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Ecrire - la vérité. une lecture de Derrida


par Thibault Mercier
Université Paris Nanterre - Master 2 Histoire de la Philosophie 2021
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITÉ PARIS X - NANTERRE

Département de Philosophie

MÉMOIRE

M2 Histoire et actualité de la philosophie 2020/2021

Écrire - la vérité. Une lecture de Derrida

Thibault Mercier

Directeur de Recherche : François-David Sebbah

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SOMMAIRE

Introduction 3

1. Inscrire la vérité 18

A) Ecrire la vérité 20

B) De l'écriture à l'archi-écriture 31

C) « Il n'y a pas de hors-texte » 42

2. Écrire l'écriture 57

A) La touche « littéraire » 60

B) Écrire - cette pratique 63

C) « L'écriture avant la lettre » 79

3. Il faut l'impossible 98

A) Justice et déconstruction 101

B) Politiques de l'écriture 112

Conclusion 131

Bibliographie 136

2

LISTE DES ABREVIATIONS

Ouvrages cités de Jacques Derrida :

CP : La Carte postale

D : La Dissémination

DG : De la grammatologie

ED : L'Ecriture et la différence

EP : Éperons. Les styles de Nietzsche

FDL : Force de loi

IOG : Introduction à L'Origine de la géométrie

M : Marges de la philosophie

MDL : Le Monologuisme de l'autre

VP : La Voix et le phénomène

3

Introduction

La présente étude propose une lecture de la déconstruction derridienne de la métaphysique dans son rapport problématique à la vérité. C'est, plus précisément, la question de l'écriture qui nous retiendra. Nous nous demanderons ce qu'une pensée de l'archi-écriture, une pensée qui s'écrit, fait à la vérité, ou de la vérité, ce qu'il en reste (s'il en reste) et sous quelles formes. Ces questions, nous le verrons, engagent celles des limites de la philosophie, dès lors que la vérité n'est pas seulement un concept prenant sens à l'intérieur du discours philosophique mais plus décisivement ce qui commande ce discours, l'oriente, lui assure sa cohérence interne et sa fin : un maître-mot ou, comme le dit Derrida, un signifié transcendantal, c'est-à-dire une source de valeur qui se veut antérieure à, et indépendante de, la signification - hors texte. Toucher à la vérité (laissons pour le moment cette expression à son ambiguïté) ce serait donc toucher aux limites de la philosophie : qu'il en aille du partage entre la philosophie et son « dehors », des limites entre concepts qui structurent son binarisme de l'« intérieur », de l'écriture comme point de butée du discours philosophique mais aussi de ce qui limite toute tentative de transgression définitive de son ordre. Si la déconstruction est bien, comme nous essaierons de le montrer, une remise en scène de la philosophie - au double sens d'une répétition (subversive) de la tradition et de son inscription dans une scène d'écriture - qui en déplace les coordonnées topologiques (jusqu'à ébranler la condition topologique elle-même), nous voudrions aussi indiquer ce que de tels déplacements, dont nous aurons à reconnaître la violence, peuvent avoir de féconds, ce qu'ils donnent à repenser, en particulier, de l'éthique et du politique.

Mais avant de développer davantage cette question des rapports entre écriture et vérité, de l'expliciter, d'en dégager les ramifications immédiates et les enjeux plus lointains, commençons par dire un mot de deux lectures critiques et opposées de l'oeuvre de Derrida, deux lectures qui, pour être caricaturales, nous aideront néanmoins à cerner le champ problématique de notre étude.

Ni empirisme, ni transcendantalisme

Deux lectures qu'on serait tenté de dire, au moins pour l'instant, opposées donc. D'un côté, une critique « rationaliste » dénonce, dans la pensée derridienne, le jeu d'une écriture littéralement séduisante, portant atteinte à la rationalité scientifique, à la quête de vérité, aux idéaux des lumières. Au fond, la déconstruction serait une sorte d'empirisme sceptique ou de

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nihilisme (qu'on dira post-moderne), ce qui a toujours été le nom de l'irresponsabilité philosophique et qui, selon une curieuse logique, serait responsable de l'affaiblissement de la valeur de vérité comme norme pour la pensée et l'existence (objectivité, validité universelle et intemporelle, intelligibilité pour tout le monde en droit etc.) avec ses désastreuses conséquences éthico-politiques1. D'un autre côté, une critique, venant notamment des sciences sociales, place le geste déconstructeur dans le lignage de Kant et de Husserl, pour y voir une opération de sauvetage de la philosophie menacée par les découvertes « positives » relativisant le privilège transcendantal. De ce point de vue, c'est un certain conservatisme, une résistance à la supposée mort de la philosophie, jalouse de la jouissance prise à sa répétition, qui est accusée.

Notre propos ici est moins de répondre à ces critiques que de marquer l'« origine » de leur commune méprise, afin d'y voir se profiler les questionnements qui nous occuperont. Dire que la déconstruction met en cause le sens et la valeur de vérité n'est pas faux, si l'on ose dire. C'est même l'une des principales conséquences du travail déconstructif. En revanche, on peut difficilement soutenir que ce travail se fasse au mépris des exigences épistémiques et de la rigueur argumentative. Tout au long de son oeuvre, au coeur de toutes les audaces, Derrida aura fait preuve de la plus grande précaution philosophique, usant de ses techniques et de ses méthodes : celle du commentaire redoublant, contrôlant l'interprétation active des textes de la tradition, celle de l'articulation rigoureuse des degrés de généralités dans l'analyse éidétique, celle des descriptions minutieuses apprises à l'école phénoménologique etc. C'est, par exemple, au bout d'une surenchère analytique et transcendantaliste que Derrida en vient à déceler ce qu'il nomme une différance originaire, un « mouvement » qui divise toute présence en la constituant. On ne compte pas les fois où Derrida aura revendiqué et pratiqué cette hyperbolisation du geste critique jusqu'à la rature, il est vrai, de ce à quoi une telle analyse est censée faire droit : l'origine, la présence, le sens, la vérité etc. Raturer, cela revient à marquer tout en laissant lisible : donner à lire que ces termes ne peuvent plus se soutenir de ce qu'ils ont toujours voulu dire, sans pour autant les abandonner, et prétendre simplement passer à autre chose, à un autre langage. La déconstruction, nous le verrons, porte la trace de ce qu'elle déconstruit, ce qui induit

1 Inutile d'insister sur les lectures hâtives, superficielles ou parfois simplement malhonnêtes qui, aux Etats-unis notamment, font de Derrida un philosophe obscurantiste, fossoyeur de la vérité, responsable de l'avènement de l'ère dite de la post-vérité ou de la prolifération des fake news. Reste qu'on pourrait, à partir de Derrida justement, s'interroger sur les possibilités de tels détournements : si la vérité était pure de son autre, on ne voit pas bien comment la confusion pourrait l'affecter. Le recours à des arguments empiriques, historiques, sociologiques, psychologiques, paraît souvent bien faible pour rendre compte de ce que serait une crise de la vérité. Est-ce si sûr, d'ailleurs, que le soupçon généralisé portant sur les informations officielles, soupçon qui sous-tend la diffusion des fake news ou ce qu'on appelle le complotisme, soit contre la vérité ? Ne s'agit-il pas plutôt de l'affirmation d'une foi dans une vérité plus profonde, plus enfouie, plus vraie, censée assurer une intelligibilité intégrale du monde ? Poser ces questions, est-ce être un ennemi de la vérité ?

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bien des malentendus. Ici, exemplairement, le fait qu'à solliciter la philosophie, elle puisse à la fois passer pour un discours contre la philosophie et un discours en défense de la philosophie.

Nul empirisme sceptique donc chez Derrida. C'est même pour se garder de retomber dans une certaine naïveté philosophique, ce que Derrida nomme parfois la « faute » de l'empirisme2 - et qui consiste, pour le dire rapidement, à reconduire le droit au fait en se privant du même coup de la possibilité d'expliquer ce fait - qu'il reconnaît la nécessité d'en passer par la recherche d'un sol primitif, par un questionnement transcendantal3. Mais ce dernier, nous venons de le rappeler, est traversé jusqu'à sa mise en « crise », ou plutôt en échec, si le concept de crise implique la possibilité de son dépassement. Le contingent, l'accident, la facticité se révèlent, au bout du compte, irréductibles. Il ne s'agit donc pas non plus de défendre un privilège transcendantal, qui est au contraire contesté par la déconstruction, même si, dans le même temps, l'exigence de transcendantalité est répétée et, si l'on peut encore dire, radicalisée.

Ni empirisme ni transcendantalisme, le geste déconstructeur serait, à risquer une restitution à grands traits, une tentative d'inscrire les oppositions métaphysiques comme effets d'une (non) logique plus puissante, déplaçant leur axiomatique commune, centrée sur la valeur de présence : la pensée d'une complication plus « vieille » que toute opposition décidable, par exemple mais exemplairement, entre vérité et non-vérité. Ainsi, les critiques adressées à Derrida, qu'elles se réclament d'un rationalisme fondationnaliste ou d'un empirisme relativiste, appartiennent encore à l'immanence du champ déconstruit. Elles ne tiennent pas compte du déplacement opéré, de cette pensée, à tous égards, exorbitante que Derrida aura donné à lire en élaborant des quasi-concepts qui défient l'entendement, qui ne se situent non pas contre mais à la limite de la rationalité : différance, trace, écriture, hymen, supplément, etc. Nous aurons, bien entendu, à revenir en détail sur la genèse de ces termes, mais il est nécessaire d'en anticiper quelque peu les développements (et la différance dit aussi l'inévitabilité de l'anticipation) pour comprendre en quel sens Derrida peut écrire, à propos d'une differance « se réservant et ne s'exposant pas [qu']elle excède en ce point précis et de manière réglée l'ordre de la vérité »4.

2 Par exemple, ED, p.189, p.422. L'usage du mot « faute » connote aussi la condamnation morale d'un recours au fait qui ne se soutient d'aucun droit. Ce qui est bien le principe de la loi du plus fort.

3 Citons par exemple ce passage de De la grammatologie, p.86 : « C'est pour éviter de retomber dans cet objectivisme naïf que nous nous référons ici à une transcendantalité que nous mettons ailleurs en question. C'est qu'il y a, croyons-nous, un en deçà et un au-delà de la critique transcendantale. Faire en sorte que l'au-delà ne retourne pas dans l'en deçà, c'est reconnaitre dans la contorsion la nécessité d'un parcours »

4 M, p.6

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L'ordre de la vérité

L'expression « ordre de la vérité » doit retenir notre attention. Elle nous permettra de préciser ce qu'il en est de la détermination métaphysique de la vérité et de son rapport problématique à l'écriture. Si la déconstruction est exemplairement déconstruction de la vérité c'est qu'en déconstruisant la valeur de présence, elle porte atteinte à la forme de toute vérité, à la vérité de la vérité. Qu'il s'agisse de l'adéquation de la représentation intellectuelle et du réel, de l'accord de la pensée avec elle-même, de l'évidence d'un vécu, de la certitude du cogito, de cette certitude dans l'horizon du savoir absolu, du dévoilement de l'être de l'étant ou encore de ce qu'on appelle véracité ou sincérité, ce qui permet de rassembler cette multiplicité sous le nom de vérité, c'est toujours un certain rapport à la présence, à la proximité en son sens spatial et temporel : présence de la chose même, en personne, à une intuition, devant un regard, présence de l'objet idéal, dans son évidence et sa clarté, à une conscience elle-même définie comme présence à soi dans la pointe de l'instant, présence auprès de soi d'un concept infini dans le logos divin, présentation de l'étant en sa vérité nue, dévoilée, parole pleine et pleinement présente à soi, à son signifié, à l'autre etc. La détermination métaphysique de la vérité est toujours solidaire d'un temps pensé à partir d'un maintenant élémentaire et indivisible. « Ce privilège [du maintenant-présent], écrit Derrida, définit l'élément même de la pensée philosophique, il est l'évidence même, la pensée consciente d'elle-même, il commande tout concept possible de la vérité et du sens ».5 Le lien impensé, non thématisé par la tradition, de la vérité et du présent, dessine la clôture de la métaphysique, une clôture qui n'est rien moins qu'un cercle entourant un champ homogène mais qui définit néanmoins l'unité d'un rapport au savoir. C'est pourquoi Derrida, prolongeant et, en un sens que nous aurons à préciser, radicalisant la méditation heideggérienne, parle toujours, en parlant de métaphysique, de métaphysique de la présence (que ce complément d'objet soit spécifié, ou non).

Mais, parler d'ordre de la vérité laisse aussi entendre que la vérité n'est pas seulement un concept prenant sens dans la clôture ainsi définie. La vérité désigne aussi les principes de logique formelle (principe d'identité, principe de contradiction, principe du tiers-exclus) qui assurent l'ordre du logos, régissent la validité du discours rationnel et le commandent dans sa successivité logique, qu'il s'agisse de régresser jusqu'à un élément premier et indubitable, de progresser par enchaînement d'idées claires et distinctes jusqu'au terme d'une démonstration ou encore d'articuler des propositions en respectant un ordre de dépendance juridique. Dire vrai

5 VP, p.69 Derrida souligne

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ce n'est pas seulement dire le vrai c'est aussi dire les choses dans l'ordre, dans un discours bien articulé, qui tient debout, tendu vers la vérité - ce que Derrida appelle aussi phallogocentrisme.

La vérité est donc la clé de voûte d'un système auquel elle donne sa cohérence interne, système de la raison dans lequel les concepts trouvent leur opérativité propre en s'ordonnant à l'instance dernière qui vient boucler la boucle du sens. Ainsi entendue, la vérité est un maitre-mot, un signifié transcendantal qui promet de mettre fin au détour par le signifiant, au renvoi provisoire de signes à signes : comme la conséquence logique d'un système d'axiomes ou l'évidence d'une idée claire et distincte, par exemple. Dans le discours métaphysique, la possibilité du sens dépend de celle de la vérité objective, d'une connaissance anticipée. Un discours est sensé dans la mesure où il peut être dit vrai. Sans doute, des énoncés faux ou fictionnels peuvent-ils avoir un sens, mais ils ne prennent sens qu'à se référer à une norme de vérité, de laquelle ils s'écartent (soit comme contre-sens, soit comme simulacre). L'essentiel est que la forme grammaticale ménage la possibilité d'un rapport à l'objet (réel ou idéal, référent ou signifié). Et ce dernier doit être pensable en dehors de toute signification, soustrait au jeu différentiel du langage, traductible d'une langue à une autre, sans perte ni altération. L'ordre de la vérité c'est aussi l'antériorité temporelle et juridique, la préséance du signifié sur le signifiant. Cette indépendance de droit à l'égard du langage explique que la métaphysique comme logocentrisme soit essentiellement un phonocentrisme, qu'elle soit essentiellement promotion de l'excellence de la voix comme index du medium promis à la réduction : une manière de dire univoque, n'affectant pas la pureté d'un vécu pré-expressif, s'effaçant devant la chose à dire, sans reste.

Enfin, la vérité est aussi ce qui assure l'ordre, surveille l'intégrité de la clôture, au sens où le désir de vérité vient réprimer ou refouler tout ce qui pourrait venir diviser la présence, en inquiéter l'assurance tranquille : singulièrement l'écriture qui, contrairement à la vive voix, implique l'absence du destinateur comme du destinataire. Ou plutôt, faudrait-il dire : l'ordre de la vérité, la philosophie comme épistémè, s'inaugure par ce refoulement. Toute la tradition philosophique se place dans les pas de Platon, qui dans le Phèdre, instruit le procès de l'écriture : comme mauvaise répétition, mécanique et vide de sens, simulacre de savoir, à laquelle s'oppose la bonne répétition, celle qui dans le mouvement de l'anamnèse, réactive le savoir originaire dans la présence vivante de la mnémè. C'est ce qui fait écrire à Derrida que : « l'histoire de la vérité, de la vérité de la vérité, a toujours été...l'abaissement de l'écriture et son refoulement hors de la parole `'pleine» ».6

6 DG, p.12

8

En rappelant l'originarité de la trace, en déconstruisant la valeur de présence qui sous-tend toute l'ontologie occidentale, Derrida s'en prend donc à l'ordre de la vérité. Il exhume la réserve abyssale, l'archi-écriture, qui entame - c'est-à-dire ouvre en divisant - le discours logocentrique ; il montre que le désir de vérité-présence (le désir d'appropriation, le désir de maîtrise du sens, le désir (du) même) naît de l'impossibilité principielle de son accomplissement ; il dévoile du même coup son essence arbitraire : l'imposition d'une vérité, d'un bon sens, qui met un coup d'arrêt à l'écriture, la réprime dans les termes de ce qu'elle rend possible. Le discours de vérité qui, en son désintéressement apparent, prétend se faire reconnaître dans sa validité universelle comme lieu idéal du consensus, de l'entente cordiale, d'un certain silence aussi, s'impose en réalité comme instance souveraine qui refoule7 la trace qui l'habite.

Reste que pour se dire, la déconstruction a dû s'entretenir dans un code qui est aussi celui de la métaphysique, elle a dû user des concepts, des procédés argumentatifs, des techniques et des distinctions tirés du champ déconstruit ; par exemple, faire fond, au moins jusqu'à un certain point, sur l'opposition du fait et du droit. Rien n'est pensable sans ces ressources. Aucune pensée cohérente ne peut se formuler sans recourir au système qui donne la mesure de la cohérence. Il ne saurait donc s'agir de transgresser purement et simplement la métaphysique.

Ainsi se dessine ce qui sera notre problème, le problème de la vérité comme problème de la déconstruction. Comment, en effet, faire l'économie de la vérité alors que le discours qui déconstruit doit encore faire appel à son ordre au moment de le contester ? Il y a une limitation essentielle à tout exercice déconstructif, qui tient à ce qu'il s'articule nécessairement dans le langage de la métaphysique. Or, on ne peut, semblerait-il, mettre en échec le maître du jeu (le logos) en jouant au jeu du maître. Car, même à les transgresser, on continue à jouer selon les règles : soit qu'on en appelle explicitement à elles contre elles, soit qu'à les dédire on les tienne encore implicitement pour référence. Le franchissement ne prend sens que d'un rapport à la limite. Entre la transgression et la loi, il en va toujours d'un certain pas de deux.

7 Ce refoulement, notons-le ici, serait « antérieur » à la notion freudienne de refoulement, comme ce qui le rend possible. Voir Jacques Derrida, « Freud et la scène d'écriture », ED, p.293-341

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Il faut la vérité

Cette inévitable complicité avec la métaphysique, Derrida la rappelle dans une note du livre d'entretiens Positions :

« il va de soi qu'il ne s'agit en aucun cas de tenir un discours contre la vérité ou contre la science (c'est impossible et absurde, comme toute accusation échauffée à ce sujet) [...] je répéterai donc, en laissant à cette proposition et à la forme de ce verbe tous leurs pouvoirs disséminateurs : il faut la vérité. [...] c'est la loi ».8

Comment, alors, concilier cette affirmation - il faut la vérité - avec celle citée plus haut d'une différance excédant l'ordre de la vérité ? Comment penser ensemble la subversion de l'ordre et la nécessité de la loi ? N'est-ce pas toujours renverser l'ordre existant pour un ordre plus ou mieux ordonné ? 9 Comment entendre cet « il faut »?

D'abord, sans doute, comme le rappel de l'inconséquence de tout scepticisme, incapable de soutenir la cohérence de son propre discours, de se produire comme vérité au moment d'en contester l'idée. Mais, en jouant sur le double sens du mot « faut » selon qu'on le rapporte au verbe falloir ou au verbe faillir, Derrida semble également suggérer que la valeur de vérité, requise par tout discours philosophique digne de ce nom, se trouve au bout du compte toujours en défaut, en faillite. Mieux : que la condition de possibilité de la vérité est aussi sa condition d'impossibilité ; que la vérité, qu'il faut logiquement présupposer, qu'il faut aussi, pour des raisons éthico-politiques, chercher à établir, n'est jamais pleinement ce qu'elle veut être - la présence du présent - toujours déjà écartée par la différance qui l'institue. La vérité qu'il faut faut. Tel serait, en deux mots, le mouvement de la déconstruction emportant la vérité : non pas sa destruction mais son ajournement infini.

Oui, mais Derrida est bien contraint d'annoncer ce scandale de la raison dans le langage de la raison, le seul possible ; autrement dit, dans un discours continuant à puiser aux valeurs et à faire droit aux normes logiques de cela même qu'il déconstruit. C'est la loi du logos. Et elle fait travailler, économiquement, l'équivoque du faut au service du sens. Ainsi, la déconstruction ne serait finalement que la très raisonnable reconduction de la raison philosophique à ses

8 Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, note 23 (Derrida souligne)

9 Ou pour le dire autrement : n'est-ce pas, à vouloir renverser la maitrise, risquer toujours de se faire maître ? Cette question résonne avec tel avertissement de Lacan adressé aux étudiants de l'université de Vincennes en décembre 1969 : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c'est un Maître. Vous l'aurez ». Magazine Littéraire, n°121, février 1977, p. 24-25.

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contradictions constitutives. Et d'où s'énoncerait-elle, sinon depuis une raison plus large ou plus profonde, en vue d'une vérité d'ordre supérieure ou plus radicale ?

Cette interprétation est proche, dans son esprit, de celle défendue par Jacob Rogozinski dans son article « `'il faut la vérité» (notes sur la vérité de Derrida) »10. Revenant sur la formule de Positions, Rogozinski se demande : « si l'on doit aussi poser qu' `' il faut la vérité», que sa déconstruction ne consiste pas à l'exclure mais à la réinscrire dans une non-vérité qui l'excède, d'où procède alors la secrète nécessité, la loi de cet `'il faut» ? ». Puis, il avance l'hypothèse selon laquelle cette loi possèderait un sens plus radical « qu'une signification simplement logique » : celui d'un « réquisit quasi-transcendantal », d'un « oui archi-originaire » à la vérité, analogue au « consentement primordial au dire » que Derrida a reconnu au coeur de toute question déconstructrice sur les limites du dire, mais qu'à l'endroit de la vérité il « n'aura jamais consenti à prononcer...comme s'il se refusait d'admettre que la déconstruction engage la vérité ». Finalement, pour Rogozinski : « S'il y a déconstruction, il y a, il faut la vérité. Non seulement parce que la déconstruction en appelle, secrètement, à une décision de vérité, mais, plus radicalement, parce qu'elle est vérité »11.

La déconstruction engage-t-elle la vérité ? Est-elle d'avance engagée en sa faveur ? S'agit-il, malgré les dénégations, d'un discours de vérité qu'il s'agirait de révéler à lui-même12 ? Interprétation trop pressée d'en finir, peut-être. Ne manque-t-elle pas, à vouloir restaurer la vérité de la déconstruction, ce que Derrida donne, non pas seulement à entendre, mais à lire en nous confrontant à l'aporie de cet « il faut la vérité » ? Ne reste-elle pas aveugle à l'écriture, à la « forme de ce verbe » et tous ses « pouvoirs disséminateurs » comme le précise l'incise ? Tient-elle compte de cette remarque qui paraît relancer l'interprétation en la doublant ? Tient-elle compte, autrement dit, du fait que la dissémination qui défait la vérité-présence s'applique au discours qui l'énonce ? Sans doute Rogozinski est-il attentif à l'équivoque du faut, mais en cherchant à la dissiper à tout prix, ne manque-t-il pas l'« essentiel » ?

C'est ici, semble-t-il, qu'il faut faire une distinction entre la polysémie, qui désigne la pluralité finie des contenus sémantiques d'un mot ou d'une expression, pluralité qu'on peut toujours, en droit, analyser, mettre à plat, rassembler, dominer, et la dissémination qui désigne l'excès de la syntaxe sur le sens, le jeu de la différance re-marqué dans ses effets sémantiques immaitrisables. Derrida aura montré qu'un tel jeu, une telle archi-écriture, altérité absolue qui

10 Jacob Rogozinski, « `'Il faut la vérité» (notes sur la vérité de Derrida) », Rue Descartes, n°24, Juin 1999, p.13-39

11 Ibid, p.17-19, Rogozinski souligne

12 Rogozinski écrit aussi : « elle requiert une lecture qui la révèle à elle-même, reconduise la déconstruction oublieuse à sa vérité, et qui rende compte aussi de son oubli, de cet étrange aveuglement où une écriture de vérité se leurre sur elle-même jusqu'à affirmer qu'il n'y a pas de vérité. » Ibid, p. 20

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ne se présente jamais, qui n'a jamais été présente, fait marcher la machinerie logocentrique en l'affectant d'un retard originaire, la condamnant à ne pouvoir qu'indéfiniment différer sa promesse d'accomplissement du sens plein. On voudrait un logos parfaitement univoque mais, celui-ci ne s'ouvrant que d'une différance, on est toujours confronté à la possibilité essentielle d'un investissement sémantique supplémentaire : le plus et moins de sens d'une chaîne signifiante déchaînée de tout signifié transcendantal. C'est aussi la loi du langage (la même, en différance). Et cette loi, qui fait faillir la vérité, interdit qu'on puisse, de ce mot « il faut la vérité », dire le fin mot, dire ce qu'il veut dire, en vérité. Nous avons dit plus haut que la vérité qu'il faut était en défaut ; mais n'est-ce pas aussi parce que la vérité faut qu'il nous la faut, que nous la désirons ?13 « Il faut la vérité » dit que la vérité est à la fois nécessaire et impossible : parce que ce qui la rend possible, la rend impossible - comme présence pure - mais aussi bien parce que cette impossibilité la rend nécessaire, non pas seulement pour des raisons logiques ou éthiques, mais comme désir de présence - désir indestructible et en lui-même ni vrai ni faux. La condition de possibilité est une condition d'impossibilité, et inversement. Saura-t-on jamais en quel sens il faut la vérité ?

Ainsi, à prendre l'écriture en considération, on peut, on doit, également entendre cette formule sans l'entendre, dans son indécidabilité radicale, dans sa résistance à l'avènement triomphal du sens plein : faire droit à la flottaison, à l'oscillation infinie entre les possibles. Ce n'est plus l'équivoque qu'il faut réduire mais le recouvrement significatif, si l'on veut tenir compte de la loi de dissémination que Derrida a mis en abyme par cette tournure syntaxique14. C'est à même la différance entre le dit et le dire, dans cet espacement à tous égards constitutif de l'écriture, ce qu'on appelle aussi parfois un « style », que serait alors défaite l'instance souveraine de la vérité. Non pas pour faire valoir une non-vérité qui serait la vérité de la vérité, mais pour inscrire la vérité dans un texte où elle n'a pas lieu, ni présente ni absente : un texte sans origine, ni centre, ni vouloir-dire, dé-clôturant ce qu'on confine habituellement dans l'unité

13 Cette autre interprétation pourrait s'autoriser de ce que Derrida ajoute juste après le passage que nous avons cité : « Paraphrasant Freud, qui le dit du pénis présent/absent (mais c'est la même chose), il faut reconnaître dans la vérité « le prototype normal du fétiche ». Comment s'en passer ? ». A son tour, la question « comment s'en passer ? » peut s'entendre soit comme une question rhétorique indiquant qu'on ne peut s'en passer, soit comme une invitation à s'interroger sur les opérations textuelles qui permettraient de s'en passer.

14 Ne peut-on pas dire du texte de Derrida ce que ce dernier dit du texte de Bataille ? : « Dans cette écriture - celle que recherchait Bataille - les mêmes concepts, apparemment inchangés en eux-mêmes, subiront une mutation de sens, ou plutôt seront affectés, quoique apparemment impassibles, par la perte de sens vers laquelle ils glissent et s'abîment démesurément. S'aveugler ici à cette précipitation rigoureuse, à ce sacrifice impitoyable des concepts philosophiques, continuer à lire le texte de Bataille, à l'interroger, à le juger à l'intérieur du « discours significatif » c'est peut-être y entendre quelque chose, c'est assurément ne pas le lire. » ED, p. 392

12

close d'un livre, déroutant les voiries qui structurent l'entendement philosophique, voire la condition topologique elle-même.

Ce texte n'est pas un autre texte que celui de la métaphysique, si du moins cela suppose une séparation spatiale. Il y est plutôt replié, invaginé, comme un dehors dedans. La métaphysique toujours déjà s'écrit, s'inscrit dans un tissu de traces qu'elle tend inlassablement à épurer, à réduire comme un accident empirique. Toute l'opération déconstructrice consiste à montrer que cette réduction est impossible, à donner à lire son reste en le faisant affleurer, percer au jour, en certains « points précis et de manière réglée » ; ceci par un double geste d'écriture qui d'une main répète le discours de la métaphysique, sa logique, sa structure argumentative (d'où d'indéniables qualités pédagogiques), de l'autre remarque son ouverture irréductible qui fait signe « dans » le texte vers un autre texte, autre et pourtant le même, spectral pour ainsi dire. C'est dans le texte lu, aux prises avec la différance qui lui donne son jeu, le délimite, que la déconstruction puise la puissance de détournement qui met le texte littéralement hors de lui (d'où aussi la singularité de chaque lecture en dépit de « thèses » qui semblent engager le tout de la métaphysique). La duplicité de la déconstruction c'est, comme l'écrit Derrida : « deux textes, deux mains, deux regards, deux écoutes. Ensemble à la fois et séparément »15.

Si la déconstruction excède la métaphysique (selon un geste qui doit aussi être entendu dans ses dimensions d'épuisement et d'irritation) c'est donc du « dedans », triturant ses structures, éprouvant l'archi-limite qui sépare l'intérieur de l'extérieur et qui fournit la matrice de toutes ses oppositions constitutives. Le champ de la pensée se trouve déplacé non pas vers un au-delà, mais vers un milieu, un entre indécidable dans lequel l'opposition du vrai et du non-vrai est laissée en suspens, suspendue par « la question du style comme question de l'écriture, la question d'une opération éperonnante plus puissante que tout contenu, toute thèse et tout sens ».16 OEuvrant la langue, écartant l'interstice qui ouvre la signification (qui fait qu'on l'ouvre aussi), Derrida aura fait, ou plutôt laisser détoner l'écriture dans le logos, jusqu'au point où le sens se dérobe. A relire l'expression « il faut la vérité », en laissant opérer tous ses pouvoirs disséminateurs, risquant peut-être un certain dé-lire mais pour autant que celui-ci paraît - jusqu'à un certain point - calculé, n'entendons-nous pas aussi la collusion de deux contraires en un syntagme monstrueux, défiant toute logique (du tiers exclu) : (il) faux-la-vérité ?

15 M, p.75

16 EP, p.86

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Discours inentendable, qui passe les limites de l'entendement, ruine toute possibilité d'entente, c'est-à-dire aussi toute sociabilité, tout monde possible ? Mais, n'est-ce pas d'une autre entente, d'une autre manière de se rapporter à l'autre, d'une autre oreille qui fasse place à l'événement, à la venue de l'imprévisible, dont nous avons besoin ? Que dissimule l'injonction à la clarté ? Quelles différences le discours poli et policé de la métaphysique cherche-t-il à assourdir ? « Tympaniser - la philosophie », ainsi que Derrida l'écrit en ouverture de Marges, tel serait le mot d'ordre sans ordre de la déconstruction, remarquant, par ce tiret, l'espacement qui travaille le logos, mais résiste à toute relève spéculative. La déconstruction crève, de la pointe d'un style inouï, le tympan de la philosophie en laissant résonner la multiplicité des voix qu'elle réprime en elle. Sans doute ce geste est-il violent, luxant le langage et la pensée, mais s'il est possible c'est que ces derniers se prêtent toujours déjà au jeu (de l'écriture). Il s'agit donc moins de défier le maitre à son propre jeu que de ruser avec ses règles, ce qui n'est possible que parce qu'il y a déjà du jeu dans le jeu, un reste d'écriture à réveiller dans le logos du maitre du logos qu'est Socrate, ou Hegel par exemple. Si le texte philosophique se signe au projet de s'effacer devant le contenu signifié, cet effacement ne peut jamais être total, pour des raisons essentielles. C'est ce que Derrida aura voulu non seulement démontrer mais donner à lire, obliquement, dans son écriture, faisant éprouver la faillite irréductible du vouloir-dire, seule chance, paradoxalement, d'effets de sens. Les styles de Derrida, les tournures qui désarçonnent, ne sont rien moins que le parasitage gratuit d'un logos indemne, qui s'en passerait bien : c'est l'écriture de la pensée, à l'oeuvre.

Autrement dit, c'est à même le travail d'écriture de Derrida, en tant qu'il est inséparable de son travail « conceptuel » mais qu'il ne s'y réduit pas, que ce dernier aura exhibé, en le remarquant, l'excès du langage - et plus généralement de toute marque - sur l'ordre de la vérité : une équivocité irréductible qui est l'« histoire ordinaire du langage »17 et que le langage ordinaire, ou plutôt le rapport ordinaire au langage, polarisé par le sens et la communication du message, est destiné à dénier. Une phrase apparemment aussi claire et transparente que « j'ai oublié mon parapluie »18 peut rester scellée dans son secret indéchiffrable dès lors que l'on tient compte du différer infini du sens, de l'impossibilité principielle de saturer son interprétation : une tel énoncé peut toujours ne rien vouloir dire, c'est-à-dire n'avoir aucun sens décidable, ouvert et fermé à la fois : « Ployé/déployé comme un parapluie en somme dont vous n'auriez pas l'emploi, que vous pourriez oublier aussitôt, comme si vous n'en aviez jamais entendu

17 VP, p.113

18 EP, 103

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parler, comme s'il était placé au-dessus de votre tête ».19 Cette indécidabilité, qu'on détermine traditionnellement comme un malentendu ou un accident est en réalité une possibilité nécessaire, sans laquelle aucun sens ne s'ouvrirait jamais. Il faut la dissémination.

Mais jusqu'où celle-ci peut-elle s'étendre ? Un texte, pour être ce qu'il est, ne doit-il pas rester lisible c'est-à-dire minimalement bandé, rassemblé20, qu'il puise pour cela à une intelligibilité donnée ou cherche à en inventer une autre ? La dispersion ne renvoie-t-elle pas toujours au rassemblement qu'elle inquiète ? Sans doute. Et la différance exprime aussi cette différence de forces, cette différentialité de la force qui fait un texte comme traces de traces. Reste que, si la dissémination n'est pas une dépense sans réserve, elle ne se laisse pas pour autant arraisonner dans l'économie du même. Elle ne désigne nullement l'impossibilité, toute négative, d'accéder à un sens plein, ou l'absence de vérité, dont elle dépendrait encore, auquel elle ferait droit et dont elle reconnaitrait la priorité ontologique, au moment même d'en indiquer le manque. La dissémination affirme la structure originairement divisée de toute marque, c'est-à-dire du sens. C'est pourquoi l'indécidabilité sur laquelle insiste Derrida doit être dé-marquée de la valeur négative qui se laisse contenir dans l'opposition décidable du décidable et de l'indécidable. L'indécidabilité qui résulte de la différance habite, comme sa condition, toute décision, qui ne la relève pas. Elle ferait signe, si l'on osait ce néologisme, vers l'avérité, plus ample et plus puissante que toute vérité, hantise de toute métaphysique.

C'est la prise en compte de cette hantise, de cette contamination originaire qui imprime à la déconstruction sa drôle de dé-marche, ce pas au-delà21 de la vérité, que nous voudrions essayer de suivre à la trace dans ce travail. Nous voudrions essayer de montrer comment une radicalisation de la philosophie transcendantale, un certain passage à la limite, aura porté la rationalité au bord d'elle-même, à sa limite, l'inscrivant dans un texte, où se compliquent - où se co-impliquent mais sans identification - les rapports entre raison et folie, réalité et fiction, vérité et non-vérité. Dans un texte à la textualité remarquée. Non pas pour dire qu'il n'y a pas de vérité, mais pour indiquer qu'elle est l'effet du mouvement de la différance qu'elle prétend dominer ; qu'elle est comprise dans une écriture qu'elle ne commande plus et qui la constitue, elle, en effet. C'est dire qu'il doit y avoir des effets de vérité, des effets de subjectivité, des effets de présence et qu'il faut en tenir compte, sans néanmoins s'y laisser aveugler. C'est dire aussi qu'à s'ouvrir à l'écriture on s'ouvre à une signification qui ne tend à aucun savoir, dans

19 EP, p.117

20 Le verbe « lire », rappelons-le ici, vient du latin legere, issu du grec legein, qui signifie « rassembler ».

21 On aura reconnu le mot de Blanchot et l'indécidabilité de ce pas, nom et/ou adverbe, que Derrida commente notamment dans « Pas », article repris dans Parages, Paris, Galilée, 2003.

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un texte que ne dicte aucun sens plein, qui excède l'ordre de la vérité non pas de le renverser ou de le détruire mais de ne rien vouloir dire : au-delà de toute opposition décidable dirions-nous, si la logique de l'au-delà avait ici encore un sens. S'agit-il pour autant d'en finir avec la vérité ? Nous verrons que non : ce que la pensée de la differance affirme c'est moins la fin de la vérité que sa dépendance au texte, c'est moins la fin du sens que la nécessité du chiffre et, par conséquent, du déchiffrement indéfini, lequel requiert une lecture qui croise répétition et subversion dans la duplicité d'une double science.

Donner à lire un texte, Derrida nous l'aura appris, ne peut se résumer à tenter d'en dénouer les fils. Il faut se risquer à en ajouter de nouveaux. Celui que nous introduirons se voudrait conducteur : qu'est-ce qui pousse la déconstruction ? qu'est-ce qui la met en mouvement si ce n'est, comme le soutient Rogozinski, l'acquiescement primitif à une vérité plus radicale ? Dans Résistances - de la psychanalyse, Derrida évoque une « pulsion », « une compulsion rythmée à traquer le désir d'originarité simple et présente à elle-même » puis « une affirmation donatrice qui reste l'ultime inconnue pour l'analyse qu'elle met en mouvement »22. Quel est ce « oui » qui donne son coup d'envoi à la déconstruction, qui la pousse à en découdre ? C'est-à-dire, non pas simplement à dé-sédimenter les édifices conceptuels de la métaphysique mais aussi à intervenir dans le champ déconstruit, notamment en écrivant cette écriture qui (nous) tympanise. Pourquoi chercher à re-marquer le jeu de la trace, si ses effets disséminateurs opèrent déjà dans n'importe quel texte, même les plus « sérieux » ? Pourquoi, si ça se déconstruit, y prêter main forte ou main faible ? Quelle différence ce geste d'écriture, ce geste, à bien des égards, déplacé, fait-il ? Et comment y aurait-il affirmation originaire s'il n'y a pas d'origine simple ? A moins qu'il faille se demander ce à quoi elle dit oui, à quel appel elle répond ? A quel « il faut » commence-t-elle par acquiescer et qui engage peut-être une tout autre conception de la vérité, une vérité à faire dans une écriture à venir ?

Notre propos s'organisera en trois temps. Dans une première partie, nous présenterons le trajet qu'on dira, abusivement, « conceptuel » de Derrida et qui, partant d'une réflexion sur l'écriture dans son rapport à la vérité chez Husserl, aboutit à l'élaboration de la notion d'archi-écriture, de trace originaire qui défait l'évidence de la présence à soi en laquelle les objectités idéales trouvent leur ultime sécurité. Pour cela, nous lirons l'introduction à L'Origine de la géométrie et La Voix et le phénomène. Nous verrons que, dans ces textes, la méditation derridienne répète subversivement les opérations méthodiques de la tradition

22 Jacques Derrida, Résistances - de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1996, p.43

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phénoménologique ; à bien des égards, il s'agit d'une radicalisation de l'entreprise husserlienne la reconduisant à ses propres conditions d'impossibilité : celles d'une différance originaire qui donne toute chose en la divisant, raturant son « comme tel ». Nous préciserons également, à partir de De la grammatologie, en quoi la mise en avant de la différance originaire n'est pas une thèse structuraliste revendiquant la primauté ontologique du signe. Au terme de cette première partie nous devrions être en mesure de comprendre, et à partir de ses propres ressources, en quel sens la pensée de l'archi-écriture n'est pas une transgression de la métaphysique même si elle en ébranle violemment l'édifice conceptuel.

Nous passerons de la première à la deuxième partie en suivant l'accentuation que Derrida imprime à sa méditation sur l'écriture, au moment où la différance s'y réimprime comme dissémination. Nous essaierons, alors, de prendre la mesure du travail d'écriture, de syntaxe, de mise en scène qui assume l'importance quand il s'agit de passer d'une interrogation de la valeur de vérité-présence dans la clôture du savoir à l'ouverture de la question d'un non-savoir, d'un excès sur l'ordre de la vérité. Ce passage n'est pas un tournant, encore moins une rupture, plutôt une amplification ou une accélération du mouvement déconstructif : en greffant sur le discours « démonstratif » une écriture de plus en plus disséminante en laquelle se remarque l'archi-écriture - ce qui n'est possible que parce que celle-ci est un quasi-transcendantal - il semble que Derrida libère toutes les puissances subversives de la déconstruction : s'ouvrir à des pensées « inouïes » qui ne « veulent rien dire ». Toutefois ce n'est pas tant les styles de Derrida en eux-mêmes que nous étudierons mais, suivant un détour supplémentaire, la manière dont il aura réfléchi ces opérations d'écriture au contact de la poésie mallarméenne, notamment, en lisant l'article « La double séance ». Dans l'ouverture de cette question de l'écriture « littéraire » et de son rapport à la vérité, nous nous pencherons aussi sur la polémique avec Lacan, autre grand penseur du signifiant, autour du texte de Poe commenté en ouverture des Ecrits. En lisant « Le facteur de la vérité » nous verrons que la prise en compte de la scène d'écriture touche moins à la question du franchissement (ce qui pose les problèmes classiques de transgression) qu'à la condition topologique elle-même, où s'enracine la conception métaphysique de la vérité à laquelle Lacan reste attachée selon Derrida. De manière générale, nous tenterons de montrer qu'il ne s'agit pas, avec la dissémination, de marquer l'impossibilité toute négative d'accéder à une vérité ultime, barrée secondairement. Si la dissémination est « première », c'est qu'elle génère le sens en le divisant toujours déjà, mais sans pour autant devenir un signifiant originaire. Ce que la dissémination affirme c'est la non-propriété, la non-origine : une écriture plus puissante que toute vérité qui voudrait s'y mesurer, une écriture qui n'a pas à être vraie, ni présente. Néanmoins une telle écriture ne saurait aucunement revenir à

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une célébration du faux ou du non-sens. Elle prescrit plutôt une tâche de lecture interminable, un déchiffrement sans fin.

Arrivés en ce point, nous nous demanderons ce qui pousse la déconstruction, ce qui met cette écriture tympanisante en mouvement. Nous verrons que ce n'est pas l'adhésion secrète à une vérité plus radicale mais l'appel d'une justice infinie, irréductible au droit et, à tous égards, impossible. Notre troisième partie sera donc consacrée au motif éthico-politique qui traverse de part en part la pensée de Derrida. Nous voudrions montrer que sans jamais proposer une éthique au sens traditionnel du terme, la déconstruction est toujours déjà engagée par la promesse d'une justice à-venir. En particulier, nous verrons que si « la déconstruction est la justice » comme l'affirme Derrida dans Force de loi, c'est qu'en déconstruisant l'ordre de la vérité, qui est aussi un ordre socio-politico-juridique, elle descelle la possibilité de la justice comprise comme ouverture à l'incalculable, à la singularité absolue de l'autre. Cette justice tout autre est indissociable, nous aurons à l'expliciter, d'une pensée renouvelée de la décision, de la responsabilité et de la promesse, désencastrée de l'axiomatique de la présence (présence à soi, intentionnalité, vouloir-dire, autonomie etc.) qui, en vérité, évacue la question de la justice sous le couvert de la bonne conscience et du savoir. Il ne saurait y avoir de décision responsable et donc de justice possible sans une expérience de l'aporie ou de l'indécidable. Répondre à l'appel de la justice ne peut se réduire à suivre un ensemble de règles garanties par un savoir a priori - ce qui n'exclut pas une certaine exigence de vérité, la décision juste devant aussi faire preuve de justesse, mais en déplace les conditions. A travers la déconstruction de l'éthique traditionnelle, déconstruction qui problématise l'éthicité de l'éthique comme expérience aporétique, nous verrons que la vérité prend un nouveau visage, comme une vérité à faire, entre foi et savoir. Enfin, dans l'ouverture de ces questions éthico-politiques, nous accorderons aussi une attention particulière à la politisation radicale de la pensée qu'appelle la déconstruction. En lisant notamment Le Monolinguisme de l'autre, nous essaierons de prendre la mesure de ce que peut vouloir dire une politique de l'écriture - à supposer qu'elle veuille dire quelque chose.

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1. Inscrire la vérité

La question de l'écriture, Derrida l'aura d'abord rencontrée chez Husserl, à qui il consacre ses premiers travaux. Dans son mémoire de fin d'étude, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl23, qui propose une lecture panoramique de l'oeuvre de Husserl, la thématisation de l'écriture n'apparaît pas encore explicitement. Mais déjà s'y font jour les grandes orientations de la pensée derridienne, et notamment la (mise en) question de la pureté du présent vivant, principe des principes de la phénoménologie : « Comment l'originarité d'un fondement peut-elle être une synthèse a priori ? Comment tout peut-il commencer par une complication ? »24 demande déjà le jeune Derrida. Huit ans plus tard, en 1962, Derrida publie une traduction de L'Origine de la géométrie, précédée d'un long essai introductif. Dans cet essai, la question de l'écriture en son rapport à l'objectivité idéale mathématique, traitée allusivement dans le texte de Husserl en dépit de sa centralité au regard de l'argument, est développée dans toute sa teneur problématique. Puis, en 1967, paraît La Voix et le phénomène, « introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl » comme le précise le sous-titre, texte qui peut être lu, selon les mots de Derrida, comme « l'autre face»25 de l'essai introduisant à L'Origine de la géométrie. Le concept d'archi-écriture, solidaire de ceux de trace et de différance, y est élaboré comme un quasi-transcendantal, mettant en échec l'opposition du transcendantal et de l'empirique, de la présence et de l'absence, du nécessaire et du contingent, marquant leur contamination originaire, c'est-à-dire, en définitive, la rature de toute origine simple et de tout fondement.

La première partie de notre travail s'attachera à suivre ce mouvement qui, à partir de Husserl, conduit de l'écriture à l'archi-écriture : d'une trace empirique, mais qui déjà chez Husserl se voit reconnaître une valeur constituante, à l'origine sans origine du monde, l'écart à l'origine qui rend possible tous phénomènes en raturant leur « comme tel ». Nous verrons que

23 Jacques Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, 1990. Le mémoire rédigé en 1953-1954 a donc été publié en 1990. Il est précédé d'un avertissement de Derrida dans lequel celui-ci confie son trouble à se relire près de quarante ans après, à reconnaître sans reconnaître « une manière de parler, à peine changée peut-être, la position ancienne et presque fatale d'une voix, du ton plutôt [qui] ne se laisse plus dissocier d'un geste incontrôlable jusque dans le contrôle de soi : c'est comme un mouvement du corps, toujours le même au fond, pour s'engager dans le paysage d'un problème, si spéculatif qu'il paraisse » (p.V) Cette position d'un ton, cette manière de mouvoir son corps dans la langue, c'est justement ce sur quoi nous voudrions insister dans la deuxième partie de notre étude.

24 Ibid, p.12

25 Nous dirions à notre tour, empruntant à Derrida ce qu'il dit de la première des Recherches logiques, que La Voix et le phénomène peut être lu comme « la structure germinale » de la pensée derridienne.

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si la vérité doit être inscrite ce n'est plus simplement au sens où il faut pouvoir consigner, sur un support matériel, une idéalité vraie restant garantie, en dernière instance, par la possibilité de sa répétition dans une conscience possible, un présent vivant. C'est plus radicalement au sens où le présent vivant et par suite la vérité, sont toujours déjà inscrits dans un texte (en un sens que nous aurons à préciser) qui les diffère. Que reste-t-il alors de la vérité, que reste-t-il de la science, dans ce texte général ?

Avant d'entrer dans le vif du sujet, précisons encore un point. Nous avons dit que la réflexion de Derrida s'originait dans une lecture critique de la phénoménologie husserlienne. Ce point de départ est historique, il témoigne sans doute de l'air d'un temps, d'un contexte politico-philosophique également marqué par la philosophie hégelienne.26 Mais, partir de Husserl est aussi un choix stratégique. En effet, comme Derrida le relève dans son article « La phénoménologie et la clôture de la métaphysique », reprenant, au fond, la conclusion des Méditations cartésiennes, « la phénoménologie apparaît à la fois comme la transgression résolue et audacieuse de la métaphysique...et comme la restauration la plus conséquente de la métaphysique »27. C'est, en effet, contre une métaphysique dévoyée que Husserl oppose une métaphysique authentique comme théorie de la connaissance purgée de ses excès spéculatifs, de sa confusion entre le réel et l'idéal, entre le fait et la norme, entre l'existence et la valeur ; en un mot : comme une connaissance ultime de l'être, en tant qu'idéalité indéfiniment répétable dans l'identité de sa présence à travers les actes d'une présence vivante à soi. Cette métaphysique authentique est authentiquement métaphysique de la présence, privilégiant la certitude attachée à la présence de l'objet à la conscience et la conscience comme proximité à soi dans l'immédiateté d'un instant vécu. C'est pourquoi, dans les premières pages de la Voix et le phénomène, Derrida peut écrire qu'il s'agit « sur l'exemple privilégié du concept de signe, de voir s'annoncer la critique phénoménologique comme moment à l'intérieur de l'assurance métaphysique. Mieux : de commencer à vérifier que la ressource de la critique phénoménologique est le projet métaphysique lui-même, dans son achèvement historique et dans la pureté seulement restaurée de son origine »28.

Autrement dit, en lisant le texte de Husserl de près, en exhibant les inextricables difficultés dans lesquelles il est pris, c'est bien toute la métaphysique que Derrida entend

26 Ainsi dans Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, la contamination originaire reçoit le nom de « dialectique originaire » ce qui selon Derrida peut être lu comme « une sorte de signalisation », celle de « la carte philosophique et politique à partir de laquelle, dans la France des années 50, un étudiant en philosophie cherchait à s'orienter ». p. VIII

27 Article paru la première fois en 1966, republié en 2000. Jacques Derrida, « La phénoménologie et la clôture de la métaphysique », dans Alter n°8, 2000, Derrida et la phénoménologie, p.71

28 VP, p.3

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déconstruire. En montrant comment Husserl, ne parvenant jamais à effacer l'originarité du signe, l'exclut malgré tout du domaine de la conscience pour sauvegarder la pureté du présent vivant - la forme idéale en laquelle toute idéalité est infiniment répétable - Derrida veut donner à voir, sur un exemple exemplaire, le geste de violence fondateur de la métaphysique ; exemplaire c'est-à-dire non pas seulement comme un exemple parmi d'autres dans l'histoire de la philosophie mais comme l'exemple paradigmatique du refoulement logocentrique de l'écriture.

Se pose alors une autre question : si la déconstruction s'emploie à déceler une différance originaire, antérieure à toute conscience, tout sens, toute vérité, toute présence, qu'est-ce qui la distingue d'une thèse structuraliste défendant la primauté ontologique du signe comme entité purement différentielle ? Pour tenter de répondre à cette question, nous lirons la première partie de De la grammatologie. Ce sera aussi l'occasion de préciser en quoi la déconstruction n'est pas une transgression pure et simple de la métaphysique - point qui nous conduira à notre deuxième partie.

A) Ecrire la vérité

Le problème qui occupe Husserl dans L'Origine de la géométrie est celui de l'origine de la vérité, plus exactement la genèse des objets idéaux mathématiques qui en sont le modèle. Si le texte fait partie de ses écrits tardifs, cette question n'est pourtant pas nouvelle. Comme le rappelle Derrida dans son introduction, on la trouve déjà présente dans sa première oeuvre importante, Philosophie de l'Arithmétique, même si, à cette époque, la genèse proposée des objets arithmétiques (des nombres) était encore psychologique, ce qui ne pouvait que manquer leur valeur de permanence et d'universalité, c'est-à-dire, justement, l'indépendance à l'égard de toute conscience de fait. Sans entrer dans les détails de l'itinéraire husserlien, ajoutons néanmoins un point important : si la méditation husserlienne sur l'origine des objets mathématiques répond à une interrogation ancienne, elle devient indissociable, au moment de la rédaction de L'Origine de la géométrie, d'une préoccupation éthico-politique liée à l'atmosphère de crise des années 1930 en Europe : la crise du sens est un phénomène unitaire qui se matérialise à la fois par une irresponsabilité techniciste et objectiviste dans la pratique des sciences, et par une crise des valeurs au plan politique dont témoigne la montée des totalitarismes. Or, cette crise du sens, Husserl l'interprète comme un oubli des origines qu'il faut surmonter par une ressaisie des fondements. C'est-à-dire : une réactivation du sens originaire des idéalités pures ; une régression, depuis les objets idéaux géométriques constitués,

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vers l'intention originaire constituante, laquelle a été perdue depuis l'époque de Galilée, laissant place à un symbolisme vide, efficace, mais aveugle à ses propres fondements.

Pour comprendre la possibilité même d'une telle « question en retour », il faut d'abord éclaircir en quel sens il peut y avoir une histoire de la vérité ; puis ce que doivent être ses conditions juridiques concrètes. Nous verrons que parmi celles-ci figure la possibilité de l'écriture : coin dans l'édifice conceptuel husserlien rassemblé autour de la valeur de présence ; coin à partir duquel travaillera la déconstruction derridienne, dont nous suivrons les pas, dans cette section, jusqu'à la mise en doute de l'interprétation de la crise par Husserl comme maladie du langage, abdication d'une volonté ou défaillance de l'ego.

Histoire empirique et histoire transcendentale

L'idée d'une histoire de la vérité ne va pas de soi. Traditionnellement l'alternative est la suivante : ou bien, selon un geste empiriste, on cherche une origine aux significations idéales des objets scientifiques dans une expérience psychologique, mais alors on invalide leur objectivité et leur universalité ; ou bien, pour faire droit justement à la nécessité et à l'universalité des objets idéaux, des vérités mathématiques exemplairement, on leur assigne un lieu éternel, hors de l'histoire : un ciel des idées, un entendement divin29. Dans un cas comme dans l'autre, on manque quelque chose. La genèse empirique ne respecte pas le sens d'objectivité de la vérité. Conduisant au relativisme, elle se contredit en se présentant comme théorie vraie. Le rationalisme, de son côté, refusant l'origine concrète dans une subjectivité, est contraint, en tout cas dans un platonisme conventionnel, de recourir à une hypostase métaphysique, de substantialiser les idées, de les réaliser, ce qui revient à manquer le mode authentique de l'idéalité, à savoir, d'après Husserl, la non-réalité. Pure possibilité de répétition à l'identique, l'eidos est mais n'existe pas ; s'il a son événement en autant de faits qu'on voudra, il ne se confond néanmoins avec aucun d'eux. Corrélat d'actes de visée subjectifs, il n'appartient pas non plus réellement à la conscience. Ni dans le monde ni dans la conscience il est l'apparaître du comme tel d'un objet pour une conscience.

En quel sens peut-il donc y avoir une histoire de la vérité ? Pour concilier le respect de la valeur d'objectivité de la vérité et son origine concrète dans des actes subjectifs, il faut entendre la notion d'histoire en un sens nouveau : non plus comme une histoire des faits, empirique, mais comme une histoire intentionnelle, transcendantale. Si l'évidence apodictique

29 La solution kantienne qui consiste à faire des structures a priori d'un entendement fini - c'est-à-dire d'un entendement réel et factuel - la condition de possibilité de l'objectivité pose le problème d'un psychologisme de forme originale que Husserl appelle psychologisme transcendantal.

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géométrique ne tombe pas du ciel, si elle a une origine, c'est qu'elle a été produite par des actes d'une conscience concrète ; mais cette conscience concrète n'est pas empirique. Ou plus exactement : elle n'est pas qu'empirique, elle est aussi transcendantale, c'est-à-dire donatrice de sens, constituant par des actes purs, mais vécus et concrets, le sens de tout objet en général30. Une intentionnalité originaire a fondé le sens de vérité géométrique en général, c'est-à-dire aussi, parce qu'intentionnel, son sens final. Mais ce sens s'est progressivement abîmé dans l'histoire qu'il a ouverte, notamment du fait de l'arithmétisation de la géométrie (la numérisation et le calcul) qui marque une rupture avec les visées eidétiques fondatrices, devenues dès lors étrangères, inaccessibles. Cet oubli des origines signe la crise du sens, qu'il faut entendre dans toutes ses dimensions (crise de la vérité qui est aussi une désorientation liée à une perte de repères, de valeurs ; perte également d'un rapport originaire et sensible au monde de la vie recouvert par l'objectivation de la nature - nous n'insistons pas). L'histoire transcendantale est donc aussi une recherche des origines.

Elle n'est cependant rien moins qu'une investigation historique au sens classique. Husserl ne s'intéresse pas à ce que furent en fait les premiers actes, les premières expériences, les premiers géomètres. L'origine factice est indifférente. Ce qui ne l'est pas c'est le sens originaire de la géométrie, un sens que doit présupposer, du reste, toute enquête facto-historique. Ainsi, comme le rappelle Derrida : « la priorité juridique de cette question d'origine phénoménologique est donc absolue. »31 Mais, Husserl reconnaît bien une historicité à la vérité. Contrairement à ce qu'il se passe dans la philosophie transcendantale de Kant, où la facticité est réduite parce que l'origine de la géométrie est une révélation qui délivre au premier géomètre un apriori déjà constitué, qui n'a rien d'historique en soi, chez Husserl, les objectités idéales sont des créations, elles ont été produites par les actes d'un proto-géomètre, elles

30 La conscience transcendantale, rappelons-le ici, est mise en évidence par la réduction phénoménologique qui neutralise le monde lui-même, c'est-à-dire la totalité des existences et des éidétiques constituées. Par cette mise hors circuit, le regard est dirigé vers une conscience non empirique, non mondaine : un flux de conscience pure dont on peut décrire les structures essentielles. Celles-ci sont les conditions de possibilité, non pas logiques et abstraites, mais vécues et concrètes, de l'apparaître d'un monde en général pour une conscience en général. S'il ne faut pas confondre le moi transcendantal et le moi empirique il faut néanmoins avoir à l'esprit que, comme le dit Husserl dans les Méditations cartésiennes « moi, qui demeure dans l'attitude naturelle, je suis aussi et à tout instant moi transcendantal. Mais je ne m'en rends compte qu'en effectuant la réduction phénoménologique ». Le commentaire de Jean-François Lyotard précise : « Le moi empirique est `'intéressé au monde», il y vit tout naturellement. Sur la base de ce moi l'attitude phénoménologique constitue un dédoublement du moi, par lequel s'établit le spectateur désintéressé, le moi phénoménologique. C'est ce moi du spectateur désintéressé qu'examine la réflexion phénoménologique, soutenue elle-même par une attitude désintéressée du spectateur » Jean-François Lyotard, La phénoménologie, PUF, 1956, Paris, p.45. Précisons enfin que, si le moi transcendantal est « parallèle » au moi empirique, il enveloppe néanmoins le monde dans sa totalité, moi psychologique inclus, qui n'en est qu'une région.

31 IOG, p.19

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n'existaient pas avant l'intuition constituante. Ce surgissement historique a donné le coup d'envoi de la géométrie comme science ouverte à un progrès indéfini. Celui-ci n'est pas un enrichissement idéal et anhistorique dans l'histoire, ni le remplissement d'un dessein présent dès l'origine, mais l'unité d'un devenir réellement formateur.

Questionner la tradition

L'histoire empirique est réduite pour faire droit à l'indépendance normative de l'idéalité géométrique à l'égard de toute facticité. Mais elle laisse place à une histoire plus profonde, une histoire interne et non plus externe de la vérité, une histoire qui interroge le sens de la production des concepts géométriques « avant » la révélation kantienne. Or, dès lors qu'on s'intéresse à la genèse de la géométrie, l'expérience de la première fois prend valeur de droit : elle est fondatrice et créatrice. Mais cette expérience qui décide du sens de la géométrie, de la géométricité en général, est à jamais perdue, son fait, par définition, ne pourra jamais être répété dans son existence singulière et empirique. Ce qui conduit Derrida à demander :

Est-ce à dire que cette inséparabilité du fait et du sens dans l'unicité d'un acte fondateur interdira à toute phénoménologie l'accès à l'histoire et à l'eidos pur d'une origine à jamais engloutie ?32

Nullement, explique Derrida, car le sens originaire, bien qu'enfoui, est retenu dans le sens constitué des objets idéaux géométriques. L'histoire de la géométrie n'est pas de style causal : c'est une synthèse continuelle qui, à chaque avancée, fait fond sur la totalité de ses acquis. Elle suit, de ce qu'elle le suppose, le même mouvement de temporalisation décrit par Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Le présent historique, comme le présent vivant « renvoie toujours, plus ou moins immédiatement, à la totalité d'un passé qui l'habite et qui s'apparaît toujours sous la forme générale d'un projet »33. Ce devenir historique est celui d'une subjectivité communautaire - d'une communauté de savants - dont le passé est conservé sous forme d'habitus et de sédiments. Il s'agira donc, à partir des rétentions sédimentaires, de réveiller la dépendance du sens de la géométrie à l'égard de l'acte inaugural et fondateur ; ceci par une réduction qui n'est plus seulement statique et structurale - déterminant, par variation, l'eidos de l'objet idéal constitué - mais historique : une réduction réactivante. Celle-ci prend la forme d'une Rückgrafe, notion que Derrida traduit par « question en retour ».

32 IOG, p.31

33 IOG, p.46. Derrida souligne

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Voici comment il s'en justifie :

Comme dans son homonyme allemand, la question en retour est marquée par la référence ou la résonance postale et épistolaire d'une communication à distance. Comme la « Rückfrage », la question en retour se pose à partir d'un premier envoi. A partir du document reçu et déjà lisible, la possibilité m'est offerte d'interroger à nouveau et en retour sur l'intention originaire et finale de ce qui m'a été livré par la tradition34.

La question en retour n'est possible que parce que l'unité de sens de la géométrie est celle d'une tradition, c'est-à-dire à la fois une transmission et une perdurance de la valeur de vérité géométrique ; une tradition infiniment ouverte mais dont on sait a priori que toutes ses révolutions axiomatiques seront géométriques en tant qu'elles s'inscrivent dans l'horizon ouvert par l'intention originaire. Ainsi, comme l'explique Derrida :

En somme, ce qui semble importer à Husserl au premier chef, c'est autant une opération, la réactivation elle-même, en tant qu'elle peut ouvrir un champ historique caché, que la nature de ce champ lui-même en tant qu'il rend possible quelque chose comme la réactivation.35

Ce champ est celui de la tradition comme « éther de la perception historique ». La question qui va nous intéresser maintenant concerne les conditions juridiques et concrètes de cette traditionalité de la vérité géométrique, c'est-à-dire la constitution de l'objectité idéale d'une science pure et sa mise en circulation intersubjective. Pour en rendre compte, il faut d'abord expliquer ce qui spécifie l'objectivité mathématique, avant de se demander comment elle a dû entrer en histoire.

Idéalité libre

La géométrie appartient au monde de la culture et, comme toute formation culturelle, elle est une tradition. Mais elle n'est pas n'importe quelle forme de culture traditionale. Comme culture de vérité, elle doit valoir universellement et omnitemporellement : comme ce qui peut se répéter à l'identique à travers le temps et pour tout le monde. L'idéalité géométrique est

34 IOG, p.36. Derrida souligne. On voit que les références à l'épistolarité, à la communication à distance, à une lisibilité qui laisse place à une dissimulation du vouloir-dire originaire, font signe vers les problèmes qui occuperont toute l'oeuvre de Derrida. Et déjà à cette question : comment lire cette carte postale ?

35 IOG, p.37

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normative ; sa valeur est, en droit, impérissable. C'est une idéalité historique mais qui doit n'être enchaînée à aucune histoire empirique : une idéalité absolument libre. Qu'est-ce à dire ?

Comme le fait observer Derrida, « l'objectivité idéale n'est pas seulement le caractère des vérités géométriques ou scientifiques. Elle est l'élément du langage en général. »36 Jl y a pour ainsi dire plusieurs degrés d'idéalité. D'abord, au niveau le plus bas, celle du mot. L'essence du mot, ne se confond pas avec la diversité de ses instanciations empiriques, phonétiques ou graphiques. Son identité, sa capacité à être répété comme le même, ne dépend d'aucune de ses matérialisations : elles peuvent donc toutes être neutralisées. Seulement, cette libération n'est possible qu'à l'intérieur d'une même communauté linguistique. Comme l'explique Derrida, reprenant l'exemple du mot « Löwe » de Husserl :

C'est à l'intérieur d'une langue facto-historique que le nom « Löwe » est libre, donc idéal, au regard de ses incarnations sensibles, phonétiques ou graphiques. Mais il reste essentiellement lié, en tant que mot allemand, à une spatio-temporalité réale [...] Son objectivité est donc relative et ne se distingue que comme un fait empirique de celle du mot « Lion » dans la langue française.37

A un degré d'idéalité supérieure se situe non plus le mot mais son « contenu intentionnel » c'est-à-dire l'identité idéale du sens exprimé, censé assurer une traductibilité entre plusieurs langues. Mais, si l'objet visé à travers le sens exprimé - dans l'exemple suivi par Husserl et Derrida : le lion - est une chose du monde réal, alors sa contingence enchaîne encore le sens à une spatio-temporalité. Même si, en fait, tout le monde pouvait rencontrer un lion, cet ancrage dans la facticité d'une subjectivité empirique continue de retentir sur l'idéalité du sens. Et « la traductibilité du mot Lion ne sera donc pas absolue et universelle au principe »38.

Ce n'est plus le cas dès lors que l'idéalité est celle de l'objet lui-même, comme c'est le cas dans la géométrie. L'objectivité idéale de la géométrie est absolument libre, elle n'adhère à aucune contingence réale (l'objet idéal « triangle », par exemple, ne dépend d'aucun triangle dans le monde, il n'a aucune existence réelle). Dans ce cas « la possibilité de la traduction, qui se confond avec celle de la tradition, est ouverte à l'infini »39. Le théorème de Thalès, par exemple, vaut une fois pour toutes, sa valeur reste la même quelle que soit la langue dans laquelle il est exprimé, elle ne dépend d'aucun vécu empirique particulier et donc vaut pour quiconque, en tout temps. Sans doute, chaque nouveau vécu qui s'y rapporte produit chaque

36 IOG, p.56

37 IOG, p.62

38 IOG, p.63

39 IOG, p.64

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fois un jugement nouveau. Mais la chose jugée est partout et tout le temps la même : c'est l'évidence, présente à l'esprit, d'une seule et même vérité géométrique40.

En résumé, si la vérité géométrique est, comme le langage, une forme de l'objectivité idéale, elle se singularise par une libération à l'égard de toute langue de fait et, en réalité, du langage lui-même en général. Car, l'objectité idéale géométrique se confond avec l'unité de son sens vrai : le sens de l'énoncé et l'objet sont confondus, assurant l'idéalité et la transparence parfaites du langage, ce qui ne pouvait se produire dans le cas des objets réals.

Maintenant que nous savons ce qu'est l'objectivité géométrique, se pose désormais la question qui, comme le dit Derrida, « concentre toute l'inquiétude du texte » : comment l'évidence subjective égologique du sens a-t-elle pu larguer les amarres qui la retenaient à un sol historique, à une conscience factice ? Comment l'idéalité géométrique a-t-elle pu devenir objectivité idéale absolue ?

Ecriture transcendantale

La réponse de Husserl a l'allure d'une « vire-volte », note Derrida. Si peu que nous en sachions sur les premiers actes effectivement constitutifs de l'idéalité géométrique, nous savons d'un savoir a priori que sa mise en circulation historique et intersubjective - c'est-à-dire la constitution de l'objectivité idéale géométrique comme telle - suppose le langage comme medium indispensable. Il est évident, en effet, que sans la médiation du langage, la première idéalité géométrique serait restée emprisonnée « dans la tête de l'inventeur » (et donc n'aurait pas été vraiment géométrique). Mais n'est-ce pas enchaîner la vérité à ce dont elle est supposée être libérée ? Comment comprendre ce paradoxe apparent ?

S'il y a effectivement autonomie des objets idéaux constitués à l'égard du langage constitué, si la vérité ne dépend d'aucune formulation linguistique particulière émanant de tel ou tel sujet appartenant à telle ou telle culture déterminée, la constitution de l'objectivité de la vérité requiert la possibilité d'une formation langagière pure. Car : « sans cette possibilité pure et essentielle, la formation géométrique resterait ineffable et solitaire. C'est alors qu'elle serait absolument enchaînée à la vie psychologique d'un individu factice, à celle d'une communauté factice, voire à un moment particulier de cette vie. »41

40 Cet exemple permet de préciser encore un point, qui est que l'idéalité libre n'est pas celle de n'importe quelle objectité géométrique mais celle de l'objectité vraie. Car le sens d'un jugement faux, s'il est encore idéal et donc infiniment répétable, reste marqué par la contingence factice des actes subjectifs responsables de l'erreur. Et Derrida précise que si « l'omnitemporalité de la non-valeur est possible » elle ne l'est que « par un sens qui entretient toujours un certain rapport essentiel avec l'intention de vérité manquée ou dépassée ».

41 IOG, p.70

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Bien loin de replonger la vérité dans l'histoire factice, et donc de perdre son sens, l'enchaînement à un langage pur - c'est-à-dire : un langage scientifique objectif qui ne se confond avec aucune langue empirique de fait - la délivre comme ce qu'elle est : omnitemporelle, intelligible pour tout le monde. Il faut bien comprendre ici, qu'il ne s'agit pas d'une « possibilité extrinsèque et accidentelle » mais d'une « condition juridique concrète »42 de la vérité ; l'objet idéal absolu n'existe pas d'abord dans la tête de l'inventeur avant d'être exprimé : il est produit par et dans l'expression, par et dans un langage qui devient dès lors transcendantal. Et ce langage est exemplairement une écriture.

Essayons, pour plus de clarté, de reconstituer brièvement les principales étapes de la constitution de l'objectivité idéale géométrique. D'abord, à l'intérieur de la conscience du premier géomètre, l'idéalité se forme par répétition : après l'évidence vive et transitoire, son sens peut être re-produit comme le « même » dans un ressouvenir. Le sens idéal n'est pas encore un objet mais déjà, note Derrida, une certaine intersubjectivité est en jeu dans la conscience égologique du proto-géomètre : « Avant d'être l'idéalité d'un objet identique pour d'autres sujets, le sens l'est ainsi pour des moments autres du même sujet » 43. Pour libérer le sens de la subjectivité individuelle, pour passer de l'idéalité du sens à l'objectivité idéale du sens, une communication orale avec d'autres protogéomètres est requise. Ces derniers répètent en eux l'évidence qui, ne dépendant plus d'un seul sujet, devient objective. Mais la parole est un langage actuel, synchronique ; elle délivre l'objet de la subjectivité individuelle mais le retient dans les chaînes de la communauté institutrice. Pour fonder absolument l'objectivité idéale géométrique, la possibilité d'écrire la vérité est nécessaire. En effet :

C'est la possibilité de l'écriture qui assurera la traditionalisation absolue de l'objet, son objectivité idéale absolue, c'est-à-dire la pureté de son rapport à une subjectivité transcendantale universelle. Elle le fera en émancipant le sens à l'égard de son évidence actuelle pour un sujet réel et de sa circulation actuelle à l'intérieur d'une communauté déterminée.44

Grâce à la fixation scripturale, qui confère une autonomie à l'égard de toute subjectivité actuelle en général, les objectités géométriques gagnent leur être-à-perpétuité. Insistons

42 IOG, p.71

43 IOG, p.82 ; Dans ce moment purement égologique, y a-t-il déjà nécessité de l'écriture ? C'est ce que suggère Bernard Stiegler qui met en avant la nécessité de recourir à une trace écrite (ce qu'il nomme une rétention tertiaire) pour pallier la finitude rétentionnelle de la conscience. Autrement dit le ressouvenir doit être appuyé sur un aide-mémoire. Pour plus de détails, voir Bernard Stiegler, « La fidélité aux limites de la déconstruction et les prothèses de la foi », Alter n°8, 2000, Derrida et la phénoménologie, p.237-263

44 IOG, p.84

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cependant, comme Husserl et Derrida, sur le fait que l'écriture n'est pas simplement l'auxiliaire mondain d'une vérité qui se passerait en elle-même de toute consignation. La vérité n'est pleinement objective, c'est-à-dire idéale, intelligible pour tout le monde et indéfiniment perdurable, qu'en tant qu'elle peut être non seulement dite mais écrite. Comme le fait remarquer Derrida : « cette perdurabilité étant son sens même, les conditions de sa survie sont impliquées dans celles de sa vie ».45 Mais, il doit également être clair que ce n'est pas l'incorporation effective dans telle ou telle trace spatio-temporelle qui est nécessaire : c'est la possibilité graphique en général. Ainsi, l'objectivité idéale absolue n'advenant que par son incorporabilité, elle n'en demeure pas moins libre au regard de toute facticité linguistique. Ce qui compte c'est que la vérité puisse être écrite - mais qu'elle puisse l'être vraiment, authentiquement, c'est-à-dire que l'inscription soit animée d'une intention de signification pure visant une idéalité absolue. C'est de cette possibilité d'une écriture de la vérité que dépend en dernier ressort la réactivation du sens originaire. Et c'est à ce sujet, on s'en doute maintenant, que Derrida va soulever les questions qui nous intéresseront.

Champ transcendantal sans sujet

La vérité, pour gagner son omnitemporalité, doit s'inscrire hors de toute conscience vivante. Se constitue alors ce que Derrida, reprenant une formule de Jean Hyppolite, nomme « un champ transcendantal sans sujet » qui est à la fois possibilité de la réactivation du sens et de la crise. Possibilité de la réactivation parce que ce champ, dont nous avons dit plus haut qu'il était «l'éther de la perception historique » permet une communication à distance entre les géomètres éloignés dans l'espace et dans le temps et donc une historicité transcendantale. Possibilité de la crise parce que cette communication reste purement virtuelle : il est toujours possible qu'aucune subjectivité ne prenne sur elle la responsabilité de réveiller, à partir des traces héritées, le sens originaire de la géométrie. Le document, reçu et lisible indépendamment de toute intention réactivante, peut toujours rester lettre morte, symbole vide, privé de sa fonction transcendantale. Le signe devient alors « la résidence mondaine et exposée d'une vérité non pensée »46. Ainsi, c'est le mouvement même par lequel la vérité se constitue comme objectivité absolue qui l'expose à la crise, à la disparition sous les sédiments. L'écriture, « plus haute possibilité de toute `'constitution» »47, est la possibilité du recouvrement, qu'il faut entendre au double sens de l'action d'un recouvrer et de l'effet d'un recouvrir.

45 IOG, p.87

46 IOG, p.90

47 IOG, p.86

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Mais cette crise du sens, cette disparition de la vérité, peut être surmontée d'après Husserl. Elle peut l'être en droit. En tant qu'elle se livre nécessairement à l'histoire factice par son incorporation mondaine, la vérité est en péril. Non pas tant parce que le document peut être perdu, voire anéanti, que toutes les bibliothèques du monde peuvent brûler. A cet égard, la vérité comme idéalité absolument libre est immune : en cas de catastrophe empirique, son sens resterait intact, contrairement à celui des idéalités enchaînées. Si la vérité est en fait menacée dans son sens c'est parce que, comme nous l'avons dit, les signes en lesquels elle se donne peuvent rester opaques tout en demeurant lisibles. Ils peuvent fonctionner à vide, garder une signification logique sans qu'il soit pour cela nécessaire de rétablir la pleine clarté, de réactiver les intuitions originaires. On apprend, par exemple, en manipulant des symboles, à démontrer le théorème de Thalès mais sans jamais reproduire en soi l'acte de pensée pure qui a créé l'idéalité du sens. Le danger, pour Husserl, c'est de s'en tenir à la réception passive d'une signification logique, dans une lecture qui n'en réveille pas activement les potentialités sommeillantes, qui comprend aveuglément, sans dé-chiffrer. Cette passivité devant le sens sédimenté équivaut au non-savoir, à la non-présence immédiate et en acte du sens à la conscience. La crise, bien qu'elle soit une réalité historique, reste un phénomène de l'ego. Mais l'important, pour Husserl, c'est qu'il soit toujours possible en principe de réactiver l'intuition donatrice originaire sous les sédimentations. Or, cette possibilité juridique dépend crucialement d'une distinction d'essence entre la valeur transcendantale de l'écriture et son phénomène empirique, qui se trouvent toujours en fait entrelacés. C'est pourquoi Husserl veut isoler, à l'intérieur du mot, la dimension intentionnelle, ce qui lui donne « son sens vivant de vérité », de la marque sensible en laquelle elle se dépose. Ou pour le dire dans un vocabulaire husserlien : le corps propre (Leib) constituant, du corps sensible constitué (Körper). Dès lors, comme l'observe Derrida :

Bien que dans le mot, Körper et Leib, corps et chair, soient numériquement, en fait, un seul et même étant, leur sens sont définitivement hétérogènes et rien ne peut venir à celui-ci par celui-là. L'oubli de la vérité elle-même ne sera donc jamais que la faillite d'un acte et l'abdication d'une responsabilité, une défaillance plus qu'une défaite.48

La crise du sens est interprétée comme une crise intentionnelle : ce qui menace la vérité c'est qu'elle ne soit pas vraiment écrite, c'est-à-dire animée à l'origine d'une intention de vérité

48 IOG, p.98

30

et/ou qu'elle ne soit pas vraiment lue, c'est-à-dire ranimée, réactivée en son intention originaire, au moment de la réception. Autrement dit, la crise n'est pas liée à une chute dans le langage mais à « une dégradation à l'intérieur du langage » ou, comme l'indique Derrida dans une note cruciale qui fait déjà signe vers La Voix et le phénomène, « une dégradation du signe-expression en signe-indice, d'une visée « claire » en un symbole vide »49.

Dans une philosophie dont « le principe des principes » est la présence du sens à une intuition pleine et originaire, Husserl, contraint de reconnaître une valeur constituante à la virtualisation scripturale de toute présence, doit en appeler à la responsabilité d'une liberté qui se met en devoir de ranimer la présence de l'acte noétique créateur enfoui sous les sédimentations, seule garantie d'une tradition de la vérité. Il faut que le sens originaire de la géométrie puisse être répété à l'identique dans un autre présent vivant, l'idéalité absolue n'étant que le corrélat de cette répétabilité indéfinie50. Il en va donc d'un devoir pratique qui engage une co-responsabilité, celle d'une communauté épistémique. Ce dont elle se rend responsable, c'est de la pure transmission du sens dans une télé-communication entre des présents vivants qui s'inscrivent eux-mêmes dans l'infinité d'un présent vivant collectif. Cela suppose la réduction du signe, de l'inscription empirique, par l'établissement d'un langage théorico-logique univoque, préservant la pureté d'un vouloir-dire à travers l'histoire. Possibilité jamais réalisée en fait, parce qu'il y a toujours des significations dépendantes et incomplètes (des syncatégorèmes) à réduire mais que Husserl maintient en droit, comme idéal régulateur d'une raison universelle, une Idée au sens kantien51 - ce qui ne va pas sans poser le grave problème du statut phénoménologique d'une telle Idée dont le contenu ne se présente jamais immédiatement et comme tel à une intuition. C'est surtout sur ce point qu'insiste Derrida dans son introduction à L'Origine de la géométrie.

Reste que, toute la question est de savoir si l'on peut, afin de sauver la possibilité juridique d'un dépassement de la crise du sens, fût-ce sous l'espèce d'une tâche infinie, établir juridiquement la distinction entre signe-expression et signe-indice. C'est dans La Voix et le phénomène que Derrida traite extensivement de ce problème, montrant que l'expression est toujours essentiellement contaminée par l'indication, parce que la présence à soi du présent

49 IOG, P.90-91, note 3

50 Bien entendu, il est impossible en fait qu'aucun géomètre ne répète en lui dans l'assurance apodictique toute la chaîne des vécus intentionnels qui mènent depuis le proto-géomètre jusqu'à la pratique contemporaine de la science géométrique. Mais, encore une fois, ce qui compte c'est qu'une telle réactivation soit possible en droit, devenant une tâche pour une inter-subjectivité géométrique.

51 C'est la présence de cette Idée à la conscience qui, précisons-le ici, conditionne déjà le pouvoir idéalisateur à l'origine de la géométrie. L'idéalisation géométrique, qui dépasse le fini sensible et factice et ouvre l'horizon du savoir, a pour corrélat une idée infinie.

31

vivant, source donatrice du sens, est originairement divisée. Si la vérité se dérobe dans les signes ce n'est pas parce qu'elle est toujours prise en fait dans un langage empirique : c'est qu'elle est d'entrée de jeu travaillée par une différance, une archi-écriture, qui la promet à une répétition non identique d'elle-même. C'est ce que nous allons voir maintenant.

B) De l'écriture à l'archi-écriture.

Dans La Voix et le phénomène, Derrida s'intéresse à la première des Recherches logiques de Husserl, consacrée à la distinction entre deux concepts de signes - l'expression et l'indication - distinction qui traverse et en réalité commande tout l'itinéraire phénoménologique. Comme Derrida l'indique dès la première page de l'ouvrage : « Dans la Krisis et les textes annexes, en particulier dans l'Origine de la géométrie, les prémisses conceptuelles des Recherches sont encore à l'oeuvre, notamment quand elles concernent tous les problèmes de la signification et du langage en général »52. Ainsi que nous l'avons vu dans la section A, ces « problèmes de la signification et du langage en général » n'engagent rien de moins que la possibilité d'un langage transcendantal, constituant une objectivité absolument idéale, infiniment répétable dans l'identité de son sens, c'est-à-dire la possibilité de la vérité. Ce langage doit être purement expressif, ne consistant qu'à faire passer au dehors un certain dedans, qu'à conférer une objectivité à une pure idéalité géométrique, sans la contaminer d'aucune indication empirique.

Suivant de près l'argumentation husserlienne, Derrida en vient à examiner l'hypothèse du soliloque en laquelle Husserl entend établir phénoménologiquement la possibilité d'une expression pure. Partis des actes créateurs d'une subjectivité concrète, nous sommes reconduits, après avoir mis en avant la question de la transcendantalité du langage, à examiner la présence à soi du présent vivant, ultime garant d'un discours purement expressif et donc de l'objectivité idéale. Nous tacherons dans cette section de montrer comment Derrida déconstruit la présence du présent, la forme idéale en laquelle toute idéalité est susceptible de se répéter, faisant apparaître une archi-écriture à l'origine du sens.

Expression et indication

Commençons par rappeler brièvement ce qu'il en est de la distinction entre expression et indication dans la première des Recherches logiques. D'après Husserl, la différence tient à ceci que le signe indicatif, contrairement au signe expressif, ne transporte aucun sens

52 VP, P.1

32

(Bedeutung53). Cela n'implique pas que l'indice n'ait pas de signification (sans quoi il ne serait pas un signe) mais que, selon la traduction que Derrida donne pour le verbe allemand bedeuten, il ne veuille rien dire. Au contraire, celui ou celle qui s'exprime veut dire.

Non seulement l'expression comporte toujours un vouloir-dire, un sens déterminé ou déterminable, mais ce contenu discursif est ce qu'un sujet parlant veut dire, « expressément, explicitement et consciemment. »54. Il en va d'une parole vivante, habitée d'une intention visant une idéalité et animant un signe linguistique voulant-dire. Par contraste, les indices disent peut-être quelque chose mais ils ne veulent rien dire, ne faisant que renvoyer vers une existence mondaine probable : l'intention spirituelle d'un sujet présent à soi leur fait défaut, ils restent de l'ordre de l'association involontaire et empirique. Ainsi de signes, naturels ou artificiels (des canaux sur Mars, des peintures rupestres, les jeux de physionomie dans le discours etc.), indiquant la présence possible de quelque chose (une vie extra-terrestre, une pensée symbolique, un certain embarras etc.) mais qui n'est pas donné à une intuition originaire. La modalité de l'indication est toujours le « peut-être » de l'existence empirique, mondaine, contingente (même infiniment probable), celle de l'expression est la nécessité apodictique de l'idéalité non existante. Comme le relève Derrida « la signification indicative couvrira, dans le langage, tout ce qui tombe sous le coup des « réductions » : la factualité, l'existence mondaine, la non-nécessité essentielle, la non-évidence, etc. »55

Mais la réduction de l'indice est difficile car la différence entre l'indice et l'expression est fonctionnelle et non substantielle : un même signe peut fonctionner dans le discours comme expression ou comme indice. Dans la communication, le vouloir-dire est toujours pris dans un système indicatif. En passant par le monde, le sens manifesté dans les phénomènes sensibles - le vécu d'autrui - se dérobe à l'intuition originaire de celui qui les reçoit (nous retrouvons, ici exprimée dans sa généralité, la situation décrite plus haut d'une crise du sens comme crise du signe). C'est pourquoi Husserl, cherchant à établir phénoménologiquement la distinction entre expression et indice, se place au niveau du soliloque, dans la suspension du rapport à autrui. Il entend dégager la pureté expressive d'un langage sans indication tel qu'il semble se donner «dans la voix absolument basse de la `'vie solitaire de l'âme» »56, c'est-à-dire dans la présence à soi de la conscience. Car, comme le fait observer Derrida : « ce qui, en dernière analyse,

53 Sur la différence Bedeutung et Sinn, Derrida rappelle que « Bedeutung est réservé au contenu de sens idéal de l'expression verbale, du discours parlé, alors que le sens (Sinn) couvre toute la sphère noématique jusque dans sa couche non expressive ». VP, p.21

54 VP, p.39

55 VP, p.35

56 VP, p.36

33

sépare l'expression de l'indice, c'est ce qu'on pourrait appeler la non-présence immédiate à soi du présent vivant ».57

Le clin d'oeil de l'instant

Tout l'enjeu de la démonstration de Husserl consiste donc à prouver l'absence d'indication, c'est-à-dire la non-différence, la non-altérité dans le rapport de soi à soi. Absence d'indice qui se révèle être en réalité une absence de signe car, à mesure qu'est dégagé ce qu'implique l'expression, il devient « de plus en plus clair que...seul l'indice est véritablement un signe pour Husserl »58. L'expression est en effet supposée attester de la possibilité d'un pur signifié - se confondant avec l'objet idéal visé par la conscience - pensable hors de et avant toute signification, simplement montré et non indiqué, faisant l'objet d'une représentation immédiate.

Aussi quand, dans le monologue intérieur, surgit ce qui pourrait s'apparenter à une forme de communication, un dialogue intra-subjectif, un se parler à soi-même risquant de réintroduire une altérité dans la vie solitaire de l'âme, Husserl rejette cette possibilité, au nom de la présence : il ne s'agit que d'une représentation de communication, une communication imaginée, fictive. Si la communication est seulement feinte c'est qu'elle est inutile, elle n'a aucune finalité : le sujet n'a rien à s'apprendre à lui-même, il n'a rien à se manifester puisque son vécu lui est immédiatement présent sur le mode de l'intuition certaine et de la nécessité absolue. Comme le note Derrida en ouverture du chapitre V intitulé « Le signe et le clin d'oeil » : « La pointe de l'instant, l'identité du vécu présent à soi dans le même instant porte donc toute la charge de cette démonstration ».59 Ce qui est en jeu c'est bien l'indivisibilité de l'instant, du clin d'oeil comme le dit Husserl (Augenblick), ne laissant place à aucun signe (c'est-à-dire, si l'on veut, à aucune autre forme de clin d'oeil).

C'est donc le mouvement de la temporalisation, tel qu'il est exposé dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, que Derrida est amené à relire. Ce texte, bien que postérieur aux Recherches logiques, prend de façon anticipée, par le privilège d'un futur antérieur, une importance cruciale : sa thématisation du « présent comme ponctualité de l'instant, autorise discrètement, mais de manière décisive, tout le système des `'distinctions essentielles''»60, voire de tout le projet phénoménologique. L'unité indivise du présent temporel

57 VP, p.43

58 VP, p.47

59 VP, p.67

60 VP, p.72

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est en effet la possibilité du principe des principes, de l'intuition de la chose en personne, se donnant comme signe pour elle-même, c'est-à-dire sans signe. Principe que Derrida entend déconstruire en prenant appui sur les ressources conceptuelles du discours husserlien lui-même.

En effet, Derrida remarque une tension dans la description du mouvement de la temporalisation des Leçons : tension entre le privilège accordé au présent, à un « point source » au commencement de toute perception temporelle et la fidélité à l'expérience des choses mêmes, qui ne permet pas d'isoler de maintenant comme ponctualité pure dans le phénomène d'écoulement du temps. Comment les choses sont-elles en effet décrites par Husserl ? Le présent se donne comme étalé : un maintenant ne peut apparaître comme tel à la conscience qu'en se prolongeant dans un avenir immédiat (présent futur) en lequel il se retient comme tout juste passé (présent passé). Il ne saurait simplement s'agir d'un halo de non-présence entourant et dissimulant un noyau de présence. Cette protention et cette rétention primaires « ne s'ajoutent pas, n'accompagnent pas éventuellement le maintenant perçu, elles participent indispensablement et essentiellement à sa possibilité ».61 Autrement dit, sans ce commerce continuel du présent et du non-présent, aucun présent et par conséquent aucune perception ne seraient possibles.

D'où la question : l'entrelacement de la non-présence et de la présence dans le mouvement de la temporalisation ne détruit-il pas la possibilité d'une identité à soi dans l'unité indivise d'un maintenant ? Le soi peut-il se rapporter à soi autrement que comme à un autre (un soi retenu et non présent), ce qui devrait rendre l'indication irréductible, y compris dans le discours intérieur ? Derrida écrit :

Dès lors qu'on admet cette continuité du maintenant et du non-maintenant, de la perception et de la non-perception dans la zone d'originarité commune à l'impression originaire et à la rétention, on accueille l'autre dans l'identité à soi de l'Augenblick : la non-présence et l'inévidence dans le clin d'oeil

de l'instant62

Trace originaire

Si Husserl ne conclut pas de cette non-présence constitutive à la nécessité du signe c'est qu'il maintient la rétention dans la sphère de certitude absolue d'un présent élargi, d'un présent vivant. C'est pourquoi, note Derrida, la rétention est encore considérée comme une perception : « c'est le cas absolument unique - Husserl n'en a jamais reconnu d'autre - d'une perception

61 /P, p.76

62 /P, p.77

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dont le perçu soit non pas un présent mais un passé comme modification du présent »63. Pour conserver la possibilité d'une intuition originaire comme l'évidence même - c'est-à-dire ici d'une autodonation de soi, se passant de tout signe - Husserl doit distinguer et opposer non pas présent et non-présent mais deux modalités de la non-présence : la rétention du tout juste passé dans le présent élargi et la re-présentation d'un passé révolu dans un autre présent vivant ; c'est-à-dire, au fond, opposer la validité absolue du souvenir primaire et la validité relative du souvenir secondaire.

C'est en ce point que Derrida effectue à proprement parler un geste déconstructeur. Celui-ci consiste moins à annuler la différence entre rétention et re-présentation qu'à compliquer leur opposition, à la dériver d'une possibilité plus ancienne, en interrogeant « le milieu de ces distinctions », leur racine commune. Et qu'elle est-elle sinon « la possibilité de la ré-pétition sous sa forme la plus générale, la trace au sens le plus universel »64 ? Or cette trace, fait observer Derrida, « est plus `'originaire» que l'originarité phénoménologique elle-même »65. En effet, dès lors que l'idéalité formelle de la présence (la « forme qui persiste alors que la matière est toujours nouvelle », l'« archi-forme » de la conscience comme le dit Husserl) est, comme toute idéalité, assurée par la possibilité de sa répétition, cela implique que la trace hante toujours déjà, et ce dès la « première fois », avant même toute donation effective, la présence dite originaire. La trace est plus « vieille » que la présence, elle est sa condition de possibilité. La répétition n'est pas une modification de la présence, elle n'en dérive pas, c'est elle, au contraire, qui rend possible ce à quoi elle est censée survenir66. On en vient donc à penser la présence du présent « à partir du pli du retour, du mouvement de la répétition et non l'inverse»67. Il ne saurait y avoir de perception originaire, ou, comme l'écrit Derrida de façon provocante, « la perception n'existe pas » car « tout commence par la re-présentation »68.

L'argumentation de Derrida consiste ici à faire jouer la détermination de l'être comme présence contre la détermination de l'être comme idéalité, c'est-à-dire comme pure possibilité de répétition (ou encore, si l'on veut, à exploiter la tension entre le thème intuitionniste et le thème formaliste de la phénoménologie husserlienne). On ne peut plus se contenter de dire

63 /P, p.76

64 /P, p.79

65 /P, p.79

66 On retrouve ici l'ambivalence du mot répétition dans la langue française, indiquant à la fois le redoublement et, de façon plus théâtrale, ce qui précède la première, qu'on appelle d'ailleurs première représentation. Mais alors ce sont désormais tous ces termes « présence », « représentation », « origine » qui demandent à être raturés.

67 /P, p.80

68 /P, p.53 note 1

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qu'une présence compose continûment avec une non-présence dans une sphère d'originarité commune. Car, si la perception des objets temporels suppose toujours un enchevêtrement de maintenants présents et passés, cette intrication n'est elle-même possible que parce que l'impression primaire, ce à partir de quoi se produit le mouvement de la temporalisation, le « point source » comme archi-forme, est lui-même toujours déjà divisé par la possibilité nécessaire de sa répétition. Dès lors que la trace conditionne toute présence, la non-présence, que ce soit sous forme de rétention ou de re-présentation y est toujours déjà marquée. « Sans cette non-identité à soi de la présence dite originaire, comment expliquer que la possibilité de la réflexion et de la re-présentation appartienne à l'essence de tout vécu ? »69 demande Derrida.

La répétabilité nécessaire du présent comme forme idéale inscrit « originairement » un battement, un écho, une différance, au coeur même de l'impression primaire. Cette différance est un mouvement qui travaille la présence aussi bien en un sens spatial - elle divise - que temporel - elle retarde. La présence du présent ne s'annonce que depuis son re-tour, dans l'après-coup d'un retard qui ne survient pas à une origine qui se tiendrait pour ainsi dire en réserve, mais qui constitue ce qu'il retarde. Ainsi, la différance interdit l'identité ce qu'elle rend possible : elle fissure a priori la présence du présent et introduit un écart à l'origine qui diffère indéfiniment la plénitude de la présence à soi. Car si la trace précède tout présent, s'il faut penser le paradoxe d'une trace originaire, la rature de toute origine simple, alors « cette impossibilité de ranimer absolument l'évidence d'une présence originaire nous renvoie à un passé absolu »70 : un passé qui n'a jamais été présent et qui annonce un avenir non anticipable. C'est toute la pensée du « temps », centrée autour de l'instance du présent (présent-passé, présent-actuel, présent-futur) qui est à revoir. Dès lors, la non-présence dans le clin d'oeil de l'instant ne renvoie pas à un soi retenu et finalement reconductible à une modification du présent, mais à une altérité irréductible à toute présence ailleurs, une crypte absolue logée au coeur de l'« originaire ». La présence à soi de la vie transcendantale, forme idéale en laquelle s'assure la répétition infinie de toute idéalité, idéalité de l'idéalité, est rendue impossible dans sa pureté indivise, et donc dans sa certitude, par sa propre condition de possibilité. Sans clignement, sans cet aveuglement rythmé, l'oeil ne saurait rester ouvert. La différence du signe est irréductible au principe.

69 VP, p.80

70 DG, p.93

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S'entendre-parler

Cette différance de soi à soi, espacement constitutif de tout sujet qui l'ouvre à l'extériorité en général, est masquée dans la description husserlienne de la vie solitaire de l'âme par l'appel à la voix. Pourquoi la voix ? Considéré dans son apparaître, le phénomène de la voix se donne comme une auto-affection pure, un s'entendre-parler. Dans le monologue intérieur, le vouloir-dire exprimé phoniquement est immédiatement entendu (perçu dans sa forme sensible et compris dans son intention d'expression) au présent, dans ce qui ressemble à une double sortie du sens hors de soi en soi (dans le « dehors » non-mondain d'un ob-jet idéal puis dans celui de la voix phénoménologique, toujours « dans » la conscience). Expérience unique de la production spontanée d'un concept signifié qui, tout en restant dans le dedans de soi, se meut néanmoins dans l'élément de l'idéalité et de l'universalité. Ainsi la voix phénoménologique, s'entendant au plus proche d'elle-même, se donne comme le « medium qui préserve à la fois la présence de l'objet devant l'intuition et la présence à soi, la proximité absolue des actes à eux-mêmes »71. L'objet idéal n'étant rien en dehors de la répétition des actes intentionnels qui le visent, cet objet étant un produit historique donc langagier, seule la substance phonique permet d'en garantir la maitrise et la transmission tout en assurant, en sa diaphanéité, la présence immédiate à soi de l'acte vivant qui anime le signifiant. Ce dernier, qui se confond alors avec l'idéalité du signifié, s'efface. La voix semble donc accomplir le telos de l'expression intégrale : le devenir im-médiat du medium, c'est à dire la réduction du langage en général. C'est la raison pour laquelle Husserl précise dans Ideen I que l'expression pure est « improductive », qu'elle ne fait que réfléchir une couche pré-langagière de sens, se contentant de faire « passer le sens dans l'idéalité de la forme conceptuelle et universelle ».72

On se souvient que dans le mouvement de constitution des objets idéaux géométriques, l'identité du sens était d'abord produite dans la pensée du proto-géomètre avant d'être transmise par la parole et finalement confiée à une écriture accomplissant son objectivité absolue. Mais, précise Derrida, « si l'écriture achève la constitution des objets idéaux, elle le fait en tant qu'écriture phonétique : elle vient fixer, inscrire, consigner, incarner une parole déjà prête »73. La réactivation de l'origine n'est possible qu'à la condition de réveiller l'expression d'un vouloir-dire dans une indication, ce qui revient à ranimer une parole vivante dans une écriture qui n'est qu'une modalité dérivée de la parole. « L'écriture est un corps qui n'exprime que si

71 VP, p.90, Derrida souligne.

72 VP, p.88

73 VP, p.96

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on prononce actuellement l'expression verbale qui l'anime, si son espace est temporalisé »74. Rien n'est perdu, du moins en principe, tant qu'un présent vivant peut répéter en soi l'acte noétique créateur de l'idéalité, dans la forme où il a été produit. Ce qui permet la communication à distance c'est l'assurance que cette forme est une présence à soi, qui s'entend au présent. Même si le sens d'origine échappe toujours en fait, il y aura néanmoins la certitude inébranlable que celui-ci a été vécu dans la synchronie d'un présent vivant.

Sauf que, précisément, la garde idéale de la présence (à soi) dans l'auto-affection phonique, condition de la vérité, est un leurre. L'auto-affection purement temporelle du s'entendre-parler abrite une différance qui vient diviser la présence à soi : l'autre s'infiltre dans l'infime intervalle qui sépare l'agir du pâtir et « y réintroduit originairement toute l'impureté qu'on a cru pouvoir en exclure » : l'espace, le corps, le signe etc. L'autos de l'auto-affection est constitué par division si bien que c'est la non-présence et la différence qui deviennent condition de l'apparaître même du présent, forme de toute expérience. Et comment, en effet, sans cette ouverture au dehors du dedans, une expérience en général serait-elle possible ? En radicalisant la réduction75, en remontant à l'origine sans origine de la présence, Derrida exhume le mouvement de la différance au coeur du « temps », la contamination de l'empirique et du transcendantal qui donne tous phénomènes comme absence de la chose à sa vérité, c'est-à-dire comme signes76. Autre manière de dire que le fait du langage - l'indication - ne se laisse pas mettre entre parenthèses.

L'archi-écriture du sens

Dans une page de De la grammatologie où Derrida revient sur la différance travaillant la psychè comme rapport à soi, on peut lire :

L'immédiateté est ici le mythe de la conscience. La voix et la conscience de voix - c'est-à-dire la conscience tout court comme présence à soi - sont le phénomène d'une auto-affection vécue comme suppression de la différance. Ce phénomène, cette suppression présumée de la différance, cette réduction vécue de l'opacité du signifiant sont l'origine de ce qu'on appelle la présence. Est présent ce qui n'est

74 VP, p.96

75 Il est important de noter que Derrida ne peut contester la « naïveté » métaphysique de la réduction transcendantale qu'en passant par elle. Ainsi écrit-il : « Dès qu'on admet que l'autoaffection est la condition de la présence à soi, aucune réduction transcendantale pure n'est possible. Mais il faut passer par elle pour ressaisir la différence au plus proche d'elle-même ». VP, p.97

76 Comme le rappelle Paola Marrati : « par contamination il faut entendre un double et indissociable mouvement qui fait que l'empirique est tout aussi constituant - et constitué - que le transcendantal lui-même », voir Paola Marrati, « Idéalité et différence. De la genèse à la trace » dans Alter n°8, 2000, Derrida et la phénoménologie, p.184

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pas assujetti au processus de la différance. Le présent est ce à partir de quoi on croit pouvoir penser le temps, en effaçant la nécessité inverse : penser le présent à partir du temps comme différance.77

Dès lors qu'on pense le présent à partir du temps comme différance, il faut, nous l'avons vu, raturer le concept de « subjectivité absolue ». Non pas parce que le mouvement de la différance viendrait fendre un sujet déjà constitué mais parce que l'autoaffection comme différance produit le sujet comme différence à soi. « Le soi du présent vivant est originairement une trace ».78 Dès lors que le renvoi à (de) l'autre est la condition de la mêmeté du même, une archi-écriture, comme synthèse originaire et irréductible, travaille à l'origine du sens. Ou comme l'écrit Derrida : « la temporalisation du sens est d'entrée de jeu `'espacement» »79 - ce qui signifie qu'aucune parole pleine, aucune écriture purement phonétique s'effaçant devant elle, ne saurait exprimer le vouloir-dire. L'indication, source d'opacité, de différence, ne vient pas contaminer accidentellement la pureté d'une expression qui, de son côté, ne ferait que refléter la plénitude d'un sens vécu. L'écriture et la différence opèrent toujours déjà dans la parole et la pensée. Derrida écrit :

Et si l'indication, par exemple l'écriture au sens courant doit nécessairement « s'ajouter » à la parole pour achever la constitution de l'objet idéal, si la parole devait « s'ajouter » à l'identité pensée de l'objet, c'est que la présence du sens et de la parole avait déjà commencé à se manquer à elle-même.80

Si la vérité est inscriptible, et par là structurellement exposée à la non-évidence, ce n'est pas seulement qu'elle suppose la possibilité d'être transcrite sur un support empirique : c'est, plus fondamentalement, qu'en tant que sens, elle a pour condition une archi-écriture qui n'est rien moins qu'un nouveau fondement mais la rature de toute origine, la complication originaire de l'origine : un quasi-transcendantal, c'est-à-dire un transcendantal impur, toujours déjà mêlé d'empiricité (d'où l'idée d'un « dehors » constitutif du « dedans », d'une raison toujours enchaînée à un sol empirique). Ce défaut d'origine implique l'impossibilité principielle d'un remplissement de l'intuition : « la chose même se dérobe toujours »81 - il n'y aura jamais que des suppléments qui s'ajoutent en se substituant à l'origine absente, c'est-à-dire des signes de signes (de signes etc.). Cette logique de la supplémentarité (autre nom, supplémentaire, de la

77 DG, p.228

78 VP, p.101

79 VP, p.101

80 VP, p.102

81 VP, p.122

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différance)82 ouvre le mouvement de la signification en général. La possibilité, concédée par Husserl, d'un énoncé doté de sens même si l'intention qui l'anime n'est pas remplie par une intuition correspondante (nous avons vu que cette situation où le signe fonctionne « à vide » était à la racine de la crise dans L'Origine de la géométrie), cette possibilité est en réalité nécessaire. Vérifions-le en parcourant brièvement le dernier chapitre de La Voix et le phénomène.

Manquer à sa parole

Dans le chapitre VII intitulé « Le supplément d'origine » Derrida en vient à considérer « la plus audacieuse » des réductions de Husserl, celle qui « consiste à mettre hors jeu, comme `'composantes inessentielles» de l'expression, les actes de connaissance intuitive `'remplissant» le vouloir-dire »83. Cela signifie qu'une expression garde un sens même si l'objet visé par le vouloir-dire n'est pas actuellement donné à une intuition. L'écart entre l'intention et l'intuition ne compromet pas la signification : il est toujours possible de parler sans savoir. Le seul réquisit, d'après Husserl, est que le discours obéisse aux règles d'une grammaire pure logique, laquelle définit les conditions formelles a priori de tout langage doué d'intelligibilité, même s'il est faux ou contradictoire, et notamment : qu'il prenne la forme d'un rapport à l'objet se glissant dans un énoncé du type « S est P » (même s'il n'y a pas d'objet possible, en fait ou en droit, cette absence ne peut être déterminée comme telle qu'à se référer à une visée déçue).

Mais, Derrida fait remarquer que la différence entre l'intention et l'intuition ne saurait être une simple éventualité : c'est une possibilité nécessaire. L'originalité du vouloir-dire, en effet, dépend essentiellement de l'absence actuelle d'intuition. Dès que l'intuition est remplie, le vouloir-dire s'efface comme tel. A nouveau, c'est à partir d'une radicalisation de la méthode phénoménologique que Derrida déconstruit la distinction entre expression et indication. Considérant le « cas extrême » d'un énoncé de perception produit au moment même de l'intuition perceptive (quelqu'un dit « je vois x » au moment où il voit effectivement x) Derrida fait observer que le contenu de l'expression étant idéal, c'est-à-dire infiniment itérable en

82 Différance, archi-écriture, trace, supplément, espacement etc. Cette chaine n'est ni simplement une suite de synonymes ni une série de substitutions qui traduirait les unes dans les autres une identité conceptuelle inchangée mais illustre le jeu quasi-transcendantal de la différance, qui met en échec l'alternative présence/absence tout autant que la différence entre transcendantal et empirique. Parmi les nombreux textes où Derrida parle du quasi-transcendantal, voir ce passage : «la loi quasi transcendantale de la sérialité qui trouverait à s'illustrer L...] chaque fois que la condition transcendantale d'une série fait aussi partie, paradoxalement, de la série » dans Résistances - de la psychanalyse, op.cit., p.102

83 VP, p.105

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principe, le non-remplissement de l'intuition y est structurellement impliqué. C'est toujours la possibilité d'une non-perception qui structure l'acte de vouloir-dire, même pour celui ou celle qui parle en percevant. Derrida écrit :

L'absence de l'intuition - et donc du sujet de l'intuition - n'est pas seulement tolérée par le discours, elle est requise par la structure de la signification en général, pour peu qu'on la considère en elle-même. Elle est radicalement requise : l'absence totale du sujet et de l'objet d'un énoncé - la mort de l'écrivain ou/et la disparition des objets qu'il a pu décrire - n'empêche pas un texte de « vouloir-dire ». Cette possibilité au contraire fait naître le vouloir-dire comme tel, le donne à entendre et à lire.84

Aussi l'écriture, « nom courant de signes qui fonctionnent malgré l'absence totale du sujet »85 est la norme de tout langage. Le rapport à l'absence en général (qui peut être la mort mais aussi l'absence d'intention animatrice, la folie, la fausseté etc.) habite en réalité tout discours, y compris la parole soi-disant pleine, dès lors qu'un signe, pour être ce qu'il est, doit être, en droit, infiniment répétable. Dès que je parle, je dois reconnaître aux signes que j'emploie une capacité originaire de répétition au-delà de ma présence. Il ne suffit pas de dire qu'un signe peut en fait fonctionner en l'absence de son émetteur (et de tout destinataire) : la significativité du signe dépend structurellement de l'absence du sujet du langage. Elle est d'essence testamentaire. « Je », par exemple, ne signifie qu'à valoir indépendamment de l'existence empirique de celui ou celle qui le prononce. C'est pourquoi l'énoncé apparemment évident « je suis vivant » suppose, comme sa condition de possibilité, l'énoncé apparemment impossible « je suis mort ».86.

« Cette écriture, écrit Derrida, ne peut venir s'ajouter à la parole parce qu'elle l'a doublée en l'animant dès son éveil. Ici l'indication ne dégrade ni ne dévoie l'expression, elle la dicte. »87 Si, à partir des même prémisses, Husserl tire une conclusion inverse c'est qu'en dépit du formalisme de la grammaire pure logique, il continue, selon ce qu'il faut appeler ici une décision métaphysique - que Derrida fait précisément apparaître - de subordonner le sens à la vérité, de réduire ou effacer la différence dont il aperçoit néanmoins le jeu constitutif. Pour Husserl, le non-remplissement ne saurait être que provisoire, en attente. C'est le telos de la

84 VP, p.109, Derrida souligne.

85 VP, p.104

86 N'est-ce pas ce que Hegel rappelle au début de La Phénoménologie de l'esprit en pointant l'inadéquation de l'idéalité du langage au ceci particulier ? Je, ici, maintenant, ces expressions déictiques doivent, pour fonctionner dans le discours, garder leur sens indépendamment de la situation empirique. « Ici » renvoie à tous les ici, c'est-à- dire à aucun en particulier, de même pour « maintenant » ou pour « je ».

87 VP, p.113

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plénitude du vouloir-dire qui commande à distance le sens du symbole vide. Ce dernier ne tire sa signification que du manque de la connaissance promise. « Ce subtil déplacement est la reprise de l'eidos dans le telos et du langage dans le savoir »88. L'essence du langage est déterminée par la norme d'une intuition adéquate : présence pleine du sens à une conscience elle-même présente à soi.

Ainsi, pour Husserl, il faut la vérité, au moins comme idéal directeur d'un vouloir-dire vrai, pour qu'émerge le sens. C'est toujours le critère épistémique d'un rapport possible à l'objet qui distingue la grammaticalité de l'a-grammaticalité. Contre Husserl, Derrida aura montré que c'est parce que la vérité faut, qu'un discours peut avoir non pas un sens, mais plus de sens (comme répétition d'une différence) et qu'il faut « penser comme `'normale» et pré-originaire ce que Husserl croit pouvoir isoler comme une expérience particulière, accidentelle, dépendante et seconde : celle de la dérive indéfinie des signes comme errance et changement de scènes enchaînant les re-présentations les unes aux autres, sans commencement ni fin »89. Autrement dit : la crise du sens n'est pas une crise ; l'accident n'est pas un accident.

C) « Il n'y pas de hors-texte »

Nous avons jusqu'ici cherché à montrer comment Derrida avait déconstruit le système de la vérité-présence à partir de la phénoménologie husserlienne. A partir : c'est-à-dire d'un mouvement qui s'écarte tout en demeurant, d'un certain point de vue, fidèle, attaché à ce dont il s'écarte. Si le geste déconstructeur défait la fausse évidence de la présence, il le fait en partant des ressources conceptuelles du texte husserlien ainsi qu'en « radicalisant » ses opérations méthodologiques (réduction et description). Il y a là comme un passage à la limite qui vient barrer le comme tel de la chose même, mais qui n'en demeure pas moins orienté par le souci de la chose même90. Il ne faut s'y tromper : quand Derrida déconstruit la valeur de présence pure ce n'est pas pour y substituer l'absence ou la mort mais pour faire droit à la différance non thématisable qui donne la présence en la divisant, l'exposant structurellement à la doublure, au mirage, au simulacre. Sans cet écart, il n'y aurait pas de « présence » : celle-ci ne trouverait pas sa respiration, elle s'auto-détruirait (de même qu'une vie absolument pure, qui ne serait pas par la mort tenue en haleine, ne serait pas une vie). La valeur de présence et tout ce qu'elle soutient

88 VP, p.114

89 VP, p.122

90 Sur l'interprétation de la déconstruction comme une « traduction de la réduction phénoménologique » qui en « continue et radicalise » le geste jusqu'à la « destitution de la constitution », ce qui au fond revient à la rendre vraiment à elle-même, voir l'article de François-David Sebbah, « `'Déconstruire c'est dire oui» - déconstruction et réduction » dans Alter n°8, 2000, Derrida et la phénoménologie, p.223-235

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(la subjectivité, la vie, la vérité etc.) est donc un effet de différance, mais un effet irréductible - qui n'est ni l'effet d'une cause, ni une simple apparence, plutôt le « produit » d'une archi-synthèse - un leurre structurel si l'on veut.91

Cette observation nous conduit à une nouvelle question : si nous insistons ici sur une fidélité infidèle de la déconstruction à la phénoménologie, la mise en avant d'une différance à l'origine du sens ne s'apparente-t-elle pas davantage à une thèse sémiologique ? L'originarité du signe n'est-ce pas aussi ce que la linguistique structurale a mis en évidence, défaisant ainsi la métaphysique du sujet ? Que la méditation derridienne sur l'écriture ne soit pas reconductible à une sémiologie (pas plus, du reste, qu'elle n'est reconductible à une phénoménologie, même si cet héritage paraît plus marqué) qu'elle soit ce qui l'excède et la comprend, c'est ce que nous tenterons d'expliquer dans cette dernière section de notre première partie - ce qui nous permettra aussi de préciser encore un peu plus ce qu'il faut entendre par le quasi-concept d'archi-écriture en l'approchant cette fois par la déconstruction du concept de signe tel qu'il est proposé par Saussure. Nous verrons pourquoi Derrida soutient que la linguistique structurale en particulier, et de manière générale toute pensée accordant un privilège à la voix (ce qui est, à certains égards, encore le cas de Heidegger d'après Derrida), reste prise dans la clôture logocentrique.

Mais cela ne doit pas laisser penser que la déconstruction, de son côté, s'en émancipe une fois pour toutes. Nous serons finalement amenés à éclaircir un point fondamental concernant la déconstruction. Si celle-ci n'est pas une destruction, une mise au rebut, de la vérité-présence mais son inscription dans un texte général ; si elle touche à la limite de la philosophie, à la limite de la question « qu'est-ce que ? », marquant ainsi la clôture de la métaphysique, elle ne saurait pour autant être un simple au-delà de la métaphysique. Il faut parvenir à penser simultanément la déconstruction de la métaphysique et l'impossibilité de s'en affranchir définitivement. Or c'est précisément la notion de texte qui permet de le penser. Il y aurait sans doute plusieurs manières d'en rendre compte ; disons simplement que si l'archi-écriture désigne cette synthèse irréductible, cette rétention de l'autre dans le même qui fait la différence dont tout système est tissé, alors aucun concept pris dans le langage philosophique (et il n'y en a pas d'autre) ne peut échapper à ce qu'il permet de déconstruire. Il y est nécessairement enchaîné. La déconstruction dit aussi cette toute-puissance du logos avec laquelle il faut apprendre à ruser.

91 A cet égard, s'il y a une naïveté dans l'axiomatique de la présence pure il y aurait une naïveté plus grande encore à croire qu'on pourrait purement et simplement se passer de la présence.

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Un nouveau concept de signe

Dans le deuxième chapitre de la première partie de De la grammatologie, Derrida examine la redéfinition du concept de signe proposé par Saussure dans le Cours de linguistique générale. Contre la tradition métaphysique, Saussure pense le signe non pas comme un signifiant renvoyant à un signifié, l'association extrinsèque d'un son et d'un sens, mais comme une entité d'emblée duale, l'unité indéchirable d'un signifiant et d'un signifié : une pensée-son. Ce couplage est conventionnel, arbitraire, il ne dépend d'aucune nécessité naturelle, et cela tient au caractère purement différentiel et systématique du signe. La valeur d'un signe, en effet, ne dépend pas de sa relation à un objet (idéal ou réel) mais uniquement de la position qu'il occupe dans le système de la langue, position définie par l'ensemble des différences par lesquelles il s'oppose à d'autres signes (eux-mêmes uniquement définis par différences). Dans un tel système, les termes positifs ne préexistent pas aux différences mais sont constitués par elles. Ainsi, un mot pourra être prononcé de façon absolument dissemblable suivant les contextes, il sera reconnu comme le même (et pourra ainsi fonctionner dans la communication) pourvu que son instanciation empirique conserve les écarts phonologiques avec les autres signes du système. Ce qui est répété dans la transaction linguistique n'est pas une idéalité positive, immuable, mais une différence ; ou, pour le dire autrement, l'identité du signe, fut-elle idéale, est assurée seulement par sa différence avec d'autres idéalités. Ces différences s'actualisent toujours simultanément sur deux plans corrélés mais hétérogènes : celui du signifié et celui du signifiant. Par exemple, le mot « voiture » prend sens de sa différence phonématique avec le mot « toiture » mais aussi du fait que ce que j'ai à l'esprit en parlant de « voiture » diffère de « train » ou de « bus » etc.

Que le sens ne résulte pas de la maîtrise d'une identité mais soit l'effet d'une différence, qu'il n'y ait que des différences sans termes pleins, que tout signe ne soit fait que des traces de l'absence de ceux qu'il n'est pas, Derrida, nous l'avons vu, ne peut qu'y souscrire. Ce qu'il interroge dans la linguistique générale c'est, d'une part, la restriction de son champ d'application à la parole et la subordination corrélative de l'écriture comme représentation de la parole ; d'autre part, mais cela est lié, l'opposition du signifié et du signifiant dans la définition du signe.

Texte général

Comme le relève Derrida, la science linguistique détermine l'essence du langage comme « l'unité de phonè, glossa et logos ». Puis ajoute : « Au regard de cette unité, l'écriture serait

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toujours dérivée, survenue, particulière, redoublant le signifiant : phonétique »92, autrement dit le signifiant graphique d'un signifiant phonique qui, lui, est immédiatement uni au sens (signifié ou concept). En un mot : un dehors, étranger au système interne de la langue. Pourtant, fait observer Derrida, la thèse de l'arbitraire du signe devrait interdire l'octroi d'une précédence naturelle à l'oralité dans son rapport au sens. En effet, dès lors qu'on tient un signe, parlé ou écrit, pour une institution immotivée, on devrait exclure toute hiérarchie naturelle entre ordres de signifiants. Mieux : si, comme le remarque Derrida, « écriture » signifie « institution durable d'un signe » alors « l'écriture en général couvre tout le champ des signes linguistiques »93 avant la distinction entre signifiants graphiques, au sens étroit, et signifiants phoniques. Le signe phonique doit lui aussi être considéré comme « écrit » au sens large.

On retrouve le geste déconstructeur aperçu plus tôt au sujet de la distinction entre rétention et re-présentation. Là encore, il est question de dé-constituer une opposition, d'interroger le partage à la racine, en remontant à la possibilité commune qui la fonde et qui se trouve présenter une affinité structurelle avec l'élément subordonné de l'opposition : ici l'écriture - qu'il ne s'agit pas de réhabiliter en son sens étroit, mais dont il faut reconnaître, dans les prédicats secondarisés (trace immotivée, signe de signe, pur renvoi sans origine ni fin, espacement, etc.), la condition de possibilité du signe et de la signification en général. Car celle-ci, dit Saussure, provient de la différence, du vide d'écart entre les signes. La diacriticité est la source de la valeur linguistique. Comme pour la thèse de l'arbitraire du signe, dont elle est le corrélat indispensable, cette proposition, soulignant le caractère formel du fonctionnement sémiologique, interdit de privilégier une substance d'expression déterminée (phonique ou graphique) sur une autre. Mais elle invite à s'interroger sur la différentialité de la différence, sur le mouvement, ni simplement actif ni simplement passif, qui « produit » les différences significatives. Et de nouveau, c'est une écriture générale, une archi-écriture qui est à l'oeuvre. Une altération absolue ne fait pas une différence. Pour qu'une différence apparaisse, en effet, il est nécessaire que, dans le mouvement de différenciation, la trace de l'absence de l'autre soit retenue dans le même : une synthèse temporalisatrice a priori est requise. Derrida écrit :

l'apparaître et le fonctionnement de la différence supposent une synthèse originaire qu'aucune simplicité absolue ne précède. Telle serait donc la trace originaire. Sans une rétention dans l'unité minimale de l'expérience temporelle, sans une trace retenant l'autre comme autre dans le même, aucune différence ne ferait son oeuvre et aucun sens n'apparaîtrait. Il ne s'agit donc pas ici d'une différence

92 DG, p.45

93 DG, p.65

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constituée mais, avant toute détermination de contenu, du mouvement pur qui produit la différence. La trace (pure) est la différance. Elle ne dépend d'aucune plénitude sensible, audible ou graphique. Elle en est au contraire la condition.94

Ainsi, une dimension grammatique opère déjà dans la parole comme dans l'écriture au sens étroit, prescrivant une antériorité de droit à la grammatologie sur la linguistique, interdisant d'établir un rapport de simple extériorité entre parole et écriture, autorisant, au contraire, le passage de l'une à l'autre, l'articulation de la chaîne parlée sur la chaîne graphique et inversement. Ainsi, et plus généralement, avant toute distinction entre quelques différents que ce soient, une archi-écriture est au travail, générant un système de différences comme effets de synthèses et de renvois, comme faisceaux de traces. Ce qui revient à dire qu'aucun élément d'aucun système ne peut apparaître sans renvoyer à d'autres éléments qui eux-mêmes ne sont que des renvois etc. Rien, dans cette structure de renvoi généralisé, n'est jamais élémentaire, ni simplement présent ni absent (y compris donc la différance qui « produisant » ce système, ne saurait en être l'origine simple, n'étant elle-même qu'un effet nominal en différance, entraînée dans une chaîne de suppléments). Toutes les oppositions conceptuelles qui structurent la métaphysique, faisant fond sur la possibilité de distinguer des entités simples et présentes, ne renvoyant qu'à elles-mêmes, se trouvent donc déconstruites par la condition même de la conceptualité. Toutes ces oppositions se trouvent compliquées, co-impliquées à la racine. Ainsi, par exemple, des couples sensible/intelligible, espace/temps, passivité/activité, parole/écriture, signifiant/signifié etc.

Mais, en même temps, seule la différance rend possible ces effets d'opposition qui sont, en un sens, nécessaires, dès lors qu'on tient compte du fait que le mouvement de « présentation » de l'autre dans le même ne peut qu'occulter son « comme tel », autrement dit que l'autre ne peut apparaître qu'à disparaître. Comme l'écrit Derrida :

Le mouvement de la trace est nécessairement occulté, il se produit comme occultation de soi. Quand l'autre s'annonce comme tel, il se présente dans la dissimulation de soi.95

Dit autrement : il appartient au jeu de la différance de sembler s'arrêter, se fixer en oppositions tranchées. Il ne s'agit donc pas d'annuler ou de biffer ou de prétendre pouvoir simplement se passer des effets de présence, de signifié, de vérité mais de ne pas s'y aveugler,

94 DG, p.91-92

95 DG, p.69

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en reconnaissant leur insertion, leur inscription dans un texte général hors duquel il n'y a rien : tissu de différences, de traces de traces qui s'habitent mutuellement, se hantent les unes les autres, constituent un réseau intertextuel à l'extension infinie, irréductiblement ouvert, et couvrant tout le champ de l'étant - ce qui ne revient pas à dire que tout le réel soit langage, encore moins un livre aux limites assignables, mais que rien ne soit pensable, ni objet d'une expérience en général, « avant » la différance96. Texte général dont la topographie inouïe interdit de se reposer dans le confort de partages simples et oblige, au contraire, à soutenir des propositions irrecevables dans la logique de l'identité, à dire par exemple : que le dehors (est) dedans, que la présence (est) la représentation, que la non-vérité (est) la vérité, que tout signifié (est) un signifiant etc. La logique duelle, toujours structurée selon une pente de domination, doit être comprise dans la graphique plus puissante d'une contamination originaire, à l'intérieur de laquelle elle n'occupe plus qu'une fonction. C'est ce texte, jeu de renvoi (à l'autre) sans limite, que toute l'histoire de la métaphysique, qui ne vit que de sa possibilité, aura cherché à effacer, non sans reste ; par où il faut comprendre la présence comme trace de l'effacement de la trace.

Signifié transcendantal

En tenant le signifié pour inséparable du signifiant, en reconnaissant le jeu de la différence à l'origine du sens, Saussure a élaboré un concept de signe qui échappe en partie à la tradition métaphysique de laquelle il est tiré. Mais, par toute une autre face de son discours, le projet de linguistique générale reste pris dans la clôture logocentrique, c'est-à-dire dans une axiomatique dérivant la notion de signe d'une présence indivisible et pleine, imposant un signifié transcendantal comme terme rassurant au renvoi de signe à signe. Le logocentrisme et la métaphysique de la présence s'identifient au « désir exigeant, puissant, systématique et irrépressible d'un tel signifié ».97 C'est-à-dire au désir de lier le jeu.

96 Ce point, que nous avons en principe explicité dans la section B en disant que « la chose même se dérobe toujours », que le phénomène ne se donne ou ne prend sens que dans un mouvement de renvoi différantiel, ce point peut encore être confirmé dans les propos de De la grammatologie. Lisant Rousseau au fil conducteur de la non-logique du supplément, Derrida en vient à écrire la fameuse formule « Il n'y a pas de hors-texte ». Comme il le précise d'emblée cela ne veut pas seulement dire que la vie de Rousseau, son existence dite « réelle » n'est accessible qu'au travers de textes. Cela signifie, plus profondément, que « dans ce qu'on appelle la vie réelle de ces existences `'en chair et en os», au-delà de ce qu'on croit pouvoir circonscrire comme l'oeuvre de Rousseau, et derrière elle, il n'y a jamais eu que de l'écriture ; il n'y a jamais eu que des suppléments, des significations substitutives qui n'ont pu surgir que dans une chaîne de renvoi différentiel, le `'réel» ne survenant, ne s'ajoutant qu'en prenant sens à partir d'une trace et d'un appel de supplément etc. » DG, p.220

97 DG, p.71

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L'opposition entre signifiant et signifié à l'intérieur du concept saussurien de signe, fonctionne comme une limitation subtile au jeu différentiel. Certes, Saussure reconnaît que le signifié est lui aussi affecté par le principe de la différence ; mais, justement, plutôt que d'en tirer argument pour remettre en cause l'étanchéité de la partition entre les deux faces du signe, il maintient une distinction rigoureuse, si ténue soit-elle, entre signifiant et signifié, laissant ouverte la possibilité, en droit, de penser un concept signifié en lui-même et présent à la pensée, indépendant du système des signifiants. Pour la linguistique moderne,

si le signifiant est trace, le signifié est un sens pensable en principe dans la présence pleine d'une conscience intuitive. La face signifiée, dans la mesure où on la distingue encore originairement de la face signifiante, n'est pas considérée comme une trace : en droit elle n'a pas besoin du signifiant pour être ce qu'elle est.98

En contradiction avec les motifs critiques dégagés dans le Cours, Saussure continue donc de satisfaire à l'exigence onto-théologique d'un signifié transcendantal, d'une vérité ultime fonctionnant hors texte, qui sous-tend la différence absolue et irréductible entre signans et signatum. Là encore, comme chez Husserl, une décision métaphysique passant par un recours à la phonè vient recouvrir la découverte d'une trace originaire, laquelle aurait dû conduire Saussure à remettre en cause la radicalité de la distinction entre signifiant et signifié, c'est-à-dire à reconnaître que le signifié est, selon les mots de Derrida, « toujours déjà en position de signifiant »99. Ce qui devrait impliquer, en toute logique (mais que reste-t-il de la logique une fois cette opposition déconstruite ?), de mettre sous croix le concept de signifiant, et avec lui le concept de signe.

La déconstruction et la clôture de la métaphysique

Faisons, en guise de conclusion de cette première partie, trois observations. Premièrement, nous l'avons déjà indiqué mais insistons-y, la déconstruction des oppositions métaphysiques ne consiste ni à nier les différences conceptuelles ni à renverser simplement un ordre de dépendance (bien qu'il y ait des raisons stratégiques à re-marquer le relèvement du terme historiquement subordonné, ce renversement n'aurait aucune fécondité s'il n'était associé à un déplacement du champ déconstruit). Ce qui est mis en question c'est la pureté revendiquée des distinctions. Le questionnement ultra-transcendantal, remontant à la racine des oppositions

98 DG, p.106

99 DG, p.103

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pour y déceler une contamination originaire, détruit l'idée même d'arkhè et donc la hiérarchie qui imprime une pente aux dualismes. Il implique de reconnaître une nécessité aux phénomènes d'altération qui passent habituellement pour réductibles, accidentels, provisoires, aberrants, regrettables, parasitaires, marginaux, pervers, monstrueux etc. Si la pensée de la différance déconcerte et favorise les malentendus c'est qu'elle brouille les frontières entre la normalité et l'anormalité : entre la raison et la folie, la réalité et la fiction, la vérité et le simulacre etc. Mais il serait totalement erroné de croire qu'elle laisse place à une confusion généralisée. Ainsi, par exemple, Derrida ne conteste nullement le fait que la différence entre signifiant et signifié, pour n'être ni radicale ni absolue, fonctionne néanmoins dans de très larges limites. C'est elle, notamment, qui rend la traduction possible. Seulement, l'horizon téléologique d'une traductibilité absolument transparente et univoque, inséparable de l'idéal de scientificité, doit être récusé dans son principe dès lors qu'il repose sur la possibilité d'une distinction pure entre signifié et signifiant qui elle-même fait fond sur la postulation d'un signifié transcendantal. A la notion métaphysique de traduction il faudra préférer celle de « transformation réglée d'une langue par une autre, d'un texte par un autre »100 laissant toute sa place à l'idiomatique, à ce qui résiste, non pas accidentellement mais essentiellement, au pur transport du sens.

Deuxièmement, nous avons dit que la lecture déconstructrice faisait apparaître une décision métaphysique dans les textes de Husserl et de Saussure, à savoir : un geste d'effacement de la différence - pourtant reconnue dans son « originarité » en une certaine strate du discours - passant par un privilège injustifié accordé à la voix, à la substance phonique, qui se donne comme le lieu de la vérité, de la présence du sens à la conscience. Mais, il va sans dire que ce que Derrida critique dans ce geste n'est rien moins qu'une décision volontaire et consciente, sinon l'appartenance inaperçue à l'ontologie classique, à la métaphysique de la présence, qui commande en sous-main un certain nombre d'opérations théoriques : exemplairement, la détermination de l'écriture comme notation dérivée de la parole à partir du telos d'une écriture purement phonétique et linéaire. Ainsi le phonocentrisme de Saussure, sa considération exclusive de la parole et de l'écriture phonétique, signe une dépendance, le gage silencieux donné aux plus rigoureuses contraintes d'un programme :

La limitation saussurienne ne répond pas, par une heureuse commodité, à l'exigence scientifique du « système interne ». Cette exigence elle-même est constituée, comme exigence épistémologique en

100 Positions, op.cit. p.64

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général, par la possibilité même de l'écriture phonétique et par l'extériorité de la « notation » à la logique interne.101

L'exigence épistémologique est en effet confiée à une « vieille grille » métaphysique censée purifier le champ de la science, faire place nette pour un cadrage objectif, en distinguant l'externe et l'interne, l'image et la réalité, la représentation et la présence. Derrida ne dit pas que le « système interne » de la langue n'existe pas. De façon beaucoup plus subtile et nuancée, il veut donner à voir que ce dit système « interne » est sans cesse débordé par son « dehors », selon des lois nécessaires : une écriture (générale) y opère toujours déjà. Ces débordements suscitent en retour un geste d'exclusion qui passe par un assujettissement de l'écriture à la voix, exclusion supposée libérer l'attention pour l'objet de savoir, être signifié dans sa présence idéale, pleine, inentamée. Historiquement cet effacement passe par le « perfectionnement » (dans une perspective ethnocentrée) d'une écriture alphabétique re-présentant la parole d'autant plus fidèlement qu'elle ne l'imite pas mais la décompose en éléments abstraits en eux-mêmes dépourvus de sens. Les valeurs de science et de vérité en général ne seraient qu'un moment dans l'histoire occidentale du retrait du signifiant devant le signifié. Plus généralement, Derrida écrit que :

L'histoire de la métaphysique, malgré toutes les différences et non seulement de Platon à Hegel (en passant même par Leibniz), mais aussi, hors de ses limites apparentes, des présocratiques à Heidegger, a toujours assigné au logos l'origine de la vérité en général : l'histoire de la vérité, de la vérité de la vérité a toujours été...l'abaissement de l'écriture et son refoulement hors de la parole

« pleine ».102

On pourrait s'étonner de voir Heidegger rapproché de Platon et de Hegel dans ce que Derrida appelle l'histoire de la métaphysique. N'est-ce pas la percée heideggérienne qui a désobstrué le regard sur l'ontologie traditionnelle, mettant au jour la détermination de l'être comme étant-présent, caractéristique de l'histoire de la métaphysique comme oubli de l'être ? Sans entrer dans les détails des rapports entre Derrida et Heidegger (ce qui demanderait un travail entier), précisons néanmoins brièvement en quel sens Derrida associe ici Heidegger au logocentrisme. En dépit de la proximité évidente entre la pensée de la différance et celle de la différence ontico-ontologique - la différence non thématisable de l'être à l'étant - Derrida

101 DG, p.51

102 DG, p.11-12

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s'écarte de Heidegger notamment sur la question de la vérité. On sait que dans le paragraphe 44 d'Etre et Temps, notamment, Heidegger remonte de la conception métaphysique de la vérité comme conformité (adequatio intellectus et rei aussi bien que vérité des choses comme conformité à leur essence) au sol de l'expérience originelle qui la fonde en se laissant recouvrir par elle : l'expérience du dévoilement de l'être de l'étant (aletheia). Cette vérité originaire excède la philosophie du jugement et du sujet qui est encore à l'oeuvre dans les déterminations phénoménologiques de la vérité à partir de la conscience pure. Heidegger la réinscrit dans le motif de l'existence du Dasein comme ouverture à la question de l'être, ouverture au laisser être l'être. La méditation heideggérienne mène donc d'une conception dérivée de la vérité comme conformité, à une conception originaire comme authenticité du Dasein (ce qui ne revient nullement à ramener une vérité « objective » à une vérité « subjective » de type kierkegaardienne puisque c'est le dé-cèlement primordial de l'être qui, au lieu d'être la propriété d'un sujet, « fait » le Dasein). Or, Derrida observe que « toutes les déterminations métaphysiques de la vérité, et même celle à laquelle nous rappelle Heidegger...sont plus ou moins immédiatement inséparables de l'instance du logos ». Logos dans lequel, poursuit-il « le lien originaire et essentiel à la phonè n'a jamais été rompu »103 Si, dans De la grammatologie, Derrida insiste sur le privilège de la parole et sur celui, corrélatif, du langage de mots - ou du moins de la possibilité de l'être-mot dans son irréductible simplicité - dans la pensée de la vérité de l'être, dans l'article « Ousia et Grammè » 104 , il montre comment la destruction heideggerienne de l'onto-théologie compose avec des motifs métaphysiques insuffisamment interrogés : l'opposition de l'originaire et du dérivé, le partage entre l'inauthentique et l'authentique, et surtout, peut-être, la détermination de l'authentique comme le propre, le proche, le présent dans la proximité à soi.105 Reste qu'il ne faudrait pas se précipiter à y lire un débordement derridien de Heidegger. Avant toute prise de distance à l'égard de celui sans qui, Derrida le répète souvent, rien de ce qu'il tente n'aurait été possible, le marquage de références métaphysiques dans ses textes « signifierait peut-être qu'on ne sort pas de l'époque dont on peut dessiner la clôture »106.

Ceci nous conduit à notre troisième point qui concerne, justement, les rapports de la déconstruction derridienne et de la métaphysique de la présence. Tout le propos de la première partie de De la grammatologie consiste à montrer qu'une grammatologie, c'est-à-dire une

103 DG, p.21, nous soulignons.

104 Jacques Derrida, « Ousia et Grammè », Marges - de la philosophie, Paris, Minuit p.31-78

105 M, P.74

106 DG, p.24

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science de l'écriture, est impossible en principe, parce que l'idée traditionnelle de science, qui se voudrait pure de présuppositions métaphysiques, appartient, comme nous l'avons indiqué, à l'époque du logocentrisme : « pensée et formulée, en tant que tâche, idée, projet, dans un langage impliquant un certain type de rapports déterminés - structurellement et axiologiquement - entre parole et écriture »107. La démarche scientifique commence non fortuitement par la question « qu'est-ce que ? » qui, anticipant l'unité d'essence de l'objet soumis à la question, se livre par avance au dessein de la démarche ontologique classique polarisée par la valeur de vérité-présence, solidaire du refoulement de l'écriture. Comme le rappelle Derrida dans La Voix et le phénomène, « en demandant « qu'est-ce que le signe en général ?...on soumettrait le signe à la vérité, le langage à l'être, la parole à la pensée et l'écriture à la parole »108.

Or, les quasi-philosophèmes d'archi-écriture, de texte, de trace, de supplément, de différance, précisément parce qu'ils échappent à l'alternative de la présence et de l'absence, ne se laissent plus enrégimenter dans la question « qu'est-ce que ? ». L'écriture générale ne se donne jamais comme telle : aucun savoir ne saura la dominer, l'enfermer dans une catégorie, une région d'être. Antérieure aux partitions métaphysiques, elle n'est ni écriture (au sens courant) ni parole mais habite, comme leur condition, à la fois l'écriture et la parole. C'est sa possibilité générale qui entame le logos. Celui-ci marche à l'écriture, il est mis en mouvement par ce qu'il détermine comme son autre. Aussi, bien que la trace excède l'horizon de la question « qu'est-ce que ? », c'est elle néanmoins qui lui ouvre la voie, sans s'y laisser prendre.

Le tracé inouï de la trace comprend l'épistémè philosophique, l'inscrit dans son jeu, le circon-scrit ; il en marque, ce faisant, la clôture c'est-à-dire, à tous les sens de ce terme, les limites. Le texte général, milieu dans lequel se produit la métaphysique, ne se laisse pas arraisonner par ce qu'il situe. La métaphysique ne se domine pas, elle s'emporte à vouloir maîtriser l'espace d'écriture109 dans lequel elle se découpe, qui la dépasse. Fissuré par le texte qui lui donne ses paires de concepts, le discours philosophique, systématique, ne peut répondre entièrement de lui-même : en ce sens, il se déconstruit toujours déjà. Mais, ce n'est qu'à suivre

107 DG, p.42 et même si Derrida ne manque pas de noter que dans le travail effectif de la science, certaines tendances la libèrent des hypothèques métaphysiques : c'est le cas notamment du recours à une écriture non-phonétique en mathématiques.

108 VP, p.28

109 Citons ici les mots de Gérard Granel : « autre « espace », autre géo-graphie plutôt, pays de l'In-origine dans lequel on peut voir que l'Origine et la Présence n'étaient seulement qu'un versant (ou une version) (présentement en feu), et qui pour autant n'est pas le super-pays de l'origine, le pays de l'origine de l'origine, mais tout autre et tout autrement : le pays de l'Ecriture » dans « Jacques Derrida et la rature de l'origine », Traditionis Traditio, Paris, Gallimard, 1972

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le mouvement exorbitant qui, conduisant de l'écriture à l'archi-écriture, dé-limite la métaphysique, que la finitude de ce qui passe pour totalité peut apparaître comme telle « et du même coup la faille par laquelle se laisse entrevoir, encore innommable, la lueur de l'outre-clôture ».110

Naturellement, ainsi que le note Derrida, ce geste de « décentrement nécessaire ne peut être un acte philosophique ou scientifique en tant que tel, puisqu'il s'agit ici de disloquer, par l'accès à un autre système liant la parole et l'écriture, les catégories fondatrices de langue et de la grammaire de l'epistémè ».111 Inqualifiable dans le système des normes métaphysiques, la médiation de l'archi-écriture ouvre l'horizon d'une méta-rationalité ou d'une méta-scientificité, qui n'est pas néanmoins un méta-discours : le discours déconstructeur est aussi situé dans ce qu'il situe. L'exorbitant n'est pas un ailleurs, c'est un départ. La déconstruction prend la tangente, mais à partir de la métaphysique.

Ainsi, il ne faudrait pas conclure de ce mouvement d'excès que la déconstruction transgresse la métaphysique, qu'elle échappe pour de bon à ce qu'elle déconstruit. La clôture de la métaphysique ne signifie pas la fin de la métaphysique. Bien que la différance soit « première », nous n'avons jamais affaire qu'à ses effets déterminés. Comme l'écrit Derrida dans Marges : « l'expérience de la pensée et la pensée de l'expérience n'ont jamais affaire qu'à de la présence »112. La déconstruction ne peut désigner la clôture de la métaphysique (les leurres dont elle vit : origine, fin, sens, vérité etc.) qu'à épuiser les concepts de la métaphysique, qu'à en solliciter la logique et la méthode - de façon exemplaire quand Derrida en passe par un transcendantalisme pour déceler une archi-trace, c'est-à-dire un concept qui se détruit lui-même en consumant pour ainsi dire ses propres ressources. D'où aussi l'usage d'une écriture sous rature, qui n'est pas un effacement mais plutôt l'indication d'un sillon laissé dans un texte, la marque du passage par un procès arrivé au bout de son efficace.

Cette répétition de la métaphysique n'est pas une option parmi d'autres, ou une contrainte extrinsèque qu'il serait toujours possible de réduire : sa nécessité est absolue. La prétendue sortie hors de la philosophie est une sortie de la philosophie, une extension de son langage en régime extérieur : telle est la sur-prise qui limite par avance les tentatives d'évasion. C'est, indiquons-le au passage, l'un des motifs centraux de la critique que Derrida adresse à Levinas dans l'article « Violence et métaphysique » : l'impossibilité de quitter définitivement

110 DG, p.25

111 DG, p.139

112 M, p.41

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les rives du langage ontologique pour accéder à l'au-delà éthique, de faire absolument l'économie de la violence du langage spatialisant qui ramène l'autre au même :

Qu'il faille dire dans le langage de la totalité l'excès de l'infini sur la totalité, qu'il faille dire l'Autre dans le langage du Même, qu'il faille penser la vraie extériorité comme non-extériorité, c'est-à-dire encore à travers la structure Dedans-Dehors et la métaphore spatiale, qu'il faille encore habiter la métaphore en ruine, s'habiller des lambeaux de la tradition et des haillons du diable, cela signifie peut-être qu'il n'y a pas de logos philosophique qui ne doive d'abord se laisser expatrier dans la structure Dedans-Dehors.113

« Il n'y a pas de hors-texte » dit aussi la naïveté qui consiste à penser s'extraire de la conceptualité métaphysique au moment même où celle-ci se voit signifier ses limites dans son propre langage. Dans l'article « La structure, le signe et le jeu », Derrida rappelle la « complicité essentielle » de tous les discours destructeurs qui l'ont précédé avec la métaphysique, le « cercle » dans lequel tous, plus ou moins dupes, ils se sont mus :

C'est dans les concepts hérités de la métaphysique que, par exemple, ont opéré Nietzsche, Freud et Heidegger. Or, comme ces concepts ne sont pas des éléments, des atomes, comme ils sont pris dans une syntaxe et un système, chaque emprunt déterminé fait venir à lui toute la métaphysique.114

Parce qu'une trace n'a d'identité que par son renvoi à l'ensemble des autres traces, c'est nécessairement dans le langage de la métaphysique que la déconstruction de la métaphysique opère, dans la clôture où elle est prise mais où elle trouve ses prises, au double sens qu'on peut donner à cette expression : au sens où elle prend ses appuis dans la rationalité en déconstruction, et où, poussant cette rationalité dans ses ultimes retranchements, l'exténuant dans une sorte de traque ou de chasse, elle finit par épingler des fétiches, ce qui se remarque graphiquement par la mise entre guillemets d'un certain nombre de signifiés maitres, au premier rang desquels la `'vérité» (où les guillemets anglais figurent ici la prise de l'échassier, machine intraitable : « machination, crie, vol et pinces d'une grue »115).

Est-ce à dire que la déconstruction, excédant la métaphysique du « dedans », l'ouvrant du « dedans » sur le « dehors » imprésentable qui l'entame en y retombant inéluctablement,

113 ED, p. 165-166, Derrida souligne

114 ED, p.413

115 EP, p.44

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s'épuise elle-même, telle une pensée-Sisyphe116, à « interroger indéfiniment la présence dans la clôture du savoir »117? Dans la clôture du savoir où, sur un mode démystificateur, elle énoncerait un savoir plus profond, plus pénétrant, qui dirait sa vérité à la vérité - qu'elle n'est qu'un effet textuel, trace de l'effacement de la trace - la reprenant, ce faisant, dans un discours plus large sans doute, mais un discours qui, à penser la présence à partir de la trace et non l'inverse, en reviendrait à renverser l'ordre de la vérité ? Sans doute, un tel renversement, disloquant l'origine, bouleverse-t-il violemment le champ de la pensée, minant les chemins qu'on croyait sûrs, ruinant les structures les mieux établies, obligeant à frayer des voies entre des alternatives refusées (ni...ni ; et...et), voies sans issue menant à ce que la logique formelle nomme des impasses, des apories, des positions intenables : c'est bien l'ordre de la vérité qui est en question. Mais ne l'est-il pas dans un discours qui, à signifier l'inentendable dans le langage de la raison, à avoir raison de la raison, continue néanmoins de se faire entendre d'elle, et dans cette entente, se plie, lui aussi, à la loi du sens et de la maitrise ? Se laisse ainsi, compris, rappeler à l'ordre ? Comment parler sans accréditer le système du logos ? Ne retrouve-t-on pas le schéma classique que Derrida rappelle à Levinas, « celui d'une démonstration qui contredit le démontré par la rigueur et la vérité même de son enchaînement » ?118 Ces objections, on le sait, sont de Derrida (si la valeur de paternité d'un discours avait ici encore un sens) qui dans « Tympan » écrit :

Peut-on pénétrer violemment son champ d'écoute sans qu'aussitôt, feignant même l'avance, la philosophie, à entendre ce qu'on lui dit d'elle, à en décoder l'énoncé, le fasse résonner en elle, s'en approprie l'émission [...] ?119

Comment s'en sortir ? S'il est vrai que le langage de la métaphysique est hégélien120, d'où tirer la force de résister à la relève dialectique, à l'Aufhebung qui, retenant aussi l'autre

116 Nous empruntons cette expression à Jean-Michel Salanskis, Derrida, Paris, Belles Lettres, 2010, p.43

117 VP, p.120

118 ED, p.224

119 « Tympan », p.III

120 Voir à nouveau « Tympan », p.I-XXV. Notons que le rappel du cercle hégélien est le motif récurrent de toutes les reconductions à la métaphysique qu'opère Derrida. Voir, par exemple, à propos de Foucault : « La révolution contre la raison, sous la forme historique de la raison classique [...] la révolution contre la raison ne peut se faire qu'en elle, selon une dimension hégélienne à laquelle, pour ma part, j'ai été très sensible, dans le livre de Foucault, malgré l'absence de référence très précise à Hegel. Ne pouvant opérer qu'à l'intérieur de la raison dès qu'elle se profère, la révolution contre la raison a donc toujours l'étendue limitée de ce qu'on appelle, précisément dans le langage du ministère de l'intérieur, une agitation » dans « Cogito et histoire de la folie », ED, p. 59. Voir aussi, à propos de Levinas : « peut-on penser le `'faux-infini» comme tel (en un mot, le temps), s'y arrêter comme à la vérité de l'expérience, sans avoir déjà (un déjà qui permet de penser le temps !) laissé

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dans le même, intériorisant le dehors, fait travailler la contradiction au service du savoir absolu ? D'où, sinon du langage lui-même dont nous aurons vu, au cours de cette première partie, qu'il était hanté par une altérité irréductible, et par conséquent toujours double, équivoque, immaitrisable ? Comment, sinon en écartant de la pointe d'un style l'interstice qui ouvre la signification ; en jouant de la possibilité, constitutive de tout discours, de signifier en l'absence de vouloir-dire, de laisser le sens en suspens ? Ecrire l'écriture, re-marquer le double jeu de la marque, disperser le sens, telle est, nous le verrons dans la deuxième partie, l'opération textuelle à laquelle se livre la déconstruction, se donnant ainsi - simulacre de savoir - non plus seulement à entendre mais à lire : comme un texte imprenable.

s'annoncer, se présenter, se penser et de se dire le vrai infini qu'il faut alors reconnaître comme tel ? [...] Cette dernière question qui pourrait bien être celle de Levinas à Husserl démontrerait que dès qu'il parle contre Hegel, Levinas ne peut que confirmer Hegel, l'a déjà confirmé. » dans « Violence et métaphysique », ED, p.179

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2. Écrire l'écriture

Nous avons insisté dans la première partie de notre travail sur le versant dit « conceptuel » de la déconstruction. Mais parler ainsi schématiquement de versant conceptuel en laissant supposer qu'il puisse exister indépendamment et antérieurement à son « expression » ne peut avoir qu'une fonction didactique : rendre plus explicite le passage que nous voudrions tenter maintenant, à savoir mettre l'accent sur le rôle crucial joué par le travail d'écriture, de syntaxe, de mise en scène, dans la pratique déconstructrice. Car nous devrions avoir compris qu'une séparation stricte entre la chose à dire et la manière de la dire, séparation massivement revendiquée par la tradition métaphysique, est impossible au principe. Le telos d'univocité - solidaire du primat accordé à la voix sur l'écriture, au sémantique sur le syntaxique - horizon d'un langage diaphane ordonné à la connaissance objective, est contredit par les conditions de possibilité de la conceptualité, de la signification, de l'apparaître. La philosophie toujours déjà s'écrit, s'inscrit dans un texte (une structure de renvoi à (de) l'autre) qui ne s'efface pas sans reste. C'est ce que Derrida aura voulu re-marquer.

Que veut dire ici re-marquer ? Nous avons essayé de montrer jusqu'alors que la déconstruction situait le logocentrisme dans l'espace inextensif d'un jeu différantiel le précédant, le débordant. En un premier sens, re-marquer signifie ré-inscrire, répéter (non sans violence) l'histoire de la métaphysique à la lumière de l'archi-écriture, interroger (harceler) les discours philosophiques au-delà de leur vouloir-dire, en y décelant (traquant) les failles, comme autant de textes déterminés pris dans un texte général. Mais nous avons vu également que cette répétition n'était possible qu'à faire appel aux catégories du champ réinscrit, qu'en « utilisant contre l'édifice les instruments ou les pierres disponibles dans la maison »121. Tenue au langage hérité, le seul possible, la déconstruction encodée semble retenue dans la clôture de la métaphysique qu'elle désigne. La déconstruction de la vérité serait déconstruction de la vérité, au double sens du génitif : la philosophie se parlant encore d'elle-même, « engendrant et internant d'avance le procès de son expropriation »122, se ré-appropriant en un mouvement de synthèse enveloppant ses schémas de pensée antérieurs.

Est-ce sûr ? Dès lors qu'il n'y a pas de présence simple, de signifié transcendantal capable de rassembler le sens une fois pour toutes, de mettre fin à la dérive signifiante, si un signe ne vaut qu'à s'itérer (c'est-à-dire à se répéter en s'altérant) n'est-ce pas l'abîme du

121 M, p.162

122 M, p.VIII

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redoublement infini qui s'ouvre dans le langage de la métaphysique ? et avec lui la possibilité essentielle du simulacre, de la pure répétition qui, sans changer un signe, subvertit l'identité du même ? Si tout commence par une itération, comment distinguer la bonne répétition, la bonne anamnèse - celle du signifié, de la vérité -, de la mauvaise, celle du signifiant, du symbole vide ? Le sujet parlant n'est-il pas toujours embarqué dans cette structure itérative, d'avance exproprié de son dire, disant toujours plus que ce qu'il (s') entend dire, disant dans cet écart la différance qui rend son dire possible ?

Cet écart, Derrida le remarque dans les textes qu'il lit, exhibant, par exemple, la contradiction entre l'intention déclarée d'un auteur - revendication d'une valeur ou d'un sens antérieur à la différance, la contrôlant - et les descriptions qu'il propose, lesquelles trahissent la complexité d'une structure échappant à la domination revendiquée. Mais il le remarque aussi dans son « propre » texte. C'est pourquoi la déconstruction n'est pas seulement la ré-insertion des concepts philosophiques dans la toile où ils se découpent : c'est aussi une écriture qui met en abyme la textualité en laquelle elle se produit. Les quasi-philosophèmes glanés par Derrida au fil des lectures - différance, supplément, espacement, écriture, trace, hymen, pharmakon etc. - font signe dans le texte philosophique vers le fond sans fond qui lui donne son jeu. Ils disent dans le texte ce qu'est un texte. En ce sens, ils sont déjà double marque (re-marque) : dans le champ déconstruit et dans le texte déconstruisant (ainsi, par exemple, écriture dit l'autre de la parole mais aussi ce qui, de l'envelopper dans une graphique plus puissante, donne congé à l'opposition de l'écriture et de la parole). Il n'y a qu'un texte mais qui, par ce double marquage, se divise, s'écarte de lui-même. Se logeant non pas contre la raison mais entre la raison et la déraison, entre le sens et le non-sens, dans l'intervalle de leur différance, Derrida trace d'un trait oblique, échappant à toute ré-appropriation, à toute dialectisation dans une synthèse d'ordre supérieur. Si la déconstruction opère nécessairement dans le langage de la métaphysique, elle y opère comme double science, science re-marquant son être-écrit dans une écriture multipliée, stratifiée, seule manière de ne pas retomber en deçà de ce qu'elle profère.

Cette re-marque ne se limite toutefois pas à l'inscription d'unités sémiques indécidables, qui court-circuitent la logique de la position en ne se laissant pas constituer comme troisième terme dans une logique spéculative. De plus en plus, à partir des années 1970, Derrida aura écrit d'une écriture (au moins) double, laissant résonner en elle, autant que faire se peut, le jeu de l'autre dans le même, l'irréductibilité de la différence et de la relation disséminant le sens. Tympaniser la philosophie, comme y invite Derrida, c'est faire pièce à l'Aufhebung par les voies d'un « écrire autrement », procéder stratégiquement par « des tours d'écriture que l'ordre

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ne puisse retourner pour s'y ganter ou rengainer une fois de plus »123. C'est aussi apprendre à lire avec ses oreilles ou « ouïr avec les yeux ». Faire, en somme, (ce) que la différance diffère. Ainsi, tout se passe comme si l'opération d'écriture méditée dans les textes des années 1960 (ceux que nous avons lus jusqu'ici) avait été, pour ainsi dire, « performée » dans ceux de la décennie suivante - Derrida passant alors du « vieux style »124 à une pratique d'écriture faisant droit à l'équivocité du langage non plus seulement « conceptuellement » mais par un travail formel et syntaxique se rapprochant d'une écriture qu'on dirait, si cette démarcation avait encore un sens rigoureux, « littéraire », d'avant-garde littéraire.125

C'est ce travail de « syntaxier »126 que nous voudrions étudier maintenant, en montrant notamment comment une écriture réduisant le recouvrement significatif, se donnant à voir pour « elle-même », en vient à suspendre, de ne rien vouloir dire, l'ordre de la vérité. Mais, ce n'est pas tant l'art derridien de tourner les mots que nous examinerons sinon la façon dont Derrida aura réfléchi cette « rhétorique graphique »127 en son rapport à la vérité à travers des lectures de textes exposant, sous un certain angle, leur textualité : nous lirons le commentaire de Mimique de Mallarmé, proposé dans « La double séance » puis le « Facteur de la vérité », analyse critique consacrée à la lecture lacanienne de La Lettre volée et sa cécité quant à la carrure d'une scène d'écriture. Mais avant d'en venir à ces lectures, commençons par expliciter, très brièvement, la manière dont une certaine écriture, un certain style, touche à la vérité.

123 M.p. XVII

124 On pense au mot nietzschéen de Deleuze, dans l'avant-propos de Différence et Répétition : « Le temps approche où il ne sera guère possible d'écrire un livre de philosophie comme on en fait depuis si longtemps : `'Ah ! le vieux style...» » Voir, Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 2015, p.4. Précisons qu'en parlant ici un peu abusivement du passage du vieux style à l'écriture disséminante nous ne voulons suggérer aucune rupture, plutôt une accentuation de ce qui opérait déjà dans les textes antérieurs.

125 Nouant indissolublement le fond et la forme, déconstruisant cette opposition, cette écriture dis-traite, disloquée, disséminée Derrida l'aura, par un tour supplémentaire, re-marquée dans des dispositifs textuels destinés à indisposer la lecture linéaire. C'est le cas notamment des fameux textes à colonnes ou collages multiples (« Tympan », « La double séance », Glas, Feu la cendre etc.) désorientant, voire affolant, la tête de lecture, littéralement débordée, comme le sens auquel elle se cramponne, par un jeu de renvoi infini.

126 Le mot est de Mallarmé qui se dit, dans une lettre à Maurice Guillemot, « profondément et scrupuleusement syntaxier ». Cité dans D, p.222

127 DG, p.137

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A) La touche « littéraire »

Plusieurs raisons expliquent pourquoi Derrida continue d'utiliser, entre autres « vieux signes »128, celui d'écriture pour traduire le mouvement de la différance, alors que ce dernier n'est nullement réductible à l'écriture au sens étroit. D'abord, nous l'avons vu, cela tient au fait que les traits prédicatifs généralement associés à l'écriture et présidant à son abaissement sous la parole (« nom courant de signes qui fonctionnent malgré l'absence totale du sujet », « signe de signe », « répétition à vide », « trace instituée », « renvoi sans origine » etc.) peuvent être étendus au tout du langage. En dé-marquant l'écriture de son statut de transcription empirique et extérieure pour en faire la condition de possibilité/impossibilité du sens en général, il s'agit donc non pas de relever dialectiquement l'écriture mais de souligner l'originarité du secondaire, c'est-à-dire aussi la contamination de l'empirique et du transcendantal, qui se traduit par l'enchaînement irréductible du logos à un idiome.

Ensuite, la maintenance du « mot » écriture pour désigner ce qui précède et neutralise l'opposition de la parole et de l'écriture, envahissant tout son système, répond également à un dessein stratégique : intervenir pratiquement dans le champ en déconstruction en réhaussant le terme historiquement subordonné et en capitalisant sur sa puissance subversive129. L'écriture au sens courant, en raison peut-être de la résistance qu'elle oppose au temps, fait mieux sentir le jeu de la différance, l'espacement, et d'abord parce qu'elle le donne à voir. Comme l'écrit Derrida dans De la grammatologie :

Si nous persistons à nommer écriture cette différence, c'est parce que, dans le travail de répression historique, l'écriture était, par situation, destinée à signifier le plus redoutable de la différence. Elle était ce qui, au plus proche, menaçait le désir de la parole vive, ce qui du dedans et dès son commencement, l'entamait. 130

Mais un autre motif fait communiquer la différance et l'écriture, motif qui nous intéressera tout particulièrement dans cette partie. Il tient à l'affinité entre la déconstruction et

128 Sur la nécessité de cette « paléonymie », intrinsèquement liée à ce que nous avons dit plus haut de l'impossibilité de se passer des concepts métaphysiques pour déconstruire la métaphysique, qu'on se remémore ce que Derrida écrit en conclusion de La Voix et le phénomène : « Pour ce qui `'commence» alors, `'au-delà» du savoir absolu, des pensées inoüies sont réclamées qui se cherchent à travers la mémoire des vieux signes » in VP, p. 120

129 Notons également, comme le fait Derrida dans Positions, que cette opération de renversement/déplacement mime un acte d'écriture : prélèvement d'un prédicat réduit dans une structure conceptuelle, greffe sur son autre et extension à la totalité de la structure ; prélèvement, greffe, extension : ce sont aussi les traits prédicatifs de l'écriture.

130 DG, p.83

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une certaine pratique d'écriture, dite littéraire, c'est-à-dire une écriture qui, revendiquant l'idiomaticité, l'irréductibilité du dire au dit, résiste en acte à la répression logocentrique : une écriture occupée à elle-même, qui ne s'épuise pas dans le transport d'un contenu signifié. Bien entendu, cette écriture littéraire n'est spécifique qu'en tant qu'elle exhibe la condition textuelle de tous discours. En ce sens, il n'est pas possible d'opposer la littérature et la philosophie par exemple. Cette opposition, philosophique de part en part, se voit emportée par la déconstruction de la vérité-présence. C'est à partir du critère de la vérité, en effet, que la métaphysique entend distinguer fermement les discours « sérieux », transparents, transis de sens et animés d'un souci heuristique, des discours fictionnels, opaques et « joueurs », ne produisant aucun savoir. Cette distinction est reconduite au niveau rhétorique de la métaphore : la bonne métaphore est un moyen économique de connaissance qui, moins parfaite que la philosophie certes, touche néanmoins à la vérité, s'en approche. A l'inverse la mauvaise métaphore, l'image poétique, fait obstacle au mouvement de la vérité : elle voile. Cette relégation épistémique s'épaissit d'une condamnation politique et morale : les tours d'écriture de la belle plume sont superflus, stériles, nuisibles : « semence dépensée au dehors en pure perte »131 pour Platon qui chasse les poètes de la cité idéale, « dangereux supplément » pour Rousseau dont on sait qu'il désigne aussi, dans cette expression, le toucher auto-érotique. Que dit-on d'autre ou de plus, pour dénigrer un texte, quand on dit que « c'est de la littérature » ?

Or, à raturer la vérité comme présence, à l'inscrire comme effet de surface d'un texte général qu'elle ne commande plus, on fait tomber la vigie qui surveille les frontières entre les traces fécondes et les traces improductives, disséminées. Comme l'écrit Derrida « de même qu'il y a des dimensions `'littéraires» et `'fictionnelles» dans tout discours philosophique...de même, il y a des philosophèmes à l'oeuvre dans tout texte défini comme `'littéraire» et déjà dans le concept somme toute moderne de `'littérature» ».132

Restent, une fois rappelée l'inanité de l'opposition, l'hétérogénéité des styles ou des touches, des manières différentes de faire droit à l'opacité signifiante et, à cet égard, le privilège qu'une certaine littérature (qu'on dira, pour être bref, moderne133) détient auprès de la déconstruction, privilège qu'elle doit, notamment, à l'art, au tour de main, avec lequel elle

131 D, p.187

132 « Y a-t-il une langue philosophique » dans Jacques Derrida, Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, p.232. Juste après le passage cité Derrida ajoute : « Cette explication entre `'philosophie» et `'littérature» n'est pas seulement un problème difficile que je tente d'élaborer comme tel, c'est aussi ce qui prend dans mes textes la forme d'une écriture qui, pour n'être ni purement littéraire ni purement philosophique, tente de ne sacrifier ni l'attention à la démonstration ou aux thèses ni la fictionnalité ou la poétique de la langue ».

133 Citons ici quelques-unes des signatures privilégiées par Derrida : Artaud, Bataille, Blanchot, Genet, Jabès, Joyce, Mallarmé...

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affiche sa littéralité, donne à lire une dimension du langage ordinairement éclipsée par le sens. En un mot, une écriture « littéraire » pratiquant une réduction contre-phénoménologique. Derrida le rappelle à propos de l'écriture souveraine de Bataille, piégeant la logique (hégélienne) de maîtrise en consumant ses ressources dans une « une sorte de potlatch des signes » :

La transgression du sens n'est pas l'accès à l'identité immédiate et indéterminée du non-sens, ni à la possibilité de maintenir le non-sens. Il faudrait plutôt parler d'une épochè de l'époque du sens, d'une mise entre parenthèses - écrite - suspendant l'époque du sens : le contraire d'une épochè phénoménologique ; celle-ci se conduit au nom et en vue du sens. C'est une réduction nous repliant vers le sens. La transgression souveraine est une réduction de cette réduction : non pas réduction au sens mais réduction du sens.134

Réduction du sens (et non position du non-sens) par l'affirmation souveraine d'un jeu sans vérité : c'est dans l'espace de l'écriture bataillenne que le système hégélien est joué. De façon analogue, le style éperonnant de Nietzsche, repliant le texte dans ses voiles, défait la prétention à la maîtrise ; il crève, telle une lame envoilée, l'horizon herméneutique qui réduit la lecture des textes à leur contenu discursif, postulant un sens vrai à dé-chiffrer, une volonté pensante à pénétrer. A l'interprétation heideggérienne qui reconduit la percée nietzschéenne à la captivité métaphysique, Derrida rappelle « l'étrangeté absolue » de la forme, la patte de l'écrivain, soulignant que « Nietzsche a écrit ce qu'il a écrit »135. Cette écriture interrompt le rapport à la vérité, le suspend « comme on peut tendre ou étendre une toile, un rapport, etc., qu'on laisse en même temps - suspendu - dans l'indécision. Dans l'ðï÷Þ ».136 Le style, rien moins qu'un ornement superfétatoire, est ce qui fait la différence, si du moins l'on veut toucher à la vérité, ne pas la laisser intacte :

Sans parodie discrète, sans stratégie d'écriture, sans différence ou écart de plumes, sans le style, donc, le grand, le renversement revient au même dans la déclaration bruyante de l'antithèse.137

Ainsi, l'intérêt marqué de Derrida pour la littérature ne correspond nullement à un intérêt philosophique pour un objet à cerner ou pour une performance textuelle illustrant une théorie

134 ED, p.393, Derrida souligne

135 DG, p. 32, Derrida souligne

136 EP, p.47

137 EP, p. 77

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de l'écriture qui vaudrait par ailleurs. Ni à un « délassement d'esthète »138. La déconstruction n'étant rien d'autre que la totalité articulée de ses opérations de lecture/écriture139, c'est plutôt au con-tact de certains textes littéraires, dans un accouplement où elle se laisse affecter par l'autre et l'affecte en retour, que son geste s'accomplit, comptant avec leur puissance, leur force de déconstruction. Car, comme le note Derrida dans Positions, « il est incontestable que certains textes classés comme `'littéraires» opére[nt] des frayages ou des effractions au point de la plus grande avancée »140.

C'est notamment en frayant avec celui de Mallarmé que Derrida aura interrogé le « coin entre littérature et vérité » dans son article « La double séance », que nous allons lire maintenant.

B) Ecrire - cette pratique

L'article « La double séance » repris dans le volume La Dissémination141 (ces deux expressions, « double séance » et « dissémination », étant empruntées au lexique de Mallarmé) s'ouvre sur la mise en regard (oblique) d'un fragment du Philèbe de Platon et du poème en prose Mimique de Mallarmé. Ces deux textes, reproduits en double colonne sur une même page au seuil de l'article, sont disposés de telle sorte que le second fasse comme effraction dans le premier : « un petit texte de Mallarmé, Mimique, s'enfonce en coin, le partageant ou le complétant, dans un morceau du Philèbe ».142

D'entrée de jeu, la mise en page met en scène ce dont il sera question : la structure d'un débordement, par lequel le texte expliqué enveloppe le texte expliquant, dans une mise en abîme qui déplace les rapports entre littérature et vérité, historiquement déterminés par « une certaine interprétation de la mimesis ». C'est cette interprétation que l'écriture de Mallarmé déconstruit, ainsi que le fait apparaître la lecture derridienne de Mimique, qui peut, à son tour, être lue comme une réflexion sur le travail stylistique que Derrida mène au tournant des années 70, accordant un soin de plus en plus méticuleux à la mise en scène de ses textes. Commençons par revenir sur l'interprétation de la mimesis.

138 L'expression est de Jean-Louis Houdebine dans Positions, op.cit., p.84

139 Ce qui n'exclut pas une « stratégie générale, théorique et systématique ». Mais celle-ci ne vaut pas comme méthode indépendante de ses réalisations.

140 Positions, op.cit, p.88

141 D, p.219-346, ce texte, précisons-le ici, donna lieu à deux séances du Groupe d'Etudes théoriques, les 26 février et 5 mars 1969 desquelles il tire aussi son titre. « La double séance », tout en étant une citation de Mallarmé, nomme donc indistinctement le texte et son objet, sans pour autant les confondre, les maintenant dans une relation qu'on qualifiera bientôt d'hyménale. A perdre ainsi son surplomb (Derrida, après Mallarmé, parle de lustre) il ne s'agit donc plus tout à fait d'un titre.

142 D, p.225

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Double mimesis

L'extrait du Philèbe fournit l'occasion d'une mise au point schématique de la détermination platonicienne de la mimesis qui « règle l'interprétation philosophique et critique de la `'littérature» ».143 Derrida y prélève, comme il se doit pour un cadrage, quatre traits.

Premièrement, le livre est présenté comme un mode du logos, mais un mode déficitaire, un dialogue que l'âme entretient avec elle-même, dans son intériorité, faute d'interlocuteur : une parole rentrée. Traité métaphoriquement comme écriture psychique, le livre est un faux dialogue adressé à soi-même, comme substitut au discours vivant. A défaut de pouvoir s'exprimer au dehors, la pensée déjà formée, s'écrit au dedans.

Mais, deuxièmement, ce faux dialogue, simulé, n'est pas nécessairement un dialogue faux. Sa valeur dépend de sa conformité aux choses même, c'est-à-dire de sa vérité de ressemblance. « L'écriture psychique comparaît en dernière instance devant le tribunal de la dialectique, de l'ontologie. Elle ne vaut que son pesant de vérité et telle est sa seule mesure. »144

Cependant, troisièmement, cette valeur ne lui est pas intrinsèque. L'écriture psychique n'étant que la transcription d'un logos aphone, elle ne vaut que ce qu'elle copie. C'est toujours à propos du logos que se pose la question du vrai et du faux. D'où une certaine ambivalence de Platon à l'égard de l'écriture comme mimesis (imitation, double de la parole vivante). Tantôt, l'opération mimétique est vue comme une technique neutre, recommandée ou rejetée en fonction du modèle imité. Tantôt, la mimesis est condamnée en elle-même, comme procès de duplication, indépendamment de la valeur de ce qui est imité. Mais, comme le note Derrida, « dans les deux cas la mimesis est ordonnée à la vérité : ou bien elle nuit au dévoilement de la chose même, en substituant sa copie ou son double à l'étant ; ou bien elle sert la vérité par la ressemblance du double (homoiosis) »145

Seulement, la scène du Philèbe vient encore compliquer les choses. Car, quatrièmement, tout ce qui précède se joue dans l'élément de l'image en général. Le logos, en effet, est lui-même d'essence représentative, se réglant sur le modèle de la vérité de la chose, de l'eidos (qui, rappelons-le, ne vaut qu'en raison de sa répétabilité) avec lequel il entretient un rapport de ressemblance non sensible. Ainsi « tout s'organise selon ce rapport de répétition, de ressemblance (homoiosis), de redoublement, de duplication, par cette sorte de miroitement et de procès spéculaire où les choses (onta), la parole et l'écriture viennent se réfléchir les unes

143 D, p.236

144 D, p.227

145 D, p.231

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les autres »146. L'écriture psychique imite le logos. Mais, dans la mesure où celui-ci est déjà une imitation - procès de répétition de la chose même - il imite, à son tour, l'écriture comme modèle de l'opération mimétique. En un sens, l'écriture psychique est bien la vérité du logos, qu'elle révèle dans sa « picturalité essentielle » 147 . Ce point est encore accentué avec l'apparition de la peinture dans le Philèbe un peintre, qui vient après l'écrivain et dessine dans l'âme les images correspondantes aux paroles »). Car la peinture, ornement du logos, venant illustrer le livre déjà écrit, est néanmoins capable, d'après Socrate, de restituer l'image nue de la chose même, mettant alors en évidence la superfluité du discours. Si bien que la peinture (métaphorique, dans l'âme) est tour à tour ce qui s'ajoute au discours comme supplément inutile et ce qui le remplace avantageusement. L'inscription psychique (écriture-peinture) et la parole entretiennent ce que Derrida appelle un rapport de supplémentarité : s'ajoutant et se substituant l'une à l'autre, « surplus et vicariance ».148

Ce qui, finalement, est en jeu c'est bien la discernabilité de l'imité et de l'imitant, de l'avant et de l'après, et avec elle la possibilité de la vérité. Si le double est à la fois le même et l'autre que ce qu'il double - s'y ajoutant (donc différent) en étant capable de le remplacer (donc le même) - comment, en effet, distinguer le premier du second, l'original de la copie, et par suite la copie de la copie de la copie (simulacre) ? C'est en ce point que Derrida fait apparaître la décision, l'interprétation platonicienne de la mimesis qui met fin à la prolifération infinie des suppléments.

Or, que décide et que maintient le « platonisme », c'est-à-dire plus ou moins immédiatement, toute l'histoire de la philosophie occidentale, y compris les anti-platonismes qui s'y sont régulièrement enchaînés ? qu'est ce qui se décide et se maintient dans l'ontologie ou dans la dialectique à travers toutes les mutations ou révolutions qui s'y sont enchaînées ? C'est justement l'ontologique : la possibilité présumée d'un discours sur ce qui est, d'un logos décidant et décidable de ou sur l'on (étant présent). Ce qui est, l'étant présent...se distingue de l'apparence, de l'image, du phénomène etc., c'est-à-dire de ce qui, le présentant comme étant-présent, le redouble, le re-présente et dès lors le remplace et le dé-présente. Il y a donc le 1 et le 2, le simple et le double. Le double vient après le simple, il le multiplie par suite. Il s'ensuit...que l'image survient à la réalité, la représentation au présent en présentation, l'imitation à la chose, l'imitant à l'imité.149

146 D, p.231

147 D. p.232

148 D, p.287

149 D, p.235

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L'ordre d'apparition, la pré-séance de l'imité, est l'ordre de la vérité : soit comme procès de « dévoilement de ce qui se tient caché dans l'oubli (aletheia) » ; soit comme « accord (homoiosis ou adequatio), rapport de ressemblance ou d'égalité entre une re-présentation et une chose (présent dévoilé) ». 150 C'est toujours à cet ordre que se conforme l'interprétation ontologique de la mimesis, qu'il s'agisse du dédoublement par lequel la physis se dévoile, sort de sa crypte ou bien, plus classiquement, de la bonne imitation, de la répétition fidèle, ressemblante, adéquate à la physis du modèle. Le trait invariant de ce mimétologisme métaphysique, c'est la référence à une instance ultime, réelle, vraie, qui précède toujours son mime à la fois temporellement et en dignité. Et c'est d'après cette mimétologie que la littérature a été comprise par la philosophie, assignable comme un discours régional, illustrant une vérité hors-livre, indépendante et antérieure.

Ce système de l'illustration, c'est ce que Mimique, le poème de Mallarmé, vient déjouer. Sans doute, la toute première partie de « La double séance », que nous avons suivie jusqu'ici, mettant au jour les « paradoxes du double supplémentaire » à partir du Philèbe, constituait déjà une déconstruction de la mimétologie. Mais ce qui intéresse davantage Derrida dans son commentaire, semble-t-il, c'est de montrer comment celle-ci se trouve « discrètement mais absolument déplacée dans l'opération d'une certaine syntaxe, quand une écriture marque et redouble la marque d'un trait indécidable ».151 A y voir une illustration du mouvement déconstructeur tel qu'il vient d'être esquissé à (quatre) grands traits, on ne ferait évidemment que se maintenir à l'intérieur du système en question. Il semble plutôt qu'en mettant l'accent sur « l'opération d'une certaine syntaxe » Derrida souligne la force déconstructrice d'une écriture plus puissante que les concepts qui voudraient s'y mesurer : une écriture « littéraire » en laquelle se re-marque les effets disloquants de la différance, et qui devient de plus en plus, dans ces mêmes années, l'écriture de la déconstruction.

Mimique sans imitation

De cette dislocation écrite, Mimique serait donc « exemplaire ». Si le « système de l'illustration y est tout autre que celui du Philèbe »152, c'est d'abord parce qu'il y va d'une mimique sans modèle. Derrida commence par examiner « ce qui semble y être décrit, comme le contenu thématique ou l'événement mimé ».153

150 D, p.237

151 D, p.238

152 D, p.239

153 D, p.256

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Que semble décrire Mimique ? Le jeu d'un Mime, Paul Marguerrite en l'occurrence, qui, au début des années 1880, joue Pierrot assassin de sa femme. Rappelons l'intrigue en quelques mots. Pierrot, seul sur scène, raconte (muettement, cela va sans dire) comment il a tué sa femme infidèle, Colombine : après l'avoir liée au lit durant son sommeil, il lui chatouilla les pieds jusqu'à la faire mourir de rire. Crime sans violence, sans trace, sans une goutte de sang versé et dont il est, au surplus, impossible de dire qu'il fut véritablement commis. Car le mimodrame est une anamnèse : Pierrot mime au présent le passé. Et, dans ce présent apparent, qui reproduit un souvenir, il reconstitue la délibération projetant le crime à venir : mimant tour à tour les différents moyens de tuer sa femme tels qu'ils se sont présentés à son esprit (la corde, le couteau, le poison, le fusil) puis finalement le « crime parfait », le « rire absolu ». Le Mime joue alors alternativement les rôles de Pierrot et de Colombine, chatouillant chatouillé. A la fin de la scène, après la reproduction du souvenir de ce vrai-faux meurtre (anticipation passée d'un crime indécelable), Pierrot meurt lui aussi, hilare, repris « par le chatouillement de Colombine, comme un mal contagieux et vengeur ».154

Cette structure diégétique déjà fort compliquée - où le passé répété dans le présent du mimodrame n'a, semble-t-il, jamais été présent, tout au plus un désir anticipant un acte fantasmé - cette structure se redouble du trait supplémentaire, que Mallarmé décrit dans son poème : la performance du Mime est un « soliloque muet que, tout du long à son âme tient et du visage et des gestes le fantôme blanc comme une page pas encore écrite »155. Le Mime n'imite rien, « il ne suit aucun livret préétabli »156 qu'il viendrait re-présenter. Tout commence par l'opération mimétique à travers laquelle le Mime s'écrit : « Page et plume, le Pierrot est à la fois passif et actif, matière et forme, l'auteur, le moyen et la pâte de son mimodrame ».157 S'il y a bien un livret, à partir duquel Mallarmé écrit Mimique comme le relève Derrida, ce livret, rédigé par Marguerrite lui-même, est postérieur au « spectacle ». L'écriture gestuelle précède l'écriture verbale qui vient après coup réfléchir l'événement qu'il devrait en principe commander.

Récapitulons : Mimique est composé d'après un livret qui survient à un mimodrame au lieu de le dicter. Il y a, pourrait-on croire, simple inversion de l'origine : l'imitant devient l'imité. Sauf que l'écriture gestuelle sans livret rejoue ici un événement introuvable : « présent-passé mais dont le présent n'a jamais occupé la scène ; n'a jamais été perçu par personne [...] Jamais, nulle part, fût-ce dans la fiction théâtrale »158. Tout ce à quoi le mime donne lieu c'est

154 D, p. 248

155 Cité, dans D, p.240

156 D, p.240

157 D, p.244

158 D, p.247

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au souvenir présent d'une délibération passée sur un crime à venir. La source de la chaîne mimétique fait défaut159.

D'où l'objection que Derrida ne manque pas de prévenir : puisque le Mime n'imite rien, puisque l'écriture gestuelle ne se conforme à aucun référent extérieur, ne renvoyant qu'à son initialité, n'a-t-on pas affaire au mouvement même de la vérité comme dévoilement présent du présent, aletheia ? « Le mime produit, c'est-à-dire fait paraître dans la présence, manifeste le sens même de ce que présentement il écrit : de ce qu'il performe ». 160 Contre cette réappropriation métaphysique, Derrida, emboîtant le pas de Mallarmé, fait valoir la mimique justement : « Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace ».161 L'effacement du référent n'abolit pas la référence, la structure de renvoi, la fait au contraire apparaître « comme telle ». Le Mime n'imite rien mais il y a « allusion perpétuelle », c'est-à-dire une différence, un jeu de miroir qui ne reflète néanmoins aucun modèle réel, premier ou dernier, aucun au-delà de l'écriture : « sans briser la glace ». Mimique mais sans imitation, sans origine à laquelle mesurer la ressemblance : ni vrai ni fausse.

« Il y a une mimique ». 162 Ce point est crucial : pour ne pas retomber dans le mimétologisme, il faut conserver la structure de la mimesis tout en sapant ses assises ontologiques :

Mallarmé maintient ainsi la structure différentielle de la mimique ou de la mimesis, mais sans l'interprétation platonicienne ou métaphysique, qui implique que quelque part l'être d'un étant soit imité. Mallarmé maintient même (se maintient dans) la structure du phantasme, telle que la définit Platon : simulacre comme copie de copie. A ceci près qu'il n'y a plus de modèle, c'est-à-dire de copie et que cette structure [...] n'est plus référée à une ontologie, voire à une dialectique.163

Détournement du système oppositionnel par simulacre, parodie, et non renversement des couples métaphysiques, on retrouve le mouvement stratégique de la déconstruction. Mais, en ce point, Derrida avertit : « Nous intéressent moins ici ces propositions de forme philosophique que le mode de leur réinscription dans le texte de Mimique ».164 De fait, le

159 Nous avons fait l'économie de l'analyse philologique de Derrida qui reconstitue, au niveau hypertextuel, la trame de renvois et de greffes qui fait communiquer le livret de Marguerrite (et par conséquent Mimique, et par suite « La double séance » etc.), avec toute la bibliothèque des Pierrots et de fil en aiguille, avec « tous les fils de la comedia dell'arte ». Là aussi, pas de hors-texte, mais « un réseau sans fin ».

160 D, p.254

161 Cité dans D, p.254

162 D, p.254

163 D, p.255

164 D, p.256

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déplacement « mallarméen » n'opère pas par concepts mais par l'écriture, une écriture qui ne renvoie « en dernière instance » qu'à elle-même. Mimique décrit ce que fait le mime : écriture sans modèle, qui ne renvoie à aucun événement réel. Ce « contenu thématique » n'est finalement rien d'autre que « l'espace de l'écriture ». De même que Pierrot n'imite rien et par ce rien donne la mimique en spectacle, de même la prose de Mallarmé n'illustre rien, « illustre le rien, éclaire l'espace, re-marque l'espacement comme rien, comme blanc : blanc comme une page pas encore écrite ou comme différence entre les traits »165.

Hymen

Ce qui s'éclaire donc, par cette écriture de l'écriture, c'est la scène et non plus ce qui s'y effectue. Cet espace invisible de visibilité, ce théâtre où rien ne se joue, se re-marque à son tour dans le texte du mot d' « hymen » - « dans un hymen (d'où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l'accomplissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent.»166

Hymen, Derrida le rappelle, peut s'entendre, a fortiori dans un langage poétique, au sens de « mariage ». Hymen entre le désir et l'accomplissement dirait ainsi la fusion, la confusion des deux : « plus de distance entre le désir (attente de la présence pleine qui devrait venir le remplir, l'accomplir) et l'accomplissement de la présence ».167 La distance est supprimée entre la distance et la non-distance, entre la différence (le désir) et la non-différence (l'accomplissement). Autrement dit, il n'y a plus de différence entre la différence et la non-différence, entre l'imitant et l'imité, le signifiant vide et le signifié plein.

Mais la non-différence ne signifie pas qu'il ne reste plus que « le plein du signifié, de l'imité ou de la chose même en personne, du simplement présent ».168 Car, nous l'avons précisé, il y a mimique. Ce qui est supprimé c'est « l'hétérogénéité des deux lieux », l'indépendance et la précédence de l'imité. S'il y a identité entre le désir et l'accomplissement c'est que l'accomplissement, toujours mimé, est un fantasme. C'est-à-dire une différence.

Ce qui est ainsi levé, ce n'est donc pas la différence mais le différent, les différents, l'extériorité décidable des différents. Grâce à la confusion et à la continuité de l'hymen, non pas en dépit de lui,

165 D, p.257

166 Cité dans D, p.258, Mallarmé souligne

167 D, p. 258

168 D, p.258

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s'inscrit une différence (pure et impure) sans pôles décidables, sans termes indépendants et irréversibles. Telle différance sans présence apparaît ou plutôt déjoue l'apparaître en disloquant un temps ordonné au

centre du présent.169

Dans ce continuum, cet hymen entre le désir (futur) et l'accomplissement (présent), entre le souvenir (passé) et la perpétration (présent), il n'y a plus de présent simple, plus de centre de perception susceptible de donner lieu à l'intuition de la chose même. Ne reste que le « Rêve » où s'entremêlent anamnèse, perception et anticipation désirante, un « milieu, pur, de fiction »170 . Mais d'une « fiction » arrachée à sa polarisation historique, plus vieille que l'opposition de la réalité et de la fiction : un espace fictionnel dans lequel se dessinent seulement des traces, des gestes qui font perpétuellement allusion, qui ne sont pas eux-mêmes présents, n'étant que renvois à d'autres traces, qui n'auront-elles-mêmes jamais été présentes - « ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent ».

Hymen désigne donc la différence sans différents, l'espacement qui n'est rien, le lieu d'écriture, le milieu : à la fois éther, milieu invisible enveloppant les deux termes et intervalle entre les différents, ce qui se tient entre. Comme les blancs de la page qui unissent et séparent les signes. A la fois, c'est-à-dire, l'un et l'autre et ni l'un ni l'autre. Indécidablement. Car, selon la logique même de l'hymen qui vient ici s'ourler, hymen se confond à son tour « avec ce dont il paraît dériver : l'hymen comme écran protecteur, écrin de la virginité, paroi vaginale, voile très fin et invisible, qui devant l'hystère, se tient entre le dedans et le dehors de la femme, par conséquent entre le désir et l'accomplissement. Il n'est ni le désir ni le plaisir mais entre les deux ».171

A la fois mariage et virginité, confusion et distinction, hymen nomme économiquement la structure différentielle de la mimique, le déplacement sans renversement du platonisme : le Mime est à la fois imitant et imité et entre les deux, dans l'espace du pur renvoi, sans que jamais le seuil de la fiction ne soit franchi, « sans briser la glace ». Rien ne se passe vraiment dans ce simulacre d'imitation. Le crime n'est jamais vraiment perpétré, c'est pourquoi il y a hymen (fusion du désir et de l'accomplissement, du mimant et du mimé). Mais dans cet hymen de confusion reste un hymen, un écart, une différence : il y a mimique.

Le mime, comme écriture corporelle, se joue de la vérité : il n'illustre aucune action effective, et pourtant il fait allusion, allusion à son propre jeu, à l'espace de l'écriture -

169 D, p.259

170 Cité, dans D. p. 260

171 D, p.262, Derrida souligne

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l'espacement - où la vérité n'a pas lieu. A replier ainsi la référence sur lui-même, le texte (celui du Mime, comme celui de Mallarmé qui s'y réfléchit) écarte le référent : l'être est écarté, mis à l'écart d'être ainsi espacé.

Dans cette allusion perpétuelle au fond de l'entre qui n'a pas de fond, on ne sait jamais à quoi l'allusion fait allusion, sinon à elle-même en train de faire allusion, tissant son hymen et fabriquant son texte. En quoi l'allusion est bien un jeu qui ne se conforme qu'à ses propres règles formelles.172

La suggestion indécidable du mime, ni vraie ni non-vraie, soustraite à l'ordre de la vérité, se re-marque ainsi dans l'hymen qui « à la fois met la confusion entre les contraires et se tient entre les contraires »173. Tout se joue, finalement, dans l'indécidabilité d'un entre, d'une cheville syntaxique.

Entre ouvert

Ce mot d'hymen, syllepse lexicographique condensant deux significations contraires, illustre donc, si l'on peut encore dire, dans le texte, l'effet de milieu qui défait l'interprétation métaphysique de la mimesis, laquelle requiert la discernabilité absolue des différents. Plus généralement, hymen répète, en contexte mallarméen, ce que nous avons en principe déjà vu de la topologie bizarre qui (dé)structure tous les couples métaphysiques : le partage (confusion) originaire sur le fond duquel s'enlève le partage (différence) et qui fait que l'autre hante le même comme une hétérogénéité absolue et pourtant non extérieure. Cette structure, que Derrida appelle ailleurs invagination174 (le repli du dehors dans le dedans, constitutif du dedans), interdit de déterminer la différence en opposition, c'est-à-dire de faire de l'autre une négativité, travaillant dans une économie dialectique du même. Ainsi :

172 D, p. 270

173 D, p.261, Derrida souligne

174 Voir notamment « Survivre », Parages, op.cit, p.109-203. Sur l'emploi de termes « féminins », comme hymen ou invagination, précisons qu'il ne s'agit pas, bien évidemment, de simplement prendre le contre-pied du phallogocentrisme. Car, si l'on appelle « masculin » non pas ce qui se tient d'un côté d'une opposition mais ce qui est la position même de l'opposition, alors il faut voir dans ce re-marquage « féminin » ce qui vient contester la logique même toute binarisme. Au risque, par l'emploi du « vieux mot » de « femme » de laisser croire à un simple renversement (le problème est le même avec la déconstruction de l'opposition parole/écriture). Mais ce risque doit être couru, si la déconstruction ne doit pas en rester à une neutralisation des dichotomies traditionnelles ouvrant la voie à toutes les ré-appropriations possibles.

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le medium de l'hymen ne devient jamais une médiation ou un travail du négatif, il déjoue toutes les ontologies, tous les philosophèmes, les dialectiques de tous bords. Il les déjoue et, comme milieu et comme tissu, il les enveloppe, les retourne et les inscrit.175

Le mouvement dialectique de retournement d'une chose en son contraire présuppose toujours l'hymen. Sur quoi repose, en effet, l'exercice dialectique, sinon sur la pure possibilité d'être à la fois même et autre, identique et différent, sur ce qui s'écrit ici hymen ? C'est dans l'instabilité de l'hymen, dans le jeu qui est sa non-essence que la dialectique trouve ses ressources opératoires. A nouveau la dialectique, mouvement de présentation du vrai, se voit située dans une graphique plus puissante.

Mais l'important vient maintenant : dans le texte mallarméen ce n'est pas le « mystère poétique » du mot hymen qui compte. Il ne s'agit pas de s'émerveiller de cette heureuse richesse lexicale qui ramasse dans un mot de la langue naturelle l'ambivalence qu'il y aurait à formaliser en de longs paragraphes (comme, en allemand, Aufhebung installe d'emblée dans l'élément de la dialectique spéculative) : « Nous avons bien fait semblant de tout reconduire au mot hymen » écrit Derrida, mimant à son tour le coup de théâtre :

Ce qui compte ici, c'est la pratique formelle ou syntaxique qui le compose et le décompose. [...] Ce mot, cette syllepse, n'est pas indispensable, la philologie et l'étymologie ne nous intéressent que secondairement et la perte de l'« hymen » ne serait pas irréparable pour Mimique. L'effet est d'abord produit par la syntaxe qui dispose l'« entre » de telle sorte que le suspens ne tienne plus qu'à la place et non au contenu des mots. Par l'« hymen » on remarque seulement ce que la place du mot entre marque déjà et marquerait même si le mot « hymen » n'apparaissait pas.176

C'est donc le syntaxique et non le sémantique qui, comme les blancs chez Mallarmé, « assume l'importance ». La subversion réglée du mimétologisme dépend ici entièrement du syncatégorème « entre » : terme en lui-même dépourvu de sens, ne prenant de valeur sémantique qu'à relier des catégorèmes (noms, verbes, adjectifs) dans des unités syntaxiques dont il modifie la signification. Or, placé comme Mallarmé le fait dans la phrase « dans un hymen (d'où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l'accomplissement, la perpétration et son souvenir », le mot « entre », associé à l'hymen, n'a pas de valeur décidable, pouvant aussi bien dire confusion qu'intervalle. Ce n'est pas le mot « hymen » qui

175 D, p.265

176 D, p.271-272

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produit l'indécision, c'est le fait qu'il y ait « hymen entre x et y ». Comme le fait observer Derrida :

Si l'on remplaçait « hymen » par « mariage » ou « crime », « identité » ou « différence », etc., l'effet serait le même [...] Il faut déterminer l'hymen à partir de l'entre et non l'inverse. L'hymen dans le texte (crime, acte sexuel, inceste, suicide, simulacre) se laisse inscrire à la pointe de cette indécision. Cette pointe s'avance selon l'excès irréductible du syntaxique sur le sémantique.177

L'excès du syntaxique sur le sémantique, ce que Derrida nomme aussi dissémination, correspond aux effets textuels remarqués de l'archi-écriture, à l'impossibilité principielle de s'assurer d'un sens définitif parce que c'est toujours une différance qui ouvre la signification : la trace de l'autre comme autre dans le même qui « produit » les différences significatives lesquelles ne signifient qu'à être indéfiniment itérables, différant à l'infini toute saturation sémantique. Il n'y a, de part en part, que des différances, qui se répètent, sans origine ni fin, sans bordures, sans ultime garant : référence ou signifié transcendantal. Le langage ne marche qu'à la condition de ce déboîtement du dire et du dit, qui tient le sens en haleine.

Ainsi, la syntaxe indécidable de Mallarmé n'est pas un jeu, l'exploitation « ludique » d'une possibilité structurelle du langage. C'est bien plus profondément la mise sur le devant de la scène du jeu de l'articulation, de la textualité même de tout engagement langagier. Mallarmé publie la défection du sens plein, du sens vrai, sans laquelle aucun discours, aucune interprétation, aucune dialectique, aucune logique ne s'ouvrirait. Mimique n'est pas l'illustration d'une théorie scientifique de l'écriture qu'elle viendrait éventuellement éclairer ou conforter comme une vérification empirique : elle décrit ce qui rend possible toute théorie. C'est pourquoi Derrida écrit que :

Quand une écriture marque et re-marque cette indécidabilité, sa puissance formalisatrice est plus grande, même si elle est d'apparence « littéraire » ou en apparence tributaire d'une langue naturelle, que celle d'une proposition de forme logico-mathématique qui se tiendrait en-deçà de ce type de marque.178

Ce que l'interprétation ontologisante de l'écriture nommerait volontiers des pirouettes (on lit dans Réplique II, « le chiffre de pirouette prolongé vers un autre motif ».179) des manières de dire déconcertantes esquivant les vraies questions, artifice ou parades sans valeur de vérité,

177 D, p.272

178 D, p.274

179 Cité dans D, p.293

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ces pirouettes disent, dans leur pivotement même, le chiffre de tout texte comme tissu de traces, report infini de signifiant en signifiant, sans présence, sans vérité : « `'il y a» un texte, soit une lisibilité sans signifié (qu'on décrètera dans le recul de l'effroi, illisibilité) : un indésirable qui renvoie le désir à lui-même »180.

Exhibant la structure du texte, la syntaxe de Mallarmé n'est dès lors plus tout à fait une pure syntaxe, puisque s'y lit la condition insensée du sens : la relation syntaxique « elle-même ». Tout se passe comme si, par cette mise en abyme, le syncatégorème « entre » signifiait l'espacement, l'intervalle, l'articulation etc. En effet :

On n'est même plus autorisé à dire que « entre » soit un élément purement syntaxique. Outre sa fonction syntaxique, par la re-marque de son vide sémantique, il se met à signifier, mais l'espacement et l'articulation ; il a pour sens la possibilité même de la syntaxe et il ordonne le jeu du sens. Ni purement syntaxique, ni purement sémantique, il marque l'ouverture articulée de cette opposition.181

L'écriture de Mallarmé n'est donc pas seulement pliée sur elle-même, se décrivant dans son absence de sens. Cette absence de sens dessine à son tour un nouveau pli, un repli, au creux duquel c'est la cheville syntaxique elle-même qui par ce vide sémantique s'indique obliquement, se met à signifier. L'excès de la syntaxe sur le sens se redouble de l'excès de l'« entre » sur l'opposition syntaxe/sens.

Pour qui le lit

Le texte de Mallarmé paraît donc « exemplaire » de cette puissance déconstructrice de la littérature, de cette écriture au carré, re-marquant « l'excès irréductible du syntaxique sur le sémantique » de la pointe d'un style, selon l'opération chirurgicale que Derrida décrit, et répète pour son compte, dans Glas :

Entre les mots, entre le mot lui-même qui se divise...faire passer la tige très fine, à peine visible, l'insensible d'un levier froid, d'un scalpel ou d'un style pour énerver puis délabrer d'énormes

discours.182

Mais, ce style excédant, idiome rieur comme le rire du Mime qui se donne pour la mort, déjouant tout accès à un contenu univoque par l'ouverture d'investissements sémantiques

180 D, p.309

181 D, p.274

182 Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, p.9

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multiples (qui sont aussi, notons-le, des investissements libinaux, d'où l'adulation et la réprobation), ce style qui, « à la vérité ne se laisse pas prendre »183, ce style imprenable donc, requiert une contre-signature (et en vérité l'appelle par son itérabilité même), un geste de lecture qui en révèle non pas le fin mot (il n'en a pas) mais les effets déconstructeurs. Le style, ici celui de Mallarmé, opère pour qui le lit.

La question de l'écriture-lecture est d'ailleurs au coeur de Mimique dont on rappellera que Mallarmé le compose en lisant un livret écrit après coup, à partir du geste d'un Mime qui s'écrit, à la fois actif et passif. Telle est du moins une possibilité de lecture :

Parmi les possibilités, celle-ci : le Mime ne lit pas son rôle, il est aussi lu par lui. Du moins est-il à la fois lu et lisant, écrit et écrivant, entre les deux, dans le suspens de l'hymen, écran et miroir.184

Cette indétermination est imprimée dans la syntaxe mallarméenne qui « machine » l'impossibilité de décider, une fois pour toutes, qui lit : « Moins qu'un millier de lignes, le rôle, qui le lit, tout de suite comprend les règles comme placé devant un tréteau, leur dépositaire humble ». Le calcul de la ponctuation, de la virgule - figure de l'espacement, de la coupe dans le continnuum de la page blanche - rend le sujet du « lit » indécidable. Mimant (« mimiquant ») cette indécidabilité, Derrida joue double lui aussi : « La question du texte est - pour qui le lit ».185

La lecture la plus immédiate, la plus facile, fait du « qui » un lecteur quelconque : le rôle, quiconque le lit, tout de suite comprend les règles. Ce lecteur quelconque, celui du bon sens, est de fait le plus répandu. « Des statistique empiriques, écrit Derrida, montreraient que le prétendu `'sentiment linguistique» commande le plus souvent cette lecture ».186 Mais le code grammatical en vigueur n'interdit pas de lire le « qui » comme pronom introduisant le « rôle » en tant que sujet d'une proposition subordonnée relative. Ce qui change (presque) tout.

183 On reconnaîtra le mot de Derrida dans Eperons, op.cit., p. 43. Derrida y écrit : « Ce qui à la vérité ne se laisse pas prendre est - féminin » où, mise à cette place, l'expression « à la vérité » peut être entendue soit comme locution adverbiale soit complément d'objet indirect. Via cette indécidabilité syntaxique, c'est « l'opération féminine », que Derrida rapproche du style de Nietzsche, qui est mimée en même temps que « féminin » se détache du verbe être d'un tiret qui réplique la mise à distance par quoi la femme se dérobe à toute prise conceptuelle.

184 D, p.276

185 D, p. 276. La question du texte est « pour qui le lit ? » : à quel sujet rapporter le verbe lire ? Mais cette question se pose à qui le lit, c'est-à-dire non pas, sans doute, au lecteur pressé ou négligent mais au lecteur attentif qui lit et relit. C'est à ce qui que le qui du lit pose question. Qui pose question ? C'est ce qui qui pose question.

186 D, p.277

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Ainsi : « Moins qu'un millier de lignes, le rôle (sujet et non plus objet), qui (pronom relatif pour `'rôle») le (pronom pour `'Mime», sujet de la phrase précédente, très proche) lit, tout de suite comprend (embrasse, contient, règle, organise : lit) les règles comme placé devant un tréteau (le rôle est placé face à la scène, soit comme auteur-compositeur, soit comme spectateur-lecteur, dans la position du `'quiconque» de la première hypothèse), leur dépositaire humble. »187

Il n'y a qu'un texte mais qui, sous l'effet d'un petit jeu dans la lecture, d'un pivotement réglé, se dédouble, affiche sa duplicité. Le point crucial est qu'entre les « deux » textes aucune relève dialectique, aucune synthèse, aucun dépassement n'est possible, faute de discernabilité, faute de contradiction. Le texte « premier » est hanté par son autre, par son fantôme, qui le traverse et le divise. On retrouve, au niveau de l'alternative syntaxique, la graphique de l'hymen : confusion et distinction entre le « premier » et le « second » texte, enveloppés et séparés d'un voile invisible.

Ainsi, c'est une certaine pratique de lecture (« lire - cette pratique »), une double science là encore qui fait apparaître le léger décalage, la duplicité, c'est-à-dire aussi la différance déjouant la prétention de maitrise que revendique l'interprétation classique, herméneutique, des textes. Et notamment la critique thématique.188 Sans doute, ce suspens de la décidabilité, cet « effet de flottaison indéfinie entre deux possibles » a-t-il été ménagé par la syntaxe.

187 D, p.277

188 La deuxième partie de « La double séance », la deuxième séance donc, est largement consacrée à la délimitation de la critique thématique, focalisée sur un certain nombre de signifiés majeurs dans l'oeuvre de Mallarmé et dont Jean-Pierre Richard est le principal représentant. Derrida travaille notamment sur le thème du « blanc » et montre que le projet thématique d'en épuiser le sens est ruiné par le pli du blanc qui remarque la textualité du texte. Pour Richard, « comprendre un thème c'est encore `'déployer (ses) multiples valences» : c'est voir par exemple comment la rêverie mallarméenne du blanc peut incarner tantôt la jouissance du vierge, tantôt le bonheur d'une ouverture, d'une liberté, d'une médiation, et c'est mettre en rapport en un même complexe ces diverses nuances de sens » (cité dans D, p. 304). A ce thématisme, Derrida objecte le double jeu du « blanc » : le blanc se donne à la fois comme la série des valences sémantiques et comme le blanc entre les valences, « l'hymen qui les unit et les discerne ». Dès lors, le « blanc » est la totalité polysémique des blancs et de ses affinités tropiques plus l'espacement qui en règle le jeu, l'éventail qui rassemble et disperse, en forme le texte. Et cette surimpression du texte sur lui-même qu'est le blanc comme espacement ne s'inscrit pas comme une valence de plus dans la série : il la dé-chaîne plutôt, en pliant chaque signifiant à l'angle de cette remarque. Si le blanc comme espacement asémique fait prendre la série, il en interdit du même coup la clôture : s'appliquant à tous les blancs « pleins », il les met en même temps en rapport avec leur « dehors », avec toutes les traces qui s'absentent dans chaque blanc et qui débordent la série. A noter aussi que dans ses blancs « pleins » le blanc « vide » se reflète, à son tour, « métaphoriquement ». « La dissémination des blancs...produit une structure tropologique qui circule infiniment sur elle-même par le supplément incessant d'un tour de trop : plus de métaphore, plus de métonymie. Tout devenant métaphorique, il n'y a plus de sens propre et donc plus de métaphore ». (D, p.315)

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Derrida montre, sur textes, en comparant des versions successives du poème, que Mallarmé l'a très probablement calculé :

Pourquoi, après avoir écrit, sans ambiguïté possible, ceci : « Ce rien merveilleux, moins qu'un millier de lignes, qui le lira comme je viens de le faire, comprendra les règles éternelles, ainsi que devant un tréteau, leur dépositaire humble » (1886),

puis ceci : « Ce rôle, moins qu'un millier de lignes, qui le lit comprendra les règles ainsi que placé devant un tréteau, leur dépositaire humble » (1891)

enfin ceci avec toute l'ambiguïté possible : « Moins qu'un millier de lignes, le rôle, qui le lit, tout de suite comprend les règles comme placé devant un tréteau, leur dépositaire humble » (1897) ?189

Mais l'essentiel n'est pas de savoir si Mallarmé était conscient ou non de ce qu'il faisait, s'il a calculé ou non cette ambiguïté. Ces questionnements se tiennent à l'intérieur d'oppositions qui sont précisément déconstruites par le texte qu'elles sont supposées interroger. L'écriture, le texte, échappent aux catégories de passivité et d'activité ou, si l'on veut, font signe vers une passivité originaire, une passivité poétique plus ancienne que l'opposition décidable de l'activité et de la passivité, de l'écriture et de la lecture (ce qu'on appelle couramment l'inspiration). L'écrivain, pris dans une langue qu'il ne saurait absolument dominer, se meut dans un système, dans une structure signifiante qui le gouverne, au moins jusqu'à un certain point. C'est ce surplomb du texte, cet excès sur tout vouloir-dire, plus ou moins remarqué selon des écritures/lectures à chaque fois singulières, qui fait l'événement de la déconstruction.

Aussi, bien que la déconstruction du système de la vérité-présence soit toujours une opération textuelle, c'est-à-dire un déplacement produit par l'écriture, la syntaxe, et jamais simplement un renversement conceptuel ; bien que le style soit l'arme par excellence de la déconstruction, faire de ce style un instrument maitrisé de dislocation de la maitrise reviendrait à reconduire la métaphysique de la présence sous une forme inversée. C'est la tentation que Derrida prévient dans Eperons, texte consacré aux styles de Nietzsche, dans un avertissement qui vaudrait tout aussi bien pour Mallarmé, et pour Derrida lui-même :

Non qu'il faille conclure, de ce que le maître sens, le sens unique et hors greffe est introuvable, à la maîtrise infinie de Nietzsche, à son pouvoir imprenable, à son impeccable manipulation du piège, à une sorte de calcul infini, quasiment celui du Dieu de Leibniz, mais calcul infini de l'indécidable cette fois, pour déjouer la prise herméneutique. Ce serait, pour l'éviter à coup sûr, retomber aussi sûrement

189 D, p. 278

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dans le piège. Ce serait faire de la parodie ou du simulacre un instrument de maîtrise au service de la vérité ou de la castration, reconstituer la religion, le culte de Nietzsche par exemple, et y trouver son intérêt, prêtrise de l'interprète ès parodie, interprêtrise.190

S'ouvrir à la pensée de la non-présence (qui n'est pas, insistons-y, pensée de l'absence), de la non-maîtrise, requiert une part de risque, une part d'errance adossée à l'inconscience d'une parole soufflée191. Il s'agit d'abord de se laisser jouer par la langue, de se rendre à la nécessité de l'accident, à l'hymen entre la règle et le hasard (le coup de dés), à la duplicité intrinsèque de la toile enveloppante et discontinue, « comme une araignée inégale à ce qui s'est produit à travers elle ». 192 De s'ouvrir, en un mot, au non-savoir dans l'habitation du langage.

Ce rapport au langage est incontestablement proche de celui promu par la psychanalyse et notamment la psychanalyse lacanienne : parlé avant d'être parlant, le sujet divisé de l'inconscient, perdu pour la souveraineté, ne sait plus ce qu'il pense, puisque c'est la langue qui pense et parle en lui. En lui et avant lui : donnée, la langue imprime sa marque signifiante dès la naissance, laquelle s'effectue, selon la belle expression de Lacan, « dans un bain de langage ». Sujet du signifiant, le parlêtre l'est d'être assujetti à la loi du signifiant.

Ainsi, comme le souligne, Jean-Michel Salanskis, « la psychanalyse lacanienne a pu sembler, à bien des lecteurs dans la période de popularisation de ces pensées, dire exactement la même chose que la déconstruction : sommairement, que la subjectivité n'était qu'un effet vacillant sur le bord d'une trame signifiante, et que l'existence humaine était existence désirante vouée à une altérité imprenable, l'altérité de l'inconscient. La pensée lacanienne, elle aussi, renvoyait le sujet à l'absence et à l'Autre, et dénonçait toute illusion suivant laquelle les significations ou les objets seraient présents et nôtres. »193

C'est ce qui a pu sembler, en effet. Car, comme souvent avec Derrida, c'est au coeur d'une proximité revendiquée194 que travaille la différance la plus irréductible (hymen encore), dans un tout contre qui nous intéresse ici particulièrement en ce qu'il engage la question de l'écriture et de la vérité. C'est principalement autour de La Lettre volée, la nouvelle de Poe

190 EP, p.80

191 « La parole soufflée » ED, p.263 : « J'ai rapport à moi dans l'éther d'une parole qui m'est toujours soufflée et qui me dérobe cela même avec quoi elle me met en rapport. La conscience de parole, c'est-à-dire la conscience tout court, est l'insu de qui parle au moment et au lieu où je profère. Cette conscience est donc aussi une inconscience...contre laquelle il faudra reconstituer une autre conscience qui cette fois sera cruellement présente à elle-même et s'entendra parler. »

192 EP, p.82

193 Derrida, op. cit, p. 53

194 Dans la longue note 33 de Positions, à bien des égards, programmatique du « Facteur de la vérité », Derrida évoque l'affinité de son travail avec celui de Lacan, « plus que de tout autre aujourd'hui ».

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commentée par Lacan dans le Séminaire qui ouvre les Ecrits, que tourne la polémique. Derrida épingle dans la lecture lacanienne de la trajectoire de la lettre, censée illustrer la circulation signifiante constitutive du sujet (de l'inconscient), un certain nombre de motifs qui la retienne dans l'idéalisme logocentrique qu'elle prétend dépasser. C'est le cas, notamment, du nouage de la vérité et de la parole, qui méconnaît le « fonctionnement ou le fictionnement du texte de Poe ».195 Ce que nous allons voir plus en détail, dans la dernière section de notre deuxième partie.

C) « L'écriture avant la lettre »

La psychanalyse, on le sait, fait grand cas de la littérature. Si l'oeuvre de Freud s'appuie largement sur la clinique, elle accorde une valeur non moins importante à la fiction. Cas cliniques et cas littéraires se voient reconnaître une égale dignité : celle de guider l'enseignement analytique. Lacan le rappelle à de maintes reprises. Par exemple, dans l'hommage adressé à Marguerite Duras, où l'on peut lire : « le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa matière, l'artiste toujours le précède et qu'il n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie ».196

Chez Lacan, on peut même dire, qu'en un sens, la fiction prend le pas sur la clinique. Non que la théorie lacanienne ne soit, elle aussi, fondamentalement adossée à une pratique, mais l'enseignement de Lacan, contrairement à celui de Freud, ne fait que rarement mention de situations cliniques, privilégiant le recours aux oeuvres de fiction. Sans doute, peut-on y voir une tentative de constituer des « cas » purs d'intervention transférentielle, où l'analyste est d'emblée excentré, hors-jeu. Mais, le privilège accordé à la littérature s'explique aussi par la priorité dévolue à l'ordre symbolique sur l'imaginaire et le réel (en tous cas, chez le « premier » Lacan, celui des Ecrits) et plus précisément à « l'insistance de la chaîne signifiante »197 au principe de la compulsion de répétition qui détermine le sujet de l'inconscient. De cette loi du signifiant, la littérature, oeuvre de la lettre, serait exemplaire ayant « l'avantage de manifester d'autant plus purement la nécessité symbolique, qu'on pourrait la croire régie par l'arbitraire ».198

195 Positions, op.cit. p. 133

196 Jacques Lacan, Marguerite Duras, Paris, Albatros, 1975, p.8

197 Jacques Lacan , Ecrits I, Paris, Seuil, 1966, p. 11. Lacan souligne.

198 Ibid, p.12

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Aussi, il n'est pas étonnant que Lacan ait placé son Séminaire sur La Lettre volée (prononcé en 1955, écrit en 1956, publié en 1957), au « poste d'entrée » des Ecrits, bien qu'il ne soit pas le premier en date des textes recueillis dans le volume de 1966, qui suivent pour le reste une loi diachronique. Ce qui l'est davantage, au regard de ce qui est dit ailleurs de la préséance de la littérature, c'est la fonction réservée au texte de Poe, convoqué à des fins didactiques : La Lettre volée, dûment interprétée, doit venir illustrer une vérité valant par ailleurs, une loi générale du savoir psychanalytique précédant la fiction. Dans les mots de Lacan : « nous avons pensé à illustrer pour vous aujourd'hui la vérité qui se dégage du moment de la pensée freudienne que nous étudions, à savoir que c'est l'ordre symbolique qui est, pour le sujet, constituant, en vous démontrant dans une histoire la détermination majeure que le sujet reçoit du parcours d'un signifiant. »199

Déchiffrement analytique de la vérité d'un texte de façon à ce que ce texte puisse servir d'illustration à une vérité hors-texte, une vérité qui ne serait pas seulement celle d'un certain « moment de la pensée freudienne » mais la vérité de la vérité, tel est au fond le traitement lacanien de La Lettre volée que Derrida met en évidence dans l'article « Le facteur de la vérité », que nous suivrons dans cette section. En cause : l'instrumentalisation de la fiction, réduite à son contenu signifié, au contenu d'une « histoire » narrée, ordonnée au système métaphysique de la vérité-voix-présence ; c'est-à-dire, finalement, contre l'intention déclarée de Lacan de porter l'emphase sur le signifiant, la scotomisation de la forme narrante, de la scène d'écriture qui inscrit la vérité comme une pièce dans un montage fictionnel plus puissant, ouvert à la différance, à la dissémination de la lettre.

Les deux triangles narrés

Derrida commence par souligner ce qui, de prime abord, distingue la lecture lacanienne de La Lettre volée de la critique littéraire d'inspiration post-freudienne et notamment du psycho-biographisme qui commande l'analyse faite par Marie Bonaparte, quelques vingt années plus tôt, du même texte : l'absence de référence à l'auteur.200 Dans De la grammatologie déjà, Derrida définissait cette psychanalyse appliquée à la littérature comme « une interprétation nous transportant hors de l'écriture vers un signifié psycho-biographique ou même vers une structure psychologique qu'on pourrait séparer en droit du signifiant ».201

199 Ibid. p.12

200 En réalité cette absence n'est pas totale. Comme le note Derrida, Lacan ne manque pas de faire allusion aux « intentions de l'auteur ». Voir CP, p. 481

201 DG, p. 221

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En rompant avec la tradition post-freudienne, Lacan semble donc faire droit à la lettre du texte et non plus à sa valeur symptomatique eu égard à ce qui est inféré de l'inconscient de l'auteur à partir de matériaux biographiques. Quel est, en effet, l'objet du déchiffrement analytique lacanien ? Il s'agit essentiellement de deux scènes narrées dans la nouvelle, que Lacan distingue en une scène primitive et sa répétition ; deux scènes qui s'organisent autour de triades intersubjectives constituées par le trajet d'une lettre. Rappelons-en, à grand traits, le dessin.

La scène primitive se joue dans le boudoir royal. La Reine, d'abord seule, reçoit une lettre dont on ne saura rien sinon qu'il s'agit d'une missive compromettante. Pendant qu'elle la lit, le Roi entre dans la pièce, obligeant la dame à poser précipitamment la lettre sur une table mais non sans avoir pris soin de la retourner, la suscription en dessus, de façon à dissimuler son contenu. Arrive, à cet instant, le ministre D... qui d'un seul coup d'oeil perçoit la lettre, reconnaît l'écriture de la suscription et remarque le désarroi de la Reine, perçant ainsi son secret. Après un bref entretien, le ministre tire de sa poche une lettre semblable d'aspect à celle qu'il projette de dérober, feint de la lire, la dépose à côté de celle-ci, échange encore quelques mots, puis s'empare du billet embarrassant, le tout sous le regard impuissant de la reine, interdite par la crainte d'éveiller les soupçons de son souverain de mari, demeuré quant à lui, tout du long, aveugle au manège. Ainsi que conclut Lacan : « Tout pourrait donc avoir passé inaperçu pour un spectateur idéal d'une opération où personne n'a bronché, et dont le quotient est que le ministre a dérobé à la Reine sa lettre et que, résultat plus important encore que le premier, la Reine sait que c'est lui qui la détient maintenant, et non pas innocemment. »202

La deuxième scène se joue dans le bureau du ministre. Après dix-huit mois d'investigation, la Police, mandatée par la Reine, n'a pas su mettre la main sur la lettre volée, profitant pourtant des absences nocturnes du ministre pour entreprendre des fouilles extrêmement minutieuses à son hôtel. En désespoir de cause, le préfet de police se tourne finalement vers le détective Auguste Dupin, comptant sur sa perspicacité pour résoudre l'affaire. Ce dernier comprend que si les perquisitions de la police ont échoué c'est que le ministre a roulé son monde en cachant la lettre sans la cacher. Dupin se rend donc chez le ministre et inspecte le bureau du regard, les yeux protégés par des lunettes aux verres fumés. Il repère la précieuse lettre, effectivement laissée en évidence dans la case d'un porte-cartes pendant au milieu du manteau de la cheminée. Plutôt que de s'en emparer sur le champ, il feint d'oublier sa tabatière chez le ministre pour revenir le lendemain ravir le billet en lui substituant

202 Ecrits I, op.cit., p.13. Lacan souligne

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une contrefaçon, un fac-similé quant à l'extérieur mais contenant, en son dedans cacheté, la signature de Dupin : une citation de l'Atrèe de Crébillon, recopiée à la main, laissant deviner au ministre, qui connaît l'écriture de Dupin, l'identité de celui qui l'a joué.

Telles sont donc les deux scènes qui font l'objet du commentaire de Lacan. Et dans ces scènes, c'est « l'intersubjectivité où les deux actions se motivent » qui retient l'attention du psychanalyste, intersubjectivité définie par la place que chaque sujet occupe relativement aux autres dans son rapport à la lettre. Celle-ci, dans sa trajectoire, distribue les rôles en une structure qui se répète d'une scène à l'autre. Ce qui se trouve ainsi, allégoriquement, mis en évidence c'est la « prise du symbolique », « le déplacement du signifiant [qui] détermine les sujets dans leurs actes, dans leurs destins, dans leur refus, dans leurs aveuglements... »203 Les positions subjectives sont assignées par la circulation de la lettre qui, de substitutions en substitutions, forme la chaîne signifiante. Ce fondement symbolique de la structure psychique s'organise en un système à trois fois trois termes :

Donc trois temps, ordonnant trois regards, supportés par trois sujets, à chaque fois incarnés par des personnes différentes.

Le premier est d'un regard qui ne voit rien : c'est le Roi et c'est la police.

Le second d'un regard qui voit que le premier ne voit rien et se leurre d'en voir couvert ce qu'il cache : c'est la Reine, puis c'est le ministre.

Le troisième qui de ces deux regards voit qu'ils laissent ce qui est à cacher à découvert pour qui voudra s'en emparer : c'est le ministre, et c'est Dupin, enfin.204

L'effet de sujétion du signifiant se remarque dans la fiction de Poe à ce que la trajectoire de la lettre conditionne la position désirante des sujets se relayant sur son passage. La possession de la lettre - « admirable ambiguïté du langage » note Lacan - s'entend au sens où la lettre possède celui ou celle qui croit la posséder. Ainsi le ministre D..., au moment où il détient la lettre, prend la place précédemment occupée par la Reine qui elle-même se déplace d'un cran dans la triade intersubjective en s'en remettant à la police. Les effets de la lettre se font sentir sur tous les personnages et Lacan ne manque pas de noter l' « imbécillité » qui frappe quiconque occupe la place du Roi. Mais ce sont les effets sur les détenteurs d'après-vol qui sont les plus spectaculaires. Le psychanalyste relève, chez le ministre, les signes d'identification à la Reine. Car « la lettre, pas plus que l'inconscient du névrosé, ne l'oublie. Elle l'oublie si peu

203 Ibid, p.30

204 Ibid, p.15

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qu'elle le transforme de plus en plus à l'image de celle qui l'a offerte à sa surprise... ». « C'est qu'à jouer la partie de celui qui cache, c'est le rôle de la Reine dont il lui faut se revêtir, et jusqu'aux attributs de la femme et de l'ombre, si propices à l'acte de cacher ». Aussi, quand le ministre tente de leurrer Dupin en feignant la nonchalance et l'ennui, Lacan y lit les effets de la féminisation : « tout semble concerté pour que le personnage que tous ses propos ont cerné des traits de la virilité, dégage quand il apparaît l'odor di femina la plus singulière. »205

De même Dupin, qui a su, grâce à sa position excentrée de départ, déchiffrer l'énigme, se trouve, au moment où il localise la lettre - et déjà virtuellement la tient sans pouvoir encore s'en défaire -, pris dans la ronde. Ainsi, s'éclairerait, d'après Lacan, le « coup en dessous », l'inexplicable « explosion passionnelle » du détective qui, tout réfléchi qu'il est, ne peut s'empêcher de signer sa vengeance, c'est-à-dire se faire (re)connaître de sa victime. A occuper la place médiane, il se conforme, à son tour, au désir de la Reine : « C'est ainsi que Dupin, de la place où il est, ne peut se défendre contre celui qui interroge ainsi, d'éprouver une rage de nature manifestement féminine. »206

L'économie du texte

Attentif à la logique du signifiant telle qu'elle se donne à lire dans le trajet de la lettre volée, Lacan est-il aussi attentif à la dimension signifiante de La Lettre volée ? La lecture lacanienne ne saute-t-elle pas, elle aussi, par-dessus le texte ? Non pas, certes, à la manière de la critique psycho-biographique, vers l'inconscient-de-l'auteur, mais vers son signifié, son contenu présumé, le vouloir-dire de l'histoire narrée ? Ces questions forment la nervure principale de la critique que Derrida formule à l'endroit du déchiffrement lacanien.

Cette histoire est certes celle d'une lettre, du vol et du déplacement d'un signifiant. Mais ce dont traite le Séminaire, c'est seulement le contenu de cette histoire, ce qu'on appelle justement l'histoire, le récité du récit, le versant interne et narré de la narration. Non pas la narration elle-même. [...] Le déplacement du signifiant est donc analysé comme un signifié, comme l'objet raconté dans une

nouvelle.207

Tout se passe comme si, au moment même où - et peut-être dans la mesure où - Lacan prétendait pénétrer le sens profond du texte, il se rendait aveugle à l'écriture, à la structure de

205 Ibid, p. 31, 34, 35

206 Ibid, p.40, Lacan souligne

207 CP, p.455

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fiction, transformant le Séminaire en une « analyse fascinée d'un contenu ».208 En s'intéressant exclusivement au dit « drame réel », Lacan écrase ce qu'on pourrait appeler le feuilleté de la nouvelle de Poe. Car, d'abord, les scènes triangulaires analysées par le psychanalyste sont découpées dans une narration (narrante) dont l'épaisseur n'est jamais prise en compte. L'« histoire » est, en effet, tout du long racontée par un narrateur qui, après une brève introduction « J'étais à Paris en 18...en compagnie de mon ami Dupin ...»209 fait parler les différents protagonistes dans deux grandes scènes dialoguées dont il est lui-même partie prenante. Le premier dialogue met en scène Dupin, le narrateur et le préfet de Police, ce dernier relatant le vol de la lettre par le ministre ; le second dialogue se tient entre le narrateur et Dupin, qui lui expose la manière dont il a récupéré la lettre. Entre les deux : un paragraphe non dialogué au cours duquel le narrateur décrit la remise de la lettre volée au préfet par Dupin contre un chèque de cinquante mille francs - c'est-à-dire, note Lacan, contre le « signifiant le plus annihilant qui soit de toute signification, à savoir l'argent ».210

Mais ce n'est pas tout. Derrida fait apparaître une dimension supplémentaire en remarquant que le narrateur, à la fois narrant et narré, en scène dans ce qu'il met en scène, « est à son tour mis en scène dans un texte plus ample que la narration dite générale ». Ce texte est la fiction intitulée La Lettre volée qui ne se confond pas plus avec la narration que le narrateur ne se confond avec le scripteur (qui n'est pas l'auteur), bien que le chevauchement de la narration et de la fiction facilite le rabattement de l'une sur l'autre. « Mais, note Derrida, c'est là la fiction. Il y a un cadre invisible mais structurellement irréductible autour de la narration. Où commence-t-il ? à la première lettre du titre ? à l'exergue de Sénèque ? au `'J'étais à Paris en 18...» ? C'est encore plus compliqué que cela, nous y reviendrons... ». 211 (Nous y reviendrons en effet, à la fin de cette section quand, avec Derrida, nous insisterons sur la puissance disséminatrice de l'écriture qui interdit, au principe, toute mainmise sur la lettre. Notons cependant, au passage, et comme en pierre d'attente, la multiplication des marques d'ajournement qui scandent « Le facteur de la vérité », par exemple le « nous n'en sommes pas

208 CP, p.456. Notons, que Lacan occupe alors la même place que le Roi - maître du sens - aveugle à la lettre.

209 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Gallimard, 1973, p.92

210 Ecrits I, op.cit., p.37 ; Expression dont Derrida ne manque pas de relever l'ambiguïté, « le signifiant le plus annihilant » laissant ouverte la possibilité que l'argent ne soit pas totalement annihilant de toute signification, et donc ne suffise pas à ce que Dupin se retire du circuit symbolique. On lira, très évidemment, dans ces pages, l'interrogation quant à la supposée neutralité de l'analyste - du sujet supposé savoir - supposément abrité des effets du signifiants dans le transfert par la rétribution pécuniaire.

211 CP, p.459

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encore là »212 qui se répète quatre fois dans les premières pages, cadrant le début du texte. Manière, peut-être, aussi de faire sentir au lecteur la nécessité du délai qui détourne structurellement la lettre de son « trajet propre ». Mais nous n'en sommes pas encore là).

Ainsi, Lacan fait-il fi de la structure du texte quand il prélève, dans l'encaissement des scènes d'écriture, les morceaux qui l'intéressent : « deux dialogues qui forment l'histoire narrée, c'est-à-dire le contenu d'une représentation, le sens interne d'un récit, le très-encadré qui requiert toute l'attention, mobilise tous les schèmes psychanalytiques, oedipiens en l'occurrence ».213 Certes, comme le relève Derrida, Lacan distingue, au tout début de son commentaire, « un drame, de la narration qui en est faite et des conditions de cette narration ». 214 Mais la narration est ensuite neutralisée, réduite à un « élément neutre, homogène, transparent », « une diaphanéité générale » : une simple condition de possibilité du récit qui « n'ajoute rien ». Cette exclusion du narrateur est d'autant plus immotivée que ce dernier, par des questions, des remarques, des exclamations, intervient dans le triangle narrant (celui formé avec Dupin et le préfet de police), triangle qu'il abîme de se trouver ainsi dédoublé, des deux côtés de la narration (narrant-narré), compliquant du même coup les deux autres triangles narrés avec lesquels il communique par un des sommets (celui de Dupin). L'exclusion immotivée de ce quasi-transcendantal, de ce quatrième ou « troisième-plus-ou-moins-un », Derrida l'interprète à son tour comme une « décision sémantique et psychanalytique » :

Ne pas tenir compte de cette complication, ce n'est pas une défaillance de critique littéraire « formaliste », c'est une opération du psychanalyste sémanticien. [...] En cadrant aussi violemment, en coupant la figure narrée elle-même d'un quatrième côté pour n'y voir que des triangles, on élude peut-être une certaine complication, peut-être de l'OEdipe, qui s'annonce dans la scène d'écriture.215

Logique du quart exclu, réduction (forcée) de l'écriture au sens, au vouloir-dire supposément véhiculé : on retrouve ici le schéma traditionnel d'une vérité qui habite la fiction, non pas « au sens un peu pervers d'une fiction plus puissante que la vérité qui l'habite » mais « comme le maître de la maison, comme la loi de maison, comme l'économie de la fiction. La vérité fait l'économie la fiction, elle dirige, organise et rend possible la fiction ».216

212 CP, p. 451, 452, 453, 468 à quoi il faudrait ajouter : « il nous faudra les interroger plus tard » (p.452) ; « une certaine façon dont nous retardons l'analyse » (p.458) ; « nous analyserons plus tard » (p.464) ; « laissons pour le moment la question de ce savoir » (p.467)

213 CP, p. 460

214 Ecrits I, op.cit., p. 12

215 CP, p.461

216 CP, p.454

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La vérité - de la lettre

L'économie du texte, la mise à l'écart de la scène d'écriture qui signe la lecture lacanienne, est en effet de bout en bout commandée par la valeur de vérité. Il s'agit d'abord de la vérité (supposée) du texte, dissimulée sous la narrativité, sous les « formes voilantes de l'élaboration secondaire »217 : appliquant au contenu narré son travail interprétatif, Lacan dit dévoiler son vouloir-dire caché. Celui-ci est livré, au terme du déchiffrement herméneutique, dans la dernière phrase du Séminaire (de la partie consacrée à fiction de Poe) : « C'est ainsi que ce que veut dire `'la lettre volée», voire `'en souffrance», c'est qu'une lettre arrive toujours à destination ».218

Le mot de la fin est censé révéler le fin mot de l'histoire, à savoir qu'une lettre ne se perd pas en route, que sa circulation est réglée par un principe de ré-appropriation : entamant son trajet en quittant les mains de la Reine, la lettre revient, après un détour par les mains du ministre, de Dupin et finalement du préfet, à son point de départ. Qu'il y ait détour, cela signifie comme l'écrit Lacan, que la lettre a « un trajet qui lui est propre »219. Ce trajet propre de la lettre serait une allégorie du trajet propre du signifiant. Qu'est ce qui, en effet, mobilise le signifiant, qu'est ce qui « anime », fait parler (le névrosé) ? Réponse de Lacan : le désir. Le signifiant a un lieu d'émission et de destination, un lieu propre, qui est le trou, le manque à être - lui-même déterminé par la marque signifiante originaire - à partir duquel se constitue le sujet, comme sujet du désir inconscient. Ce trajet du manque au manque constitue le sens propre du signifiant-lettre, qui n'est donc pas son signifié (nous ne savons rien, dans la nouvelle de Poe du contenu du billet, sinon qu'il s'agit d'une trahison, d'un pacte menacé - même si, comme le fait justement observer Derrida, cette détermination minimale constitue une « amarre sémantique massive » qui joue un rôle décisif dans le procès de réappropriation) mais la loi de son déplacement : le retour circulaire en son lieu propre, qui est « la femme en tant que lieu dévoilé du manque de pénis, en tant que vérité du phallus, c'est-à-dire de la castration ».220

Ce qui constitue, d'après Lacan, la vérité de la lettre volée, c'est que l'inadéquation du signifiant au signifié, la déhiscence qui ouvre la chaîne signifiante, fait l'objet d'une ré-adéquation dans l'assomption du désir qui est, en même temps, le voilement/dévoilement de la

217 CP, p.443, Freud, en effet, analysait les élaborations formelles, telle la narrativité, comme des élaborations secondaires recouvrant le noyau sémantique, de façon analogue aux déguisements recouvrant la nudité pour les besoins de la censure.

218 Ecrits I, op.cit. p. 41

219 Ibid, p.29, Lacan souligne.

220 CP, p.467

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vérité du sujet (son manque, sa castration symbolique qui, ne montrant rien à se dévoiler, se voile en se dévoilant)221. Ainsi, écrit Derrida :

La vérité de la lettre volée est la vérité, son sens est le sens, sa loi est la loi, le contrat de la vérité avec elle-même dans le logos. Au-dessous de cette valeur de pacte (et donc d'adéquation), celle de voilement/dévoilement accorde tout le Séminaire avec le discours heideggérien sur la vérité. Le voilement/dévoilement est ici d'un trou, d'un non-étant : vérité de l'être comme non-étant. La vérité est « femme » en tant que castration voilée/dévoilée.222

Si le signifiant, comme l'écrit Lacan, se déplace constamment et, par conséquent, manque à sa place, cela ne vaut, souligne Derrida, que pour une topologie naïve et empirique. En réalité, le signifiant a sa place dans une topologie transcendantale qui, dans le discours lacanien, fait sans cesse consonner l'être et lettre. Cette place, nous venons de le voir, est celle du manque, de la castration comme vérité. Nul hasard à ce que Dupin, figure de l'analyste, sache, depuis sa position excentrée initiale, où trouver la lettre.

Nul hasard à ce que la lettre se trouve là où il s'attend à la trouver : « entre les jambages de la cheminée ».223 Jouant sur la lettre, Derrida écrit :

il suffira peut-être de changer une lettre, peut-être moins qu'une lettre, dans la locution « manque à sa place », d'y introduire un a écrit, c'est-à-dire sans accent, pour faire apparaître que si le manque a sa place dans cette topologie atomistique du signifiant, s'il y occupe un lieu déterminé, aux contours définis, l'ordre n'aura jamais été dérangé : la lettre retrouvera toujours son lieu propre, un

221 Ce qui s'accorde tout à fait avec une conception de la signification selon laquelle le sens d'une phrase se constitue rétroactivement, le dernier terme venant boucler la boucle du sens en accrochant le signifiant au signifié dans la ponctualité du capitonnage : « Ce point de capiton, trouvez-en la fonction diachronique dans la phrase, pour autant qu'elle ne boucle sa signification qu'avec son dernier terme, chaque terme étant anticipé dans la construction des autres, et inversement scellant leur sens par son effet rétroactif », dans « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », Ecrits II, op.cit. p. 285.

222 CP, p.467

223 Derrida montre ainsi que Lacan conclut au même vouloir-dire de la lettre volée que Bonaparte : la castration de la mère comme sens ultime et lieu propre de la lettre. Convergence, malgré les différences de styles et de hauteur, qui s'explique, selon Derrida, par une même fidélité au père de la psychanalyse, et même si, bien entendu, le « retour à Freud » opéré par Lacan se veut une remise dans le droit chemin de la lettre du texte freudien, après les détournements dont elle a souffert. En un mot : une ré-appropriation du mors. Toute une strate du très enchâssé texte de Derrida reconstitue, à partir des prémisses du Séminaire, la scène que Lacan fait à Bonaparte, à partir d'une note assassine laissée à l'attention de la « cuisinière ». Derrida commente : « la plus remarquable prise à partie, disons `'le coup en dessous» le plus insidieux, `'la rage de nature manifestement féminine» se déchaîne à l'égard de...Bonaparte, qui s'est cru(e)...la légataire de l'autorité de Freud...le représentant même dans notre pays comme une sorte de ministre dont l'auteur du Séminaire connaît à la fois la trahison et l'aveuglement. » (p. 484)

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manque circonvenu (non pas empirique certes, mais transcendantal, c'est encore mieux et plus sûr), elle sera où elle aura toujours été, toujours dû être, intangible et indestructible à travers le détour d'un trajet propre et proprement circulaire.224

Si Derrida parle d'une « topologie atomistique du signifiant », c'est que la théorie du lieu propre qui soutient le procès de ré-adéquation suppose à son tour une conception du signifiant comme localité indivisible. C'est-à-dire comme ponctualité. Pour que la lettre fasse retour, il est nécessaire, en effet, qu'elle soit insécable, que le signifiant reste unique, ne se morcelle pas en chemin : la lettre originale doit rester ce qu'elle est. Ce point, Lacan le nomme curieusement la « matérialité du signifiant » : matérialité « singulière en bien des points dont le premier est de ne point supporter la partition ».225

La lettre, qu'on la prenne au sens de l'élément typographique, de l'épître ou de ce qui fait le lettré, on dira que ce qu'on dit est à entendre à la lettre, qu'il vous attend chez le vaguemestre une lettre, voire que vous avez des lettres, - jamais qu'il n'y ait nulle part de la lettre 226

La parole pleine

Une lettre, des lettres, la lettre mais jamais de la lettre, telle est l'« atomystique » de (la) lettre, qui soutient la circulation du propre que Lacan lit dans La Lettre volée. Où Lacan prend-il cette matérialité singulière, cette indivisibilité qu'on ne trouve nulle part, demande Derrida ? Puisqu'il ne saurait s'agir d'une matérialité empirique, la lettre lacanienne doit impliquer une idéalité. Non pas celle de l'identité de la forme signifiante, distincte de ses instanciations empiriques, mais celle du « point de capiton » qui boutonne le signifiant au signifié. La ponctualité du signifiant se doit au point d'agrafe au sens.

On comprend, écrit Derrida, que Lacan trouve cette « matérialité » « singulière » : il n'en retient que l'idéalité. Il ne considère la lettre qu'au point où, déterminée (quoi qu'il en dise) par son contenu de sens, par l'idéalité du message qu'elle « véhicule », par la parole qui reste, dans son sens, hors d'atteinte pour la partition, elle peut circuler, intacte de son lieu de détachement à son lieu de rattachement, c'est-à-dire au même lieu.227

224 CP, p.453, Derrida souligne.

225 Ecrits I, op.cit., p.24

226 Ibid, Lacan souligne

227 CP, p.492-493

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Le système de l'idéalité du signifiant est empreint, d'en être un emprunt, du phonologisme le plus traditionnel. De même que, chez Husserl, l'appel à la voix venait répondre à la difficulté posée par l'indiscernabilité de la conscience et du langage impliquée par l'historicité des objets idéaux (souvenons-nous : « leur indiscernabilité n'introduira-t-elle pas la non-présence et la différence...au coeur de la présence à soi ? Cette difficulté appelle une réponse. Cette réponse s'appelle la voix. »228), de même chez Lacan c'est la phonè qui abrite la lettre du morcellement, de la puissance disséminatrice de l'écriture. En effet :

La voix provoque d'elle-même une telle interprétation : elle a les caractères phénoménaux de la spontanéité, de la présence à soi, du retour circulaire à soi. Elle garde d'autant mieux qu'on croit pouvoir la garder sans accessoire externe, sans papier et sans enveloppe : elle se trouve, nous dit-elle, toujours disponible où qu'elle se trouve.229

La voix, qui se donne comme élément diaphane de la signification (comme la narration plus haut), simule l'indivisibilité par son lien apparemment immédiat à l'idéalité d'un sens, dans l'unité d'une parole présente et vivante. C'est en elle que se loge la lettre lacanienne, tirant parti des effets idéalisateurs (et leurrant) de la voix qui garde la présence, que nous avons déjà vu en lisant La Voix et le phénomène. On retrouve, note Derrida, cette « massive coimplication, dans le discours lacanien, entre la vérité et la parole, la parole `'présente», `'pleine» et `'authentique» »230. Le relais par les valeurs de plénitude et d'authenticité articule les deux déterminations traditionnelles de la vérité, comme adéquation (« à un contrat originel : acquittement d'une dette ») et dévoilement (« du manque à partir duquel le contrat se contracte »). L'adéquation est dévoilement car la vérité du dire est révélation du manque qui ouvre la parole, retour au trou d'émission, indépendamment de toute référence à une chose visée au-delà du discours.

En effet, ce qui importe n'est pas tant que le sujet profère un discours vrai, conforme à l'objet, mais qu'il adresse à l'analyste une vraie parole, adéquate à elle-même, en laquelle le sujet dit quelque chose de son désir et ce faisant s'authentifie dans sa singularité inaliénable. Objectivement vraie ou fausse, véridique ou mensongère, peu importe : ce qui compte est que la parole du sujet témoigne de son ex-sistence. Non pas, bien entendu, celle d'un « moi », mais celle d'un sujet divisé, excentré par son désir qui est toujours désir de l'Autre, et où « il nous

228 VP, p.15, Derrida souligne.

229 CP, p. 493

230 CP, p.497

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faut situer le sujet de l'inconscient, si nous devons prendre au sérieux la découverte de Freud ».231Authenticité d'une parole qui n'est pas d'un « moi » donc, mais de l'autre en soi, d'un ça parle qui se manifeste de façon privilégiée en symptômes, rêves, lapsus, actes manqués etc. Certes. Il n'empêche : pour Lacan, le procès idéal de la cure analytique parcourt l'arc tendu entre une parole vide et une parole pleine, remplie d'assumer sa castration :

Nous avons abordé la fonction de la parole dans l'analyse par son biais le plus ingrat, celui de la parole vide, où le sujet semble parler en vain de quelqu'un qui, lui ressemblerait-il à s'y méprendre, jamais ne se joindra à l'assomption de son désir [...] Si nous portons maintenant notre regard à l'autre extrême de l'expérience analytique...nous trouverons à opposer à l'analyse du hic et nunc la valeur de l'anamnèse comme indice et comme ressort du progrès thérapeutique, à l'intrasubjectivité obsessionnelle l'intersubjectivité hystérique, à l'analyse de la résistance l'interprétation symbolique. Ici commence la réalisation de la parole pleine.232

Le procès de la cure, qui s'ouvre par le discours de l'on, se transforme progressivement en une re-élaboration discursive du passé (anamnèse), à laquelle invite le silence de l'analyste, tout disposé à saisir les moments, rares, où s'énonce une parole vraie, ou plutôt, devrait-on dire, où s'adresse une parole vraie. La vérité dont il s'agit en psychanalyse n'est pas extérieure au procès de la cure mais produite par le travail qui s'y fait ; elle dépend du dispositif analytique et de la relation asymétrique, appelée transfert, qui s'instaure entre l'analysant et l'analyste. L'authentification passe par l'intersubjectivité, en l'espèce par l'interprétation révélante du psychanalyste qui dérobe la parole de l'analysant pour lui restituer, « sous une forme inversée », la vérité de son dire (celle de son désir inconscient). Non comme un sens retrouvé sur lequel il s'agirait de gagner une maitrise consciente mais comme un signifiant libéré, qui pourra produire ses effets de réagencement symbolique. Tout cela ne peut passer que par l'interlocution vivante : il ne saurait s'agir d'écrire à son analyste ni de recevoir de sa part un discours enregistré.233

231 Ecrits I, op.cit., p.11

232 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits I, op.cit., p. 252

233 Dans un récent article sur le cadre psychanalytique en temps de confinement publié dans la revue AOC, la psychanalyste Silvia Lippi, fait état de toute la flexibilité offerte par le dispositif lacanien en matière de télécommunication, à l'exception notable (et sans surprise) de l'écriture : « Ainsi les difficultés de la télé-psychanalyse sont surmontables grâce à la présence du désir de l'analyste. Certes, ce désir ne peut pas tout. Par exemple, un entretien écrit, via mail ou courrier postal, ne saurait relever de la psychanalyse, car l'écrit écrase la synchronie, et donc la surprise d'être saisi par l'autre, au milieu d'un lapsus par exemple, et il exclut la contingence de chaque rencontre ». Voir Silvia Lippi, « Télé-psychanalyse : le transfert au temps du Corona », AOC, 3 juin 2020. En parlant de de lapsus par écrit, Derrida note qu'à deux reprises dans son commentaire de La Lettre volée, Lacan aura forcé le dessein en destin à propos de la citation de Crébillon recopiée par Dupin en guise de signature : « Un dessein si funeste, s'il n'est digne d'Atrée, est digne de Thyeste ».

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Finalement, la constellation formée par les valeurs de présence, de plénitude, d'authenticité, rassemblées autour de la vive voix, (sur)prend le discours de Lacan dans le filet phonocentrisme qui court de Platon à Freud. Et à l'instar de toute la tradition métaphysique qu'il entend situer comme discours du maître et dans laquelle il se meut néanmoins, Lacan « ne peut pas se passer de condamner... le simulacre de l'hypomnèse : au nom de la vérité, de ce qui lie mneme, anamnesis, aletheia, etc. »234

Destinerrance

Ce qui se trouve refoulé, au nom de la vérité, c'est donc l'écriture dans la voix, « l'écriture avant la lettre » comme l'écrivait Derrida dans De la grammatologie, autrement dit cette différance qui ouvre la parole mais ne se ferme jamais, interdisant tout ré-appropriation, ajournant indéfiniment la réalisation du sens plein, disséminant la lettre. Point de point (de capiton) chez Derrida. L'itérabilité - force de répétition, d'exportation - qui forme la structure de toute marque, sans laquelle aucune marque ne serait possible, cette itérabilité est aussi ce qui la divise originairement. Il y a toujours plus d'une marque. Ce qui signifie que :

contrairement à ce que dit le Séminaire en son dernier mot...une lettre peut toujours ne pas arriver à destination [...] Non que la lettre n'arrive jamais à destination, mais il appartient à sa structure de pouvoir, toujours, ne pas arriver. Et sans cette menace...le circuit de la lettre n'aurait pas même commencé. Mais avec cette menace, il peut toujours ne pas finir. Ici la dissémination menace la loi du signifiant et de la castration comme contrat de vérité. Elle entame l'unité du signifiant, c'est-à-dire du

phallus.235

Nous retrouvons ici un paradoxe que nous connaissons bien : la condition de possibilité est condition d'impossibilité. Pour qu'il y ait envoi il faut que la lettre se laisse toujours déjà ex-portée hors de son lieu d'origine (qu'un signe soit répétable hors contexte par exemple), mais cette structure d'envoi fait que son arrivée à destination doit être considérée comme un accident, ce qui revient à dire « qu'elle n'y arrive jamais vraiment, que quand elle arrive, son pouvoir-ne-pas-arriver la tourmente d'une dérive interne ».236 La divisibilité imprime au creux

234 CP, p. 501

235 CP, p.472

236 CP, p.517

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de chaque marque « un principe d'indétermination, de chance, de hasard ou de destinerrance ».237

Il s'agit ici de se rendre attentif au fait que la destinerrance, terme forgé par Derrida, dit la « positivité » d'une telle indirection, qui n'est rien moins qu'une modalité dérivée de la destination, une destination manquée. De même la dissémination n'est pas la perte d'un sens plein ou l'impossibilité toute négative d'y accéder. Ce n'est pas davantage une dispersion absolue, une dépense sans réserve. Ce que « la dissémination affirme [c'est] la génération toujours déjà divisée du sens »238, la non-origine, la substitution sans fin, l'irréférence au centre plutôt que l'absence de centre. Elle ne saurait, contrairement au phallus chez Lacan (castration et désir de la mère), occuper la place de signifiant transcendantal, lieu propre et non substituable où tout revient.239 Contrairement à Lacan qui feint d'abandonner la maîtrise dans la reconnaissance de la castration pour mieux la récupérer comme vérité du sujet, Derrida fait valoir que « le manque n'a pas sa place dans la dissémination »240. Le manque reste une catégorie métaphysique au principe d'une ontologie négative : le manque à être, trou aux bordures déterminables, ne manque pas d'être.

En ce sens la castration-vérité est le contraire du morcellement, son antidote même : ce qui y manque à sa place a sa place fixe, centrale, soustraite, à toute substitution. Quelque chose manque à sa place, mais le manque n'y manque jamais.241

L'indécidabilité ou l'incalculabilité des effets de la lettre ne doivent pas être entendues comme des valeurs négatives, comme l'échec de la décidabilité ou de la calculabilité. Certes, en 1962, dans son introduction à L'Origine de la géométrie, Derrida écrivait que la « notion d'in-décidable » n'a « un tel sens que par quelque irréductible référence à l'idéal de décidabilité », elle n'est « elle-même que si elle reste essentiellement et intrinsèquement hantée dans son sens d'origine par le telos de décidabilité dont elle marque la disruption »242. Mais, précisément, l'in-décidabilité « négative » à laquelle Derrida faisait allusion restait homogène au domaine de la décidabilité, prise dans l'opposition décidable du décidable et de

237 Jacques Derrida, « Mes chances. Au rendez-vous de quelques stéréophonies épicuriennes », Cahiers Confrontation, n°19, 1988, p.30

238 D, p.226

239 Lacan écrit aussi : « Le phallus est le signifiant privilégié de cette marque où la part du logos se conjoint à l'avènement du désir »

240 CP, p.470

241 CP, p.469

242 IOG, p.40

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l'indécidable. De cette indécidabilité au sens étroit, il faudrait distinguer une indécidabilité générale, dé-bordant, de l'inscrire en elle, toute décidabilité, et à laquelle l'herméneute s'aveugle en s'aveuglant au sens : comme aux effets de cadre invisibles qui sans cesse relancent la lettre, la dérobent à toute saisie définitive, non sans susciter en retour un désir d'appropriation, de maitrise, de vérité. Ce qui se re-marque dans certains textes « littéraires », en particulier dans La Lettre volée.

La carrure d'une scène d'écriture

C'est pourquoi, après ce que nous n'appellerons pas un « détour » par l'analyse critique de l'interprétation lacanienne, Derrida propose une lecture de La Lettre volée qui s'efforce de reconnaître sa « structure disséminale ». Elle passe par la prise en compte du logement du récit dans la scène d'écriture. Qui n'est pas simple.

On se souvient qu'au moment de mettre en évidence le cadre textuel omis par Lacan, et notamment de distinguer la narration de la fiction, Derrida se demandait où commençait cette dernière : au titre de la nouvelle, à l'exergue, au chapeau introductif précédant les deux scènes dialoguées ? Derrida relit le premier paragraphe de La Lettre volée. Le narrateur s'y narre :

J'étais à Paris en 18...Après une sombre et orageuse soirée d'automne, je jouissais de la double volupté de la méditation et d'une pipe d'écume de mer, en compagnie de mon ami C. Auguste Dupin, dans sa petite bibliothèque ou cabinet d'étude rue Dunôt, n°33, au troisième, faubourg Saint-Germain.243

Tout « commence », note Derrida, « dans » une bibliothèque. Loin d'être un simple « décor littéraire », l'indication de mise en scène encadre la scène d'écriture dans une scène plus grande. Le lieu de la narration est ainsi mis en abîme, la bibliothèque étant le lieu par excellence de l'archi-écriture, du texte général : renvoi de textes en textes sans origine ni fin. C'est dire que rien ne commence vraiment : La Lettre volée, le texte qui porte ce titre, est d'emblée emporté dans le mouvement de la « dérive textuelle », ouvert à la greffe infinie sur d'autres écritures. Et d'abord sur le réseau, disons interne, le milieu dans lequel s'insère la nouvelle, et auquel le narrateur renvoie explicitement à la deuxième phrase :

Pour mon compte, je discutais en moi-même certains points qui avaient été dans la première partie de la soirée l'objet de notre conversation ; je veux parler de l'affaire de la rue Morgue et du

243 Nouvelles extraordinaires, op.cit., p.92 les italiques sont en français dans le texte.

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mystère relatif à l'assassinat de Marie Roget. Je rêvais donc à l'espèce d'analogie qui reliait ces deux affaires quand la porte de notre appartement s'ouvrit...244

La Lettre volée est donc à son tour encadrée, deux fois cadrée, inscrite dans une machine textuelle plus large, comme la troisième fiction d'une série qui compte aussi Double Assassinat dans la rue Morgue et Le Mystère de Marie Roget. Remontant la chaîne textuelle, Derrida ouvre le Double Assassinat pour y lire les circonstances de la rencontre entre le narrateur (narrant-narré) et Dupin et remarquer que « le remarquable insiste » : la rencontre y est dite avoir lieu dans un « obscur cabinet de lecture ». Derrida suit alors la relation de la liaison qui se constitue entre les deux personnages, menant sur les voies du double et du double dédoublé, que pour notre part nous ne suivrons pas. Mais tout y confirme « qu'elle ne laissera jamais au narrateur dit général la position d'un rapporteur neutre et transparent, n'intervenant pas dans la relation en cours »245. Les triangles narrés sont toujours compliqués par l'avancée discrète du metteur en scène dans la scène, comme l'archi-écriture qui se remarque dans l'écriture.

L'important est de noter que La Lettre volée, la fiction ainsi intitulée, ne peut être considérée comme une entité indivisible, indépendante et fermée sur elle-même. A la prendre comme une totalité close, même en y comptant le narrateur et la narration, on manque ce qui du « dedans » la divise, à savoir des morceaux de son contenu qui la dé-borde de l'encadrer dans des ensembles qui à leur tour s'ouvrent de l'« intérieur », et ainsi de suite. « Des morceaux sans tout, des `'partitions» sans ensemble, voilà ce qui déjoue ici le rêve d'une lettre sans partition, allergique à la partition. A partir de quoi le sème `'phallus» erre, commence par disséminer, non pas même à se disséminer ».246

Ce qui se trouve ainsi en jeu, dans ce jeu de dupes (dupé-dupant, comme Dupin, comme tous et toutes), c'est moins la topologie - empirique ou transcendantale, positive ou négative - qui détermine la localité de la lettre, que la condition topologique elle-même qui suppose que, quelque part, à un moment donné, il soit toujours possible de faire le point. C'est dire que « dans » le texte la vérité n'a pas lieu. Non qu'elle se trouve, du reste, au-delà, dans un hors-texte dont nous avons mesuré l'inconsistance. C'est dire aussi que, du fait de cette divisibilité

244 Ibid, p.92

245 CP, p.514

246 CP, p. 513-414

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sans terme, une analyse, et par exemple une psychanalyse, est interminable. Serait-ce là la vérité de la déconstruction ? Si l'on y tient, et sans doute y tenons-nous247.

Mais à se cramponner ainsi à la vérité, on risque, à nouveau, de méconnaître la lettre : non pas celle dans le texte, avec son trajet propre, qu'on peut certes reconstituer en faisant abstraction de l'écriture, « mais celle qu'il `'est» qu'il décrit, `'lui-même», comme l'écart du quatre, sans promesse de topos et de vérité ».248 Au risque donc, sans doute pour partie inévitable, de ne pas lire : par exemple le texte intitulé La Lettre volée qui, au moment où il nous dupe en feignant de nommer son contenu - l'histoire captivante d'une lettre qui arrive à destination - se dérobe à toute localisation, à toute saisie, s'abîmant dans ce que Derrida appelle joliment son « feint titre ». Ce qui vaudrait aussi, bien entendu, pour le texte intitulé « Le facteur de la vérité ».

***

Quoi donc de la vérité chez Derrida serions-nous (derridiennement) tentés de demander au moment de conclure (sans point final cela va sans dire) cette deuxième partie ? A la fin de la première partie, on s'en souvient, nous interrogions la possibilité pour la déconstruction de faire un pas au-delà de la vérité dès lors que la redoutable mise en question des assises de la vérité - de la présence du présent - s'énonçait dans un discours se laissant, pour ainsi dire, dédire par son langage et sa rigueur. La raison, le savoir, ne s'y retrouvaient-ils pas ? Inscrire la vérité dans le jeu d'une archi-écriture refoulée par la voix qui s'entend, n'était-ce pas dénoncer l'illusion phonocentrique d'une présence pure ? N'était-ce pas, sur un mode déniaisant, écrire la vérité ?

Mais, reconduire ainsi la déconstruction à la vérité - ce qui semble toujours possible - c'est compter sans l'écriture, précisément, sans cette puissance de répétition, de simulacre, « d'avant » la distinction entre réalité et illusion, vérité et non-vérité. Pas au-delà de la vérité, sans doute, mais pour brouiller la limite qui donne sens au franchissement (au-delà de la distinction oppositionnelle entre vérité et non-vérité donc, si la catégorie d'au-delà n'était elle-même, pour cette raison même, à suspecter). La vérité qui s'écrit s'abîme dans la graphique de l'hymen, dans une indécidabilité « première » qui déroute le sémanticien. C'est qu'il n'en va

247 Dans Résistances - de la psychanalyse, op.cit., p.48, Derrida écrit : « Paradoxe seulement apparent : c'est parce qu'il n'y a pas d'élément indivisible ou d'origine simple que l'analyse est interminable. La divisibilité, la dissociabilité et donc l'impossibilité d'arrêter une analyse, comme la nécessité de penser la possibilité de cette indéfinité, telle serait peut-être, si on y tenait, la vérité sans vérité de la déconstruction ».

248 CP, p.472

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pas, avec cette indécidabilité-là, d'une simple impossibilité à trancher entre des pôles sémantiques bien définis : elle se joue dans l'entre, dans l'espacement qui, tel l'éventail mallarméen, rassemble et disperse le texte sans qu'il soit possible d'en arrêter le mouvement, sans qu'il ne soit jamais possible de fixer un sens une fois pour toutes. L'opposition décidable du vrai et du non-vrai est suspendue d'être en suspens, dans un no man's land où, comme le dit Levinas dans le beau texte qu'il dédie à Derrida « rien n'est plus habitable pour la pensée »249, faute de repère stable, faute de lieu où prendre racine.250

Vertige d'une dérive signifiante qui opère déjà dans la langue de tous les jours, dans le langage dit courant, mais qu'on n'éprouve pas ou peu car il appartient à la structure de la trace de se retirer sous l'effet de sens qu'elle rend possible. Finalement, si la vérité ne se trouve qu'à mettre l'écriture sous le boisseau, cette opération est d'autant plus aisée que l'écriture se prête d'elle-même à cet effacement. Reste que la trace ne s'efface pas sans reste, même là où l'on n'en veut rien savoir. Par l'écriture, la déconstruction aura cherché à exhumer la textualité de tous discours : à tympaniser - la philosophie, souvent dure de la feuille, en faisant ressortir, à l'angle d'une certaine re-marque, la ligne de fuite par où le sens (se) défile et la vérité avec elle : parade stylistique déjouant toute prise dialectique de ne jamais se laisser déterminer en contenu univoque.

Ce ne sont pas tant les styles derridiens que nous aurons examinés dans cette partie mais, par un détour ou un pli supplémentaire, la manière dont Derrida aura réfléchi, dans une certaine « littérature », cet art du suspens qui fascine Mallarmé dans Crayonné au théâtre, cette voltige qui « toute condensée à la pointe de la danseuse ou de l'idée...(d)écrit toujours, en outre la structure du tissu littéraire, le mouvement même de son inscription, `'hésitation» devenant écriture ».251 Ecriture abyssale qui n'en finit pas de spéculer sur elle-même dans un jeu de miroir sans dehors, ou plutôt qui inscrit en lui des effets de sorties. Notons, cependant, qu'en écrivant/lisant Poe ou Mallarmé, Derrida ne cherche pas à préserver le « littéraire » de la philosophie ou de la psychanalyse ; plutôt à montrer ce qui, dans la facture de ces textes, résiste à l'appareillage conceptuel qui tente de s'y mesurer, et d'abord parce que la métaphysique dualiste, qui commande souterrainement la composition des oeuvres où son commentaire s'applique avec succès, ici ne s'y retrouve pas. Par leur tournure, ces textes témoignent d'une capacité déconstructrice souvent plus forte que les discours démonstratifs. Toutefois, en se

249 Emmanuel Levinas, «Tout autrement» dans Cahiers de l'Herne, dir. Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Edition de l'Herne, Paris, , 2004, p.16

250 On pense ici aussi aux résonances avec « Rhizome », l'introduction de Mille Plateaux de Deleuze et Guattari.

251 Cité dans D, p.293

tournant vers cette écriture au carré, il ne s'agit aucunement, faut-il le préciser, de céder à « un confusionnisme esthétisant, aveugle à l'art autant qu'à la philosophie, et qui voudrait nous faire conclure que...l'ère du philosophe-artiste étant désormais ouverte, la rigueur du concept pourrait se montrer moins intraitable, qu'on allait pouvoir dire n'importe quoi et militer pour la non-pertinence, ce qui revient toujours à rassurer et confirmer, à laisser hors d'atteinte l'ordre auquel on croit alors s'opposer ».252

Se risquer à ne rien vouloir dire n'est pas sacrifier au non-sens ou à la non-vérité, proclamées valeurs subversives - ce qui serait encore s'amarrer, par la négative, à l'ordre contesté. C'est plutôt, d'un geste ni simplement actif ni simplement passif, s'ouvrir à ce qui du dedans du logos, « dans » « l'espace » sans vérité de l'écriture, échappe à toute maîtrise, toute compréhension, toute appropriation définitive. Ce que la déconstruction de la vérité affirme c'est la contamination originaire, le complexe, l'inextricable, le « et » de la liaison irréductible et par suite (paradoxe apparent) la nécessité du déchiffrement infini du texte - pour qui le lit. Il ne saurait donc s'agir d'en finir avec le sens : conséquence analytique, si l'on veut, de ce que la pensée de la différance enseigne, à savoir, comme l'écrit Levinas : que « les significations ne convergent pas vers la vérité. Ce n'est pas elle la grande affaire ! »253. D'où notre question : quelle est donc la grande affaire ? (s'il y en a une, et s'il y en a une). Autrement dit : qu'est-ce qui pousse la déconstruction à entamer cette analyse interminable ?

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252 EP, p.60

253 « Tout autrement », art.cit., p.17

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3. Il faut l'impossible

Arrivés à la dernière partie de notre travail nous sommes prosaïquement tentés de nous demander : pourquoi tout cela ? pourquoi déconstruire la métaphysique ? pourquoi déconstruire la vérité ? Cela s'entend : quel sens donner à cette démarche ? en vue de quoi la déconstruction se poursuit-elle ? Ainsi posées, ces questions ne semblent autoriser qu'une seule réponse, celle du sens précisément, du bon sens : au nom de quoi, en effet, se lancer dans une telle entreprise hypercritique sinon au nom de la vérité ? « Quel sens où quel intérêt y aurait-il à `'déconstruire la métaphysique», demande Rogozinski, si le nom de `'métaphysique» ne désignait pas une illusion, un mode de la non-vérité ? Et pourquoi faudrait-il la déconstruire...si l'on ne s'était pas décidé par avance contre l'illusion métaphysique, pour la vérité ? ».254

Tout ce que nous avons vu de la déconstruction jusqu'ici inviterait à se méfier de ces oppositions tranchées entre vérité et non-vérité, vérité et illusion, du recours au sens d'une démarche et au telos de vérité qui commanderait à distance toute prise de parole, de position, non seulement parce que la valeur de vérité (réalisée ou manquée) serait l'origine ou l'horizon du sens mais aussi parce que tout acte de langage se ferait en vue de la vérité. Comme si la bouche ne s'ouvrait qu'à promettre de dire vrai (même et surtout quand il s'agit de mentir). Enoncés incontestables, sans doute, dès lors que l'on accrédite sans réserve le système de l'intention, du vouloir-dire. Et, peut-être, est-il nécessaire, pour des raisons politiques, éthiques, juridiques, de maintenir un certain crédit à cette franchise.255 Néanmoins, à reconnaître la nécessité de l'hétéro-affection dans l'auto-affection, on est amené à reconsidérer ce qui semble aller de soi : à reconnaître que, la présence (à soi) étant toujours déjà différée, le sujet barré ne peut que manquer à sa parole - non que toute engagement langagier soit parjure (mais que reste-t-il de la robustesse de ce concept de parjure quand les voix se multiplient, quand l'univocité se perd ?) seulement, le milieu d'itérabilité dans lequel il s'inscrit complique originairement la sûre distinction entre le vrai et le non-vrai, la bonne foi et la mauvaise, la véracité et le

254 « `'Il faut la vérité» (notes sur la vérité de Derrida) », art.cit., p.19

255 Voir « Histoire du mensonge. Prolégomènes», dans Cahiers de l'Herne, op.cit., p.499, Derrida écrit : « Si, fût-ce pour des raisons de finesse et de rigueur conceptuelles, j'engageais le concept de mensonge dans toute la pliure mobile et fluide de cette complication, cette exigence théorique ou phénoménologique risquerait, c'est un enjeu sur lequel nous reviendrons, de perdre de vue une arête classique du mensonge, difficile à délimiter sans doute, mais sans laquelle aucune éthique, aucun droit et aucune politique ne survivrait, qui ont besoin, dans leur axiomatique fondamentale, de références aussi sommaires mais aussi décidables que l'opposition du mensonger et du vérace, de la bonne foi et de la mauvaise foi, etc. Ce concept carré, décidable, indispensable mais aussi brut et brutal du mensonge, je propose que nous le surnommions le franc-concept du mensonge... »

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mensonge, etc. Cela n'interdit nullement d'en décider, en responsabilité. Mais qui pourra jamais s'assurer et assurer à l'autre qu'il dit vraiment ce qu'il pense et pense vraiment ce qu'il dit ? S'il y a promesse de vérité, elle doit être dissociée des valeurs de volonté ou de vouloir-dire ; elle ne saurait être de l'ordre de la vérité, comme une nécessité logique immanente à tout langage comme le voulait Kant, mais relèverait d'un performatif, d'une promesse, peut-être intenable, qui en appelle à la croyance. Nous y reviendrons.

La déconstruction n'a, semble-t-il, pas à être vraie - ce qui n'implique surtout pas qu'elle soit fausse - pour (se) donner à lire et produire ses effets. Ainsi, à prendre le travail déconstructeur en considération, à y souscrire si l'on veut, on ne demandera plus « pourquoi la déconstruction ? » mais peut-être : qu'est-ce qui pousse à déconstruire ? qu'est ce qui met la déconstruction en mouvement ? Non que nous cherchions à substituer une cause motrice à une cause finale, un déterminisme psychologique, voire psychanalytique, à une volonté pensante, mais plutôt à faire droit à une possibilité plus ancienne : ni efficiente ni intentionnelle, la « cause », s'il y en a, serait celle qui, avant tout soi, engage et pousse à en-découdre, celle à quoi on ne peut que répondre « oui » quand elle appelle, pour causer.

Par exemple à telle conférence intitulée « Résistances » (reprise en ouverture du recueil Résistances - de la psychanalyse) au cours de laquelle Derrida se livre. Il se livre à ce qu'il appelle « une sorte d'auto-analyse plus ou moins impersonnelle », un éclaircissement de ce qu'il entend sous le nom de déconstruction. Il en va, écrit Derrida, d'analyse et de résistance. Mieux : d'hyperanalyse parce que de résistance à l'analyse, laquelle ne doit pas s'entendre simplement comme un reliquat, en fait ou en droit, inanalysable mais comme un reste dont la restance est hétérogène à l'ordre de l'analyse, pour n'être rien, ni essence, ni existence, étant-présent ou absent : une différance. Ce qu'explique alors Derrida c'est que la déconstruction - dé-constitution, dé-sédimentation, dé-composition etc. des édifices conceptuels - à la fois obéit à une exigence analytique et résiste au double motif qui forme toute ana-lyse, à savoir : la remontée vers l'originaire (le motif anagogique) et la déliaison dissociative jusqu'au simple (motif philolytique). S'il n'y a pas d'origine simple, nous l'avons vu, c'est que tout « commence » par une différance (une trace, une répétition etc.) mais cette différance ne peut être décelée que par une radicalisation du geste analytique (ontologico-transcendantal), qu'il faut donc maintenir comme réquisit. De cette double contrainte (double bind) Derrida écrit :

Ce qui pousse la déconstruction à analyser sans relâche les présupposés analytistes et dialecticistes de ces philosophies [celles de Kant, Hegel, Husserl et Heidegger], et sans doute de la philosophie même ; ce qui ressemble en elle à la pulsion ou au pouls de son mouvement propre, une

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compulsion rythmée à traquer le désir d'originarité simple et présente à elle-même, eh bien, cela même - voilà le double bind dont nous parlions à l'instant - la pousse à une surenchère analytiste et transcendantaliste.256

Evoquant elliptiquement « ce » qui pousse la déconstruction, laissant au pronom indéfini la charge de maintenir les possibles ouverts, Derrida mentionne quelques lignes plus loin « une affirmation donatrice qui reste l'ultime inconnue pour l'analyse qu'elle met pourtant en mouvement »257. Quoi donc de cette affirmation donatrice ? de ce « oui » qui donne son mouvement à la déconstruction, inaugure sa performance ? c'est-à-dire non seulement ce qui alimente sa surenchère analytique mais aussi provoque son intervention dans le champ déconstruit, notamment par cette écriture tympanisante dont nous avons vu qu'elle n'était rien moins qu'accessoire. Car, Derrida, à de nombreuses reprises, y insiste258 : la déconstruction n'est pas neutre, elle entend intervenir activement, faire bouger les choses. N'est-ce pas le moins qu'on puisse attendre d'une pensée de la différance ? Une pensée dont nous aurons d'ailleurs senti qu'elle est de part en part traversée d'enjeux éthico-politiques, c'est-à-dire aussi de tension et de conflictualité, jusqu'à le remarquer dans le a inentendable, la « grosse faute d'orthographe » qui inscrit la différance en marge de la verbalisation policée de la différence :

Le mot différence (avec un e) n'a jamais pu renvoyer ni au différer comme temporisation ni au différend comme polemos. C'est cette déperdition de sens que devrait compenser -économiquement- le mot différance (avec un a)259

C'est à ces enjeux éthico-politiques de la déconstruction que nous nous intéresserons, dans cette dernière partie, à supposer qu'on puisse encore ainsi délimiter les choses. Nous verrons qu'il ne s'agit aucunement de tirer des conséquences pratiques de la déconstruction. Celle-ci est toujours déjà engagée par et dans une promesse éthique : il en va dès l'entame, quoiqu'en disent celles et ceux qui défendent l'idée d'un tournant éthico-politique chez Derrida, de justice, d'une justice infinie, irréductible au droit constitué, mais qui exige néanmoins de se faire loi. Nous tenterons de montrer en quoi cette justice hyperbolique, que nous aurons d'abord

256 Résistances - de la psychanalyse, op.cit., p. 43, Derrida souligne

257 Ibid, p. 44

258 Voir par exemple, Positions, op.cit. p.129 : « Pourquoi s'engager dans un travail de déconstruction, plutôt que de laisser les choses en l'état ? [...] La déconstruction, j'y ai insisté, n'est pas neutre. Elle intervient. » (c'est Derrida qui souligne).

259 M, p.8

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à examiner, implique une conception renouvelée de la vérité. En quoi elle engage également la promesse d'une langue à venir.

A) Justice et déconstruction

Il n'y a pas de commencement absolu, telle serait une autre manière de dire ce qu'enseigne la déconstruction. Aucun ordre établi ne peut s'assurer rationnellement de ses propres fondements, c'est-à-dire de sa légitimité. Nous l'avons vu : le travail déconstructeur, partout où il s'applique, fait apparaître une décision qui ne se dit jamais comme telle, un coup de force qui, au nom de la vérité, refoule la différance en prétendant la dériver d'une présence originaire qu'on ne trouve nulle part. C'est pourquoi, avant même toute (mise en) question, toute sollicitation de quelque architecture conceptuelle que ce soit, ça se déconstruit, c'est en déconstruction. Telle est la possibilité de la déconstruction. Mais, la décision de déconstruire elle-même, d'où prend-elle son départ ? D'où vient la « force » qui l'anime, et qui lui donne sinon son « lieu propre » du moins son élan et son orientation ? A ces questions, Derrida répond sans ambages : c'est l'appel de la justice, par-delà toute légalité historique, qui engage la déconstruction : un oui à l'autre, à l'arrivant, à ce qui vient, c'est-à-dire aussi, nous tâcherons de l'expliquer, à l'impossible.

Oui à l'autre

Dans le texte « Nombre de oui », Derrida formalise la loi d'un oui au langage d'avant tout langage déterminé, un « oui archi-originaire » qui « ressemble à un performatif absolu », qui « ne décrit et ne constate rien mais engage dans une sorte d'archi-engagement, de consentement ou de promesse qui se confond avec l'acquiescement donné à l'énonciation qu'il accompagne toujours, fût-ce silencieusement et même si celle-ci devait être radicalement négative ».260

Ce oui imprésentable, imprononçable, étranger au savoir, n'est l'acte d'aucun sujet en ce qu'il précède tout sujet qu'il rend possible ; il n'est pas un événement, n'appartient pas à ce que nous appelons communément l'histoire. Et pourtant, il est présupposé par tout acte de langage, tout énoncé qu'il ouvre à l'événementialité. Tout ce qui se dit ou ne se dit pas, toute question, toute négation signifiées, tout métalangage qui chercherait à le dominer, impliquent ce oui au dire, ce don du langage qui se donne dans un passé absolu, hors de tout présent, hors de tout échange, qu'on ne peut refuser. Il en va d'un coup de don qui engage malgré soi dans

260 Jacques Derrida, « Nombre de oui », Psyché, Inventions de l'autre, Paris, Galilée, 1987, p.647

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l'espace d'une promesse plus vieille que soi, une promesse originaire et sans contenu propre sinon de parler, de s'adresser à l'autre. Il en va aussi d'une loi d'avant toute loi à laquelle il faut se plier : « Ordre ou promesse, cette injonction (m')engage de façon rigoureusement asymétrique avant même que j'ai pu, moi, dire je, et signer, pour me la réapproprier, pour reconstituer la symétrie, une telle provocation »261. On retrouve ici le don de la langue comme la loi dont parlait déjà Saussure. Ainsi, un sujet parlant n'advient qu'à acquiescer d'un silence affirmatif à la langue déjà là, avant lui, dans laquelle il est engagé et qui l'engage à parler. La structure de l'avant-dans re-nomme ici ce que nous avons précédemment vu sous le nom de structure quasi-transcendantale : « Car [le oui pré-originaire], s'il est `'avant» la langue, marque l'exigence essentielle, l'engagement, la promesse de venir à la langue, dans une langue déterminée. Tel événement est requis par la force même du oui »262.

Plus vieux que toute opposition, que tout sujet et tout objet, ce oui archi-originaire se tient en vérité entre deux oui. Il est originairement une confirmation, une réponse : « Il est d'abord second, venant après une demande, une question ou autre oui »263. Mais il se promet à son tour à une confirmation dans un prochain oui, un oui à venir et pourtant en un sens déjà là d'être promis. Si bien que le oui toujours déjà se ré-affirme, se dédouble en un oui, oui. La structure de répétition, sans laquelle il n'y aurait aucun oui (puisque ce n'est qu'avec sa réédition que le « premier » oui apparaît « comme tel », dans l'après-coup), ouvre le champ de la mémoire et de la promesse mais aussi, simultanément de l'oubli et du simulacre.

Comme le second oui habite le premier, la répétition augmente et divise, partage d'avance le oui archi-originaire. Cette répétition qui figure la condition d'une ouverture du oui, le menace aussi : répétition mécanique, mimétisme, donc oubli, simulacre, fiction, fable.264

Par où l'on voit que le oui au dire ne saurait être un oui à la vérité mais à l'appel de l'autre, avant tout soi, à la « prévenance de la trace »265. Dès que je parle, avant même de dire quelque chose de déterminé et qui n'est pas nécessairement une promesse, je suis engagé dans la promesse de répondre à l'autre, déjà là avant moi. Et en disant oui, je promets encore, à nouveau, de confirmer cette réponse, de continuer à parler, à m'adresser à l'autre. Cet espace de la promesse qui précède et enveloppe toute parole (et donc en particulier, toute promesse

261 « Comment ne pas parler », Psyché, op.cit., p.561, Derrida souligne.

262 Ibid, p. 644

263 « Nombre de oui », art.cit., p. 649

264 Ibid, p.649

265 « Comment ne pas parler », art.cit., p.561

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déterminée) engage d'emblée une responsabilité à l'égard de l'autre, une responsabilité avant toute liberté, toute maîtrise. Que je le veuille ou non je suis responsable de l'autre, je lui réponds, j'en réponds : je dis oui à la différance de l'autre, à cette altérité absolue et irrécupérable, non dialectisable, ouvrant un avenir inanticipable - la venue de l'autre - depuis un passé lui aussi tout autre, immémorial (que l'on peut penser depuis l'événement sans évènement du don du langage mais aussi du don de la vie, par exemple de « sa » naissance à laquelle personne ne fut présent).

Force de loi

Si le oui archi-originaire marque qu'il y a toujours déjà de l'autre avant (tout) soi, un autre dont on est d'avance responsable, alors il faut convenir que l'éthique et le politique ne surviennent pas à une écriture de l'écriture qu'on croirait à tort repliée sur elle-même en ce qu'elle vient troubler la référence tranquille à l'extériorité simple. L'affirmation exigée par le don engage d'emblée, comme une promesse qui donne le mouvement, la déconstruction dans l'éthico-politique : elle est de bout en bout pensée de la justice.

Si tournant il y a dans la pensée de Derrida, comme certains l'affirment266, il s'agirait donc plutôt d'une inflexion de style : le passage d'un discours oblique à un discours, sinon direct, du moins plus explicite sur l'idée de justice. C'est en 1989, en ouverture d'un colloque portant sur « Deconstruction and the Possibility of Justice », que Derrida « adresse », comme il le dit en comptant avec la richesse idiomatique du verbe anglais « to adress », la question de la justice, dans un texte intitulé « Du droit à la justice » repris dans le volume Force de loi. Il commence par rappeler que, malgré les apparences, cette question n'est pas nouvelle :

Il va sans dire que des discours sur la double affirmation, le don au-delà de l'échange et de la distribution, l'indécidable, l'incommensurable ou l'incalculable, sur la singularité, la différence et l'hétérogénéité sont aussi, de part en part, des discours au moins obliques sur la justice.267

Ce qui est nouveau, donc, c'est un certain mode d'exposition, un certain style d'adresse qui se voudrait plus direct quand il s'agit « d'adresser », sans détour, le problème de la justice (c'est l'usage transitif permis en anglais sur lequel joue Derrida). Or, précisément, Derrida

266 Voir par exemple, Peter Dews, « Déconstruction et dialectique négative : la pensée de Derrida dans les années 1960 et la question du `'tournant éthique» », dans Le Moment philosophique des années 1960 en France, dir. Patrice Maniglier, Paris, PUF, 2011, p.409-429

267 FDL, p.21

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soutient « que l'on ne peut pas parler directement de la justice, thématiser ou objectiver la justice, dire `'ceci est juste» et encore moins `'je suis juste» sans trahir immédiatement la justice, sinon le droit ».268 Pourquoi ? D'où vient cette distinction entre justice et droit, entre justice et justice comme droit ?

Pour le comprendre il peut être utile de repartir du syntagme « force de loi ». Le concept de loi a pour prédicats essentiels, il comprend analytiquement, la généralité et l'applicabilité. Une loi, pour être ce qu'elle est, doit être générale et « enforceable », c'est-à-dire applicable par la force, « que cette force soit directe ou non, physique ou symbolique, extérieure ou intérieure, brutale ou subtilement discursive - voire herméneutique -, coercitive ou régulative etc. ».269 En un premier sens, force de loi désigne donc la force de la loi, la force jugée légitime et seule capable de mettre un coup d'arrêt à la violence, à la force illégitime qu'on appelle parfois la loi du plus fort. Mais Derrida entend distinguer de cette acception, somme toute classique, une autre entente faisant résonner une articulation plus enfouie, plus profonde et aussi plus cachée entre la loi et la force : celle d'une force originaire, performative, qui se trouve au fondement du droit, de la justice comme droit.

Pour ce faire Derrida convoque le fameux mot de Pascal, repris de Montaigne, sur le « fondement mystique de l'autorité », que la lecture conventionnelle, note Derrida, interprète en un sens conventionnaliste, relativiste. En un mot : nous n'obéissons pas aux lois parce qu'elles sont justes en elles-mêmes, mais parce qu'elles ont de l'autorité, autorité qu'elles tirent de la coutume - c'est-à-dire d'un certain état de fait - et du crédit que nous lui accordons. La force de la loi se trouve, en réalité, au service des plus forts. Ainsi, souligne Derrida, on peut lire dans la pensée pascalienne, « les prémisses d'une philosophie critique moderne, voire une critique de l'idéologie juridique, une désédimentation des superstructures du droit qui cachent et reflètent à la fois les intérêts économiques et politiques des forces dominantes de la société ».270

Mais cette lecture « moderne », qui effectivement dissocie la justice et le droit, laisse ouverte la possibilité que la justice soit, en droit, réalisée (au besoin après la révolution). Or, c'est cette possibilité que Derrida entend réfuter en proposant une critique encore plus radicale de l'idéologie juridique, à partir d'une interprétation, elle-même plus radicale, de ce que Montaigne et Pascal appellent le « fondement mystique de l'autorité ». Celui-ci ne désignerait pas seulement l'acte de foi nécessaire au maintien des lois (c'est-à-dire à la consolidation de

268 FDL, p.36

269 FDL, p.18

270 FDL, p.32

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l'existant) mais le coup de force à l'origine de toute institution du droit : « une force interprétative et un appel à la croyance »271 impliqués au moment du surgissement de l'ordre juridique en tant que tel. Autrement dit, la justice comme droit, qui dit déduire ses fondements de principes ontologiques ou rationnels, en appellerait secrètement à la force performative d'un langage instituteur ; celui-ci ferait advenir un état de choses que le droit naissant prétendrait ensuite constater calmement, codifier, régler, livrant ainsi la justice au calcul, au jugement déterminant qui subsume un cas sous une loi qu'on dira également vraie (universelle et nécessaire) ou juste.

Or l'opération qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi, consisterait en un coup de force, en une violence performative et donc interprétative qui en elle-même n'est ni juste ni injuste et qu'aucune justice, aucun droit préalable et antérieurement fondateur, aucune fondation préexistante, par définition, ne pourrait ni garantir ni contredire ou invalider.272

Tel serait donc le fondement mystique, une violence sans fondement à l'origine de l'auto-position du droit - ce qui ne déporte pas nécessairement les lois instituées dans l'illégalité mais rappelle qu'elles « ne sont ni légales ni illégales en leur moment fondateur » en ce qu'elles « excèdent l'opposition du fondé et du non-fondé ».273 La loi de la loi, si l'on ose dire, c'est d'avoir à se fonder hors de la légalité, hors d'elle-même donc, incapable de se justifier et produisant après-coup la fiction de sa légitimité (par exemple comme résultant d'un contrat social). Si l'on ne peut dire « ceci est juste » sans trahir la justice c'est donc d'abord parce qu'aucun système juridique ne peut déterminer objectivement ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, étant structurellement contaminé par la violence de son institution, par une violence originaire qui se tient en deçà de toute partition juridico-métaphysique entre fait et droit. (Violence en un sens inouï donc, violence sans violence et que Derrida, semble-t-il, continue d'appeler violence pour marquer que le fondement du droit est étranger au droit - ce que le droit institué détermine comme violence).

Justice incalculable

Cette historicité implique que le droit soit essentiellement déconstructible : il est toujours possible de dé-faire, de dé-constituer par analyse, l'axiomatique de telle ou telle

271 FDL, p.32

272 FDL, p.33, Derrida souligne.

273 FDL, p.34

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configuration sociale et historique de la justice qui tend à se présenter comme vérité anhistorique, fondée en raison (autrement dit qui tend à naturaliser un droit positif prétendant, à la limite, contraindre sans forcer, comme une loi de la nature). Et cette déconstructibilité, remarque Derrida, est « la chance politique de tout progrès historique »274, de la perfectibilité du droit, même si le droit en tant que tel ne pourra jamais être parfaitement juste. Est-ce à dire qu'il faut faire son deuil de la possibilité de la justice ? A cette question Derrida semble répondre à la fois oui et non : si la justice est possible elle ne l'est qu'en tant qu'impossible.

Notons d'abord que, même si elle n'est pas réalisable, il y a la justice. Comment, en effet, pourrait-on parler d'injustices déterminées dans un droit, ou de lois illégitimes, sans cette idée d'une justice absolue ? Seulement, « il ne faut pas se tromper d'adresse ». Si la justice est en excès sur toute légalité sociale instituée ce n'est pas seulement parce que l'institution est toujours une violence performative mais, peut-être plus fondamentalement, parce que la justice est hétérogène à l'ordre du droit qui est celui du calcul, de la distribution des droits et des devoirs, des rétributions et des sanctions dans un système de prescriptions codées : la justice est incalculable en ce qu'elle s'adresse toujours à « une singularité, des individus, des groupes, des existences irremplaçables, l'autre ou moi comme l'autre, dans une situation unique ».275 Il en va d'une justice verticale, évènementielle, celle universelle mais non universalisable, d'un cas, dans son incommensurable singularité. C'est pourquoi à chaque fois que la justice est inscrite dans un droit positif - et nous verrons qu'elle doit l'être- elle est pour ainsi dire trahie par la généralité de la règle. La disproportion essentielle entre la justice et le droit génère comme un appel et c'est à cet appel toujours insatisfait de la justice infinie, en tant que telle indéconstructible, que la déconstruction répond et ce faisant, se met en situation d'en répondre.

Il convient donc ici de préciser que si c'est l'être-déconstructible du droit présent qui rend la déconstruction possible, c'est l'indéconstructibilité de la justice, toujours à venir, qui lui donne son mouvement. En effet, si ce n'était cet acquiescement primitif à la justice, à la venue de l'autre comme autre, irréductible au même, qu'est-ce qui justifierait le travail déconstructeur ? Au nom de quoi faudrait-il déconstruire l'ordre établi sinon au nom d'une justice en excès sur toute ordre et qui donne la mesure de toute injustice ? Ainsi la déconstruction trouve son site dans l'intervalle qui sépare le droit fini de la justice infinie, dans cet entre où, interminablement, elle s'emploie à lutter contre la réduction de la justice au calcul, à l'objectivité, à la vérité universelle, ceci en dé-montant les appareillages conceptuels, théoriques, normatifs des constructions juridiques dans lesquelles la justice est dite réalisée. En

274 FDL, p.35

275 FDL, p.39

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ce sens, et dans la mesure de cette critique hyperbolique animée du mouvement d'ouverture à l'incalculable, « la déconstruction est la justice ».276

Expérience de l'impossible

Mais il est un autre sens, plus profond, en lequel s'entend cette égalisation de la déconstruction et de la justice, à savoir : comme « expérience de l'impossible » ou encore « expérience de l'aporie » - expressions en elles-mêmes contradictoires car le concept d'expérience indique la possibilité d'une traversée que l'aporie, en tant qu'impasse, interdit. Il en va donc, avec la justice, d'une expérience impossible de l'aporie. Derrida écrit :

Mais je crois qu'il n'y a pas de justice sans cette expérience, toute impossible qu'elle est, de l'aporie. La justice est une expérience de l'impossible. Une volonté, un désir, une exigence de justice dont la structure ne serait pas une expérience de l'aporie n'aurait aucune chance d'être ce qu'elle est, à savoir juste appel de la justice.277

Ce juste appel de la justice, la déconstruction y répond en nous confrontant à des configurations aporétiques dans lesquelles la (bonne) conscience ne peut plus s'en remettre à des critères sûrs et prétendument objectifs pour « décider » du vrai et du juste, ce qui ouvre en réalité la possibilité d'une décision digne de ce nom - s'il y en a. L'expérience de l'aporie - qu'il ne saurait s'agir de traverser donc - n'est pas un scepticisme ou la forclusion de toute responsabilité mais au contraire l'épreuve-limite dans l'endurance de laquelle s'annonce la possibilité de l'éthique. La déconstruction de la vérité ouvre le domaine de l'éthique, elle est l'« ouverture non-éthique de l'éthique »278. Nous allons voir que cela vaut, exemplairement, pour la justice.

Après avoir proposé une distinction entre la justice et le droit, entre la justice infinie, incalculable, « rebelle à la règle » et le droit comme « dispositif statutaire et calculable », Derrida en vient à compliquer cette opposition. Car « il se trouve que le droit prétend s'exercer au nom de la justice et que la justice exige de s'installer dans un droit qui doit être mis en oeuvre (constitué et appliqué) par la force - `'enforced». »279 Et cela, précise Derrida, sans attendre, immédiatement. Il appartient à la structure d'appel de la justice infinie de précipiter dans une

276 FDL, p.35

277 FDL, p.38

278 « L'archi-écriture est l'origine de la moralité comme de l'immoralité. Ouverture non-éthique de l'éthique » DG, p. 202

279 FDL, p.49-50

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décision juste - car seule une décision est juste - qui ne peut se déterminer historiquement que dans la forme du droit. (En quoi la justice infinie ne saurait être assimilée à une idée régulatrice au sens kantien, laquelle suppose un horizon d'attente, nous y reviendrons). Il faut - c'est un impératif éthique - faire l'impossible, à savoir calculer avec de l'incalculable : « la justice incalculable commande de calculer ».280

La première complication est que cette décision de calculer ne relève pas elle-même du calcul, et ce dans la mesure même où il s'agit d'une décision. Il n'y a de décision, et a fortiori de décision juste, que là où prévaut l'indécidabilité. En effet, si je dispose d'une méthode infaillible pour décider, si pour cela je me contente de suivre un ensemble de règles prescrites, de dérouler un processus calculable, d'appliquer un droit existant, je peux le faire de bonne ou de mauvaise manière, correctement ou non, mais en toute rigueur je ne décide pas. Je suis un programme. Un jugement qui ne ferait que subsumer un cas sous une loi générale sera peut-être conforme au droit, juste au sens de la justesse, mais non au sens de la justice. Ce serait en réalité l'irresponsabilité maquillée en technicité juridique. Une décision responsable suppose toujours, comme sa condition de possibilité, l'épreuve de l'indécidabilité, c'est-à-dire de l'impossible. Non pas au sens où il serait impossible de décider, mais au sens où la décision, pour être ce qu'elle est, doit être prise hors de tout possible déjà prévu, codifié, décidé au préalable : décision im-possible c'est-à-dire, rigoureusement im-prévisible, en excès sur tout horizon calculable comme la singularité absolue de la situation à laquelle elle doit répondre. Cela signifie que le moment de la décision, le moment de la responsabilité, implique toujours un non-savoir, un suspens de la règle.

Mais, et c'est là toute la difficulté, il ne s'agit pas pour autant de ne tenir compte d'aucune règle et d'aucun droit, de se tenir absolument hors du domaine du calculable. Ne pas appliquer aveuglément la loi ne signifie pas improviser hors de tout principe. Une décision juste doit aussi se référer à une règle. Seulement, pour qu'une décision juste arrive, s'il y en a, il faut que la règle soit assumée, confirmée dans sa valeur par un jugement qui ne soit pas seulement une application mais une interprétation active de la loi « comme si le juge l'inventait lui-même à chaque cas ».

Bref, pour qu'une décision soit juste et responsable, il faut que dans son moment propre, s'il y en a un, elle soit à la fois réglée et sans règle, conservatrice de la loi et assez destructrice ou suspensive de la loi pour devoir à chaque cas la réinventer, la re-justifier, la réinventer au moins dans la

280 FDL, p.61

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réaffirmation et la confirmation nouvelle et libre de son principe. Chaque cas est autre, chaque décision est différente et requiert une interprétation absolument unique, qu'aucune règle existante et codée ne peut ni ne doit absolument garantir.281

Pour qu'il y ait une décision juste et responsable, il faut donc que celui ou celle qui juge réponde de son jugement - non pas, insistons-y, en invoquant une volonté arbitraire qui resterait injustifiable, mais en décidant, hors de tout calcul, de suivre une règle, d'en ré-affirmer la valeur, se ré-inscrivant ainsi dans l'ordre de l'itérable, du calculable, du généralisable. Telle serait la condition d'une décision juste. Est-ce possible ? Peut-il y avoir une décision présentement juste ?

Derrida soutient que non, pour cette raison essentielle que l'épreuve de l'indécidable, condition de la décision juste, ne sera jamais dépassée, surmontée c'est-à-dire relevée dans la décision. Celle-ci, une fois prise, continue d'être hantée par la trace de l'indécidabilité qui « déconstruit de l'intérieur toute assurance de présence, toute certitude ou toute prétendue critériologie nous assurant de la justice d'une décision ».282 Il reste de l'indécidable dans la décision qui n'est dès lors jamais pleinement décidée. Il y a, il y aura toujours matière à re-dire. C'est une nécessité a priori et structurelle. Si ce n'était pas le cas, si quelque savoir venait garantir la décision, la préserver du doute, alors la décision serait redevenue un calcul. Et Derrida ne peut manquer de faire observer que rien ne permet d'assurer qu'une décision digne de ce nom aura eu lieu, qu'elle ne se sera pas inscrite, selon tel ou tel détour, dans l'économie d'un calcul. D'où viendrait en effet, une telle assurance ?

Expérience de l'impossible, de l'aporie, la justice est imprésentable. L'indécidable qui la rend possible la rend du même coup impossible (il y a deux manières d'entendre l'impossible : comme ce qui excède le calcul, c'est l'im-possible, et comme ce qui ne peut se présenter). Ou, pour dire les choses autrement, la justice n'est possible qu'à être impossible, possible comme impossible. Mais elle n'en exige pas moins de s'inscrire sans délai dans le champ politico-juridique. Il n'y a pas de justice sans tiers c'est à dire sans institutions capables de faire respecter une décision de justice par la force. Est-ce que cela n'implique pas aussi une certaine vérité, celle due à l'autre qui demande que justice soit faite ?

281 FDL, p. 51

282 FDL, p.54

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Il faut faire la vérité

Il est clair qu'une décision ne peut prétendre à la justice que si, en elle, se lit aussi quelque justesse, par exemple celle d'un travail d'enquête, poussé le plus loin possible, visant à recueillir des informations, des témoignages, à établir des preuves, à reconstituer des chaînes causales etc. Ce qu'on appelle parfois faire la vérité, établir la vérité des faits (qui n'est pas la vérité métaphysique), processus qui reste bien évidemment exposé à l'erreur, à la manipulation ou la tromperie par les techniques et les procédés même qui sont censés la révéler. Il en va incontestablement d'un devoir de justice. Et si la justice est exemplairement le sens d'une responsabilité devant la mémoire, il faut insister sur la tâche, nécessaire et urgente, d'investigation historique visant la reconnaissance de tous les crimes, de toutes les violences, de toutes culpabilités et toutes les injustices laissées dans l'ombre, passées sous silence, maquillées, oubliées, niées, déniées, minimisées, justifiées etc. qu'il s'agisse d'affaires « privées » ou d'affaires d'Etat. Cette tâche infinie est d'une difficulté d'autant plus redoutable qu'elle-même est historique, dépendante, notamment, de l'évolution du droit qui modifie le regard que nous portons sur les faits voire sur leur identification.

Mais Derrida aura insisté sur le fait que cette dimension de justesse ne sera jamais suffisante : même à supposer une information infinie, il faut, pour qu'il y ait justice, une décision qui tranche. Et celle-ci doit être hétérogène à l'ordre du savoir, elle ne doit pas être la conséquence ou la conclusion nécessaire d'une délibération théorique ou d'une déduction logique mais marquer une interruption, l'effraction d'un non-savoir dans l'ordre du savoir. Pour dire que la justice a été rendue, que la vérité comme justice a été faite, il faut non seulement qu'une délibération contradictoire se soit tenue dans l'ordre de la preuve mais qu'une décision ait eu lieu, engageant une responsabilité sans garantie de savoir.283 Indépendamment des problèmes que nous avons soulevés quant à savoir si une décision juste en tant que telle est possible, insistons ici sur le fait que l'exigence de vérité impliquée par la justice compose toujours avec un acte décisoire que Derrida dit être une « folie ». Folie parce qu'une décision digne de ce nom arrive toujours dans « la nuit du non-savoir », comme une déchirure du sujet rassemblé dans la certitude consciente de la présence à soi.

283 On rappellera que cela vaut d'abord pour le témoignage, hétérogène dans son sens à l'ordre de la démonstration probante, et qui demande fondamentalement à être cru. Dans « Poétique et politique du témoignage », Derrida écrit : « `'Je témoigne» cela veut dire : `'j'affirme (à tort ou à raison, mais en toute bonne foi, sincèrement) que cela m'a été ou m'est présent, dans l'espace et dans le temps (sensible, donc), et bien que vous n'y ayiez pas accès, pas le même accès vous-mêmes, mes destinataires, vous devez me croire, parce que je m'engage à vous dire la vérité, j'y suis déjà engagé, je vous dis que je vous dis la vérité. Croyez-moi. Vous devez me croire» » dans Cahier de l'Herne, op.cit. p. 527.

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C'est une folie. Une folie car une telle décision est à la fois sur-active et subie, elle garde quelque chose de passif, voire d'inconscient, comme si le décideur n'était libre qu'à se laisser affecter par sa propre décision et comme si elle lui venait de l'autre.284

On voit que l'insistance derridienne sur la responsabilité, sur une responsabilité hyperbolique, rompt avec l'axiomatique de la présence qui sous-tend la pensée traditionnelle de la responsabilité et qui en appelle aux valeurs de subjectivité, de conscience, d'intentionnalité, de maîtrise, de propriété etc. Je ne décide jamais si cela implique que je sois maitre de ma décision, capable d'en rendre compte en invoquant tel ou tel critère assuré. La décision responsable, s'il y en a, ne peut être que celle de l'autre en moi.

Faire la vérité, si cela implique d'en décider, ne saurait se passer de cette venue de l'autre qui interrompt la trame du possible, du je peux, c'est-à-dire du calculable. Faire la vérité suppose de faire l'im-possible, de s'ouvrir à l'incalculable par un saut au-delà du savoir. On ne saura jamais, d'un savoir certain, distinguer le vrai du faux, la véracité du mensonge, le bien du mal. Il faut en décider. Même si cela n'exclut pas, requiert au contraire, le travail patient et méticuleux de la preuve théorique et/ou historique, « le moment de la décision, en tant que tel, ce qui doit être juste, il faut que cela reste toujours un moment fini d'urgence et de précipitation ».285

De manière générale, Derrida n'entend pas l'expression « faire la vérité », qu'il retrouve chez Saint Augustin, comme désignant le travail qui consiste à rendre manifeste une vérité déjà là, en attente de sa constatation. Le faire renvoie à une invention qui n'est pas seulement une « découverte » mais implique aussi la dimension active d'une institution. La vérité ainsi faite, inventée, se tient entre le savoir et le non-savoir. En reprenant « la distinction massive et tranchée » du performatif et du constatif - distinction que Derrida met en cause par ailleurs286 - il rappelle que tout énoncé constatif repose sur un performatif au moins implicite (chaque fois que j'énonce quelque chose, il y a comme un sous-texte qui dit «je te dis que je te parle, je m'adresse à toi pour te dire que ceci est vrai »), ce qui, en généralisant, lui permet d'écrire que « la dimension de justesse ou de vérité des énoncés théorico-constatifs (dans tous les domaines, en particulier dans le domaine de la théorie du droit) présuppose donc toujours la dimension de

284 FDL, p.58

285 FDL, p.58

286 Voir, notamment, « Signature, événement, contexte », Marges, « Psychè, invention de l'autre », Psychè, Signéponge, Paris, Seuil, 1984.

».288

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justice des énoncés performatifs ».287 En d'autres termes, l'énoncé d'une vérité prétendument objective en appelle toujours à un acte de foi, à un « crois-moi », qui ne répond plus aux exigences de la rationalité théorique. Dans tout énoncé constatif se trouve logé, de manière plus ou moins secrète, un appel à la croyance qui l'inscrit dans l'ordre du seulement croyable, du crédible. De manière analogue au fondement mystique du droit, l'origine performative de la vérité déborde l'économie du savoir comme objectivité neutre du constat, en la contaminant de son autre. Si l'on accepte de définir la justice comme ce non-savoir, cette dimension irréductiblement performative qui fait la vérité alors « en parodiant dangereusement l'idiome français, on finirait par dire `'La justice, il n'y a que ça de vrai»

Il faut faire la vérité au nom de la justice. Mais il faut aussi se rendre attentif au fait que la justice ne se laissera jamais absorber dans la vérité qui viendrait objectivement la déterminer - rêve d'une justice parfaite, décidable, dont Derrida montre qu'elle n'a rien de juste - mais qu'au contraire la vérité suppose toujours la justice : elle suppose dans sa constitution même un acte performatif hétérogène à l'ordre du savoir, une précipitation essentielle qui est due à l'autre : due comme une dette et comme une cause, car la décision d'y croire vient toujours de l'autre. En ce sens, c'est toujours l'autre, fût-il en moi, qui fait la vérité.

B) Politiques de l'écriture

L'éthique de la déconstruction n'a donc rien à voir avec un système de prescriptions ou de normes permettant de régler ou d'évaluer a priori les actions humaines. C'est, tout au contraire, dans le suspens du savoir, dans l'indécidable, que s'ouvre la possibilité de l'éthique comme décision responsable, comme justice. Il en va, nous l'avons vu, d'une éthique de l'altérité, de l'accueil de l'autre, de l'hospitalité : un « oui, à l'étranger ».289 C'est-à-dire aussi d'une éthique de l'événement, de « ce qui arrive », autre nom de l'impossible. Car, comme le rappelle Derrida, seul l'impossible arrive. Ce qui est attendu, anticipable, pré-visible comme un possible dans un horizon calculable n'arrive pas. Son événement est d'avance neutralisé. Au cours d'un entretien de janvier 2004 accordé au quotidien L'Humanité, à la question portant sur l'attention croissante portée à l'événement, Derrida répond :

Elle s'est faite de plus en plus insistante. L'événement comme ce qui arrive, imprévisiblement, singulièrement. Non seulement « ce » qui arrive, mais ce « qui » arrive, l'arrivant. La question « que

287 FDL, p.59

288 FDL, p.60

289 « Nombre de oui », art.cit. p.639

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faire avec (ce) qui arrive ? » [...] Tout cela concerne « (ce) qui arrive », l'événement en tant qu'imprévisible. Car un événement que l'on prévoit est déjà arrivé, ce n'est plus un événement. Ce qui m'intéresse dans l'événement, c'est sa singularité. Cela a lieu une fois, chaque fois une fois. Un événement est unique donc, et imprévisible, c'est-à-dire sans horizon.290

C'est aussi en ce sens qu'il faut entendre que la justice n'attend pas, qu'elle n'a pas d'horizon d'attente, qu'elle ne peut, par exemple, faire l'objet d'un projet politique l'inscrivant dans un futur plus ou moins proche, comme un présent-futur anticipé dans un programme à remplir. Ce serait perdre, justement, son à-venir, sa dimension irréductiblement imprévisible. La venue de l'autre doit être inattendue, n'être précédée d'aucun savoir et, même une fois arrivée, rester inappropriable, continuer à venir ; elle doit déranger l'organisation domestique, troubler l'ordre présent ou prévu, faire intrusion dans l'intimité d'un chez-soi, d'un entre-soi291. Toutefois, si l'événement doit surprendre, cela ne saurait fournir un prétexte à l'attentisme ou à l'inertie, à cette sorte de passivité résignée devant l'existant qui finit toujours par reconduire l'autre au même. La venue de l'autre, jamais assurée, toujours modalisée d'un peut-être, il faut néanmoins s'y préparer, se rendre disponible, car si on ne fait pas venir l'autre, tout l'enjeu est de le laisser venir. S'il y avait une politique de la déconstruction elle consisterait à se préparer à cette venue en ouvrant, autant que faire se peut, les possibilités du venir, de l'à-venir. Et Derrida insiste sur cette forme originale de passivité active propre à la déconstruction : « l'initiative ou l'invention déconstructrice ne peuvent consister qu'à ouvrir, déclôturer, déstabiliser des structures de forclusion pour laisser le passage à l'autre ».292 Tel est le mot d'ordre de la déconstruction : être ouvert à l'à-venir, à l'autre, à ce qui vient, comme une chance mais aussi, c'est le risque à courir, comme une menace.

Nous voudrions montrer, en prenant Le Monolinguisme de l'autre pour fil conducteur, que ce mot d'ordre se confond avec l'invention d'une langue à venir. Non pas d'une autre langue mais de ce qui déjà, dans la langue reçue - dans la langue dite maternelle et qui abrite toutes les violences - promet, tout en la refoulant le plus souvent, l'altérité la plus idiomatique. Nous verrons, dans cette dernière section, que cela passe par un certain tour d'écriture, qui

290 « Jacques Derrida, penseur de l'événement », L'Humanité, 28 janvier 2004.

291 On pense ici à la belle première page de L'Intrus de Jean-Luc Nancy : « L'intrus s'introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d'abord admis. Il faut qu'il y ait de l'intrus dans l'étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S'il a déjà droit d'entrée et de séjour, s'il est attendu et reçu sans que rien de lui reste hors d'attente ni hors d'accueil, il n'est plus l'intrus, mais il n'est plus, non plus, l'étranger. Aussi n'est-il logiquement recevable, ni éthiquement admissible, d'exclure toute intrusion dans la venue de l'étranger. » Jean-Luc Nancy, L'Intrus, Galilée, Paris, 2000, p.11

292 Jacques Derrida, « L'invention de l'autre », Psyché, op.cit., p.60

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endosse à son tour la responsabilité d'une violence - réglée, calculée, jusqu'à un certain point - faite au langage, parfois à l'ortho-graphie, par une certaine manière de détourner les règles dans le respect des règles. En un mot : faire arriver quelque chose à la langue, par l'écriture. Mais cela toujours avec amour, selon l'étrange graphique d'une fidélité infidèle, inventant à chaque fois « la loi de l'évènement singulier ».293

Le phantasme de la langue « maternelle »...

La langue dite maternelle est celle que je reçois à la naissance, celle dans laquelle je suis venu au monde, dans les mots de laquelle j'ai été attendu, nommé, mais qui ne m'a pas attendu. Cette langue me précède et pourtant, je la dis ma langue, je l'appelle tranquillement ma langue maternelle, celle que je crois maîtriser « naturellement ». Je me l'approprie. Elle est l'unique, même si en fait je suis polyglotte, que je possède en propre, sans doute parce qu'elle me possède aussi, qu'elle me constitue, qu'en elle je me sens chez moi. Et c'est à partir de cette possession, que je partage avec d'autres locuteurs de la même langue maternelle, que je m'identifie, d'abord à moi-même, puis à un groupe social dont le trait le plus saillant est de former cette communauté linguistique. Ma langue est la langue commune qui me rattache à un sol, à une histoire, à une culture. C'est dans cette langue, ma langue, notre langue, supposée une et commune, que j'apprends à dire « je » et « nous », à distinguer et opposer ma culture et celle de l'autre, ma langue et la langue de l'autre.

A ce scenario banal de l'appartenance langagière et culturelle, à ses présupposés de propriété, de maîtrise, d'unité et d'homogénéité ici résumés à grands traits (sans doute trop grossièrement), Derrida objecte le paradoxe suivant : « Oui, je n'ai qu'une langue, or ce n'est pas la mienne » 294 . Ce paradoxe, Derrida le présente d'abord à partir d'une situation particulière, celle qui fut la sienne, dans ce qui ressemble, sans en être pour des raisons qui apparaîtront bientôt, à une anamnèse autobiographique. Derrida évoque son rapport particulier à la langue française, marqué par la violence coloniale sévissant dans l'Algérie française où il a grandi. Il décrit, notamment, la triple interdiction qui frappait, du point de vue des langues, la « communauté » des Juifs d'Algérie.295 D'abord, l'accès barré aux langues arabes et berbères dont l'enseignement scolaire, bien qu'autorisé, l'était au titre de langues facultatives étrangères (« L'arabe, langue facultative étrangère en Algérie ! » 296 ) au même titre que l'anglais,

293 Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, Paris, Galilée, 2005, p.31

294 MDL, p.15

295 A qui, Derrida le rappelle, la citoyenneté française, accordée par le décret Crémieux en 1870, fut retirée par décision unilatérale de l'Etat français (et non de l'occupant nazi) en octobre 1940 avant d'être rétablie en 1943.

296 MDL, p.67

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l'espagnol ou l'allemand. Autant dire, tout sauf encouragé par un dispositif pédagogique organisant la marginalisation et l'extinction croissante de ces langues qui n'étaient de fait, et selon un processus auto-entretenu, pas ou peu pratiquées à l'école. Ensuite, l'absence d'idiome intérieur à la communauté juive, comme peut l'être le yiddish pour les communautés juives d'Europe centrale et orientale, qui aurait pu constituer « un élément d'intimité, la protection d'un `'chez-soi» contre la langue de la culture officielle ».297 Enfin, l'interdiction de la langue française, tout à la fois imposée par l'administration coloniale comme langue de la culture officielle et interdite parce que trouvant ses références de bien-parler et bien-écrire, ses normes, ses règles, son histoire, ailleurs qu'en Algérie, dans un ailleurs fantasmé et inatteignable. Triple dissociation donc :

Cette « communauté » aura été trois fois dissociée par ce que nous appelons un peu vite des interdits. 1. Elle fut coupée, d'abord, et de la langue et de la culture arabe ou berbère (plus proprement maghrébine). 2. Elle fut coupée, aussi, et de la langue et de la culture française, voire européenne qui n'est pour elle qu'un pôle ou une métropole éloignée, hétérogène à son histoire. 3. Elle fut coupée, enfin, ou pour commencer, de la mémoire juive, et de cette histoire et de cette langue qu'on doit supposer être les siennes, mais qui à un moment donné ne le furent plus. Du moins de façon typique, pour la plupart de ses membres et de façon suffisamment « vivante » et intérieure.298

C'est au rapport à la langue française comme langue imposée et interdite, comme langue de l'autre, du colon, du maitre (et d'abord sous les traits du maitre d'école) que Derrida consacre surtout ses analyses. Elles viennent d'abord démentir la pseudo-évidence selon laquelle la langue reçue, la langue dite maternelle, serait naturellement appropriable, et comme telle support d'une double identification : identification subjective, comme constitution d'un je stable et assuré, et identification à une communauté rassemblée autour de ce bien commun censé être la langue, ciment d'une culture unifiée et homogène. Dans la situation décrite par Derrida, la langue française - la seule effectivement reçue à la naissance, la seule apprise à l'école comme langue officielle, la seule parlée couramment - ne renvoyait pas à un « nous » mais à un « eux » (les français de France, de la Métropole) : « Entre le modèle dit scolaire, grammatical ou littéraire, d'une part, et la langue parlée d'autre part, il y avait la mer, un espace

297 MDL, p. 91

298 MDL, p.93-94

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symboliquement infini, un gouffre pour tous les élèves de l'école française en Algérie, un abîme. »299 Cette mer séparatrice c'est ce qui rend impossible de dire « ma langue maternelle » :

Car jamais je n'ai pu appeler le français, cette langue que je te parle, « ma langue maternelle ». Ces mots ne me viennent pas à la bouche, ils ne me sortent pas de la bouche. Aux autres, « ma langue

maternelle ».300

« Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne » : phrase paradoxale qui condense donc la relation d'une expérience violente, traumatique, passant notamment par l'école, celle d'un « trouble de l'identité » qui affecte la formation du nous autant que du je, du dire-je, toujours renvoyé à une autre langue, à l'autre en général, et compliquant d'entrée de jeu ce qu'on penserait identifier comme une anamnèse autobiographique.

Or cette situation qu'on pourrait croire marginale ou atypique, Derrida nous dit qu'elle est exemplaire d'une structure universelle ; qu'elle éclaire crûment, cruellement, fait voir « plus à vif », l'impossible propriété de la langue. Tout le monde, y compris donc celui ou celle qui a une expérience apparemment « sans histoire » de sa langue dite maternelle, devrait reconnaître qu'elle n'est pas la sienne, qu'elle n'est pas appropriable. La langue qu'on prétend posséder naturellement, voire se donner comme un instrument, est en réalité toujours imposée par l'autre. Son appropriation est toujours le résultat d'un processus éducatif, une assimilation faite de contraintes (linguistiques, politiques, sociales, scolaires, familiales etc.) que non seulement personne ne peut totalement assimiler mais qui désapproprie celui ou celle qui s'y plie. En effet, plus je maîtrise la langue et plus je suis dépossédé de toute maîtrise puisque que, pour passer (pour) maître, je dois me conformer toujours plus aux conventions, me laisser gouverner par les règles du système, les usages en vigueur. Or, quiconque veut se faire entendre doit se plier à la loi de la langue, celle de sa grammaire, de sa conjugaison, de son orthographe etc. ; autant de modalités expressives d'avance gainées dans un réseau de normes et de conventions que personne ne peut revendiquer en propre, qui interdit au contraire toute possibilité d'expression singulière. Dès que j'ouvre la bouche je suis exporté dans un langage commun qui en fait ne parle à personne. Outre les règles de bonne conduite langagière, le milieu même du langage, à savoir la généralité conceptuelle, rend impossible de dire quelque chose de particulier. Telle est l'économie du langage : capable de désigner toutes les choses du monde en parlant de la chose, et par la même incapable de ne jamais rien dire de cette chose-ci, dont on voudrait pourtant

299 MDL, p.75

300 MDL, p.60

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parler. A proprement parler, il n'y a pas de parole propre. « Mon » monolinguisme, celui que j'appelle ma langue maternelle, c'est donc toujours le monolinguisme de l'autre :

Le monolinguisme de l'autre, ce serait d'abord cette souveraineté, cette loi venue d'ailleurs, sans doute, mais aussi et d'abord la langue même de la Loi. Et la Loi comme Langue. Son expérience serait apparemment autonome, puisque je dois la parler, cette loi, et me l'approprier pour l'entendre comme si je me la donnais moi-même ; mais elle demeure nécessairement, ainsi le veut au fond l'essence de toute loi, hétéronome. La folie de la loi loge sa possibilité à demeure dans le foyer de cette auto-hétéronomie.301

Autrement dit, l'expérience commune de la langue est celle d'une aliénation originaire, mais qui n'aliène aucune identité, aucun soi, aucune propriété qui ne l'ait précédé. La constitution de l'ipséité est d'emblée un mouvement d'appropriation contrariée : ex-appropriation dit aussi Derrida. Cette structure d'aliénation sans aliénation est ce qui institue, comme en réaction, le phénomène phantasmatique du « s'entendre-parler » pour « vouloir-dire » masquant cette expropriation originaire de la dite « langue maternelle » et du même coup de toute culture.

...matrice de toutes les violences

Il convient ici de faire deux remarques liées. D'une part, la reconnaissance d'une aliénation essentielle ne doit pas conduire à nier qu'il existe des « expropriations déterminées », c'est-à-dire des situations dans lesquelles un groupe oppresseur s'empare de ce qui dans une culture ne saurait appartenir à personne. La reconnaissance de la dé-propriation originaire est ce qui permet au contraire de re-politiser tous les mouvements d'accaparement qui se réclament d'une propriété naturelle. D'autre part, si Derrida donne à lire la situation historique et singulière qui fut la sienne comme re-marque d'une configuration structurelle et nécessaire, il ne s'agit aucunement de tout reconduire au même et de dissoudre les spécificités de situations d'oppression linguistique chaque fois différentes. Mais, cette « universalisation prudente et différenciée » doit faire apparaître la possibilité générale et la logique même de l'asservissement et de l'hégémonie. C'est parce que la langue n'est pas une propriété naturelle, parce qu'elle est en vérité inappropriable, qu'elle donne lieu à une « rage appropriatrice ». Derrida écrit :

301 MDL, p.69

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Parce que le maître ne possède pas en propre, naturellement, ce qu'il appelle pourtant sa langue ; parce que, quoi qu'il veuille ou fasse, il ne peut entretenir avec elle des rapports de propriété ou d'identités naturels, nationaux, congénitaux, ontologiques ; parce qu'il ne peut accréditer et dire cette appropriation qu'au cours d'un procès non naturel de constructions politico-phantasmatiques ; parce que la langue n'est pas son bien naturel, par cela même il peut historiquement, à travers le viol d'une usurpation culturelle, c'est-à-dire toujours d'essence coloniale, feindre de se l'approprier pour l'imposer comme la « sienne ». C'est là sa croyance, il veut la faire partager par la force ou par la ruse, il veut y faire croire, comme au miracle, par la rhétorique, l'école ou l'armée.302

Ce que Derrida donne profondément à penser c'est que toute culture, en tant qu'elle se fonde sur ce phantasme de la langue maternelle - c'est-à-dire l'appropriation de l'inappropriable - en tant qu'elle impose une langue qu'elle revendique comme la sienne, qu'elle tend à uniformiser, à réduire les langues à l'Un, à « l'hégémonie de l'homogène », toute culture est d'essence coloniale. A nouveau, il ne saurait s'agir de reproduire en miroir ce geste de violence en effaçant ou minimisant la brutalité et la cruauté de la colonisation « proprement dite ». Celle-ci, au contraire, doit, là aussi, révéler « plus à vif » « la structure coloniale de toute culture ».303

L'analyse de Derrida jette une lumière crue sur ce que nous appelons les politiques de la langue : la protection, la conservation, la patrimonialisation, la promotion, le développement d'une langue donnée. Ces politiques visent toujours, plus ou moins explicitement, à unifier, à homogénéiser une culture, c'est-à-dire à refouler toutes les différences, toutes les « impuretés » susceptibles d'affecter le bien commun. L'illusion et la fantasmagorie de cette impossible « pureté », de cette identification personnelle et collective toujours insatisfaite, donne lieu à un déferlement de violence, à l'exclusion, la discrimination, l'oppression, la ségrégation, la destruction etc. On sait à quel point les passions identitaires se nourrissent de « nationalisme linguistique », faisant de la langue la valeur par excellence de l'appartenance culturelle, un bien sacré comme le trésor où sont conservées l'histoire et la richesse d'une culture : trésor de la langue à célébrer mais aussi à protéger contre le toucher contaminateur, le vol, la perte, la déperdition. La langue maternelle est investie de tous les désirs d'appartenance et réclame une unité sans faille (sous peine de trahison) contre les éléments étrangers susceptibles de la ruiner de l'intérieur ; qui, en vérité, toujours déjà la rendent impropre. Purifier la langue maternelle, défendre la mère patrie, c'est l'interminable guerre des frères d'armes.

302 MDL, p.45

303 MDL, p.69

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Voilà ma culture, elle m'a appris les désastres vers lesquels une invocation incantatoire de la langue maternelle aura précipité les hommes. Ma culture fut d'emblée une culture politique. « Ma langue maternelle », c'est ce qu'ils disent, ce qu'ils parlent, moi je les cite et les interroge. Je leur demande, dans leur langue, certes, pour qu'ils m'entendent, car c'est grave, s'ils savent bien ce qu'ils disent et de quoi ils parlent. Surtout quand ils célèbrent si légèrement la « fraternité », c'est au fond le même problème, les frères, la langue maternelle, etc.304

Si personne ne possède la loi du langage, les forces sociales dominantes, mimant pour ainsi dire cette hétéronomie, se donnent, par la politique de la langue, les moyens d'imposer un parler particulier comme norme universelle d'une langue dont elles revendiquent la propriété. « Toute culture, écrit Derrida, s'institue par l'imposition unilatérale de quelque `'politique» de la langue. La maîtrise, on le sait, commence par le pouvoir de nommer, d'imposer et de légitimer les appellations. »305 Ainsi, on codifie un usage légitime de la langue qui exclut tout ce qui est référé au pôle de l'autre. On fait une langue maternelle, langue de frères, dans laquelle les femmes, notamment, sont invisibilisées.

C'est au nom de la sauvegarde de cette langue propre que les transformations linguistiques sont accusées de mettre en péril l'unité culturelle reposant sur un patrimoine naturalisé.306 Il faut conserver la langue en l'état, dit-on, si l'on veut un avenir en commun. D'où la dénonciation des ennemis de l'intérieur qui sèment la division en s'en prenant à la langue, qui touchent au propre, violent l'intimité de « notre rapport à nous-mêmes ». Pour les mêmes raisons, un accent qui ne revient pas, une manière « incorrecte » de s'exprimer, l'emploi de certains mots, sont bannis. Ou parfois, plus insidieusement, réduits au silence par la domination des formes discursives autorisées : des tournures, des intonations, une grammaire, un vocabulaire qui font la police du langage, toute une « construction politico-phantasmatique »

304 MDL, p.61

305 MDL, p.68

306 On rappellera, par exemple (mais quel exemple !), les déclarations de l'Académie française qui, en 2017, au sujet de l'écriture inclusive écrivait : « La multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu'elle [l'écriture inclusive] induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l'illisibilité [...] devant cette aberration `'inclusive», la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd'hui comptable devant les générations futures. Il est déjà difficile d'acquérir une langue, qu'en sera-t-il si l'usage y ajoute des formes secondes et altérées ? Comment les générations à venir pourront-elles grandir en intimité avec notre patrimoine écrit ? Quant aux promesses de la francophonie, elles seront anéanties si la langue française s'empêche elle-même par ce redoublement de complexité, au bénéfice d'autres langues qui en tireront profit pour prévaloir sur la planète. » (nous soulignons). Notons également que quand ce n'est pas au nom de la survie de la langue et de la culture françaises, de son expansion territoriale, c'est au nom de l'impossible « correspondance avec l'oralité » que l'écriture inclusive est condamnée. Mais, on montrerait facilement qu'il en va, ici et là, des mêmes traditionnels problèmes de « débouchés ».

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qui s'impose comme la langue standard et relègue dans l'inaudible ce qui s'en écarte un peu trop. Pouvoir dire : cela passe par l'intériorisation des normes du discours légitime, susceptible d'être accepté dans la Cité. Et l'usage des mots du pouvoir donne lieu à un grand exercice de répétition collective par lequel les discours autorisés soutiennent l'ordre social qui les soutient en retour.

Si la politique de la langue n'est pas nécessairement nationale, ce sont néanmoins les Etats-nations qui font peser les contraintes les plus manifestes. La langue nationale doit régner sur son territoire. Langue du droit bien sûr, elle encode aussi les documents officiels et s'impose dans les institutions, notamment d'enseignement, sur les lieux de travail etc. Cette domination présuppose une hiérarchie entre langue, idiome et dialecte qu'aucun traits internes et structurels ne permet d'établir. Elle en appelle toujours, qu'elle le reconnaisse ou non, à des critères extérieurs, quantitatifs (ancienneté, extension démographique etc.) ou politico-symbolique (légitimité, autorité, domination de certains forces sociologique).

Dans Force de loi, Derrida déjà rappelait307 comment, en France, l'imposition du droit étatique était allée de pair avec l'imposition d'une même langue juridico-administrative à des minorités ethniques regroupées par l'Etat. D'abord, en 1539, au moment de l'ordonnance de Villers-Cotterêts consolidant l'unité de l'Etat monarchique par l'institution du français, alors langue particulière, comme unique langue officielle pour la rédaction des actes légaux et notariés (interdisant du même coup aux habitants non francophones du royaume de se laisser représenter dans la langue du droit qu'était alors le latin). Ensuite au moment de la Révolution française, et l'établissement de la République, une et indivisible, passant par une politique répressive et autoritaire d'unification linguistique.

Plus près de nous, si l'on peut dire (mais justement il faudrait se rendre attentif au fait que ses événements « passés » ne sont jamais loin de nous, ici-maintenant-présents, qu'ils hantent notre « actualité » et notre rapport à la langue française apprise à l'école de la République), songeons à tout ce qui concoure à l'hégémonie de la langue du capital. Il en va d'abord des contraintes socio-économiques qui pèsent sur les systèmes éducatifs, quand elles ne sont pas tout simplement mises en place par les pouvoirs étatiques. Elles tendent à privilégier l'enseignement des langues valorisées par le capital. Ainsi l'apprentissage des langues étrangères est indexé à l'accès des marchés (du travail, des biens et services etc.) qu'elles sont supposées ouvrir. Selon une logique d'accumulation auto-entretenue, laissée en roue libre, le choix se porte « librement » vers les idiomes comptant le plus de locuteurs dans le monde, c'est-

307 FDL, p. 47

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à-dire, en premier lieu, vers l'anglais, langue de la mondialisation. Et Derrida insiste sur la situation, autrement plus dramatique, où le choix de l'idiome devient un choix vital :

Et s'il valait mieux sauver des hommes que leur idiome, là où il faudrait hélas choisir ? Car nous vivons un temps où parfois la question se pose. Sur la terre des hommes aujourd'hui, certains doivent céder à l'homo-hégémonie des langues dominantes, ils doivent apprendre la langue des maîtres, du capital et des machines, ils doivent perdre leur idiome pour survivre ou pour vivre mieux. Économie tragique, conseil impossible. Je ne sais pas si le salut à l'autre suppose le salut de l'idiome.308

Encore faut-il préciser qu'il s'agit là d'un certain anglais, d'un certain apprentissage de l'anglais. Car ce qui domine sans partage dans les langues dominantes c'est l'injonction tacite à faire usage de la langue à des fins exclusives de communication. Obligation qui va de pair avec l'injonction à la clarté et à la transparence, dont il faut bien reconnaître qu'elles sont indispensables au commerce, sous toutes ses formes. Il faut qu'on s'entende, il faut que ça débouche (d'où, aussi, un privilège incontesté de l'écriture phonétique et la phonétisation croissante de tous les « messages »). Si l'on ne peut dire que ce qui est déjà capitalisé virtuellement dans la langue, la langue-outil imposée par le capital n'a de cesse de clôturer les possibles, de les restreindre à ce qui se prête à l'échange. Un interdit frappe la non-communication, le non-échange, ou pire : la mise en circulation de fausses monnaies, de paroles sans valeur. Pour gagner sa vie il faut dire des choses qui vaillent le coup d'être dites. Parler pour ne rien dire ou dire quelque chose qui ne veut rien dire c'est se condamner, comme usager du langage, au suicide économique et social. Enfin, insistons sur le fait que cette économie informationnelle, cette langue du capital, est aujourd'hui plus que jamais bouclée par la concentration des dits moyens de communication, des media, dans les mains des puissances d'argent qui entendent bien, fort de cet équivalent universel, monopoliser la parole, pour mieux répéter la loi (du marché). En septembre 1983, dans un entretien donné au Nouvel Observateur, Derrida disait :

Partout où ce pouvoir se concentre, aujourd'hui, il tend à mettre la modernité technique au service des vieilleries ronronnantes et parfois de la niaiserie la plus criante. Il donne des primes à la platitude et à la boursouflure. Si, si ça n'est pas incompatible. Le plus consternant passe de mieux en mieux, et il est fait pour passer, il est d'avance passé.309

308 MDL, p.56

309 Jacques Derrida, « Desceller (`'la vielle langue neuve») », Points de suspension, op.cit, p.133

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Plus d'une langue

La politique de la langue est une politique violente d'appropriation, de standardisation, d'homogénéisation, de monopolisation. Son leitmotiv est l'univocité : faire taire les voix dissonantes - non pas tant celles qui s'opposent dans l'assurance de la langue maternelle mais celles qui la hantent et la désapproprient. « Une seule voix sur la ligne, une parole continue, voilà ce qu'on veut imposer ». Dès lors, « la responsabilité de l'écrivain, ce n'est pas en premier lieu d'avancer des thèses révolutionnaires. Celles-ci sont désamorcées dès qu'elles se présentent dans la langue et selon les normes du dispositif culturel existant. C'est celui-ci qu'il faut aussi transformer ».310

Faire de la politique autrement, accordée à cette idée d'une justice tout autre, laisser une chance à l'événement, cela passe par la venue d'une autre langue : une autre langue dans la langue héritée. Exigence indissociable d'une oreille prêtée aux silences, aux voix confinées entre les lignes ; oreille dans le creux de laquelle se tympanise le syntagme « politique de la langue », y résonnent les différent(d)s qui habitent silencieusement le langage. Car s'il y a de la politique de la langue ce n'est pas seulement dans la mesure où celle-ci fait l'objet d'une politique d'essence coloniale, c'est aussi au sens où, en elle, se croisent des forces en différance. C'est ce que donne à lire Le Monoliguisme de l'autre, dont on rappellera au passage qu'il s'agit, comme tant d'autres textes de Derrida, d'un polylogue :

- On ne parle jamais qu'une seule langue... (oui mais)

- On ne parle jamais une seule langue...311

Plus d'une voix ou « plus d'une langue »312, c'est on le sait l'une des rares définitions risquées par Derrida pour la déconstruction. Lutter contre l'univocité cela aura été, en effet, le travail de l'écriture déconstructive, la tâche interminable indexée à l'exigence infinie de justice, d'une démocratie toujours à venir (la fixation du sens, d'un sens unique, d'une voix unique, n'est-ce pas ce qui menace structurellement toute démocratie digne de ce nom ?). Et d'abord une lutte contre la prétendue vérité du texte, contre l'effacement des plis, la mise à plat. Le premier mouvement de la déconstruction, nous l'avons vu, consiste à déplacer une certaine

310 Ibid, p. 133-139

311 MDL, p.25

312 Dans Mémoires - pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p.38, Derrida écrit : « Si j'avais à risquer, Dieu m'en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d'ordre, je dirais sans phrase : plus d'une langue.»

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scène de lecture, à en déranger le code, le programme, les attentes, les positions statutaires, selon le geste dédoublé d'une répétition subversive. Répétition, car il faut bien s'assurer d'une certaine justesse dans le déchiffrement du texte. Mais cette répétition, pour ne pas en rester à un point de lecture, pour qu'elle produise « la structure signifiante » qui descelle le système du vouloir-dire, doit se risquer à mettre la main à l'« objet » - non pas pour se l'approprier mais pour l'ouvrir à ce qui en lui reste inappropriable. Derrida s'en explique dans De la grammatologie, au moment de « justifier » ses « principes de lecture » :

Produire cette structure signifiante ne peut évidemment consister à reproduire, par le redoublement effacé et respectueux du commentaire, le rapport conscient, volontaire, intentionnel, que l'écrivain institue dans ses échanges avec l'histoire à laquelle il appartient grâce à l'élément du langage. Sans doute ce moment du commentaire redoublant doit-il avoir sa place dans la lecture critique. Faute de la reconnaître et de respecter toutes ses exigences classiques, ce qui n'est pas facile et requiert tous les instruments de la critique traditionnelle, la production critique risquerait de se faire dans n'importe quel sens et s'autoriser à dire à peu près n'importe quoi. Mais cet indispensable garde-fou n'a jamais fait que protéger, il n'a jamais ouvert une lecture.313

A l'assujettissement du lecteur - moment essentiel du commentaire redoublant - répond donc le réveil des traces qui ouvrent le texte du dedans, le mettent hors de lui en lui, excèdent l'intention de l'auteur. Il ne s'agit plus (ou pas simplement) de déchiffrer ce qu'on croit que le signataire a voulu dire, de reproduire en soi les actes de significations présumés, mais de faire ressortir ce qui dans le langage échappe à toute domination : « viser un certain rapport, inaperçu de l'écrivain, entre ce qu'il commande et ce qu'il ne commande pas des schémas de la langue dont il fait usage »314. Autre régime de lecture, autre politique de l'écriture/lecture qui, en même temps qu'elle donne congé à l'opposition de l'écriture et de la lecture, déconstruit la hiérarchie entre l'auteur supposé maître de son texte, de sa langue et le lecteur dont l'acte de lecture devrait se limiter à une re-production respectueuse, s'effaçant devant l'instance souveraine. Cela non pas, évidemment, pour couronner le lecteur qui détiendrait les clés du texte mais pour faire droit à l'archi-écriture qui multiplie les voix, dérobe le sens à toute mainmise. Remettre le texte sur le devant de la scène en re-marquant son indécidabilité, cela aura permis, entre autres choses, de faire apparaître les structures du pouvoir dans leur essentielle précarité, d'exhiber les

313 DG, p.220

314 DG, p.219

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oripeaux de la maîtrise, et du même coup la violence des gestes d'appropriation là où ils se déguisent dans la bonne conscience, le savoir, l'assurance de ce qui va de soi etc.

La langue à venir

Dans Le Monolinguisme de l'autre, Derrida réitère cet appel à la trace dans la langue, mais en le radicalisant pour ainsi dire. Car il ne s'agit pas seulement de désapproprier celui qui se croît maître de sa langue, mais la langue elle-même : de lui « faire arriver quelque chose, à cette langue » par un geste d'écriture - et Derrida rappelle que ce qu'il appelle ici encore écriture, « peut rester purement oral, vocal, musical : rythmique ou prosodique »315 - qui la désapproprie d'elle-même.

Mais le rêve...c'était peut-être de lui faire arriver quelque chose, à cette langue. Désir de la faire arriver ici en lui faisant arriver quelque chose, à cette langue demeurée intacte, toujours vénérable et vénérée, adorée dans l'oraison de ses mots et dans les obligations qui s'y contractent, en lui faisant arriver, donc, quelque chose de si intérieur qu'elle ne fût même plus en position de protester sans devoir protester du même coup contre sa propre émanation, qu'elle ne pût s'y opposer autrement que par de hideux et inavouables symptômes, quelque chose de si intérieur qu'elle en vienne à jouir comme d'elle-même au moment de se perdre en se retrouvant, en se convertissant à elle-même, comme l'Un qui se retourne, qui s'en retourne chez lui, au moment où un hôte incompréhensible, un arrivant sans origine assignable la ferait arriver à lui, ladite langue, l'obligeant alors à parler, elle-même, la langue, dans sa langue, autrement.316

Scène onirique, érotique, qui se produit dans le langage, dans ladite langue maternelle qu'on rêve de faire venir autrement, non pas dans la jouissance répétitive de sa loi mais depuis l'autre qu'elle retient en elle, pour qu'elle n'en revienne pas intacte ou qu'elle en devienne comme étrangère à elle-même, incapable de se rassurer dans l'assurance d'un « chez-soi ». Tout se passe comme s'il fallait puiser dans la langue donnée les ressources pour inventer une langue inouïe, une langue qui ne serait plus le monolinguisme de l'autre au sens que nous avons indiqué jusqu'ici mais un idiome absolu : « une langue assez autre pour ne plus se laisser réapproprier dans les normes, le corps, la loi de la langue donnée ».317

315 MDL, p.124

316 MDL, p.85

317 MDL, p.124

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Cette langue n'existe pas, il faut l'inventer nous dit Derrida, et cela ne peut se faire qu'en imprimant à même le corps de la dite monolangue318 des marques telles qu'elle en devienne intraduisible, non seulement dans telle ou telle langue « étrangère » mais aussi dans sa « propre » langue. Il y a toujours plus d'une langue dans la langue, toujours déjà divisée par et dans son rapport à soi, son auto-affection. C'est cette multiplicité qu'il s'agit de mobiliser en affectant la langue d'une impossible traduction franco-française. « J'aiguise la résistance de mon français, écrit Derrida, [...] sa résistance acharnée à la traduction : en toutes langues, y compris tel autre français ». 319 Mais il ne s'agit aucunement d'un repli idiomatique. La prolifération des obstacles à la traduction précipite au contraire les langues déliées dans une scène de traduction absolue, sans pôle de référence, sans langue de départ ni d'arrivée assurées, retranchées derrière leurs frontières. Il en va d'une négociation perpétuelle, dans un entre-plusieurs-langues : comme dans l'impossible exercice de traduction où il faut inventer une langue suffisamment nouvelle pour tenter d'accueillir l'altérité de l'idiome de l'autre. Tel est le geste révolutionnaire, résolument internationaliste de la déconstruction ; geste d'ouverture - de décloisonnement mais aussi d'avance ou d'invitation, voire de défi, lancé à l'autre :

Invente donc dans ta langue si tu peux ou veux entendre la mienne, invente si tu peux ou veux la donner à entendre, ma langue, comme la tienne, là où l'événement de sa prosodie n'a lieu qu'une fois chez elle, là même où son « chez elle » dérange les cohabitants, les concitoyens et les compatriotes ! Compatriotes de tous les pays, poètes-traducteurs, révoltez-vous contre le patriotisme ! 320

Cette résistance à l'hégémonie de l'homogène ne s'organise, insistons-y, que depuis l'intérieur, qu'à exploiter la réserve d'écriture qui met la langue au travail, qu'à marquer la langue d'un « coup de griffe ou de greffe », dans l'irrespect respectueux de ses lois dont on sait qu'elles n'ont rien d'immuables, toujours en différance, hantées par la possibilité nécessaire de l'accident. La condition du même est possibilité de la variation, selon la logique de l'itérabilité que nous avons déjà exposée. Il ne s'agit pas de faire mal à la langue, de la maltraiter dans sa grammaire, sa syntaxe, sa loi, mais selon l'exigence contrariée d'une « fidélité infidèle » de la mettre à l'épreuve d'elle-même : « quand je violente la langue française, écrit Derrida, je le fais avec le respect raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue, dans sa vie, dans

318 C'est ce que Derrida appelle aussi le tatouage, qui « en fait voir, à même corps, de toutes les couleurs » MDL, p.116

319 MDL, p.99

320 MDL, p.106-107

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son évolution ».321 Faire arriver quelque chose à la langue c'est donc un événement qui fait advenir des possibilités jusqu'à alors impossibles, dans son lexique, dans sa syntaxe etc. Et ce quelque chose lui fait quelque chose, ça ne la laisse pas insensible, qu'elle soit piquée ou séduite (ou les deux), par ce geste qui est aussi un geste d'amour, qui fait l'amour. On ne compte pas les passages où Derrida aura déclaré sa flamme à la langue française.

Il faut redoubler de prudence, dans ces pages d'une difficulté redoutable. Car s'il s'agit de transformer, de secouer la langue sédimentée ce n'est pas pour retomber dans les illusions de la maîtrise et de la possession. La langue inventée n'est pas l'initiative d'un sujet souverain en quête de distinction. Ce que Derrida appelle mon français ou mon idiome, c'est une langue en laquelle se laisserait traduire l'événement de la venue de l'autre. La singularité irremplaçable, idiomatique, qui s'y signe n'est pas tant celle d'un soi que celle de cette arrivée imprévisible, d'un soi comme autre, d'un soi ouvert à l'autre en soi. L'idiome n'appartient pas, ne se laisse pas approprier, il désapproprie en vérité celui ou celle qu'il signe. Car il vient toujours de l'autre, il est la venue de l'autre, celle qui inspire, par exemple, le souffle d'une trace inouïe, qui toujours revient à l'autre qui la contre-signe, dans une lecture, dans une écoute. Dès lors que le dire est toujours adressé, il faut reconnaître qu'il n'appartient plus à son signataire, qu'il est, là encore, comme dérobé - au sens où le signataire n'en maîtrise plus toute la signification mais aussi, sans doute, au sens où l'interprétation de l'autre produit un sens nouveau, le révèle comme on révèle une photographie. Qui sait ce qu'il peut dire ? 322 L'idiome c'est donc cet autre monologuisme de l'autre, tout autre que la langue de l'autre comme langue du maître. C'est ma langue en tant qu'elle me vient de l'autre, en tant qu'elle fait événement et dans cet événement même me surprend.

Cette langue à inventer, que Derrida appelle aussi l'« avant-première langue » (peut-être pour remarquer ce qu'elle doit à la trace originaire, passé sans présent d'avant la « première langue ») demeure toutefois inaccessible dans sa pureté. Elle est l'impossible même, dès lors que la réappropriation a toujours lieu. En effet, pour que l'événement ait une chance d'apparaître, de faire date, pour que la « première fois » ne soit pas la « dernière fois », il faut qu'il se laisse répéter, identifier, réinscrire dans la loi du même, perdant ainsi son unicité. C'est le prix de sa lisibilité. En ce sens, les événements n'arrivent qu'à ne pas arriver ou alors dans un langage encore irrecevable, hors la loi, comme « des événements non constatables :

321 Apprendre à vivre enfin, op.cit. p.38

322 Bien entendu cet autre peut être « moi » comme autre qui tout à coup, ou dans l'après coup, s'entend dire ce qu'il n'aura jamais voulu dire.

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illisibles ».323 Mais ces événements monstrueux, dans le procès même de leur régularisation, transforment et déplacent néanmoins le champ de la réception, retracent les frontières du recevable et de l'irrecevable, ouvrent d'autres voies à l'arrivant.

Ce rêve d'impossible, soutient ici profondément Derrida, c'est la promesse même de toute parole : une langue signant une singularité absolue - non pas celle d'une identité cernable, mais d'un tout autre qui s'inventerait dans des mots encore illisibles, qui dirait ou écrirait sa différance à soi, faisant droit dans un même souffle à la multiplicité des voix hétérogènes qui habitent un corps toujours déjà marqué par l'autre. « Vous rêvez, c'est fatal, l'invention d'une langue ou d'un chant qui soient vôtres, non pas les attributs d'un `'moi», plutôt le paraphe accentué, c'est-à-dire musical, de votre histoire la plus illisible ».324 Chaque fois que nous ouvrons la bouche ou écrivons, nous désirons, consciemment ou non, dire cette différance, cette irréductible altérité qui fait notre singularité, comme tout autre. Nous aspirons à donner à entendre ou à lire cet écart dans un phrasé singulier : rythmé, cadencé à la dé-mesure de notre unicité. Nous ne parlons pas pour répéter la loi mais animés du désir fou de toucher à cette vérité qui serait la nôtre, vérité secrète, unique, irremplaçable, de ce qui n'a jamais eu lieu, n'aura jamais lieu et que nous promettons pourtant chaque fois, comme une promesse intenable, à l'autre qui doit la reconnaître. Toujours, dès que nous parlons, nous promettons une autre langue, à nous-même, à celles et ceux à qui nous nous adressons. C'est pourquoi Derrida écrit que cette promesse qui promet l'impossible est aussi la possibilité de toute parole qu'elle appelle à venir. L'adresse à l'autre ne s'ouvre qu'à l'horizon de cette langue impossible, mais toujours promise, toujours à venir. C'est aussi en ce sens qu'elle vient de l'autre - d'un futur qui ne sera jamais présent (ce que Derrida appelle précisément l'à-venir) mais qui rassemble d'avance la langue disséminée dans sa promesse.

Cet appel à venir rassemble d'avance la langue. Il l'accueille, il la recueille, non pas dans son identité, dans son unité, pas même dans son ipséité, mais dans l'unicité ou la singularité d'un rassemblement de sa différence à soi : dans la différence avec soi plutôt que dans la différence d'avec soi. Il n'est pas possible de parler hors de cette promesse qui donne, mais en promettant de la donner, une langue, l'unicité de l'idiome.325

323 MDL, p.125

324 « Desceller (`'la vieille langue neuve») », Points de suspension, op.cit., p.127

325 MDL, p.127

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« On ne parle jamais qu'une seule langue » s'entend alors aussi comme cette promesse de l'idiome absolu qui accompagne toute parole, en quelque langue que ce soit, et qui rassemble les langues, dans leur dispersion même : promesse d'une langue encore inouïe qui ne promet rien, aucun contenu déterminable, sinon l'accueil de l'autre inventant l'idiome. C'est ce que Derrida appelle une messianicité sans messianisme, sans salut, sinon à l'autre reconnu comme tout autre ; ce qui ressemble à une promesse de justice, inscrite au coeur de toute parole.

La promesse dont je parle...et dont j'avance maintenant qu'elle promet l'impossible mais aussi la possibilité de toute parole, cette singulière promesse ne livre ni ne délivre ici aucun contenu messianique ou eschatologique. Aucun salut qui sauve ou promette la salvation, même si, au-delà ou en deçà de toute sotériologie, cette promesse ressemble au salut adressé à l'autre, à l'autre reconnu comme autre tout autre (tout autre est tout autre, là où une connaissance ou une reconnaissance n'y suffit pas), à l'autre reconnu comme mortel, fini, à l'abandon, privé de tout horizon d'espérance.326

***

Nous nous demandions en ouvrant cette dernière partie ce qui poussait la déconstruction à en découdre, ce qui l'animait peut-être secrètement. Nous avons vu que ce n'était pas la vérité mais la justice : non pas comme un objet là-devant, à atteindre, ou à cerner, mais comme ce qui, depuis un passé immémorial, engage en donnant le mouvement ; engage aussi comme une promesse archi-originaire, d'avant tout soi : un oui à la venue de l'autre qui doit rester incalculable ; engage enfin politiquement à laisser une chance à cette venue, en déclôturant autant que possible les structures socio-juridiques ou socio-politiques qui l'annulent d'avance dans l'économie d'un savoir.

« La déconstruction est la justice » parce que ce n'est qu'à défaire les structures sédimentées du savoir-pouvoir, qu'à déconstruire l'ordre de la vérité qui est aussi indissociablement un ordre politique et social, que s'ouvre la possibilité de la justice - comme impossible. Dire qu'il faut la justice c'est dire qu'il faut l'impossible. D'abord parce qu'il n'y a de justice que dans la considération de la singularité absolument autre d'une situation excédant tous les possibles imaginables. Ensuite, et c'est une conséquence immédiate, parce que la décision juste et responsable qui doit s'y mesurer ne saurait s'inscrire dans un programme de possibilités calculables à l'avance. Subsumer objectivement un cas sous la généralité d'une loi ne peut que revenir à manquer l'unicité de la situation et de la décision à prendre. Ce serait, en

326 MDL, p.128

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vérité, se dérober à toute décision, si une décision digne de ce nom engage toujours la responsabilité d'un choix qui doit faire l'épreuve de l'aporie, de l'indécidable. Là où un savoir formalisable enseigne ou prescrit par avance ce qu'il faut faire, il n'y a ni décision, ni responsabilité, ni justice. Dès lors si la justice requiert une décision juste, s'il faut décider, cette injonction impérative doit être sans normativité, sans vérité, sans rien qui ne soit garanti par un savoir possible, calculable (ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut rien savoir, nous n'y revenons pas). Responsabilité hors-norme, hyper-responsabilité pour ainsi dire, qui révèle, par contrecoup, ce que l'axiomatique de la présence dominant l'idée traditionnelle de responsabilité (volonté, intentionnalité, autonomie etc.) a de profondément déresponsabilisant sous le couvert de la bonne conscience. Mais justice impossible, enfin, imprésentable, parce que l'indécidabilité qui en est la condition ne cesse jamais de revenir hanter la décision prise, s'il y en a. Autre manière de dire qu'on n'en aura jamais fini avec la justice. D'où aussi une certaine perplexité, peut-être inévitable : si une décision juste, pour être digne de son nom, exige la suspension de critères assurés, alors comment s'y mesurer ? Comment distinguer la mesure de la démesure ? N'est-on pas toujours renvoyé à une certaine forme de justesse qui serait susceptible, de son côté, de donner des gages mais en perdant alors la justice dans son exigence d'incalculabilité ? A moins, peut-être, de penser la justesse comme une question de tact, sans mesure prescrite, sans filet de sécurité. Toucher à la justice n'aura alors jamais paru aussi risqué. Mais la justice absolue, l'accueil inconditionnel de l'autre doit comporter cette part de risque, cette menace sans laquelle on ne parle pas de justice. « L'indécidable, rappelle Derrida, condition de la décision comme de la responsabilité, inscrit la menace dans la chance, et la terreur dans l'ipséité de l'hôte. »327

Sans jamais proposer une éthique au sens traditionnel du terme, la déconstruction est donc toujours déjà engagée dans une promesse éthique, promesse d'une justice à-venir, dès lors que celle-ci trouve sa pierre de touche dans l'expérience de l'aporie. Elle s'accorde avec la dimension intrinsèquement politique d'une écriture déconstructive ouverte sur l'à-venir, l'événement, l'impossible. Nous avons choisi d'insister dans cette partie sur la façon dont Derrida aura politisé une certaine expérience qui, à une oreille un peu bouchée, pourrait passer pour politiquement neutre, à savoir une certaine manière de tourner la langue. Dans Le Monolinguisme de l'autre, Derrida a exemplairement exhibé la violence nichée au coeur d'une langue dite maternelle qui se voudrait pure d'éléments étrangers, intacte, garante d'une culture homogène et unifiée : comme le phantasme d'une langue propre qui s'impose en refoulant

327 MDL, p.119

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toutes les différences, ou en ne tolérant que celles qui n'inquiètent pas son univocité. Mais, dans le même temps, c'est dans la dite monolangue, où les voix dissonantes sont assourdies par les discours qui disent tenir la langue en respect, c'est depuis la trace originaire qui la fait marcher toujours un peu de travers, que se réserve aussi la possibilité d'une justice à venir : l'invention d'une langue inouïe, ouverte à la venue de l'autre. Ou plutôt, car cette invention reste en sa pureté impossible, c'est à même l'expérience de l'écriture dans la langue que s'alimente le rêve d'un idiome absolu, comme promesse secrète inscrite dans toute parole. C'est de ce rêve, de ce désir fou que vit la déconstruction, c'est pour lui qu'elle prend tous les risques, qu'elle s'ouvre au tout autre en tournant follement sa langue comme celle de l'autre. Au risque, encore une fois, que ça tourne mal. Mais la conjuration du mal à tout prix, n'est-ce pas un autre nom du pire ? N'est-ce pas ce qui justifie les pires violences ? Une politique de l'écriture ne fera jamais l'économie de la violence, au nom de l'économie de la violence, justement.

Reste qu'on pourrait finalement se demander ce qu'il reste de la vérité, s'il en reste, et sous quelle forme, une fois l'ordre sévère de la vérité déconstruit pour laisser une chance à la justice. S'il faut la vérité n'est-ce pas aussi au nom de la justice ? Et y-a-t-il encore un monde possible sans une parole vérace pour le soutenir ? Nous avons en principe répondu à ces questions. La vérité comme justice est toujours à faire. Sans doute le travail théorico-historique de la preuve est-il indispensable. Mais jamais l'information, même infinie, ne suffira à décider du vrai et du non-vrai, du juste et de l'injuste dans l'unicité d'un cas irrépétable. Faire la vérité cela suppose d'en décider dans la folie d'un non-savoir. En ce sens il en va d'une vérité événementielle, incalculable, qui en appelle à la croyance avant tout savoir, promise plus que donnée. La vérité il faut l'inventer, c'est-à-dire non pas seulement la dévoiler mais la faire arriver là où elle n'est pas encore possible. Comme s'il fallait faire l'impossible. Il en va de même de la véracité : ma vérité, celle que je te promets quand je m'adresse à toi, celle que je te demande de croire sur parole, sans garantie de savoir, ma vérité comme celle de l'autre qui viendra peut-être dans une écriture encore illisible, cryptée, à déchiffrer, interminablement.

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Conclusion générale : Derrida, intraitable

Derrida aura introduit la question de l'écriture en philosophie, déplaçant sa géo-graphie, ses frontières, déplaçant l'idée même de frontière, de limite entre le même et l'autre. Il l'aura fait dans une écriture multiple, stratifiée, texturée, disséminée. On le remarque d'abord à l'extraordinaire diversité des textes qui parsèment le corpus mais dont on ne risquera pas ici une typologie.328 Car ce qui paraît « signer » plus encore l'idiome derridien c'est la manière dont il aura cherché à re-marquer, dans chacun de ces textes, cette hétérogénéité même comme effet de trace - y compris, donc, dans les textes qu'on désignerait un peu vite comme les plus « sérieux » (au sens qu'une certaine philosophie donne à ce terme) et même si, incontestablement, ce sont dans certains des volumes archi-greffés du début des années 70, que cette re-marque est la plus remarquable, là où notamment, d'un pli supplémentaire, elle s'augmente de dispositifs paratextuels éclatant la linéarité du texte. Cette écriture tympanisante provoque, interpelle, violente : elle appelle des lectures elles-mêmes multiples ; souvent, elle oblige les lecteurs à frayer leurs voies en tâtonnant dans la nuit du non-savoir, égarés au milieu de carrefours de sens. Question de la lecture comme contre-signature, question de responsabilité.

Nous nous sommes intéressés dans ce mémoire à la déconstruction de la métaphysique comme ordre de la vérité notamment parce qu'elle nous a semblé ouvrir à cette multiplicité de lectures possibles. Lire la déconstruction au prisme de la vérité permettrait de faire apparaître des strates de discours hétérogènes. Nous sommes d'abord partis d'un problème : comment faire l'économie de la vérité dès lors que le discours déconstructeur s'énonce dans un langage ordonné à cette valeur ? Sous l'effet d'une redoutable mise en question des fondements logocentriques de la vérité et de la maîtrise - de la présence du présent - le maître est défait comme jamais peut-être dans l'histoire de la philosophie, mais c'est encore à son jeu qu'on joue. Face aux coups imparables, il doit reconnaître sa défaite, mais il sait d'avance qu'elle est sa victoire, puisque c'est encore lui, à partir de ses propres critères, qui en décide. « Il faut la vérité » écrit Derrida et, d'un certain point de vue, la déconstruction ressemble à une pensée-Sisyphe qui nous dit « qu'il faut continuer indéfiniment à interroger la présence dans la clôture du savoir ».329 Toute une strate du texte derridien, très argumentée, très démonstrative, pliée

328 Pour une telle typologie, au demeurant très utile, voir Rudy Steinmetz, Les styles de Derrida, Paris, De Boeck Supérieur, 1994, p.14.

329 VP, p.121

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aux normes rigoureuses de la métaphysique, autorise cette lecture qui ne manque pas de justesse. Et on ne compte pas les occasions où Derrida aura reconduit à la métaphysique ceux qui, affirmant bruyamment une différence absolue, pensaient, par naïveté ou méconnaissance de la rouerie du maître, s'en être tirés à bon compte au moment où ils se laissaient réapproprier dans l'économie du même. Il y a assurément quelque chose d'intraitable dans les textes de Derrida qui passerait presque pour une forme de conservatisme, une défense opiniâtre de la tradition.

Mais réduire le texte derridien à la rigueur de ses analyses conceptuelles, ce serait risquer de reproduire le geste de répression de l'écriture qu'il aura lui-même fait apparaître comme violence institutrice de la métaphysique. Ce serait en effacer les plis, l'aplatir au niveau du seul discours significatif : lire au sens minimal de rassembler le sens, y entendre quelque chose, sans doute, mais s'aveugler encore plus sûrement à la textualité, ne pas lire au sens inouï que Derrida aura donné à la lecture. Ne pas lire ce qu'il aura donné à lire en exhumant la réserve d'écriture qui fait marcher la machine logocentrique en l'affectant d'un retard originaire qui tient le sens en haleine. Autrement dit, ne tenir aucun compte des effets pratiques de la différance, de ce qu'elle diffère. Ce qu'il y a d'intraitable dans l'idiome derridien - mais cette fois comme dissémination irréductible, impossible à traiter, à dominer logiquement - c'est ce plus d'un sens, plus d'une voix, plus d'une langue qui écrit - la vérité, qui l'écarte, l'espace, la diffère à jamais. L'impossible économie de la vérité c'est sa ruine par et dans le texte qui l'inscrit, qui lui donne tout à la fois vie et mort. La vérité en faillite, les signifiants sont déchaînés, ils ne se raccrochent plus à l'étalon du signifié transcendantal. Rattrapé par l'inflation signifiante, le logos ne peut plus honorer ses traites, différant sans cesse sa promesse de restituer un sens plein, lequel reste, dans l'attente interminable, indécidable. Si le maître est déjoué ce n'est pas d'être vaincu à son propre jeu, c'est qu'il y a toujours déjà du jeu dans son jeu, une trace d'écriture qui entame son logos, l'ouvre en le divisant, d'entrée de jeu. Confronté à des cas où il ne sait plus trancher d'un savoir assuré, le maître est contraint de révéler son essence arbitraire. Il faut la vérité. Oui, mais dans quel sens ? Toute une strate du texte derridien remarquant cette équivocité irréductible, reste imprenable, à la vérité ne se laisse pas prendre.

On pourrait être tenté d'y voir la poésie de Derrida, un effet purement littéraire, mais ce serait méconnaitre ce que cette indécidabilité syntaxique exhibe de la condition textuelle de tout discours, de tout engagement langagier. Non que tout soit de la « littérature » : il y a une hétérogénéité de styles et de hauteurs, de touches, des manières différentes de faire droit à l'opacité signifiante ou au contraire de la réduire ; mais cette hétérogénéité ne saurait être arraisonnée en un système d'oppositions tranchées, entre textes philosophiques et textes

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littéraires par exemple. Tout texte déterminé se découpe plus ou moins violemment dans un texte général, un tissu de traces de traces, une structure de renvoi infini à (de) l'autre. Le discours philosophique qui entend réduire le langage facto-empirique dans lequel il est contraint de s'énoncer en visant la pureté d'un discours théorico-logique transparent, ce discours demeure pris dans la toile qu'il prétend dominer et qui lui donne tous ses concepts en les contaminant de leur autre, à la racine. Tous ces discours qui se veulent univoques ne vivent que des voix multiples qui les hantent. En ce sens, si l'on ose dire, les tournures qui désarçonnent, les « pirouettes », ne sont rien moins qu'un artifice ou un ornement, un supplément superfétatoire : elles font éprouver la faillite irréductible du vouloir-dire sans laquelle aucun sens ne s'ouvrirait jamais. En réduisant par et dans une opération d'écriture inouïe le recouvrement significatif, en publiant la défection du sens vrai, Derrida met la scène sur le devant de la scène. Tout le travail d'écriture, de syntaxe, de Derrida, inséparable de son travail conceptuel mais ne s'y réduisant pas, fait une scène à la philosophie. Une scène, c'est-à-dire non pas une démonstration logique débouchant nécessairement sur une conclusion mais un mouvement d'écriture, un mouvement imprimé au corps de la langue qui par ses effets, par son événement, défait la maitrise (y compris de ceux qui fustigeant les discours du maître sont dupes des vieilles racines métaphysiques qui irriguent leur critique). Derrida aura remis la philosophie en scène : répétition rigoureuse de l'histoire de la philosophie, de ses grands problèmes, mais répétition subversive par réinscription du logos dans une scène d'écriture plus ample et plus puissante. Non pas un ailleurs fantasmatique, un autre topos, mais un entre, un no man's land, un non-lieu qui suspend toute opposition décidable, exemplairement celle du vrai et du non-vrai. L'excès d'une folie logée au coeur de la raison. Derrida, intraitable. Oui, mais en quel sens ?

On écoutera alors les discours excédés dénoncer ces textes qui multiplient les apories, dénoncer la faconde d'une écriture littéralement séduisante, qui nous laisse, pour son bon plaisir, dans l'im-passe, faisant qu'entre nous ça ne passe pas, qu'on ne s'entende pas etc. Toucher ainsi à la vérité c'est irresponsable. Ça détruit la possibilité de la justice, la possibilité même d'un monde possible. Et puis c'est un geste déplacé, obscène, qui touche au propre. Pratique condamnable, stérile, qui fait obstacle à la découverte de la vérité avec tous ses tours de plume qui ne s'effacent pas devant la chose à dire. C'est illisible, c'est de la littérature.

Il est vrai qu'il y a dans ces textes quelque chose de monstrueux, qui reste inappropriable, intraitable. C'est là ce qui en eux provient de l'à-venir, d'un avenir qui, Derrida le rappelle dans De la grammatologie « ne peut s'anticiper que dans la forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s'annoncer, se

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présenter, que sous l'espèce de la monstruosité ».330 Mais cet avenir monstrueux, im-possible en ce qu'il excède tous les possibles à l'horizon, c'est la possibilité même de la toute autre justice qu'aura donné à penser Derrida : justice tout autre de revenir au tout autre, à l'incalculable, à la singularité absolue de l'autre. Toute une strate du texte derridien se lit comme un renouvellement profond de la pensée éthico-politique en ce qu'elle problématise l'éthicité de l'éthique comme expérience de l'aporie, de l'impossible. Mais il serait réducteur de confiner cette strate dans ce que l'on nomme parfois le « dernier Derrida », celui du prétendu tournant. Si sa pensée aura été attendue au tournant c'est pour n'avoir pas vu que le motif éthico-politique la traverse de part en part, lui donne son mouvement. Et d'abord parce qu'écrire - la vérité descelle la possibilité même de la justice. Dans l'économie d'un savoir absolu, dans un système de règles formalisables, calculables il n'y a ni décision, ni responsabilité, ni justice. Réduire la justice à la vérité, c'est manquer la justice, c'est manquer de justice par excès de justesse, c'est sous le couvert de la bonne conscience se dérober à toutes responsabilités. Il ne saurait y avoir de décision responsable et donc de justice possible sans une expérience de l'aporie ou de l'indécidable, c'est-à-dire sans une décision qui, au moment où elle tranche, ne sait plus. Une décision folle. Mais alors, demandera-t-on, comment distinguer la décision juste du coup de force du maître dont on a mis à nue la violence arbitraire ? Comment s'assurer que le mal ne se dissimule pas sous les traits du bien ? On ne le peut pas. La justice diffère infiniment de l'injustice mais aucun savoir ne garantira une distinction assurée. Il faut en décider, dans l'incertain. Ce n'est qu'à assumer ce risque qu'on laissera une chance à la justice. Sur ce point aussi, Derrida aura été intraitable.

« La déconstruction est la justice » parce que ces textes monstrueux, entrelacement de ce nous appelons abusivement ici des « strates » hétérogènes, sont toujours déjà engagés à promettre l'impossible, l'événement, l'à-venir. Langage prophétique qui promet aussi une vérité à faire, encore à venir, incalculable, unique, événementielle, incroyable, et donc seulement croyable, à peine croyable. Ce qui inspire cette langue inouïe, le souffle qui l'anime et rend son texte parfois illisible, pas encore lisible, c'est cette venue de l'autre, cette venue à laquelle il faut se préparer en écrivant la langue de l'autre, rêve d'un idiome absolu, rêve d'impossible mais inscrit au coeur de toutes paroles. Avec un risque là encore : que cet idiome monstrueux, toujours déjà en instance d'appropriation, ne devienne à son tour un langage du maître, un langage subjuguant. Que les tours d'écriture tournent mal, que le bien vire au mal. Nous aurons fait de notre mieux.

330 DG, p. 14

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus