5-La situation finale
Dans un récit, la situation finale rime avec la
clôture du roman. Elle est la cinquième et la dernière
étape d'un schéma narratif.
Les trois oeuvres décadentes mettent en scène
une situation de repos et de retour à la normale. Huysmans tranche pour
une fin extrêmement chargée de sens dans la mesure où elle
marque un état de résignation: «des Esseintes tomba,
accablé, sur une chaise. -- Dans deux jours je serai à
Paris»3 et débouche sur un clin d'espoir incarné
dans la dernière prière «Seigneur, prenez pitié du
chrétien qui doute, de l'incrédule qui voudrait croire, du
forçat de la vie qui s'embarque seul, dans la nuit, sous un firmament
que n'éclairaient plus les consolants fanaux du vieil
espoir»4. Le retour à Paris souligne la rupture avec le
monde des illusions «[la] thébaïde raffinée [...] [et]
[le] désert confortable»5 cessent d'assouvir les
caprices de des Esseintes, Huysmans met son héros sur les voies de
l'intégration sociale. Quant à la dernière expression
"religieuse", elle peut se lire comme suit: l'image de l'écrivain
converti apparaît dans celle de son personnage. D'ailleurs Huysmans, tout
en prenant l'initiative de commenter son livre vingt-ans après (en
1903), confirme cette hypothèse. À ce propos il
déclare« Dans ce tohu-bohu, un seul écrivain vit clair,
Barbey d'Aurevilly [...] il
1 Remy de GOURMONT, op.cit, P.302-303
2 Jean LORRAIN, op.cit, P275
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.249
4 Ibid.
5 Ibid. P.44
49
écrivit: «après un tel livre, il ne reste
plus à l'auteur qu'à choisir entre la bouche d'un pistolet ou les
pieds de la croix» c'est fait»1. À Rebours
«ce livre fut une amorce de mon oeuvre catholique qui s'y trouve,
toute entière en germe»2.
La fin de Sixtine est placée sous le sceau du
repos et de la détente, ce qui se saisit d'ailleurs dans
l'intitulé du dernier chapitre, «Le repos final». Cette fin
est assez inquiétante : le lecteur ne peut pas trancher s'il s'agit
d'une fin euphorique ou décevante: «En te perdant, Sixtine, je me
suis retrouvé[...] je n'ai pour moi nul amour. Un peu de haine
plutôt, quand je franchis l'indifférence, car je sens que je ne
suis qu'un mauvais instrument aux mains d'un Maître inconnu et
transcendant»3. Cette fin, si on s'autorise une telle
qualification, est une fin équilibrée dans le sens où
l'auteur a choisi plutôt de mettre en oeuvre un héros stoïque
qu'un héros faible et douillet. Ce choix n'est pas anodin, Gourmont
cherche à refléter sa propre histoire derrière celle de
Hubert: Gourmont transpose sa victoire sur la déception amoureuse
à savoir son amour raté avec Berthe de Courrière.
La situation finale de l'oeuvre de Gourmont s'apparente
à celle d'À Rebours dans le sens où on retrouve
la même dimension religieuse, qui règne sur les dernières
phrases du roman:
« si la vie m'échappe, la transcendance
m'appartient [...] Maître! Songe à l'invincible
dégoût que m'ont suggéré mes frères et
soeurs! Songe que j'ai besoin de distractions !... Ô Seigneur des mornes
bleus où les chimères broutent des étoiles et je serai
capable d'un certain dévouement»4
Ces invocations entrent en résonance avec le dernier
énoncé de des Esseintes. Loin de la conversion et de la religion,
Gourmont cherchait plutôt rendre hommage à son
prédécesseur Huysmans, qui l'a déjà glorifié
à maintes occasions dans l'ouvrage.
Contrairement aux deux autres écrivains, Lorrain opte
pour une fin tout à fait originale. En fait, le dernier chapitre( la
déesse) marque un triomphe du personnage: «le meurtre d'Ethal m'a
libéré, éclairé»5. L'exultation du
duc de Fréneuse apparaît étrange: au lieu d'avouer son
crime, le duc de Fréneuse se réjouit d'avoir mis fin à la
vie du peintre anglais et ne se considère même pas coupable «
Et moi le meurtrier, le seul auteur du crime, je ne serai même pas
inquiété[...] j'aurais avoué, j'aurais crié
hautement mon acte : mon acte qui est justice, puisqu'il n'est pas puni. Je
suis un justicier»6. L'oeuvre de Lorrain représente un
cercle vicieux à l'exception des deux derniers chapitres, qui viennent
tout compenser: l'auteur semble condenser l'ensemble de son récit dans
la fin du roman. Tous les éléments nécessaires à
l'intrigue se resserrent et se concentrent dans les dernières pages du
roman.
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
2 Ibid.
3 Remy de GOURMONT, op.cit, P.311
4 Ibid.
5 Jean LORRAIN, op.cit, P.282
6 Ibid. P.277
50
L'originalité de la situation finale de l'oeuvre de
Lorrain puise aussi dans son aspect onirique et fabuleux. Le roman se
clôt sur une nouvelle hallucination: «un être inconnu, de
l'invisible; de l'intangible, s'est manifesté [...]je ne dormais pas
[...]un secret pressentiment me disait que cette nudité
léthargique possédait l'énigme de ma guérison [...]
Et ces mots frémirent à mon oreille : «Astarté,
Acté, Alexanderie»1. Il appert que la névrose a
tant influencé le duc de Fréneuse plus que les autres
héros dans le sens où cette dernière hallucination
illustre bien l'échec de sa guérison. Lorrain confère
à son personnage un statut fixe dès le début
jusqu'à la fin du roman: le névrosé
inguérissable.
La fin de Monsieur de Phocas reste distincte en
comparaison avec les autres ouvrages. En fait, il s'agit d'une fin ouverte, qui
laisse deviner un nouveau recommencement de l'intrigue. La dernière
crise de nerfs et le départ vers l'Egypte «--je pars demain pour
l'Egypte»2 peuvent suggérer une nouvelle quête de
la transparence glauque, surtout que le duc de Fréneuse était
toujours en voyage vers l'Orient à la poursuite de son obsession.
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