II- L'art: catalyseur de névrose
L'art occupe le devant de la scène dans la
littérature de la fin du XIXème siècle et en
particulier dans les trois ouvrages à étudier. En effet, l'art
est conçu comme une spécificité de ces êtres
décadents et supérieurs dans le sens où il leur permet de
s'écarter du vulgaire, il est l'unique issue pour se détacher de
la réalité médiocre et sublimer un réel trivial et
décevant. Dans les trois textes l'art se rattache nettement à la
maladie psychique des héros à savoir la névrose.
Toutefois, il est placé sous le sceau de l'ambivalence dans la sens
où il est
1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 113
2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.96
3 Ibid. P.217
29
à la fois la base du déclic des crises nerveuses
mais tout de même l'antidote et la panacée à ces troubles
psychiques.
Tous les personnages se caractérisent par une
dextérité dans un domaine artistique bien précis. Au fait,
des Esseintes est un personnage passionné à la fois par la
lecture et par la peinture mais il se montre également un
parfumeur-créateur amateur. Ces cultes artistiques ne jouaient pas
constamment en sa faveur dans le sens où le personnage de Huysmans
endure de pénibles troubles suite à un bouquinage. En effet, des
Esseintes, en s'adonnant à la lecture des livres anciens, se ramentevoit
des événements passés prometteurs des crises de nerfs
extrêmement aiguës. Il en va de même pour la contemplation de
certains tableaux de peinture qui participe à la
détérioration immédiate de son état psychique,
l'exemple des tableaux de Gustave Moreau est parfaitement parlant «Et,
perdu dans sa contemplation [la Salomé et l'apparition
de Gustave Moreau] il restait à jamais douloureux, hanté par
les symboles des perversités et des amours
surhumaines»1. Le personnage, sous l'emprise des tableaux de
Moreau, passe dans un état de tristesse et d'abandon, cette forme d'art
qu'est la peinture entraîne une grande influence sur sa psychologie. Les
tentations de fabriquer des parfums factices demeurent l'exercice le plus
épouvantable et le plus influent sur la psychologie de des Esseintes
dans le sens où le personnage, en se livrant à cette
expérience de création des parfums exotiques, se
déconnecte complètement du monde réel et s'emporte vers un
autre monde souvent affreux et épouvantable «il [le domestique]
avait ramassé son maître, assommé par la violence des
parfums»2. Les exhalaisons aromatiques sont en position de
force par rapport au personnage affaibli, elles ont la mainmise sur ses nerfs
et poussent sa névrose jusqu'aux limites. Le héros est dans
l'impossibilité d'assagir ses nerfs, des Esseintes perd toute
contenance, il ne maintient plus la maîtrise de soi même, la
musique porte sur ses nerfs.
«cette musique, lui entrait, en frissonnant, jusqu'aux os
et refoulait un infini de souffrances oubliées, de vieux spleen, dans le
coeur étonné de contenir tant de misères confuses et de
douleurs vagues [...]cette musique [...] le terrifiant [...] Jamais, sans que
nerveuses larmes lui montassent aux yeux».3
Les morceaux musicaux torturent eux-aussi la
tranquillité psychique du héros et se jouent de ses
émotions, pire encore ils participent à provoquer ses crises
hystériques et empêchent toute possibilité de
convalescence. L'art est conçu sous un angle à fond
péjoratif: il est le détonateur principal des crises nerveuses et
l'élément le plus influent sur la psychologie du héros
huysmansien.
Le protagoniste de Sixtine n'est pas exclu de ce
tourbillon artistique influent, au contraire il est aussi impliqué que
des Esseintes puisqu'il est un artiste: personnage-écrivain. Il en va de
soi que l'art agit sur ses états d'âme. En fait, Hubert
vénère la lecture et l'écriture à tel point que
Paris qui est le centre mondial de l'art «était confiné dans
les bornes assez
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 95
2 Ibid. P.236
3 Ibid. P. 234
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étroites [de son] "cabinet
d'études"»1. Ce cabinet serait la métaphore de
ses exercices intellectuels à savoir la lecture et l'écriture.
Hubert s'enivre dans la lecture des oeuvres souvent dénigrées, il
en trouve une virtuosité de composition extraordinaire.
«cette littérature des environs du dixième
siècle, ordinairement jugée la puérile distraction de
moines barbares, lui semblait au contraire pleine d'une ingénue verdeur
et d'un ingénieux raffinement»2.
Il s'avère aussi qu'il est féru des oeuvres
décadentes d'où l'hommage à Huysmans via la mention de son
livre À Rebours à maintes reprises. La lecture agit mal
sur ses nerfs: «il reconnaissait là l'occulte puissance des mots,
la transcription matérielle de ces syllabes, avait agi violemment sur
son imagination»3. Le monde fictif des livres dans lequel
l'imagination et le rêve sont les maîtres mots, conduisent le
héros à sa perte psychologique dans le sens où leur
influence sur ses comportements et attitudes est démontrée.
Hubert d'Entragues, sous l'emprise de la lecture, se détache absolument
de son monde réel et s'emporte vers un monde fabuleux là
où «il venait de vivre des heures entières avec
elle[Sixtine], et maintenant que la puissance mystique de la vision
était épuisée [l'omnipotence de la lecture], il pensait
encore à l'absente»4. Hubert ne mène pas une
simple lecture de plaisir dans le sens où on ne peut considérer
ses lectures que dans leur rapport étroit avec son métier
d'écrivain. Quant à lui, le bouquinage des livres lui procure une
formidable faculté de maîtriser le langage et l'expression et lui
permet de mieux développer sa création littéraire. En
fait, Hubert d'Entragues se présente comme étant un
écrivain professionnel, ce qui se perçoit dans son portrait, que
brosse le narrateur.
«un strict logicien de la critique, un rêveur
extrême et absolu, un extraordinaire fondeur de phrases et tailleur
d'images [...] il n'ouvrait plus guère que de vétustes
théologies et des dictionnaires: il avait la
manie des lexiques, outils qui lui paraissaient, en
général, plus intéressants que les
oeuvres»5.
Il appert que l'écriture n'est pas
considérée comme une activité fantaisiste, au contraire le
personnage se distingue par une intelligence suprême à ce sujet et
conçoit l'écriture dans son rapport de dépendance avec la
raison, conformément à la théorie cartésienne.
«L'écriture se pouvait résumer en trois mots [...] COGITO,
ERGO SUM [...] hors de ces trois mots, rien n'existait».6
Il est évident que le personnage apparaît comme
un expert dans le domaine de la création littéraire, cependant
cette activité ne fait que renforcer ses hallucinations et ses crises
nerveuses.
1 Remy de GOURMONT, op.cit, P.42
2 Ibid. P.53-54
3 Ibid. P.66
4 Ibid.
5 Ibid. P.54
6 Ibid. P.80
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Le «cabinet d'étude, peuplé de bons
fantômes de son imagination. Là s'agitaient obscurément des
êtres tristes et vagues, pensifs et informes, qui imploraient
l'existence. Entragues vivait avec eux dans une familiarité
inquiétante [...] bref subissait les phénomènes les plus
aigus de l'hallucination»1
Le cabinet d'étude, connotant par métonymie la
création romanesque, apparaît dans l'image d'un monde affreux. En
effet, lorsque le personnage se met à composer son texte L'Adorant,
il se trouve assailli par des hallucinations et des phantasmes.
L'Adorant est un texte tragique, qui relate l'histoire d'un amour
impossible: l'histoire d'un prisonnier.
«Guido Del Preda, comte de Santa-Maria, était
accusé d'avoir conspiré, les uns disaient la sûreté
de l'Etat, les autres contre l'honneur de la reine[...]on ne l'avait pas
pendu[...] on ne l'avait pas décapité[...] une peine
spéciale lui avait été dévolue»2
Cette «peine spéciale»3 consiste
en un amour chimérique: le prisonnier s'est épris d'«une
bienheureuse et bénévolente madone»4, mais la
madone «l'occulte maîtresse de Guido»5 n'est qu'un
beau mirage, qui n'existe pas. Le roman de Hubert se clôt sur un
épisode funeste qu'est la séparation des amoureux «la
très chère madone me fit un suprême sourire, la nuit nous
sépara et, demeuré seul, je rêvai aux délices des
plaisirs partagés»6. Hubert fait de son personnage son
alter-ego, Guido prédit le sort de Hubert d' Entragues. Il en
résulte que l'écriture de cette historiette triste exerce une
influence abominable sur la psychologie de Hubert d'Entragues voire même
sur ses décisions «il fallait l'aimer[Sixtine] de loin, comme Guido
aime la madone»7. Le personnage-écrivain manifeste une
psychologie précaire et fragile, qui se laisse s'écraser sous
l'emprise d'un conte fictif inventé par lui-même.
Hormis la lecture et l'écriture, on retrouve d'autres
formes d'art, qui sont fort provocatrices des crises nerveuses chez le
héros de Sixtine. En effet, le personnage suite à une
visite du Louvre, manifeste brusquement un état d'agitation
aigüe« En sortant [du Louvre][...] il se mit à suivre une
femme dont la démarche inquiète avait [...] séduit sa
curiosité»8. Il semble clair que Hubert était
envoûté par les oeuvres artistiques, qui ont fort
imprégné sa psychologie et ont exhorté ce comportement
assez étrange. « Rien de caricatural, mais l'impression subie
était pénible»9, Hubert est de fond en comble
absorbé par la beauté artistique et semble entièrement
soumis à ses effets.
L'art catalyseur de la maladie psychique est également
de mise dans l'oeuvre de Lorrain. En effet, l'état psychique du duc de
Fréneuse s'affecte à chaque contact avec une oeuvre d'art.
L'exemple de l'eau-forte de Goya est parfaitement révélateur dans
le sens où le
1 Ibid. P. 42-43
2 Ibid. P.110 3Ibid.
4 Ibid. P.112
5 Ibid. P.113
6 Ibid. P. 229
7 Ibid. P.262
8 Ibid. P.123
9 Ibid. P.124
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personnage se sent mal à l'aise en contemplant
«cette eau-forte hideuse»1 qui «[lui] fait mal
à regarder»2. Malgré que le duc de
Fréneuse se rend compte de la laideur de ce tableau de peinture mais
pour autant il se trouve dans l'incapacité totale de résister
à son effet produit «cette introuvable épreuve, elle
m'attire, me repousse et m'attache? il y a comme un poison dans ces prunelles
dardés et fixes!»3. Le duc de Fréneuse
résigne devant l'omnipotence non pas de la beauté mais de "la
laideur" artistique «Et l'horreur de ces sangsues à face humaine,
de ces virgules ondulantes et fluentes, qu'enfante le crâne en fusion, le
cerveau m'en fait mal»4. La conception de l'art chez Lorrain
est beaucoup plus large en comparaison avec les deux autres auteurs dans le
sens où l'art cesse d'ensorceler avec la splendeur et la magnificence,
désormais même l'art "hideux et répulsif" peut se jouer des
nerfs des personnages et exerce une certaine violence psychologique.
À la différence de Huysmans et de Gourmont,
Lorrain chamboule et rénove les codes de ses prédécesseurs
dans le sens où son personnage invente certaines formes artistiques dans
son imagination. En effet, Monsieur de Phocas se distingue par une imagination
créatrice, qui lui permet de transformer les personnes et les objets
réels en objets artistiques. Dans une soirée chez Claudius Ethal,
le duc de Fréneuse épris du paysage global, hallucine et croit
voir se transformer les convives en des «fantoches»5.
«L'équivoque et singulière soirée,
et l'anormale impression de demi-rêve, d'hallucination à
l'état de veille, et de cauchemar inachevé qu'ont laissé
en moi ces êtres aux gestes d'automate et aux yeux brillants, tous, l'air
bien plus fantoches que des personnes réelles, à travers leurs
divagations de somnambules et les raffinements de leur élégance
voulue!»6
L'osmose extravagante entre le raffinement des invités
et «l'étrange décor de l'atelier d'Ethal»7
ont favorisé une sorte d "expérience de pensée" dans le
sens où l'imagination de Monsieur de Phocas devient cette
capacité à féconder le réel d'idées
artistiques.
«Toutes ces faces [les invités] de souffrance ou
de volupté figée se mêlaient bizarrement aux personnages
tissés de hautes tapisseries [...] Toute une foule de jadis semblait
processionner le long des murailles avec, ça et là, un visage de
spectre émergeant de l'ombre dans les méplats strictement
modelés d'une des têtes de cire».8
Les trois héros n'ont pas pu rester neutres envers les
oeuvres d'art: l'art devient le dompteur de leurs nerfs parce qu'il favorise
une exaltation exagérée des émotions d'où les
hallucinations et les crises nerveuses. L'art, tout en stimulant les sens,
aiguillonne davantage la névrose.
1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 115
2 Ibid.
3 Ibid. P.116
4 Ibid.
5 Ibid. P. 140
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid. P.140-141
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