'impossibilité toute négative
d'accéder à une vérité ultime, barrée
secondairement. Si la dissémination est « première »,
c'est qu'elle génère le sens en le divisant toujours
déjà, mais sans pour autant devenir un signifiant originaire. Ce
que la dissémination affirme c'est la non-propriété, la
non-origine : une écriture plus puissante que toute vérité
qui voudrait s'y mesurer, une écriture qui n'a pas à être
vraie, ni présente. Néanmoins une telle écriture ne
saurait aucunement revenir à
17
une célébration du faux ou du non-sens. Elle
prescrit plutôt une tâche de lecture interminable, un
déchiffrement sans fin.
Arrivés en ce point, nous nous demanderons ce qui
pousse la déconstruction, ce qui met cette écriture tympanisante
en mouvement. Nous verrons que ce n'est pas l'adhésion secrète
à une vérité plus radicale mais l'appel d'une justice
infinie, irréductible au droit et, à tous égards,
impossible. Notre troisième partie sera donc consacrée au motif
éthico-politique qui traverse de part en part la pensée de
Derrida. Nous voudrions montrer que sans jamais proposer une éthique au
sens traditionnel du terme, la déconstruction est toujours
déjà engagée par la promesse d'une justice à-venir.
En particulier, nous verrons que si « la déconstruction est la
justice » comme l'affirme Derrida dans Force de loi, c'est qu'en
déconstruisant l'ordre de la vérité, qui est aussi un
ordre socio-politico-juridique, elle descelle la possibilité de la
justice comprise comme ouverture à l'incalculable, à la
singularité absolue de l'autre. Cette justice tout autre est
indissociable, nous aurons à l'expliciter, d'une pensée
renouvelée de la décision, de la responsabilité et de la
promesse, désencastrée de l'axiomatique de la présence
(présence à soi, intentionnalité, vouloir-dire, autonomie
etc.) qui, en vérité, évacue la question de la justice
sous le couvert de la bonne conscience et du savoir. Il ne saurait y avoir de
décision responsable et donc de justice possible sans une
expérience de l'aporie ou de l'indécidable. Répondre
à l'appel de la justice ne peut se réduire à suivre un
ensemble de règles garanties par un savoir a priori - ce qui
n'exclut pas une certaine exigence de vérité, la décision
juste devant aussi faire preuve de justesse, mais en déplace les
conditions. A travers la déconstruction de l'éthique
traditionnelle, déconstruction qui problématise
l'éthicité de l'éthique comme expérience
aporétique, nous verrons que la vérité prend un nouveau
visage, comme une vérité à faire, entre foi et savoir.
Enfin, dans l'ouverture de ces questions éthico-politiques, nous
accorderons aussi une attention particulière à la politisation
radicale de la pensée qu'appelle la déconstruction. En lisant
notamment Le Monolinguisme de l'autre, nous essaierons de prendre la
mesure de ce que peut vouloir dire une politique de l'écriture
- à supposer qu'elle veuille dire quelque chose.
18
1. Inscrire la vérité
La question de l'écriture, Derrida l'aura d'abord
rencontrée chez Husserl, à qui il consacre ses premiers travaux.
Dans son mémoire de fin d'étude, Le Problème de la
genèse dans la philosophie de Husserl23, qui propose une
lecture panoramique de l'oeuvre de Husserl, la thématisation de
l'écriture n'apparaît pas encore explicitement. Mais
déjà s'y font jour les grandes orientations de la pensée
derridienne, et notamment la (mise en) question de la pureté du
présent vivant, principe des principes de la
phénoménologie : « Comment l'originarité d'un
fondement peut-elle être une synthèse a priori ? Comment
tout peut-il commencer par une complication ? »24 demande
déjà le jeune Derrida. Huit ans plus tard, en 1962, Derrida
publie une traduction de L'Origine de la géométrie,
précédée d'un long essai introductif. Dans cet essai,
la question de l'écriture en son rapport à l'objectivité
idéale mathématique, traitée allusivement dans le texte de
Husserl en dépit de sa centralité au regard de l'argument, est
développée dans toute sa teneur problématique. Puis, en
1967, paraît La Voix et le phénomène, «
introduction au problème du signe dans la phénoménologie
de Husserl » comme le précise le sous-titre, texte qui peut
être lu, selon les mots de Derrida, comme « l'autre
face»25 de l'essai introduisant à L'Origine de la
géométrie. Le concept d'archi-écriture, solidaire de
ceux de trace et de différance, y est élaboré comme un
quasi-transcendantal, mettant en échec l'opposition du transcendantal et
de l'empirique, de la présence et de l'absence, du nécessaire et
du contingent, marquant leur contamination originaire, c'est-à-dire, en
définitive, la rature de toute origine simple et de tout fondement.
La première partie de notre travail s'attachera
à suivre ce mouvement qui, à partir de Husserl, conduit
de l'écriture à l'archi-écriture : d'une trace empirique,
mais qui déjà chez Husserl se voit reconnaître une valeur
constituante, à l'origine sans origine du monde, l'écart à
l'origine qui rend possible tous phénomènes en raturant leur
« comme tel ». Nous verrons que
23 Jacques Derrida, Le
Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris,
PUF, 1990. Le mémoire rédigé en 1953-1954 a donc
été publié en 1990. Il est précédé
d'un avertissement de Derrida dans lequel celui-ci confie son trouble à
se relire près de quarante ans après, à reconnaître
sans reconnaître « une manière de parler, à peine
changée peut-être, la position ancienne et presque fatale
d'une voix, du ton plutôt [qui] ne se laisse plus dissocier d'un
geste incontrôlable jusque dans le contrôle de soi : c'est comme un
mouvement du corps, toujours le même au fond, pour s'engager dans le
paysage d'un problème, si spéculatif qu'il paraisse » (p.V)
Cette position d'un ton, cette manière de mouvoir son corps dans la
langue, c'est justement ce sur quoi nous voudrions insister dans la
deuxième partie de notre étude.
24 Ibid, p.12
25 Nous dirions à notre
tour, empruntant à Derrida ce qu'il dit de la première des
Recherches logiques, que La Voix et le phénomène
peut être lu comme « la structure germinale » de la
pensée derridienne.
19
si la vérité doit être inscrite ce n'est
plus simplement au sens où il faut pouvoir consigner, sur un support
matériel, une idéalité vraie restant garantie, en
dernière instance, par la possibilité de sa
répétition dans une conscience possible, un présent
vivant. C'est plus radicalement au sens où le présent vivant et
par suite la vérité, sont toujours déjà inscrits
dans un texte (en un sens que nous aurons à préciser) qui les
diffère. Que reste-t-il alors de la vérité, que reste-t-il
de la science, dans ce texte général ?
Avant d'entrer dans le vif du sujet, précisons encore
un point. Nous avons dit que la réflexion de Derrida s'originait dans
une lecture critique de la phénoménologie husserlienne. Ce point
de départ est historique, il témoigne sans doute de l'air d'un
temps, d'un contexte politico-philosophique également marqué par
la philosophie hégelienne.26 Mais, partir de Husserl est
aussi un choix stratégique. En effet, comme Derrida le relève
dans son article « La phénoménologie et la clôture de
la métaphysique », reprenant, au fond, la conclusion des
Méditations cartésiennes, « la
phénoménologie apparaît à la fois comme la
transgression résolue et audacieuse de la
métaphysique...et comme la restauration la plus
conséquente de la métaphysique »27. C'est, en
effet, contre une métaphysique dévoyée que Husserl oppose
une métaphysique authentique comme théorie de la connaissance
purgée de ses excès spéculatifs, de sa confusion entre le
réel et l'idéal, entre le fait et la norme, entre l'existence et
la valeur ; en un mot : comme une connaissance ultime de l'être, en tant
qu'idéalité indéfiniment répétable dans
l'identité de sa présence à travers les actes d'une
présence vivante à soi. Cette métaphysique authentique est
authentiquement métaphysique de la présence, privilégiant
la certitude attachée à la présence de l'objet à la
conscience et la conscience comme proximité à soi dans
l'immédiateté d'un instant vécu. C'est pourquoi, dans les
premières pages de la Voix et le phénomène,
Derrida peut écrire qu'il s'agit « sur l'exemple
privilégié du concept de signe, de voir s'annoncer la critique
phénoménologique comme moment à l'intérieur de
l'assurance métaphysique. Mieux : de commencer à vérifier
que la ressource de la critique phénoménologique est le projet
métaphysique lui-même, dans son achèvement historique et
dans la pureté seulement restaurée de son origine
»28.
Autrement dit, en lisant le texte de Husserl de près,
en exhibant les inextricables difficultés dans lesquelles il est pris,
c'est bien toute la métaphysique que Derrida entend
26 Ainsi dans Le Problème de la
genèse dans la philosophie de Husserl, la contamination originaire
reçoit le nom de « dialectique originaire » ce qui selon
Derrida peut être lu comme « une sorte de signalisation »,
celle de « la carte philosophique et politique à partir de
laquelle, dans la France des années 50, un étudiant en
philosophie cherchait à s'orienter ». p. VIII
27 Article paru la première fois en 1966,
republié en 2000. Jacques Derrida, « La
phénoménologie et la clôture de la métaphysique
», dans Alter n°8, 2000, Derrida et la
phénoménologie, p.71
28 VP, p.3
20
déconstruire. En montrant comment Husserl, ne parvenant
jamais à effacer l'originarité du signe, l'exclut malgré
tout du domaine de la conscience pour sauvegarder la pureté du
présent vivant - la forme idéale en laquelle toute
idéalité est infiniment répétable - Derrida veut
donner à voir, sur un exemple exemplaire, le geste de violence fondateur
de la métaphysique ; exemplaire c'est-à-dire non pas seulement
comme un exemple parmi d'autres dans l'histoire de la philosophie mais comme
l'exemple paradigmatique du refoulement logocentrique de l'écriture.
Se pose alors une autre question : si la déconstruction
s'emploie à déceler une différance originaire,
antérieure à toute conscience, tout sens, toute
vérité, toute présence, qu'est-ce qui la distingue d'une
thèse structuraliste défendant la primauté ontologique du
signe comme entité purement différentielle ? Pour tenter de
répondre à cette question, nous lirons la première partie
de De la grammatologie. Ce sera aussi l'occasion de préciser en
quoi la déconstruction n'est pas une transgression pure et simple de la
métaphysique - point qui nous conduira à notre deuxième
partie.
A) Ecrire la vérité
Le problème qui occupe Husserl dans L'Origine de la
géométrie est celui de l'origine de la vérité,
plus exactement la genèse des objets idéaux mathématiques
qui en sont le modèle. Si le texte fait partie de ses écrits
tardifs, cette question n'est pourtant pas nouvelle. Comme le rappelle Derrida
dans son introduction, on la trouve déjà présente dans sa
première oeuvre importante, Philosophie de
l'Arithmétique, même si, à cette époque, la
genèse proposée des objets arithmétiques (des nombres)
était encore psychologique, ce qui ne pouvait que manquer leur valeur de
permanence et d'universalité, c'est-à-dire, justement,
l'indépendance à l'égard de toute conscience de fait. Sans
entrer dans les détails de l'itinéraire husserlien, ajoutons
néanmoins un point important : si la méditation husserlienne sur
l'origine des objets mathématiques répond à une
interrogation ancienne, elle devient indissociable, au moment de la
rédaction de L'Origine de la géométrie, d'une
préoccupation éthico-politique liée à
l'atmosphère de crise des années 1930 en Europe : la crise du
sens est un phénomène unitaire qui se matérialise à
la fois par une irresponsabilité techniciste et objectiviste dans la
pratique des sciences, et par une crise des valeurs au plan politique dont
témoigne la montée des totalitarismes. Or, cette crise du sens,
Husserl l'interprète comme un oubli des origines qu'il faut surmonter
par une ressaisie des fondements. C'est-à-dire : une réactivation
du sens originaire des idéalités pures ; une régression,
depuis les objets idéaux géométriques
constitués,
21
vers l'intention originaire constituante, laquelle a
été perdue depuis l'époque de Galilée, laissant
place à un symbolisme vide, efficace, mais aveugle à ses propres
fondements.
Pour comprendre la possibilité même d'une telle
« question en retour », il faut d'abord éclaircir en quel sens
il peut y avoir une histoire de la vérité ; puis ce que doivent
être ses conditions juridiques concrètes. Nous verrons que parmi
celles-ci figure la possibilité de l'écriture : coin dans
l'édifice conceptuel husserlien rassemblé autour de la valeur de
présence ; coin à partir duquel travaillera la
déconstruction derridienne, dont nous suivrons les pas, dans cette
section, jusqu'à la mise en doute de l'interprétation de la crise
par Husserl comme maladie du langage, abdication d'une volonté ou
défaillance de l'ego.
Histoire empirique et histoire transcendentale
L'idée d'une histoire de la vérité ne va
pas de soi. Traditionnellement l'alternative est la suivante : ou bien, selon
un geste empiriste, on cherche une origine aux significations idéales
des objets scientifiques dans une expérience psychologique, mais alors
on invalide leur objectivité et leur universalité ; ou bien, pour
faire droit justement à la nécessité et à
l'universalité des objets idéaux, des vérités
mathématiques exemplairement, on leur assigne un lieu éternel,
hors de l'histoire : un ciel des idées, un entendement
divin29. Dans un cas comme dans l'autre, on manque quelque chose. La
genèse empirique ne respecte pas le sens d'objectivité de la
vérité. Conduisant au relativisme, elle se contredit en se
présentant comme théorie vraie. Le rationalisme, de son
côté, refusant l'origine concrète dans une
subjectivité, est contraint, en tout cas dans un platonisme
conventionnel, de recourir à une hypostase métaphysique, de
substantialiser les idées, de les réaliser, ce qui revient
à manquer le mode authentique de l'idéalité, à
savoir, d'après Husserl, la non-réalité. Pure
possibilité de répétition à l'identique,
l'eidos est mais n'existe pas ; s'il a son événement en
autant de faits qu'on voudra, il ne se confond néanmoins avec aucun
d'eux. Corrélat d'actes de visée subjectifs, il n'appartient pas
non plus réellement à la conscience. Ni dans le monde ni dans la
conscience il est l'apparaître du comme tel d'un objet pour une
conscience.
En quel sens peut-il donc y avoir une histoire de la
vérité ? Pour concilier le respect de la valeur
d'objectivité de la vérité et son origine concrète
dans des actes subjectifs, il faut entendre la notion d'histoire en un sens
nouveau : non plus comme une histoire des faits, empirique, mais comme une
histoire intentionnelle, transcendantale. Si l'évidence apodictique
29 La solution kantienne qui
consiste à faire des structures a priori d'un entendement fini
- c'est-à-dire d'un entendement réel et factuel - la condition de
possibilité de l'objectivité pose le problème d'un
psychologisme de forme originale que Husserl appelle psychologisme
transcendantal.
22
géométrique ne tombe pas du ciel, si elle a une
origine, c'est qu'elle a été produite par des actes d'une
conscience concrète ; mais cette conscience concrète n'est pas
empirique. Ou plus exactement : elle n'est pas qu'empirique, elle est aussi
transcendantale, c'est-à-dire donatrice de sens, constituant par des
actes purs, mais vécus et concrets, le sens de tout objet en
général30. Une intentionnalité originaire a
fondé le sens de vérité géométrique en
général, c'est-à-dire aussi, parce qu'intentionnel, son
sens final. Mais ce sens s'est progressivement abîmé dans
l'histoire qu'il a ouverte, notamment du fait de l'arithmétisation de la
géométrie (la numérisation et le calcul) qui marque une
rupture avec les visées eidétiques fondatrices, devenues
dès lors étrangères, inaccessibles. Cet oubli des origines
signe la crise du sens, qu'il faut entendre dans toutes ses dimensions (crise
de la vérité qui est aussi une désorientation liée
à une perte de repères, de valeurs ; perte également d'un
rapport originaire et sensible au monde de la vie recouvert par l'objectivation
de la nature - nous n'insistons pas). L'histoire transcendantale est donc aussi
une recherche des origines.
Elle n'est cependant rien moins qu'une investigation
historique au sens classique. Husserl ne s'intéresse pas à ce que
furent en fait les premiers actes, les premières expériences, les
premiers géomètres. L'origine factice est indifférente. Ce
qui ne l'est pas c'est le sens originaire de la géométrie, un
sens que doit présupposer, du reste, toute enquête
facto-historique. Ainsi, comme le rappelle Derrida : « la priorité
juridique de cette question d'origine phénoménologique est donc
absolue. »31 Mais, Husserl reconnaît bien une
historicité à la vérité. Contrairement à ce
qu'il se passe dans la philosophie transcendantale de Kant, où la
facticité est réduite parce que l'origine de la
géométrie est une révélation qui
délivre au premier géomètre un apriori
déjà constitué, qui n'a rien d'historique en soi,
chez Husserl, les objectités idéales sont des créations,
elles ont été produites par les actes d'un
proto-géomètre, elles
30 La conscience transcendantale,
rappelons-le ici, est mise en évidence par la réduction
phénoménologique qui neutralise le monde lui-même,
c'est-à-dire la totalité des existences et des
éidétiques constituées. Par cette mise hors circuit, le
regard est dirigé vers une conscience non empirique, non mondaine : un
flux de conscience pure dont on peut décrire les structures
essentielles. Celles-ci sont les conditions de possibilité, non pas
logiques et abstraites, mais vécues et concrètes, de
l'apparaître d'un monde en général pour une conscience en
général. S'il ne faut pas confondre le moi transcendantal et le
moi empirique il faut néanmoins avoir à l'esprit que, comme le
dit Husserl dans les Méditations cartésiennes «
moi, qui demeure dans l'attitude naturelle, je suis aussi et à tout
instant moi transcendantal. Mais je ne m'en rends compte qu'en effectuant la
réduction phénoménologique ». Le commentaire de
Jean-François Lyotard précise : « Le moi empirique est
`'intéressé au monde», il y vit tout naturellement. Sur la
base de ce moi l'attitude phénoménologique constitue un
dédoublement du moi, par lequel s'établit le spectateur
désintéressé, le moi phénoménologique. C'est
ce moi du spectateur désintéressé qu'examine la
réflexion phénoménologique, soutenue elle-même par
une attitude désintéressée du spectateur »
Jean-François Lyotard, La phénoménologie, PUF,
1956, Paris, p.45. Précisons enfin que, si le moi transcendantal est
« parallèle » au moi empirique, il enveloppe néanmoins
le monde dans sa totalité, moi psychologique inclus, qui n'en est qu'une
région.
31 IOG, p.19
23
n'existaient pas avant l'intuition constituante. Ce
surgissement historique a donné le coup d'envoi de la
géométrie comme science ouverte à un progrès
indéfini. Celui-ci n'est pas un enrichissement idéal et
anhistorique dans l'histoire, ni le remplissement d'un dessein présent
dès l'origine, mais l'unité d'un devenir réellement
formateur.
Questionner la tradition
L'histoire empirique est réduite pour faire droit
à l'indépendance normative de l'idéalité
géométrique à l'égard de toute facticité.
Mais elle laisse place à une histoire plus profonde, une histoire
interne et non plus externe de la vérité, une histoire qui
interroge le sens de la production des concepts géométriques
« avant » la révélation kantienne. Or, dès lors
qu'on s'intéresse à la genèse de la
géométrie, l'expérience de la première fois prend
valeur de droit : elle est fondatrice et créatrice. Mais cette
expérience qui décide du sens de la géométrie, de
la géométricité en général, est à
jamais perdue, son fait, par définition, ne pourra jamais être
répété dans son existence singulière et empirique.
Ce qui conduit Derrida à demander :
Est-ce à dire que cette inséparabilité du
fait et du sens dans l'unicité d'un acte fondateur interdira à
toute phénoménologie l'accès à l'histoire et
à l'eidos pur d'une origine à jamais engloutie
?32
Nullement, explique Derrida, car le sens originaire, bien
qu'enfoui, est retenu dans le sens constitué des objets idéaux
géométriques. L'histoire de la géométrie n'est pas
de style causal : c'est une synthèse continuelle qui, à chaque
avancée, fait fond sur la totalité de ses acquis. Elle suit, de
ce qu'elle le suppose, le même mouvement de temporalisation décrit
par Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de
la conscience intime du temps. Le présent historique, comme le
présent vivant « renvoie toujours, plus ou moins
immédiatement, à la totalité d'un passé qui
l'habite et qui s'apparaît toujours sous la forme générale
d'un projet »33. Ce devenir historique est celui d'une
subjectivité communautaire - d'une communauté de savants - dont
le passé est conservé sous forme d'habitus et de
sédiments. Il s'agira donc, à partir des rétentions
sédimentaires, de réveiller la dépendance du sens de la
géométrie à l'égard de l'acte inaugural et
fondateur ; ceci par une réduction qui n'est plus seulement statique et
structurale - déterminant, par variation, l'eidos de l'objet
idéal constitué - mais historique : une réduction
réactivante. Celle-ci prend la forme d'une Rückgrafe,
notion que Derrida traduit par « question en retour ».
32 IOG, p.31
33 IOG, p.46. Derrida souligne
24
Voici comment il s'en justifie :
Comme dans son homonyme allemand, la question en retour est
marquée par la référence ou la résonance postale et
épistolaire d'une communication à distance. Comme la «
Rückfrage », la question en retour se pose à partir
d'un premier envoi. A partir du document reçu et
déjà lisible, la possibilité m'est offerte
d'interroger à nouveau et en retour sur l'intention originaire
et finale de ce qui m'a été livré par la
tradition34.
La question en retour n'est possible que parce que
l'unité de sens de la géométrie est celle d'une
tradition, c'est-à-dire à la fois une transmission et une
perdurance de la valeur de vérité géométrique ; une
tradition infiniment ouverte mais dont on sait a priori que toutes ses
révolutions axiomatiques seront géométriques en tant
qu'elles s'inscrivent dans l'horizon ouvert par l'intention originaire. Ainsi,
comme l'explique Derrida :
En somme, ce qui semble importer à Husserl au premier
chef, c'est autant une opération, la réactivation
elle-même, en tant qu'elle peut ouvrir un champ historique caché,
que la nature de ce champ lui-même en tant qu'il rend possible quelque
chose comme la réactivation.35
Ce champ est celui de la tradition comme « éther
de la perception historique ». La question qui va nous intéresser
maintenant concerne les conditions juridiques et concrètes de cette
traditionalité de la vérité géométrique,
c'est-à-dire la constitution de l'objectité idéale d'une
science pure et sa mise en circulation intersubjective. Pour en rendre compte,
il faut d'abord expliquer ce qui spécifie l'objectivité
mathématique, avant de se demander comment elle a dû entrer en
histoire.
Idéalité libre
La géométrie appartient au monde de la culture
et, comme toute formation culturelle, elle est une tradition. Mais elle n'est
pas n'importe quelle forme de culture traditionale. Comme culture de
vérité, elle doit valoir universellement et omnitemporellement :
comme ce qui peut se répéter à l'identique à
travers le temps et pour tout le monde. L'idéalité
géométrique est
34 IOG, p.36. Derrida souligne. On voit que les
références à l'épistolarité, à la
communication à distance, à une lisibilité qui laisse
place à une dissimulation du vouloir-dire originaire, font signe vers
les problèmes qui occuperont toute l'oeuvre de Derrida. Et
déjà à cette question : comment lire cette carte postale
?
35 IOG, p.37
25
normative ; sa valeur est, en droit, impérissable.
C'est une idéalité historique mais qui doit n'être
enchaînée à aucune histoire empirique : une
idéalité absolument libre. Qu'est-ce à dire ?
Comme le fait observer Derrida, « l'objectivité
idéale n'est pas seulement le caractère des vérités
géométriques ou scientifiques. Elle est l'élément
du langage en général. »36 Jl y
a pour ainsi dire plusieurs degrés d'idéalité. D'abord, au
niveau le plus bas, celle du mot. L'essence du mot, ne se confond pas avec la
diversité de ses instanciations empiriques, phonétiques ou
graphiques. Son identité, sa capacité à être
répété comme le même, ne dépend d'aucune
de ses matérialisations : elles peuvent donc toutes
être neutralisées. Seulement, cette libération n'est
possible qu'à l'intérieur d'une même communauté
linguistique. Comme l'explique Derrida, reprenant l'exemple du mot «
Löwe » de Husserl :
C'est à l'intérieur d'une langue
facto-historique que le nom « Löwe » est libre, donc
idéal, au regard de ses incarnations sensibles, phonétiques ou
graphiques. Mais il reste essentiellement lié, en tant que mot allemand,
à une spatio-temporalité réale [...] Son
objectivité est donc relative et ne se distingue que comme un fait
empirique de celle du mot « Lion » dans la langue
française.37
A un degré d'idéalité supérieure
se situe non plus le mot mais son « contenu intentionnel »
c'est-à-dire l'identité idéale du sens exprimé,
censé assurer une traductibilité entre plusieurs langues. Mais,
si l'objet visé à travers le sens exprimé - dans l'exemple
suivi par Husserl et Derrida : le lion - est une chose du monde réal,
alors sa contingence enchaîne encore le sens à une
spatio-temporalité. Même si, en fait, tout le monde pouvait
rencontrer un lion, cet ancrage dans la facticité d'une
subjectivité empirique continue de retentir sur l'idéalité
du sens. Et « la traductibilité du mot Lion ne sera donc
pas absolue et universelle au principe »38.
Ce n'est plus le cas dès lors que
l'idéalité est celle de l'objet lui-même, comme c'est le
cas dans la géométrie. L'objectivité idéale de la
géométrie est absolument libre, elle n'adhère à
aucune contingence réale (l'objet idéal « triangle »,
par exemple, ne dépend d'aucun triangle dans le monde, il n'a aucune
existence réelle). Dans ce cas « la possibilité de la
traduction, qui se confond avec celle de la tradition, est ouverte à
l'infini »39. Le théorème de
Thalès, par exemple, vaut une fois pour toutes, sa valeur reste la
même quelle que soit la langue dans laquelle il est exprimé, elle
ne dépend d'aucun vécu empirique particulier et donc vaut pour
quiconque, en tout temps. Sans doute, chaque nouveau vécu qui s'y
rapporte produit chaque
36 IOG, p.56
37 IOG, p.62
38 IOG, p.63
39 IOG, p.64
26
fois un jugement nouveau. Mais la chose jugée est
partout et tout le temps la même : c'est l'évidence,
présente à l'esprit, d'une seule et même
vérité géométrique40.
En résumé, si la vérité
géométrique est, comme le langage, une forme de
l'objectivité idéale, elle se singularise par une
libération à l'égard de toute langue de fait et, en
réalité, du langage lui-même en général. Car,
l'objectité idéale géométrique se confond avec
l'unité de son sens vrai : le sens de l'énoncé et l'objet
sont confondus, assurant l'idéalité et la transparence parfaites
du langage, ce qui ne pouvait se produire dans le cas des objets
réals.
Maintenant que nous savons ce qu'est l'objectivité
géométrique, se pose désormais la question qui, comme le
dit Derrida, « concentre toute l'inquiétude du texte » :
comment l'évidence subjective égologique du sens a-t-elle pu
larguer les amarres qui la retenaient à un sol historique, à une
conscience factice ? Comment l'idéalité géométrique
a-t-elle pu devenir objectivité idéale absolue ?
Ecriture transcendantale
La réponse de Husserl a l'allure d'une «
vire-volte », note Derrida. Si peu que nous en sachions sur les
premiers actes effectivement constitutifs de l'idéalité
géométrique, nous savons d'un savoir a priori que sa
mise en circulation historique et intersubjective - c'est-à-dire la
constitution de l'objectivité idéale géométrique
comme telle - suppose le langage comme medium indispensable. Il est
évident, en effet, que sans la médiation du langage, la
première idéalité géométrique serait
restée emprisonnée « dans la tête de
l'inventeur » (et donc n'aurait pas été vraiment
géométrique). Mais n'est-ce pas enchaîner la
vérité à ce dont elle est supposée être
libérée ? Comment comprendre ce paradoxe apparent ?
S'il y a effectivement autonomie des objets idéaux
constitués à l'égard du langage constitué, si la
vérité ne dépend d'aucune formulation linguistique
particulière émanant de tel ou tel sujet appartenant à
telle ou telle culture déterminée, la constitution de
l'objectivité de la vérité requiert la
possibilité d'une formation langagière pure.
Car : « sans cette possibilité pure et essentielle, la formation
géométrique resterait ineffable et solitaire. C'est alors qu'elle
serait absolument enchaînée à la vie psychologique d'un
individu factice, à celle d'une communauté factice, voire
à un moment particulier de cette vie. »41
40 Cet exemple permet de
préciser encore un point, qui est que l'idéalité libre
n'est pas celle de n'importe quelle objectité géométrique
mais celle de l'objectité vraie. Car le sens d'un jugement faux, s'il
est encore idéal et donc infiniment répétable, reste
marqué par la contingence factice des actes subjectifs responsables de
l'erreur. Et Derrida précise que si « l'omnitemporalité de
la non-valeur est possible » elle ne l'est que « par un sens qui
entretient toujours un certain rapport essentiel avec l'intention de
vérité manquée ou dépassée ».
41 IOG, p.70
27
Bien loin de replonger la vérité dans l'histoire
factice, et donc de perdre son sens, l'enchaînement à un langage
pur - c'est-à-dire : un langage scientifique objectif qui ne se confond
avec aucune langue empirique de fait - la délivre comme ce qu'elle est :
omnitemporelle, intelligible pour tout le monde. Il faut bien comprendre ici,
qu'il ne s'agit pas d'une « possibilité extrinsèque et
accidentelle » mais d'une « condition juridique concrète
»42 de la vérité ; l'objet idéal absolu n'existe pas
d'abord dans la tête de l'inventeur avant d'être exprimé :
il est produit par et dans l'expression, par et dans un langage qui
devient dès lors transcendantal. Et ce langage est exemplairement une
écriture.
Essayons, pour plus de clarté, de reconstituer
brièvement les principales étapes de la constitution de
l'objectivité idéale géométrique. D'abord, à
l'intérieur de la conscience du premier géomètre,
l'idéalité se forme par répétition : après
l'évidence vive et transitoire, son sens peut être re-produit
comme le « même » dans un ressouvenir. Le sens idéal
n'est pas encore un objet mais déjà, note Derrida, une certaine
intersubjectivité est en jeu dans la conscience égologique du
proto-géomètre : « Avant d'être
l'idéalité d'un objet identique pour d'autres sujets, le sens
l'est ainsi pour des moments autres du même sujet »
43. Pour libérer le sens de la subjectivité
individuelle, pour passer de l'idéalité du sens à
l'objectivité idéale du sens, une communication orale avec
d'autres protogéomètres est requise. Ces derniers
répètent en eux l'évidence qui, ne dépendant plus
d'un seul sujet, devient objective. Mais la parole est un langage actuel,
synchronique ; elle délivre l'objet de la subjectivité
individuelle mais le retient dans les chaînes de la communauté
institutrice. Pour fonder absolument l'objectivité
idéale géométrique, la possibilité d'écrire
la vérité est nécessaire. En effet :
C'est la possibilité de l'écriture qui assurera
la traditionalisation absolue de l'objet, son objectivité idéale
absolue, c'est-à-dire la pureté de son rapport à une
subjectivité transcendantale universelle. Elle le fera en
émancipant le sens à l'égard de son évidence
actuelle pour un sujet réel et de sa circulation actuelle à
l'intérieur d'une communauté
déterminée.44
Grâce à la fixation scripturale, qui
confère une autonomie à l'égard de toute
subjectivité actuelle en général, les objectités
géométriques gagnent leur
être-à-perpétuité. Insistons
42 IOG, p.71
43 IOG, p.82 ; Dans ce moment
purement égologique, y a-t-il déjà nécessité
de l'écriture ? C'est ce que suggère Bernard Stiegler qui met en
avant la nécessité de recourir à une trace écrite
(ce qu'il nomme une rétention tertiaire) pour pallier la finitude
rétentionnelle de la conscience. Autrement dit le ressouvenir doit
être appuyé sur un aide-mémoire. Pour plus de
détails, voir Bernard Stiegler, « La fidélité aux
limites de la déconstruction et les prothèses de la foi »,
Alter n°8, 2000, Derrida et la phénoménologie,
p.237-263
44 IOG, p.84
28
cependant, comme Husserl et Derrida, sur le fait que
l'écriture n'est pas simplement l'auxiliaire mondain d'une
vérité qui se passerait en elle-même de toute consignation.
La vérité n'est pleinement objective, c'est-à-dire
idéale, intelligible pour tout le monde et indéfiniment
perdurable, qu'en tant qu'elle peut être non seulement dite mais
écrite. Comme le fait remarquer Derrida : « cette
perdurabilité étant son sens même, les conditions de sa
survie sont impliquées dans celles de sa vie ».45 Mais,
il doit également être clair que ce n'est pas l'incorporation
effective dans telle ou telle trace spatio-temporelle qui est nécessaire
: c'est la possibilité graphique en général. Ainsi,
l'objectivité idéale absolue n'advenant que par son
incorporabilité, elle n'en demeure pas moins libre au regard de toute
facticité linguistique. Ce qui compte c'est que la vérité
puisse être écrite - mais qu'elle puisse l'être
vraiment, authentiquement, c'est-à-dire que l'inscription soit
animée d'une intention de signification pure visant une
idéalité absolue. C'est de cette possibilité d'une
écriture de la vérité que dépend en
dernier ressort la réactivation du sens originaire. Et c'est à ce
sujet, on s'en doute maintenant, que Derrida va soulever les questions qui nous
intéresseront.
Champ transcendantal sans sujet
La vérité, pour gagner son
omnitemporalité, doit s'inscrire hors de toute conscience vivante. Se
constitue alors ce que Derrida, reprenant une formule de Jean Hyppolite, nomme
« un champ transcendantal sans sujet » qui est à la fois
possibilité de la réactivation du sens et de la crise.
Possibilité de la réactivation parce que ce champ, dont nous
avons dit plus haut qu'il était «l'éther de la perception
historique » permet une communication à distance entre les
géomètres éloignés dans l'espace et dans le temps
et donc une historicité transcendantale. Possibilité de la crise
parce que cette communication reste purement virtuelle : il est toujours
possible qu'aucune subjectivité ne prenne sur elle la
responsabilité de réveiller, à partir des traces
héritées, le sens originaire de la géométrie. Le
document, reçu et lisible indépendamment de toute intention
réactivante, peut toujours rester lettre morte, symbole vide,
privé de sa fonction transcendantale. Le signe devient alors « la
résidence mondaine et exposée d'une vérité non
pensée »46. Ainsi, c'est le mouvement même par
lequel la vérité se constitue comme objectivité absolue
qui l'expose à la crise, à la disparition sous les
sédiments. L'écriture, « plus haute possibilité de
toute `'constitution» »47, est la possibilité du
recouvrement, qu'il faut entendre au double sens de l'action d'un
recouvrer et de l'effet d'un recouvrir.
45 IOG, p.87
46 IOG, p.90
47 IOG, p.86
29
Mais cette crise du sens, cette disparition de la
vérité, peut être surmontée d'après Husserl.
Elle peut l'être en droit. En tant qu'elle se livre nécessairement
à l'histoire factice par son incorporation mondaine, la
vérité est en péril. Non pas tant parce que le document
peut être perdu, voire anéanti, que toutes les
bibliothèques du monde peuvent brûler. A cet égard, la
vérité comme idéalité absolument libre est immune :
en cas de catastrophe empirique, son sens resterait intact, contrairement
à celui des idéalités enchaînées. Si la
vérité est en fait menacée dans son sens c'est parce que,
comme nous l'avons dit, les signes en lesquels elle se donne peuvent rester
opaques tout en demeurant lisibles. Ils peuvent fonctionner à vide,
garder une signification logique sans qu'il soit pour cela nécessaire de
rétablir la pleine clarté, de réactiver les intuitions
originaires. On apprend, par exemple, en manipulant des symboles, à
démontrer le théorème de Thalès mais sans jamais
reproduire en soi l'acte de pensée pure qui a créé
l'idéalité du sens. Le danger, pour Husserl, c'est de s'en tenir
à la réception passive d'une signification logique, dans une
lecture qui n'en réveille pas activement les potentialités
sommeillantes, qui comprend aveuglément, sans
dé-chiffrer. Cette passivité devant le sens
sédimenté équivaut au non-savoir, à la
non-présence immédiate et en acte du sens à la conscience.
La crise, bien qu'elle soit une réalité historique, reste un
phénomène de l'ego. Mais l'important, pour Husserl,
c'est qu'il soit toujours possible en principe de réactiver l'intuition
donatrice originaire sous les sédimentations. Or, cette
possibilité juridique dépend crucialement d'une distinction
d'essence entre la valeur transcendantale de l'écriture et son
phénomène empirique, qui se trouvent toujours en fait
entrelacés. C'est pourquoi Husserl veut isoler, à
l'intérieur du mot, la dimension intentionnelle, ce qui lui donne «
son sens vivant de vérité », de la marque sensible en
laquelle elle se dépose. Ou pour le dire dans un vocabulaire husserlien
: le corps propre (Leib) constituant, du corps sensible
constitué (Körper). Dès lors, comme l'observe
Derrida :
Bien que dans le mot, Körper et Leib,
corps et chair, soient numériquement, en fait, un seul et même
étant, leur sens sont définitivement
hétérogènes et rien ne peut venir à celui-ci par
celui-là. L'oubli de la vérité elle-même ne
sera donc jamais que la faillite d'un acte et l'abdication d'une
responsabilité, une défaillance plus qu'une
défaite.48
La crise du sens est interprétée comme une crise
intentionnelle : ce qui menace la vérité c'est qu'elle ne soit
pas vraiment écrite, c'est-à-dire animée à
l'origine d'une intention de vérité
48 IOG, p.98
30
et/ou qu'elle ne soit pas vraiment lue,
c'est-à-dire ranimée, réactivée en son intention
originaire, au moment de la réception. Autrement dit, la crise n'est pas
liée à une chute dans le langage mais à « une
dégradation à l'intérieur du langage » ou, comme
l'indique Derrida dans une note cruciale qui fait déjà signe vers
La Voix et le phénomène, « une dégradation
du signe-expression en signe-indice, d'une visée « claire » en
un symbole vide »49.
Dans une philosophie dont « le principe des principes
» est la présence du sens à une intuition pleine et
originaire, Husserl, contraint de reconnaître une valeur constituante
à la virtualisation scripturale de toute présence, doit en
appeler à la responsabilité d'une liberté qui se met en
devoir de ranimer la présence de l'acte noétique créateur
enfoui sous les sédimentations, seule garantie d'une tradition de la
vérité. Il faut que le sens originaire de la
géométrie puisse être répété à
l'identique dans un autre présent vivant, l'idéalité
absolue n'étant que le corrélat de cette
répétabilité indéfinie50. Il en va donc
d'un devoir pratique qui engage une co-responsabilité, celle d'une
communauté épistémique. Ce dont elle se rend responsable,
c'est de la pure transmission du sens dans une télé-communication
entre des présents vivants qui s'inscrivent eux-mêmes dans
l'infinité d'un présent vivant collectif. Cela suppose la
réduction du signe, de l'inscription empirique, par
l'établissement d'un langage théorico-logique univoque,
préservant la pureté d'un vouloir-dire à travers
l'histoire. Possibilité jamais réalisée en
fait, parce qu'il y a toujours des significations dépendantes et
incomplètes (des syncatégorèmes) à réduire
mais que Husserl maintient en droit, comme idéal régulateur d'une
raison universelle, une Idée au sens kantien51 - ce qui ne va
pas sans poser le grave problème du statut
phénoménologique d'une telle Idée dont le contenu ne se
présente jamais immédiatement et comme tel à une
intuition. C'est surtout sur ce point qu'insiste Derrida dans son introduction
à L'Origine de la géométrie.
Reste que, toute la question est de savoir si l'on peut, afin
de sauver la possibilité juridique d'un dépassement de la crise
du sens, fût-ce sous l'espèce d'une tâche infinie,
établir juridiquement la distinction entre signe-expression et
signe-indice. C'est dans La Voix et le phénomène que
Derrida traite extensivement de ce problème, montrant que l'expression
est toujours essentiellement contaminée par l'indication, parce que la
présence à soi du présent
49 IOG, P.90-91, note 3
50 Bien entendu, il est impossible
en fait qu'aucun géomètre ne répète en lui
dans l'assurance apodictique toute la chaîne des vécus
intentionnels qui mènent depuis le proto-géomètre
jusqu'à la pratique contemporaine de la science
géométrique. Mais, encore une fois, ce qui compte c'est qu'une
telle réactivation soit possible en droit, devenant une
tâche pour une inter-subjectivité géométrique.
51 C'est la présence de
cette Idée à la conscience qui, précisons-le ici,
conditionne déjà le pouvoir idéalisateur à
l'origine de la géométrie. L'idéalisation
géométrique, qui dépasse le fini sensible et factice et
ouvre l'horizon du savoir, a pour corrélat une idée infinie.
31
vivant, source donatrice du sens, est originairement
divisée. Si la vérité se dérobe dans les signes ce
n'est pas parce qu'elle est toujours prise en fait dans un langage
empirique : c'est qu'elle est d'entrée de jeu travaillée par une
différance, une archi-écriture, qui la promet à une
répétition non identique d'elle-même. C'est ce que nous
allons voir maintenant.
B) De l'écriture à l'archi-écriture.
Dans La Voix et le phénomène, Derrida
s'intéresse à la première des Recherches logiques
de Husserl, consacrée à la distinction entre deux concepts
de signes - l'expression et l'indication - distinction qui traverse et en
réalité commande tout l'itinéraire
phénoménologique. Comme Derrida l'indique dès la
première page de l'ouvrage : « Dans la Krisis et les
textes annexes, en particulier dans l'Origine de la
géométrie, les prémisses conceptuelles des
Recherches sont encore à l'oeuvre, notamment quand elles
concernent tous les problèmes de la signification et du langage en
général »52. Ainsi que nous l'avons vu
dans la section A, ces « problèmes de la signification et du
langage en général » n'engagent rien de moins que la
possibilité d'un langage transcendantal, constituant une
objectivité absolument idéale, infiniment répétable
dans l'identité de son sens, c'est-à-dire la possibilité
de la vérité. Ce langage doit être purement expressif, ne
consistant qu'à faire passer au dehors un certain dedans, qu'à
conférer une objectivité à une pure idéalité
géométrique, sans la contaminer d'aucune indication empirique.
Suivant de près l'argumentation husserlienne, Derrida
en vient à examiner l'hypothèse du soliloque en laquelle Husserl
entend établir phénoménologiquement la possibilité
d'une expression pure. Partis des actes créateurs d'une
subjectivité concrète, nous sommes reconduits, après avoir
mis en avant la question de la transcendantalité du langage, à
examiner la présence à soi du présent vivant, ultime
garant d'un discours purement expressif et donc de l'objectivité
idéale. Nous tacherons dans cette section de montrer comment Derrida
déconstruit la présence du présent, la forme idéale
en laquelle toute idéalité est susceptible de se
répéter, faisant apparaître une archi-écriture
à l'origine du sens.
Expression et indication
Commençons par rappeler brièvement ce qu'il en
est de la distinction entre expression et indication dans la première
des Recherches logiques. D'après Husserl, la différence
tient à ceci que le signe indicatif, contrairement au signe expressif,
ne transporte aucun sens
52 VP, P.1
32
(Bedeutung53). Cela n'implique pas que
l'indice n'ait pas de signification (sans quoi il ne serait pas un signe) mais
que, selon la traduction que Derrida donne pour le verbe allemand
bedeuten, il ne veuille rien dire. Au contraire, celui ou celle qui
s'exprime veut dire.
Non seulement l'expression comporte toujours un
vouloir-dire, un sens déterminé ou déterminable,
mais ce contenu discursif est ce qu'un sujet parlant veut dire, «
expressément, explicitement et consciemment.
»54. Il en va d'une parole vivante, habitée
d'une intention visant une idéalité et animant un signe
linguistique voulant-dire. Par contraste, les indices disent peut-être
quelque chose mais ils ne veulent rien dire, ne faisant que renvoyer
vers une existence mondaine probable : l'intention spirituelle d'un sujet
présent à soi leur fait défaut, ils restent de l'ordre de
l'association involontaire et empirique. Ainsi de signes, naturels ou
artificiels (des canaux sur Mars, des peintures rupestres, les jeux de
physionomie dans le discours etc.), indiquant la présence possible de
quelque chose (une vie extra-terrestre, une pensée symbolique, un
certain embarras etc.) mais qui n'est pas donné à une intuition
originaire. La modalité de l'indication est toujours le «
peut-être » de l'existence empirique, mondaine, contingente
(même infiniment probable), celle de l'expression est la
nécessité apodictique de l'idéalité non existante.
Comme le relève Derrida « la signification indicative couvrira,
dans le langage, tout ce qui tombe sous le coup des « réductions
» : la factualité, l'existence mondaine, la
non-nécessité essentielle, la non-évidence, etc.
»55
Mais la réduction de l'indice est difficile car la
différence entre l'indice et l'expression est fonctionnelle et non
substantielle : un même signe peut fonctionner dans le discours comme
expression ou comme indice. Dans la communication, le vouloir-dire est toujours
pris dans un système indicatif. En passant par le monde, le sens
manifesté dans les phénomènes sensibles - le vécu
d'autrui - se dérobe à l'intuition originaire de celui qui les
reçoit (nous retrouvons, ici exprimée dans sa
généralité, la situation décrite plus haut d'une
crise du sens comme crise du signe). C'est pourquoi Husserl, cherchant à
établir phénoménologiquement la distinction entre
expression et indice, se place au niveau du soliloque, dans la suspension du
rapport à autrui. Il entend dégager la pureté expressive
d'un langage sans indication tel qu'il semble se donner «dans la voix
absolument basse de la `'vie solitaire de l'âme»
»56, c'est-à-dire dans la présence
à soi de la conscience. Car, comme le fait observer Derrida : « ce
qui, en dernière analyse,
53 Sur la différence Bedeutung et
Sinn, Derrida rappelle que « Bedeutung est
réservé au contenu de sens idéal de l'expression
verbale, du discours parlé, alors que le sens (Sinn)
couvre toute la sphère noématique jusque dans sa couche non
expressive ». VP, p.21
54 VP, p.39
55 VP, p.35
56 VP, p.36
33
sépare l'expression de l'indice, c'est ce qu'on
pourrait appeler la non-présence immédiate à soi du
présent vivant ».57
Le clin d'oeil de l'instant
Tout l'enjeu de la démonstration de Husserl consiste
donc à prouver l'absence d'indication, c'est-à-dire la
non-différence, la non-altérité dans le rapport de soi
à soi. Absence d'indice qui se révèle être en
réalité une absence de signe car, à mesure qu'est
dégagé ce qu'implique l'expression, il devient « de plus en
plus clair que...seul l'indice est véritablement un signe pour Husserl
»58. L'expression est en effet supposée attester de la
possibilité d'un pur signifié - se confondant avec l'objet
idéal visé par la conscience - pensable hors de et avant toute
signification, simplement montré et non indiqué, faisant l'objet
d'une représentation immédiate.
Aussi quand, dans le monologue intérieur, surgit ce qui
pourrait s'apparenter à une forme de communication, un dialogue
intra-subjectif, un se parler à soi-même risquant de
réintroduire une altérité dans la vie solitaire de
l'âme, Husserl rejette cette possibilité, au nom de la
présence : il ne s'agit que d'une représentation de
communication, une communication imaginée, fictive. Si la communication
est seulement feinte c'est qu'elle est inutile, elle n'a aucune finalité
: le sujet n'a rien à s'apprendre à lui-même, il n'a rien
à se manifester puisque son vécu lui est immédiatement
présent sur le mode de l'intuition certaine et de la
nécessité absolue. Comme le note Derrida en ouverture du chapitre
V intitulé « Le signe et le clin d'oeil » : « La pointe
de l'instant, l'identité du vécu présent à soi dans
le même instant porte donc toute la charge de cette démonstration
».59 Ce qui est en jeu c'est bien l'indivisibilité de
l'instant, du clin d'oeil comme le dit Husserl (Augenblick), ne
laissant place à aucun signe (c'est-à-dire, si l'on veut,
à aucune autre forme de clin d'oeil).
C'est donc le mouvement de la temporalisation, tel qu'il est
exposé dans les Leçons pour une phénoménologie
de la conscience intime du temps, que Derrida est amené à
relire. Ce texte, bien que postérieur aux Recherches logiques,
prend de façon anticipée, par le privilège d'un futur
antérieur, une importance cruciale : sa thématisation du «
présent comme ponctualité de l'instant, autorise
discrètement, mais de manière décisive, tout le
système des `'distinctions essentielles''»60, voire de
tout le projet phénoménologique. L'unité indivise du
présent temporel
57 VP, p.43
58 VP, p.47
59 VP, p.67
60 VP, p.72
34
est en effet la possibilité du principe des principes,
de l'intuition de la chose en personne, se donnant comme signe pour
elle-même, c'est-à-dire sans signe. Principe que Derrida entend
déconstruire en prenant appui sur les ressources conceptuelles du
discours husserlien lui-même.
En effet, Derrida remarque une tension dans la description du
mouvement de la temporalisation des Leçons : tension entre le
privilège accordé au présent, à un « point
source » au commencement de toute perception temporelle et la
fidélité à l'expérience des choses mêmes, qui
ne permet pas d'isoler de maintenant comme ponctualité pure dans le
phénomène d'écoulement du temps. Comment les choses
sont-elles en effet décrites par Husserl ? Le présent se donne
comme étalé : un maintenant ne peut apparaître comme tel
à la conscience qu'en se prolongeant dans un avenir immédiat
(présent futur) en lequel il se retient comme tout juste passé
(présent passé). Il ne saurait simplement s'agir d'un halo de
non-présence entourant et dissimulant un noyau de présence. Cette
protention et cette rétention primaires « ne s'ajoutent pas,
n'accompagnent pas éventuellement le maintenant perçu,
elles participent indispensablement et essentiellement à sa
possibilité ».61 Autrement dit, sans ce commerce
continuel du présent et du non-présent, aucun présent et
par conséquent aucune perception ne seraient possibles.
D'où la question : l'entrelacement de la
non-présence et de la présence dans le mouvement de la
temporalisation ne détruit-il pas la possibilité d'une
identité à soi dans l'unité indivise d'un maintenant ? Le
soi peut-il se rapporter à soi autrement que comme à un autre (un
soi retenu et non présent), ce qui devrait rendre l'indication
irréductible, y compris dans le discours intérieur ? Derrida
écrit :
Dès lors qu'on admet cette continuité du
maintenant et du non-maintenant, de la perception et de la non-perception dans
la zone d'originarité commune à l'impression originaire et
à la rétention, on accueille l'autre dans l'identité
à soi de l'Augenblick : la non-présence et
l'inévidence dans le clin d'oeil
de l'instant62
Trace originaire
Si Husserl ne conclut pas de cette non-présence
constitutive à la nécessité du signe c'est qu'il maintient
la rétention dans la sphère de certitude absolue d'un
présent élargi, d'un présent vivant. C'est pourquoi, note
Derrida, la rétention est encore considérée comme une
perception : « c'est le cas absolument unique - Husserl n'en a jamais
reconnu d'autre - d'une perception
61 /P, p.76
62 /P, p.77
35
dont le perçu soit non pas un présent mais un
passé comme modification du présent »63. Pour
conserver la possibilité d'une intuition originaire comme
l'évidence même - c'est-à-dire ici d'une autodonation de
soi, se passant de tout signe - Husserl doit distinguer et opposer non pas
présent et non-présent mais deux modalités de la
non-présence : la rétention du tout juste passé dans le
présent élargi et la re-présentation d'un passé
révolu dans un autre présent vivant ; c'est-à-dire, au
fond, opposer la validité absolue du souvenir primaire et la
validité relative du souvenir secondaire.
C'est en ce point que Derrida effectue à proprement
parler un geste déconstructeur. Celui-ci consiste moins à annuler
la différence entre rétention et re-présentation
qu'à compliquer leur opposition, à la dériver d'une
possibilité plus ancienne, en interrogeant « le milieu de
ces distinctions », leur racine commune. Et qu'elle est-elle sinon «
la possibilité de la ré-pétition sous sa forme la plus
générale, la trace au sens le plus universel »64
? Or cette trace, fait observer Derrida, « est plus `'originaire» que
l'originarité phénoménologique elle-même
»65. En effet, dès lors que l'idéalité
formelle de la présence (la « forme qui persiste alors que la
matière est toujours nouvelle », l'« archi-forme » de la
conscience comme le dit Husserl) est, comme toute idéalité,
assurée par la possibilité de sa répétition, cela
implique que la trace hante toujours déjà, et ce dès la
« première fois », avant même toute donation effective,
la présence dite originaire. La trace est plus « vieille » que
la présence, elle est sa condition de possibilité. La
répétition n'est pas une modification de la présence, elle
n'en dérive pas, c'est elle, au contraire, qui rend possible ce à
quoi elle est censée survenir66. On en vient donc à
penser la présence du présent « à partir du pli du
retour, du mouvement de la répétition et non
l'inverse»67. Il ne saurait y avoir de perception originaire,
ou, comme l'écrit Derrida de façon provocante, « la
perception n'existe pas » car « tout commence par la
re-présentation »68.
L'argumentation de Derrida consiste ici à faire jouer
la détermination de l'être comme présence contre la
détermination de l'être comme idéalité,
c'est-à-dire comme pure possibilité de répétition
(ou encore, si l'on veut, à exploiter la tension entre le thème
intuitionniste et le thème formaliste de la phénoménologie
husserlienne). On ne peut plus se contenter de dire
63 /P, p.76
64 /P, p.79
65 /P, p.79
66 On retrouve ici l'ambivalence du mot
répétition dans la langue française, indiquant à la
fois le redoublement et, de façon plus théâtrale, ce qui
précède la première, qu'on appelle d'ailleurs
première représentation. Mais alors ce sont désormais tous
ces termes « présence », « représentation »,
« origine » qui demandent à être raturés.
67 /P, p.80
68 /P, p.53 note 1
36
qu'une présence compose continûment avec une
non-présence dans une sphère d'originarité commune. Car,
si la perception des objets temporels suppose toujours un enchevêtrement
de maintenants présents et passés, cette intrication n'est
elle-même possible que parce que l'impression primaire, ce à
partir de quoi se produit le mouvement de la temporalisation, le « point
source » comme archi-forme, est lui-même toujours déjà
divisé par la possibilité nécessaire de sa
répétition. Dès lors que la trace conditionne toute
présence, la non-présence, que ce soit sous forme de
rétention ou de re-présentation y est toujours déjà
marquée. « Sans cette non-identité à soi de la
présence dite originaire, comment expliquer que la possibilité de
la réflexion et de la re-présentation appartienne à
l'essence de tout vécu ? »69 demande Derrida.
La répétabilité nécessaire du
présent comme forme idéale inscrit « originairement »
un battement, un écho, une différance, au coeur même de
l'impression primaire. Cette différance est un mouvement qui travaille
la présence aussi bien en un sens spatial - elle divise - que temporel -
elle retarde. La présence du présent ne s'annonce que depuis son
re-tour, dans l'après-coup d'un retard qui ne survient pas à une
origine qui se tiendrait pour ainsi dire en réserve, mais qui constitue
ce qu'il retarde. Ainsi, la différance interdit l'identité ce
qu'elle rend possible : elle fissure a priori la présence du
présent et introduit un écart à l'origine qui
diffère indéfiniment la plénitude de la présence
à soi. Car si la trace précède tout présent, s'il
faut penser le paradoxe d'une trace originaire, la rature de toute origine
simple, alors « cette impossibilité de ranimer absolument
l'évidence d'une présence originaire nous renvoie à un
passé absolu »70 : un passé qui n'a jamais
été présent et qui annonce un avenir non anticipable.
C'est toute la pensée du « temps », centrée autour de
l'instance du présent (présent-passé,
présent-actuel, présent-futur) qui est à revoir.
Dès lors, la non-présence dans le clin d'oeil de l'instant ne
renvoie pas à un soi retenu et finalement reconductible à une
modification du présent, mais à une altérité
irréductible à toute présence ailleurs, une crypte absolue
logée au coeur de l'« originaire ». La présence
à soi de la vie transcendantale, forme idéale en laquelle
s'assure la répétition infinie de toute idéalité,
idéalité de l'idéalité, est rendue impossible dans
sa pureté indivise, et donc dans sa certitude, par sa propre condition
de possibilité. Sans clignement, sans cet aveuglement rythmé,
l'oeil ne saurait rester ouvert. La différence du signe est
irréductible au principe.
69 VP, p.80
70 DG, p.93
37
S'entendre-parler
Cette différance de soi à soi, espacement
constitutif de tout sujet qui l'ouvre à l'extériorité en
général, est masquée dans la description husserlienne de
la vie solitaire de l'âme par l'appel à la voix. Pourquoi la voix
? Considéré dans son apparaître, le phénomène
de la voix se donne comme une auto-affection pure, un s'entendre-parler. Dans
le monologue intérieur, le vouloir-dire exprimé phoniquement est
immédiatement entendu (perçu dans sa forme sensible et
compris dans son intention d'expression) au présent, dans ce qui
ressemble à une double sortie du sens hors de soi en soi (dans le «
dehors » non-mondain d'un ob-jet idéal puis dans celui de la voix
phénoménologique, toujours « dans » la conscience).
Expérience unique de la production spontanée d'un concept
signifié qui, tout en restant dans le dedans de soi, se meut
néanmoins dans l'élément de l'idéalité et de
l'universalité. Ainsi la voix phénoménologique,
s'entendant au plus proche d'elle-même, se donne comme le « medium
qui préserve à la fois la présence de l'objet
devant l'intuition et la présence à soi, la
proximité absolue des actes à eux-mêmes
»71. L'objet idéal n'étant rien en dehors de la
répétition des actes intentionnels qui le visent, cet objet
étant un produit historique donc langagier, seule la substance phonique
permet d'en garantir la maitrise et la transmission tout en assurant, en sa
diaphanéité, la présence immédiate à soi de
l'acte vivant qui anime le signifiant. Ce dernier, qui se confond alors avec
l'idéalité du signifié, s'efface. La voix semble donc
accomplir le telos de l'expression intégrale : le devenir
im-médiat du medium, c'est à dire la réduction du
langage en général. C'est la raison pour laquelle Husserl
précise dans Ideen I que l'expression pure est «
improductive », qu'elle ne fait que réfléchir une couche
pré-langagière de sens, se contentant de faire « passer le
sens dans l'idéalité de la forme conceptuelle et universelle
».72
On se souvient que dans le mouvement de constitution des
objets idéaux géométriques, l'identité du sens
était d'abord produite dans la pensée du
proto-géomètre avant d'être transmise par la parole et
finalement confiée à une écriture accomplissant son
objectivité absolue. Mais, précise Derrida, « si
l'écriture achève la constitution des objets idéaux, elle
le fait en tant qu'écriture phonétique : elle vient fixer,
inscrire, consigner, incarner une parole déjà prête
»73. La réactivation de l'origine n'est possible
qu'à la condition de réveiller l'expression d'un vouloir-dire
dans une indication, ce qui revient à ranimer une parole vivante dans
une écriture qui n'est qu'une modalité dérivée de
la parole. « L'écriture est un corps qui n'exprime que si
71 VP, p.90, Derrida souligne.
72 VP, p.88
73 VP, p.96
38
on prononce actuellement l'expression verbale qui l'anime, si
son espace est temporalisé »74. Rien n'est perdu, du
moins en principe, tant qu'un présent vivant peut répéter
en soi l'acte noétique créateur de l'idéalité, dans
la forme où il a été produit. Ce qui permet la
communication à distance c'est l'assurance que cette forme est une
présence à soi, qui s'entend au présent. Même si le
sens d'origine échappe toujours en fait, il y aura néanmoins la
certitude inébranlable que celui-ci a été vécu dans
la synchronie d'un présent vivant.
Sauf que, précisément, la garde idéale de
la présence (à soi) dans l'auto-affection phonique, condition de
la vérité, est un leurre. L'auto-affection purement temporelle du
s'entendre-parler abrite une différance qui vient diviser la
présence à soi : l'autre s'infiltre dans l'infime intervalle qui
sépare l'agir du pâtir et « y réintroduit
originairement toute l'impureté qu'on a cru pouvoir en exclure » :
l'espace, le corps, le signe etc. L'autos de l'auto-affection est
constitué par division si bien que c'est la non-présence et la
différence qui deviennent condition de l'apparaître même du
présent, forme de toute expérience. Et comment, en effet, sans
cette ouverture au dehors du dedans, une expérience en
général serait-elle possible ? En radicalisant la
réduction75, en remontant à l'origine sans origine de
la présence, Derrida exhume le mouvement de la différance au
coeur du « temps », la contamination de l'empirique et du
transcendantal qui donne tous phénomènes comme absence de la
chose à sa vérité, c'est-à-dire comme
signes76. Autre manière de dire que le fait du langage -
l'indication - ne se laisse pas mettre entre parenthèses.
L'archi-écriture du sens
Dans une page de De la grammatologie où
Derrida revient sur la différance travaillant la psychè
comme rapport à soi, on peut lire :
L'immédiateté est ici le mythe de la conscience.
La voix et la conscience de voix - c'est-à-dire la conscience tout court
comme présence à soi - sont le phénomène d'une
auto-affection vécue comme suppression de la différance. Ce
phénomène, cette suppression présumée de la
différance, cette réduction vécue de l'opacité du
signifiant sont l'origine de ce qu'on appelle la présence. Est
présent ce qui n'est
74 VP, p.96
75 Il est important de noter que Derrida ne peut
contester la « naïveté » métaphysique de la
réduction transcendantale qu'en passant par elle. Ainsi écrit-il
: « Dès qu'on admet que l'autoaffection est la condition de la
présence à soi, aucune réduction transcendantale pure
n'est possible. Mais il faut passer par elle pour ressaisir la
différence au plus proche d'elle-même ». VP, p.97
76 Comme le rappelle Paola Marrati : « par
contamination il faut entendre un double et indissociable mouvement qui fait
que l'empirique est tout aussi constituant - et constitué - que le
transcendantal lui-même », voir Paola Marrati, «
Idéalité et différence. De la genèse à la
trace » dans Alter n°8, 2000, Derrida et la
phénoménologie, p.184
39
pas assujetti au processus de la différance. Le
présent est ce à partir de quoi on croit pouvoir penser le temps,
en effaçant la nécessité inverse : penser le
présent à partir du temps comme
différance.77
Dès lors qu'on pense le présent à partir
du temps comme différance, il faut, nous l'avons vu, raturer le concept
de « subjectivité absolue ». Non pas parce que le mouvement de
la différance viendrait fendre un sujet déjà
constitué mais parce que l'autoaffection comme différance
produit le sujet comme différence à soi. « Le soi
du présent vivant est originairement une trace ».78
Dès lors que le renvoi à (de) l'autre est la condition de la
mêmeté du même, une archi-écriture, comme
synthèse originaire et irréductible, travaille à l'origine
du sens. Ou comme l'écrit Derrida : « la temporalisation du
sens est d'entrée de jeu `'espacement» »79 -
ce qui signifie qu'aucune parole pleine, aucune écriture purement
phonétique s'effaçant devant elle, ne saurait exprimer le
vouloir-dire. L'indication, source d'opacité, de différence, ne
vient pas contaminer accidentellement la pureté d'une expression qui, de
son côté, ne ferait que refléter la plénitude d'un
sens vécu. L'écriture et la différence opèrent
toujours déjà dans la parole et la pensée. Derrida
écrit :
Et si l'indication, par exemple l'écriture au sens
courant doit nécessairement « s'ajouter » à la parole
pour achever la constitution de l'objet idéal, si la parole devait
« s'ajouter » à l'identité pensée de l'objet,
c'est que la présence du sens et de la parole avait déjà
commencé à se manquer à elle-même.80
Si la vérité est inscriptible, et par là
structurellement exposée à la non-évidence, ce n'est pas
seulement qu'elle suppose la possibilité d'être transcrite sur un
support empirique : c'est, plus fondamentalement, qu'en tant que sens, elle a
pour condition une archi-écriture qui n'est rien moins qu'un nouveau
fondement mais la rature de toute origine, la complication originaire de
l'origine : un quasi-transcendantal, c'est-à-dire un transcendantal
impur, toujours déjà mêlé d'empiricité
(d'où l'idée d'un « dehors » constitutif du «
dedans », d'une raison toujours enchaînée à un sol
empirique). Ce défaut d'origine implique l'impossibilité
principielle d'un remplissement de l'intuition : « la chose même se
dérobe toujours »81 - il n'y aura jamais que des
suppléments qui s'ajoutent en se substituant à l'origine
absente, c'est-à-dire des signes de signes (de signes etc.). Cette
logique de la supplémentarité (autre nom, supplémentaire,
de la
77 DG, p.228
78 VP, p.101
79 VP, p.101
80 VP, p.102
81 VP, p.122
40
différance)82 ouvre le mouvement de la
signification en général. La possibilité,
concédée par Husserl, d'un énoncé doté de
sens même si l'intention qui l'anime n'est pas remplie par une intuition
correspondante (nous avons vu que cette situation où le signe fonctionne
« à vide » était à la racine de la crise dans
L'Origine de la géométrie), cette possibilité est
en réalité nécessaire. Vérifions-le en parcourant
brièvement le dernier chapitre de La Voix et le
phénomène.
Manquer à sa parole
Dans le chapitre VII intitulé « Le
supplément d'origine » Derrida en vient à considérer
« la plus audacieuse » des réductions de Husserl, celle qui
« consiste à mettre hors jeu, comme `'composantes
inessentielles» de l'expression, les actes de connaissance intuitive
`'remplissant» le vouloir-dire »83. Cela signifie qu'une
expression garde un sens même si l'objet visé par le vouloir-dire
n'est pas actuellement donné à une intuition. L'écart
entre l'intention et l'intuition ne compromet pas la signification : il est
toujours possible de parler sans savoir. Le seul réquisit,
d'après Husserl, est que le discours obéisse aux règles
d'une grammaire pure logique, laquelle définit les conditions formelles
a priori de tout langage doué d'intelligibilité,
même s'il est faux ou contradictoire, et notamment : qu'il prenne la
forme d'un rapport à l'objet se glissant dans un énoncé du
type « S est P » (même s'il n'y a pas d'objet possible, en fait
ou en droit, cette absence ne peut être déterminée comme
telle qu'à se référer à une visée
déçue).
Mais, Derrida fait remarquer que la différence entre
l'intention et l'intuition ne saurait être une simple
éventualité : c'est une possibilité nécessaire.
L'originalité du vouloir-dire, en effet, dépend essentiellement
de l'absence actuelle d'intuition. Dès que l'intuition est remplie, le
vouloir-dire s'efface comme tel. A nouveau, c'est à partir
d'une radicalisation de la méthode phénoménologique que
Derrida déconstruit la distinction entre expression et indication.
Considérant le « cas extrême » d'un énoncé
de perception produit au moment même de l'intuition perceptive (quelqu'un
dit « je vois x » au moment où il voit effectivement x)
Derrida fait observer que le contenu de l'expression étant idéal,
c'est-à-dire infiniment itérable en
82 Différance, archi-écriture, trace,
supplément, espacement etc. Cette chaine n'est ni simplement une suite
de synonymes ni une série de substitutions qui traduirait les unes dans
les autres une identité conceptuelle inchangée mais illustre le
jeu quasi-transcendantal de la différance, qui met en échec
l'alternative présence/absence tout autant que la différence
entre transcendantal et empirique. Parmi les nombreux textes où Derrida
parle du quasi-transcendantal, voir ce passage : «la loi quasi
transcendantale de la sérialité qui trouverait à
s'illustrer L...] chaque fois que la condition transcendantale d'une
série fait aussi partie, paradoxalement, de la série » dans
Résistances - de la psychanalyse, op.cit., p.102
83 VP, p.105
41
principe, le non-remplissement de l'intuition y est
structurellement impliqué. C'est toujours la possibilité d'une
non-perception qui structure l'acte de vouloir-dire, même pour celui ou
celle qui parle en percevant. Derrida écrit :
L'absence de l'intuition - et donc du sujet de l'intuition -
n'est pas seulement tolérée par le discours, elle est
requise par la structure de la signification en général,
pour peu qu'on la considère en elle-même. Elle est
radicalement requise : l'absence totale du sujet et de l'objet d'un
énoncé - la mort de l'écrivain ou/et la disparition des
objets qu'il a pu décrire - n'empêche pas un texte de «
vouloir-dire ». Cette possibilité au contraire fait naître le
vouloir-dire comme tel, le donne à entendre et à
lire.84
Aussi l'écriture, « nom courant de signes qui
fonctionnent malgré l'absence totale du sujet »85 est la
norme de tout langage. Le rapport à l'absence en général
(qui peut être la mort mais aussi l'absence d'intention animatrice, la
folie, la fausseté etc.) habite en réalité tout discours,
y compris la parole soi-disant pleine, dès lors qu'un signe, pour
être ce qu'il est, doit être, en droit, infiniment
répétable. Dès que je parle, je dois reconnaître aux
signes que j'emploie une capacité originaire de répétition
au-delà de ma présence. Il ne suffit pas de dire qu'un signe peut
en fait fonctionner en l'absence de son émetteur (et de tout
destinataire) : la significativité du signe dépend
structurellement de l'absence du sujet du langage. Elle est d'essence
testamentaire. « Je », par exemple, ne signifie qu'à valoir
indépendamment de l'existence empirique de celui ou celle qui le
prononce. C'est pourquoi l'énoncé apparemment évident
« je suis vivant » suppose, comme sa condition de possibilité,
l'énoncé apparemment impossible « je suis mort
».86.
« Cette écriture, écrit Derrida, ne peut
venir s'ajouter à la parole parce qu'elle l'a doublée en
l'animant dès son éveil. Ici l'indication ne dégrade ni ne
dévoie l'expression, elle la dicte. »87 Si, à
partir des même prémisses, Husserl tire une conclusion inverse
c'est qu'en dépit du formalisme de la grammaire pure logique, il
continue, selon ce qu'il faut appeler ici une décision
métaphysique - que Derrida fait précisément
apparaître - de subordonner le sens à la vérité, de
réduire ou effacer la différence dont il aperçoit
néanmoins le jeu constitutif. Pour Husserl, le non-remplissement ne
saurait être que provisoire, en attente. C'est le telos de la
84 VP, p.109, Derrida souligne.
85 VP, p.104
86 N'est-ce pas ce que Hegel rappelle au
début de La Phénoménologie de l'esprit en
pointant l'inadéquation de l'idéalité du langage au ceci
particulier ? Je, ici, maintenant, ces expressions déictiques doivent,
pour fonctionner dans le discours, garder leur sens indépendamment de la
situation empirique. « Ici » renvoie à tous les ici,
c'est-à- dire à aucun en particulier, de même pour «
maintenant » ou pour « je ».
87 VP, p.113
42
plénitude du vouloir-dire qui commande à
distance le sens du symbole vide. Ce dernier ne tire sa signification que du
manque de la connaissance promise. « Ce subtil déplacement est la
reprise de l'eidos dans le telos et du langage dans le savoir
»88. L'essence du langage est
déterminée par la norme d'une intuition adéquate :
présence pleine du sens à une conscience elle-même
présente à soi.
Ainsi, pour Husserl, il faut la vérité, au moins
comme idéal directeur d'un vouloir-dire vrai, pour qu'émerge le
sens. C'est toujours le critère épistémique d'un rapport
possible à l'objet qui distingue la grammaticalité de
l'a-grammaticalité. Contre Husserl, Derrida aura montré
que c'est parce que la vérité faut, qu'un discours peut
avoir non pas un sens, mais plus de sens (comme
répétition d'une différence) et qu'il faut « penser
comme `'normale» et pré-originaire ce que Husserl croit pouvoir
isoler comme une expérience particulière, accidentelle,
dépendante et seconde : celle de la dérive indéfinie des
signes comme errance et changement de scènes enchaînant les
re-présentations les unes aux autres, sans commencement ni fin
»89. Autrement dit : la crise du sens n'est
pas une crise ; l'accident n'est pas un accident.
C) « Il n'y pas de hors-texte »
Nous avons jusqu'ici cherché à montrer comment
Derrida avait déconstruit le système de la
vérité-présence à partir de la
phénoménologie husserlienne. A partir : c'est-à-dire d'un
mouvement qui s'écarte tout en demeurant, d'un certain point de vue,
fidèle, attaché à ce dont il s'écarte. Si le geste
déconstructeur défait la fausse évidence de la
présence, il le fait en partant des ressources conceptuelles du texte
husserlien ainsi qu'en « radicalisant » ses opérations
méthodologiques (réduction et description). Il y a là
comme un passage à la limite qui vient barrer le comme tel de la chose
même, mais qui n'en demeure pas moins orienté par le souci de la
chose même90. Il ne faut s'y tromper : quand
Derrida déconstruit la valeur de présence pure ce n'est pas pour
y substituer l'absence ou la mort mais pour faire droit à la
différance non thématisable qui donne la présence en la
divisant, l'exposant structurellement à la doublure, au mirage, au
simulacre. Sans cet écart, il n'y aurait pas de « présence
» : celle-ci ne trouverait pas sa respiration, elle
s'auto-détruirait (de même qu'une vie absolument pure, qui ne
serait pas par la mort tenue en haleine, ne serait pas une vie). La valeur de
présence et tout ce qu'elle soutient
88 VP, p.114
89 VP, p.122
90 Sur l'interprétation de la
déconstruction comme une « traduction de la réduction
phénoménologique » qui en « continue et radicalise
» le geste jusqu'à la « destitution de la constitution »,
ce qui au fond revient à la rendre vraiment à elle-même,
voir l'article de François-David Sebbah, « `'Déconstruire
c'est dire oui» - déconstruction et réduction » dans
Alter n°8, 2000, Derrida et la phénoménologie,
p.223-235
43
(la subjectivité, la vie, la vérité etc.)
est donc un effet de différance, mais un effet irréductible - qui
n'est ni l'effet d'une cause, ni une simple apparence, plutôt le «
produit » d'une archi-synthèse - un leurre structurel si l'on
veut.91
Cette observation nous conduit à une nouvelle question
: si nous insistons ici sur une fidélité infidèle de la
déconstruction à la phénoménologie, la mise en
avant d'une différance à l'origine du sens ne s'apparente-t-elle
pas davantage à une thèse sémiologique ?
L'originarité du signe n'est-ce pas aussi ce que la linguistique
structurale a mis en évidence, défaisant ainsi la
métaphysique du sujet ? Que la méditation derridienne sur
l'écriture ne soit pas reconductible à une sémiologie
(pas plus, du reste, qu'elle n'est reconductible à une
phénoménologie, même si cet héritage paraît
plus marqué) qu'elle soit ce qui l'excède et la
comprend, c'est ce que nous tenterons d'expliquer dans cette
dernière section de notre première partie - ce qui nous permettra
aussi de préciser encore un peu plus ce qu'il faut entendre par le
quasi-concept d'archi-écriture en l'approchant cette fois par la
déconstruction du concept de signe tel qu'il est proposé par
Saussure. Nous verrons pourquoi Derrida soutient que la linguistique
structurale en particulier, et de manière générale toute
pensée accordant un privilège à la voix (ce qui est,
à certains égards, encore le cas de Heidegger d'après
Derrida), reste prise dans la clôture logocentrique.
Mais cela ne doit pas laisser penser que la
déconstruction, de son côté, s'en émancipe une fois
pour toutes. Nous serons finalement amenés à éclaircir un
point fondamental concernant la déconstruction. Si celle-ci n'est pas
une destruction, une mise au rebut, de la vérité-présence
mais son inscription dans un texte général ; si elle touche
à la limite de la philosophie, à la limite de la question «
qu'est-ce que ? », marquant ainsi la clôture de la
métaphysique, elle ne saurait pour autant être un simple
au-delà de la métaphysique. Il faut parvenir à penser
simultanément la déconstruction de la métaphysique et
l'impossibilité de s'en affranchir définitivement. Or c'est
précisément la notion de texte qui permet de le penser. Il y
aurait sans doute plusieurs manières d'en rendre compte ; disons
simplement que si l'archi-écriture désigne cette synthèse
irréductible, cette rétention de l'autre dans le même qui
fait la différence dont tout système est tissé,
alors aucun concept pris dans le langage philosophique (et il n'y en a pas
d'autre) ne peut échapper à ce qu'il permet de
déconstruire. Il y est nécessairement
enchaîné. La déconstruction dit aussi cette
toute-puissance du logos avec laquelle il faut apprendre à
ruser.
91 A cet égard, s'il y a une
naïveté dans l'axiomatique de la présence pure il y aurait
une naïveté plus grande encore à croire qu'on pourrait
purement et simplement se passer de la présence.
44
Un nouveau concept de signe
Dans le deuxième chapitre de la première partie
de De la grammatologie, Derrida examine la redéfinition du
concept de signe proposé par Saussure dans le Cours de linguistique
générale. Contre la tradition métaphysique, Saussure
pense le signe non pas comme un signifiant renvoyant à un
signifié, l'association extrinsèque d'un son et d'un sens, mais
comme une entité d'emblée duale, l'unité
indéchirable d'un signifiant et d'un signifié : une
pensée-son. Ce couplage est conventionnel, arbitraire, il ne
dépend d'aucune nécessité naturelle, et cela tient au
caractère purement différentiel et systématique du signe.
La valeur d'un signe, en effet, ne dépend pas de sa relation à un
objet (idéal ou réel) mais uniquement de la position qu'il occupe
dans le système de la langue, position définie par l'ensemble des
différences par lesquelles il s'oppose à d'autres signes
(eux-mêmes uniquement définis par différences). Dans un tel
système, les termes positifs ne préexistent pas aux
différences mais sont constitués par elles. Ainsi, un mot pourra
être prononcé de façon absolument dissemblable suivant les
contextes, il sera reconnu comme le même (et pourra ainsi
fonctionner dans la communication) pourvu que son instanciation empirique
conserve les écarts phonologiques avec les autres signes du
système. Ce qui est répété dans la transaction
linguistique n'est pas une idéalité positive, immuable, mais une
différence ; ou, pour le dire autrement, l'identité du signe,
fut-elle idéale, est assurée seulement par sa différence
avec d'autres idéalités. Ces différences s'actualisent
toujours simultanément sur deux plans corrélés mais
hétérogènes : celui du signifié et celui du
signifiant. Par exemple, le mot « voiture » prend sens de sa
différence phonématique avec le mot « toiture » mais
aussi du fait que ce que j'ai à l'esprit en parlant de « voiture
» diffère de « train » ou de « bus » etc.
Que le sens ne résulte pas de la maîtrise d'une
identité mais soit l'effet d'une différence, qu'il n'y ait que
des différences sans termes pleins, que tout signe ne soit fait que des
traces de l'absence de ceux qu'il n'est pas, Derrida, nous l'avons vu, ne peut
qu'y souscrire. Ce qu'il interroge dans la linguistique générale
c'est, d'une part, la restriction de son champ d'application à la parole
et la subordination corrélative de l'écriture comme
représentation de la parole ; d'autre part, mais cela est lié,
l'opposition du signifié et du signifiant dans la définition du
signe.
Texte général
Comme le relève Derrida, la science linguistique
détermine l'essence du langage comme « l'unité de
phonè, glossa et logos ». Puis ajoute :
« Au regard de cette unité, l'écriture serait
45
toujours dérivée, survenue, particulière,
redoublant le signifiant : phonétique »92, autrement dit
le signifiant graphique d'un signifiant phonique qui, lui, est
immédiatement uni au sens (signifié ou concept). En un mot : un
dehors, étranger au système interne de la langue. Pourtant, fait
observer Derrida, la thèse de l'arbitraire du signe devrait interdire
l'octroi d'une précédence naturelle à l'oralité
dans son rapport au sens. En effet, dès lors qu'on tient un signe,
parlé ou écrit, pour une institution immotivée, on devrait
exclure toute hiérarchie naturelle entre ordres de signifiants. Mieux :
si, comme le remarque Derrida, « écriture » signifie «
institution durable d'un signe » alors « l'écriture en
général couvre tout le champ des signes linguistiques
»93 avant la distinction entre signifiants graphiques, au sens
étroit, et signifiants phoniques. Le signe phonique doit lui aussi
être considéré comme « écrit » au sens
large.
On retrouve le geste déconstructeur aperçu plus
tôt au sujet de la distinction entre rétention et
re-présentation. Là encore, il est question de
dé-constituer une opposition, d'interroger le partage à
la racine, en remontant à la possibilité commune qui la fonde et
qui se trouve présenter une affinité structurelle avec
l'élément subordonné de l'opposition : ici
l'écriture - qu'il ne s'agit pas de réhabiliter en son sens
étroit, mais dont il faut reconnaître, dans les prédicats
secondarisés (trace immotivée, signe de signe, pur renvoi sans
origine ni fin, espacement, etc.), la condition de possibilité du signe
et de la signification en général. Car celle-ci, dit
Saussure, provient de la différence, du vide d'écart entre les
signes. La diacriticité est la source de la valeur linguistique. Comme
pour la thèse de l'arbitraire du signe, dont elle est le corrélat
indispensable, cette proposition, soulignant le caractère formel du
fonctionnement sémiologique, interdit de privilégier une
substance d'expression déterminée (phonique ou graphique) sur une
autre. Mais elle invite à s'interroger sur la
différentialité de la différence, sur le mouvement, ni
simplement actif ni simplement passif, qui « produit » les
différences significatives. Et de nouveau, c'est une écriture
générale, une archi-écriture qui est à l'oeuvre.
Une altération absolue ne fait pas une différence. Pour qu'une
différence apparaisse, en effet, il est nécessaire que, dans le
mouvement de différenciation, la trace de l'absence de l'autre soit
retenue dans le même : une synthèse temporalisatrice a priori
est requise. Derrida écrit :
l'apparaître et le fonctionnement de la
différence supposent une synthèse originaire qu'aucune
simplicité absolue ne précède. Telle serait donc la trace
originaire. Sans une rétention dans l'unité minimale de
l'expérience temporelle, sans une trace retenant l'autre comme autre
dans le même, aucune différence ne ferait son oeuvre et aucun sens
n'apparaîtrait. Il ne s'agit donc pas ici d'une différence
92 DG, p.45
93 DG, p.65
46
constituée mais, avant toute détermination de
contenu, du mouvement pur qui produit la différence. La
trace (pure) est la différance. Elle ne dépend d'aucune
plénitude sensible, audible ou graphique. Elle en est au contraire la
condition.94
Ainsi, une dimension grammatique opère
déjà dans la parole comme dans l'écriture au sens
étroit, prescrivant une antériorité de droit à la
grammatologie sur la linguistique, interdisant d'établir un rapport de
simple extériorité entre parole et écriture, autorisant,
au contraire, le passage de l'une à l'autre, l'articulation de la
chaîne parlée sur la chaîne graphique et inversement. Ainsi,
et plus généralement, avant toute distinction entre quelques
différents que ce soient, une archi-écriture est au travail,
générant un système de différences comme effets de
synthèses et de renvois, comme faisceaux de traces. Ce qui revient
à dire qu'aucun élément d'aucun système ne peut
apparaître sans renvoyer à d'autres éléments qui
eux-mêmes ne sont que des renvois etc. Rien, dans cette structure de
renvoi généralisé, n'est jamais élémentaire,
ni simplement présent ni absent (y compris donc la différance qui
« produisant » ce système, ne saurait en être l'origine
simple, n'étant elle-même qu'un effet nominal en
différance, entraînée dans une chaîne de
suppléments). Toutes les oppositions conceptuelles qui structurent la
métaphysique, faisant fond sur la possibilité de distinguer des
entités simples et présentes, ne renvoyant qu'à
elles-mêmes, se trouvent donc déconstruites par la condition
même de la conceptualité. Toutes ces oppositions se trouvent
compliquées, co-impliquées à la racine. Ainsi, par
exemple, des couples sensible/intelligible, espace/temps,
passivité/activité, parole/écriture,
signifiant/signifié etc.
Mais, en même temps, seule la différance rend
possible ces effets d'opposition qui sont, en un sens, nécessaires,
dès lors qu'on tient compte du fait que le mouvement de «
présentation » de l'autre dans le même ne peut qu'occulter
son « comme tel », autrement dit que l'autre ne peut apparaître
qu'à disparaître. Comme l'écrit Derrida :
Le mouvement de la trace est nécessairement
occulté, il se produit comme occultation de soi. Quand l'autre s'annonce
comme tel, il se présente dans la dissimulation de soi.95
Dit autrement : il appartient au jeu de la différance
de sembler s'arrêter, se fixer en oppositions tranchées. Il ne
s'agit donc pas d'annuler ou de biffer ou de prétendre pouvoir
simplement se passer des effets de présence, de signifié, de
vérité mais de ne pas s'y aveugler,
94 DG, p.91-92
95 DG, p.69
47
en reconnaissant leur insertion, leur inscription dans un
texte général hors duquel il n'y a rien : tissu de
différences, de traces de traces qui s'habitent mutuellement, se hantent
les unes les autres, constituent un réseau intertextuel à
l'extension infinie, irréductiblement ouvert, et couvrant tout le champ
de l'étant - ce qui ne revient pas à dire que tout le réel
soit langage, encore moins un livre aux limites assignables, mais que rien ne
soit pensable, ni objet d'une expérience en général,
« avant » la différance96. Texte
général dont la topographie inouïe interdit de se reposer
dans le confort de partages simples et oblige, au contraire, à soutenir
des propositions irrecevables dans la logique de l'identité, à
dire par exemple : que le dehors (est) dedans, que la présence
(est) la représentation, que la non-vérité
(est) la vérité, que tout signifié (est)
un signifiant etc. La logique duelle, toujours structurée selon une
pente de domination, doit être comprise dans la graphique plus
puissante d'une contamination originaire, à l'intérieur de
laquelle elle n'occupe plus qu'une fonction. C'est ce texte, jeu de
renvoi (à l'autre) sans limite, que toute l'histoire de la
métaphysique, qui ne vit que de sa possibilité, aura
cherché à effacer, non sans reste ; par où il faut
comprendre la présence comme trace de l'effacement de la trace.
Signifié transcendantal
En tenant le signifié pour inséparable du
signifiant, en reconnaissant le jeu de la différence à l'origine
du sens, Saussure a élaboré un concept de signe qui
échappe en partie à la tradition métaphysique de laquelle
il est tiré. Mais, par toute une autre face de son discours, le projet
de linguistique générale reste pris dans la clôture
logocentrique, c'est-à-dire dans une axiomatique dérivant la
notion de signe d'une présence indivisible et pleine, imposant un
signifié transcendantal comme terme rassurant au renvoi de signe
à signe. Le logocentrisme et la métaphysique de la
présence s'identifient au « désir exigeant, puissant,
systématique et irrépressible d'un tel signifié
».97 C'est-à-dire au désir de lier le jeu.
96 Ce point, que nous avons en principe
explicité dans la section B en disant que « la chose même se
dérobe toujours », que le phénomène ne se donne ou ne
prend sens que dans un mouvement de renvoi différantiel, ce point peut
encore être confirmé dans les propos de De la grammatologie.
Lisant Rousseau au fil conducteur de la non-logique du supplément,
Derrida en vient à écrire la fameuse formule « Il n'y a
pas de hors-texte ». Comme il le précise d'emblée cela
ne veut pas seulement dire que la vie de Rousseau, son existence dite «
réelle » n'est accessible qu'au travers de textes. Cela signifie,
plus profondément, que « dans ce qu'on appelle la vie réelle
de ces existences `'en chair et en os», au-delà de ce qu'on croit
pouvoir circonscrire comme l'oeuvre de Rousseau, et derrière elle, il
n'y a jamais eu que de l'écriture ; il n'y a jamais eu que des
suppléments, des significations substitutives qui n'ont pu surgir que
dans une chaîne de renvoi différentiel, le `'réel» ne
survenant, ne s'ajoutant qu'en prenant sens à partir d'une trace et d'un
appel de supplément etc. » DG, p.220
97 DG, p.71
48
L'opposition entre signifiant et signifié à
l'intérieur du concept saussurien de signe, fonctionne comme une
limitation subtile au jeu différentiel. Certes, Saussure reconnaît
que le signifié est lui aussi affecté par le principe de la
différence ; mais, justement, plutôt que d'en tirer argument pour
remettre en cause l'étanchéité de la partition entre les
deux faces du signe, il maintient une distinction rigoureuse, si ténue
soit-elle, entre signifiant et signifié, laissant ouverte la
possibilité, en droit, de penser un concept signifié en
lui-même et présent à la pensée, indépendant
du système des signifiants. Pour la linguistique moderne,
si le signifiant est trace, le signifié est un sens
pensable en principe dans la présence pleine d'une conscience intuitive.
La face signifiée, dans la mesure où on la distingue encore
originairement de la face signifiante, n'est pas considérée comme
une trace : en droit elle n'a pas besoin du signifiant pour être ce
qu'elle est.98
En contradiction avec les motifs critiques
dégagés dans le Cours, Saussure continue donc de
satisfaire à l'exigence onto-théologique d'un signifié
transcendantal, d'une vérité ultime fonctionnant hors texte, qui
sous-tend la différence absolue et irréductible entre signans
et signatum. Là encore, comme chez Husserl, une
décision métaphysique passant par un recours à la
phonè vient recouvrir la découverte d'une trace
originaire, laquelle aurait dû conduire Saussure à remettre en
cause la radicalité de la distinction entre signifiant et
signifié, c'est-à-dire à reconnaître que le
signifié est, selon les mots de Derrida, « toujours
déjà en position de signifiant »99. Ce qui
devrait impliquer, en toute logique (mais que reste-t-il de la logique une fois
cette opposition déconstruite ?), de mettre sous croix le concept de
signifiant, et avec lui le concept de signe.
La déconstruction et la clôture de la
métaphysique
Faisons, en guise de conclusion de cette première
partie, trois observations. Premièrement, nous l'avons
déjà indiqué mais insistons-y, la déconstruction
des oppositions métaphysiques ne consiste ni à nier les
différences conceptuelles ni à renverser simplement un ordre de
dépendance (bien qu'il y ait des raisons stratégiques à
re-marquer le relèvement du terme historiquement subordonné, ce
renversement n'aurait aucune fécondité s'il n'était
associé à un déplacement du champ déconstruit). Ce
qui est mis en question c'est la pureté revendiquée des
distinctions. Le questionnement ultra-transcendantal, remontant à la
racine des oppositions
98 DG, p.106
99 DG, p.103
49
pour y déceler une contamination originaire,
détruit l'idée même d'arkhè et donc la
hiérarchie qui imprime une pente aux dualismes. Il implique de
reconnaître une nécessité aux phénomènes
d'altération qui passent habituellement pour réductibles,
accidentels, provisoires, aberrants, regrettables, parasitaires, marginaux,
pervers, monstrueux etc. Si la pensée de la différance
déconcerte et favorise les malentendus c'est qu'elle brouille les
frontières entre la normalité et l'anormalité : entre la
raison et la folie, la réalité et la fiction, la
vérité et le simulacre etc. Mais il serait totalement
erroné de croire qu'elle laisse place à une confusion
généralisée. Ainsi, par exemple, Derrida ne conteste
nullement le fait que la différence entre signifiant et signifié,
pour n'être ni radicale ni absolue, fonctionne néanmoins dans de
très larges limites. C'est elle, notamment, qui rend la traduction
possible. Seulement, l'horizon téléologique d'une
traductibilité absolument transparente et univoque, inséparable
de l'idéal de scientificité, doit être récusé
dans son principe dès lors qu'il repose sur la possibilité d'une
distinction pure entre signifié et signifiant qui
elle-même fait fond sur la postulation d'un signifié
transcendantal. A la notion métaphysique de traduction il faudra
préférer celle de « transformation réglée
d'une langue par une autre, d'un texte par un autre »100
laissant toute sa place à l'idiomatique, à ce qui résiste,
non pas accidentellement mais essentiellement, au pur transport du sens.
Deuxièmement, nous avons dit que la lecture
déconstructrice faisait apparaître une décision
métaphysique dans les textes de Husserl et de Saussure, à savoir
: un geste d'effacement de la différence - pourtant reconnue dans son
« originarité » en une certaine strate du discours - passant
par un privilège injustifié accordé à la voix,
à la substance phonique, qui se donne comme le lieu de la
vérité, de la présence du sens à la conscience.
Mais, il va sans dire que ce que Derrida critique dans ce geste n'est rien
moins qu'une décision volontaire et consciente, sinon l'appartenance
inaperçue à l'ontologie classique, à la
métaphysique de la présence, qui commande en sous-main un certain
nombre d'opérations théoriques : exemplairement, la
détermination de l'écriture comme notation dérivée
de la parole à partir du telos d'une écriture purement
phonétique et linéaire. Ainsi le phonocentrisme de Saussure, sa
considération exclusive de la parole et de l'écriture
phonétique, signe une dépendance, le gage silencieux donné
aux plus rigoureuses contraintes d'un programme :
La limitation saussurienne ne répond pas, par une
heureuse commodité, à l'exigence scientifique du «
système interne ». Cette exigence elle-même est
constituée, comme exigence épistémologique en
100 Positions, op.cit. p.64
50
général, par la possibilité même de
l'écriture phonétique et par l'extériorité de la
« notation » à la logique interne.101
L'exigence épistémologique est en effet
confiée à une « vieille grille » métaphysique
censée purifier le champ de la science, faire place nette pour un
cadrage objectif, en distinguant l'externe et l'interne, l'image et la
réalité, la représentation et la présence. Derrida
ne dit pas que le « système interne » de la langue n'existe
pas. De façon beaucoup plus subtile et nuancée, il veut donner
à voir que ce dit système « interne » est sans cesse
débordé par son « dehors », selon des lois
nécessaires : une écriture (générale) y
opère toujours déjà. Ces débordements suscitent en
retour un geste d'exclusion qui passe par un assujettissement de
l'écriture à la voix, exclusion supposée libérer
l'attention pour l'objet de savoir, être signifié dans sa
présence idéale, pleine, inentamée. Historiquement cet
effacement passe par le « perfectionnement » (dans une perspective
ethnocentrée) d'une écriture alphabétique
re-présentant la parole d'autant plus fidèlement qu'elle ne
l'imite pas mais la décompose en éléments abstraits en
eux-mêmes dépourvus de sens. Les valeurs de science et de
vérité en général ne seraient qu'un moment dans
l'histoire occidentale du retrait du signifiant devant le signifié. Plus
généralement, Derrida écrit que :
L'histoire de la métaphysique, malgré toutes les
différences et non seulement de Platon à Hegel (en passant
même par Leibniz), mais aussi, hors de ses limites apparentes, des
présocratiques à Heidegger, a toujours assigné au logos
l'origine de la vérité en général : l'histoire de
la vérité, de la vérité de la vérité
a toujours été...l'abaissement de l'écriture et son
refoulement hors de la parole
« pleine ».102
On pourrait s'étonner de voir Heidegger
rapproché de Platon et de Hegel dans ce que Derrida appelle l'histoire
de la métaphysique. N'est-ce pas la percée heideggérienne
qui a désobstrué le regard sur l'ontologie traditionnelle,
mettant au jour la détermination de l'être comme
étant-présent, caractéristique de l'histoire de la
métaphysique comme oubli de l'être ? Sans entrer dans les
détails des rapports entre Derrida et Heidegger (ce qui demanderait un
travail entier), précisons néanmoins brièvement en quel
sens Derrida associe ici Heidegger au logocentrisme. En dépit de la
proximité évidente entre la pensée de la différance
et celle de la différence ontico-ontologique - la différence non
thématisable de l'être à l'étant - Derrida
101 DG, p.51
102 DG, p.11-12
51
s'écarte de Heidegger notamment sur la question de la
vérité. On sait que dans le paragraphe 44 d'Etre et Temps,
notamment, Heidegger remonte de la conception métaphysique de la
vérité comme conformité (adequatio intellectus et rei
aussi bien que vérité des choses comme conformité
à leur essence) au sol de l'expérience originelle qui la fonde en
se laissant recouvrir par elle : l'expérience du dévoilement de
l'être de l'étant (aletheia). Cette vérité
originaire excède la philosophie du jugement et du sujet qui est encore
à l'oeuvre dans les déterminations
phénoménologiques de la vérité à partir de
la conscience pure. Heidegger la réinscrit dans le motif de l'existence
du Dasein comme ouverture à la question de l'être,
ouverture au laisser être l'être. La méditation
heideggérienne mène donc d'une conception dérivée
de la vérité comme conformité, à une conception
originaire comme authenticité du Dasein (ce qui ne
revient nullement à ramener une vérité « objective
» à une vérité « subjective » de type
kierkegaardienne puisque c'est le dé-cèlement primordial de
l'être qui, au lieu d'être la propriété d'un sujet,
« fait » le Dasein). Or, Derrida observe que « toutes
les déterminations métaphysiques de la vérité,
et même celle à laquelle nous rappelle Heidegger...sont
plus ou moins immédiatement inséparables de l'instance du
logos ». Logos dans lequel, poursuit-il « le lien
originaire et essentiel à la phonè n'a jamais
été rompu »103 Si, dans De la
grammatologie, Derrida insiste sur le privilège de la parole et sur
celui, corrélatif, du langage de mots - ou du moins de la
possibilité de l'être-mot dans son irréductible
simplicité - dans la pensée de la vérité de
l'être, dans l'article « Ousia et Grammè » 104 , il
montre comment la destruction heideggerienne de l'onto-théologie compose
avec des motifs métaphysiques insuffisamment interrogés :
l'opposition de l'originaire et du dérivé, le partage entre
l'inauthentique et l'authentique, et surtout, peut-être, la
détermination de l'authentique comme le propre, le proche, le
présent dans la proximité à soi.105 Reste qu'il
ne faudrait pas se précipiter à y lire un débordement
derridien de Heidegger. Avant toute prise de distance à l'égard
de celui sans qui, Derrida le répète souvent, rien de ce qu'il
tente n'aurait été possible, le marquage de
références métaphysiques dans ses textes «
signifierait peut-être qu'on ne sort pas de l'époque dont on peut
dessiner la clôture »106.
Ceci nous conduit à notre troisième
point qui concerne, justement, les rapports de la déconstruction
derridienne et de la métaphysique de la présence. Tout le propos
de la première partie de De la grammatologie consiste à
montrer qu'une grammatologie, c'est-à-dire une
103 DG, p.21, nous soulignons.
104 Jacques Derrida, « Ousia et
Grammè », Marges - de la philosophie, Paris, Minuit
p.31-78
105 M, P.74
106 DG, p.24
52
science de l'écriture, est impossible en principe,
parce que l'idée traditionnelle de science, qui se voudrait pure de
présuppositions métaphysiques, appartient, comme nous l'avons
indiqué, à l'époque du logocentrisme : «
pensée et formulée, en tant que tâche, idée, projet,
dans un langage impliquant un certain type de rapports déterminés
- structurellement et axiologiquement - entre parole et écriture
»107. La démarche scientifique commence non fortuitement
par la question « qu'est-ce que ? » qui, anticipant l'unité
d'essence de l'objet soumis à la question, se livre par avance au
dessein de la démarche ontologique classique polarisée par la
valeur de vérité-présence, solidaire du refoulement de
l'écriture. Comme le rappelle Derrida dans La Voix et le
phénomène, « en demandant « qu'est-ce que
le signe en général ?...on soumettrait le signe à la
vérité, le langage à l'être, la parole à la
pensée et l'écriture à la parole »108.
Or, les quasi-philosophèmes d'archi-écriture, de
texte, de trace, de supplément, de différance,
précisément parce qu'ils échappent à l'alternative
de la présence et de l'absence, ne se laissent plus enrégimenter
dans la question « qu'est-ce que ? ». L'écriture
générale ne se donne jamais comme telle : aucun savoir ne saura
la dominer, l'enfermer dans une catégorie, une région
d'être. Antérieure aux partitions métaphysiques, elle n'est
ni écriture (au sens courant) ni parole mais habite, comme leur
condition, à la fois l'écriture et la parole. C'est sa
possibilité générale qui entame le logos.
Celui-ci marche à l'écriture, il est mis en mouvement par ce
qu'il détermine comme son autre. Aussi, bien que la trace
excède l'horizon de la question « qu'est-ce que ? », c'est
elle néanmoins qui lui ouvre la voie, sans s'y laisser prendre.
Le tracé inouï de la trace comprend
l'épistémè philosophique, l'inscrit dans son jeu, le
circon-scrit ; il en marque, ce faisant, la clôture c'est-à-dire,
à tous les sens de ce terme, les limites. Le texte
général, milieu dans lequel se produit la métaphysique, ne
se laisse pas arraisonner par ce qu'il situe. La métaphysique ne se
domine pas, elle s'emporte à vouloir maîtriser l'espace
d'écriture109 dans lequel elle se découpe, qui la
dépasse. Fissuré par le texte qui lui donne ses paires de
concepts, le discours philosophique, systématique, ne peut
répondre entièrement de lui-même : en ce sens, il se
déconstruit toujours déjà. Mais, ce n'est qu'à
suivre
107 DG, p.42 et même si Derrida ne
manque pas de noter que dans le travail effectif de la science, certaines
tendances la libèrent des hypothèques métaphysiques :
c'est le cas notamment du recours à une écriture
non-phonétique en mathématiques.
108 VP, p.28
109 Citons ici les mots de Gérard
Granel : « autre « espace », autre géo-graphie
plutôt, pays de l'In-origine dans lequel on peut voir que
l'Origine et la Présence n'étaient seulement qu'un versant (ou
une version) (présentement en feu), et qui pour autant n'est pas le
super-pays de l'origine, le pays de l'origine de l'origine, mais tout autre et
tout autrement : le pays de l'Ecriture » dans « Jacques Derrida et la
rature de l'origine », Traditionis Traditio, Paris, Gallimard,
1972
53
le mouvement exorbitant qui, conduisant de l'écriture
à l'archi-écriture, dé-limite la métaphysique, que
la finitude de ce qui passe pour totalité peut apparaître comme
telle « et du même coup la faille par laquelle se laisse entrevoir,
encore innommable, la lueur de l'outre-clôture ».110
Naturellement, ainsi que le note Derrida, ce geste de «
décentrement nécessaire ne peut être un acte philosophique
ou scientifique en tant que tel, puisqu'il s'agit ici de disloquer, par
l'accès à un autre système liant la parole et
l'écriture, les catégories fondatrices de langue et de la
grammaire de l'epistémè ».111
Inqualifiable dans le système des normes métaphysiques, la
médiation de l'archi-écriture ouvre l'horizon d'une
méta-rationalité ou d'une méta-scientificité, qui
n'est pas néanmoins un méta-discours : le discours
déconstructeur est aussi situé dans ce qu'il situe. L'exorbitant
n'est pas un ailleurs, c'est un départ. La déconstruction prend
la tangente, mais à partir de la métaphysique.
Ainsi, il ne faudrait pas conclure de ce mouvement
d'excès que la déconstruction transgresse la métaphysique,
qu'elle échappe pour de bon à ce qu'elle déconstruit. La
clôture de la métaphysique ne signifie pas la fin de la
métaphysique. Bien que la différance soit « première
», nous n'avons jamais affaire qu'à ses effets
déterminés. Comme l'écrit Derrida dans Marges :
« l'expérience de la pensée et la pensée de
l'expérience n'ont jamais affaire qu'à de la présence
»112. La déconstruction ne peut désigner la
clôture de la métaphysique (les leurres dont elle vit : origine,
fin, sens, vérité etc.) qu'à épuiser les concepts
de la métaphysique, qu'à en solliciter la logique et la
méthode - de façon exemplaire quand Derrida en passe par un
transcendantalisme pour déceler une archi-trace, c'est-à-dire un
concept qui se détruit lui-même en consumant pour ainsi dire ses
propres ressources. D'où aussi l'usage d'une écriture sous
rature, qui n'est pas un effacement mais plutôt l'indication d'un sillon
laissé dans un texte, la marque du passage par un procès
arrivé au bout de son efficace.
Cette répétition de la métaphysique n'est
pas une option parmi d'autres, ou une contrainte extrinsèque qu'il
serait toujours possible de réduire : sa nécessité est
absolue. La prétendue sortie hors de la philosophie est une sortie
de la philosophie, une extension de son langage en régime
extérieur : telle est la sur-prise qui limite par avance les
tentatives d'évasion. C'est, indiquons-le au passage, l'un des motifs
centraux de la critique que Derrida adresse à Levinas dans l'article
« Violence et métaphysique » : l'impossibilité de
quitter définitivement
110 DG, p.25
111 DG, p.139
112 M, p.41
54
les rives du langage ontologique pour accéder à
l'au-delà éthique, de faire absolument l'économie de la
violence du langage spatialisant qui ramène l'autre au même :
Qu'il faille dire dans le langage de la
totalité l'excès de l'infini sur la totalité,
qu'il faille dire l'Autre dans le langage du Même, qu'il faille penser la
vraie extériorité comme
non-extériorité, c'est-à-dire encore à
travers la structure Dedans-Dehors et la métaphore spatiale, qu'il
faille encore habiter la métaphore en ruine, s'habiller des lambeaux de
la tradition et des haillons du diable, cela signifie peut-être qu'il n'y
a pas de logos philosophique qui ne doive d'abord se laisser expatrier
dans la structure Dedans-Dehors.113
« Il n'y a pas de hors-texte » dit aussi la
naïveté qui consiste à penser s'extraire de la
conceptualité métaphysique au moment même où
celle-ci se voit signifier ses limites dans son propre langage. Dans l'article
« La structure, le signe et le jeu », Derrida rappelle la «
complicité essentielle » de tous les discours destructeurs qui
l'ont précédé avec la métaphysique, le «
cercle » dans lequel tous, plus ou moins dupes, ils se sont mus :
C'est dans les concepts hérités de la
métaphysique que, par exemple, ont opéré Nietzsche, Freud
et Heidegger. Or, comme ces concepts ne sont pas des éléments,
des atomes, comme ils sont pris dans une syntaxe et un système, chaque
emprunt déterminé fait venir à lui toute la
métaphysique.114
Parce qu'une trace n'a d'identité que par son renvoi
à l'ensemble des autres traces, c'est nécessairement dans le
langage de la métaphysique que la déconstruction de la
métaphysique opère, dans la clôture où elle est
prise mais où elle trouve ses prises, au double sens qu'on peut
donner à cette expression : au sens où elle prend ses appuis dans
la rationalité en déconstruction, et où, poussant cette
rationalité dans ses ultimes retranchements, l'exténuant dans une
sorte de traque ou de chasse, elle finit par épingler des
fétiches, ce qui se remarque graphiquement par la mise entre guillemets
d'un certain nombre de signifiés maitres, au premier rang desquels la
`'vérité» (où les guillemets anglais figurent ici la
prise de l'échassier, machine intraitable : « machination, crie,
vol et pinces d'une grue »115).
Est-ce à dire que la déconstruction,
excédant la métaphysique du « dedans », l'ouvrant du
« dedans » sur le « dehors » imprésentable qui
l'entame en y retombant inéluctablement,
113 ED, p. 165-166, Derrida souligne
114 ED, p.413
115 EP, p.44
55
s'épuise elle-même, telle une
pensée-Sisyphe116, à « interroger
indéfiniment la présence dans la clôture du savoir
»117? Dans la clôture du savoir où, sur un mode
démystificateur, elle énoncerait un savoir plus profond, plus
pénétrant, qui dirait sa vérité à la
vérité - qu'elle n'est qu'un effet textuel, trace de l'effacement
de la trace - la reprenant, ce faisant, dans un discours plus large
sans doute, mais un discours qui, à penser la présence à
partir de la trace et non l'inverse, en reviendrait à renverser
l'ordre de la vérité ? Sans doute, un tel renversement,
disloquant l'origine, bouleverse-t-il violemment le champ de la pensée,
minant les chemins qu'on croyait sûrs, ruinant les structures les mieux
établies, obligeant à frayer des voies entre des alternatives
refusées (ni...ni ; et...et), voies sans issue menant à ce que la
logique formelle nomme des impasses, des apories, des positions intenables
: c'est bien l'ordre de la vérité qui est en
question. Mais ne l'est-il pas dans un discours qui, à signifier
l'inentendable dans le langage de la raison, à avoir raison de la
raison, continue néanmoins de se faire entendre d'elle, et dans cette
entente, se plie, lui aussi, à la loi du sens et de la maitrise ? Se
laisse ainsi, compris, rappeler à l'ordre ? Comment parler sans
accréditer le système du logos ? Ne retrouve-t-on pas le
schéma classique que Derrida rappelle à Levinas, « celui
d'une démonstration qui contredit le démontré par la
rigueur et la vérité même de son enchaînement »
?118 Ces objections, on le sait, sont de Derrida (si la valeur de
paternité d'un discours avait ici encore un sens) qui dans « Tympan
» écrit :
Peut-on pénétrer violemment son champ
d'écoute sans qu'aussitôt, feignant même l'avance, la
philosophie, à entendre ce qu'on lui dit d'elle, à en
décoder l'énoncé, le fasse résonner en elle, s'en
approprie l'émission [...] ?119
Comment s'en sortir ? S'il est vrai que le langage de la
métaphysique est hégélien120, d'où tirer
la force de résister à la relève dialectique, à
l'Aufhebung qui, retenant aussi l'autre
116 Nous empruntons cette expression à
Jean-Michel Salanskis, Derrida, Paris, Belles Lettres, 2010, p.43
117 VP, p.120
118 ED, p.224
119 « Tympan », p.III
120 Voir à nouveau « Tympan
», p.I-XXV. Notons que le rappel du cercle hégélien est le
motif récurrent de toutes les reconductions à la
métaphysique qu'opère Derrida. Voir, par exemple, à propos
de Foucault : « La révolution contre la raison, sous la forme
historique de la raison classique [...] la révolution contre la raison
ne peut se faire qu'en elle, selon une dimension hégélienne
à laquelle, pour ma part, j'ai été très sensible,
dans le livre de Foucault, malgré l'absence de référence
très précise à Hegel. Ne pouvant opérer qu'à
l'intérieur de la raison dès qu'elle se profère,
la révolution contre la raison a donc toujours l'étendue
limitée de ce qu'on appelle, précisément dans le langage
du ministère de l'intérieur, une agitation » dans
« Cogito et histoire de la folie », ED, p. 59. Voir aussi, à
propos de Levinas : « peut-on penser le `'faux-infini» comme tel (en
un mot, le temps), s'y arrêter comme à la vérité de
l'expérience, sans avoir déjà (un
déjà qui permet de penser le temps !) laissé
56
dans le même, intériorisant le dehors, fait
travailler la contradiction au service du savoir absolu ? D'où, sinon du
langage lui-même dont nous aurons vu, au cours de cette première
partie, qu'il était hanté par une altérité
irréductible, et par conséquent toujours double,
équivoque, immaitrisable ? Comment, sinon en écartant de la
pointe d'un style l'interstice qui ouvre la signification ; en jouant
de la possibilité, constitutive de tout discours, de signifier en
l'absence de vouloir-dire, de laisser le sens en suspens ? Ecrire
l'écriture, re-marquer le double jeu de la marque, disperser le sens,
telle est, nous le verrons dans la deuxième partie, l'opération
textuelle à laquelle se livre la déconstruction, se donnant
ainsi - simulacre de savoir - non plus seulement à entendre mais
à lire : comme un texte imprenable.
s'annoncer, se présenter, se penser et de se dire le
vrai infini qu'il faut alors reconnaître comme tel ? [...] Cette
dernière question qui pourrait bien être celle de Levinas à
Husserl démontrerait que dès qu'il parle contre Hegel,
Levinas ne peut que confirmer Hegel, l'a déjà
confirmé. » dans « Violence et métaphysique
», ED, p.179
57
2. Écrire l'écriture
Nous avons insisté dans la première partie de
notre travail sur le versant dit « conceptuel » de la
déconstruction. Mais parler ainsi schématiquement de versant
conceptuel en laissant supposer qu'il puisse exister indépendamment et
antérieurement à son « expression » ne peut avoir
qu'une fonction didactique : rendre plus explicite le passage que nous
voudrions tenter maintenant, à savoir mettre l'accent sur le rôle
crucial joué par le travail d'écriture, de syntaxe, de mise en
scène, dans la pratique déconstructrice. Car nous devrions avoir
compris qu'une séparation stricte entre la chose à dire et la
manière de la dire, séparation massivement revendiquée par
la tradition métaphysique, est impossible au principe. Le telos
d'univocité - solidaire du primat accordé à la voix
sur l'écriture, au sémantique sur le syntaxique - horizon d'un
langage diaphane ordonné à la connaissance objective, est
contredit par les conditions de possibilité de la conceptualité,
de la signification, de l'apparaître. La philosophie toujours
déjà s'écrit, s'inscrit dans un texte (une
structure de renvoi à (de) l'autre) qui ne s'efface pas sans reste.
C'est ce que Derrida aura voulu re-marquer.
Que veut dire ici re-marquer ? Nous avons essayé de
montrer jusqu'alors que la déconstruction situait le logocentrisme dans
l'espace inextensif d'un jeu différantiel le précédant, le
débordant. En un premier sens, re-marquer signifie
ré-inscrire, répéter (non sans violence) l'histoire de la
métaphysique à la lumière de l'archi-écriture,
interroger (harceler) les discours philosophiques au-delà de leur
vouloir-dire, en y décelant (traquant) les failles, comme autant de
textes déterminés pris dans un texte général. Mais
nous avons vu également que cette répétition
n'était possible qu'à faire appel aux catégories du champ
réinscrit, qu'en « utilisant contre l'édifice les
instruments ou les pierres disponibles dans la maison »121.
Tenue au langage hérité, le seul possible, la
déconstruction encodée semble retenue dans la
clôture de la métaphysique qu'elle désigne. La
déconstruction de la vérité serait déconstruction
de la vérité, au double sens du génitif : la
philosophie se parlant encore d'elle-même, « engendrant et internant
d'avance le procès de son expropriation »122, se
ré-appropriant en un mouvement de synthèse enveloppant ses
schémas de pensée antérieurs.
Est-ce sûr ? Dès lors qu'il n'y a pas de
présence simple, de signifié transcendantal capable de rassembler
le sens une fois pour toutes, de mettre fin à la dérive
signifiante, si un signe ne vaut qu'à s'itérer
(c'est-à-dire à se répéter en s'altérant)
n'est-ce pas l'abîme du
121 M, p.162
122 M, p.VIII
58
redoublement infini qui s'ouvre dans le langage de la
métaphysique ? et avec lui la possibilité essentielle du
simulacre, de la pure répétition qui, sans changer un signe,
subvertit l'identité du même ? Si tout commence par une
itération, comment distinguer la bonne répétition, la
bonne anamnèse - celle du signifié, de la vérité -,
de la mauvaise, celle du signifiant, du symbole vide ? Le sujet parlant
n'est-il pas toujours embarqué dans cette structure itérative,
d'avance exproprié de son dire, disant toujours plus que ce qu'il (s')
entend dire, disant dans cet écart la différance qui rend son
dire possible ?
Cet écart, Derrida le remarque dans les textes qu'il
lit, exhibant, par exemple, la contradiction entre l'intention
déclarée d'un auteur - revendication d'une valeur ou d'un sens
antérieur à la différance, la contrôlant - et les
descriptions qu'il propose, lesquelles trahissent la complexité d'une
structure échappant à la domination revendiquée. Mais il
le remarque aussi dans son « propre » texte. C'est pourquoi la
déconstruction n'est pas seulement la ré-insertion des concepts
philosophiques dans la toile où ils se découpent : c'est aussi
une écriture qui met en abyme la textualité en laquelle elle se
produit. Les quasi-philosophèmes glanés par Derrida au fil des
lectures - différance, supplément, espacement, écriture,
trace, hymen, pharmakon etc. - font signe dans le texte
philosophique vers le fond sans fond qui lui donne son jeu. Ils disent dans le
texte ce qu'est un texte. En ce sens, ils sont déjà double marque
(re-marque) : dans le champ déconstruit et dans le texte
déconstruisant (ainsi, par exemple, écriture dit l'autre de la
parole mais aussi ce qui, de l'envelopper dans une graphique plus puissante,
donne congé à l'opposition de l'écriture et de la parole).
Il n'y a qu'un texte mais qui, par ce double marquage, se divise,
s'écarte de lui-même. Se logeant non pas contre la raison mais
entre la raison et la déraison, entre le sens et le non-sens,
dans l'intervalle de leur différance, Derrida trace d'un trait oblique,
échappant à toute ré-appropriation, à toute
dialectisation dans une synthèse d'ordre supérieur. Si la
déconstruction opère nécessairement dans le langage de la
métaphysique, elle y opère comme double science, science
re-marquant son être-écrit dans une écriture
multipliée, stratifiée, seule manière de ne pas retomber
en deçà de ce qu'elle profère.
Cette re-marque ne se limite toutefois pas à
l'inscription d'unités sémiques indécidables, qui
court-circuitent la logique de la position en ne se laissant pas constituer
comme troisième terme dans une logique spéculative. De plus en
plus, à partir des années 1970, Derrida aura écrit d'une
écriture (au moins) double, laissant résonner en elle, autant que
faire se peut, le jeu de l'autre dans le même,
l'irréductibilité de la différence et de la relation
disséminant le sens. Tympaniser la philosophie, comme y invite Derrida,
c'est faire pièce à l'Aufhebung par les voies d'un
« écrire autrement », procéder
stratégiquement par « des tours d'écriture que
l'ordre
59
ne puisse retourner pour s'y ganter ou rengainer une fois de
plus »123. C'est aussi apprendre à lire avec ses
oreilles ou « ouïr avec les yeux ». Faire, en somme, (ce) que la
différance diffère. Ainsi, tout se passe comme si
l'opération d'écriture méditée dans les textes des
années 1960 (ceux que nous avons lus jusqu'ici) avait été,
pour ainsi dire, « performée » dans ceux de la décennie
suivante - Derrida passant alors du « vieux style »124
à une pratique d'écriture faisant droit à
l'équivocité du langage non plus seulement «
conceptuellement » mais par un travail formel et syntaxique se rapprochant
d'une écriture qu'on dirait, si cette démarcation avait encore un
sens rigoureux, « littéraire », d'avant-garde
littéraire.125
C'est ce travail de « syntaxier »126 que
nous voudrions étudier maintenant, en montrant notamment comment une
écriture réduisant le recouvrement significatif, se donnant
à voir pour « elle-même », en vient à suspendre,
de ne rien vouloir dire, l'ordre de la vérité. Mais, ce
n'est pas tant l'art derridien de tourner les mots que nous examinerons sinon
la façon dont Derrida aura réfléchi cette «
rhétorique graphique »127 en son rapport à la
vérité à travers des lectures de textes exposant, sous un
certain angle, leur textualité : nous lirons le commentaire de
Mimique de Mallarmé, proposé dans « La double
séance » puis le « Facteur de la vérité »,
analyse critique consacrée à la lecture lacanienne de La
Lettre volée et sa cécité quant à la carrure
d'une scène d'écriture. Mais avant d'en venir à ces
lectures, commençons par expliciter, très brièvement, la
manière dont une certaine écriture, un certain style, touche
à la vérité.
123 M.p. XVII
124 On pense au mot nietzschéen de
Deleuze, dans l'avant-propos de Différence et
Répétition : « Le temps approche où il ne sera
guère possible d'écrire un livre de philosophie comme on en fait
depuis si longtemps : `'Ah ! le vieux style...» » Voir, Gilles
Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF,
2015, p.4. Précisons qu'en parlant ici un peu abusivement du passage du
vieux style à l'écriture disséminante nous ne voulons
suggérer aucune rupture, plutôt une accentuation de ce qui
opérait déjà dans les textes antérieurs.
125 Nouant indissolublement le fond et la
forme, déconstruisant cette opposition, cette écriture
dis-traite, disloquée, disséminée Derrida l'aura, par un
tour supplémentaire, re-marquée dans des dispositifs textuels
destinés à indisposer la lecture linéaire. C'est le cas
notamment des fameux textes à colonnes ou collages multiples («
Tympan », « La double séance », Glas, Feu la
cendre etc.) désorientant, voire affolant, la tête de
lecture, littéralement débordée, comme le sens auquel elle
se cramponne, par un jeu de renvoi infini.
126 Le mot est de Mallarmé qui se dit,
dans une lettre à Maurice Guillemot, « profondément et
scrupuleusement syntaxier ». Cité dans D, p.222
127 DG, p.137
60
A) La touche « littéraire »
Plusieurs raisons expliquent pourquoi Derrida continue
d'utiliser, entre autres « vieux signes »128, celui
d'écriture pour traduire le mouvement de la différance,
alors que ce dernier n'est nullement réductible à
l'écriture au sens étroit. D'abord, nous l'avons vu, cela tient
au fait que les traits prédicatifs généralement
associés à l'écriture et présidant à son
abaissement sous la parole (« nom courant de signes qui fonctionnent
malgré l'absence totale du sujet », « signe de signe »,
« répétition à vide », « trace
instituée », « renvoi sans origine » etc.) peuvent
être étendus au tout du langage. En dé-marquant
l'écriture de son statut de transcription empirique et extérieure
pour en faire la condition de possibilité/impossibilité du sens
en général, il s'agit donc non pas de relever dialectiquement
l'écriture mais de souligner l'originarité du secondaire,
c'est-à-dire aussi la contamination de l'empirique et du transcendantal,
qui se traduit par l'enchaînement irréductible du logos
à un idiome.
Ensuite, la maintenance du « mot » écriture
pour désigner ce qui précède et neutralise
l'opposition de la parole et de l'écriture, envahissant tout
son système, répond également à un dessein
stratégique : intervenir pratiquement dans le champ en
déconstruction en réhaussant le terme historiquement
subordonné et en capitalisant sur sa puissance subversive129.
L'écriture au sens courant, en raison peut-être de la
résistance qu'elle oppose au temps, fait mieux sentir le jeu de la
différance, l'espacement, et d'abord parce qu'elle le donne à
voir. Comme l'écrit Derrida dans De la grammatologie :
Si nous persistons à nommer écriture cette
différence, c'est parce que, dans le travail de répression
historique, l'écriture était, par situation, destinée
à signifier le plus redoutable de la différence. Elle
était ce qui, au plus proche, menaçait le désir de la
parole vive, ce qui du dedans et dès son commencement,
l'entamait. 130
Mais un autre motif fait communiquer la différance et
l'écriture, motif qui nous intéressera tout
particulièrement dans cette partie. Il tient à l'affinité
entre la déconstruction et
128 Sur la nécessité de cette
« paléonymie », intrinsèquement liée à ce
que nous avons dit plus haut de l'impossibilité de se passer des
concepts métaphysiques pour déconstruire la métaphysique,
qu'on se remémore ce que Derrida écrit en conclusion de La
Voix et le phénomène : « Pour ce qui `'commence»
alors, `'au-delà» du savoir absolu, des pensées inoüies
sont réclamées qui se cherchent à travers la
mémoire des vieux signes » in VP, p. 120
129 Notons également, comme le fait
Derrida dans Positions, que cette opération de
renversement/déplacement mime un acte d'écriture :
prélèvement d'un prédicat réduit dans une structure
conceptuelle, greffe sur son autre et extension à la totalité de
la structure ; prélèvement, greffe, extension : ce sont aussi les
traits prédicatifs de l'écriture.
130 DG, p.83
61
une certaine pratique d'écriture, dite
littéraire, c'est-à-dire une écriture qui,
revendiquant l'idiomaticité, l'irréductibilité du dire au
dit, résiste en acte à la répression logocentrique : une
écriture occupée à elle-même, qui ne s'épuise
pas dans le transport d'un contenu signifié. Bien entendu, cette
écriture littéraire n'est spécifique qu'en tant qu'elle
exhibe la condition textuelle de tous discours. En ce sens, il n'est
pas possible d'opposer la littérature et la philosophie par
exemple. Cette opposition, philosophique de part en part, se voit
emportée par la déconstruction de la
vérité-présence. C'est à partir du critère
de la vérité, en effet, que la métaphysique entend
distinguer fermement les discours « sérieux », transparents,
transis de sens et animés d'un souci heuristique, des discours
fictionnels, opaques et « joueurs », ne produisant aucun savoir.
Cette distinction est reconduite au niveau rhétorique de la
métaphore : la bonne métaphore est un moyen économique de
connaissance qui, moins parfaite que la philosophie certes, touche
néanmoins à la vérité, s'en approche. A l'inverse
la mauvaise métaphore, l'image poétique, fait obstacle au
mouvement de la vérité : elle voile. Cette relégation
épistémique s'épaissit d'une condamnation politique et
morale : les tours d'écriture de la belle plume sont superflus,
stériles, nuisibles : « semence dépensée au dehors en
pure perte »131 pour Platon qui chasse les poètes de la
cité idéale, « dangereux supplément » pour
Rousseau dont on sait qu'il désigne aussi, dans cette expression, le
toucher auto-érotique. Que dit-on d'autre ou de plus, pour
dénigrer un texte, quand on dit que « c'est de la
littérature » ?
Or, à raturer la vérité comme
présence, à l'inscrire comme effet de surface d'un texte
général qu'elle ne commande plus, on fait tomber la vigie qui
surveille les frontières entre les traces fécondes et les traces
improductives, disséminées. Comme l'écrit Derrida «
de même qu'il y a des dimensions `'littéraires» et
`'fictionnelles» dans tout discours philosophique...de même, il y a
des philosophèmes à l'oeuvre dans tout texte défini comme
`'littéraire» et déjà dans le concept somme toute
moderne de `'littérature» ».132
Restent, une fois rappelée l'inanité de
l'opposition, l'hétérogénéité des styles ou
des touches, des manières différentes de faire droit à
l'opacité signifiante et, à cet égard, le privilège
qu'une certaine littérature (qu'on dira, pour être bref,
moderne133) détient auprès de la
déconstruction, privilège qu'elle doit, notamment, à
l'art, au tour de main, avec lequel elle
131 D, p.187
132 « Y a-t-il une langue philosophique
» dans Jacques Derrida, Points de suspension, Paris,
Galilée, 1992, p.232. Juste après le passage cité Derrida
ajoute : « Cette explication entre `'philosophie» et
`'littérature» n'est pas seulement un problème difficile que
je tente d'élaborer comme tel, c'est aussi ce qui prend dans mes textes
la forme d'une écriture qui, pour n'être ni purement
littéraire ni purement philosophique, tente de ne sacrifier ni
l'attention à la démonstration ou aux thèses ni la
fictionnalité ou la poétique de la langue ».
133 Citons ici quelques-unes des signatures
privilégiées par Derrida : Artaud, Bataille, Blanchot, Genet,
Jabès, Joyce, Mallarmé...
62
affiche sa littéralité, donne à lire une
dimension du langage ordinairement éclipsée par le sens. En un
mot, une écriture « littéraire » pratiquant une
réduction contre-phénoménologique. Derrida le rappelle
à propos de l'écriture souveraine de Bataille, piégeant la
logique (hégélienne) de maîtrise en consumant ses
ressources dans une « une sorte de potlatch des signes » :
La transgression du sens n'est pas l'accès à
l'identité immédiate et indéterminée du
non-sens, ni à la possibilité de maintenir le non-sens.
Il faudrait plutôt parler d'une épochè de
l'époque du sens, d'une mise entre parenthèses - écrite -
suspendant l'époque du sens : le contraire d'une
épochè phénoménologique ; celle-ci se
conduit au nom et en vue du sens. C'est une réduction nous
repliant vers le sens. La transgression souveraine est une réduction de
cette réduction : non pas réduction au sens mais réduction
du sens.134
Réduction du sens (et non position du non-sens) par
l'affirmation souveraine d'un jeu sans vérité : c'est dans
l'espace de l'écriture bataillenne que le système
hégélien est joué. De façon analogue, le
style éperonnant de Nietzsche, repliant le texte dans ses voiles,
défait la prétention à la maîtrise ; il
crève, telle une lame envoilée, l'horizon
herméneutique qui réduit la lecture des textes à leur
contenu discursif, postulant un sens vrai à dé-chiffrer, une
volonté pensante à pénétrer. A
l'interprétation heideggérienne qui reconduit la percée
nietzschéenne à la captivité métaphysique, Derrida
rappelle « l'étrangeté absolue » de la forme, la patte
de l'écrivain, soulignant que « Nietzsche a écrit ce
qu'il a écrit »135. Cette écriture
interrompt le rapport à la vérité, le suspend « comme
on peut tendre ou étendre une toile, un rapport, etc., qu'on laisse en
même temps - suspendu - dans l'indécision. Dans
l'ðï÷Þ ».136 Le style, rien moins
qu'un ornement superfétatoire, est ce qui fait la différence, si
du moins l'on veut toucher à la vérité, ne pas la laisser
intacte :
Sans parodie discrète, sans stratégie
d'écriture, sans différence ou écart de plumes, sans le
style, donc, le grand, le renversement revient au même dans la
déclaration bruyante de l'antithèse.137
Ainsi, l'intérêt marqué de Derrida pour la
littérature ne correspond nullement à un intérêt
philosophique pour un objet à cerner ou pour une performance textuelle
illustrant une théorie
134 ED, p.393, Derrida souligne
135 DG, p. 32, Derrida souligne
136 EP, p.47
137 EP, p. 77
63
de l'écriture qui vaudrait par ailleurs. Ni à un
« délassement d'esthète »138. La
déconstruction n'étant rien d'autre que la totalité
articulée de ses opérations de
lecture/écriture139, c'est plutôt au con-tact
de certains textes littéraires, dans un accouplement où elle
se laisse affecter par l'autre et l'affecte en retour, que son geste
s'accomplit, comptant avec leur puissance, leur force de
déconstruction. Car, comme le note Derrida dans Positions,
« il est incontestable que certains textes classés comme
`'littéraires» opére[nt] des frayages ou des effractions au
point de la plus grande avancée »140.
C'est notamment en frayant avec celui de Mallarmé que
Derrida aura interrogé le « coin entre littérature et
vérité » dans son article « La double séance
», que nous allons lire maintenant.
B) Ecrire - cette pratique
L'article « La double séance » repris dans le
volume La Dissémination141 (ces deux expressions,
« double séance » et « dissémination »,
étant empruntées au lexique de Mallarmé) s'ouvre sur la
mise en regard (oblique) d'un fragment du Philèbe de Platon et
du poème en prose Mimique de Mallarmé. Ces deux textes,
reproduits en double colonne sur une même page au seuil de l'article,
sont disposés de telle sorte que le second fasse comme effraction dans
le premier : « un petit texte de Mallarmé, Mimique,
s'enfonce en coin, le partageant ou le complétant, dans un morceau du
Philèbe ».142
D'entrée de jeu, la mise en page met en scène ce
dont il sera question : la structure d'un débordement, par lequel le
texte expliqué enveloppe le texte expliquant, dans une mise en
abîme qui déplace les rapports entre littérature et
vérité, historiquement déterminés par « une
certaine interprétation de la mimesis ». C'est cette
interprétation que l'écriture de Mallarmé
déconstruit, ainsi que le fait apparaître la lecture derridienne
de Mimique, qui peut, à son tour, être lue comme une
réflexion sur le travail stylistique que Derrida mène au tournant
des années 70, accordant un soin de plus en plus méticuleux
à la mise en scène de ses textes. Commençons par revenir
sur l'interprétation de la mimesis.
138 L'expression est de Jean-Louis Houdebine
dans Positions, op.cit., p.84
139 Ce qui n'exclut pas une «
stratégie générale, théorique et
systématique ». Mais celle-ci ne vaut pas comme méthode
indépendante de ses réalisations.
140 Positions, op.cit, p.88
141 D, p.219-346, ce texte,
précisons-le ici, donna lieu à deux séances du Groupe
d'Etudes théoriques, les 26 février et 5 mars 1969 desquelles il
tire aussi son titre. « La double séance », tout en
étant une citation de Mallarmé, nomme donc indistinctement le
texte et son objet, sans pour autant les confondre, les maintenant dans une
relation qu'on qualifiera bientôt d'hyménale. A perdre ainsi son
surplomb (Derrida, après Mallarmé, parle de lustre) il ne s'agit
donc plus tout à fait d'un titre.
142 D, p.225
64
Double mimesis
L'extrait du Philèbe fournit l'occasion d'une
mise au point schématique de la détermination platonicienne de
la mimesis qui « règle l'interprétation
philosophique et critique de la `'littérature»
».143 Derrida y prélève, comme il se doit pour un
cadrage, quatre traits.
Premièrement, le livre est
présenté comme un mode du logos, mais un mode
déficitaire, un dialogue que l'âme entretient avec
elle-même, dans son intériorité, faute d'interlocuteur :
une parole rentrée. Traité métaphoriquement comme
écriture psychique, le livre est un faux dialogue adressé
à soi-même, comme substitut au discours vivant. A défaut de
pouvoir s'exprimer au dehors, la pensée déjà
formée, s'écrit au dedans.
Mais, deuxièmement, ce faux dialogue,
simulé, n'est pas nécessairement un dialogue faux. Sa valeur
dépend de sa conformité aux choses même,
c'est-à-dire de sa vérité de ressemblance. «
L'écriture psychique comparaît en dernière instance devant
le tribunal de la dialectique, de l'ontologie. Elle ne vaut que son pesant de
vérité et telle est sa seule mesure. »144
Cependant, troisièmement, cette valeur ne lui
est pas intrinsèque. L'écriture psychique n'étant que la
transcription d'un logos aphone, elle ne vaut que ce qu'elle copie.
C'est toujours à propos du logos que se pose la question du
vrai et du faux. D'où une certaine ambivalence de Platon à
l'égard de l'écriture comme mimesis (imitation, double
de la parole vivante). Tantôt, l'opération mimétique est
vue comme une technique neutre, recommandée ou rejetée en
fonction du modèle imité. Tantôt, la mimesis est
condamnée en elle-même, comme procès de duplication,
indépendamment de la valeur de ce qui est imité. Mais, comme le
note Derrida, « dans les deux cas la mimesis est ordonnée
à la vérité : ou bien elle nuit au dévoilement de
la chose même, en substituant sa copie ou son double à
l'étant ; ou bien elle sert la vérité par la ressemblance
du double (homoiosis) »145
Seulement, la scène du Philèbe vient
encore compliquer les choses. Car, quatrièmement, tout ce qui
précède se joue dans l'élément de l'image en
général. Le logos, en effet, est lui-même
d'essence représentative, se réglant sur le modèle de la
vérité de la chose, de l'eidos (qui, rappelons-le, ne
vaut qu'en raison de sa répétabilité) avec lequel il
entretient un rapport de ressemblance non sensible. Ainsi « tout
s'organise selon ce rapport de répétition, de ressemblance
(homoiosis), de redoublement, de duplication, par cette sorte de
miroitement et de procès spéculaire où les choses
(onta), la parole et l'écriture viennent se
réfléchir les unes
143 D, p.236
144 D, p.227
145 D, p.231
65
les autres »146. L'écriture psychique
imite le logos. Mais, dans la mesure où celui-ci est
déjà une imitation - procès de répétition de
la chose même - il imite, à son tour, l'écriture comme
modèle de l'opération mimétique. En un sens,
l'écriture psychique est bien la vérité du logos,
qu'elle révèle dans sa « picturalité essentielle
» 147 . Ce point est encore accentué avec l'apparition de la
peinture dans le Philèbe (« un peintre, qui vient
après l'écrivain et dessine dans l'âme les images
correspondantes aux paroles »). Car la peinture, ornement du
logos, venant illustrer le livre déjà écrit, est
néanmoins capable, d'après Socrate, de restituer l'image nue de
la chose même, mettant alors en évidence la superfluité du
discours. Si bien que la peinture (métaphorique, dans l'âme) est
tour à tour ce qui s'ajoute au discours comme supplément inutile
et ce qui le remplace avantageusement. L'inscription psychique
(écriture-peinture) et la parole entretiennent ce que Derrida appelle un
rapport de supplémentarité : s'ajoutant et se
substituant l'une à l'autre, « surplus et vicariance
».148
Ce qui, finalement, est en jeu c'est bien la
discernabilité de l'imité et de l'imitant, de l'avant et de
l'après, et avec elle la possibilité de la vérité.
Si le double est à la fois le même et l'autre que ce qu'il double
- s'y ajoutant (donc différent) en étant capable de le remplacer
(donc le même) - comment, en effet, distinguer le premier du second,
l'original de la copie, et par suite la copie de la copie de la copie
(simulacre) ? C'est en ce point que Derrida fait apparaître la
décision, l'interprétation platonicienne de la
mimesis qui met fin à la prolifération infinie des
suppléments.
Or, que décide et que maintient le « platonisme
», c'est-à-dire plus ou moins immédiatement, toute
l'histoire de la philosophie occidentale, y compris les anti-platonismes qui
s'y sont régulièrement enchaînés ? qu'est ce qui se
décide et se maintient dans l'ontologie ou dans la dialectique à
travers toutes les mutations ou révolutions qui s'y sont
enchaînées ? C'est justement l'ontologique : la
possibilité présumée d'un discours sur ce qui
est, d'un logos décidant et décidable de ou sur
l'on (étant présent). Ce qui est, l'étant
présent...se distingue de l'apparence, de l'image, du
phénomène etc., c'est-à-dire de ce qui, le
présentant comme étant-présent, le redouble, le
re-présente et dès lors le remplace et le
dé-présente. Il y a donc le 1 et le 2, le simple et le double. Le
double vient après le simple, il le multiplie par suite.
Il s'ensuit...que l'image survient à la réalité, la
représentation au présent en présentation, l'imitation
à la chose, l'imitant à l'imité.149
146 D, p.231
147 D. p.232
148 D, p.287
149 D, p.235
66
L'ordre d'apparition, la pré-séance de
l'imité, est l'ordre de la vérité : soit comme
procès de « dévoilement de ce qui se tient caché dans
l'oubli (aletheia) » ; soit comme « accord (homoiosis
ou adequatio), rapport de ressemblance ou d'égalité
entre une re-présentation et une chose (présent
dévoilé) ». 150 C'est toujours à cet ordre
que se conforme l'interprétation ontologique de la mimesis,
qu'il s'agisse du dédoublement par lequel la physis se
dévoile, sort de sa crypte ou bien, plus classiquement, de la bonne
imitation, de la répétition fidèle, ressemblante,
adéquate à la physis du modèle. Le trait
invariant de ce mimétologisme métaphysique, c'est la
référence à une instance ultime, réelle, vraie, qui
précède toujours son mime à la fois temporellement et en
dignité. Et c'est d'après cette mimétologie que la
littérature a été comprise par la philosophie, assignable
comme un discours régional, illustrant une vérité
hors-livre, indépendante et antérieure.
Ce système de l'illustration, c'est ce que Mimique,
le poème de Mallarmé, vient déjouer. Sans doute, la
toute première partie de « La double séance », que nous
avons suivie jusqu'ici, mettant au jour les « paradoxes du double
supplémentaire » à partir du Philèbe,
constituait déjà une déconstruction de la
mimétologie. Mais ce qui intéresse davantage Derrida dans son
commentaire, semble-t-il, c'est de montrer comment celle-ci se trouve «
discrètement mais absolument déplacée dans
l'opération d'une certaine syntaxe, quand une écriture marque et
redouble la marque d'un trait indécidable ».151 A y voir
une illustration du mouvement déconstructeur tel qu'il vient
d'être esquissé à (quatre) grands traits, on ne ferait
évidemment que se maintenir à l'intérieur du
système en question. Il semble plutôt qu'en mettant l'accent sur
« l'opération d'une certaine syntaxe » Derrida souligne la
force déconstructrice d'une écriture plus puissante que les
concepts qui voudraient s'y mesurer : une écriture «
littéraire » en laquelle se re-marque les effets disloquants de la
différance, et qui devient de plus en plus, dans ces mêmes
années, l'écriture de la déconstruction.
Mimique sans imitation
De cette dislocation écrite, Mimique serait
donc « exemplaire ». Si le « système de l'illustration y
est tout autre que celui du Philèbe »152, c'est
d'abord parce qu'il y va d'une mimique sans modèle. Derrida commence par
examiner « ce qui semble y être décrit, comme le contenu
thématique ou l'événement mimé
».153
150 D, p.237
151 D, p.238
152 D, p.239
153 D, p.256
67
Que semble décrire Mimique ? Le jeu d'un Mime,
Paul Marguerrite en l'occurrence, qui, au début des années 1880,
joue Pierrot assassin de sa femme. Rappelons l'intrigue en quelques
mots. Pierrot, seul sur scène, raconte (muettement, cela va sans dire)
comment il a tué sa femme infidèle, Colombine : après
l'avoir liée au lit durant son sommeil, il lui chatouilla les pieds
jusqu'à la faire mourir de rire. Crime sans violence, sans trace, sans
une goutte de sang versé et dont il est, au surplus, impossible de dire
qu'il fut véritablement commis. Car le mimodrame est une anamnèse
: Pierrot mime au présent le passé. Et, dans ce présent
apparent, qui reproduit un souvenir, il reconstitue la
délibération projetant le crime à venir : mimant tour
à tour les différents moyens de tuer sa femme tels qu'ils se sont
présentés à son esprit (la corde, le couteau, le poison,
le fusil) puis finalement le « crime parfait », le « rire absolu
». Le Mime joue alors alternativement les rôles de Pierrot et de
Colombine, chatouillant chatouillé. A la fin de la scène,
après la reproduction du souvenir de ce vrai-faux meurtre (anticipation
passée d'un crime indécelable), Pierrot meurt lui aussi, hilare,
repris « par le chatouillement de Colombine, comme un mal contagieux et
vengeur ».154
Cette structure diégétique déjà
fort compliquée - où le passé répété
dans le présent du mimodrame n'a, semble-t-il, jamais été
présent, tout au plus un désir anticipant un acte fantasmé
- cette structure se redouble du trait supplémentaire, que
Mallarmé décrit dans son poème : la performance du Mime
est un « soliloque muet que, tout du long à son âme tient
et du visage et des gestes le fantôme blanc comme une page pas encore
écrite »155. Le Mime n'imite rien, « il ne
suit aucun livret préétabli »156 qu'il
viendrait re-présenter. Tout commence par l'opération
mimétique à travers laquelle le Mime s'écrit :
« Page et plume, le Pierrot est à la fois passif et actif,
matière et forme, l'auteur, le moyen et la pâte de son mimodrame
».157 S'il y a bien un livret, à partir duquel
Mallarmé écrit Mimique comme le relève Derrida,
ce livret, rédigé par Marguerrite lui-même, est
postérieur au « spectacle ». L'écriture gestuelle
précède l'écriture verbale qui vient après coup
réfléchir l'événement qu'il devrait en principe
commander.
Récapitulons : Mimique est composé
d'après un livret qui survient à un mimodrame au lieu de le
dicter. Il y a, pourrait-on croire, simple inversion de l'origine : l'imitant
devient l'imité. Sauf que l'écriture gestuelle sans livret rejoue
ici un événement introuvable : « présent-passé
mais dont le présent n'a jamais occupé la scène ; n'a
jamais été perçu par personne [...] Jamais, nulle part,
fût-ce dans la fiction théâtrale »158. Tout
ce à quoi le mime donne lieu c'est
154 D, p. 248
155 Cité, dans D, p.240
156 D, p.240
157 D, p.244
158 D, p.247
68
au souvenir présent d'une délibération
passée sur un crime à venir. La source de la chaîne
mimétique fait défaut159.
D'où l'objection que Derrida ne manque pas de
prévenir : puisque le Mime n'imite rien, puisque l'écriture
gestuelle ne se conforme à aucun référent
extérieur, ne renvoyant qu'à son initialité, n'a-t-on pas
affaire au mouvement même de la vérité comme
dévoilement présent du présent, aletheia ? «
Le mime produit, c'est-à-dire fait paraître dans la
présence, manifeste le sens même de ce que présentement il
écrit : de ce qu'il performe ». 160 Contre
cette réappropriation métaphysique, Derrida, emboîtant le
pas de Mallarmé, fait valoir la mimique justement : « Tel
opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion
perpétuelle sans briser la glace ».161 L'effacement
du référent n'abolit pas la référence, la structure
de renvoi, la fait au contraire apparaître « comme telle ». Le
Mime n'imite rien mais il y a « allusion perpétuelle »,
c'est-à-dire une différence, un jeu de miroir qui ne
reflète néanmoins aucun modèle réel, premier ou
dernier, aucun au-delà de l'écriture : « sans briser la
glace ». Mimique mais sans imitation, sans origine à laquelle
mesurer la ressemblance : ni vrai ni fausse.
« Il y a une mimique ». 162 Ce
point est crucial : pour ne pas retomber dans le mimétologisme, il faut
conserver la structure de la mimesis tout en sapant ses assises
ontologiques :
Mallarmé maintient ainsi la structure
différentielle de la mimique ou de la mimesis, mais sans
l'interprétation platonicienne ou métaphysique, qui implique que
quelque part l'être d'un étant soit imité. Mallarmé
maintient même (se maintient dans) la structure du phantasme,
telle que la définit Platon : simulacre comme copie de copie. A ceci
près qu'il n'y a plus de modèle, c'est-à-dire de copie et
que cette structure [...] n'est plus référée à une
ontologie, voire à une dialectique.163
Détournement du système oppositionnel par
simulacre, parodie, et non renversement des couples métaphysiques, on
retrouve le mouvement stratégique de la déconstruction. Mais, en
ce point, Derrida avertit : « Nous intéressent moins ici ces
propositions de forme philosophique que le mode de leur réinscription
dans le texte de Mimique ».164 De fait, le
159 Nous avons fait l'économie de
l'analyse philologique de Derrida qui reconstitue, au niveau hypertextuel, la
trame de renvois et de greffes qui fait communiquer le livret de Marguerrite
(et par conséquent Mimique, et par suite « La double
séance » etc.), avec toute la bibliothèque des Pierrots et
de fil en aiguille, avec « tous les fils de la comedia dell'arte
». Là aussi, pas de hors-texte, mais « un réseau
sans fin ».
160 D, p.254
161 Cité dans D, p.254
162 D, p.254
163 D, p.255
164 D, p.256
69
déplacement « mallarméen »
n'opère pas par concepts mais par l'écriture, une écriture
qui ne renvoie « en dernière instance » qu'à
elle-même. Mimique décrit ce que fait le mime :
écriture sans modèle, qui ne renvoie à aucun
événement réel. Ce « contenu thématique »
n'est finalement rien d'autre que « l'espace de l'écriture ».
De même que Pierrot n'imite rien et par ce rien donne la mimique en
spectacle, de même la prose de Mallarmé n'illustre rien, «
illustre le rien, éclaire l'espace, re-marque l'espacement comme rien,
comme blanc : blanc comme une page pas encore écrite ou comme
différence entre les traits »165.
Hymen
Ce qui s'éclaire donc, par cette écriture de
l'écriture, c'est la scène et non plus ce qui s'y effectue. Cet
espace invisible de visibilité, ce théâtre où rien
ne se joue, se re-marque à son tour dans le texte du mot d' « hymen
» - « dans un hymen (d'où procède le Rêve),
vicieux mais sacré, entre le désir et l'accomplissement, la
perpétration et son souvenir : ici devançant, là
remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de
présent.»166
Hymen, Derrida le rappelle, peut s'entendre, a fortiori
dans un langage poétique, au sens de « mariage ». Hymen
entre le désir et l'accomplissement dirait ainsi la fusion, la confusion
des deux : « plus de distance entre le désir (attente de la
présence pleine qui devrait venir le remplir, l'accomplir) et
l'accomplissement de la présence ».167 La distance est
supprimée entre la distance et la non-distance, entre la
différence (le désir) et la non-différence
(l'accomplissement). Autrement dit, il n'y a plus de différence entre la
différence et la non-différence, entre l'imitant et
l'imité, le signifiant vide et le signifié plein.
Mais la non-différence ne signifie pas qu'il ne reste
plus que « le plein du signifié, de l'imité ou de la chose
même en personne, du simplement présent ».168 Car,
nous l'avons précisé, il y a mimique. Ce qui est supprimé
c'est « l'hétérogénéité des deux lieux
», l'indépendance et la précédence de l'imité.
S'il y a identité entre le désir et l'accomplissement c'est que
l'accomplissement, toujours mimé, est un fantasme. C'est-à-dire
une différence.
Ce qui est ainsi levé, ce n'est donc pas la
différence mais le différent, les différents,
l'extériorité décidable des différents. Grâce
à la confusion et à la continuité de l'hymen, non pas en
dépit de lui,
165 D, p.257
166 Cité dans D, p.258, Mallarmé
souligne
167 D, p. 258
168 D, p.258
70
s'inscrit une différence (pure et impure) sans
pôles décidables, sans termes indépendants et
irréversibles. Telle différance sans présence
apparaît ou plutôt déjoue l'apparaître en disloquant
un temps ordonné au
centre du présent.169
Dans ce continuum, cet hymen entre le désir
(futur) et l'accomplissement (présent), entre le souvenir (passé)
et la perpétration (présent), il n'y a plus de présent
simple, plus de centre de perception susceptible de donner lieu à
l'intuition de la chose même. Ne reste que le « Rêve »
où s'entremêlent anamnèse, perception et anticipation
désirante, un « milieu, pur, de fiction
»170 . Mais d'une « fiction » arrachée
à sa polarisation historique, plus vieille que l'opposition de la
réalité et de la fiction : un espace fictionnel dans lequel se
dessinent seulement des traces, des gestes qui font perpétuellement
allusion, qui ne sont pas eux-mêmes présents, n'étant que
renvois à d'autres traces, qui n'auront-elles-mêmes jamais
été présentes - « ici devançant, là
remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de
présent ».
Hymen désigne donc la différence sans
différents, l'espacement qui n'est rien, le lieu d'écriture, le
milieu : à la fois éther, milieu invisible enveloppant
les deux termes et intervalle entre les différents, ce qui se
tient entre. Comme les blancs de la page qui unissent et séparent les
signes. A la fois, c'est-à-dire, l'un et l'autre et ni l'un ni
l'autre. Indécidablement. Car, selon la logique même de l'hymen
qui vient ici s'ourler, hymen se confond à son tour « avec ce dont
il paraît dériver : l'hymen comme écran protecteur,
écrin de la virginité, paroi vaginale, voile très fin et
invisible, qui devant l'hystère, se tient entre le dedans et le
dehors de la femme, par conséquent entre le désir et
l'accomplissement. Il n'est ni le désir ni le plaisir mais entre les
deux ».171
A la fois mariage et virginité, confusion et
distinction, hymen nomme économiquement la structure
différentielle de la mimique, le déplacement sans renversement du
platonisme : le Mime est à la fois imitant et imité et entre les
deux, dans l'espace du pur renvoi, sans que jamais le seuil de la fiction ne
soit franchi, « sans briser la glace ». Rien ne se passe
vraiment dans ce simulacre d'imitation. Le crime n'est jamais vraiment
perpétré, c'est pourquoi il y a hymen (fusion du
désir et de l'accomplissement, du mimant et du mimé). Mais dans
cet hymen de confusion reste un hymen, un écart, une différence :
il y a mimique.
Le mime, comme écriture corporelle, se joue de la
vérité : il n'illustre aucune action effective, et pourtant il
fait allusion, allusion à son propre jeu, à l'espace de
l'écriture -
169 D, p.259
170 Cité, dans D. p. 260
171 D, p.262, Derrida souligne
71
l'espacement - où la vérité n'a pas lieu.
A replier ainsi la référence sur lui-même, le texte (celui
du Mime, comme celui de Mallarmé qui s'y réfléchit)
écarte le référent : l'être est
écarté, mis à l'écart d'être ainsi
espacé.
Dans cette allusion perpétuelle au fond de l'entre qui
n'a pas de fond, on ne sait jamais à quoi l'allusion fait allusion,
sinon à elle-même en train de faire allusion, tissant son hymen et
fabriquant son texte. En quoi l'allusion est bien un jeu qui ne se conforme
qu'à ses propres règles formelles.172
La suggestion indécidable du mime, ni vraie ni
non-vraie, soustraite à l'ordre de la vérité, se re-marque
ainsi dans l'hymen qui « à la fois met la confusion entre
les contraires et se tient entre les contraires
»173. Tout se joue, finalement, dans
l'indécidabilité d'un entre, d'une cheville syntaxique.
Entre ouvert
Ce mot d'hymen, syllepse lexicographique condensant deux
significations contraires, illustre donc, si l'on peut encore dire, dans le
texte, l'effet de milieu qui défait l'interprétation
métaphysique de la mimesis, laquelle requiert la
discernabilité absolue des différents. Plus
généralement, hymen répète, en contexte
mallarméen, ce que nous avons en principe déjà vu de la
topologie bizarre qui (dé)structure tous les couples
métaphysiques : le partage (confusion) originaire sur le fond duquel
s'enlève le partage (différence) et qui fait que l'autre hante le
même comme une hétérogénéité absolue
et pourtant non extérieure. Cette structure, que Derrida appelle
ailleurs invagination174 (le repli du dehors dans le dedans,
constitutif du dedans), interdit de déterminer la différence en
opposition, c'est-à-dire de faire de l'autre une
négativité, travaillant dans une économie dialectique du
même. Ainsi :
172 D, p. 270
173 D, p.261, Derrida souligne
174 Voir notamment « Survivre »,
Parages, op.cit, p.109-203. Sur l'emploi de termes «
féminins », comme hymen ou invagination, précisons qu'il ne
s'agit pas, bien évidemment, de simplement prendre le contre-pied du
phallogocentrisme. Car, si l'on appelle « masculin » non pas ce qui
se tient d'un côté d'une opposition mais ce qui est la position
même de l'opposition, alors il faut voir dans ce re-marquage «
féminin » ce qui vient contester la logique même toute
binarisme. Au risque, par l'emploi du « vieux mot » de « femme
» de laisser croire à un simple renversement (le problème
est le même avec la déconstruction de l'opposition
parole/écriture). Mais ce risque doit être couru, si la
déconstruction ne doit pas en rester à une neutralisation des
dichotomies traditionnelles ouvrant la voie à toutes les
ré-appropriations possibles.
72
le medium de l'hymen ne devient jamais une médiation ou
un travail du négatif, il déjoue toutes les ontologies, tous les
philosophèmes, les dialectiques de tous bords. Il les déjoue et,
comme milieu et comme tissu, il les enveloppe, les retourne et les
inscrit.175
Le mouvement dialectique de retournement d'une chose en son
contraire présuppose toujours l'hymen. Sur quoi repose, en effet,
l'exercice dialectique, sinon sur la pure possibilité d'être
à la fois même et autre, identique et différent, sur ce qui
s'écrit ici hymen ? C'est dans l'instabilité de l'hymen, dans le
jeu qui est sa non-essence que la dialectique trouve ses ressources
opératoires. A nouveau la dialectique, mouvement de présentation
du vrai, se voit située dans une graphique plus puissante.
Mais l'important vient maintenant : dans le texte
mallarméen ce n'est pas le « mystère poétique »
du mot hymen qui compte. Il ne s'agit pas de s'émerveiller de cette
heureuse richesse lexicale qui ramasse dans un mot de la langue naturelle
l'ambivalence qu'il y aurait à formaliser en de longs paragraphes
(comme, en allemand, Aufhebung installe d'emblée dans
l'élément de la dialectique spéculative) : « Nous
avons bien fait semblant de tout reconduire au mot hymen »
écrit Derrida, mimant à son tour le coup de théâtre
:
Ce qui compte ici, c'est la pratique formelle ou syntaxique
qui le compose et le décompose. [...] Ce mot, cette syllepse, n'est pas
indispensable, la philologie et l'étymologie ne nous intéressent
que secondairement et la perte de l'« hymen » ne serait pas
irréparable pour Mimique. L'effet est d'abord produit par la
syntaxe qui dispose l'« entre » de telle sorte que le suspens ne
tienne plus qu'à la place et non au contenu des mots. Par l'« hymen
» on remarque seulement ce que la place du mot entre marque
déjà et marquerait même si le mot « hymen »
n'apparaissait pas.176
C'est donc le syntaxique et non le sémantique qui,
comme les blancs chez Mallarmé, « assume l'importance ». La
subversion réglée du mimétologisme dépend ici
entièrement du syncatégorème « entre » : terme
en lui-même dépourvu de sens, ne prenant de valeur
sémantique qu'à relier des catégorèmes (noms,
verbes, adjectifs) dans des unités syntaxiques dont il modifie la
signification. Or, placé comme Mallarmé le fait dans la phrase
« dans un hymen (d'où procède le Rêve), vicieux
mais sacré, entre le désir et l'accomplissement, la
perpétration et son souvenir », le mot « entre »,
associé à l'hymen, n'a pas de valeur décidable, pouvant
aussi bien dire confusion qu'intervalle. Ce n'est pas le mot « hymen
» qui
175 D, p.265
176 D, p.271-272
73
produit l'indécision, c'est le fait qu'il y ait «
hymen entre x et y ». Comme le fait observer Derrida :
Si l'on remplaçait « hymen » par «
mariage » ou « crime », « identité » ou «
différence », etc., l'effet serait le même [...] Il faut
déterminer l'hymen à partir de l'entre et non l'inverse. L'hymen
dans le texte (crime, acte sexuel, inceste, suicide, simulacre) se laisse
inscrire à la pointe de cette indécision. Cette pointe s'avance
selon l'excès irréductible du syntaxique sur le
sémantique.177
L'excès du syntaxique sur le sémantique, ce que
Derrida nomme aussi dissémination, correspond aux effets textuels
remarqués de l'archi-écriture, à l'impossibilité
principielle de s'assurer d'un sens définitif parce que c'est toujours
une différance qui ouvre la signification : la trace de l'autre
comme autre dans le même qui « produit » les différences
significatives lesquelles ne signifient qu'à être
indéfiniment itérables, différant à l'infini toute
saturation sémantique. Il n'y a, de part en part, que des
différances, qui se répètent, sans origine ni fin, sans
bordures, sans ultime garant : référence ou signifié
transcendantal. Le langage ne marche qu'à la condition de ce
déboîtement du dire et du dit, qui tient le sens en haleine.
Ainsi, la syntaxe indécidable de Mallarmé n'est
pas un jeu, l'exploitation « ludique » d'une
possibilité structurelle du langage. C'est bien plus profondément
la mise sur le devant de la scène du jeu de l'articulation, de
la textualité même de tout engagement langagier. Mallarmé
publie la défection du sens plein, du sens vrai, sans laquelle aucun
discours, aucune interprétation, aucune dialectique, aucune logique ne
s'ouvrirait. Mimique n'est pas l'illustration d'une théorie
scientifique de l'écriture qu'elle viendrait éventuellement
éclairer ou conforter comme une vérification empirique : elle
décrit ce qui rend possible toute théorie. C'est pourquoi Derrida
écrit que :
Quand une écriture marque et re-marque cette
indécidabilité, sa puissance formalisatrice est plus grande,
même si elle est d'apparence « littéraire » ou en
apparence tributaire d'une langue naturelle, que celle d'une proposition de
forme logico-mathématique qui se tiendrait en-deçà de ce
type de marque.178
Ce que l'interprétation ontologisante de
l'écriture nommerait volontiers des pirouettes (on lit dans
Réplique II, « le chiffre de pirouette prolongé
vers un autre motif ».179) des manières de dire
déconcertantes esquivant les vraies questions, artifice ou parades
sans valeur de vérité,
177 D, p.272
178 D, p.274
179 Cité dans D, p.293
74
ces pirouettes disent, dans leur pivotement même, le
chiffre de tout texte comme tissu de traces, report infini de signifiant en
signifiant, sans présence, sans vérité : « `'il y
a» un texte, soit une lisibilité sans signifié (qu'on
décrètera dans le recul de l'effroi, illisibilité) : un
indésirable qui renvoie le désir à lui-même
»180.
Exhibant la structure du texte, la syntaxe de Mallarmé
n'est dès lors plus tout à fait une pure syntaxe, puisque s'y lit
la condition insensée du sens : la relation syntaxique «
elle-même ». Tout se passe comme si, par cette mise en abyme, le
syncatégorème « entre » signifiait l'espacement,
l'intervalle, l'articulation etc. En effet :
On n'est même plus autorisé à dire que
« entre » soit un élément purement syntaxique. Outre sa
fonction syntaxique, par la re-marque de son vide sémantique, il se met
à signifier, mais l'espacement et l'articulation ; il a pour sens la
possibilité même de la syntaxe et il ordonne le jeu du sens.
Ni purement syntaxique, ni purement sémantique, il marque
l'ouverture articulée de cette opposition.181
L'écriture de Mallarmé n'est donc pas seulement
pliée sur elle-même, se décrivant dans son absence de sens.
Cette absence de sens dessine à son tour un nouveau pli, un repli, au
creux duquel c'est la cheville syntaxique elle-même qui par ce vide
sémantique s'indique obliquement, se met à signifier.
L'excès de la syntaxe sur le sens se redouble de l'excès de
l'« entre » sur l'opposition syntaxe/sens.
Pour qui le lit
Le texte de Mallarmé paraît donc «
exemplaire » de cette puissance déconstructrice de la
littérature, de cette écriture au carré, re-marquant
« l'excès irréductible du syntaxique sur le
sémantique » de la pointe d'un style, selon l'opération
chirurgicale que Derrida décrit, et répète pour son
compte, dans Glas :
Entre les mots, entre le mot lui-même qui se
divise...faire passer la tige très fine, à peine visible,
l'insensible d'un levier froid, d'un scalpel ou d'un style pour énerver
puis délabrer d'énormes
discours.182
Mais, ce style excédant, idiome rieur comme le rire du
Mime qui se donne pour la mort, déjouant tout accès à un
contenu univoque par l'ouverture d'investissements sémantiques
180 D, p.309
181 D, p.274
182 Jacques Derrida, Glas, Paris,
Galilée, p.9
75
multiples (qui sont aussi, notons-le, des investissements
libinaux, d'où l'adulation et la réprobation), ce style qui,
« à la vérité ne se laisse pas prendre
»183, ce style imprenable donc, requiert une contre-signature
(et en vérité l'appelle par son itérabilité
même), un geste de lecture qui en révèle non pas le fin mot
(il n'en a pas) mais les effets déconstructeurs. Le style, ici celui de
Mallarmé, opère pour qui le lit.
La question de l'écriture-lecture est d'ailleurs au
coeur de Mimique dont on rappellera que Mallarmé le compose en
lisant un livret écrit après coup, à partir du geste d'un
Mime qui s'écrit, à la fois actif et passif. Telle est
du moins une possibilité de lecture :
Parmi les possibilités, celle-ci : le Mime ne lit pas
son rôle, il est aussi lu par lui. Du moins est-il à la fois lu et
lisant, écrit et écrivant, entre les deux, dans le suspens de
l'hymen, écran et miroir.184
Cette indétermination est imprimée dans la
syntaxe mallarméenne qui « machine » l'impossibilité de
décider, une fois pour toutes, qui lit : « Moins qu'un millier
de lignes, le rôle, qui le lit, tout de suite comprend les règles
comme placé devant un tréteau, leur dépositaire humble
». Le calcul de la ponctuation, de la virgule - figure de
l'espacement, de la coupe dans le continnuum de la page blanche - rend
le sujet du « lit » indécidable. Mimant (« mimiquant
») cette indécidabilité, Derrida joue double lui aussi :
« La question du texte est - pour qui le lit ».185
La lecture la plus immédiate, la plus facile, fait du
« qui » un lecteur quelconque : le rôle, quiconque le lit, tout
de suite comprend les règles. Ce lecteur quelconque, celui du bon sens,
est de fait le plus répandu. « Des statistique empiriques,
écrit Derrida, montreraient que le prétendu `'sentiment
linguistique» commande le plus souvent cette lecture ».186
Mais le code grammatical en vigueur n'interdit pas de lire le « qui »
comme pronom introduisant le « rôle » en tant que sujet d'une
proposition subordonnée relative. Ce qui change (presque) tout.
183 On reconnaîtra le mot de Derrida
dans Eperons, op.cit., p. 43. Derrida y écrit : «
Ce qui à la vérité ne se laisse pas prendre est -
féminin » où, mise à cette place,
l'expression « à la vérité » peut être
entendue soit comme locution adverbiale soit complément d'objet
indirect. Via cette indécidabilité syntaxique, c'est
« l'opération féminine », que Derrida rapproche du
style de Nietzsche, qui est mimée en même temps que «
féminin » se détache du verbe être d'un tiret
qui réplique la mise à distance par quoi la femme se
dérobe à toute prise conceptuelle.
184 D, p.276
185 D, p. 276. La question du texte est
« pour qui le lit ? » : à quel sujet rapporter le verbe lire ?
Mais cette question se pose à qui le lit, c'est-à-dire non pas,
sans doute, au lecteur pressé ou négligent mais au lecteur
attentif qui lit et relit. C'est à ce qui que le qui du lit
pose question. Qui pose question ? C'est ce qui qui pose question.
186 D, p.277
76
Ainsi : « Moins qu'un millier de lignes, le
rôle (sujet et non plus objet), qui (pronom relatif pour
`'rôle») le (pronom pour `'Mime», sujet de la phrase
précédente, très proche) lit, tout de suite comprend
(embrasse, contient, règle, organise : lit) les règles
comme placé devant un tréteau (le rôle est
placé face à la scène, soit comme auteur-compositeur, soit
comme spectateur-lecteur, dans la position du `'quiconque» de la
première hypothèse), leur dépositaire humble.
»187
Il n'y a qu'un texte mais qui, sous l'effet d'un petit jeu
dans la lecture, d'un pivotement réglé, se dédouble,
affiche sa duplicité. Le point crucial est qu'entre les « deux
» textes aucune relève dialectique, aucune synthèse, aucun
dépassement n'est possible, faute de discernabilité, faute de
contradiction. Le texte « premier » est hanté par son autre,
par son fantôme, qui le traverse et le divise. On retrouve, au niveau de
l'alternative syntaxique, la graphique de l'hymen : confusion et distinction
entre le « premier » et le « second » texte,
enveloppés et séparés d'un voile invisible.
Ainsi, c'est une certaine pratique de lecture (« lire
- cette pratique »), une double science là encore qui fait
apparaître le léger décalage, la duplicité,
c'est-à-dire aussi la différance déjouant la
prétention de maitrise que revendique l'interprétation classique,
herméneutique, des textes. Et notamment la critique
thématique.188 Sans doute, ce suspens de la
décidabilité, cet « effet de flottaison indéfinie
entre deux possibles » a-t-il été ménagé par
la syntaxe.
187 D, p.277
188 La deuxième partie de « La
double séance », la deuxième séance donc, est
largement consacrée à la délimitation de la critique
thématique, focalisée sur un certain nombre de signifiés
majeurs dans l'oeuvre de Mallarmé et dont Jean-Pierre Richard est le
principal représentant. Derrida travaille notamment sur le thème
du « blanc » et montre que le projet thématique d'en
épuiser le sens est ruiné par le pli du blanc qui remarque la
textualité du texte. Pour Richard, « comprendre un thème
c'est encore `'déployer (ses) multiples valences» : c'est voir par
exemple comment la rêverie mallarméenne du blanc peut
incarner tantôt la jouissance du vierge, tantôt le bonheur d'une
ouverture, d'une liberté, d'une médiation, et c'est mettre en
rapport en un même complexe ces diverses nuances de sens »
(cité dans D, p. 304). A ce thématisme, Derrida objecte le double
jeu du « blanc » : le blanc se donne à la fois comme la
série des valences sémantiques et comme le blanc
entre les valences, « l'hymen qui les unit et les discerne
». Dès lors, le « blanc » est la totalité
polysémique des blancs et de ses affinités tropiques plus
l'espacement qui en règle le jeu, l'éventail qui rassemble
et disperse, en forme le texte. Et cette surimpression du texte sur
lui-même qu'est le blanc comme espacement ne s'inscrit pas comme une
valence de plus dans la série : il la dé-chaîne
plutôt, en pliant chaque signifiant à l'angle de cette remarque.
Si le blanc comme espacement asémique fait prendre la série, il
en interdit du même coup la clôture : s'appliquant à tous
les blancs « pleins », il les met en même temps en rapport avec
leur « dehors », avec toutes les traces qui s'absentent dans chaque
blanc et qui débordent la série. A noter aussi que dans ses
blancs « pleins » le blanc « vide » se reflète,
à son tour, « métaphoriquement ». « La
dissémination des blancs...produit une structure tropologique qui
circule infiniment sur elle-même par le supplément incessant d'un
tour de trop : plus de métaphore, plus de métonymie. Tout
devenant métaphorique, il n'y a plus de sens propre et donc plus de
métaphore ». (D, p.315)
77
Derrida montre, sur textes, en comparant des versions
successives du poème, que Mallarmé l'a très probablement
calculé :
Pourquoi, après avoir écrit, sans
ambiguïté possible, ceci : « Ce rien merveilleux, moins qu'un
millier de lignes, qui le lira comme je viens de le faire, comprendra les
règles éternelles, ainsi que devant un tréteau, leur
dépositaire humble » (1886),
puis ceci : « Ce rôle, moins qu'un millier de
lignes, qui le lit comprendra les règles ainsi que placé devant
un tréteau, leur dépositaire humble » (1891)
enfin ceci avec toute l'ambiguïté possible :
« Moins qu'un millier de lignes, le rôle, qui le lit, tout de
suite comprend les règles comme placé devant un tréteau,
leur dépositaire humble » (1897) ?189
Mais l'essentiel n'est pas de savoir si Mallarmé
était conscient ou non de ce qu'il faisait, s'il a calculé ou non
cette ambiguïté. Ces questionnements se tiennent à
l'intérieur d'oppositions qui sont précisément
déconstruites par le texte qu'elles sont supposées interroger.
L'écriture, le texte, échappent aux catégories de
passivité et d'activité ou, si l'on veut, font signe vers une
passivité originaire, une passivité poétique plus ancienne
que l'opposition décidable de l'activité et de la
passivité, de l'écriture et de la lecture (ce qu'on appelle
couramment l'inspiration). L'écrivain, pris dans une langue
qu'il ne saurait absolument dominer, se meut dans un système, dans une
structure signifiante qui le gouverne, au moins jusqu'à un certain
point. C'est ce surplomb du texte, cet excès sur tout vouloir-dire, plus
ou moins remarqué selon des écritures/lectures à chaque
fois singulières, qui fait l'événement de la
déconstruction.
Aussi, bien que la déconstruction du système de
la vérité-présence soit toujours une opération
textuelle, c'est-à-dire un déplacement produit par
l'écriture, la syntaxe, et jamais simplement un renversement conceptuel
; bien que le style soit l'arme par excellence de la déconstruction,
faire de ce style un instrument maitrisé de dislocation de la maitrise
reviendrait à reconduire la métaphysique de la présence
sous une forme inversée. C'est la tentation que Derrida prévient
dans Eperons, texte consacré aux styles de Nietzsche, dans un
avertissement qui vaudrait tout aussi bien pour Mallarmé, et pour
Derrida lui-même :
Non qu'il faille conclure, de ce que le maître sens, le
sens unique et hors greffe est introuvable, à la maîtrise infinie
de Nietzsche, à son pouvoir imprenable, à son impeccable
manipulation du piège, à une sorte de calcul infini, quasiment
celui du Dieu de Leibniz, mais calcul infini de l'indécidable cette
fois, pour déjouer la prise herméneutique. Ce serait, pour
l'éviter à coup sûr, retomber aussi sûrement
189 D, p. 278
78
dans le piège. Ce serait faire de la parodie ou du
simulacre un instrument de maîtrise au service de la vérité
ou de la castration, reconstituer la religion, le culte de Nietzsche par
exemple, et y trouver son intérêt, prêtrise de
l'interprète ès parodie, interprêtrise.190
S'ouvrir à la pensée de la non-présence
(qui n'est pas, insistons-y, pensée de l'absence), de la
non-maîtrise, requiert une part de risque, une part d'errance
adossée à l'inconscience d'une parole
soufflée191. Il s'agit d'abord de se laisser jouer
par la langue, de se rendre à la nécessité de l'accident,
à l'hymen entre la règle et le hasard (le coup de dés),
à la duplicité intrinsèque de la toile enveloppante et
discontinue, « comme une araignée inégale à ce
qui s'est produit à travers elle ». 192 De s'ouvrir, en
un mot, au non-savoir dans l'habitation du langage.
Ce rapport au langage est incontestablement proche de celui
promu par la psychanalyse et notamment la psychanalyse lacanienne :
parlé avant d'être parlant, le sujet divisé de
l'inconscient, perdu pour la souveraineté, ne sait plus ce qu'il pense,
puisque c'est la langue qui pense et parle en lui. En lui et avant lui :
donnée, la langue imprime sa marque signifiante dès la naissance,
laquelle s'effectue, selon la belle expression de Lacan, « dans un bain de
langage ». Sujet du signifiant, le parlêtre l'est
d'être assujetti à la loi du signifiant.
Ainsi, comme le souligne, Jean-Michel Salanskis, « la
psychanalyse lacanienne a pu sembler, à bien des lecteurs dans la
période de popularisation de ces pensées, dire exactement la
même chose que la déconstruction : sommairement, que la
subjectivité n'était qu'un effet vacillant sur le bord d'une
trame signifiante, et que l'existence humaine était existence
désirante vouée à une altérité imprenable,
l'altérité de l'inconscient. La pensée lacanienne, elle
aussi, renvoyait le sujet à l'absence et à l'Autre, et
dénonçait toute illusion suivant laquelle les significations ou
les objets seraient présents et nôtres. »193
C'est ce qui a pu sembler, en effet. Car, comme souvent avec
Derrida, c'est au coeur d'une proximité revendiquée194
que travaille la différance la plus irréductible (hymen encore),
dans un tout contre qui nous intéresse ici
particulièrement en ce qu'il engage la question de l'écriture et
de la vérité. C'est principalement autour de La Lettre
volée, la nouvelle de Poe
190 EP, p.80
191 « La parole soufflée »
ED, p.263 : « J'ai rapport à moi dans l'éther d'une parole
qui m'est toujours soufflée et qui me dérobe cela même avec
quoi elle me met en rapport. La conscience de parole, c'est-à-dire la
conscience tout court, est l'insu de qui parle au moment et au lieu où
je profère. Cette conscience est donc aussi une inconscience...contre
laquelle il faudra reconstituer une autre conscience qui cette fois sera
cruellement présente à elle-même et s'entendra parler.
»
192 EP, p.82
193 Derrida, op. cit, p. 53
194 Dans la longue note 33 de Positions,
à bien des égards, programmatique du « Facteur de la
vérité », Derrida évoque l'affinité de son
travail avec celui de Lacan, « plus que de tout autre aujourd'hui
».
79
commentée par Lacan dans le Séminaire qui ouvre
les Ecrits, que tourne la polémique. Derrida épingle
dans la lecture lacanienne de la trajectoire de la lettre, censée
illustrer la circulation signifiante constitutive du sujet (de
l'inconscient), un certain nombre de motifs qui la retienne dans
l'idéalisme logocentrique qu'elle prétend dépasser. C'est
le cas, notamment, du nouage de la vérité et de la parole, qui
méconnaît le « fonctionnement ou le fictionnement du texte de
Poe ».195 Ce que nous allons voir plus en détail, dans
la dernière section de notre deuxième partie.
C) « L'écriture avant la lettre »
La psychanalyse, on le sait, fait grand cas de la
littérature. Si l'oeuvre de Freud s'appuie largement sur la clinique,
elle accorde une valeur non moins importante à la fiction. Cas cliniques
et cas littéraires se voient reconnaître une égale
dignité : celle de guider l'enseignement analytique. Lacan le rappelle
à de maintes reprises. Par exemple, dans l'hommage adressé
à Marguerite Duras, où l'on peut lire : « le seul avantage
qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle
donc reconnue comme telle, c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa
matière, l'artiste toujours le précède et qu'il n'a donc
pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la
voie ».196
Chez Lacan, on peut même dire, qu'en un sens, la fiction
prend le pas sur la clinique. Non que la théorie lacanienne ne soit,
elle aussi, fondamentalement adossée à une pratique, mais
l'enseignement de Lacan, contrairement à celui de Freud, ne fait que
rarement mention de situations cliniques, privilégiant le recours aux
oeuvres de fiction. Sans doute, peut-on y voir une tentative de constituer des
« cas » purs d'intervention transférentielle, où
l'analyste est d'emblée excentré, hors-jeu. Mais, le
privilège accordé à la littérature s'explique aussi
par la priorité dévolue à l'ordre symbolique sur
l'imaginaire et le réel (en tous cas, chez le « premier »
Lacan, celui des Ecrits) et plus précisément à
« l'insistance de la chaîne signifiante
»197 au principe de la compulsion de répétition
qui détermine le sujet de l'inconscient. De cette loi du signifiant, la
littérature, oeuvre de la lettre, serait exemplaire ayant «
l'avantage de manifester d'autant plus purement la nécessité
symbolique, qu'on pourrait la croire régie par l'arbitraire
».198
195 Positions, op.cit. p. 133
196 Jacques Lacan, Marguerite Duras,
Paris, Albatros, 1975, p.8
197 Jacques Lacan , Ecrits I, Paris,
Seuil, 1966, p. 11. Lacan souligne.
198 Ibid, p.12
80
Aussi, il n'est pas étonnant que Lacan ait placé
son Séminaire sur La Lettre volée (prononcé en
1955, écrit en 1956, publié en 1957), au « poste
d'entrée » des Ecrits, bien qu'il ne soit pas le premier
en date des textes recueillis dans le volume de 1966, qui suivent pour le reste
une loi diachronique. Ce qui l'est davantage, au regard de ce qui est dit
ailleurs de la préséance de la littérature, c'est la
fonction réservée au texte de Poe, convoqué à des
fins didactiques : La Lettre volée, dûment
interprétée, doit venir illustrer une vérité valant
par ailleurs, une loi générale du savoir psychanalytique
précédant la fiction. Dans les mots de Lacan : « nous avons
pensé à illustrer pour vous aujourd'hui la vérité
qui se dégage du moment de la pensée freudienne que nous
étudions, à savoir que c'est l'ordre symbolique qui est, pour le
sujet, constituant, en vous démontrant dans une histoire la
détermination majeure que le sujet reçoit du parcours d'un
signifiant. »199
Déchiffrement analytique de la vérité
d'un texte de façon à ce que ce texte puisse servir
d'illustration à une vérité hors-texte, une
vérité qui ne serait pas seulement celle d'un certain «
moment de la pensée freudienne » mais la vérité de la
vérité, tel est au fond le traitement lacanien de La Lettre
volée que Derrida met en évidence dans l'article « Le
facteur de la vérité », que nous suivrons dans cette
section. En cause : l'instrumentalisation de la fiction, réduite
à son contenu signifié, au contenu d'une « histoire »
narrée, ordonnée au système métaphysique de la
vérité-voix-présence ; c'est-à-dire, finalement,
contre l'intention déclarée de Lacan de porter l'emphase sur le
signifiant, la scotomisation de la forme narrante, de la scène
d'écriture qui inscrit la vérité comme une pièce
dans un montage fictionnel plus puissant, ouvert à la différance,
à la dissémination de la lettre.
Les deux triangles narrés
Derrida commence par souligner ce qui, de prime abord,
distingue la lecture lacanienne de La Lettre volée de la
critique littéraire d'inspiration post-freudienne et notamment du
psycho-biographisme qui commande l'analyse faite par Marie Bonaparte, quelques
vingt années plus tôt, du même texte : l'absence de
référence à l'auteur.200 Dans De la
grammatologie déjà, Derrida définissait cette
psychanalyse appliquée à la littérature comme « une
interprétation nous transportant hors de l'écriture vers un
signifié psycho-biographique ou même vers une structure
psychologique qu'on pourrait séparer en droit du signifiant
».201
199 Ibid. p.12
200 En réalité cette absence
n'est pas totale. Comme le note Derrida, Lacan ne manque pas de faire allusion
aux « intentions de l'auteur ». Voir CP, p. 481
201 DG, p. 221
81
En rompant avec la tradition post-freudienne, Lacan semble
donc faire droit à la lettre du texte et non plus à sa valeur
symptomatique eu égard à ce qui est inféré de
l'inconscient de l'auteur à partir de matériaux biographiques.
Quel est, en effet, l'objet du déchiffrement analytique lacanien ? Il
s'agit essentiellement de deux scènes narrées dans la nouvelle,
que Lacan distingue en une scène primitive et sa
répétition ; deux scènes qui s'organisent autour de
triades intersubjectives constituées par le trajet d'une lettre.
Rappelons-en, à grand traits, le dessin.
La scène primitive se joue dans le boudoir
royal. La Reine, d'abord seule, reçoit une lettre dont on ne saura rien
sinon qu'il s'agit d'une missive compromettante. Pendant qu'elle la lit, le Roi
entre dans la pièce, obligeant la dame à poser
précipitamment la lettre sur une table mais non sans avoir pris soin de
la retourner, la suscription en dessus, de façon à dissimuler son
contenu. Arrive, à cet instant, le ministre D... qui d'un seul coup
d'oeil perçoit la lettre, reconnaît l'écriture de la
suscription et remarque le désarroi de la Reine, perçant ainsi
son secret. Après un bref entretien, le ministre tire de sa poche une
lettre semblable d'aspect à celle qu'il projette de dérober,
feint de la lire, la dépose à côté de celle-ci,
échange encore quelques mots, puis s'empare du billet embarrassant, le
tout sous le regard impuissant de la reine, interdite par la crainte
d'éveiller les soupçons de son souverain de mari, demeuré
quant à lui, tout du long, aveugle au manège. Ainsi que conclut
Lacan : « Tout pourrait donc avoir passé inaperçu pour un
spectateur idéal d'une opération où personne n'a
bronché, et dont le quotient est que le ministre a
dérobé à la Reine sa lettre et que, résultat plus
important encore que le premier, la Reine sait que c'est lui qui la
détient maintenant, et non pas innocemment. »202
La deuxième scène se joue dans le
bureau du ministre. Après dix-huit mois d'investigation, la Police,
mandatée par la Reine, n'a pas su mettre la main sur la lettre
volée, profitant pourtant des absences nocturnes du ministre pour
entreprendre des fouilles extrêmement minutieuses à son
hôtel. En désespoir de cause, le préfet de police se tourne
finalement vers le détective Auguste Dupin, comptant sur sa
perspicacité pour résoudre l'affaire. Ce dernier comprend que si
les perquisitions de la police ont échoué c'est que le ministre a
roulé son monde en cachant la lettre sans la cacher. Dupin se rend donc
chez le ministre et inspecte le bureau du regard, les yeux
protégés par des lunettes aux verres fumés. Il
repère la précieuse lettre, effectivement laissée en
évidence dans la case d'un porte-cartes pendant au milieu du manteau de
la cheminée. Plutôt que de s'en emparer sur le champ, il feint
d'oublier sa tabatière chez le ministre pour revenir le lendemain ravir
le billet en lui substituant
202 Ecrits I, op.cit., p.13.
Lacan souligne
82
une contrefaçon, un fac-similé quant
à l'extérieur mais contenant, en son dedans cacheté, la
signature de Dupin : une citation de l'Atrèe de
Crébillon, recopiée à la main, laissant deviner au
ministre, qui connaît l'écriture de Dupin, l'identité de
celui qui l'a joué.
Telles sont donc les deux scènes qui font l'objet du
commentaire de Lacan. Et dans ces scènes, c'est «
l'intersubjectivité où les deux actions se motivent » qui
retient l'attention du psychanalyste, intersubjectivité définie
par la place que chaque sujet occupe relativement aux autres dans son rapport
à la lettre. Celle-ci, dans sa trajectoire, distribue les rôles en
une structure qui se répète d'une scène à l'autre.
Ce qui se trouve ainsi, allégoriquement, mis en évidence c'est la
« prise du symbolique », « le déplacement du
signifiant [qui] détermine les sujets dans leurs actes, dans leurs
destins, dans leur refus, dans leurs aveuglements... »203 Les
positions subjectives sont assignées par la circulation de la lettre
qui, de substitutions en substitutions, forme la chaîne signifiante. Ce
fondement symbolique de la structure psychique s'organise en un système
à trois fois trois termes :
Donc trois temps, ordonnant trois regards, supportés
par trois sujets, à chaque fois incarnés par des personnes
différentes.
Le premier est d'un regard qui ne voit rien : c'est le Roi et
c'est la police.
Le second d'un regard qui voit que le premier ne voit rien et
se leurre d'en voir couvert ce qu'il cache : c'est la Reine, puis c'est le
ministre.
Le troisième qui de ces deux regards voit qu'ils
laissent ce qui est à cacher à découvert pour qui voudra
s'en emparer : c'est le ministre, et c'est Dupin, enfin.204
L'effet de sujétion du signifiant se remarque dans la
fiction de Poe à ce que la trajectoire de la lettre conditionne la
position désirante des sujets se relayant sur son passage. La possession
de la lettre - « admirable ambiguïté du langage » note
Lacan - s'entend au sens où la lettre possède celui ou celle qui
croit la posséder. Ainsi le ministre D..., au moment où il
détient la lettre, prend la place précédemment
occupée par la Reine qui elle-même se déplace d'un cran
dans la triade intersubjective en s'en remettant à la police. Les effets
de la lettre se font sentir sur tous les personnages et Lacan ne manque pas de
noter l' « imbécillité » qui frappe quiconque occupe la
place du Roi. Mais ce sont les effets sur les détenteurs
d'après-vol qui sont les plus spectaculaires. Le psychanalyste
relève, chez le ministre, les signes d'identification à la Reine.
Car « la lettre, pas plus que l'inconscient du névrosé, ne
l'oublie. Elle l'oublie si peu
203 Ibid, p.30
204 Ibid, p.15
83
qu'elle le transforme de plus en plus à l'image de
celle qui l'a offerte à sa surprise... ». « C'est qu'à
jouer la partie de celui qui cache, c'est le rôle de la Reine dont il lui
faut se revêtir, et jusqu'aux attributs de la femme et de l'ombre, si
propices à l'acte de cacher ». Aussi, quand le ministre tente de
leurrer Dupin en feignant la nonchalance et l'ennui, Lacan y lit les effets de
la féminisation : « tout semble concerté pour que le
personnage que tous ses propos ont cerné des traits de la
virilité, dégage quand il apparaît l'odor di femina
la plus singulière. »205
De même Dupin, qui a su, grâce à sa
position excentrée de départ, déchiffrer l'énigme,
se trouve, au moment où il localise la lettre - et déjà
virtuellement la tient sans pouvoir encore s'en défaire -, pris dans la
ronde. Ainsi, s'éclairerait, d'après Lacan, le « coup en
dessous », l'inexplicable « explosion passionnelle » du
détective qui, tout réfléchi qu'il est, ne peut
s'empêcher de signer sa vengeance, c'est-à-dire se faire
(re)connaître de sa victime. A occuper la place médiane, il se
conforme, à son tour, au désir de la Reine : «
C'est ainsi que Dupin, de la place où il est, ne peut se
défendre contre celui qui interroge ainsi, d'éprouver une rage de
nature manifestement féminine. »206
L'économie du texte
Attentif à la logique du signifiant telle qu'elle se
donne à lire dans le trajet de la lettre volée, Lacan est-il
aussi attentif à la dimension signifiante de La Lettre volée
? La lecture lacanienne ne saute-t-elle pas, elle aussi, par-dessus le
texte ? Non pas, certes, à la manière de la critique
psycho-biographique, vers l'inconscient-de-l'auteur, mais vers son
signifié, son contenu présumé, le vouloir-dire de
l'histoire narrée ? Ces questions forment la nervure principale de la
critique que Derrida formule à l'endroit du déchiffrement
lacanien.
Cette histoire est certes celle d'une lettre, du vol et du
déplacement d'un signifiant. Mais ce dont traite le Séminaire,
c'est seulement le contenu de cette histoire, ce qu'on appelle justement
l'histoire, le récité du récit, le versant interne et
narré de la narration. Non pas la narration elle-même. [...] Le
déplacement du signifiant est donc analysé comme un
signifié, comme l'objet raconté dans une
nouvelle.207
Tout se passe comme si, au moment même où - et
peut-être dans la mesure où - Lacan prétendait
pénétrer le sens profond du texte, il se rendait aveugle à
l'écriture, à la structure de
205 Ibid, p. 31, 34, 35
206 Ibid, p.40, Lacan souligne
207 CP, p.455
84
fiction, transformant le Séminaire en une «
analyse fascinée d'un contenu ».208 En
s'intéressant exclusivement au dit « drame réel
», Lacan écrase ce qu'on pourrait appeler le feuilleté de la
nouvelle de Poe. Car, d'abord, les scènes triangulaires analysées
par le psychanalyste sont découpées dans une narration (narrante)
dont l'épaisseur n'est jamais prise en compte. L'« histoire »
est, en effet, tout du long racontée par un narrateur qui, après
une brève introduction « J'étais à Paris en 18...en
compagnie de mon ami Dupin ...»209 fait parler les
différents protagonistes dans deux grandes scènes
dialoguées dont il est lui-même partie prenante. Le premier
dialogue met en scène Dupin, le narrateur et le préfet de Police,
ce dernier relatant le vol de la lettre par le ministre ; le second dialogue se
tient entre le narrateur et Dupin, qui lui expose la manière dont il a
récupéré la lettre. Entre les deux : un paragraphe non
dialogué au cours duquel le narrateur décrit la remise de la
lettre volée au préfet par Dupin contre un chèque de
cinquante mille francs - c'est-à-dire, note Lacan, contre le «
signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification, à savoir
l'argent ».210
Mais ce n'est pas tout. Derrida fait apparaître une
dimension supplémentaire en remarquant que le narrateur, à la
fois narrant et narré, en scène dans ce qu'il met en
scène, « est à son tour mis en scène dans un texte
plus ample que la narration dite générale ». Ce texte est la
fiction intitulée La Lettre volée qui ne se confond pas
plus avec la narration que le narrateur ne se confond avec le scripteur (qui
n'est pas l'auteur), bien que le chevauchement de la narration et de la fiction
facilite le rabattement de l'une sur l'autre. « Mais, note Derrida, c'est
là la fiction. Il y a un cadre invisible mais structurellement
irréductible autour de la narration. Où commence-t-il ? à
la première lettre du titre ? à l'exergue de
Sénèque ? au `'J'étais à Paris en 18...» ?
C'est encore plus compliqué que cela, nous y reviendrons... ».
211 (Nous y reviendrons en effet, à la fin de cette section
quand, avec Derrida, nous insisterons sur la puissance disséminatrice de
l'écriture qui interdit, au principe, toute mainmise sur la lettre.
Notons cependant, au passage, et comme en pierre d'attente, la multiplication
des marques d'ajournement qui scandent « Le facteur de la
vérité », par exemple le « nous n'en sommes pas
208 CP, p.456. Notons, que Lacan occupe alors la
même place que le Roi - maître du sens - aveugle à la
lettre.
209 Edgar Allan Poe, Histoires
extraordinaires, Paris, Gallimard, 1973, p.92
210 Ecrits I, op.cit., p.37
; Expression dont Derrida ne manque pas de relever l'ambiguïté,
« le signifiant le plus annihilant » laissant ouverte la
possibilité que l'argent ne soit pas totalement annihilant de toute
signification, et donc ne suffise pas à ce que Dupin se retire du
circuit symbolique. On lira, très évidemment, dans ces pages,
l'interrogation quant à la supposée neutralité de
l'analyste - du sujet supposé savoir - supposément abrité
des effets du signifiants dans le transfert par la rétribution
pécuniaire.
211 CP, p.459
85
encore là »212 qui se
répète quatre fois dans les premières pages, cadrant le
début du texte. Manière, peut-être, aussi de faire sentir
au lecteur la nécessité du délai qui détourne
structurellement la lettre de son « trajet propre ». Mais nous n'en
sommes pas encore là).
Ainsi, Lacan fait-il fi de la structure du texte quand il
prélève, dans l'encaissement des scènes d'écriture,
les morceaux qui l'intéressent : « deux dialogues qui forment
l'histoire narrée, c'est-à-dire le contenu d'une
représentation, le sens interne d'un récit, le
très-encadré qui requiert toute l'attention, mobilise tous les
schèmes psychanalytiques, oedipiens en l'occurrence
».213 Certes, comme le relève Derrida, Lacan distingue,
au tout début de son commentaire, « un drame, de la narration qui
en est faite et des conditions de cette narration ». 214 Mais
la narration est ensuite neutralisée, réduite à un «
élément neutre, homogène, transparent », « une
diaphanéité générale » : une simple condition
de possibilité du récit qui « n'ajoute rien ». Cette
exclusion du narrateur est d'autant plus immotivée que ce dernier, par
des questions, des remarques, des exclamations, intervient dans le triangle
narrant (celui formé avec Dupin et le préfet de police), triangle
qu'il abîme de se trouver ainsi dédoublé, des deux
côtés de la narration (narrant-narré), compliquant du
même coup les deux autres triangles narrés avec lesquels il
communique par un des sommets (celui de Dupin). L'exclusion immotivée de
ce quasi-transcendantal, de ce quatrième ou «
troisième-plus-ou-moins-un », Derrida l'interprète à
son tour comme une « décision sémantique et psychanalytique
» :
Ne pas tenir compte de cette complication, ce n'est pas une
défaillance de critique littéraire « formaliste »,
c'est une opération du psychanalyste sémanticien. [...] En
cadrant aussi violemment, en coupant la figure narrée elle-même
d'un quatrième côté pour n'y voir que des triangles, on
élude peut-être une certaine complication, peut-être de
l'OEdipe, qui s'annonce dans la scène
d'écriture.215
Logique du quart exclu, réduction (forcée) de
l'écriture au sens, au vouloir-dire supposément
véhiculé : on retrouve ici le schéma traditionnel d'une
vérité qui habite la fiction, non pas « au sens un peu
pervers d'une fiction plus puissante que la vérité qui l'habite
» mais « comme le maître de la maison, comme la loi de maison,
comme l'économie de la fiction. La vérité fait
l'économie la fiction, elle dirige, organise et rend possible la fiction
».216
212 CP, p. 451, 452, 453, 468 à quoi
il faudrait ajouter : « il nous faudra les interroger plus tard »
(p.452) ; « une certaine façon dont nous retardons l'analyse »
(p.458) ; « nous analyserons plus tard » (p.464) ; « laissons
pour le moment la question de ce savoir » (p.467)
213 CP, p. 460
214 Ecrits I, op.cit., p.
12
215 CP, p.461
216 CP, p.454
86
La vérité - de la lettre
L'économie du texte, la mise à l'écart de
la scène d'écriture qui signe la lecture lacanienne, est en effet
de bout en bout commandée par la valeur de vérité. Il
s'agit d'abord de la vérité (supposée) du texte,
dissimulée sous la narrativité, sous les « formes voilantes
de l'élaboration secondaire »217 : appliquant au contenu
narré son travail interprétatif, Lacan dit dévoiler son
vouloir-dire caché. Celui-ci est livré, au terme du
déchiffrement herméneutique, dans la dernière phrase du
Séminaire (de la partie consacrée à fiction de Poe) :
« C'est ainsi que ce que veut dire `'la lettre volée», voire
`'en souffrance», c'est qu'une lettre arrive toujours à destination
».218
Le mot de la fin est censé révéler le fin
mot de l'histoire, à savoir qu'une lettre ne se perd pas en route, que
sa circulation est réglée par un principe de
ré-appropriation : entamant son trajet en quittant les mains de la
Reine, la lettre revient, après un détour par les mains du
ministre, de Dupin et finalement du préfet, à son point de
départ. Qu'il y ait détour, cela signifie comme l'écrit
Lacan, que la lettre a « un trajet qui lui est propre
»219. Ce trajet propre de la lettre serait une
allégorie du trajet propre du signifiant. Qu'est ce qui, en effet,
mobilise le signifiant, qu'est ce qui « anime », fait parler
(le névrosé) ? Réponse de Lacan : le désir. Le
signifiant a un lieu d'émission et de destination, un lieu propre, qui
est le trou, le manque à être - lui-même
déterminé par la marque signifiante originaire - à partir
duquel se constitue le sujet, comme sujet du désir inconscient. Ce
trajet du manque au manque constitue le sens propre du signifiant-lettre, qui
n'est donc pas son signifié (nous ne savons rien, dans la nouvelle de
Poe du contenu du billet, sinon qu'il s'agit d'une trahison, d'un pacte
menacé - même si, comme le fait justement observer Derrida, cette
détermination minimale constitue une « amarre sémantique
massive » qui joue un rôle décisif dans le procès de
réappropriation) mais la loi de son déplacement : le retour
circulaire en son lieu propre, qui est « la femme en tant que lieu
dévoilé du manque de pénis, en tant que
vérité du phallus, c'est-à-dire de la castration
».220
Ce qui constitue, d'après Lacan, la
vérité de la lettre volée, c'est que l'inadéquation
du signifiant au signifié, la déhiscence qui ouvre la
chaîne signifiante, fait l'objet d'une ré-adéquation dans
l'assomption du désir qui est, en même temps, le
voilement/dévoilement de la
217 CP, p.443, Freud, en effet, analysait les
élaborations formelles, telle la narrativité, comme des
élaborations secondaires recouvrant le noyau sémantique, de
façon analogue aux déguisements recouvrant la nudité pour
les besoins de la censure.
218 Ecrits I, op.cit. p. 41
219 Ibid, p.29, Lacan souligne.
220 CP, p.467
87
vérité du sujet (son manque, sa castration
symbolique qui, ne montrant rien à se dévoiler, se voile en se
dévoilant)221. Ainsi, écrit Derrida :
La vérité de la lettre volée est la
vérité, son sens est le sens, sa loi est la loi, le contrat de la
vérité avec elle-même dans le logos. Au-dessous de cette
valeur de pacte (et donc d'adéquation), celle de
voilement/dévoilement accorde tout le Séminaire avec le discours
heideggérien sur la vérité. Le
voilement/dévoilement est ici d'un trou, d'un non-étant :
vérité de l'être comme non-étant. La
vérité est « femme » en tant que castration
voilée/dévoilée.222
Si le signifiant, comme l'écrit Lacan, se
déplace constamment et, par conséquent, manque à sa place,
cela ne vaut, souligne Derrida, que pour une topologie naïve et empirique.
En réalité, le signifiant a sa place dans une topologie
transcendantale qui, dans le discours lacanien, fait sans cesse consonner
l'être et lettre. Cette place, nous venons de le voir, est celle du
manque, de la castration comme vérité. Nul hasard à ce que
Dupin, figure de l'analyste, sache, depuis sa position excentrée
initiale, où trouver la lettre.
Nul hasard à ce que la lettre se trouve là
où il s'attend à la trouver : « entre les jambages de la
cheminée ».223 Jouant sur la lettre, Derrida
écrit :
il suffira peut-être de changer une lettre,
peut-être moins qu'une lettre, dans la locution « manque à sa
place », d'y introduire un a écrit, c'est-à-dire
sans accent, pour faire apparaître que si le manque a sa place dans cette
topologie atomistique du signifiant, s'il y occupe un lieu
déterminé, aux contours définis, l'ordre n'aura jamais
été dérangé : la lettre retrouvera toujours son
lieu propre, un
221 Ce qui s'accorde tout à fait avec
une conception de la signification selon laquelle le sens d'une phrase se
constitue rétroactivement, le dernier terme venant boucler la boucle du
sens en accrochant le signifiant au signifié dans la ponctualité
du capitonnage : « Ce point de capiton, trouvez-en la fonction
diachronique dans la phrase, pour autant qu'elle ne boucle sa signification
qu'avec son dernier terme, chaque terme étant anticipé dans la
construction des autres, et inversement scellant leur sens par son effet
rétroactif », dans « Subversion du sujet et dialectique du
désir dans l'inconscient freudien », Ecrits II,
op.cit. p. 285.
222 CP, p.467
223 Derrida montre ainsi que Lacan conclut au
même vouloir-dire de la lettre volée que Bonaparte : la castration
de la mère comme sens ultime et lieu propre de la lettre. Convergence,
malgré les différences de styles et de hauteur, qui s'explique,
selon Derrida, par une même fidélité au père de la
psychanalyse, et même si, bien entendu, le « retour à Freud
» opéré par Lacan se veut une remise dans le droit chemin de
la lettre du texte freudien, après les détournements dont elle a
souffert. En un mot : une ré-appropriation du mors. Toute une strate du
très enchâssé texte de Derrida reconstitue,
à partir des prémisses du Séminaire, la scène que
Lacan fait à Bonaparte, à partir d'une note assassine
laissée à l'attention de la « cuisinière ».
Derrida commente : « la plus remarquable prise à partie, disons
`'le coup en dessous» le plus insidieux, `'la rage de nature manifestement
féminine» se déchaîne à l'égard
de...Bonaparte, qui s'est cru(e)...la légataire de l'autorité de
Freud...le représentant même dans notre pays comme une sorte de
ministre dont l'auteur du Séminaire connaît à la fois la
trahison et l'aveuglement. » (p. 484)
88
manque circonvenu (non pas empirique certes, mais
transcendantal, c'est encore mieux et plus sûr), elle sera où elle
aura toujours été, toujours dû être, intangible et
indestructible à travers le détour d'un trajet propre et
proprement circulaire.224
Si Derrida parle d'une « topologie atomistique du
signifiant », c'est que la théorie du lieu propre qui soutient le
procès de ré-adéquation suppose à son tour une
conception du signifiant comme localité indivisible. C'est-à-dire
comme ponctualité. Pour que la lettre fasse retour, il est
nécessaire, en effet, qu'elle soit insécable, que le signifiant
reste unique, ne se morcelle pas en chemin : la lettre originale doit rester ce
qu'elle est. Ce point, Lacan le nomme curieusement la «
matérialité du signifiant » : matérialité
« singulière en bien des points dont le premier est de ne point
supporter la partition ».225
La lettre, qu'on la prenne au sens de l'élément
typographique, de l'épître ou de ce qui fait le lettré, on
dira que ce qu'on dit est à entendre à la lettre, qu'il
vous attend chez le vaguemestre une lettre, voire que vous avez
des lettres, - jamais qu'il n'y ait nulle part de la lettre
226
La parole pleine
Une lettre, des lettres, la lettre mais jamais de la
lettre, telle est l'« atomystique » de (la) lettre, qui soutient
la circulation du propre que Lacan lit dans La Lettre volée.
Où Lacan prend-il cette matérialité
singulière, cette indivisibilité qu'on ne trouve nulle part,
demande Derrida ? Puisqu'il ne saurait s'agir d'une matérialité
empirique, la lettre lacanienne doit impliquer une idéalité. Non
pas celle de l'identité de la forme signifiante, distincte de ses
instanciations empiriques, mais celle du « point de capiton » qui
boutonne le signifiant au signifié. La ponctualité du signifiant
se doit au point d'agrafe au sens.
On comprend, écrit Derrida, que Lacan trouve cette
« matérialité » « singulière » : il
n'en retient que l'idéalité. Il ne considère la lettre
qu'au point où, déterminée (quoi qu'il en dise) par son
contenu de sens, par l'idéalité du message qu'elle «
véhicule », par la parole qui reste, dans son sens, hors d'atteinte
pour la partition, elle peut circuler, intacte de son lieu de
détachement à son lieu de rattachement, c'est-à-dire au
même lieu.227
224 CP, p.453, Derrida souligne.
225 Ecrits I, op.cit., p.24
226 Ibid, Lacan souligne
227 CP, p.492-493
89
Le système de l'idéalité du signifiant
est empreint, d'en être un emprunt, du phonologisme le plus traditionnel.
De même que, chez Husserl, l'appel à la voix venait
répondre à la difficulté posée par
l'indiscernabilité de la conscience et du langage impliquée par
l'historicité des objets idéaux (souvenons-nous : « leur
indiscernabilité n'introduira-t-elle pas la non-présence et la
différence...au coeur de la présence à soi ? Cette
difficulté appelle une réponse. Cette réponse
s'appelle la voix. »228), de même chez Lacan c'est la
phonè qui abrite la lettre du morcellement, de la puissance
disséminatrice de l'écriture. En effet :
La voix provoque d'elle-même une telle
interprétation : elle a les caractères phénoménaux
de la spontanéité, de la présence à soi, du retour
circulaire à soi. Elle garde d'autant mieux qu'on croit pouvoir la
garder sans accessoire externe, sans papier et sans enveloppe : elle se trouve,
nous dit-elle, toujours disponible où qu'elle se
trouve.229
La voix, qui se donne comme élément diaphane de
la signification (comme la narration plus haut), simule l'indivisibilité
par son lien apparemment immédiat à l'idéalité d'un
sens, dans l'unité d'une parole présente et vivante. C'est en
elle que se loge la lettre lacanienne, tirant parti des effets
idéalisateurs (et leurrant) de la voix qui garde la présence, que
nous avons déjà vu en lisant La Voix et le
phénomène. On retrouve, note Derrida, cette « massive
coimplication, dans le discours lacanien, entre la vérité et la
parole, la parole `'présente», `'pleine» et
`'authentique» »230. Le relais par les valeurs de
plénitude et d'authenticité articule les deux
déterminations traditionnelles de la vérité, comme
adéquation (« à un contrat originel : acquittement d'une
dette ») et dévoilement (« du manque à partir duquel le
contrat se contracte »). L'adéquation est dévoilement car la
vérité du dire est révélation du manque qui ouvre
la parole, retour au trou d'émission, indépendamment de toute
référence à une chose visée au-delà du
discours.
En effet, ce qui importe n'est pas tant que le sujet
profère un discours vrai, conforme à l'objet, mais qu'il
adresse à l'analyste une vraie parole, adéquate à
elle-même, en laquelle le sujet dit quelque chose de son désir et
ce faisant s'authentifie dans sa singularité inaliénable.
Objectivement vraie ou fausse, véridique ou mensongère, peu
importe : ce qui compte est que la parole du sujet témoigne de son
ex-sistence. Non pas, bien entendu, celle d'un « moi », mais celle
d'un sujet divisé, excentré par son désir qui est toujours
désir de l'Autre, et où « il nous
228 VP, p.15, Derrida souligne.
229 CP, p. 493
230 CP, p.497
90
faut situer le sujet de l'inconscient, si nous devons prendre
au sérieux la découverte de Freud
».231Authenticité d'une parole qui n'est pas d'un «
moi » donc, mais de l'autre en soi, d'un ça parle qui se manifeste
de façon privilégiée en symptômes, rêves,
lapsus, actes manqués etc. Certes. Il n'empêche : pour Lacan, le
procès idéal de la cure analytique parcourt l'arc tendu entre une
parole vide et une parole pleine, remplie d'assumer sa castration :
Nous avons abordé la fonction de la parole dans
l'analyse par son biais le plus ingrat, celui de la parole vide, où le
sujet semble parler en vain de quelqu'un qui, lui ressemblerait-il à s'y
méprendre, jamais ne se joindra à l'assomption de son
désir [...] Si nous portons maintenant notre regard à l'autre
extrême de l'expérience analytique...nous trouverons à
opposer à l'analyse du hic et nunc la valeur de
l'anamnèse comme indice et comme ressort du progrès
thérapeutique, à l'intrasubjectivité obsessionnelle
l'intersubjectivité hystérique, à l'analyse de la
résistance l'interprétation symbolique. Ici commence la
réalisation de la parole pleine.232
Le procès de la cure, qui s'ouvre par le discours de
l'on, se transforme progressivement en une re-élaboration
discursive du passé (anamnèse), à laquelle invite le
silence de l'analyste, tout disposé à saisir les moments, rares,
où s'énonce une parole vraie, ou plutôt, devrait-on dire,
où s'adresse une parole vraie. La vérité dont il
s'agit en psychanalyse n'est pas extérieure au procès de la cure
mais produite par le travail qui s'y fait ; elle dépend du dispositif
analytique et de la relation asymétrique, appelée transfert, qui
s'instaure entre l'analysant et l'analyste. L'authentification passe par
l'intersubjectivité, en l'espèce par l'interprétation
révélante du psychanalyste qui dérobe la parole
de l'analysant pour lui restituer, « sous une forme inversée
», la vérité de son dire (celle de son désir
inconscient). Non comme un sens retrouvé sur lequel il s'agirait de
gagner une maitrise consciente mais comme un signifiant libéré,
qui pourra produire ses effets de réagencement symbolique. Tout cela ne
peut passer que par l'interlocution vivante : il ne saurait s'agir
d'écrire à son analyste ni de recevoir de sa part un discours
enregistré.233
231 Ecrits I, op.cit., p.11
232 Jacques Lacan, « Fonction et champ de
la parole et du langage », Ecrits I, op.cit., p. 252
233 Dans un récent article sur le
cadre psychanalytique en temps de confinement publié dans la revue AOC,
la psychanalyste Silvia Lippi, fait état de toute la flexibilité
offerte par le dispositif lacanien en matière de
télécommunication, à l'exception notable (et sans
surprise) de l'écriture : « Ainsi les difficultés de la
télé-psychanalyse sont surmontables grâce à la
présence du désir de l'analyste. Certes, ce désir
ne peut pas tout. Par exemple, un entretien écrit, via mail ou courrier
postal, ne saurait relever de la psychanalyse, car l'écrit écrase
la synchronie, et donc la surprise d'être saisi par l'autre, au milieu
d'un lapsus par exemple, et il exclut la contingence de chaque rencontre
». Voir Silvia Lippi, « Télé-psychanalyse : le
transfert au temps du Corona », AOC, 3 juin 2020. En parlant de de lapsus
par écrit, Derrida note qu'à deux reprises dans son commentaire
de La Lettre volée, Lacan aura forcé le dessein en
destin à propos de la citation de Crébillon recopiée par
Dupin en guise de signature : « Un dessein si funeste, s'il n'est
digne d'Atrée, est digne de Thyeste ».
91
Finalement, la constellation formée par les valeurs de
présence, de plénitude, d'authenticité, rassemblées
autour de la vive voix, (sur)prend le discours de Lacan dans le filet
phonocentrisme qui court de Platon à Freud. Et à l'instar de
toute la tradition métaphysique qu'il entend situer comme discours du
maître et dans laquelle il se meut néanmoins, Lacan « ne peut
pas se passer de condamner... le simulacre de l'hypomnèse : au nom de la
vérité, de ce qui lie mneme, anamnesis, aletheia, etc.
»234
Destinerrance
Ce qui se trouve refoulé, au nom de la
vérité, c'est donc l'écriture dans la voix, «
l'écriture avant la lettre » comme l'écrivait Derrida dans
De la grammatologie, autrement dit cette différance qui ouvre
la parole mais ne se ferme jamais, interdisant tout ré-appropriation,
ajournant indéfiniment la réalisation du sens plein,
disséminant la lettre. Point de point (de capiton) chez Derrida.
L'itérabilité - force de répétition, d'exportation
- qui forme la structure de toute marque, sans laquelle aucune marque ne serait
possible, cette itérabilité est aussi ce qui la divise
originairement. Il y a toujours plus d'une marque. Ce qui signifie que :
contrairement à ce que dit le Séminaire en son
dernier mot...une lettre peut toujours ne pas arriver à destination
[...] Non que la lettre n'arrive jamais à destination, mais il
appartient à sa structure de pouvoir, toujours, ne pas arriver. Et sans
cette menace...le circuit de la lettre n'aurait pas même commencé.
Mais avec cette menace, il peut toujours ne pas finir. Ici la
dissémination menace la loi du signifiant et de la castration comme
contrat de vérité. Elle entame l'unité du
signifiant, c'est-à-dire du
phallus.235
Nous retrouvons ici un paradoxe que nous connaissons bien : la
condition de possibilité est condition d'impossibilité. Pour
qu'il y ait envoi il faut que la lettre se laisse toujours déjà
ex-portée hors de son lieu d'origine (qu'un signe soit
répétable hors contexte par exemple), mais cette structure
d'envoi fait que son arrivée à destination doit être
considérée comme un accident, ce qui revient à
dire « qu'elle n'y arrive jamais vraiment, que quand elle arrive, son
pouvoir-ne-pas-arriver la tourmente d'une dérive interne
».236 La divisibilité imprime au creux
234 CP, p. 501
235 CP, p.472
236 CP, p.517
92
de chaque marque « un principe d'indétermination,
de chance, de hasard ou de destinerrance ».237
Il s'agit ici de se rendre attentif au fait que la
destinerrance, terme forgé par Derrida, dit la «
positivité » d'une telle indirection, qui n'est rien moins qu'une
modalité dérivée de la destination, une destination
manquée. De même la dissémination n'est pas la perte
d'un sens plein ou l'impossibilité toute négative d'y
accéder. Ce n'est pas davantage une dispersion absolue, une
dépense sans réserve. Ce que « la dissémination
affirme [c'est] la génération toujours
déjà divisée du sens »238, la non-origine,
la substitution sans fin, l'irréférence au centre plutôt
que l'absence de centre. Elle ne saurait, contrairement au phallus chez Lacan
(castration et désir de la mère), occuper la place de
signifiant transcendantal, lieu propre et non substituable où
tout revient.239 Contrairement à Lacan qui feint d'abandonner
la maîtrise dans la reconnaissance de la castration pour mieux la
récupérer comme vérité du sujet, Derrida fait
valoir que « le manque n'a pas sa place dans la dissémination
»240. Le manque reste une catégorie métaphysique
au principe d'une ontologie négative : le manque à être,
trou aux bordures déterminables, ne manque pas d'être.
En ce sens la castration-vérité est le contraire
du morcellement, son antidote même : ce qui y manque à sa place a
sa place fixe, centrale, soustraite, à toute substitution. Quelque chose
manque à sa place, mais le manque n'y manque jamais.241
L'indécidabilité ou l'incalculabilité des
effets de la lettre ne doivent pas être entendues comme des valeurs
négatives, comme l'échec de la décidabilité ou de
la calculabilité. Certes, en 1962, dans son introduction à
L'Origine de la géométrie, Derrida écrivait que
la « notion d'in-décidable » n'a « un tel sens que par
quelque irréductible référence à l'idéal de
décidabilité », elle n'est « elle-même
que si elle reste essentiellement et intrinsèquement hantée
dans son sens d'origine par le telos de décidabilité
dont elle marque la disruption »242. Mais,
précisément, l'in-décidabilité «
négative » à laquelle Derrida faisait allusion restait
homogène au domaine de la décidabilité, prise dans
l'opposition décidable du décidable et de
237 Jacques Derrida, « Mes chances. Au
rendez-vous de quelques stéréophonies épicuriennes »,
Cahiers Confrontation, n°19, 1988, p.30
238 D, p.226
239 Lacan écrit aussi : « Le phallus
est le signifiant privilégié de cette marque où la part du
logos se conjoint à l'avènement du désir »
240 CP, p.470
241 CP, p.469
242 IOG, p.40
93
l'indécidable. De cette indécidabilité au
sens étroit, il faudrait distinguer une indécidabilité
générale, dé-bordant, de l'inscrire en elle,
toute décidabilité, et à laquelle l'herméneute
s'aveugle en s'aveuglant au sens : comme aux effets de cadre invisibles qui
sans cesse relancent la lettre, la dérobent à toute saisie
définitive, non sans susciter en retour un désir d'appropriation,
de maitrise, de vérité. Ce qui se re-marque dans certains textes
« littéraires », en particulier dans La Lettre
volée.
La carrure d'une scène d'écriture
C'est pourquoi, après ce que nous n'appellerons pas un
« détour » par l'analyse critique de l'interprétation
lacanienne, Derrida propose une lecture de La Lettre volée qui
s'efforce de reconnaître sa « structure disséminale ».
Elle passe par la prise en compte du logement du récit dans la
scène d'écriture. Qui n'est pas simple.
On se souvient qu'au moment de mettre en évidence le
cadre textuel omis par Lacan, et notamment de distinguer la narration de la
fiction, Derrida se demandait où commençait cette dernière
: au titre de la nouvelle, à l'exergue, au chapeau introductif
précédant les deux scènes dialoguées ? Derrida
relit le premier paragraphe de La Lettre volée. Le narrateur
s'y narre :
J'étais à Paris en 18...Après une sombre
et orageuse soirée d'automne, je jouissais de la double volupté
de la méditation et d'une pipe d'écume de mer, en compagnie de
mon ami C. Auguste Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet
d'étude rue Dunôt, n°33, au troisième, faubourg
Saint-Germain.243
Tout « commence », note Derrida, « dans »
une bibliothèque. Loin d'être un simple « décor
littéraire », l'indication de mise en scène encadre la
scène d'écriture dans une scène plus grande. Le lieu de la
narration est ainsi mis en abîme, la bibliothèque étant le
lieu par excellence de l'archi-écriture, du texte général
: renvoi de textes en textes sans origine ni fin. C'est dire que rien ne
commence vraiment : La Lettre volée, le texte qui porte ce
titre, est d'emblée emporté dans le mouvement de la «
dérive textuelle », ouvert à la greffe infinie sur d'autres
écritures. Et d'abord sur le réseau, disons interne, le milieu
dans lequel s'insère la nouvelle, et auquel le narrateur
renvoie explicitement à la deuxième phrase :
Pour mon compte, je discutais en moi-même certains
points qui avaient été dans la première partie de la
soirée l'objet de notre conversation ; je veux parler de l'affaire de la
rue Morgue et du
243 Nouvelles extraordinaires, op.cit.,
p.92 les italiques sont en français dans le texte.
94
mystère relatif à l'assassinat de Marie Roget.
Je rêvais donc à l'espèce d'analogie qui reliait ces deux
affaires quand la porte de notre appartement
s'ouvrit...244
La Lettre volée est donc à son tour
encadrée, deux fois cadrée, inscrite dans une machine textuelle
plus large, comme la troisième fiction d'une série qui compte
aussi Double Assassinat dans la rue Morgue et Le Mystère de
Marie Roget. Remontant la chaîne textuelle, Derrida ouvre le
Double Assassinat pour y lire les circonstances de la rencontre entre
le narrateur (narrant-narré) et Dupin et remarquer que « le
remarquable insiste » : la rencontre y est dite avoir lieu dans un «
obscur cabinet de lecture ». Derrida suit alors la relation de la liaison
qui se constitue entre les deux personnages, menant sur les voies du double et
du double dédoublé, que pour notre part nous ne suivrons pas.
Mais tout y confirme « qu'elle ne laissera jamais au narrateur dit
général la position d'un rapporteur neutre et transparent,
n'intervenant pas dans la relation en cours »245. Les triangles
narrés sont toujours compliqués par l'avancée
discrète du metteur en scène dans la scène, comme
l'archi-écriture qui se remarque dans l'écriture.
L'important est de noter que La Lettre volée,
la fiction ainsi intitulée, ne peut être
considérée comme une entité indivisible,
indépendante et fermée sur elle-même. A la prendre comme
une totalité close, même en y comptant le narrateur et la
narration, on manque ce qui du « dedans » la divise, à savoir
des morceaux de son contenu qui la dé-borde de l'encadrer dans des
ensembles qui à leur tour s'ouvrent de l'« intérieur »,
et ainsi de suite. « Des morceaux sans tout, des `'partitions» sans
ensemble, voilà ce qui déjoue ici le rêve d'une lettre sans
partition, allergique à la partition. A partir de quoi le sème
`'phallus» erre, commence par disséminer, non pas même
à se disséminer ».246
Ce qui se trouve ainsi en jeu, dans ce jeu de dupes
(dupé-dupant, comme Dupin, comme tous et toutes), c'est moins la
topologie - empirique ou transcendantale, positive ou négative - qui
détermine la localité de la lettre, que la condition topologique
elle-même qui suppose que, quelque part, à un moment donné,
il soit toujours possible de faire le point. C'est dire que «
dans » le texte la vérité n'a pas lieu. Non qu'elle se
trouve, du reste, au-delà, dans un hors-texte dont nous avons
mesuré l'inconsistance. C'est dire aussi que, du fait de cette
divisibilité
244 Ibid, p.92
245 CP, p.514
246 CP, p. 513-414
95
sans terme, une analyse, et par exemple une psychanalyse, est
interminable. Serait-ce là la vérité de la
déconstruction ? Si l'on y tient, et sans doute y
tenons-nous247.
Mais à se cramponner ainsi à la
vérité, on risque, à nouveau, de méconnaître
la lettre : non pas celle dans le texte, avec son trajet propre, qu'on peut
certes reconstituer en faisant abstraction de l'écriture, « mais
celle qu'il `'est» qu'il décrit, `'lui-même», comme
l'écart du quatre, sans promesse de topos et de
vérité ».248 Au risque donc, sans doute pour
partie inévitable, de ne pas lire : par exemple le texte intitulé
La Lettre volée qui, au moment où il nous dupe en
feignant de nommer son contenu - l'histoire captivante d'une lettre qui arrive
à destination - se dérobe à toute localisation, à
toute saisie, s'abîmant dans ce que Derrida appelle joliment son «
feint titre ». Ce qui vaudrait aussi, bien entendu, pour le texte
intitulé « Le facteur de la vérité ».
***
Quoi donc de la vérité chez Derrida serions-nous
(derridiennement) tentés de demander au moment de conclure (sans point
final cela va sans dire) cette deuxième partie ? A la fin de la
première partie, on s'en souvient, nous interrogions la
possibilité pour la déconstruction de faire un pas au-delà
de la vérité dès lors que la redoutable mise en question
des assises de la vérité - de la présence du
présent - s'énonçait dans un discours se laissant, pour
ainsi dire, dédire par son langage et sa rigueur. La raison, le savoir,
ne s'y retrouvaient-ils pas ? Inscrire la vérité dans le jeu
d'une archi-écriture refoulée par la voix qui s'entend,
n'était-ce pas dénoncer l'illusion phonocentrique d'une
présence pure ? N'était-ce pas, sur un mode déniaisant,
écrire la vérité ?
Mais, reconduire ainsi la déconstruction à la
vérité - ce qui semble toujours possible - c'est compter sans
l'écriture, précisément, sans cette puissance de
répétition, de simulacre, « d'avant » la distinction
entre réalité et illusion, vérité et
non-vérité. Pas au-delà de la vérité, sans
doute, mais pour brouiller la limite qui donne sens au franchissement
(au-delà de la distinction oppositionnelle entre vérité et
non-vérité donc, si la catégorie d'au-delà
n'était elle-même, pour cette raison même, à
suspecter). La vérité qui s'écrit s'abîme
dans la graphique de l'hymen, dans une indécidabilité «
première » qui déroute le sémanticien. C'est qu'il
n'en va
247 Dans Résistances - de la
psychanalyse, op.cit., p.48, Derrida écrit : «
Paradoxe seulement apparent : c'est parce qu'il n'y a pas
d'élément indivisible ou d'origine simple que l'analyse est
interminable. La divisibilité, la dissociabilité et donc
l'impossibilité d'arrêter une analyse, comme la
nécessité de penser la possibilité de cette
indéfinité, telle serait peut-être, si on y tenait, la
vérité sans vérité de la déconstruction
».
248 CP, p.472
96
pas, avec cette indécidabilité-là, d'une
simple impossibilité à trancher entre des pôles
sémantiques bien définis : elle se joue dans l'entre,
dans l'espacement qui, tel l'éventail mallarméen, rassemble et
disperse le texte sans qu'il soit possible d'en arrêter le mouvement,
sans qu'il ne soit jamais possible de fixer un sens une fois pour toutes.
L'opposition décidable du vrai et du non-vrai est suspendue d'être
en suspens, dans un no man's land où, comme le dit Levinas dans
le beau texte qu'il dédie à Derrida « rien n'est plus
habitable pour la pensée »249, faute de repère
stable, faute de lieu où prendre racine.250
Vertige d'une dérive signifiante qui opère
déjà dans la langue de tous les jours, dans le langage dit
courant, mais qu'on n'éprouve pas ou peu car il appartient
à la structure de la trace de se retirer sous l'effet de sens qu'elle
rend possible. Finalement, si la vérité ne se trouve qu'à
mettre l'écriture sous le boisseau, cette opération est d'autant
plus aisée que l'écriture se prête d'elle-même
à cet effacement. Reste que la trace ne s'efface pas sans reste,
même là où l'on n'en veut rien savoir. Par
l'écriture, la déconstruction aura cherché à
exhumer la textualité de tous discours : à tympaniser - la
philosophie, souvent dure de la feuille, en faisant ressortir, à l'angle
d'une certaine re-marque, la ligne de fuite par où le sens (se)
défile et la vérité avec elle : parade stylistique
déjouant toute prise dialectique de ne jamais se laisser
déterminer en contenu univoque.
Ce ne sont pas tant les styles derridiens que nous aurons
examinés dans cette partie mais, par un détour ou un pli
supplémentaire, la manière dont Derrida aura
réfléchi, dans une certaine « littérature », cet
art du suspens qui fascine Mallarmé dans Crayonné au
théâtre, cette voltige qui « toute condensée
à la pointe de la danseuse ou de l'idée...(d)écrit
toujours, en outre la structure du tissu littéraire, le
mouvement même de son inscription, `'hésitation» devenant
écriture ».251 Ecriture abyssale qui n'en finit pas de
spéculer sur elle-même dans un jeu de miroir sans dehors, ou
plutôt qui inscrit en lui des effets de sorties. Notons, cependant, qu'en
écrivant/lisant Poe ou Mallarmé, Derrida ne cherche pas à
préserver le « littéraire » de la philosophie ou de la
psychanalyse ; plutôt à montrer ce qui, dans la facture de ces
textes, résiste à l'appareillage conceptuel qui tente de s'y
mesurer, et d'abord parce que la métaphysique dualiste, qui commande
souterrainement la composition des oeuvres où son commentaire s'applique
avec succès, ici ne s'y retrouve pas. Par leur tournure, ces textes
témoignent d'une capacité déconstructrice souvent plus
forte que les discours démonstratifs. Toutefois, en se
249 Emmanuel Levinas, «Tout
autrement» dans Cahiers de l'Herne, dir. Marie-Louise Mallet et
Ginette Michaud, Paris, Edition de l'Herne, Paris, , 2004, p.16
250 On pense ici aussi aux résonances
avec « Rhizome », l'introduction de Mille Plateaux de
Deleuze et Guattari.
251 Cité dans D, p.293
tournant vers cette écriture au carré, il ne
s'agit aucunement, faut-il le préciser, de céder à «
un confusionnisme esthétisant, aveugle à l'art autant qu'à
la philosophie, et qui voudrait nous faire conclure que...l'ère du
philosophe-artiste étant désormais ouverte, la rigueur du concept
pourrait se montrer moins intraitable, qu'on allait pouvoir dire n'importe quoi
et militer pour la non-pertinence, ce qui revient toujours à rassurer et
confirmer, à laisser hors d'atteinte l'ordre auquel on croit alors
s'opposer ».252
Se risquer à ne rien vouloir dire n'est pas sacrifier
au non-sens ou à la non-vérité, proclamées valeurs
subversives - ce qui serait encore s'amarrer, par la négative, à
l'ordre contesté. C'est plutôt, d'un geste ni simplement actif ni
simplement passif, s'ouvrir à ce qui du dedans du logos, «
dans » « l'espace » sans vérité de
l'écriture, échappe à toute maîtrise, toute
compréhension, toute appropriation définitive. Ce que la
déconstruction de la vérité affirme c'est la contamination
originaire, le complexe, l'inextricable, le « et » de la liaison
irréductible et par suite (paradoxe apparent) la nécessité
du déchiffrement infini du texte - pour qui le lit. Il ne saurait donc
s'agir d'en finir avec le sens : conséquence analytique, si
l'on veut, de ce que la pensée de la différance enseigne,
à savoir, comme l'écrit Levinas : que « les significations
ne convergent pas vers la vérité. Ce n'est pas elle la grande
affaire ! »253. D'où notre question : quelle est donc la
grande affaire ? (s'il y en a une, et s'il y en a une).
Autrement dit : qu'est-ce qui pousse la déconstruction à entamer
cette analyse interminable ?
97
252 EP, p.60
253 « Tout autrement », art.cit.,
p.17
98
3. Il faut l'impossible
Arrivés à la dernière partie de notre
travail nous sommes prosaïquement tentés de nous demander :
pourquoi tout cela ? pourquoi déconstruire la métaphysique ?
pourquoi déconstruire la vérité ? Cela s'entend : quel
sens donner à cette démarche ? en vue de quoi la
déconstruction se poursuit-elle ? Ainsi posées, ces questions ne
semblent autoriser qu'une seule réponse, celle du sens
précisément, du bon sens : au nom de quoi, en effet, se lancer
dans une telle entreprise hypercritique sinon au nom de la vérité
? « Quel sens où quel intérêt y aurait-il à
`'déconstruire la métaphysique», demande Rogozinski, si le
nom de `'métaphysique» ne désignait pas une illusion, un
mode de la non-vérité ? Et pourquoi faudrait-il la
déconstruire...si l'on ne s'était pas décidé par
avance contre l'illusion métaphysique, pour la vérité ?
».254
Tout ce que nous avons vu de la déconstruction
jusqu'ici inviterait à se méfier de ces oppositions
tranchées entre vérité et non-vérité,
vérité et illusion, du recours au sens d'une démarche et
au telos de vérité qui commanderait à distance
toute prise de parole, de position, non seulement parce que la valeur de
vérité (réalisée ou manquée) serait
l'origine ou l'horizon du sens mais aussi parce que tout acte de langage se
ferait en vue de la vérité. Comme si la bouche ne s'ouvrait
qu'à promettre de dire vrai (même et surtout quand il s'agit de
mentir). Enoncés incontestables, sans doute, dès lors que l'on
accrédite sans réserve le système de l'intention, du
vouloir-dire. Et, peut-être, est-il nécessaire, pour des raisons
politiques, éthiques, juridiques, de maintenir un certain crédit
à cette franchise.255 Néanmoins, à
reconnaître la nécessité de
l'hétéro-affection dans l'auto-affection, on est amené
à reconsidérer ce qui semble aller de soi : à
reconnaître que, la présence (à soi) étant toujours
déjà différée, le sujet barré ne
peut que manquer à sa parole - non que toute engagement langagier soit
parjure (mais que reste-t-il de la robustesse de ce concept de parjure quand
les voix se multiplient, quand l'univocité se perd ?) seulement, le
milieu d'itérabilité dans lequel il s'inscrit complique
originairement la sûre distinction entre le vrai et le non-vrai, la bonne
foi et la mauvaise, la véracité et le
254 « `'Il faut la
vérité» (notes sur la vérité de
Derrida) », art.cit., p.19
255 Voir « Histoire du mensonge.
Prolégomènes», dans Cahiers de l'Herne, op.cit.,
p.499, Derrida écrit : « Si, fût-ce pour des raisons de
finesse et de rigueur conceptuelles, j'engageais le concept de mensonge dans
toute la pliure mobile et fluide de cette complication, cette exigence
théorique ou phénoménologique risquerait, c'est un enjeu
sur lequel nous reviendrons, de perdre de vue une arête classique du
mensonge, difficile à délimiter sans doute, mais sans laquelle
aucune éthique, aucun droit et aucune politique ne survivrait, qui ont
besoin, dans leur axiomatique fondamentale, de références aussi
sommaires mais aussi décidables que l'opposition du mensonger et du
vérace, de la bonne foi et de la mauvaise foi, etc. Ce concept
carré, décidable, indispensable mais aussi brut et brutal du
mensonge, je propose que nous le surnommions le franc-concept du mensonge...
»
99
mensonge, etc. Cela n'interdit nullement d'en décider,
en responsabilité. Mais qui pourra jamais s'assurer et assurer à
l'autre qu'il dit vraiment ce qu'il pense et pense vraiment ce qu'il dit ? S'il
y a promesse de vérité, elle doit être dissociée des
valeurs de volonté ou de vouloir-dire ; elle ne saurait être de
l'ordre de la vérité, comme une nécessité logique
immanente à tout langage comme le voulait Kant, mais relèverait
d'un performatif, d'une promesse, peut-être intenable, qui en appelle
à la croyance. Nous y reviendrons.
La déconstruction n'a, semble-t-il, pas à
être vraie - ce qui n'implique surtout pas qu'elle soit fausse - pour
(se) donner à lire et produire ses effets. Ainsi, à prendre le
travail déconstructeur en considération, à y souscrire si
l'on veut, on ne demandera plus « pourquoi la déconstruction ?
» mais peut-être : qu'est-ce qui pousse à déconstruire
? qu'est ce qui met la déconstruction en mouvement ? Non que nous
cherchions à substituer une cause motrice à une cause finale, un
déterminisme psychologique, voire psychanalytique, à une
volonté pensante, mais plutôt à faire droit à une
possibilité plus ancienne : ni efficiente ni intentionnelle, la «
cause », s'il y en a, serait celle qui, avant tout soi, engage et pousse
à en-découdre, celle à quoi on ne peut que répondre
« oui » quand elle appelle, pour causer.
Par exemple à telle conférence intitulée
« Résistances » (reprise en ouverture du recueil
Résistances - de la psychanalyse) au cours de laquelle Derrida
se livre. Il se livre à ce qu'il appelle « une sorte d'auto-analyse
plus ou moins impersonnelle », un éclaircissement de ce qu'il
entend sous le nom de déconstruction. Il en va, écrit Derrida,
d'analyse et de résistance. Mieux : d'hyperanalyse parce que de
résistance à l'analyse, laquelle ne doit pas s'entendre
simplement comme un reliquat, en fait ou en droit, inanalysable mais comme un
reste dont la restance est hétérogène à l'ordre de
l'analyse, pour n'être rien, ni essence, ni existence,
étant-présent ou absent : une différance. Ce qu'explique
alors Derrida c'est que la déconstruction - dé-constitution,
dé-sédimentation, dé-composition etc. des édifices
conceptuels - à la fois obéit à une exigence analytique
et résiste au double motif qui forme toute ana-lyse, à
savoir : la remontée vers l'originaire (le motif anagogique) et la
déliaison dissociative jusqu'au simple (motif philolytique). S'il n'y a
pas d'origine simple, nous l'avons vu, c'est que tout « commence »
par une différance (une trace, une répétition etc.) mais
cette différance ne peut être décelée que par une
radicalisation du geste analytique (ontologico-transcendantal), qu'il faut donc
maintenir comme réquisit. De cette double contrainte (double
bind) Derrida écrit :
Ce qui pousse la déconstruction à
analyser sans relâche les présupposés analytistes et
dialecticistes de ces philosophies [celles de Kant, Hegel, Husserl et
Heidegger], et sans doute de la philosophie même ; ce qui ressemble en
elle à la pulsion ou au pouls de son mouvement propre, une
100
compulsion rythmée à traquer le désir
d'originarité simple et présente à elle-même, eh
bien, cela même - voilà le double bind dont nous parlions
à l'instant - la pousse à une surenchère analytiste et
transcendantaliste.256
Evoquant elliptiquement « ce » qui pousse la
déconstruction, laissant au pronom indéfini la charge de
maintenir les possibles ouverts, Derrida mentionne quelques lignes plus loin
« une affirmation donatrice qui reste l'ultime inconnue pour l'analyse
qu'elle met pourtant en mouvement »257. Quoi donc de cette
affirmation donatrice ? de ce « oui » qui donne son mouvement
à la déconstruction, inaugure sa performance ?
c'est-à-dire non seulement ce qui alimente sa surenchère
analytique mais aussi provoque son intervention dans le champ
déconstruit, notamment par cette écriture tympanisante dont nous
avons vu qu'elle n'était rien moins qu'accessoire. Car, Derrida,
à de nombreuses reprises, y insiste258 : la
déconstruction n'est pas neutre, elle entend intervenir activement,
faire bouger les choses. N'est-ce pas le moins qu'on puisse attendre d'une
pensée de la différance ? Une pensée dont nous aurons
d'ailleurs senti qu'elle est de part en part traversée d'enjeux
éthico-politiques, c'est-à-dire aussi de tension et de
conflictualité, jusqu'à le remarquer dans le a
inentendable, la « grosse faute d'orthographe » qui inscrit la
différance en marge de la verbalisation policée de la
différence :
Le mot différence (avec un e) n'a jamais pu renvoyer ni
au différer comme temporisation ni au différend comme polemos.
C'est cette déperdition de sens que devrait compenser
-économiquement- le mot différance (avec un a)259
C'est à ces enjeux éthico-politiques de la
déconstruction que nous nous intéresserons, dans cette
dernière partie, à supposer qu'on puisse encore ainsi
délimiter les choses. Nous verrons qu'il ne s'agit aucunement de tirer
des conséquences pratiques de la déconstruction. Celle-ci est
toujours déjà engagée par et dans une promesse
éthique : il en va dès l'entame, quoiqu'en disent celles et ceux
qui défendent l'idée d'un tournant éthico-politique chez
Derrida, de justice, d'une justice infinie, irréductible au droit
constitué, mais qui exige néanmoins de se faire loi. Nous
tenterons de montrer en quoi cette justice hyperbolique, que nous aurons
d'abord
256 Résistances - de la psychanalyse,
op.cit., p. 43, Derrida souligne
257 Ibid, p. 44
258 Voir par exemple, Positions,
op.cit. p.129 : « Pourquoi s'engager dans un travail de
déconstruction, plutôt que de laisser les choses en l'état
? [...] La déconstruction, j'y ai insisté, n'est pas
neutre. Elle intervient. » (c'est Derrida qui
souligne).
259 M, p.8
101
à examiner, implique une conception renouvelée
de la vérité. En quoi elle engage également la promesse
d'une langue à venir.
A) Justice et déconstruction
Il n'y a pas de commencement absolu, telle serait une autre
manière de dire ce qu'enseigne la déconstruction. Aucun ordre
établi ne peut s'assurer rationnellement de ses propres fondements,
c'est-à-dire de sa légitimité. Nous l'avons vu : le
travail déconstructeur, partout où il s'applique, fait
apparaître une décision qui ne se dit jamais comme telle,
un coup de force qui, au nom de la vérité, refoule la
différance en prétendant la dériver d'une présence
originaire qu'on ne trouve nulle part. C'est pourquoi, avant même toute
(mise en) question, toute sollicitation de quelque architecture conceptuelle
que ce soit, ça se déconstruit, c'est en déconstruction.
Telle est la possibilité de la déconstruction. Mais, la
décision de déconstruire elle-même, d'où prend-elle
son départ ? D'où vient la « force » qui l'anime, et
qui lui donne sinon son « lieu propre » du moins son élan et
son orientation ? A ces questions, Derrida répond sans ambages : c'est
l'appel de la justice, par-delà toute légalité historique,
qui engage la déconstruction : un oui à l'autre,
à l'arrivant, à ce qui vient, c'est-à-dire aussi, nous
tâcherons de l'expliquer, à l'impossible.
Oui à l'autre
Dans le texte « Nombre de oui », Derrida formalise
la loi d'un oui au langage d'avant tout langage déterminé, un
« oui archi-originaire » qui « ressemble
à un performatif absolu », qui « ne décrit et ne
constate rien mais engage dans une sorte d'archi-engagement, de consentement ou
de promesse qui se confond avec l'acquiescement donné à
l'énonciation qu'il accompagne toujours, fût-ce silencieusement et
même si celle-ci devait être radicalement négative
».260
Ce oui imprésentable, imprononçable,
étranger au savoir, n'est l'acte d'aucun sujet en ce qu'il
précède tout sujet qu'il rend possible ; il n'est pas un
événement, n'appartient pas à ce que nous appelons
communément l'histoire. Et pourtant, il est présupposé par
tout acte de langage, tout énoncé qu'il ouvre à
l'événementialité. Tout ce qui se dit ou ne se dit pas,
toute question, toute négation signifiées, tout
métalangage qui chercherait à le dominer, impliquent ce oui
au dire, ce don du langage qui se donne dans un passé absolu, hors
de tout présent, hors de tout échange, qu'on ne peut refuser. Il
en va d'un coup de don qui engage malgré soi dans
260 Jacques Derrida, « Nombre de oui
», Psyché, Inventions de l'autre, Paris, Galilée,
1987, p.647
102
l'espace d'une promesse plus vieille que soi, une promesse
originaire et sans contenu propre sinon de parler, de s'adresser à
l'autre. Il en va aussi d'une loi d'avant toute loi à laquelle il faut
se plier : « Ordre ou promesse, cette injonction (m')engage de
façon rigoureusement asymétrique avant même que j'ai pu,
moi, dire je, et signer, pour me la réapproprier, pour
reconstituer la symétrie, une telle provocation
»261. On retrouve ici le don de la langue comme la loi
dont parlait déjà Saussure. Ainsi, un sujet parlant n'advient
qu'à acquiescer d'un silence affirmatif à la langue
déjà là, avant lui, dans laquelle il est
engagé et qui l'engage à parler. La structure de
l'avant-dans re-nomme ici ce que nous avons précédemment
vu sous le nom de structure quasi-transcendantale : « Car [le oui
pré-originaire], s'il est `'avant» la langue, marque l'exigence
essentielle, l'engagement, la promesse de venir à la langue, dans une
langue déterminée. Tel événement est requis par la
force même du oui »262.
Plus vieux que toute opposition, que tout sujet et tout objet,
ce oui archi-originaire se tient en vérité entre deux oui. Il est
originairement une confirmation, une réponse : « Il est d'abord
second, venant après une demande, une question ou autre oui
»263. Mais il se promet à son tour à une
confirmation dans un prochain oui, un oui à venir et pourtant en un sens
déjà là d'être promis. Si bien que le oui
toujours déjà se ré-affirme, se dédouble en un
oui, oui. La structure de répétition, sans laquelle il
n'y aurait aucun oui (puisque ce n'est qu'avec sa
réédition que le « premier » oui apparaît «
comme tel », dans l'après-coup), ouvre le champ de la
mémoire et de la promesse mais aussi, simultanément de l'oubli et
du simulacre.
Comme le second oui habite le premier, la
répétition augmente et divise, partage d'avance le oui
archi-originaire. Cette répétition qui figure la condition
d'une ouverture du oui, le menace aussi : répétition
mécanique, mimétisme, donc oubli, simulacre, fiction,
fable.264
Par où l'on voit que le oui au dire ne saurait
être un oui à la vérité mais à l'appel de
l'autre, avant tout soi, à la « prévenance de la trace
»265. Dès que je parle, avant même de dire quelque
chose de déterminé et qui n'est pas nécessairement une
promesse, je suis engagé dans la promesse de répondre à
l'autre, déjà là avant moi. Et en disant oui, je promets
encore, à nouveau, de confirmer cette réponse, de continuer
à parler, à m'adresser à l'autre. Cet espace de la
promesse qui précède et enveloppe toute parole (et donc en
particulier, toute promesse
261 « Comment ne pas parler »,
Psyché, op.cit., p.561, Derrida souligne.
262 Ibid, p. 644
263 « Nombre de oui »,
art.cit., p. 649
264 Ibid, p.649
265 « Comment ne pas parler »,
art.cit., p.561
103
déterminée) engage d'emblée une
responsabilité à l'égard de l'autre, une
responsabilité avant toute liberté, toute maîtrise. Que je
le veuille ou non je suis responsable de l'autre, je lui réponds, j'en
réponds : je dis oui à la différance de l'autre, à
cette altérité absolue et irrécupérable, non
dialectisable, ouvrant un avenir inanticipable - la venue de l'autre - depuis
un passé lui aussi tout autre, immémorial (que l'on peut penser
depuis l'événement sans évènement du don du langage
mais aussi du don de la vie, par exemple de « sa » naissance à
laquelle personne ne fut présent).
Force de loi
Si le oui archi-originaire marque qu'il y a toujours
déjà de l'autre avant (tout) soi, un autre dont on est d'avance
responsable, alors il faut convenir que l'éthique et le politique ne
surviennent pas à une écriture de l'écriture qu'on
croirait à tort repliée sur elle-même en ce qu'elle vient
troubler la référence tranquille à
l'extériorité simple. L'affirmation exigée par le don
engage d'emblée, comme une promesse qui donne le mouvement, la
déconstruction dans l'éthico-politique : elle est de bout en bout
pensée de la justice.
Si tournant il y a dans la pensée de Derrida, comme
certains l'affirment266, il s'agirait donc plutôt d'une
inflexion de style : le passage d'un discours oblique à un discours,
sinon direct, du moins plus explicite sur l'idée de justice. C'est en
1989, en ouverture d'un colloque portant sur « Deconstruction and the
Possibility of Justice », que Derrida « adresse », comme il
le dit en comptant avec la richesse idiomatique du verbe anglais « to
adress », la question de la justice, dans un texte intitulé «
Du droit à la justice » repris dans le volume Force de
loi. Il commence par rappeler que, malgré les apparences, cette
question n'est pas nouvelle :
Il va sans dire que des discours sur la double affirmation, le
don au-delà de l'échange et de la distribution,
l'indécidable, l'incommensurable ou l'incalculable, sur la
singularité, la différence et
l'hétérogénéité sont aussi, de part en part,
des discours au moins obliques sur la justice.267
Ce qui est nouveau, donc, c'est un certain mode d'exposition,
un certain style d'adresse qui se voudrait plus direct quand il s'agit «
d'adresser », sans détour, le problème de la justice (c'est
l'usage transitif permis en anglais sur lequel joue Derrida). Or,
précisément, Derrida
266 Voir par exemple, Peter Dews, «
Déconstruction et dialectique négative : la pensée de
Derrida dans les années 1960 et la question du `'tournant
éthique» », dans Le Moment philosophique des années
1960 en France, dir. Patrice Maniglier, Paris, PUF, 2011, p.409-429
267 FDL, p.21
104
soutient « que l'on ne peut pas parler directement de la
justice, thématiser ou objectiver la justice, dire `'ceci est
juste» et encore moins `'je suis juste» sans trahir
immédiatement la justice, sinon le droit ».268 Pourquoi
? D'où vient cette distinction entre justice et droit, entre justice et
justice comme droit ?
Pour le comprendre il peut être utile de repartir du
syntagme « force de loi ». Le concept de loi a pour prédicats
essentiels, il comprend analytiquement, la généralité et
l'applicabilité. Une loi, pour être ce qu'elle est, doit
être générale et « enforceable »,
c'est-à-dire applicable par la force, « que cette force soit
directe ou non, physique ou symbolique, extérieure ou intérieure,
brutale ou subtilement discursive - voire herméneutique -, coercitive ou
régulative etc. ».269 En un premier sens, force de loi
désigne donc la force de la loi, la force jugée légitime
et seule capable de mettre un coup d'arrêt à la violence, à
la force illégitime qu'on appelle parfois la loi du plus fort. Mais
Derrida entend distinguer de cette acception, somme toute classique, une autre
entente faisant résonner une articulation plus enfouie, plus profonde et
aussi plus cachée entre la loi et la force : celle d'une force
originaire, performative, qui se trouve au fondement du droit, de la justice
comme droit.
Pour ce faire Derrida convoque le fameux mot de Pascal, repris
de Montaigne, sur le « fondement mystique de l'autorité », que
la lecture conventionnelle, note Derrida, interprète en un sens
conventionnaliste, relativiste. En un mot : nous n'obéissons pas aux
lois parce qu'elles sont justes en elles-mêmes, mais parce qu'elles ont
de l'autorité, autorité qu'elles tirent de la coutume -
c'est-à-dire d'un certain état de fait - et du crédit que
nous lui accordons. La force de la loi se trouve, en réalité, au
service des plus forts. Ainsi, souligne Derrida, on peut lire dans la
pensée pascalienne, « les prémisses d'une philosophie
critique moderne, voire une critique de l'idéologie juridique,
une désédimentation des superstructures du droit qui cachent et
reflètent à la fois les intérêts économiques
et politiques des forces dominantes de la société
».270
Mais cette lecture « moderne », qui effectivement
dissocie la justice et le droit, laisse ouverte la possibilité que la
justice soit, en droit, réalisée (au besoin après la
révolution). Or, c'est cette possibilité que Derrida entend
réfuter en proposant une critique encore plus radicale de
l'idéologie juridique, à partir d'une interprétation,
elle-même plus radicale, de ce que Montaigne et Pascal appellent le
« fondement mystique de l'autorité ». Celui-ci ne
désignerait pas seulement l'acte de foi nécessaire au maintien
des lois (c'est-à-dire à la consolidation de
268 FDL, p.36
269 FDL, p.18
270 FDL, p.32
105
l'existant) mais le coup de force à l'origine de
toute institution du droit : « une force interprétative et
un appel à la croyance »271 impliqués au moment
du surgissement de l'ordre juridique en tant que tel. Autrement dit, la justice
comme droit, qui dit déduire ses fondements de principes ontologiques ou
rationnels, en appellerait secrètement à la force performative
d'un langage instituteur ; celui-ci ferait advenir un état de choses que
le droit naissant prétendrait ensuite constater calmement, codifier,
régler, livrant ainsi la justice au calcul, au jugement
déterminant qui subsume un cas sous une loi qu'on dira également
vraie (universelle et nécessaire) ou juste.
Or l'opération qui revient à fonder, à
inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi,
consisterait en un coup de force, en une violence performative et donc
interprétative qui en elle-même n'est ni juste ni injuste et
qu'aucune justice, aucun droit préalable et antérieurement
fondateur, aucune fondation préexistante, par définition, ne
pourrait ni garantir ni contredire ou invalider.272
Tel serait donc le fondement mystique, une violence sans
fondement à l'origine de l'auto-position du droit - ce qui ne
déporte pas nécessairement les lois instituées dans
l'illégalité mais rappelle qu'elles « ne sont ni
légales ni illégales en leur moment fondateur » en ce
qu'elles « excèdent l'opposition du fondé et du
non-fondé ».273 La loi de la loi, si l'on ose dire,
c'est d'avoir à se fonder hors de la légalité, hors
d'elle-même donc, incapable de se justifier et produisant
après-coup la fiction de sa légitimité (par exemple comme
résultant d'un contrat social). Si l'on ne peut dire « ceci est
juste » sans trahir la justice c'est donc d'abord parce qu'aucun
système juridique ne peut déterminer objectivement ce qui est
juste et ce qui ne l'est pas, étant structurellement contaminé
par la violence de son institution, par une violence originaire qui se tient en
deçà de toute partition juridico-métaphysique entre fait
et droit. (Violence en un sens inouï donc, violence sans violence et que
Derrida, semble-t-il, continue d'appeler violence pour marquer que le fondement
du droit est étranger au droit - ce que le droit institué
détermine comme violence).
Justice incalculable
Cette historicité implique que le droit soit
essentiellement déconstructible : il est toujours possible de
dé-faire, de dé-constituer par analyse, l'axiomatique de telle ou
telle
271 FDL, p.32
272 FDL, p.33, Derrida souligne.
273 FDL, p.34
106
configuration sociale et historique de la justice qui tend
à se présenter comme vérité anhistorique,
fondée en raison (autrement dit qui tend à naturaliser un droit
positif prétendant, à la limite, contraindre sans forcer, comme
une loi de la nature). Et cette déconstructibilité, remarque
Derrida, est « la chance politique de tout progrès historique
»274, de la perfectibilité du droit, même si le
droit en tant que tel ne pourra jamais être parfaitement juste. Est-ce
à dire qu'il faut faire son deuil de la possibilité de la justice
? A cette question Derrida semble répondre à la fois oui et non :
si la justice est possible elle ne l'est qu'en tant qu'impossible.
Notons d'abord que, même si elle n'est pas
réalisable, il y a la justice. Comment, en effet, pourrait-on
parler d'injustices déterminées dans un droit, ou de lois
illégitimes, sans cette idée d'une justice absolue ? Seulement,
« il ne faut pas se tromper d'adresse ». Si la justice est en
excès sur toute légalité sociale instituée ce n'est
pas seulement parce que l'institution est toujours une violence performative
mais, peut-être plus fondamentalement, parce que la justice est
hétérogène à l'ordre du droit qui est celui du
calcul, de la distribution des droits et des devoirs, des rétributions
et des sanctions dans un système de prescriptions codées : la
justice est incalculable en ce qu'elle s'adresse toujours à « une
singularité, des individus, des groupes, des existences
irremplaçables, l'autre ou moi comme l'autre, dans une
situation unique ».275 Il en va d'une justice verticale,
évènementielle, celle universelle mais non universalisable, d'un
cas, dans son incommensurable singularité. C'est pourquoi à
chaque fois que la justice est inscrite dans un droit positif - et nous verrons
qu'elle doit l'être- elle est pour ainsi dire trahie par la
généralité de la règle. La disproportion
essentielle entre la justice et le droit génère comme un appel et
c'est à cet appel toujours insatisfait de la justice infinie, en tant
que telle indéconstructible, que la déconstruction répond
et ce faisant, se met en situation d'en répondre.
Il convient donc ici de préciser que si c'est
l'être-déconstructible du droit présent qui rend la
déconstruction possible, c'est l'indéconstructibilité de
la justice, toujours à venir, qui lui donne son mouvement. En effet, si
ce n'était cet acquiescement primitif à la justice, à la
venue de l'autre comme autre, irréductible au même, qu'est-ce qui
justifierait le travail déconstructeur ? Au nom de quoi faudrait-il
déconstruire l'ordre établi sinon au nom d'une justice en
excès sur toute ordre et qui donne la mesure de toute injustice ? Ainsi
la déconstruction trouve son site dans l'intervalle qui sépare le
droit fini de la justice infinie, dans cet entre où, interminablement,
elle s'emploie à lutter contre la réduction de la justice au
calcul, à l'objectivité, à la vérité
universelle, ceci en dé-montant les appareillages conceptuels,
théoriques, normatifs des constructions juridiques dans lesquelles la
justice est dite réalisée. En
274 FDL, p.35
275 FDL, p.39
107
ce sens, et dans la mesure de cette critique hyperbolique
animée du mouvement d'ouverture à l'incalculable, « la
déconstruction est la justice ».276
Expérience de l'impossible
Mais il est un autre sens, plus profond, en lequel s'entend
cette égalisation de la déconstruction et de la justice, à
savoir : comme « expérience de l'impossible » ou encore «
expérience de l'aporie » - expressions en elles-mêmes
contradictoires car le concept d'expérience indique la
possibilité d'une traversée que l'aporie, en tant qu'impasse,
interdit. Il en va donc, avec la justice, d'une expérience impossible de
l'aporie. Derrida écrit :
Mais je crois qu'il n'y a pas de justice sans cette
expérience, toute impossible qu'elle est, de l'aporie. La justice est
une expérience de l'impossible. Une volonté, un désir, une
exigence de justice dont la structure ne serait pas une expérience de
l'aporie n'aurait aucune chance d'être ce qu'elle est, à savoir
juste appel de la justice.277
Ce juste appel de la justice, la déconstruction y
répond en nous confrontant à des configurations
aporétiques dans lesquelles la (bonne) conscience ne peut plus s'en
remettre à des critères sûrs et prétendument
objectifs pour « décider » du vrai et du juste, ce qui ouvre
en réalité la possibilité d'une décision digne de
ce nom - s'il y en a. L'expérience de l'aporie - qu'il ne saurait s'agir
de traverser donc - n'est pas un scepticisme ou la forclusion de toute
responsabilité mais au contraire l'épreuve-limite dans
l'endurance de laquelle s'annonce la possibilité de l'éthique. La
déconstruction de la vérité ouvre le domaine de
l'éthique, elle est l'« ouverture non-éthique de
l'éthique »278. Nous allons voir que cela vaut,
exemplairement, pour la justice.
Après avoir proposé une distinction entre la
justice et le droit, entre la justice infinie, incalculable, « rebelle
à la règle » et le droit comme « dispositif statutaire
et calculable », Derrida en vient à compliquer cette opposition.
Car « il se trouve que le droit prétend s'exercer au nom de la
justice et que la justice exige de s'installer dans un droit qui doit
être mis en oeuvre (constitué et appliqué) par la force -
`'enforced». »279 Et cela, précise
Derrida, sans attendre, immédiatement. Il appartient à la
structure d'appel de la justice infinie de précipiter dans une
276 FDL, p.35
277 FDL, p.38
278 « L'archi-écriture est l'origine
de la moralité comme de l'immoralité. Ouverture
non-éthique de l'éthique » DG, p. 202
279 FDL, p.49-50
108
décision juste - car seule une décision
est juste - qui ne peut se déterminer historiquement que dans la forme
du droit. (En quoi la justice infinie ne saurait être assimilée
à une idée régulatrice au sens kantien, laquelle suppose
un horizon d'attente, nous y reviendrons). Il faut - c'est un impératif
éthique - faire l'impossible, à savoir calculer avec de
l'incalculable : « la justice incalculable commande de calculer
».280
La première complication est que cette décision
de calculer ne relève pas elle-même du calcul, et ce dans la
mesure même où il s'agit d'une décision. Il n'y a de
décision, et a fortiori de décision juste, que là
où prévaut l'indécidabilité. En effet, si je
dispose d'une méthode infaillible pour décider, si pour cela je
me contente de suivre un ensemble de règles prescrites, de
dérouler un processus calculable, d'appliquer un droit existant, je peux
le faire de bonne ou de mauvaise manière, correctement ou non, mais en
toute rigueur je ne décide pas. Je suis un programme. Un
jugement qui ne ferait que subsumer un cas sous une loi générale
sera peut-être conforme au droit, juste au sens de la justesse, mais non
au sens de la justice. Ce serait en réalité
l'irresponsabilité maquillée en technicité juridique. Une
décision responsable suppose toujours, comme sa condition de
possibilité, l'épreuve de l'indécidabilité,
c'est-à-dire de l'impossible. Non pas au sens où il serait
impossible de décider, mais au sens où la décision, pour
être ce qu'elle est, doit être prise hors de tout possible
déjà prévu, codifié, décidé au
préalable : décision im-possible c'est-à-dire,
rigoureusement im-prévisible, en excès sur tout horizon
calculable comme la singularité absolue de la situation à
laquelle elle doit répondre. Cela signifie que le moment de la
décision, le moment de la responsabilité, implique toujours un
non-savoir, un suspens de la règle.
Mais, et c'est là toute la difficulté, il ne
s'agit pas pour autant de ne tenir compte d'aucune règle et d'aucun
droit, de se tenir absolument hors du domaine du calculable. Ne pas appliquer
aveuglément la loi ne signifie pas improviser hors de tout principe. Une
décision juste doit aussi se référer à une
règle. Seulement, pour qu'une décision juste arrive, s'il y en a,
il faut que la règle soit assumée, confirmée dans sa
valeur par un jugement qui ne soit pas seulement une application mais une
interprétation active de la loi « comme si le juge
l'inventait lui-même à chaque cas ».
Bref, pour qu'une décision soit juste et responsable,
il faut que dans son moment propre, s'il y en a un, elle soit à la fois
réglée et sans règle, conservatrice de la loi et assez
destructrice ou suspensive de la loi pour devoir à chaque cas la
réinventer, la re-justifier, la réinventer au moins dans la
280 FDL, p.61
109
réaffirmation et la confirmation nouvelle et libre de
son principe. Chaque cas est autre, chaque décision est
différente et requiert une interprétation absolument unique,
qu'aucune règle existante et codée ne peut ni ne doit absolument
garantir.281
Pour qu'il y ait une décision juste et responsable, il
faut donc que celui ou celle qui juge réponde de son jugement - non pas,
insistons-y, en invoquant une volonté arbitraire qui resterait
injustifiable, mais en décidant, hors de tout calcul, de suivre une
règle, d'en ré-affirmer la valeur, se ré-inscrivant ainsi
dans l'ordre de l'itérable, du calculable, du
généralisable. Telle serait la condition d'une décision
juste. Est-ce possible ? Peut-il y avoir une décision
présentement juste ?
Derrida soutient que non, pour cette raison essentielle que
l'épreuve de l'indécidable, condition de la décision
juste, ne sera jamais dépassée, surmontée
c'est-à-dire relevée dans la décision. Celle-ci, une fois
prise, continue d'être hantée par la trace de
l'indécidabilité qui « déconstruit de
l'intérieur toute assurance de présence, toute certitude ou toute
prétendue critériologie nous assurant de la justice d'une
décision ».282 Il reste de l'indécidable
dans la décision qui n'est dès lors jamais pleinement
décidée. Il y a, il y aura toujours matière à
re-dire. C'est une nécessité a priori et structurelle.
Si ce n'était pas le cas, si quelque savoir venait garantir la
décision, la préserver du doute, alors la décision serait
redevenue un calcul. Et Derrida ne peut manquer de faire observer que rien ne
permet d'assurer qu'une décision digne de ce nom aura eu lieu, qu'elle
ne se sera pas inscrite, selon tel ou tel détour, dans l'économie
d'un calcul. D'où viendrait en effet, une telle assurance ?
Expérience de l'impossible, de l'aporie, la justice est
imprésentable. L'indécidable qui la rend possible la rend du
même coup impossible (il y a deux manières d'entendre l'impossible
: comme ce qui excède le calcul, c'est l'im-possible, et comme ce qui ne
peut se présenter). Ou, pour dire les choses autrement, la justice n'est
possible qu'à être impossible, possible comme impossible. Mais
elle n'en exige pas moins de s'inscrire sans délai dans le champ
politico-juridique. Il n'y a pas de justice sans tiers c'est à dire sans
institutions capables de faire respecter une décision de justice par la
force. Est-ce que cela n'implique pas aussi une certaine vérité,
celle due à l'autre qui demande que justice soit faite ?
281 FDL, p. 51
282 FDL, p.54
110
Il faut faire la vérité
Il est clair qu'une décision ne peut prétendre
à la justice que si, en elle, se lit aussi quelque justesse, par exemple
celle d'un travail d'enquête, poussé le plus loin possible, visant
à recueillir des informations, des témoignages, à
établir des preuves, à reconstituer des chaînes causales
etc. Ce qu'on appelle parfois faire la vérité, établir la
vérité des faits (qui n'est pas la vérité
métaphysique), processus qui reste bien évidemment exposé
à l'erreur, à la manipulation ou la tromperie par les techniques
et les procédés même qui sont censés la
révéler. Il en va incontestablement d'un devoir de justice. Et si
la justice est exemplairement le sens d'une responsabilité devant la
mémoire, il faut insister sur la tâche, nécessaire et
urgente, d'investigation historique visant la reconnaissance de tous les
crimes, de toutes les violences, de toutes culpabilités et toutes les
injustices laissées dans l'ombre, passées sous silence,
maquillées, oubliées, niées, déniées,
minimisées, justifiées etc. qu'il s'agisse d'affaires «
privées » ou d'affaires d'Etat. Cette tâche infinie est d'une
difficulté d'autant plus redoutable qu'elle-même est historique,
dépendante, notamment, de l'évolution du droit qui modifie le
regard que nous portons sur les faits voire sur leur identification.
Mais Derrida aura insisté sur le fait que cette
dimension de justesse ne sera jamais suffisante : même à supposer
une information infinie, il faut, pour qu'il y ait justice, une décision
qui tranche. Et celle-ci doit être hétérogène
à l'ordre du savoir, elle ne doit pas être la conséquence
ou la conclusion nécessaire d'une délibération
théorique ou d'une déduction logique mais marquer une
interruption, l'effraction d'un non-savoir dans l'ordre du savoir. Pour dire
que la justice a été rendue, que la vérité comme
justice a été faite, il faut non seulement qu'une
délibération contradictoire se soit tenue dans l'ordre de la
preuve mais qu'une décision ait eu lieu, engageant une
responsabilité sans garantie de savoir.283
Indépendamment des problèmes que nous avons soulevés quant
à savoir si une décision juste en tant que telle est possible,
insistons ici sur le fait que l'exigence de vérité
impliquée par la justice compose toujours avec un acte décisoire
que Derrida dit être une « folie ». Folie parce qu'une
décision digne de ce nom arrive toujours dans « la nuit du
non-savoir », comme une déchirure du sujet rassemblé dans la
certitude consciente de la présence à soi.
283 On rappellera que cela vaut d'abord pour
le témoignage, hétérogène dans son sens à
l'ordre de la démonstration probante, et qui demande fondamentalement
à être cru. Dans « Poétique et politique du
témoignage », Derrida écrit : « `'Je
témoigne» cela veut dire : `'j'affirme (à tort ou à
raison, mais en toute bonne foi, sincèrement) que cela m'a
été ou m'est présent, dans l'espace et dans le temps
(sensible, donc), et bien que vous n'y ayiez pas accès, pas le
même accès vous-mêmes, mes destinataires, vous devez me
croire, parce que je m'engage à vous dire la vérité,
j'y suis déjà engagé, je vous dis que je vous dis la
vérité. Croyez-moi. Vous devez me croire» » dans
Cahier de l'Herne, op.cit. p. 527.
111
C'est une folie. Une folie car une telle décision est
à la fois sur-active et subie, elle garde quelque chose de
passif, voire d'inconscient, comme si le décideur n'était libre
qu'à se laisser affecter par sa propre décision et comme si elle
lui venait de l'autre.284
On voit que l'insistance derridienne sur la
responsabilité, sur une responsabilité hyperbolique, rompt avec
l'axiomatique de la présence qui sous-tend la pensée
traditionnelle de la responsabilité et qui en appelle aux valeurs de
subjectivité, de conscience, d'intentionnalité, de
maîtrise, de propriété etc. Je ne décide
jamais si cela implique que je sois maitre de ma décision,
capable d'en rendre compte en invoquant tel ou tel critère
assuré. La décision responsable, s'il y en a, ne peut être
que celle de l'autre en moi.
Faire la vérité, si cela implique d'en
décider, ne saurait se passer de cette venue de l'autre qui interrompt
la trame du possible, du je peux, c'est-à-dire du calculable.
Faire la vérité suppose de faire l'im-possible, de s'ouvrir
à l'incalculable par un saut au-delà du savoir. On ne saura
jamais, d'un savoir certain, distinguer le vrai du faux, la
véracité du mensonge, le bien du mal. Il faut en décider.
Même si cela n'exclut pas, requiert au contraire, le travail patient et
méticuleux de la preuve théorique et/ou historique, « le
moment de la décision, en tant que tel, ce qui doit être
juste, il faut que cela reste toujours un moment fini d'urgence et de
précipitation ».285
De manière générale, Derrida n'entend pas
l'expression « faire la vérité », qu'il retrouve chez
Saint Augustin, comme désignant le travail qui consiste à rendre
manifeste une vérité déjà là, en attente de
sa constatation. Le faire renvoie à une invention qui n'est pas
seulement une « découverte » mais implique aussi la dimension
active d'une institution. La vérité ainsi faite,
inventée, se tient entre le savoir et le non-savoir. En
reprenant « la distinction massive et tranchée » du
performatif et du constatif - distinction que Derrida met en cause par
ailleurs286 - il rappelle que tout énoncé constatif
repose sur un performatif au moins implicite (chaque fois que j'énonce
quelque chose, il y a comme un sous-texte qui dit «je te dis que je te
parle, je m'adresse à toi pour te dire que ceci est vrai »), ce
qui, en généralisant, lui permet d'écrire que « la
dimension de justesse ou de vérité des énoncés
théorico-constatifs (dans tous les domaines, en particulier dans le
domaine de la théorie du droit) présuppose donc toujours la
dimension de
284 FDL, p.58
285 FDL, p.58
286 Voir, notamment, « Signature,
événement, contexte », Marges,
« Psychè, invention de l'autre »,
Psychè, Signéponge,
Paris, Seuil, 1984.
».288
112
justice des énoncés performatifs
».287 En d'autres termes, l'énoncé d'une
vérité prétendument objective en appelle toujours à
un acte de foi, à un « crois-moi », qui ne répond plus
aux exigences de la rationalité théorique. Dans tout
énoncé constatif se trouve logé, de manière plus ou
moins secrète, un appel à la croyance qui l'inscrit dans l'ordre
du seulement croyable, du crédible. De manière analogue au
fondement mystique du droit, l'origine performative de la vérité
déborde l'économie du savoir comme objectivité neutre du
constat, en la contaminant de son autre. Si l'on accepte de définir la
justice comme ce non-savoir, cette dimension irréductiblement
performative qui fait la vérité alors « en
parodiant dangereusement l'idiome français, on finirait par dire `'La
justice, il n'y a que ça de vrai»
Il faut faire la vérité au nom de la justice.
Mais il faut aussi se rendre attentif au fait que la justice ne se laissera
jamais absorber dans la vérité qui viendrait objectivement la
déterminer - rêve d'une justice parfaite, décidable, dont
Derrida montre qu'elle n'a rien de juste - mais qu'au contraire la
vérité suppose toujours la justice : elle suppose dans sa
constitution même un acte performatif hétérogène
à l'ordre du savoir, une précipitation essentielle qui est due
à l'autre : due comme une dette et comme une cause, car la
décision d'y croire vient toujours de l'autre. En ce sens, c'est
toujours l'autre, fût-il en moi, qui fait la vérité.
B) Politiques de l'écriture
L'éthique de la déconstruction n'a donc rien
à voir avec un système de prescriptions ou de normes permettant
de régler ou d'évaluer a priori les actions humaines.
C'est, tout au contraire, dans le suspens du savoir, dans l'indécidable,
que s'ouvre la possibilité de l'éthique comme décision
responsable, comme justice. Il en va, nous l'avons vu, d'une éthique de
l'altérité, de l'accueil de l'autre, de l'hospitalité : un
« oui, à l'étranger ».289
C'est-à-dire aussi d'une éthique de l'événement, de
« ce qui arrive », autre nom de l'impossible. Car, comme le rappelle
Derrida, seul l'impossible arrive. Ce qui est attendu, anticipable,
pré-visible comme un possible dans un horizon calculable n'arrive pas.
Son événement est d'avance neutralisé. Au cours d'un
entretien de janvier 2004 accordé au quotidien
L'Humanité, à la question portant sur l'attention
croissante portée à l'événement, Derrida
répond :
Elle s'est faite de plus en plus insistante.
L'événement comme ce qui arrive, imprévisiblement,
singulièrement. Non seulement « ce » qui arrive, mais ce
« qui » arrive, l'arrivant. La question « que
287 FDL, p.59
288 FDL, p.60
289 « Nombre de oui »,
art.cit. p.639
113
faire avec (ce) qui arrive ? » [...] Tout cela concerne
« (ce) qui arrive », l'événement en tant
qu'imprévisible. Car un événement que l'on prévoit
est déjà arrivé, ce n'est plus un événement.
Ce qui m'intéresse dans l'événement, c'est sa
singularité. Cela a lieu une fois, chaque fois une fois. Un
événement est unique donc, et imprévisible,
c'est-à-dire sans horizon.290
C'est aussi en ce sens qu'il faut entendre que la justice
n'attend pas, qu'elle n'a pas d'horizon d'attente, qu'elle ne peut, par
exemple, faire l'objet d'un projet politique l'inscrivant dans un futur plus ou
moins proche, comme un présent-futur anticipé dans un programme
à remplir. Ce serait perdre, justement, son à-venir, sa
dimension irréductiblement imprévisible. La venue de l'autre doit
être inattendue, n'être précédée d'aucun
savoir et, même une fois arrivée, rester inappropriable, continuer
à venir ; elle doit déranger l'organisation domestique, troubler
l'ordre présent ou prévu, faire intrusion dans l'intimité
d'un chez-soi, d'un entre-soi291. Toutefois, si
l'événement doit surprendre, cela ne saurait fournir un
prétexte à l'attentisme ou à l'inertie, à cette
sorte de passivité résignée devant l'existant qui finit
toujours par reconduire l'autre au même. La venue de l'autre, jamais
assurée, toujours modalisée d'un peut-être, il
faut néanmoins s'y préparer, se rendre disponible, car si on ne
fait pas venir l'autre, tout l'enjeu est de le laisser venir. S'il y avait une
politique de la déconstruction elle consisterait à se
préparer à cette venue en ouvrant, autant que faire se peut, les
possibilités du venir, de l'à-venir. Et Derrida insiste sur cette
forme originale de passivité active propre à la
déconstruction : « l'initiative ou l'invention
déconstructrice ne peuvent consister qu'à ouvrir,
déclôturer, déstabiliser des structures de forclusion pour
laisser le passage à l'autre ».292 Tel est le mot
d'ordre de la déconstruction : être ouvert à
l'à-venir, à l'autre, à ce qui vient, comme une chance
mais aussi, c'est le risque à courir, comme une menace.
Nous voudrions montrer, en prenant Le Monolinguisme de
l'autre pour fil conducteur, que ce mot d'ordre se confond avec
l'invention d'une langue à venir. Non pas d'une autre langue mais de ce
qui déjà, dans la langue reçue - dans la langue
dite maternelle et qui abrite toutes les violences - promet, tout en la
refoulant le plus souvent, l'altérité la plus idiomatique. Nous
verrons, dans cette dernière section, que cela passe par un certain tour
d'écriture, qui
290 « Jacques Derrida, penseur de
l'événement », L'Humanité, 28 janvier
2004.
291 On pense ici à la belle
première page de L'Intrus de Jean-Luc Nancy : « L'intrus
s'introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans
avoir été d'abord admis. Il faut qu'il y ait de l'intrus dans
l'étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S'il a
déjà droit d'entrée et de séjour, s'il est attendu
et reçu sans que rien de lui reste hors d'attente ni hors d'accueil, il
n'est plus l'intrus, mais il n'est plus, non plus, l'étranger. Aussi
n'est-il logiquement recevable, ni éthiquement admissible, d'exclure
toute intrusion dans la venue de l'étranger. » Jean-Luc Nancy,
L'Intrus, Galilée, Paris, 2000, p.11
292 Jacques Derrida, « L'invention de
l'autre », Psyché, op.cit., p.60
114
endosse à son tour la responsabilité d'une
violence - réglée, calculée, jusqu'à un certain
point - faite au langage, parfois à l'ortho-graphie, par une certaine
manière de détourner les règles dans le respect des
règles. En un mot : faire arriver quelque chose à la langue, par
l'écriture. Mais cela toujours avec amour, selon l'étrange
graphique d'une fidélité infidèle, inventant à
chaque fois « la loi de l'évènement singulier
».293
Le phantasme de la langue « maternelle
»...
La langue dite maternelle est celle que je reçois
à la naissance, celle dans laquelle je suis venu au monde, dans les mots
de laquelle j'ai été attendu, nommé, mais qui ne m'a pas
attendu. Cette langue me précède et pourtant, je la dis ma
langue, je l'appelle tranquillement ma langue maternelle, celle que je crois
maîtriser « naturellement ». Je me l'approprie. Elle est
l'unique, même si en fait je suis polyglotte, que je possède en
propre, sans doute parce qu'elle me possède aussi, qu'elle me constitue,
qu'en elle je me sens chez moi. Et c'est à partir de cette possession,
que je partage avec d'autres locuteurs de la même langue maternelle, que
je m'identifie, d'abord à moi-même, puis à un
groupe social dont le trait le plus saillant est de former cette
communauté linguistique. Ma langue est la langue commune qui me rattache
à un sol, à une histoire, à une culture. C'est dans cette
langue, ma langue, notre langue, supposée une et commune, que j'apprends
à dire « je » et « nous », à distinguer et
opposer ma culture et celle de l'autre, ma langue et la langue de l'autre.
A ce scenario banal de l'appartenance langagière et
culturelle, à ses présupposés de propriété,
de maîtrise, d'unité et d'homogénéité ici
résumés à grands traits (sans doute trop
grossièrement), Derrida objecte le paradoxe suivant : « Oui, je
n'ai qu'une langue, or ce n'est pas la mienne » 294 . Ce paradoxe,
Derrida le présente d'abord à partir d'une situation
particulière, celle qui fut la sienne, dans ce qui ressemble, sans en
être pour des raisons qui apparaîtront bientôt, à une
anamnèse autobiographique. Derrida évoque son rapport particulier
à la langue française, marqué par la violence coloniale
sévissant dans l'Algérie française où il a grandi.
Il décrit, notamment, la triple interdiction qui frappait, du point de
vue des langues, la « communauté » des Juifs
d'Algérie.295 D'abord, l'accès barré aux
langues arabes et berbères dont l'enseignement scolaire, bien
qu'autorisé, l'était au titre de langues facultatives
étrangères (« L'arabe, langue facultative
étrangère en Algérie ! » 296 ) au même titre
que l'anglais,
293 Jacques Derrida, Apprendre à
vivre enfin, Paris, Galilée, 2005, p.31
294 MDL, p.15
295 A qui, Derrida le rappelle, la
citoyenneté française, accordée par le décret
Crémieux en 1870, fut retirée par décision
unilatérale de l'Etat français (et non de l'occupant nazi) en
octobre 1940 avant d'être rétablie en 1943.
296 MDL, p.67
115
l'espagnol ou l'allemand. Autant dire, tout sauf
encouragé par un dispositif pédagogique organisant la
marginalisation et l'extinction croissante de ces langues qui n'étaient
de fait, et selon un processus auto-entretenu, pas ou peu pratiquées
à l'école. Ensuite, l'absence d'idiome intérieur à
la communauté juive, comme peut l'être le yiddish pour les
communautés juives d'Europe centrale et orientale, qui aurait pu
constituer « un élément d'intimité, la protection
d'un `'chez-soi» contre la langue de la culture officielle
».297 Enfin, l'interdiction de la langue française, tout
à la fois imposée par l'administration coloniale comme langue de
la culture officielle et interdite parce que trouvant ses
références de bien-parler et bien-écrire, ses normes, ses
règles, son histoire, ailleurs qu'en Algérie, dans un ailleurs
fantasmé et inatteignable. Triple dissociation donc :
Cette « communauté » aura été
trois fois dissociée par ce que nous appelons un peu vite des interdits.
1. Elle fut coupée, d'abord, et de la langue et de la culture arabe ou
berbère (plus proprement maghrébine). 2. Elle fut coupée,
aussi, et de la langue et de la culture française, voire
européenne qui n'est pour elle qu'un pôle ou une métropole
éloignée, hétérogène à son histoire.
3. Elle fut coupée, enfin, ou pour commencer, de la mémoire
juive, et de cette histoire et de cette langue qu'on doit supposer être
les siennes, mais qui à un moment donné ne le furent plus. Du
moins de façon typique, pour la plupart de ses membres et de
façon suffisamment « vivante » et
intérieure.298
C'est au rapport à la langue française comme
langue imposée et interdite, comme langue de l'autre, du colon, du
maitre (et d'abord sous les traits du maitre d'école) que Derrida
consacre surtout ses analyses. Elles viennent d'abord démentir la
pseudo-évidence selon laquelle la langue reçue, la langue dite
maternelle, serait naturellement appropriable, et comme telle support d'une
double identification : identification subjective, comme constitution d'un je
stable et assuré, et identification à une communauté
rassemblée autour de ce bien commun censé être la langue,
ciment d'une culture unifiée et homogène. Dans la situation
décrite par Derrida, la langue française - la seule effectivement
reçue à la naissance, la seule apprise à l'école
comme langue officielle, la seule parlée couramment - ne renvoyait pas
à un « nous » mais à un « eux » (les
français de France, de la Métropole) : « Entre le
modèle dit scolaire, grammatical ou littéraire, d'une part, et la
langue parlée d'autre part, il y avait la mer, un espace
297 MDL, p. 91
298 MDL, p.93-94
116
symboliquement infini, un gouffre pour tous les
élèves de l'école française en Algérie, un
abîme. »299 Cette mer séparatrice c'est ce qui
rend impossible de dire « ma langue maternelle » :
Car jamais je n'ai pu appeler le français, cette langue
que je te parle, « ma langue maternelle ». Ces mots ne me viennent
pas à la bouche, ils ne me sortent pas de la bouche. Aux autres, «
ma langue
maternelle ».300
« Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne » :
phrase paradoxale qui condense donc la relation d'une expérience
violente, traumatique, passant notamment par l'école, celle d'un «
trouble de l'identité » qui affecte la formation du nous
autant que du je, du dire-je, toujours renvoyé
à une autre langue, à l'autre en général, et
compliquant d'entrée de jeu ce qu'on penserait identifier comme une
anamnèse autobiographique.
Or cette situation qu'on pourrait croire marginale ou
atypique, Derrida nous dit qu'elle est exemplaire d'une structure universelle ;
qu'elle éclaire crûment, cruellement, fait voir « plus
à vif », l'impossible propriété de la langue. Tout le
monde, y compris donc celui ou celle qui a une expérience apparemment
« sans histoire » de sa langue dite maternelle, devrait
reconnaître qu'elle n'est pas la sienne, qu'elle n'est pas appropriable.
La langue qu'on prétend posséder naturellement, voire se donner
comme un instrument, est en réalité toujours imposée
par l'autre. Son appropriation est toujours le résultat d'un
processus éducatif, une assimilation faite de contraintes
(linguistiques, politiques, sociales, scolaires, familiales etc.) que non
seulement personne ne peut totalement assimiler mais qui désapproprie
celui ou celle qui s'y plie. En effet, plus je maîtrise la langue et plus
je suis dépossédé de toute maîtrise puisque que,
pour passer (pour) maître, je dois me conformer toujours plus aux
conventions, me laisser gouverner par les règles du système, les
usages en vigueur. Or, quiconque veut se faire entendre doit se plier
à la loi de la langue, celle de sa grammaire, de sa conjugaison, de son
orthographe etc. ; autant de modalités expressives d'avance
gainées dans un réseau de normes et de conventions que personne
ne peut revendiquer en propre, qui interdit au contraire toute
possibilité d'expression singulière. Dès que j'ouvre la
bouche je suis exporté dans un langage commun qui en fait ne parle
à personne. Outre les règles de bonne conduite langagière,
le milieu même du langage, à savoir la
généralité conceptuelle, rend impossible de dire quelque
chose de particulier. Telle est l'économie du langage : capable
de désigner toutes les choses du monde en parlant de la chose, et par la
même incapable de ne jamais rien dire de cette chose-ci, dont on voudrait
pourtant
299 MDL, p.75
300 MDL, p.60
117
parler. A proprement parler, il n'y a pas de parole propre.
« Mon » monolinguisme, celui que j'appelle ma langue maternelle,
c'est donc toujours le monolinguisme de l'autre :
Le monolinguisme de l'autre, ce serait d'abord cette
souveraineté, cette loi venue d'ailleurs, sans doute, mais aussi et
d'abord la langue même de la Loi. Et la Loi comme Langue. Son
expérience serait apparemment autonome, puisque je dois la
parler, cette loi, et me l'approprier pour l'entendre comme si je me
la donnais moi-même ; mais elle demeure nécessairement, ainsi le
veut au fond l'essence de toute loi, hétéronome. La
folie de la loi loge sa possibilité à demeure dans le foyer de
cette auto-hétéronomie.301
Autrement dit, l'expérience commune de la langue est
celle d'une aliénation originaire, mais qui n'aliène aucune
identité, aucun soi, aucune propriété qui ne l'ait
précédé. La constitution de l'ipséité est
d'emblée un mouvement d'appropriation contrariée :
ex-appropriation dit aussi Derrida. Cette structure d'aliénation sans
aliénation est ce qui institue, comme en réaction, le
phénomène phantasmatique du « s'entendre-parler » pour
« vouloir-dire » masquant cette expropriation originaire de la dite
« langue maternelle » et du même coup de toute culture.
...matrice de toutes les violences
Il convient ici de faire deux remarques liées. D'une
part, la reconnaissance d'une aliénation essentielle ne doit pas
conduire à nier qu'il existe des « expropriations
déterminées », c'est-à-dire des situations dans
lesquelles un groupe oppresseur s'empare de ce qui dans une culture ne saurait
appartenir à personne. La reconnaissance de la dé-propriation
originaire est ce qui permet au contraire de re-politiser tous les mouvements
d'accaparement qui se réclament d'une propriété naturelle.
D'autre part, si Derrida donne à lire la situation historique et
singulière qui fut la sienne comme re-marque d'une configuration
structurelle et nécessaire, il ne s'agit aucunement de tout reconduire
au même et de dissoudre les spécificités de situations
d'oppression linguistique chaque fois différentes. Mais, cette «
universalisation prudente et différenciée » doit faire
apparaître la possibilité générale et la logique
même de l'asservissement et de l'hégémonie. C'est parce que
la langue n'est pas une propriété naturelle, parce qu'elle est en
vérité inappropriable, qu'elle donne lieu à une «
rage appropriatrice ». Derrida écrit :
301 MDL, p.69
118
Parce que le maître ne possède pas en propre,
naturellement, ce qu'il appelle pourtant sa langue ; parce que, quoi
qu'il veuille ou fasse, il ne peut entretenir avec elle des rapports de
propriété ou d'identités naturels, nationaux,
congénitaux, ontologiques ; parce qu'il ne peut accréditer et
dire cette appropriation qu'au cours d'un procès non naturel de
constructions politico-phantasmatiques ; parce que la langue n'est pas son bien
naturel, par cela même il peut historiquement, à travers le viol
d'une usurpation culturelle, c'est-à-dire toujours d'essence coloniale,
feindre de se l'approprier pour l'imposer comme la « sienne ». C'est
là sa croyance, il veut la faire partager par la force ou par la ruse,
il veut y faire croire, comme au miracle, par la rhétorique,
l'école ou l'armée.302
Ce que Derrida donne profondément à penser c'est
que toute culture, en tant qu'elle se fonde sur ce phantasme de la langue
maternelle - c'est-à-dire l'appropriation de l'inappropriable - en tant
qu'elle impose une langue qu'elle revendique comme la sienne, qu'elle
tend à uniformiser, à réduire les langues à l'Un,
à « l'hégémonie de l'homogène », toute
culture est d'essence coloniale. A nouveau, il ne saurait s'agir de reproduire
en miroir ce geste de violence en effaçant ou minimisant la
brutalité et la cruauté de la colonisation « proprement dite
». Celle-ci, au contraire, doit, là aussi, révéler
« plus à vif » « la structure coloniale de toute culture
».303
L'analyse de Derrida jette une lumière crue sur ce que
nous appelons les politiques de la langue : la protection, la conservation, la
patrimonialisation, la promotion, le développement d'une langue
donnée. Ces politiques visent toujours, plus ou moins explicitement,
à unifier, à homogénéiser une culture,
c'est-à-dire à refouler toutes les différences, toutes les
« impuretés » susceptibles d'affecter le bien commun.
L'illusion et la fantasmagorie de cette impossible « pureté »,
de cette identification personnelle et collective toujours insatisfaite, donne
lieu à un déferlement de violence, à l'exclusion, la
discrimination, l'oppression, la ségrégation, la destruction etc.
On sait à quel point les passions identitaires se nourrissent de «
nationalisme linguistique », faisant de la langue la valeur par excellence
de l'appartenance culturelle, un bien sacré comme le trésor
où sont conservées l'histoire et la richesse d'une culture :
trésor de la langue à célébrer mais aussi à
protéger contre le toucher contaminateur, le vol, la perte, la
déperdition. La langue maternelle est investie de tous les désirs
d'appartenance et réclame une unité sans faille (sous peine de
trahison) contre les éléments étrangers susceptibles de la
ruiner de l'intérieur ; qui, en vérité, toujours
déjà la rendent impropre. Purifier la langue maternelle,
défendre la mère patrie, c'est l'interminable guerre des
frères d'armes.
302 MDL, p.45
303 MDL, p.69
119
Voilà ma culture, elle m'a appris les désastres
vers lesquels une invocation incantatoire de la langue maternelle aura
précipité les hommes. Ma culture fut d'emblée une culture
politique. « Ma langue maternelle », c'est ce qu'ils disent, ce
qu'ils parlent, moi je les cite et les interroge. Je leur demande, dans leur
langue, certes, pour qu'ils m'entendent, car c'est grave, s'ils savent bien ce
qu'ils disent et de quoi ils parlent. Surtout quand ils célèbrent
si légèrement la « fraternité », c'est au fond
le même problème, les frères, la langue maternelle,
etc.304
Si personne ne possède la loi du langage, les forces
sociales dominantes, mimant pour ainsi dire cette hétéronomie, se
donnent, par la politique de la langue, les moyens d'imposer un parler
particulier comme norme universelle d'une langue dont elles revendiquent la
propriété. « Toute culture, écrit Derrida, s'institue
par l'imposition unilatérale de quelque `'politique» de la langue.
La maîtrise, on le sait, commence par le pouvoir de nommer, d'imposer et
de légitimer les appellations. »305 Ainsi, on codifie un
usage légitime de la langue qui exclut tout ce qui est
référé au pôle de l'autre. On fait une langue
maternelle, langue de frères, dans laquelle les femmes, notamment, sont
invisibilisées.
C'est au nom de la sauvegarde de cette langue propre que les
transformations linguistiques sont accusées de mettre en péril
l'unité culturelle reposant sur un patrimoine
naturalisé.306 Il faut conserver la langue en l'état,
dit-on, si l'on veut un avenir en commun. D'où la dénonciation
des ennemis de l'intérieur qui sèment la division en s'en prenant
à la langue, qui touchent au propre, violent l'intimité de «
notre rapport à nous-mêmes ». Pour les mêmes raisons,
un accent qui ne revient pas, une manière « incorrecte » de
s'exprimer, l'emploi de certains mots, sont bannis. Ou parfois, plus
insidieusement, réduits au silence par la domination des formes
discursives autorisées : des tournures, des intonations, une grammaire,
un vocabulaire qui font la police du langage, toute une « construction
politico-phantasmatique »
304 MDL, p.61
305 MDL, p.68
306 On rappellera, par exemple (mais quel exemple !), les
déclarations de l'Académie française qui, en 2017, au
sujet de l'écriture inclusive écrivait : « La multiplication
des marques orthographiques et syntaxiques qu'elle [l'écriture
inclusive] induit aboutit à une langue désunie,
disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à
l'illisibilité [...] devant cette aberration `'inclusive», la
langue française se trouve désormais en péril
mortel, ce dont notre nation est dès aujourd'hui comptable devant
les générations futures. Il est déjà difficile
d'acquérir une langue, qu'en sera-t-il si l'usage y ajoute des formes
secondes et altérées ? Comment les
générations à venir pourront-elles grandir en
intimité avec notre patrimoine écrit ? Quant aux promesses
de la francophonie, elles seront anéanties si la langue française
s'empêche elle-même par ce redoublement de complexité, au
bénéfice d'autres langues qui en tireront profit pour
prévaloir sur la planète. » (nous soulignons).
Notons également que quand ce n'est pas au nom de la survie de la langue
et de la culture françaises, de son expansion territoriale, c'est au nom
de l'impossible « correspondance avec l'oralité » que
l'écriture inclusive est condamnée. Mais, on montrerait
facilement qu'il en va, ici et là, des mêmes traditionnels
problèmes de « débouchés ».
120
qui s'impose comme la langue standard et relègue dans
l'inaudible ce qui s'en écarte un peu trop. Pouvoir dire : cela
passe par l'intériorisation des normes du discours légitime,
susceptible d'être accepté dans la Cité. Et l'usage des
mots du pouvoir donne lieu à un grand exercice de
répétition collective par lequel les discours autorisés
soutiennent l'ordre social qui les soutient en retour.
Si la politique de la langue n'est pas nécessairement
nationale, ce sont néanmoins les Etats-nations qui font peser les
contraintes les plus manifestes. La langue nationale doit régner sur son
territoire. Langue du droit bien sûr, elle encode aussi les documents
officiels et s'impose dans les institutions, notamment d'enseignement, sur les
lieux de travail etc. Cette domination présuppose une hiérarchie
entre langue, idiome et dialecte qu'aucun traits internes et structurels ne
permet d'établir. Elle en appelle toujours, qu'elle le reconnaisse ou
non, à des critères extérieurs, quantitatifs
(ancienneté, extension démographique etc.) ou politico-symbolique
(légitimité, autorité, domination de certains forces
sociologique).
Dans Force de loi, Derrida déjà
rappelait307 comment, en France, l'imposition du droit
étatique était allée de pair avec l'imposition d'une
même langue juridico-administrative à des minorités
ethniques regroupées par l'Etat. D'abord, en 1539, au moment de
l'ordonnance de Villers-Cotterêts consolidant l'unité de l'Etat
monarchique par l'institution du français, alors langue
particulière, comme unique langue officielle pour la rédaction
des actes légaux et notariés (interdisant du même coup aux
habitants non francophones du royaume de se laisser représenter dans la
langue du droit qu'était alors le latin). Ensuite au moment de la
Révolution française, et l'établissement de la
République, une et indivisible, passant par une politique
répressive et autoritaire d'unification linguistique.
Plus près de nous, si l'on peut dire (mais justement il
faudrait se rendre attentif au fait que ses événements «
passés » ne sont jamais loin de nous,
ici-maintenant-présents, qu'ils hantent notre « actualité
» et notre rapport à la langue française apprise à
l'école de la République), songeons à tout ce qui concoure
à l'hégémonie de la langue du capital. Il en va d'abord
des contraintes socio-économiques qui pèsent sur les
systèmes éducatifs, quand elles ne sont pas tout simplement mises
en place par les pouvoirs étatiques. Elles tendent à
privilégier l'enseignement des langues valorisées par le capital.
Ainsi l'apprentissage des langues étrangères est indexé
à l'accès des marchés (du travail, des biens et services
etc.) qu'elles sont supposées ouvrir. Selon une logique d'accumulation
auto-entretenue, laissée en roue libre, le choix se porte «
librement » vers les idiomes comptant le plus de locuteurs dans le monde,
c'est-
307 FDL, p. 47
121
à-dire, en premier lieu, vers l'anglais, langue de la
mondialisation. Et Derrida insiste sur la situation, autrement plus dramatique,
où le choix de l'idiome devient un choix vital :
Et s'il valait mieux sauver des hommes que leur idiome,
là où il faudrait hélas choisir ? Car nous vivons un temps
où parfois la question se pose. Sur la terre des hommes aujourd'hui,
certains doivent céder à l'homo-hégémonie des
langues dominantes, ils doivent apprendre la langue des maîtres, du
capital et des machines, ils doivent perdre leur idiome pour survivre ou pour
vivre mieux. Économie tragique, conseil impossible. Je ne sais pas si le
salut à l'autre suppose le salut de l'idiome.308
Encore faut-il préciser qu'il s'agit là d'un
certain anglais, d'un certain apprentissage de l'anglais. Car ce qui domine
sans partage dans les langues dominantes c'est l'injonction tacite à
faire usage de la langue à des fins exclusives de
communication. Obligation qui va de pair avec l'injonction à la
clarté et à la transparence, dont il faut bien reconnaître
qu'elles sont indispensables au commerce, sous toutes ses formes. Il faut qu'on
s'entende, il faut que ça débouche (d'où, aussi, un
privilège incontesté de l'écriture phonétique et la
phonétisation croissante de tous les « messages »). Si l'on ne
peut dire que ce qui est déjà capitalisé virtuellement
dans la langue, la langue-outil imposée par le capital n'a de cesse de
clôturer les possibles, de les restreindre à ce qui se prête
à l'échange. Un interdit frappe la non-communication, le
non-échange, ou pire : la mise en circulation de fausses monnaies, de
paroles sans valeur. Pour gagner sa vie il faut dire des choses qui vaillent le
coup d'être dites. Parler pour ne rien dire ou dire quelque chose qui ne
veut rien dire c'est se condamner, comme usager du langage, au suicide
économique et social. Enfin, insistons sur le fait que cette
économie informationnelle, cette langue du capital, est aujourd'hui plus
que jamais bouclée par la concentration des dits moyens de
communication, des media, dans les mains des puissances d'argent qui
entendent bien, fort de cet équivalent universel, monopoliser la parole,
pour mieux répéter la loi (du marché). En septembre 1983,
dans un entretien donné au Nouvel Observateur, Derrida disait
:
Partout où ce pouvoir se concentre, aujourd'hui, il
tend à mettre la modernité technique au service des vieilleries
ronronnantes et parfois de la niaiserie la plus criante. Il donne des primes
à la platitude et à la boursouflure. Si, si ça n'est pas
incompatible. Le plus consternant passe de mieux en mieux, et il est fait
pour passer, il est d'avance passé.309
308 MDL, p.56
309 Jacques Derrida, « Desceller (`'la
vielle langue neuve») », Points de suspension,
op.cit, p.133
122
Plus d'une langue
La politique de la langue est une politique violente
d'appropriation, de standardisation, d'homogénéisation, de
monopolisation. Son leitmotiv est l'univocité : faire taire les
voix dissonantes - non pas tant celles qui s'opposent dans l'assurance de la
langue maternelle mais celles qui la hantent et la désapproprient.
« Une seule voix sur la ligne, une parole continue, voilà ce qu'on
veut imposer ». Dès lors, « la responsabilité de
l'écrivain, ce n'est pas en premier lieu d'avancer des thèses
révolutionnaires. Celles-ci sont désamorcées dès
qu'elles se présentent dans la langue et selon les normes du dispositif
culturel existant. C'est celui-ci qu'il faut aussi transformer
».310
Faire de la politique autrement, accordée à
cette idée d'une justice tout autre, laisser une chance à
l'événement, cela passe par la venue d'une autre langue : une
autre langue dans la langue héritée. Exigence
indissociable d'une oreille prêtée aux silences, aux voix
confinées entre les lignes ; oreille dans le creux de laquelle se
tympanise le syntagme « politique de la langue », y
résonnent les différent(d)s qui habitent silencieusement le
langage. Car s'il y a de la politique de la langue ce n'est pas seulement dans
la mesure où celle-ci fait l'objet d'une politique d'essence coloniale,
c'est aussi au sens où, en elle, se croisent des forces en
différance. C'est ce que donne à lire Le Monoliguisme de
l'autre, dont on rappellera au passage qu'il s'agit, comme tant d'autres
textes de Derrida, d'un polylogue :
- On ne parle jamais qu'une seule langue... (oui
mais)
- On ne parle jamais une seule
langue...311
Plus d'une voix ou « plus d'une langue
»312, c'est on le sait l'une des rares définitions
risquées par Derrida pour la déconstruction. Lutter contre
l'univocité cela aura été, en effet, le travail de
l'écriture déconstructive, la tâche interminable
indexée à l'exigence infinie de justice, d'une démocratie
toujours à venir (la fixation du sens, d'un sens unique, d'une voix
unique, n'est-ce pas ce qui menace structurellement toute démocratie
digne de ce nom ?). Et d'abord une lutte contre la prétendue
vérité du texte, contre l'effacement des plis, la mise à
plat. Le premier mouvement de la déconstruction, nous l'avons vu,
consiste à déplacer une certaine
310 Ibid, p. 133-139
311 MDL, p.25
312 Dans Mémoires - pour Paul de
Man, Paris, Galilée, 1988, p.38, Derrida écrit : « Si
j'avais à risquer, Dieu m'en garde, une seule définition de la
déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot
d'ordre, je dirais sans phrase : plus d'une langue.»
123
scène de lecture, à en déranger le code,
le programme, les attentes, les positions statutaires, selon le geste
dédoublé d'une répétition subversive.
Répétition, car il faut bien s'assurer d'une certaine justesse
dans le déchiffrement du texte. Mais cette répétition,
pour ne pas en rester à un point de lecture, pour qu'elle
produise « la structure signifiante » qui descelle le système
du vouloir-dire, doit se risquer à mettre la main à l'«
objet » - non pas pour se l'approprier mais pour l'ouvrir à ce qui
en lui reste inappropriable. Derrida s'en explique dans De la
grammatologie, au moment de « justifier » ses « principes
de lecture » :
Produire cette structure signifiante ne peut évidemment
consister à reproduire, par le redoublement effacé et respectueux
du commentaire, le rapport conscient, volontaire, intentionnel, que
l'écrivain institue dans ses échanges avec l'histoire à
laquelle il appartient grâce à l'élément du langage.
Sans doute ce moment du commentaire redoublant doit-il avoir sa place dans la
lecture critique. Faute de la reconnaître et de respecter toutes ses
exigences classiques, ce qui n'est pas facile et requiert tous les instruments
de la critique traditionnelle, la production critique risquerait de se faire
dans n'importe quel sens et s'autoriser à dire à peu près
n'importe quoi. Mais cet indispensable garde-fou n'a jamais fait que
protéger, il n'a jamais ouvert une
lecture.313
A l'assujettissement du lecteur - moment essentiel du
commentaire redoublant - répond donc le réveil des traces qui
ouvrent le texte du dedans, le mettent hors de lui en lui, excèdent
l'intention de l'auteur. Il ne s'agit plus (ou pas simplement) de
déchiffrer ce qu'on croit que le signataire a voulu dire, de reproduire
en soi les actes de significations présumés, mais de faire
ressortir ce qui dans le langage échappe à toute domination :
« viser un certain rapport, inaperçu de l'écrivain, entre ce
qu'il commande et ce qu'il ne commande pas des schémas de la langue dont
il fait usage »314. Autre régime de lecture, autre
politique de l'écriture/lecture qui, en même temps
qu'elle donne congé à l'opposition de l'écriture et de la
lecture, déconstruit la hiérarchie entre l'auteur supposé
maître de son texte, de sa langue et le lecteur dont
l'acte de lecture devrait se limiter à une re-production respectueuse,
s'effaçant devant l'instance souveraine. Cela non pas,
évidemment, pour couronner le lecteur qui détiendrait les
clés du texte mais pour faire droit à l'archi-écriture qui
multiplie les voix, dérobe le sens à toute mainmise. Remettre le
texte sur le devant de la scène en re-marquant son
indécidabilité, cela aura permis, entre autres choses, de faire
apparaître les structures du pouvoir dans leur essentielle
précarité, d'exhiber les
313 DG, p.220
314 DG, p.219
124
oripeaux de la maîtrise, et du même coup la
violence des gestes d'appropriation là où ils se déguisent
dans la bonne conscience, le savoir, l'assurance de ce qui va de soi etc.
La langue à venir
Dans Le Monolinguisme de l'autre, Derrida
réitère cet appel à la trace dans la langue, mais en le
radicalisant pour ainsi dire. Car il ne s'agit pas seulement de
désapproprier celui qui se croît maître de sa
langue, mais la langue elle-même : de lui « faire arriver
quelque chose, à cette langue » par un geste d'écriture
- et Derrida rappelle que ce qu'il appelle ici encore écriture,
« peut rester purement oral, vocal, musical : rythmique ou prosodique
»315 - qui la désapproprie d'elle-même.
Mais le rêve...c'était peut-être de lui
faire arriver quelque chose, à cette langue. Désir de la faire
arriver ici en lui faisant arriver quelque chose, à cette
langue demeurée intacte, toujours vénérable et
vénérée, adorée dans l'oraison de ses mots et dans
les obligations qui s'y contractent, en lui faisant arriver, donc, quelque
chose de si intérieur qu'elle ne fût même plus en position
de protester sans devoir protester du même coup contre sa propre
émanation, qu'elle ne pût s'y opposer autrement que par de hideux
et inavouables symptômes, quelque chose de si intérieur qu'elle en
vienne à jouir comme d'elle-même au moment de se perdre en se
retrouvant, en se convertissant à elle-même, comme l'Un qui se
retourne, qui s'en retourne chez lui, au moment où un hôte
incompréhensible, un arrivant sans origine assignable la ferait arriver
à lui, ladite langue, l'obligeant alors à parler,
elle-même, la langue, dans sa langue, autrement.316
Scène onirique, érotique, qui se produit dans le
langage, dans ladite langue maternelle qu'on rêve de faire venir
autrement, non pas dans la jouissance répétitive de sa loi mais
depuis l'autre qu'elle retient en elle, pour qu'elle n'en revienne pas intacte
ou qu'elle en devienne comme étrangère à elle-même,
incapable de se rassurer dans l'assurance d'un « chez-soi ». Tout se
passe comme s'il fallait puiser dans la langue donnée les ressources
pour inventer une langue inouïe, une langue qui ne serait plus le
monolinguisme de l'autre au sens que nous avons indiqué jusqu'ici mais
un idiome absolu : « une langue assez autre pour ne plus se
laisser réapproprier dans les normes, le corps, la loi de la langue
donnée ».317
315 MDL, p.124
316 MDL, p.85
317 MDL, p.124
125
Cette langue n'existe pas, il faut l'inventer nous dit
Derrida, et cela ne peut se faire qu'en imprimant à même le corps
de la dite monolangue318 des marques telles qu'elle en devienne
intraduisible, non seulement dans telle ou telle langue «
étrangère » mais aussi dans sa « propre » langue.
Il y a toujours plus d'une langue dans la langue, toujours déjà
divisée par et dans son rapport à soi, son auto-affection. C'est
cette multiplicité qu'il s'agit de mobiliser en affectant la langue
d'une impossible traduction franco-française. « J'aiguise la
résistance de mon français, écrit Derrida, [...]
sa résistance acharnée à la traduction : en
toutes langues, y compris tel autre français ». 319 Mais
il ne s'agit aucunement d'un repli idiomatique. La prolifération des
obstacles à la traduction précipite au contraire les langues
déliées dans une scène de traduction absolue, sans
pôle de référence, sans langue de départ ni
d'arrivée assurées, retranchées derrière leurs
frontières. Il en va d'une négociation perpétuelle, dans
un entre-plusieurs-langues : comme dans l'impossible exercice de traduction
où il faut inventer une langue suffisamment nouvelle pour tenter
d'accueillir l'altérité de l'idiome de l'autre. Tel est le geste
révolutionnaire, résolument internationaliste de la
déconstruction ; geste d'ouverture - de décloisonnement mais
aussi d'avance ou d'invitation, voire de défi, lancé à
l'autre :
Invente donc dans ta langue si tu peux ou veux
entendre la mienne, invente si tu peux ou veux la donner à entendre, ma
langue, comme la tienne, là où l'événement de sa
prosodie n'a lieu qu'une fois chez elle, là même où son
« chez elle » dérange les cohabitants, les concitoyens et les
compatriotes ! Compatriotes de tous les pays, poètes-traducteurs,
révoltez-vous contre le patriotisme ! 320
Cette résistance à l'hégémonie de
l'homogène ne s'organise, insistons-y, que depuis l'intérieur,
qu'à exploiter la réserve d'écriture qui met la langue au
travail, qu'à marquer la langue d'un « coup de griffe ou de greffe
», dans l'irrespect respectueux de ses lois dont on sait qu'elles n'ont
rien d'immuables, toujours en différance, hantées par la
possibilité nécessaire de l'accident. La condition du même
est possibilité de la variation, selon la logique de
l'itérabilité que nous avons déjà exposée.
Il ne s'agit pas de faire mal à la langue, de la maltraiter dans sa
grammaire, sa syntaxe, sa loi, mais selon l'exigence contrariée d'une
« fidélité infidèle » de la mettre à
l'épreuve d'elle-même : « quand je violente la langue
française, écrit Derrida, je le fais avec le respect
raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue,
dans sa vie, dans
318 C'est ce que Derrida appelle aussi le
tatouage, qui « en fait voir, à même corps, de toutes les
couleurs » MDL, p.116
319 MDL, p.99
320 MDL, p.106-107
126
son évolution ».321 Faire arriver
quelque chose à la langue c'est donc un événement qui fait
advenir des possibilités jusqu'à alors impossibles, dans son
lexique, dans sa syntaxe etc. Et ce quelque chose lui fait quelque chose,
ça ne la laisse pas insensible, qu'elle soit piquée ou
séduite (ou les deux), par ce geste qui est aussi un geste d'amour, qui
fait l'amour. On ne compte pas les passages où Derrida aura
déclaré sa flamme à la langue française.
Il faut redoubler de prudence, dans ces pages d'une
difficulté redoutable. Car s'il s'agit de transformer, de secouer la
langue sédimentée ce n'est pas pour retomber dans les illusions
de la maîtrise et de la possession. La langue inventée n'est pas
l'initiative d'un sujet souverain en quête de distinction. Ce que Derrida
appelle mon français ou mon idiome, c'est une langue en laquelle se
laisserait traduire l'événement de la venue de l'autre. La
singularité irremplaçable, idiomatique, qui s'y signe n'est pas
tant celle d'un soi que celle de cette arrivée imprévisible, d'un
soi comme autre, d'un soi ouvert à l'autre en soi. L'idiome n'appartient
pas, ne se laisse pas approprier, il désapproprie en
vérité celui ou celle qu'il signe. Car il vient toujours de
l'autre, il est la venue de l'autre, celle qui inspire, par exemple, le
souffle d'une trace inouïe, qui toujours revient à l'autre
qui la contre-signe, dans une lecture, dans une écoute. Dès lors
que le dire est toujours adressé, il faut reconnaître qu'il
n'appartient plus à son signataire, qu'il est, là encore, comme
dérobé - au sens où le signataire n'en maîtrise plus
toute la signification mais aussi, sans doute, au sens où
l'interprétation de l'autre produit un sens nouveau, le
révèle comme on révèle une photographie. Qui sait
ce qu'il peut dire ? 322 L'idiome c'est donc cet autre monologuisme
de l'autre, tout autre que la langue de l'autre comme langue du maître.
C'est ma langue en tant qu'elle me vient de l'autre, en tant qu'elle fait
événement et dans cet événement même me
surprend.
Cette langue à inventer, que Derrida appelle aussi
l'« avant-première langue » (peut-être pour remarquer ce
qu'elle doit à la trace originaire, passé sans présent
d'avant la « première langue ») demeure toutefois inaccessible
dans sa pureté. Elle est l'impossible même, dès lors que la
réappropriation a toujours lieu. En effet, pour que
l'événement ait une chance d'apparaître, de faire date,
pour que la « première fois » ne soit pas la «
dernière fois », il faut qu'il se laisse répéter,
identifier, réinscrire dans la loi du même, perdant ainsi son
unicité. C'est le prix de sa lisibilité. En ce sens, les
événements n'arrivent qu'à ne pas arriver ou alors dans un
langage encore irrecevable, hors la loi, comme « des
événements non constatables :
321 Apprendre à vivre enfin,
op.cit. p.38
322 Bien entendu cet autre peut être
« moi » comme autre qui tout à coup, ou dans l'après
coup, s'entend dire ce qu'il n'aura jamais voulu dire.
127
illisibles ».323 Mais ces
événements monstrueux, dans le procès même de leur
régularisation, transforment et déplacent néanmoins le
champ de la réception, retracent les frontières du recevable et
de l'irrecevable, ouvrent d'autres voies à l'arrivant.
Ce rêve d'impossible, soutient ici profondément
Derrida, c'est la promesse même de toute parole : une langue signant une
singularité absolue - non pas celle d'une identité cernable, mais
d'un tout autre qui s'inventerait dans des mots encore illisibles, qui dirait
ou écrirait sa différance à soi, faisant droit dans un
même souffle à la multiplicité des voix
hétérogènes qui habitent un corps toujours
déjà marqué par l'autre. « Vous rêvez, c'est
fatal, l'invention d'une langue ou d'un chant qui soient vôtres, non pas
les attributs d'un `'moi», plutôt le paraphe accentué,
c'est-à-dire musical, de votre histoire la plus illisible
».324 Chaque fois que nous ouvrons la bouche ou
écrivons, nous désirons, consciemment ou non, dire cette
différance, cette irréductible altérité qui fait
notre singularité, comme tout autre. Nous aspirons à donner
à entendre ou à lire cet écart dans un phrasé
singulier : rythmé, cadencé à la dé-mesure de notre
unicité. Nous ne parlons pas pour répéter la loi mais
animés du désir fou de toucher à cette
vérité qui serait la nôtre, vérité
secrète, unique, irremplaçable, de ce qui n'a jamais eu lieu,
n'aura jamais lieu et que nous promettons pourtant chaque fois, comme une
promesse intenable, à l'autre qui doit la reconnaître. Toujours,
dès que nous parlons, nous promettons une autre langue, à
nous-même, à celles et ceux à qui nous nous adressons.
C'est pourquoi Derrida écrit que cette promesse qui promet l'impossible
est aussi la possibilité de toute parole qu'elle appelle à venir.
L'adresse à l'autre ne s'ouvre qu'à l'horizon de cette langue
impossible, mais toujours promise, toujours à venir. C'est aussi en ce
sens qu'elle vient de l'autre - d'un futur qui ne sera jamais présent
(ce que Derrida appelle précisément l'à-venir) mais qui
rassemble d'avance la langue disséminée dans sa promesse.
Cet appel à venir rassemble d'avance la langue. Il
l'accueille, il la recueille, non pas dans son identité, dans son
unité, pas même dans son ipséité, mais dans
l'unicité ou la singularité d'un rassemblement de sa
différence à soi : dans la différence avec soi
plutôt que dans la différence d'avec soi. Il n'est
pas possible de parler hors de cette promesse qui donne, mais en promettant de
la donner, une langue, l'unicité de l'idiome.325
323 MDL, p.125
324 « Desceller (`'la vieille langue
neuve») », Points de suspension, op.cit., p.127
325 MDL, p.127
128
« On ne parle jamais qu'une seule langue » s'entend
alors aussi comme cette promesse de l'idiome absolu qui accompagne toute
parole, en quelque langue que ce soit, et qui rassemble les langues, dans leur
dispersion même : promesse d'une langue encore inouïe qui ne promet
rien, aucun contenu déterminable, sinon l'accueil de l'autre inventant
l'idiome. C'est ce que Derrida appelle une messianicité sans
messianisme, sans salut, sinon à l'autre reconnu comme tout autre ; ce
qui ressemble à une promesse de justice, inscrite au coeur de toute
parole.
La promesse dont je parle...et dont j'avance maintenant
qu'elle promet l'impossible mais aussi la possibilité de toute parole,
cette singulière promesse ne livre ni ne délivre ici aucun
contenu messianique ou eschatologique. Aucun salut qui sauve ou promette la
salvation, même si, au-delà ou en deçà de toute
sotériologie, cette promesse ressemble au salut adressé à
l'autre, à l'autre reconnu comme autre tout autre (tout autre est tout
autre, là où une connaissance ou une reconnaissance n'y suffit
pas), à l'autre reconnu comme mortel, fini, à l'abandon,
privé de tout horizon d'espérance.326
***
Nous nous demandions en ouvrant cette dernière partie
ce qui poussait la déconstruction à en découdre, ce qui
l'animait peut-être secrètement. Nous avons vu que ce
n'était pas la vérité mais la justice : non pas comme un
objet là-devant, à atteindre, ou à cerner, mais comme ce
qui, depuis un passé immémorial, engage en donnant le
mouvement ; engage aussi comme une promesse archi-originaire, d'avant tout soi
: un oui à la venue de l'autre qui doit rester incalculable ; engage
enfin politiquement à laisser une chance à cette venue, en
déclôturant autant que possible les structures socio-juridiques ou
socio-politiques qui l'annulent d'avance dans l'économie d'un savoir.
« La déconstruction est la justice » parce
que ce n'est qu'à défaire les structures
sédimentées du savoir-pouvoir, qu'à déconstruire
l'ordre de la vérité qui est aussi indissociablement un ordre
politique et social, que s'ouvre la possibilité de la justice - comme
impossible. Dire qu'il faut la justice c'est dire qu'il faut l'impossible.
D'abord parce qu'il n'y a de justice que dans la considération de la
singularité absolument autre d'une situation excédant tous les
possibles imaginables. Ensuite, et c'est une conséquence
immédiate, parce que la décision juste et responsable qui doit
s'y mesurer ne saurait s'inscrire dans un programme de possibilités
calculables à l'avance. Subsumer objectivement un cas sous la
généralité d'une loi ne peut que revenir à manquer
l'unicité de la situation et de la décision à prendre. Ce
serait, en
326 MDL, p.128
129
vérité, se dérober à toute
décision, si une décision digne de ce nom engage toujours la
responsabilité d'un choix qui doit faire l'épreuve de l'aporie,
de l'indécidable. Là où un savoir formalisable enseigne ou
prescrit par avance ce qu'il faut faire, il n'y a ni décision, ni
responsabilité, ni justice. Dès lors si la justice requiert une
décision juste, s'il faut décider, cette injonction
impérative doit être sans normativité, sans
vérité, sans rien qui ne soit garanti par un savoir possible,
calculable (ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut rien
savoir, nous n'y revenons pas). Responsabilité hors-norme,
hyper-responsabilité pour ainsi dire, qui révèle, par
contrecoup, ce que l'axiomatique de la présence dominant l'idée
traditionnelle de responsabilité (volonté,
intentionnalité, autonomie etc.) a de profondément
déresponsabilisant sous le couvert de la bonne conscience. Mais justice
impossible, enfin, imprésentable, parce que
l'indécidabilité qui en est la condition ne cesse jamais de
revenir hanter la décision prise, s'il y en a. Autre manière de
dire qu'on n'en aura jamais fini avec la justice. D'où aussi une
certaine perplexité, peut-être inévitable : si une
décision juste, pour être digne de son nom, exige la suspension de
critères assurés, alors comment s'y mesurer ? Comment distinguer
la mesure de la démesure ? N'est-on pas toujours renvoyé à
une certaine forme de justesse qui serait susceptible, de son
côté, de donner des gages mais en perdant alors la justice dans
son exigence d'incalculabilité ? A moins, peut-être, de penser la
justesse comme une question de tact, sans mesure prescrite, sans filet
de sécurité. Toucher à la justice n'aura alors jamais paru
aussi risqué. Mais la justice absolue, l'accueil inconditionnel de
l'autre doit comporter cette part de risque, cette menace sans laquelle on ne
parle pas de justice. « L'indécidable, rappelle Derrida, condition
de la décision comme de la responsabilité, inscrit la menace dans
la chance, et la terreur dans l'ipséité de l'hôte.
»327
Sans jamais proposer une éthique au sens traditionnel
du terme, la déconstruction est donc toujours déjà
engagée dans une promesse éthique, promesse d'une justice
à-venir, dès lors que celle-ci trouve sa pierre de touche dans
l'expérience de l'aporie. Elle s'accorde avec la dimension
intrinsèquement politique d'une écriture déconstructive
ouverte sur l'à-venir, l'événement, l'impossible. Nous
avons choisi d'insister dans cette partie sur la façon dont Derrida aura
politisé une certaine expérience qui, à une oreille un peu
bouchée, pourrait passer pour politiquement neutre, à savoir une
certaine manière de tourner la langue. Dans Le Monolinguisme de
l'autre, Derrida a exemplairement exhibé la violence nichée
au coeur d'une langue dite maternelle qui se voudrait pure
d'éléments étrangers, intacte, garante d'une culture
homogène et unifiée : comme le phantasme d'une langue propre qui
s'impose en refoulant
327 MDL, p.119
130
toutes les différences, ou en ne tolérant que
celles qui n'inquiètent pas son univocité. Mais, dans le
même temps, c'est dans la dite monolangue, où les voix
dissonantes sont assourdies par les discours qui disent tenir la langue en
respect, c'est depuis la trace originaire qui la fait marcher toujours un peu
de travers, que se réserve aussi la possibilité d'une justice
à venir : l'invention d'une langue inouïe, ouverte à la
venue de l'autre. Ou plutôt, car cette invention reste en sa
pureté impossible, c'est à même l'expérience de
l'écriture dans la langue que s'alimente le rêve d'un idiome
absolu, comme promesse secrète inscrite dans toute parole. C'est de ce
rêve, de ce désir fou que vit la déconstruction, c'est pour
lui qu'elle prend tous les risques, qu'elle s'ouvre au tout autre en tournant
follement sa langue comme celle de l'autre. Au risque, encore une
fois, que ça tourne mal. Mais la conjuration du mal à tout prix,
n'est-ce pas un autre nom du pire ? N'est-ce pas ce qui justifie les pires
violences ? Une politique de l'écriture ne fera jamais
l'économie de la violence, au nom de l'économie de la
violence, justement.
Reste qu'on pourrait finalement se demander ce qu'il reste de
la vérité, s'il en reste, et sous quelle forme, une fois l'ordre
sévère de la vérité déconstruit pour laisser
une chance à la justice. S'il faut la vérité n'est-ce pas
aussi au nom de la justice ? Et y-a-t-il encore un monde possible sans une
parole vérace pour le soutenir ? Nous avons en principe répondu
à ces questions. La vérité comme justice est toujours
à faire. Sans doute le travail théorico-historique de la preuve
est-il indispensable. Mais jamais l'information, même infinie, ne suffira
à décider du vrai et du non-vrai, du juste et de
l'injuste dans l'unicité d'un cas irrépétable. Faire la
vérité cela suppose d'en décider dans la folie d'un
non-savoir. En ce sens il en va d'une vérité
événementielle, incalculable, qui en appelle à la croyance
avant tout savoir, promise plus que donnée. La vérité il
faut l'inventer, c'est-à-dire non pas seulement la dévoiler mais
la faire arriver là où elle n'est pas encore possible. Comme s'il
fallait faire l'impossible. Il en va de même de la
véracité : ma vérité, celle que je te promets quand
je m'adresse à toi, celle que je te demande de croire sur parole, sans
garantie de savoir, ma vérité comme celle de l'autre qui viendra
peut-être dans une écriture encore illisible, cryptée,
à déchiffrer, interminablement.
131
Conclusion générale : Derrida,
intraitable
Derrida aura introduit la question de l'écriture en
philosophie, déplaçant sa géo-graphie, ses
frontières, déplaçant l'idée même de
frontière, de limite entre le même et l'autre. Il l'aura fait dans
une écriture multiple, stratifiée, texturée,
disséminée. On le remarque d'abord à l'extraordinaire
diversité des textes qui parsèment le corpus mais dont
on ne risquera pas ici une typologie.328 Car ce qui paraît
« signer » plus encore l'idiome derridien c'est la manière
dont il aura cherché à re-marquer, dans chacun de ces textes,
cette hétérogénéité même comme effet
de trace - y compris, donc, dans les textes qu'on désignerait un peu
vite comme les plus « sérieux » (au sens qu'une certaine
philosophie donne à ce terme) et même si, incontestablement, ce
sont dans certains des volumes archi-greffés du début des
années 70, que cette re-marque est la plus remarquable, là
où notamment, d'un pli supplémentaire, elle s'augmente de
dispositifs paratextuels éclatant la linéarité du texte.
Cette écriture tympanisante provoque, interpelle, violente : elle
appelle des lectures elles-mêmes multiples ; souvent, elle oblige les
lecteurs à frayer leurs voies en tâtonnant dans la nuit du
non-savoir, égarés au milieu de carrefours de sens. Question de
la lecture comme contre-signature, question de responsabilité.
Nous nous sommes intéressés dans ce
mémoire à la déconstruction de la métaphysique
comme ordre de la vérité notamment parce qu'elle nous a
semblé ouvrir à cette multiplicité de lectures possibles.
Lire la déconstruction au prisme de la vérité permettrait
de faire apparaître des strates de discours
hétérogènes. Nous sommes d'abord partis d'un
problème : comment faire l'économie de la vérité
dès lors que le discours déconstructeur s'énonce dans un
langage ordonné à cette valeur ? Sous l'effet d'une redoutable
mise en question des fondements logocentriques de la vérité et de
la maîtrise - de la présence du présent - le maître
est défait comme jamais peut-être dans l'histoire de la
philosophie, mais c'est encore à son jeu qu'on joue. Face aux coups
imparables, il doit reconnaître sa défaite, mais il sait d'avance
qu'elle est sa victoire, puisque c'est encore lui, à partir de ses
propres critères, qui en décide. « Il faut la
vérité » écrit Derrida et, d'un certain point de vue,
la déconstruction ressemble à une pensée-Sisyphe qui nous
dit « qu'il faut continuer indéfiniment à interroger la
présence dans la clôture du savoir ».329 Toute une
strate du texte derridien, très argumentée, très
démonstrative, pliée
328 Pour une telle typologie, au demeurant très utile,
voir Rudy Steinmetz, Les styles de Derrida, Paris, De Boeck
Supérieur, 1994, p.14.
329 VP, p.121
132
aux normes rigoureuses de la métaphysique, autorise
cette lecture qui ne manque pas de justesse. Et on ne compte pas les occasions
où Derrida aura reconduit à la métaphysique ceux qui,
affirmant bruyamment une différence absolue, pensaient, par
naïveté ou méconnaissance de la rouerie du maître,
s'en être tirés à bon compte au moment où ils se
laissaient réapproprier dans l'économie du même. Il y a
assurément quelque chose d'intraitable dans les textes de Derrida qui
passerait presque pour une forme de conservatisme, une défense
opiniâtre de la tradition.
Mais réduire le texte derridien à la rigueur de
ses analyses conceptuelles, ce serait risquer de reproduire le geste de
répression de l'écriture qu'il aura lui-même fait
apparaître comme violence institutrice de la métaphysique. Ce
serait en effacer les plis, l'aplatir au niveau du seul discours significatif :
lire au sens minimal de rassembler le sens, y entendre quelque chose, sans
doute, mais s'aveugler encore plus sûrement à la
textualité, ne pas lire au sens inouï que Derrida aura donné
à la lecture. Ne pas lire ce qu'il aura donné à lire en
exhumant la réserve d'écriture qui fait marcher la machine
logocentrique en l'affectant d'un retard originaire qui tient le sens en
haleine. Autrement dit, ne tenir aucun compte des effets pratiques de la
différance, de ce qu'elle diffère. Ce qu'il y a d'intraitable
dans l'idiome derridien - mais cette fois comme
dissémination irréductible, impossible à traiter, à
dominer logiquement - c'est ce plus d'un sens, plus d'une voix, plus d'une
langue qui écrit - la vérité, qui
l'écarte, l'espace, la diffère à jamais. L'impossible
économie de la vérité c'est sa ruine par et dans
le texte qui l'inscrit, qui lui donne tout à la fois vie et mort. La
vérité en faillite, les signifiants sont
déchaînés, ils ne se raccrochent plus à
l'étalon du signifié transcendantal. Rattrapé par
l'inflation signifiante, le logos ne peut plus honorer ses traites,
différant sans cesse sa promesse de restituer un sens plein, lequel
reste, dans l'attente interminable, indécidable. Si le maître est
déjoué ce n'est pas d'être vaincu à son propre jeu,
c'est qu'il y a toujours déjà du jeu dans son jeu, une
trace d'écriture qui entame son logos, l'ouvre en le divisant,
d'entrée de jeu. Confronté à des cas où il ne sait
plus trancher d'un savoir assuré, le maître est contraint de
révéler son essence arbitraire. Il faut la
vérité. Oui, mais dans quel sens ? Toute une strate du texte
derridien remarquant cette équivocité irréductible, reste
imprenable, à la vérité ne se laisse pas prendre.
On pourrait être tenté d'y voir la poésie
de Derrida, un effet purement littéraire, mais ce serait
méconnaitre ce que cette indécidabilité syntaxique exhibe
de la condition textuelle de tout discours, de tout engagement langagier. Non
que tout soit de la « littérature » : il y a une
hétérogénéité de styles et de hauteurs, de
touches, des manières différentes de faire droit à
l'opacité signifiante ou au contraire de la réduire ; mais cette
hétérogénéité ne saurait être
arraisonnée en un système d'oppositions tranchées, entre
textes philosophiques et textes
133
littéraires par exemple. Tout texte
déterminé se découpe plus ou moins violemment dans un
texte général, un tissu de traces de traces, une structure de
renvoi infini à (de) l'autre. Le discours philosophique qui entend
réduire le langage facto-empirique dans lequel il est contraint de
s'énoncer en visant la pureté d'un discours
théorico-logique transparent, ce discours demeure pris dans la
toile qu'il prétend dominer et qui lui donne tous ses concepts en les
contaminant de leur autre, à la racine. Tous ces discours qui se veulent
univoques ne vivent que des voix multiples qui les hantent. En ce sens, si l'on
ose dire, les tournures qui désarçonnent, les « pirouettes
», ne sont rien moins qu'un artifice ou un ornement, un supplément
superfétatoire : elles font éprouver la faillite
irréductible du vouloir-dire sans laquelle aucun sens ne s'ouvrirait
jamais. En réduisant par et dans une opération d'écriture
inouïe le recouvrement significatif, en publiant la défection du
sens vrai, Derrida met la scène sur le devant de la scène. Tout
le travail d'écriture, de syntaxe, de Derrida, inséparable de son
travail conceptuel mais ne s'y réduisant pas, fait une scène
à la philosophie. Une scène, c'est-à-dire non pas une
démonstration logique débouchant nécessairement sur une
conclusion mais un mouvement d'écriture, un mouvement imprimé au
corps de la langue qui par ses effets, par son événement,
défait la maitrise (y compris de ceux qui fustigeant les discours du
maître sont dupes des vieilles racines métaphysiques qui irriguent
leur critique). Derrida aura remis la philosophie en scène :
répétition rigoureuse de l'histoire de la philosophie, de ses
grands problèmes, mais répétition subversive par
réinscription du logos dans une scène d'écriture
plus ample et plus puissante. Non pas un ailleurs fantasmatique, un autre
topos, mais un entre, un no man's land, un non-lieu
qui suspend toute opposition décidable, exemplairement celle du vrai et
du non-vrai. L'excès d'une folie logée au coeur de la raison.
Derrida, intraitable. Oui, mais en quel sens ?
On écoutera alors les discours
excédés dénoncer ces textes qui multiplient les
apories, dénoncer la faconde d'une écriture littéralement
séduisante, qui nous laisse, pour son bon plaisir, dans l'im-passe,
faisant qu'entre nous ça ne passe pas, qu'on ne s'entende pas etc.
Toucher ainsi à la vérité c'est irresponsable. Ça
détruit la possibilité de la justice, la possibilité
même d'un monde possible. Et puis c'est un geste déplacé,
obscène, qui touche au propre. Pratique condamnable, stérile, qui
fait obstacle à la découverte de la vérité avec
tous ses tours de plume qui ne s'effacent pas devant la chose à dire.
C'est illisible, c'est de la littérature.
Il est vrai qu'il y a dans ces textes quelque chose de
monstrueux, qui reste inappropriable, intraitable. C'est là ce qui en
eux provient de l'à-venir, d'un avenir qui, Derrida le rappelle dans
De la grammatologie « ne peut s'anticiper que dans la forme du
danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité
constituée et ne peut donc s'annoncer, se
134
présenter, que sous l'espèce de la
monstruosité ».330 Mais cet avenir
monstrueux, im-possible en ce qu'il excède tous les possibles à
l'horizon, c'est la possibilité même de la toute autre justice
qu'aura donné à penser Derrida : justice tout autre de revenir au
tout autre, à l'incalculable, à la singularité absolue de
l'autre. Toute une strate du texte derridien se lit comme un renouvellement
profond de la pensée éthico-politique en ce qu'elle
problématise l'éthicité de l'éthique comme
expérience de l'aporie, de l'impossible. Mais il serait réducteur
de confiner cette strate dans ce que l'on nomme parfois le « dernier
Derrida », celui du prétendu tournant. Si sa pensée aura
été attendue au tournant c'est pour n'avoir pas vu que le motif
éthico-politique la traverse de part en part, lui donne son mouvement.
Et d'abord parce qu'écrire - la vérité descelle
la possibilité même de la justice. Dans l'économie d'un
savoir absolu, dans un système de règles formalisables,
calculables il n'y a ni décision, ni responsabilité, ni justice.
Réduire la justice à la vérité, c'est manquer la
justice, c'est manquer de justice par excès de justesse, c'est sous le
couvert de la bonne conscience se dérober à toutes
responsabilités. Il ne saurait y avoir de décision responsable et
donc de justice possible sans une expérience de l'aporie ou de
l'indécidable, c'est-à-dire sans une décision qui, au
moment où elle tranche, ne sait plus. Une décision folle. Mais
alors, demandera-t-on, comment distinguer la décision juste du coup de
force du maître dont on a mis à nue la violence arbitraire ?
Comment s'assurer que le mal ne se dissimule pas sous les traits du bien ? On
ne le peut pas. La justice diffère infiniment de l'injustice mais aucun
savoir ne garantira une distinction assurée. Il faut en décider,
dans l'incertain. Ce n'est qu'à assumer ce risque qu'on laissera une
chance à la justice. Sur ce point aussi, Derrida aura été
intraitable.
« La déconstruction est la justice » parce
que ces textes monstrueux, entrelacement de ce nous appelons abusivement ici
des « strates » hétérogènes, sont toujours
déjà engagés à promettre l'impossible,
l'événement, l'à-venir. Langage prophétique qui
promet aussi une vérité à faire, encore à venir,
incalculable, unique, événementielle, incroyable, et donc
seulement croyable, à peine croyable. Ce qui inspire cette langue
inouïe, le souffle qui l'anime et rend son texte parfois illisible, pas
encore lisible, c'est cette venue de l'autre, cette venue à laquelle il
faut se préparer en écrivant la langue de l'autre, rêve
d'un idiome absolu, rêve d'impossible mais inscrit au coeur de toutes
paroles. Avec un risque là encore : que cet idiome monstrueux, toujours
déjà en instance d'appropriation, ne devienne à son tour
un langage du maître, un langage subjuguant. Que les tours
d'écriture tournent mal, que le bien vire au mal. Nous aurons fait de
notre mieux.
330 DG, p. 14
135
Bibliographie
A) Sources primaires
Jacques Derrida, Le Problème de la genèse
dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, 1990
Jacques Derrida, Introduction à L'Origine de la
géométrie, Paris, PUF, (1962) 2014
Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit,
1967.
Jacques Derrida, L'Ecriture et la différence,
Paris, Seuil, 1967.
Jacques Derrida, La Voix et le
phénomène, Paris PUF, (1967) 2016.
Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris,
Minuit, 1972.
Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972.
Jacques Derrida, La Dissémination, Paris,
Seuil, 1972.
Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974
Jacques Derrida, Eperons. Les styles de Nietzsche,
Paris, Flammarion, 1978
Jacques Derrida, La vérité en peinture,
Paris, Flammarion, 1978
Jacques Derrida, La Carte postale : de Socrate à
Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980
Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilée,
(1986) 2003
Jacques Derrida, Psyché. Inventions de
l'autre, Paris, Galilée, 1987
Jacques Derrida, Points de suspension.
Entretiens, Paris, Galilée, 1992
Jacques Derrida, Force de loi, Paris, Galilée,
(1994) 2005
Jacques Derrida, Apories. Mourir - s'attendre aux «
limites de la vérité », Paris, Galilée, 1996
Jacques Derrida, Résistances - de la
psychanalyse, Paris, Galilée, 1996
Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l'autre, Paris,
Galilée, 1996
Jacques Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil,
1996.
Jacques Derrida, « La phénoménologie et la
clôture de la métaphysique », dans Alter n°8,
2000,
Derrida et la phénoménologie, p.69-84
Jacques Derrida, « Et cetera... (and so on, und so
weiter, and so forth, et ainsi de suite, und so
überall, etc.) », dans Cahiers de
l'Herne, dir. Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris,
Edition de l'Herne, 2004, p.21-34
Jacques Derrida, « Histoire du mensonge.
Prolégomènes » dans Cahiers de l'Herne, dir.
Marie-
Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Edition de l'Herne,
2004, p.495-520
Jacques Derrida, « Poétique et politique du
témoignage » dans Cahiers de l'Herne, dir. Marie-
Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Edition de l'Herne,
2004, p.521-540
136
Jacques Derrida, « Le parjure, peut-être (`'brusques
sauts de syntaxe») » dans Cahiers de l'Herne, dir.
Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Edition de l'Herne, 2004,
p.577600
Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin : entretien
avec Jean Birnbaum, Paris, Galilée, 2005. Jacques Derrida, La
Vie la mort, Paris, Seuil, 2019.
B) Sources secondaires
Isabelle Alfandary, Derrida-Lacan. L'écriture entre
psychanalyse et déconstruction, Paris,
Hermann, 2016
Pierre Aubenque, Faut-il déconstruire la
métaphysique ? PUF, 2009
Geoffrey Bennington, « Derridabase » dans
Derrida, Paris, Seuil, 2008.
Marc Crépon, « Ce qu'on demande aux langues (autour
du Monolinguisme de
l'autre) », Raisons politiques, vol.
n° 2, no. 2, 2001, pp. 27-40.
Marc Crépon, « La promesse des langues »,
Lignes, vol. 27, no. 3, 2008, pp. 146-164.
Françoise Dastur, « Finitude et
répétion chez Husserl et Derrida », dans Alter
n°8, 2000, Derrida
et la phénoménologie, p.33-52
Vincent Delecroix, Ce n'est point ici le pays de la
vérité. Introduction à la philosophie de la
religion, Paris, Editions du Félin, 2015
Gilles Deleuze, Différence et
Répétition, Paris, PUF, (1968), 2017.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux,
Paris, Minuit, 1980
Natalie Depraz « De l'empirisme transcendantal : entre
Husserl et Derrida », dans Alter n°8,
2000, Derrida et la phénoménologie, p.53-67
Vincent Descombes, Le Même et l'autre, Paris,
Minuit, 1979.
Peter Dews, « Déconstruction et dialectique
négative : la pensée de Derrida dans les années
1960 et la question du `'tournant éthique» »,
dans Le Moment philosophique des années 1960
en France, dir. Patrice Maniglier, Paris, PUF, 2011,
p.409-429
Gérard, Granel, « Jacques Derrida et la rature de
l'origine » dans Traditionis Traditio, Paris,
Gallimard, 1972.
Martin Heidegger, Etre et temps, Paris, Gallimard,
1986
Jacques Lacan, Ecrits I, Paris, Seuil, 1966
Jacques Lacan, Ecrits II, Paris, Seuil, 1966,
137
Len Lawlor, « The Test of the Sign: An Investigation
of Voice and Phenomenon » dans Alter
n°8, 2000, Derrida et la phénoménologie,
p.125-147
Emmanuel Levinas, « Tout autrement », dans
Cahiers de l'Herne, dir. Marie-Louise Mallet et
Ginette Michaud, Paris, Edition de l'Herne, 2004, p.16-19
Jean-François Lyotard, La
phénoménologie, PUF, 1956, Paris
Stéphane Mallarmé, OEuvres
complètes, Paris, Gallimard, 1970
Stéphane Mallarmé, OEuvres complètes
II, Paris, Gallimard, 2003
Patrice Maniglier, La Vie énigmatique des signes :
Saussure et la naissance du structuralisme,
Paris, Léo Scheer, 2006
Patrice Maniglier, « Terontologie saussurienne : ce que
Derrida n'a pas lu dans le Cours de
linguistique général » dans Le
Moment philosophique des années 1960 en France, dir. Patrice
Maniglier, Paris, PUF, 2011, p.315-334
Paola Marrati, « Idéalité et
différence. De la genèse à la trace » dans Alter
n°8, 2000, Derrida
et la phénoménologie, p.179-198
Jean-Luc Nancy, L'Intrus, Paris, Galilée,
2000
Benoît Peters, Derrida, Paris, Flammarion,
2010
François Raffoul « Derrida et l'éthique de
l'im-possible », Revue de métaphysique et de morale,
vol. 53, no. 1, 2007, pp. 73-88.
Jean-Pierre Richard, L'Univers imaginaire de
Mallarmé, Paris, Seuil, 1962
Jacob Rogozinski, « `'Il faut la
vérité» (notes sur la vérité de Derrida)
», Rue Descartes, n°24,
Juin 1999, p.13-39
Vladimir Safatle, « Etre juste avec Freud : la
psychanalyse dans l'antichambre de De la
grammatologie » dans Le Moment philosophique
des années 1960 en France, dir. Patrice
Maniglier, Paris, PUF, 2011, p.395-408
Jean-Michel Salanskis, Derrida, Paris, Belles
lettres, 2010
Jean-Michel Salanskis, « Derrida et la philosophie
analytique » dans Le Moment philosophique
des années 1960 en France, dir. Patrice
Maniglier, Paris, PUF, 2011, p.315-334
François-David Sebbah, « `'Déconstruire
c'est dire oui» - déconstruction et réduction » dans
Alter n°8, 2000, Derrida et la
phénoménologie, p.223-235
Rudy Steinmetz, Les styles de Derrida. De Boeck
Supérieur, 1994
Bernard Stiegler, « La fidélité aux limites
de la déconstruction et les prothèses de la foi »,
dans Alter n°8, 2000, Derrida et la
phénoménologie, p.237-263
Peter Szendy, A coups de points : la ponctuation comme
expérience, Paris, Minuit, 2013
Björn Thorsteinsson, La question de la justice chez
Jacques Derrida, Paris, L'Harmattan, 2007
138
Frédéric Worms, La Philosophie en France au XXe
siècle, Paris, Gallimard, 2009
|
|