2- l'élément déclencheur
Dans un récit, l'élément perturbateur est
un évènement, qui altère la situation initiale et qui
engendre les péripéties. Il est souvent le deuxième
élément d'un schéma narratif. Tout comme la situation
initiale, Les auteurs décadents ont fait table-rase de ce constituant de
base du schéma narratif. En effet, les trois textes partagent un seul
élément catalyseur à savoir la maladie psychique.
Désormais, la névrose coïncide avec le déclic
événementiel.
Dans À Rebours, la maladie psychique surgit
dans l'avant-propos: «le duc Jean, un grêle jeune homme de trente
ans anémique et nerveux»4. Il est clair que, le
récit semble plus centré sur la psychologie du personnage et
moins sur les actions. Le héros ne va pas mener une bataille contre des
personnages opposants mais bien contre lui-même plus
particulièrement contre sa névrose. Dans la même optique,
Sixtine fait apparaître la névrose dès le premier
chapitre(les feuilles mortes): «depuis huit jours le château de
Rabodanges les hospitalisait, parmi quelques malades pleins de
distinctions»5. Quoique la maladie demeure imprécise,
elle se clarifiera davantage et se déterminera dans les chapitres qui
suivent.
' Jean LORRAIN, op.cit, P.50
2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.33
3 Ibid.
4 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.40
5 Remy de GOURMONT, op.cit, P.33
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Dans l'oeuvre de Lorrain, l'annonce de la maladie psychique
diffère des autres ouvrages dans la mesure où la névrose
dans Monsieur de Phocas est délicatement
suggérée: «les fantaisies du duc de Fréneuse ne se
comptaient plus, elles avaient même un histoire légendaire. Mieux,
le personnage, l'homme même avait une légende[...] un profond
mystère, épaissi comme à plaisir enveloppait sa
vie»1. Ce «profond mystère» n'est autre que
son obsession pour les émeraudes. Il résulte que la
névrose s'impose comme un dénominateur commun entre les trois
ouvrages, elle dépasse sa simple conception de maladie psychique et
devient le noeud même de l'intrigue. La névropathie est d'ores et
déjà placée au coeur de la progression narrative: elle a
joué un rôle important dans le développement des conflits
intérieurs et la multiplication des expériences menées.
3- Les péripéties
Dans un récit, les péripéties
désignent toutes les actions qui opèrent un changement de
situation. L'ensemble des péripéties constitue l'intrigue et
permet le glissement de la situation initiale à la situation finale.
Elles représentent la troisième étape du schéma
narratif.
Comme on a un pseudo-élément déclencheur,
on aura également des pseudo-péripéties. En effet, les
trois personnages maladifs ne s'inscrivent pas dans cette vague
d'héroïsme dans le sens où ils sont hors d'accomplir des
actions spectaculaires et extraordinaires, ils ne font pas preuve de
performances physiques ni de qualités morales, mais se distinguent
plutôt par leur perfection dans le mal. Dans son oeuvre, Huysmans est
loin de raconter une histoire cohérente, il expose plutôt des
fragments narratifs hétéroclites relatant des moments de crise de
nerfs et retraçant les caprices de son antihéros.
«C'est enfin un roman qui progresse contre son genre, en
perturbe les codes, déplaçant l'action romanesque puisqu'il ne
«s'y passe rien» mais aussi celle du héros de roman,
s'incarnant pleinement dans un antihéros [...] le texte n'instaure
effectivement qu'une seule action, il ne s'agit rien de moins que celle de
vivre, et de vivre seul»2
Les expressions de l'écrivaine Maylis de Kerangal
confirment cette circularité creuse du roman huysmansien, la succession
logique des actions n'est plus de mise. Le début du roman («plus de
deux mois s'écoulèrent avant que des Esseintes pût
s'immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenay ; des achats de
toute sorte l'obligeait à déambuler encore dans Paris, à
battre la ville d'un bout à l'autre»3) et la fin («
des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise. --Dans deux jours, je
serai à Paris»4 )entrent en résonance. Au
début, le duc des Esseintes apparaît dans l'obligation de rester
quelques temps à Paris et à la fin il a dû revenir à
Paris, si comme si l'histoire aboutissait à une fin plus au moins
1 Jean LORRAIN, op.cit, P.51
2 Daniel GROJNOWSKI, interview «pourquoi
aimez-vous à rebours» avec Maylis Kerangal [ Joris-Karl HUYSMANS,
À Rebours, Paris, Flammarion,2004]
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.47
4 Ibid. P.249
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annoncée. Le roman se fait l'écho
d'évènements joués d'avance et revient sur lui-même,
Huysmans trace un parcours romanesque fermé et non progressif.
À Rebours se transforme en un cercle vicieux, étouffant
et infernal, il se résume entre ces deux extrêmes antinomiques:
une ouverture salutaire et prometteuse et une fermeture infernale et
stérile.
L'auteur se joue de la construction romanesque à la
manière des crises nerveuses de son héros, qui reviennent,
défont, refont et se répètent jusqu'à l'infini.
L'incohérence du roman n'est que la métaphore de la perte
psychique de Jean des Esseintes.
De la même manière, les péripéties
dans l'oeuvre de Gourmont sont mises à rude épreuve. Bien que le
roman expose une vaine histoire d'amour entre le héros et la veuve
Sixtine, on n'assiste pas à une évolution de la trame narrative.
En effet, cette amourette n'est qu'un prétexte, en vrai, l'intrigue est
réduite à sa simple expression: l'antihéros.
«Entragues, de son côté, fut au moment de confesser à
la jeune femme [Sixtine]qu'elle aveuglait son imagination, mais il eût
fallu dire en même temps l'origine, trop fantastique pour n'être
pas futile, de cette blessure, et il craignit d'avoir l'air d' inventer une
histoire»1. L'auteur ainsi que son personnage semblent
«inventer une histoire» rien que pour exhiber
l'intériorité d'un être névrosé. D'ailleurs,
ce détournement se saisit bien dans le titre du roman même:
l'intitulé Sixtine qui renvoie à un nom féminin
laisse deviner une histoire d'amour et un roman rose alors que le sous -titre
du roman («roman de la vie cérébrale») vient rectifier
cette hypothèse. Le roman de Gourmont est plus une attention
portée aux névrosés intellectuels et une tentative
d'analyser leurs conflits psychiques qu'un traitement ordinaire et simple de la
thématique de l'amour.
La forme circulaire de Sixtine se
décèle à travers un effet de bouclage. En fait, dans le
premier chapitre du roman on lit:
«on en ferait de quasi évangéliques
paraboles. Si je ne suis pas mon propre juge, qui me jugera? et si je me
déplais à moi-même, que m'importe de plaire à autrui
! [....] nous sommes libres! Libres, mais seuls, seuls dans l'effroyable
solitude où nous naissons, où nous vivons, où nous
mourrons»2.
Puis au dernier chapitre, on constate que Hubert reprend le
même discours élogieux de la solitude muni de la même
dimension religieuse: «j'aime déjà beaucoup la grâce
de tes saints, car ils furent seuls, délicieusement seuls :
«... Souvent, ô mon seigneur, je considère que si quelque
chose peut faire supporter la vie[...] c'est la solitude»3.
Cette reprise des mêmes notations semble anéantir toute
notion d'évènementiel: aucun changement n'a été
opéré entre le début et la fin, aucune conscience nouvelle
n'a surgi.
La circularité de l'ouvrage de Gourmont correspond
à l'enfermement de Hubert dans un monde dépourvu de sens:
«les trains ont un but ; la vie n'en a pas [...] l'originalité de
la vie de n'en a pas avoir, de but . Parfois je lui trouve, ainsi qu'à
une vieille dentelle, le charme
1 Remy de GOURMONT, op.cit. P.34
2 Ibid. P.38-39
3 Ibid. P.311
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même de l'inutilité»1. Il appert
que, le vide existentiel du personnage affecte la structure même de
l'oeuvre dans le sens où Sixtine se fait à l'image du
cercle infernal qui enveloppe Hubert.
Dans Monsieur de Phocas, les péripéties
ne sont pas complètement absentes. Il est évident que le roman de
Lorrain, à l'instar des deux autres ouvrages, se caractérise par
une linéarité événementielle: le récit fait
un effet de zoom sur la figure du duc de Fréneuse. Cependant, Lorrain
rompt plus au moins avec cette constance du récit par le biais de la
figure de Claudius. Le personnage du peintre anglais apparaît à la
fin du chapitre VII ( L'effroi du masque): «un autre homme a la même
obsession que moi, un autre homme a la hantise des masques[...] cet homme est
un grand peintre, un artiste anglais connu de toute l'Europe[...] : Claudius
Ethal»2. L'insinuation de ce personnage participe en partie
à élaborer l'arc narratif. En effet, dans les six premiers
chapitres, Lorrain s'attarde à décrire méticuleusement
l'obsession de son personnage ainsi que ses tourments psychiques. La forme
circulaire de ces premiers chapitres se perçoit dans leur aptitude
à se résumer en un seul : Lorrain ne fait que
réitérer ce que c'était déjà dit dès
la première section. Par contre, lorsque Claudius émerge, la
linéarité cède la place aux actions, néanmoins ces
dernières demeurent extrêmement restreintes surtout que dans la
globalité du texte on qu'une seule action remarquable: le meurtre.
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