La géopolitique de la Russie dans la région caspienne: évolution des intérêtspar John Makombo Kibangula Université de Lubumbashi - Licence 2021 |
SECTION 2 : LA RUSSIE ASSOIT SON INFLUENCE ECONOMIQUE DANS LA REGION DE LA CASPIENNE§1: La Russie trace l'avenir économique de la région Caspienne 1. A. Les accords signés sous l'impulsion de la Russie Le 12 août 2018 était à marquer d'une pierre blanche. Après plus de vingt-cinq années de négociations et une dizaine de rencontres, les dirigeants des États riverains de la mer Caspienne ont signé ensemble, dans la ville portuaire d'Aktaou au Kazakhstan, un accord pour définir le statut juridique de cet espace maritime. Un accord historique pour cette mer, pivot géostratégique entre ces trois grandes régions de l'Asie « intermédiaire » que sont l'Asie centrale, le Caucase et le Moyen-Orient.116(*) Les cinq État riverains, la Russie, l'Iran, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan se partagent ainsi des réserves d'hydrocarbures, estimées à près de 300 000 milliards de m3 de gaz naturel. Cet accord est le résultat de plusieurs concessions, mais chaque État y trouve finalement son compte pour des raisons différentes. Il est possible de distinguer deux types de réussites pour chacun des pays : d'un côté ceux qui en tireront un véritable bénéfice économique et ceux pour qui l'accord politique et diplomatique prime sur l'économie.117(*) Les trois principaux bénéficiaires de cet accord sont les États d'Asie centrale et du Caucase : le Kazakhstan, le Turkménistan et l'Azerbaïdjan. Astana récupère de cette zone le plus gros gisement pétrolier équivalent à 13 milliards de barils. Un succès pour le Kazakhstan qui accueillait le sommet dans l'ancienne ville de Chevtchenko, du nom d'Aktaou sous l'URSS. Il était donc attendu que le « pays hôte » récupère une grande partie des gisements qu'il réclamait depuis vingt ans. Le Turkménistan et l'Azerbaïdjan ne sont pas en reste et pourront profiter de ressources jusque-là inexploitées à cause du vide juridique entourant la Caspienne.118(*) L'accord bénéficie donc largement à ces trois États, dont le point commun est une économie basée sur l'exportation d'hydrocarbures. Pour le Turkménistan, ces nouvelles ressources pourraient renforcer la mise en place du projet TAPI, un gazoduc reliant le pays à l'Afghanistan, au Pakistan et à l'Inde. Annoncé en décembre 2015, il devrait voir le jour en 2019. L'Azerbaïdjan de son côté devrait profiter de l'ouverture de la Caspienne à la construction de pipelines. Alors que ses principaux fournisseurs sont en Europe, Bakou pourrait envisager d'augmenter ses revenus en Asie, où pour l'instant seule l'Indonésie fait office de client important.119(*) 1. b. La domination politique russe au détriment de l'Iran Le principal vainqueur politique est bien évidemment la Russie. Cet accord va permettre l'accroissement des ressources pour plusieurs États, concurrents énergétiques de Moscou, notamment le Turkménistan. Le Kremlin a donc fait des concessions à ses voisins et souhaite avant tout montrer qu'il est initiateur d'accords et de stabilité dans cette région. Une image qui lui faisait défaut depuis les crises géorgienne (2008), ukrainienne (2014) et syrienne (2011-2018). De plus, face à Pékin qui étend son influence en Asie centrale via les « Nouvelles routes de la soie », Moscou assume avec cet accord un leadership régional, capable de mettre fin à plus de deux décennies de pourparlers.120(*) Hormis l'accord en lui-même, les Russes, comme les Iraniens, ont atteint un objectif diplomatique importante : l'exclusion de la marine américaine de la Caspienne. Ce risque était encouru par les liens politiques existants entre Washington et Bakou. Avant ce sommet, la mer Caspienne n'était ni une mer ni un lac au regard du droit international. L'accord signé le 12 août confirme cette ambivalence. La règlementation des frontières maritimes s'appliquera comme s'il s'agissait d'une mer, mais comme pour un lac, aucune troupe étrangère ne pourra y stationner121(*). De fait, l'accord exclu donc toute présence américaine dans la Caspienne. Une bonne nouvelle pour Moscou, qui cherche à réduire l'influence de Washington dans la région. Autrefois, la Caspienne était un lac intérieur de la puissance perse. Plusieurs défaites militaires au XIXème siècle contre l'empire russe, ont fait perdre à l'Iran cette domination sur la plus grande mer fermée du globe. Une situation qui va en s'empirant aujourd'hui, puisque l'Iran semble en retrait des autres États riverains. En effet, Téhéran récupère la plus petite zone de la Caspienne.122(*) Pourtant, tout n'est pas perdu. Cet accord intervient dans une période de fortes tensions, avec les nouvelles sanctions américaines, qui font suite à la rupture de l'accord sur le nucléaire. L'extra-territorialité du droit américain permet aux États-Unis de faire pression sur les autres pays pour cesser de commercer avec l'Iran. Le gouvernement iranien qui perdra à court terme ses partenaires européens, a donc besoin de renforcer ses relations régionales. C'est le résultat obtenu au sommet du 12 août. Alors que l'Iran a par le passé montré certaines velléités impérialistes sur cette région de la Caspienne, le gouvernement de Téhéran accepte aujourd'hui une concession dont on ne le croyait pas capable. Cet accord a, par ailleurs, été l'occasion pour l'Iran de négocier de futurs projets communs avec l'Azerbaïdjan. Bien que Téhéran ne sorte pas renforcé de cet accord, il arrive à en tirer des avantages circonstanciels.123(*) Avec la signature de cet accord et la possibilité de construire des gazoducs dans la mer Caspienne, le Kazakhstan, le Turkménistan et l'Azerbaïdjan vont parvenir un objectif de longue date : réduire leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et de l'Iran. Pour y arriver, ces trois États devront néanmoins s'entendre ensemble. La Chine pourrait également en profiter pour son projet de « Nouvelles routes de la soie » (BRI) et à plus long terme si elle souhaite elle aussi réduire sa dépendance énergétique aux hydrocarbures russes. S'il est possible de se réjouir de l'entente régionale entre les cinq pays riverains de la mer Caspienne, il n'est pas sûr que cet accord favorise les intérêts des États européens. Au contraire, l'assise du leadership russe sur la région et l'impact croissant de la Chine, combinées aux réticences des sociétés civiles européennes à se lier à des pays au fonctionnement souvent peu démocratique, sont autant de barrières pour le développement d'une influence européenne dans cette partie du monde124(*). §2 : La Russie au centre de la distribution du gaz vers l'Europe 2. A. La Russie sert de tremplin pour les exportations gazières des pays de la région Le marché russe s'avère également significatif pour les exportations de gaz naturel du Kazakhstan et du Turkménistan, voire de l'Azerbaïdjan (Babali, 2009)?. Il semblerait que ce pays soit également prêt à s'orienter vers une politique de diversification de ses routes d'exportation?. Selon l'accord passé en 2003, le Turkménistan a fourni 45 Gm3 de gaz naturel à la Russie en 2008. Le nouveau contrat signé entre les deux pays, en décembre 2009, prévoit des livraisons de 30 Gm3/an au cours de la période 2012-2018?. Ces contrats s'accompagnent d'accords sur le système de transport entre ces trois pays. Ils ont pour objectif de réhabiliter et d'étendre le réseau de gazoducs entre le Turkménistan et la Russie via l'Ouzbékistan et le Kazakhstan?ainsi que de construire le Caspian pipeline le long de la Caspienne (Kazantsev, 2008).125(*) Dans ce jeu complexe, la Russie revêt un rôle central. Sa politique en matière d'hydrocarbures est susceptible d'influencer fortement les relations gazières qui se nouent en Asie centrale (Boussena et al., 2006). D'une part, au travers d'une politique de contractualisation du gaz de la Caspienne (Stern, 2005) et en mettant en place le réseau de transport South Stream - qui est, en définitive, la réponse de Gazprom aux tentatives de diversification de l'Europe?, la Russie tente de contrôler, voire de limiter, la concurrence du Kazakhstan et du Turkménistan sur le marché européen. Il est à noter que les stratégies de certaines compagnies (EON, GDF pour le North Stream et ENI, EDF pour le South Stream) sont partie prenante de la concurrence qui se joue entre la Russie et la Caspienne pour l'approvisionnement en gaz naturel de l'Europe, dans la mesure où elles crédibilisent la voie russe.126(*) D'autre part, la Russie rend son marché attractif car rentable en acceptant de normaliser ses relations économiques avec les pays d'Asie centrale (Locatelli, 2008). Gazprom s'est ainsi engagé à payer un « prix européen » pour ses importations gazières en provenance d'Asie centrale mettant, de manière explicite, fin au système d'échanges hérité de l'Union soviétique?. Il pourrait en résulter des augmentations de prix substantielles (de l'ordre de 60-70 % pour le gaz kazakh dès 2009, selon Petroleum Economist, mai 2008)?. Le marché russe représente donc, pour le gaz du Turkménistan et du Kazakhstan, un débouché immédiat et rentable.127(*) 2. A.1. Les régulations de l'UE sur les gazoducs de longue distanceLes enjeux de rentabilité et de faisabilité de tels projets sont d'autant plus déterminants que les règles d'unbundling patrimonial (séparation juridique des activités de production, transport et distribution, intégrées dans les anciens monopoles) et d'ATR promues par l'UE dans le cadre de la libéralisation de son marché gazier seront susceptibles de peser sur les choix d'investissements des sociétés gazières. Cela concerne le renouvellement des capacités existantes de transport et leur accroissement (Dorigoni & Pontoni, 2008).128(*) Il est singulièrement difficile d'imaginer ces compagnies s'engager dans le financement de gazoducs sur une longue distance sans bénéficier, en contrepartie, de capacités de transport réservées sur les gazoducs construits. Dans cette perspective, le projet Nabucco serait l'objet d'un certain nombre d'exemptions pour pallier ces problèmes, ce qui témoigne du fort soutien que l'UE entend lui accorder.129(*) * 116Minas Analytis "Le projet d'oléoduc Bourgas-Alexandroupolis : un enjeu géostratégique" Le Courrier des pays de l'Est août 1996, n°411, p.45-55. * 117Olivier Roy, La nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Le Seuil, 1997, p.208-209, 286. * 118Le contrat signé en 1992 par Chevron avec le Kazakhstan concernant le gisement de pétrole de Tenguiz était le premier d'importance conclu dans l'ancienne Union soviétique par une compagnie occidentale, cf Petroleum Economist janv. 1997 p.33-36; Herald Tribune 13 fev. 1997. * 119Iouri Barserov, Alexeï Roguinko "Interesy Rossii na Kaspii - K probleme statusa Kaspiïskogo moria" (Les intérêts de la Russie dans la Caspienne - Du problème du statut de la mer Caspienne) Nezavisimaia Gazeta 27 déc. 1994; Alexandre Matveev "Le statut de la mer Caspienne : le point de vue russe" Le Courrier des Pays de l'Est n°411, août 1996 p.55-61. Voir aussi "Status Kaspiia" (Le statut de la Caspienne) Monitor (Bakou) nov. 1996 p.54-57. * 120 Voir aussi John Roberts Caspian pipelines, Chatham House, The Royal Institute of International Affairs, 1996, 84 p.; "Extracting oil from the Caspian : great game, awful risks" The Economist 15 fév. 1997. * 121Financial Times 19 et 23 septembre 1994; The Moscow Tribune 27 septembre 1994; Moskovskie Novosti n°48, 1994; Nezavisimaia Gazeta 27 octobre 1994; Petroleum Economist novembre 1996 p.24. * 122G. Startchenkov "Stanet li Kaspiï morem razdora ?" (La Caspienne deviendra-t-elle une mer de discorde ?), Azia i Afrika sevodnia, 1994 n°12 p.15-18. * 123 S. Karaganov "Problemy zachtchity interesov rossiisko orientirovannogo naseleniia v "blijnem" zarubej'e" (Les problèmes de la défense des intérêts des populations attachées à la Russie dans l'étranger "proche"), Diplomatitcheskii Vestnik n°21-22, 15-30 nov. 1992 p.44. * 124Edmund HERZIG, Iran and the former Soviet south. The Royal Institute of International Affaires, Londres, ed. Scienceworld. 1995, 60 p. * 125John ROBERTS : Caspian Pipelines. The Royal Institute of International Affairs, Londres, ed. Kingsman 1996, 84 p. * 126Catherine Locatelli, « Les enjeux de sécurité dans la relation gazière UE-Russie », Revue d'économie industrielle, 143 | 2013, 35-69. * 127« Gazprom's export slide in 2012 », International Gas report, n° 718, 25 février 2013. * 128van Agt, Christof. « Tabula Rasa. Escape from the Energy Charter Treaty », CIEP Briefing Paper (septembre 2009), p. 1-38 * 129Trenin, Dmitri. « Russia's Strategic Choices », Carnegie Endowment for International Peaee - Poliey Brie/, no 50 (mai 2007), p. 1-8. |
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