UNIVERSITÉ DE NANTES
UFR Lettres et Langages
Laboratoire L'AMo
Nada Arfaoui
ACCUEIL ET INFLUENCE D'À REBOURS DANS
LA
LITTÉRATURE FIN-DE-SIÈCLE
Mémoire de Master 1 Recherche de
Littérature
française sous la direction de Monsieur le
professeur
Paul-André CLAUDEL
2017-2018
1
2
REMERCIEMENTS
La réalisation de ce mémoire a été
possible grâce à l'aide de plusieurs personnes à qui je
voudrais témoigner toute ma reconnaissance.
Je voudrais tout d'abord exprimer toute ma gratitude à
l'égard du directeur de ce mémoire: Paul-André Claudel,
pour sa patience, sa disponibilité et surtout ses judicieux conseils,
qui ont contribué à alimenter ma réflexion et à me
mettre sur le bon chemin dans mes recherches.
Je tiens aussi à remercier Madame la professeur Chantal
Pierre, qui nous honorera de sa présence le jour de la soutenance pour
le temps qu'elle a consacré à lire ce mémoire.
Je remercie mes très chers parents, Farhat et Zina qui
m'ont toujours encouragé: vous avez tout sacrifié pour vos
enfants n'épargnant ni santé, ni efforts. Vous m'avez
donné un magnifique modèle de labeur et de
persévérance. Je suis redevable d'une éducation dont je
suis fière.
Je remercie très spécialement Bilel Issaoui, qui a
été toujours là pour moi.
Enfin, je remercie tou(te)s mes ami(e)s Français(es) que
j'aime tant : Amandine Mondonnet-Dupont, Marian Laloi, Jean-Hermann Hutchings
pour leur sincère amitié et confiance et à qui j'adresse
ma reconnaissance et mon attachement.
À tous ces intervenants je présente mes
remerciements, mon respect et ma gratitude.
3
Introduction
Notre recherche s'intéresse à la question de la
réception d'À Rebours et à son influence dans la
littérature fin-de-siècle. En effet, nous allons consacrer notre
étude à la comparaison de trois ouvrages de la littérature
française. La comparaison va se baser essentiellement sur À
Rebours de Joris Karl Huysmans, paru en 1884, que nous allons
considérer comme l'oeuvre repère. En effet, il s'agit d'une
oeuvre pionnière, qui a jalonné la fin du XIX
ème siècle par ses aspects novateurs, à savoir
la manière dont elle a fait table rase des valeurs héroïques
classiques et sa façon originale de mettre en scène une jeunesse
en crise. Dès son apparition publique, l'ouvrage connaît un
retentissement considérable, notamment dû aux polémiques
qui se sont élevées autour du sujet et du style
inaccoutumés d'À Rebours.
Le succès de l'oeuvre fut sans précédent
à tel point que la critique la considère désormais comme
étant "la bible d'une génération"1, selon
l'expression d'André Billy. L'oeuvre marque un point décisif dans
la vie de son auteur, dans le sens où elle symbolise à la fois la
rupture avec le naturalisme et l'inauguration d'une voie nouvelle dans la
littérature. Partant de ce fait, l'originalité de l'oeuvre
réside dans la capacité de créer un antihéros dandy
et capricieux, à l'instar d'une jeunesse désenchantée, qui
se reconnut à cette époque dans cette esthétique
fin-de-siècle. Le caractère anticonformiste d'À
Rebours trouve son origine également dans le fait qu'il se
présente comme une narration romanesque incluant des réflexions
sur l'art et la littérature.
Toutes ces considérations font du roman de Huysmans, si
on s'autorise une telle association de termes, un "roman-source", dans le sens
où il est devenu en très peu de temps un modèle
littéraire, qui a suscité maintes imitations. En effet, plusieurs
ouvrages ont été fortement imprégnés par
À Rebours. On peut citer parmi les plus connus le roman d'Oscar
Wilde intitulé Le portrait de Dorian Gray, paru en 1890.
Par ailleurs, Wilde écrivait que l'idée de son roman lui
était venue en lisant l'oeuvre de Huysmans. Dans le même
sillage, on retrouve également deux autres ouvrages fort
influencés par À Rebours, qui sont Sixtine de
Remy de Gourmont publié en 1890 et Monsieur de Phocas de Jean
Lorrain, en 1901. Ces deux ouvrages se présentent comme un prolongement
de l'oeuvre de Huysmans. La preuve en est que les deux personnages principaux,
Hubert et Monsieur de Phocas, sont construits selon le prototype de des
Esseintes et possèdent la même sensibilité qui hante le
héros d'À
1 François LIVI, J.K.Huysmans, À
Rebours et l'esprit décadent, Paris, A.G.Nizet, 1991, p.7
4
Rebours. C'est la raison pour laquelle nous les
trouvons propices pour notre étude comparatiste.
L'étude vise essentiellement à comparer la
manière dont les trois auteurs ont créé leur personnage
romanesque, tout en s'interrogeant sur l'attribution d'une psychologie à
ces êtres de papier nés de la littérature même. Notre
étude se focalisera sur le personnage principal d'À Rebours
et plus particulièrement sur la construction de sa
personnalité, à la fois problématique et
emblématique. En effet, nous allons montrer comment Huysmans a fait de
son livre un roman de type psychologique, en conférant à son
héros une intériorité complexe et comment il a
réussi à instaurer, non pas une représentation
idéale de l'Homme, mais un échantillon humain
représentatif de la fin du XIX ème siècle. Nous
dévoilerons au cours de notre étude comment cette
représentation de l'intériorité de des Esseintes sera
reprise dans les deux ouvrages postérieurs.
L'objet du mémoire porte aussi sur la valeur de l'art,
qui se présente dans ces trois oeuvres comme un moyen d'évasion,
voire même un moyen de guérison de la "maladie psychique" qui
tourmente les trois "héros". L'art a un rôle majeur dans les trois
textes. En effet, il permet une projection dans les pensées des
personnages, notamment à travers leurs souvenirs, leurs rêves et
leurs hallucinations. Ceci facilite la compréhension de la psychologie
des personnages, tout en permettant de trouver des explications à leurs
attitudes. On note à cet égard qu'il y a une relation de
contiguïté entre la psychologie des personnages et l'art, dans le
sens où l'art se montre comme un élément catalyseur, qui
se joue du développement de la psychologie et participe même aux
représentations que les personnages se font d'eux-mêmes. De l'art
ressort une orientation de la conscience des personnages. Dans les trois textes
les héros n'ont pas les mêmes passions artistiques: Hubert est un
personnage-écrivain, Monsieur de Phocas se penche sur la peinture, des
Esseintes est passionné principalement par la lecture. Cependant l'art
ne change pas de valeur en changeant de formes, il est toujours esquissé
comme étant un moyen de guérison spirituelle.
Notre étude prend également en
considération l'analyse des deux notions cruciales: l'intrigue et la
non-intrigue dans les trois textes, autrement dit, la manière dont se
déroulent les évènements et l'histoire. Nous allons
consacrer notre troisième partie à l'étude de
l'enchaînement des actions à travers l'ensemble du corpus. En
effet nous avons affaire, dans les trois ouvrages, à une non-intrigue,
dans la mesure où il n'y a pas une progression effective des
évènements : le roman abandonne la "forme flèche"
traditionnelle et s'est converti vers une "forme circulaire" et vertigineuse.
Cette forme se débarrasse complètement du fil conducteur du
récit. Le roman forme désormais une sorte de boucle dans laquelle
l'intrigue n'aboutit à rien.
Nous ferons le point dans cette étude sur le double
rôle initiateur d'À Rebours à la fin du XIX
ème siècle. Ce livre était parmi les premiers
"traités "sur la névrose, cette maladie psychique moderne. Le
livre huysmansien a donc participé au développement des
études sur cette maladie, qui atteignaient leur apogée. L'oeuvre
nous offre la présentation d'un tableau
5
panoramique et complet de la névrose moderne. En effet
Huysmans, fait émaner une volonté d'édifier l'art
romanesque initiatique, dans la mesure où, via une mise en scène
d'un cheminement évolutif du héros maladif, l'auteur a
probablement voulu amener ses lecteurs à explorer les symptômes
d'une maladie peu connue à l'époque. Huysmans ne se suffit pas
à présenter les signes de cette manie, mais essaye de la
rattacher à l'art avec ses diverses formes, tout en mettant en relief
son double rôle à savoir le déclencheur et l'antidote de la
névrose.
Par ailleurs, Huysmans dans sa préface,
considère son livre comme une «étude
psychologique»1 c'est la raison pour laquelle le roman
revêtit ce rôle initiatique en matière de psychologie .
À ce propos, il déclare qu'avant À Rebours
«le roman se pouvait résumer en [...] savoir pourquoi monsieur
un tel commettait ou ne commettait pas l'adultère avec madame une
telle»2. Voilà l'objectif que vise À Rebours
: apprendre l'analyse de soi afin de se comprendre et comprendre les
comportements d'autrui.
Nous montrerons dans notre étude la distance qu'a prise
J.K. Huysmans par rapport à ses prédécesseurs romantiques,
réalistes et naturalistes. Tout en créant son personnage
principal des Esseintes, Huysmans s'inscrit dans une vague controversée,
nommée "le décadentisme", qui désigne un état
d'esprit plus qu'un véritable mouvement littéraire. En
choisissant une expression novatrice, Huysmans acquiert un caractère
d'ambivalence. Il est à la fois le dissident de la
génération qui l'a précédé, mais aussi le
parent de la génération qui le suit. Il va léguer à
ses descendants le même état d'esprit qui a hanté son
antihéros des Esseintes.
On compte ainsi, par le biais d'une étude analytique et
comparative d'À Rebours, revaloriser une littérature mal
considérée à l'époque. Cette remise en valeur ne
peut s'effectuer concrètement qu'à travers l'étude des
oeuvres inspirées d'À Rebours et les auteurs qui ont
suivi les pas de Huysmans.
Le traitement du sujet se basera essentiellement sur les
points de rapprochement entre les trois oeuvres, mais également sur les
aspects qui font l'originalité d'une oeuvre par rapport aux autres.
C'est pourquoi nous optons pour une étude comparative qui traite le trio
du corpus simultanément et qui se préoccupe d'aborder les
convergences et les divergences pouvant exister entre les trois textes à
étudier.
Notre recherche tourne autour de l'étude des
personnages, notamment de leur psychologie: nous allons essayer d'analyser et
de comprendre la structure et le fonctionnement de leur activité mentale
et les comportements qui leur sont accordés. En l'occurrence, nous
focaliserons notre attention sur la névrose, en tant que maladie
contemporaine, qui torture les trois héros ; mais nous allons
également la traiter comme
1 Joris-Karl HUYSMANS, À Rebours
[préface], Paris, Fasquelle,1974.
2 Ibid.
6
étant l'état d'esprit principal, qui gère
leur conduite et attitude. Nous allons donc aborder les causes profondes de
cette maladie à savoir les éléments qui la font surgir.
Dans un deuxième temps, nous allons étudier le
rapport qu'entretiennent les personnages avec l'art, qui acquiert dans ces
trois ouvrages une ample dimension dans le sens où il possède un
rôle ambivalent et équivoque: l'art est souvent le provocateur des
crises nerveuses mais pour autant il apparaît, maintes fois, comme le
remède auquel recourent les personnages pour oublier leur malaise et
apaiser leurs nerfs. En effet, les personnages, suite à la lecture de
tel livre ou la contemplation de tel tableau, se prennent dans une crise
nerveuse très aigüe et vice-versa lorsqu'ils se plongent dans une
oeuvre d'art, les héros semblent être transportés dans un
monde onirique, qui leur assure la quiétude de l'âme.
Dans la dernière partie nous tenterons
d'élucider le parti-pris des trois auteurs, qui ont opté pour une
forme vertigineuse. En effet, nous montrerons la manière dont la
circularité de l'intrigue va accentuer le sentiment vertigineux et la
crise nerveuse, qui hantent les héros tout le long des textes. Nous
allons donc mettre en relief l'aptitude de la forme à mimer le fond.
7
Première partie
La psychologie des personnages
I- la place du personnage dans la littérature
fin-de-siècle
Pour commencer, il faut signaler que le personnage, dans la
littérature dite décadente et plus particulièrement dans
les trois ouvrages que nous allons étudier, sort de son statut
ordinaire: il n'est plus un composant de l'intrigue parmi d'autres, il est
devenu le centre même de l'histoire et du roman. Au fait, le personnage,
selon les traditions littéraires, se définit dans un
système de relations avec les autres sujets, adjuvants et ou opposants,
et c'est grâce à la relation qui les unit que le récit
progresse. Dans les trois ouvrages à étudier, ce n'est pas du
tout le cas dans le sens où ce modèle abstrait accapare toutes
les fonctions agissantes au sein d'un système de relations.
C'est-à-dire que le personnage joue un triple rôle: il est
lui-même le héros, son adjuvant et son opposant. Dans le cas de
nos antihéros maladifs, on a affaire à des personnages centraux
qui se sont eux-mêmes les adjuvants parce qu'ils viennent en aide de soi.
D'abord parce qu'ils sont tous conscients de leur maladie, ensuite parce qu'ils
savent se guérir même si c'est une guérison provisoire.
Ces personnages monopolisent aussi le rôle d'opposants,
tout simplement parce que le seul ennemi, qui menace leur paix, serait leur
propre maladie: la névrose. Même si nous avons quelques autres
personnages dans les trois romans, ils sont soit réduits à un
rôle passif (tel est le cas des deux domestiques dans le livre
huysmansien), soit ils sont rabaissés au rang de simples figurants
pareillement à ceux des livres de Gourmont et de Lorrain. Il en
résulte donc que les trois auteurs ont cristallisé des
postulations typiques de la société de la fin du XIX
ème siècle, non pas à dans une intention
réaliste comme a fait Zola: ils ont plutôt réussi à
créer un personnage capable de signifier un état d'esprit
fiévreux représentatif d'une génération toute
entière à un moment de son histoire. Les auteurs ont choisi de
bâtir leur roman, tout en se basant sur l'une des caractéristiques
de la création romanesque, par le procédé de condensation,
de faire apparaître des prototypes particuliers et représentatifs
de l'époque fin-de-siècle.
Ainsi les trois auteurs, et en particulier Huysmans, qui
était en quelque sorte le précurseur de la vague
décadente, ont redéfini, par la création de ces personnes
fictives, toute une ancienne conception du personnage. En effet, l'humanisme
optimiste n'est plus de mise dans l'oeuvre de 1884 et dans celles qui suivent
quelques années plus tard. Les auteurs
8
décadents abandonnent le personnage frivole et jovial,
ils ont privilégié des personnages plus profonds dans leur
perspective de vie et dans leur manière de voir le monde. Nous en
déduisons que les romanciers se sont ingéniés à
faire du personnage le pivot et le moteur de la fiction, c'est pourquoi ils ont
brossé leur personnage selon un portrait physique bien précis en
fonction de détails particuliers susceptibles de suggérer
quelques traits psychologiques par exemple ils sont tous affectés par la
névrose. ces traits moraux permettent l'attribution d'une
identité particulière, qui fait d'eux des héros
exceptionnels et singuliers.
La création romanesque des personnages aussi importants
comme des Esseintes , Hubert et Monsieur de Phocas sur lesquels seulement
repose le roman, n'est pas anodine. En effet, cela résulte d'un travail
méticuleux, qui nécessite obligatoirement des sources
d'inspiration. Commençons par l'oeuvre-bible, il est très
évident que Huysmans ait beaucoup de sources d'inspiration lors de la
création de son livre. En effet, Huysmans féru et grand lecteur
du comte Robert de Montesquiou, qui était un poète noble et qui
se caractérisait par son dandysme et son goût excentrique, s'est
muni de ses premières armes pour bâtir son personnage
problématique à savoir le duc Jean des Esseintes, qui partage de
nombreux traits avec la figure de Robert Montesquiou. Parmi les traits de
caractère qui légitiment un certain rapprochement entre les deux
figures de deux natures différentes ( figure imaginaire, figure
réelle), nous citons en premier la classe sociale dont ils sont issus
dans la mesure où des Esseintes, à l'image de Montesquiou, est un
aristocrate ayant des problèmes familiaux depuis la plus tendre enfance.
Aussi de même, l'idole et sa reproduction traduisent un penchant naturel
envers le bizarre autrement dit le héros huysmansien, tout comme
Montesquiou, est à la recherche incessante de tout ce qui est
étrange et insolite. Autre aspect, qui met en parallèle la
personne de Montesquiou et le personnage du livre de 1884, est celui du
décor notamment les toiles de Gustave Moreau, qui ornementent la
pièce de des Esseintes et qui étaient aussi présentes dans
le domicile de Montesquiou. Le rapprochement se fortifie de plus en plus parce
que si Huysmans a suivi le modèle de Robert Montesquiou pour construire
son personnage des Esseintes, Robert Montesquiou a à son tour
évoqué les expressions de Huysmans dans ses poèmes sur
Moreau, ce qui dévoile parfaitement une relation de
vénération, qui unit les deux figures: Montesquiou et Huysmans.
Autre trait commun qui rattache des Esseintes à ce comte: la tendance
instinctive vers l'expérimentation: «Des Esseintes comme
Montesquiou se retirent dans leur «laboratoire» pour tenter la mise
en application de tous les possibles»1.
L'alliance ne se borne pas seulement aux aspects
cités-dessus, mais elle devient de plus en plus directe et signifiante
avec l'épisode de la tortue doré dans le sens où on
assiste presque à une reproduction fidèle de l'incident de la
tortue, qui a eu lieu avec Montesquiou.
1 Antoine BERTRAND, les curiosités
esthétiques de Robert de Montesquiou, t I, Genève, Droz,
1996, p.25
9
«Pour que la carapace de l'animal ne
gâche pas les tons du décor, Montesquiou l'avait effectivement
fait recouvrir d'or»1.
Il en va de même pour Jean Lorrain, qui lui aussi s'est
largement inspiré d'À Rebours, qui était sa
première source d'inspiration, mais pour autant il est concerné
par cette correspondance entre la personne de Montesquiou et son personnage
dans la mesure où son oeuvre présente également un
personnage dandy et esthète, à l'appui du portrait de la personne
de Robert Montesquiou. Dans le cas de Jean Lorrain, si comme s'il s'agissait
d'une double inspiration ou si on s'autorise une telle alliance terminologique,
"une inspiration dérivée" autrement dit que la filiation entre
l'oeuvre de Lorrain et la vie de Montesquiou, quoiqu'elle figure, elle est
moins importante et moins visible que dans l'oeuvre de Huysmans. Il en
résulte que c'est cette dernière, qui va plutôt servir
d'une source basique pour Monsieur de Phocas. On lit dans une lettre
envoyée de la part de J.K.Huysmans à Lorrain une confirmation
d'une étroite liaison entre les deux ouvrages "Mon cher Lorrain, je
crois très franchement que votre littérature reste le plus
sérieux de mes vices".2
En revanche, Remy de Gourmont, dans son livre intitulé
Sixtine, qui fut publié six ans après la publication
d'À Rebours, reste plus associé à cette
"oeuvre-bible" puisque nous avons le sentiment que l'ouvrage de Gourmont repose
beaucoup plus sur la fiction romanesque huysmansienne que sur des
éléments biographiques de Robert Montesquiou. Toutefois, nous
constatons qu'il y avait tout de même des échos biographiques du
comte dans la vie de Hubert mais cela ne peut pas se lire comme
référence directe à la figure du Robert Montesquiou
puisque cela s'explique par le fait que tous les trois personnages partagent
avec la personne de Montesquiou l'attitude raffinée du dandy. Mieux
encore, il s'avère que le livre de Gourmont, ne se borne pas à la
simple reprise des préceptes de Huysmans mais il fait son
originalité par rapport aux autres oeuvres par l'ajout de nombreux
éléments qui sont propres à la personne de l'auteur,
visibles notamment dans la figure de Hubert, qui ne se définit pas comme
étant seulement un prolongement de des Esseintes mais aussi une marque
de particularité de Gourmont: Hubert serait aussi l'incarnation de
l'auteur, amoureux fou pour Berthe de Courrière.
À l'époque de la création de ces trois
oeuvres, de nombreuses études sur la névrose atteignent leur
apogée, comme les Leçons sur les maladies du système
nerveux, de Charcot paru en 1872 et qui traite les symptômes de
cette maladie contemporaine. Les trois auteurs ont
bénéficié du développement de ces études et
ont en profité pour inventer leur personnages névrosés. On
constate que les livres s'insinuent dans un contexte purement médical
fructueux, de la fin du XIX ème siècle.
1 Mathieu LINDON, 21 juillet 2010, Montesquiou, Dandy
«Tarabiscoté», Libération, disponible sur:
http://next.liberation.fr/culture/2010/07/21/montesquiou-dandy-tarabiscote_667351
[consulté le 05-06-2018]
2 Hélène ZINCK, dossier sur
Monsieur de Phocas [Jean LORRAIN, Paris, Flammarion, 2001]. [Cette
lettre, datée du 29 juillet 1901, est citée par Jacques
Lethève dans «L'Amitié de Huysmans et de Jean Lorrain»,
Mercure de France, t. 331, no 1129,
septembre-décembre1957, p.86]
10
II- Loi de l'hérédité
Le duc Jean des Esseintes, "un jeune homme de trente
ans"1, est un descendant de la famille des Floressas des Esseintes,
qui est une famille aristocratique très remarquable en son temps. Cette
dernière est fortement distinguée, parce qu'elle porte en elle un
paradoxe fondamental: elle est à la fois «composée
d'athlétiques soudards, de rébarbatifs
reîtres»2 mais pour autant elle était
marquée par une «effémination des mâles [qui]
s'était allée en s'accentuant»3. D'emblée,
nous remarquons une faille dans cette famille, qui semble être incapable
d'élever un enfant, qui serait sain physiquement et psychologiquement.
Les Floressas se particularisent, depuis longtemps par «les vices[de]
tempérament»4: ancêtres et descendants sont
régis par leur air changeant et déséquilibré.
toutes ces circonstances "naturelles", ont préparé le terrain
à un être dolent et malade. À cela s'ajoute que ce
«phénomène d'atavisme»5 se saisit de plus en
plus, en étudiant l'hérédité directe à
savoir étudier les caractères des parents de des Esseintes, qui
étaient à leur tour affectés probablement par la
même maladie et qui manifestaient les mêmes symptômes,
identiquement à leur fils. En effet, la mère était une
femme «silencieuse et blanche, mourut
d'épuisement»6. Cette citation nous amène
à réfléchir tant sur l'état physique, dans lequel
se trouve la mère de des Esseintes mais aussi elle nous rappelle au
même temps la similitude fatale de cette lassitude physique entre la
mère et son fils surtout que des Esseintes a l'habitude de tomber dans
«un sommeil de lassitude»7, après les crises
nerveuses. La loi de transmission héréditaire semble aussi forte
que jamais, en particulier dans les goûts dans la mesure où la
duchesse: mère du duc des Esseintes
« immobile et couchée, dans une chambre obscure du
château de Lourps [...] le père et la mère assis, en face
l'un de l'autre, devant un guéridon qui était seul
éclairé par une lampe au grand abat-jour très
baissé car la duchesse ne pouvait supporter[...] la clarté et le
bruit»8
À l'instar de son rejeton, qui à tour de
rôle manifeste son dégoût face aux éclairages forts.
Cette répugnance se décèle à travers la
fréquence du verbe "tamiser" et tout le réseau lexical qui en
découle: « [...] se coloraient doucement aux lumières»
« blutait» « se renvoyaient à perte de vue»
«maisons enténébrées» « ils [ les
domestiques] s'aperçoivent autour d'eux, que tout est éteint[...]
tout est mort»9. Il s'avère que la maladie du
héros "anémique et nerveux"10, trouve son origine dans
la loi d'association indépendante des caractères.
L'hérédité des caractères acquis chez des Esseintes
ne provient pas seulement de la part maternelle, dans la proportion où
le héros huysmansien manifeste pas mal de traits,
1 Joris-Karl HUYSMANS, À Rebours,
Paris, Flammarion,2004, P. 40
2 Ibid. p. 39
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid. p.40
6 Ibid.
7 Ibid. p.236
8 Ibid. p.40
9 Ibid. p.47,50
10 Ibid. p.40
11
qui existaient jadis chez son père. En effet, le duc
Jean se caractérise par son impassibilité vis-à-vis aux
autres et au monde, identiquement à son père qui était
indifférent. L'indifférence du père est perceptible
à plusieurs égards, autant dire qu'il était insoucieux
face aux problèmes familiaux notamment parce qu'il «demeurait
d'ordinaire à Paris»1. En effet, il n'éprouve
aucune compassion envers sa femme malade, ni envers son fils, qui est aussi
malade et qui suit ses études ailleurs, loin de sa famille. cette
froideur du comportement paternel se saisit aussi bien dans la
brièveté et la sécheresse de la parole adressée au
petit «Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien»2.
Pire encore, l'insensibilité du père va plus loin parce qu'il ne
rendait visite à son fils au pensionnat que rarement «Parfois son
père venait le visiter»3. Il en résulte que
l'indifférence du héros, lui était transmise
génétiquement. Par ailleurs, l'insensibilité du
héros, se discerne dans sa conduite avec le petit Auguste-Langlois, que
son triste enfance («il avait perdu sa mère et possédait un
père qui le battait comme plâtre»4), rappelle en
quelque sorte l'enfance ratée de des Esseintes. Ce dernier, régi
probablement par ses émotions, incite le garçon à boire de
l'alcool et ne se suffit pas de cela, il l'emmène par la suite à
une maison mal famée et n'ait pas honte de raconter sa mauvaise
intention à l'égard de l'enfant. Si comme si des Esseintes
considérait Auguste-Langlois comme étant un souffre-douleur, par
le biais duquel il prend sa revanche d'un passé, qui lui était
dur et cruel.
L'insensibilité du héros est bel et bien
présente lors de la quête du plaisir charnel dans la mesure
où des Esseintes se montre à nouveau insensible face aux
sentiments d'autrui. En fait, Le duc montre un certain égoïsme
parce que l'acte sexuel n'est pas réalisé pour une raison noble,
qu'est l'amour mais plutôt pour rassasier des pulsions capricieuses et
flottantes. Jean des Esseintes fait des expériences successives pour
uniquement assouvir ses désirs à lui seul et n'attache aucune
importance aux attraits de son partenaire. En l'occurrence, la première
expérience était avec Miss Urania, une clownesse
américaine qui lui a plu parce qu'elle a « les charmes agiles et
puissants d'un mâle»5 et parce qu'elle fait naître
en lui un sentiment de féminisation. L'attrait vers cette femme
était juste une lubie: «Miss Urania était une
maîtresse ordinaire, ne justifiant en aucune façon, la
curiosité cérébrale qu'elle avait fait
naître»6. Le personnage se présente totalement
indifférent, il est captif de son désir fantaisiste. La
deuxième expérience était appliquée sur une
«petite et sèche brune»7, qui à son tour
était désirée non pas par la vocation de l'amour mais par
une volonté d'exploration: des Esseintes était charmé par
ses «représentations de ventriloque»8 et «il
n'en persista [...] car plus que la maîtresse, le phénomène
l'attrait»9.
1 Ibid. 2Ibid. p.41
3 Ibid.
4 Ibid. p.106
5 Ibid. p.138
6 Ibid. P139-140
7 Ibid. p.140
8 Ibid.
9 Ibid. p. 141
12
L'insouciance et l'irresponsabilité du personnage
d'À Rebours apparaissent également dans l'épisode
de la tortue où des Esseintes décide d'incruster des pierreries
dans sa carapace pour la simple finalité de répondre à son
étrange goût. Ce comportement quasi-fou provoque la mort de
l'animal: la tortue n'a pas pu supporter la lourdeur du poids des joyaux
«elle n'avait pu supporter le luxe éblouissant qu'on lui
imposait»1. Il semble clair que, le duc Jean des Esseintes est
fortement influencé par l'indifférence paternelle, qui lui
était déléguée à tour de rôle c'est
pourquoi on le voit agissant à sa guise, sans accorder aucun
intérêt aux conséquences néfastes, qui pourraient
s'engendrer.
L'impact familial sur des Esseintes est remarquable, il
s'avère que la famille a beaucoup influencé les comportements de
l'enfant et a participé à intensifier sa névrose notamment
ses parents, qui étaient incapables de lui fournir un milieu familial
équilibré et sain.
Le rôle de la famille était moins apparent chez
le duc Jean de Fréneuse, parce que l'auteur ne soumet aux yeux des
lecteurs aucune indication sur la famille de Monsieur de Phocas. La seule
information qu'on possède sur la filiation familiale du duc de
Fréneuse, qu'il était «de fin race»2 et issu
d'une famille aristocrate. C'est pourquoi, on ignore vraiment si la famille a
contribué ou non dans le développement de sa névrose et
dans la formation de l'obsession, qu'il ait pour une «certaine
transparence glauque»3. Dans Sixtine, l'auteur va dans
le même sens, et on ne voit pas apparaître l'aspect familial et le
lecteur néglige la part de responsabilité et l'implication de la
famille dans la maladie de Hubert.
La révélation des détails familiaux varie
d'un auteur à un autre dans le sens où on saisit un vrai point de
différence entre les trois oeuvres. En effet, Huysmans a
privilégié de consacrer une notice pour informer son lecteur
à propos du milieu familial de son héros et faire-entendre les
répercussions des attitudes et des comportements de la famille sur ses
enfants. Il semble que Huysmans a voulu par ce petit clin d'oeil culpabiliser
et responsabiliser la famille du sort de son rejeton. Alors que, Gourmont et
Lorrain ont fait le choix de ne pas dévoiler le stade d'enfance et son
influence sur les héros. On peut soustraire de ce choix, une
volonté de peser la charge des causes profondes de la maladie sur le
personnage lui-même.
III- Les caractéristiques de l'être
décadent
La décadence telle qu'elle se définit dans le
dictionnaire, est l'acheminement vers la ruine, vers le déclin. Dans le
contexte littéraire, la notion décadence garde tout de même
son sens propre dans la mesure où on associe l'idée de
décadence volontiers à cette atmosphère
"fin-de-siècle", jalonnée par la guerre de 1870 et les
pénibles évènements de la commune, qui seraient la
métaphore de la fin d'un monde, d'une civilisation en gésine
d'un
1 Ibid. p.88
2 Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris,
Flammarion,2001, p.50
3 Ibid. p.55
13
esprit démoralisateur. Nombreux écrivains et
artistes produisent l'essentiel de leur oeuvre dans les années
1840-1870. Toutefois, malgré cette prestigieuse ascendance, il faut bien
reconnaître que le mouvement décadent ne prend conscience de
lui-même qu'avec la publication, en 1883, des essais de psychologie
contemporaine, consacrés par Paul Bourget. L'auteur y
précise les caractéristiques de la névrose dont sont
atteints les maîtres contemporains , selon lui inquiets, nerveux,
portés par la mélancolie et au pessimisme.
Ces essais de psychologie séduisent la jeunesse, qui y
trouve un message adapté à son sentiment de déliquescence.
En 1884, l'apparition d'À Rebours intensifie davantage cette
vogue et le livre devient la bible de ceux qui, à travers ce prisme, se
découvrent désormais décadents. Huysmans, le fabricateur
du personnage de des Esseintes, va déléguer sa virtuosité
à maints auteurs, qui ont choisi de franchir le sentier qu'il a pris, en
l'occurrence Remy de Gourmont et Jean Lorrain, qui vont eux aussi restituer les
mêmes traits de l'être décadent qu'était des
Esseintes. En quoi Des Esseintes et ses descendants incarnent-ils des
personnages décadents?
1-La névrose
La névrose désigne une maladie psychique dans la
mesure où il s'agit d'une affectation caractérisée par des
troubles affectifs et émotionnels sans cause anatomique et intimement
liée à la vie psychique d'un sujet. En général, la
névrose est très souvent associée à un traumatisme,
ayant influencé l'état psychologique de la personne. Toutefois,
il existe plusieurs types de névroses à savoir le trouble de
panique( défini par des répétitions des attaques de
panique dont au moins certaines d'entre elles surviennent d'une façon
inattendue), l'anxiété chronique (une névrose d'angoisse:
l'angoisse est présente plus d'une journée sur deux), la
névrose phobique( relative à un état de mal-être
face à une situation ou à un élément phobique) et
la névrose obsessionnelle( l'obsession est la base de cette
névrose où toutes les craintes sont cristallisées sur des
idées obsédantes). La névrose, dans la littérature
fin-de-siècle, est présentée comme le trait commun et
essentiel entre tous les décadents dans la mesure où dans les
trois ouvrages nous faisons face à trois personnages malades:
affectés par la névrose . Dans le livre Huysmansien, on assiste
à un lien étroit entre le jaillissement des souvenirs et les
crises nerveuses autrement dit les réminiscences sont toujours
couronnées par des crises et par des convulsions violentes dans le sens
où des Esseintes à chaque rappel des souvenirs passés,
manifeste les symptômes de la névrose «Ses souvenirs
s'apaisèrent, mais d'autres symptômes morbides
parurent»1. Après l'accalmie des bouts de mémoire
qui le torturent, surgissent de forts moments de crise nerveuse.
« il avait dû suivre des traitements
d'hydrothérapie, pour des tremblements des doigts, pour des douleurs
affreuses, des névralgies qui lui coupaient en deux la face, frappaient
à coups continus la tempe, aiguillaient les paupières,
provoquaient des nausées qu'il ne pouvait combattre qu'en
s'étendant sur le dos dans l'ombre»2
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.115
2 Ibid. p.120
14
Pire encore, il s'avère que ces symptômes ne
gardent pas la même forme dans le sens où chaque crise peut avoir
ses propres syndromes à part entière, différents de ceux
de la crise précédente.
«ces accidents [les signes de la première crise]
s'imposaient à nouveau, variant de forme, se promenant par tout le
corps; les douleurs quittaient le crâne, allaient au ventre
ballonné, dur, aux entrailles traversées d'un fer rouge, aux
efforts inutiles et pressants ; puis la toux nerveuse, déchirante,
aride, [...] le réveilla, l'étrangla au lit ; enfin
l'appétit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes, des feux secs lui
parcoururent l'estomac ; il gonflait, étouffait, ne pouvait plus,
après chaque tentative de repas, supporter une culotte boutonnée,
un gilet serré»1.
Parmi les symptômes les plus évidents de la
névrose et les plus apparents chez des Esseintes, on cite le manque
d'appétit, qui est un signe avant-coureur de la névropathie. Le
duc des Esseintes, qui est gourmet par dandysme mais qui subit
involontairement, si on s'autorise l'usage de ces termes médicaux, une
sorte d'inappétence ou de "dysphagie" surtout que « les
défaillances de son estomac ne lui permettant plus d'absorber des mets
variés et lourds»2. Cette diminution d'appétit
alimentaire, se décèle à travers la fixation des
«heures immuables des repas»3 mais également via
l'immuabilité des repas eux-mêmes «il prenait ces repas, dont
l'ordonnance et le menu étaient, une fois pour toutes, fixés
à chaque commencement de saison»4. Il s'avère que
des Esseintes, se nourrit par obligation c'est à dire que les aliments
ne sont pour lui qu'une subsistance, qui lui permet de rester en vie.
Ce dégoût de la nourriture n'apparaît que
chez le héros huysmansien, les autres personnages subissent eux-aussi
des crises de nerfs mais n'éprouvent pas un écoeurement
vis-à-vis de la nourriture. On soustrait en guise de petite
synthèse que la névrose chez des Esseintes atteint son paroxysme,
elle est beaucoup plus intense: Cela se clarifie d'autant plus, en
déclarant quelques années plus tard dans Cinq leçons
sur la psychanalyse suivi de contribution à l'histoire du mouvement
psychanalytique de Sigmund Freud, que l'inappétence est parmi les
signes fondateurs de cette maladie « la malade[...]manifesta [...]toux
nerveuse intense, dégoût de toute nourriture»5.
Avec les publications des traités freudiens, qui traitent les signes de
la névrose, se cristallise davantage la gravité de la
névrose de des Esseintes en comparaison avec Hubert et Monsieur de
Phocas.
Dans À Rebours, les crises nerveuses
surviennent la plupart du temps sous le coup des vestiges de la mémoire
mais à tour de rôle les souvenirs eux-mêmes sont
régis par d'autres facteurs , qui sont généralement les
sens. Odorat, goût et vision se chargent d'éveiller les souvenirs
les plus lointains, cela se perçoit via le pouvoir des «bonbons
violets»6, qui étaient aptes de lui transporter vers un
passé d'ébauche «il déposait l'un de ces bonbons sur
la
1 Ibid.
2 Ibid. p.56
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Sigmund FREUD, Cinq leçons sur la
psychanalyse suivi de contribution à l'histoire d mouvement
psychanalytique, Paris, Payot & Rivages, 2002, p.10
6 Joris-Karl HUYSMANS, Op.cit, p.137
15
langue, le laissait se fondre et soudain, se levaient avec une
douceur infinie, des rappels très effacés, très
languissants des anciennes paillardises»1. L'odorat est aussi
muni d'un certain pouvoir dans le sens où des Esseintes, par le biais
d'un parfum fleuriste, tombe dans un gouffre de souvenirs sombres «cette
orchidée qui fleurait les plus désagréables des
souvenirs»2. En revanche, cela ne veut pas dire que le
héros maintient le contrôle sur le jaillissement des souvenirs et
par conséquence sur les crises nerveuses, au contraire des Esseintes
subit l'emprise de ses souvenirs, il est condamné de se rappeler
«Dans cette nuit où sans cause apparente, il avait
évoqué le mélancolique souvenir d'Auguste Langlois, il
revécut toute son existence»3. Il en résulte que
même sans motif palpable, les souvenirs envahissent tout de même la
conscience de des Esseintes.
Les crises nerveuses de Hubert se diffèrent de celles
de des Esseintes dans la mesure où ce héros ne livre pas des
symptômes physiologiques graves, à l'exception de quelques signes:
«il sentit le précurseur frisson[...] la souffrance lui ferma les
yeux, il tremblait de froid, de fièvre et d'horreur»4.
Sa crise se limite au niveau de la conscience autrement dit l'acuité de
la crise affecte plutôt l'esprit que le corps dans la mesure où
les néfastes répercussions de la névrose restent sur le
plan moral «il pâtit des semaines de réelles et profondes
peines, des peines les plus cruelles qu'ait inventées la tortionnaire
imagination humaine»5. Au moment des crises, Hubert se prend
dans un état de délire et d'hallucination: le personnage
éprouve une grande difficulté à discerner la
réalité et le rêve. Cette confusion est intimement
liée à Sixtine notamment au terme des rencontres: Hubert se croit
voir la figure aimée alors qu'il est prisonnier des illusions. Hubert se
distingue de des Esseintes et de duc de Fréneuse parce que sa
névrose n'est pas tout à fait identique à celles des
autres personnages. La spécificité de la névrose de Hubert
d'Entragues se voit dans le caractère "contagieux" dans le sens
où dans Sixtine, la névrose n'affecte pas seulement la
figure centrale du roman mais se propage comme par contagion et inclue
pareillement les autres personnages, qui peuplent le roman. En effet, Sixtine,
qui est tout à la fois un personnage de second rang mais indispensable
dans le roman, n'est pas exclue de cette maladie et ses contrecoups. Sa
névropathie se perçoit à plusieurs niveaux dans la
proportion où elle se montre comme étant un personnage
déséquilibré et hésitant: ses comportements ne sont
pas toujours raisonnables et justifiés. À cela s'ajoute que le
personnage de Sixtine est d'une nature complexe en ce qu'elle est d'une part,
la veuve conservatrice, qui ne veut pas faire des relations amoureuses et
d'autre part la femme mystérieuse, qui n'a pas hésité
à accepter les avances de Moscowitch que pour provoquer la jalousie de
Hubert. Sixtine est une névropathe parce qu'elle aussi endure de
pénibles crises de nerfs et des hallucinations intenses.
1 Ibid. p.137
2 Ibid. p.128 3Ibid. p.110
4 Remy de GOURMONT, Sixtine, Paris, Mercure
de France, 2016, p.78-79
5 Ibid. p. 79
16
«Surpris [Hubert] d'une si étrange crise
[...]tremblante encore [...] affolée [...]avec un tremblement de tous
les petits muscles, et sans savoir pourquoi, elle essayait de se
déganter. Quand une de ses mains fut libre, elle la secoua, l'agita, en
fit craquer les jointures».1
La névrose se multiplie dans le roman et touche
même les personnages-figurants tel est le cas de la marchande d'oranges,
qui se comportait d'une manière extravagante et incompréhensible
mais pour autant Hubert reconnaît de quoi elle souffre «vous
êtes seulement un peu névrosée»2 La dame
pareillement à Hubert, était sujette à une crise de nerfs.
Il en va de même pour le figurant Marguerin, un théosophe victime
de la même maladie phénoménale dans la mesure il manifeste
des conduites irraisonnables et extrêmement bizarres «ses amis
excusaient la folie licencieuse par une maladie du
cervelet»3.
La névrose dans Sixtine de Gourmont est
très originale par rapport à la névrose de des Esseintes
qui est plus intense mais qui reste tout de même réduite. En fait
la singularité de la névrose dans le livre de Gourment trouve son
origine dans cette dimension collective dans la mesure où la
névropathie dépasse la simple conception de maladie et
revêt une ampleur prodigieuse. Gourmont a voulu probablement pousser plus
loin la névrose, qui s'est multipliée comme par enfantement tout
le long du texte et devenue un mode de vie régnant sur tous les
personnages sans exception.
Quant au personnage du duc de Fréneuse, nous le
rapprochons plus à Hubert qu'à des Esseintes. De prime abord, La
névrose de Monsieur de Phocas s'apparente à celle de Hubert
d'Entragues parce que les deux ne sont pas aussi graves que la névrose
esquissée par Huysmans. En effet, le personnage ne manifeste pas des
syndromes apparents de la maladie, cette dernière se localise dans la
conscience du héros, conformément à la névrose de
Hubert. En revanche, la névrose de Phocas reste tout de même
distincte par rapport aux autres puisqu'elle se repose sur un seul fait:
l'obsession d'une «certaine transparence glauque»4. La
mise en parallèle avec Hubert s'explique également dans
l'étendue de la névrose dans le roman quoique chez Gourmont la
névrose collective est beaucoup plus large en comparaison avec le roman
de Lorrain. le traitement de la névrose dans Monsieur de Phocas
ressemble un peu à celui qu'on retrouve chez Gourmont: le duc de
Fréneuse identiquement à Hubert, est à la confrontation
d'un personnage malade à savoir Claudius Ethal «une lettre de
Claudius [...]Mon cher duc[...] entre malades on se comprend
toujours»5. L'inclusion du personnage du peintre malade, est
porteuse de sens, dans la mesure où ce Claudius sadique, qui se
prétendait savoir guérir le duc de Fréneuse de son
obsession dévorante mais qui tend plutôt à le faire
souffrir davantage et le laisser périr dans
1 Ibid. p. 41
2 Ibid. p.125
3 Ibid. p. 260
4 Jean LORRAIN, op.cit, p.55 5Ibid. p.
116-117
17
sa maladie rien que pour s'amuser, va intensifier et
croître des instincts naturels et néfastes chez le
héros.
La névrose du duc de Fréneuse vient à
l'encontre de la névrose des deux autres héros dans le sens
où elle se dévie vers une autre direction plus absurde et plus
dangereuse. En fait, Monsieur de Phocas éprouve un penchement vers la
beauté des yeux, qui est fortement lié à des pulsions
destructives et meurtrières autrement dit à chaque fois que le
héros s'impressionne par cet étrange regard qui le hante sans
cesse, il éprouve en parallèle des pulsions de mort: il endure un
besoin de tuer quelqu'un dès le début du roman «j'aurais
voulu l'étrangler et la mordre, l'empêchait de respirer
surtout»1. Ces Thanatos, qui tourmentent le duc vont être
couronnés par un meurtre: Monsieur de Phocas met fin à la vie de
ce Claudius maléfique. Quoique l'épouvantable crime du duc de
Fréneuse est représenté dans le roman comme une tentation
d'émancipation de l'ensorcellement d'un Claudius diabolique,
n'empêche que le crime reste toujours un crime. Il semble que l'auteur a
voulu reproduire l'image des patriotes qui tuent les colonisateurs sous
prétexte qu'ils se trouvent dans l'obligation de défendre leur
patrie: un meurtre justifié. On constate que la névrose
s'intercède en faveur du personnage-criminel, elle s'avère
être un bon prétexte pour se disculper et s'autoriser à
entamer une nouvelle vie comme si rien ne s'était.
Il importe de signaler que malgré quelques
différences en détails, les trois héros partagent tous la
même maladie psychique, qui les torture différemment mais qui les
met tout de même sur le même pied d'égalité au terme
de la souffrance.
Généralement et dans de nombreuses études
sur la névrose, on admet que le névrosé est conscient de
sa maladie et s'en plaint, il veut s'en débarrasser tel est le cas
d'ailleurs des trois héros, qui sont tous conscients de leur maladie
sauf qu'ils n'ont jamais émané la volonté de se
débarrasser de la névrose. En fait, des Esseintes semble au
courant de son état maladif «cette crainte de cette maladie va
finir par déterminer la maladie elle-même»2 mais
pour autant il a refusé de suivre un traitement pour se guérir au
contraire quant à lui la névrose a même des avantages: elle
est un moyen de connaissance «des Esseintes [...]tout en luttant contre
les manifestations extérieures de la névrose, fort
gênantes, n'envisage à aucun moment de se priver de ce puissant
moyen d'exploration psychique»3. La névrose chez le
héros huysmansien possède des capacités incontestables
dans la mesure où elle est apte de transporter le névrosé
dans un ailleurs onirique parfois fantasmagorique, peuplé des figures
extravagantes mais d'autres fois elle l'emporte vers un monde joyeux où
«il avait surtout éprouvé d'ineffables
allégresses»4. Il appert que la névrose devient
pour des Esseintes une attribution, qui lui distingue des êtres normaux,
si comme si la névrose hissait les décadents à un rang
supérieur et éthéré loin d'une
réalité vulgaire.
1 Ibid. P.63-64
2 Joris-Karl HUYSMANS, op. cit, p. 115
3 François LIVI, op.cit, P. 83
4 Joris-Karl HUYMANS, op.cit, p.230
18
Il en va de même pour le héros de
Sixtine, qui à son tour apparaît conscient de sa maladie
«il sentit le précurseur frisson qu'il connaissait
bien»1. La prise de conscience de la maladie psychique chez
Hubert semble fortement liée à sa connaissance déjà
acquise et à son intelligence dans la mesure où Hubert est muni
d'un certain génie, qui lui confère une facilité de
comprendre les phénomènes les plus compliqués y compris la
névrose. En fait, Hubert se montre à maintes occasions un
personnage perspicace, cela s'explique parfaitement dans sa passion pour la
lecture et l'écriture et surtout par la fréquence des
thèmes philosophiques qu'il discute ou qu'il défend. Ce
personnage-écrivain s'autorise de s'attaquer à des auteurs et
à légitimer d'autres, ne serait pas dans l'incapacité de
déterminer sa maladie.
Monsieur de Phocas aussi prend au sérieux sa maladie et
en est très bien conscient «je me suis levé, une sueur
froide aux tempes, bouleversé par l'âme d'assassin que j'avais
été pendant dix secondes»2. À la
différence de Hubert et des Esseintes, le duc de Fréneuse
perçoit parfaitement la gravité de sa névrose et ses
contrecoups et tient à coeur de trouver un remède. La raison pour
laquelle, il a dû fréquenter le peintre Claudius, qui lui a promis
un salut.
2- Le dandysme
Le dandysme est un prodige social et littéraire apparu
au XIXème siècle: dans un monde où la
réussite matérielle prend le dessus et devient la source de
l'accomplissement individuel, le dandy s'insurge contre les valeurs
matérialistes, tout en aspirant à fonder une aristocratie,
érigée sur le talent et le mérite personnel et non plus
sur les privilèges de souche. Le dandysme affecte l'apparence dans le
sens où un dandy est l'homme, qui se veut élégant et
raffiné mais aussi il s'agit bel et bien d'une affectation de
l'esprit.
Les deux ouvrages de Huysmans et de Lorrain s'ouvrent sur une
description minutieuse du portrait physique des deux héros. Il appert
que les deux romanciers ont préféré de mettre en relief le
dandysme en passant d'abord par l'apparence physique et vestimentaire. En fait,
Huysmans a fait le choix de présenter les traits corporels de son
personnage avant même le commencement effectif du roman dans la mesure
où le portrait de des Esseintes figure dans la notice.
«le duc jean, un grêle jeune homme de trente ans,
[..] aux joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez
éventé et pourtant droit, aux mains sèches et
fluettes[...] le dernier descendant ressemblait à l'antique aïeul,
au mignon, dont il avait la barbe en pointe d'un blond extraordinairement
pâle et l'expression ambigüe, tout à la fois lasse et
habile».3
On ne retrouve pas vraiment le vrai sens du dandysme dans
cette représentation, qui existait dans l'avant-propos. Ce choix n'est
pas anodin parce qu'on constate par la suite que
1 Remy de GOURMONT, op.cit, p.78
2 Jean LORRAIN, op.cit, P. 64
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.40
19
le dandysme se révélera plus dans la
décoration de la «bicoque [...]en haut de Fontenay-aux
Roses»1. En effet, Huysmans consacre le premier chapitre tout
entier à mettre en exergue l'extrême élégance du
décor de la maison, qui reflète par conséquence le chic et
la distinction de l'esprit de son héros. Il semble que Huysmans a voulu
mettre en avant le dandysme spirituel de des Esseintes plutôt que le
dandysme vestimentaire. L'auteur a adopté un dandysme profond pour son
héros et non pas un dandysme léger et prétentieux.
Quant à Monsieur de Phocas, Lorrain présente son
personnage d'emblée dans une apparence éblouissante et
surprenante, le héros étant décrit par un narrateur
externe: le confident des manuscrits.
«les yeux pris à l'incendie verdâtre
brusquement allumé aux plis de la cravate par une énorme
émeraude, dont la petite tête hautaine s'éclairait
étrangement [...] la petite tête fine et glabre, tout en
méplats, on eût dit, modelés dans la cire pâle, une
tête semblables à celles que l'on voit, signés par Clouet
ou Porbus, dans la galerie du Louvre consacrés au
Valois».2
Lorrain brosse un portrait chic et d'une portée
symbolique dans le sens où la mine transpose l'obsession et la hantise.
En effet, on perçoit très clairement, via le charme de la cravate
dotée d'une émeraude, l'acharnement du personnage à cette
pierre précieuse. Lorrain a essayé de faire valoir le dandysme
à la fois physique et spirituel à travers un jeu de miroir, ce
qui fait que l'un renvoie allusivement à l'autre.
En contrepartie, Gourmont est sorti des sentiers battus: le
dandysme de Hubert est latent dans le texte dans le sens où nous avons
affaire à une absence totale du portrait du dandy au terme physique et
moral. Le dandysme n'était pas dit mais était délicatement
suggéré et prouvé. D'une part, Hubert se montre un dandy
par son raffinement et plus particulièrement par son goût de
lecture: Hubert est féru d' À Rebours, qui est un livre
décadent et qui met en scène un dandy et on en voit même
cette prédilection à ce livre dans une référence
directe «Un livre [À Rebours] [...] qui a confessé d'avance,
et pour longtemps, nos goûts et nos
dégoûts»3. Il en résulte que Hubert
d'Entragues est d'abord dandy par identification à des Esseintes.
D'autre part, le dandysme de ce personnage s'impose parce qu'il est un
être intellectuel très cultivé. Il est dandy cette fois-ci
par nature: Hubert l'écrivain et le critique d'art ne peut qu'avoir un
esprit sélectif et dandy par excellence. Gourmont, par l'adoption du
procédé d'insinuation et des sous-entendus, fait apparaître
un dandysme savant, loin de la superficie et de la prétention.
3-La solitude
La solitude est l'état d'un individu seul, qui
n'entretient aucun rapport avec autrui. cette définition classique
évolue avec les auteurs décadents, désormais, la solitude
ne se résume plus dans le fait de se sentir seul et d'en souffrir. En
fait, l'isolement acquiert un
1 Ibid. P.46
2 Jean LORRAIN, op.cit, p.50
3 Remy de GOURMONT, op.cit, p.96
20
caractère équivoque dans le sens où il
est à la fois une fatalité à subir mais également
un subterfuge salutaire. Dans les trois ouvrages, les héros sont tous
accablés par cet état de solitude, mais chacun vit cette
situation à sa guise et la conçoit à sa façon. En
fait, des Esseintes est bel et bien esseulé mais sa solitude
était volontaire dans la mesure où tout en se retirant dans
«un endroit écarté, sans voisins»1, des
Esseintes était à la quête d'une quiétude et d'un
soulagement à son mal parce que le voisinage ne fait que renforcer sa
maladie et son malaise «il avait ainsi les avantages de la claustration et
il en évitait les inconvénients: [...] la
promiscuité[...]»2. Conformément à ce
précepte populaire, des Esseintes préfère vivre seul que
mal accompagné. Pour le héros huysmansien, on peut parler d'une
"solitude de souche" dans le sens où des Esseintes a mené une vie
en solo depuis sa plus tendre enfance: il a dû se séparer de ses
parents pour pouvoir poursuivre ses études au pensionnat chez les
jésuites. La solitude est devenue pour lui une habitude voire même
un mode de vie, c'est pourquoi, même en présence de ses deux
domestiques, la solitude lui colle à la peau. Elle est ce sentiment
intérieur qu'il a quand il se sent incompris «cette solitude si
ardemment enviée et enfin acquise, avait abouti à une
détresse affreuse»3. Pour synthétiser, la
solitude chez des Esseintes est ambivalente: malgré qu'elle symbolise la
retraite d'un monde vulgaire et trivial, elle est aussi ce monstre
dévorant, qui s'empare de tout son être et qui corrobore en lui le
sujet émietté et vidé de son soi.
Le sentiment de solitude chez Hubert d'Entragues est fortement
lié à deux facteurs primordiaux. Le premier facteur est
certainement la figure aimée à savoir Sixtine: Hubert est
amoureux d'une veuve, qui est en refus constant de ses avances. Ce choix d'une
femme quasi-inaccessible est la cause principale de sa solitude actuelle et
serait le prometteur d'une solitude perpétuelle. En fait, Hubert est
sujet à une solitude infinie parce qu'il tend vers un impossible partage
de vie conjugale: absence de toute possibilité de s'allier à
Sixtine. Le second facteur qui stimule la solitude du héros est sa
propre vision de vie, une vision qui insiste sur la futilité et
l'absence de sens de la vie. En effet, Hubert se contente de vivre son monde
intérieur parce que selon lui, «tout est inutile[...]
l'inutilité de ma vie n'est pas unique: elle se confond avec l'universel
néant»4. Hubert refuse de se mêler à un
monde extérieur frivole et insignifiant: il «méprisai[t]tout
ce qui [lui] était extérieur»5 et
considère que l'existence se condense dans son être et dans sa
solitude «le monde, c'est moi, il me doit l'existence»6.
La solitude de Hubert s'accroît avec cette scission qu'il fait entre son
monde à lui et le monde extérieur dans ce sens on voit une
parenté avec des Esseintes, La solitude est toujours placée sous
le sceau du double antinomique: solitude tout à la fois salvatrice et
funeste.
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p. 46
2 Ibid. p. 102
3 Ibid. p. 160
4 Remy de GOURMONT, op.cit, p. 107
5 Ibid. p.49
6 Ibid. p.39
21
Le duc de Fréneuse à l'exemple de des Esseintes
et de Hubert, est en proie à la solitude, mais cette dernière
reste un peu distincte. En effet, elle est moins atroce puisque à la
différence des deux autres héros, Lorrain a pris le choix de
faire accompagner son personnage par la figure de Claudius, qui a
participé à atténuer et minimiser la solitude du duc. En
contrepartie, la solitude de Monsieur de Phocas s'amplifie davantage avec la
récurrence des pérégrinations qu'il a faites à la
recherche des émeraudes «Voyager: il faut aimer[...] les pays,
s'éprendre d'une ville[...] mais se détacher des
individus».1 À la poursuite d'une «certaine
transparence glauque»2, le duc de Fréneuse n'a pu
entretenir que des relations restreintes «ses seules relations
étaient des marchands ou des collectionneurs comme
lui»3. Cette quête obsessionnelle a affaibli ses chances
d'établir des liens d'amitié et d'élargir son cercle
amical et social. Dans le même sens, la solitude du duc de
Fréneuse se fortifie de plus belle à force de coexister avec des
objets figés: les statues, les portraits et les émeraudes. Le duc
de Fréneuse, pour dompter sa névrose et apaiser sa monomanie, se
penche vers des corps sans âmes et les privilégie au
détriment de toute relation humaine, cela se clarifie d'autant plus avec
l'adresse injonctive qui lui a faite Claudius.
«La seule chance de guérison que vous ayez de
cette obsession des masques, c'est de vous familiariser avec eux et d'en voir
quotidiennement. Contemplez-les longuement, manie-les même et
pénétrez-vous de leur horrifiante et génial laideur[...].
Leurs laideurs rêvées atténueront en vous la pénible
impression de la laideur humaine»4
Il en résulte que la solitude de Monsieur de Phocas,
est imprécise dans la proportion où on est dans
l'incapacité de la classer sous les cases "volontaire" ou
"involontaire", parce qu'elle est à mi-chemin entre les deux. En fait,
le duc apparaît esseulé par soumission à son obsession et
sous l'influence des soi-disant conseils du peintre Claudius Ethal mais d'autre
part il manifeste lui même, à maintes occasions, une
volonté de s'écarter des gens et du monde, qui sont inaptes de
s'adapter avec ses propres goûts et intérêts.
4- Hallucination
Par définition, l'hallucination est une erreur des
sens: un halluciné se croit voir des objets et entendre des sons, qui
n'existent pas réellement. Ce trouble de sens est présent chez
les trois héros, il est stimulé par maintes causes.
Commençons tout d'abord par l'antihéros fiévreux du livre
de 1884 : des Esseintes endure des états de confusion et subit de
pénibles hallucinations. Le personnage de Huysmans est très
souvent en proie à des rêves cauchemardesques, qu'on saisit
notamment dans l'apparition des chimères.
« une étrange figure[...] figure ambigüe sans
sexe, était verte et elle ouvrait dans des paupières violettes,
des yeux d'un bleu clair et froid, terribles ; des boutons entouraient sa
bouche ; des bras extraordinairement maigres, des bras de squelette, nus
jusqu'au coudes, sortaient de manches en
1 Jean LORRAIN, op.cit, p. 177
2 Ibid. p.55
3 Ibid. p.52
4 Ibid. p.99
22
haillons, tremblaient de fièvre, et les cuisses
décharnés grelottaient dans ces bottes à chaudron, trop
larges.»1
et une «femme bouledogue[...] lamentable et
grotesque»2. des Esseintes est torturé par un monde
fantasmagorique, assuré par le délire. Les phantasmes de des
Esseintes sont inséparables des souvenirs dans la mesure où le
personnage fortement attaché à ses bouts de mémoire
regrettables, manifeste des altérations. Mais pas que les souvenirs qui
entraînent les fantasmes, il y a aussi une autre cause qui n'est pas
d'une moindre importance: les parfums factices. Ces derniers concordant aux
drogues, semblent avoir une influence phénoménale sur les nerfs
du personnage «assommé[des Esseintes]par la violence des
parfums[...]il [le médecin] questionna peu le malade dont il connaissait
d'ailleurs et depuis de longues années les
antécédents»3, son médecin, lors de sa
consultation, a pu mesurer la puissance de l'effet olfactif dans les survenues
de la névrose et des hallucinations.
De son côté, Hubert d'Entragues subit
également des hallucinations, mais elles restent tout de même
spécifiques par rapport à celles qu'endure des Esseintes dans la
mesure où les siennes s'encordent à la bien-aimée à
savoir Sixtine. En fait, les hallucinations de Hubert peuvent se résumer
dans les retrouvailles fabuleuses qu'il imagine souvent «Hubert se
réveilla secoué par l'épouvantable roulement. "Ah
Pollutions! c'était Sixtine. Ah! misères des nerfs
imbéciles. [...] La confusion de ses sensations
l'étourdissait».4 Les hallucinations de Hubert sont plus
au moins adoucies par comparaison aux hallucinations horrifiantes de des
Esseintes.
Quant à Monsieur de Phocas, au sujet des
hallucinations, on peut dire qu'il boit le calice jusqu'à la lie. En
effet, ses hallucinations ne surgissent pas au début et au milieu du
texte, elles éclosent toutes à la fin plus
précisément à l'avant dernier chapitre. D'habitude ce
personnage ne manifeste pas de graves hallucinations, mais dans le meurtre
(chapitre), on en voit l'une des hallucinations la plus grave et la plus
tragique « sombré dans une espèce d'hallucination[...] je me
levai, dressé dans un sursaut d'horreur[..]je me jetai sur Ethal [...]je
heurtai brutalement le chaton de ses bagues à l'émail de ses
dents et j'y brisai en trois coups l'émeraude
vénéneuse»5. Cette quasi-unique hallucination
était tellement aiguë et cruelle, qu'elle a conduit le personnage
à la commission d'un homicide féroce et sadique.
5- Attirance pour le rare et le bizarre
Le bizarre est un élément lancinant chez les
personnages décadents dans la mesure où les trois héros
éprouvent une grande fascination envers tout ce qui apparaît
excentrique et insolite. Jean des Esseintes serait le personnage le plus
représentatif de cette séduction
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p. 130
2 Ibid. P.131
3 Ibid. P. 236
4 Remy de GOURMONT, op.cit, p. 258
5 Jean LORRAIN, op.cit, p.275
23
envers les objets curieux et rares. En effet, cette sympathie
se décèle à plusieurs égards, on cite au premier la
décoration extravagante de sa maison.
«Il avait composé un boudoir où, au milieu
des petits meubles sculptés dans le pâle camphrier du Japon, sous
une espèce de tente en satin rose des Indes, les chairs se coloraient
doucement aux lumières apprêtés que blutait
l'étoffe»1
L'exotisme du goût s'étale et contamine
même les moindres détails, allant des assiettes jusqu'à la
gastronomie, qui révèle à son tour un goût bizarre
très sélectif.
«Il avait organisé un repas de deuil[...]on avait
mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la
tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du
caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort[...]le
dîner de faire-part d'une virilité momentanément morte,
écrit-il sur les lettres d'invitation semblables à celles des
enterrements».2
On voit aussi bien cet acharnement aux objets rares et
inhabituels dans l'épisode de la tortue: il a choisi de lui incruster
une pierre précieuse dans sa carapace rien que pour plaire à ses
penchants capricieux et bizarres.
Le personnage de Gourmont est placé dans le même
rang que des Esseintes dans la mesure où on le voit à chaque
occasion confronté à ce bizarre. En fait, Hubert se tourne non
pas vers les objets mais plutôt vers les personnes bizarres: d'abord, il
est l'amoureux de Sixtine, qui se présente comme un personnage tout
à fait étrange et déséquilibré. À
coté de l'amante extravagante, Hubert ne peut pas s'empêcher
à entrer en contact avec des personnages excentriques: l'exemple de la
fille qu'il a rencontrée dans une soirée amicale est bien
révélateur de ce fort attachement au bizarre.
«Au lieu de joindre ses amis, il[Hubert] s'en alla
[...]regardant, écoutant une fillette maigre et laide[...] se laissa
enlever dans ses bras inconnus[...] elle[la fille] serrait avec des frissons la
main d'Entragues et dans l'audace du plaisir laissait aller vers son
épaule sa tête».3
Le duc de Fréneuse n'est pas hors de ce circuit
d'anormalité dans la mesure où son obsession en elle-même
incarne une séduction à l'égard du rare et du bizarre,
notamment lorsqu'on parle de l'émeraude d'une «certaine
transparence glauque»4. Le duc a fait des tentatives
considérables afin d'obtenir cette pierre verte et atteindre l'euphorie
qu'il cherche. À la quête de ce joyaux quintessencié, le
duc a dû voyager à des pays lointains et dépenser toute sa
fortune. Pire encore, cette quête lui a coûté une perte
d'équilibre psychique et la commission d'un meurtre en plus.
6-L'aspiration à l'idéal
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.47
2 Ibid. P.49-50
3 Remy de GOURMONT, op.cit, p. 275-276
4 Jean LORRAIN, op.cit, p.55
24
Ces jeunes décadents sont constamment à la
recherche d'un univers utopique, loin de la bassesse et de la trivialité
d'une société matérialiste. L'aspiration vers
l'idéal diffère d'un personnage à un autre dans la
proportion où chacun conçoit son paradis à son allure et
essaye de le concrétiser dans une forme qui lui arrange. L'Eden pour des
Esseintes se résume dans tout ce qui est beau et artificiel c'est
pourquoi on constate une multiplicité des expériences qu'il a
effectuées pour pouvoir perfectionner l'ornementation de sa maison ou
encore les maints essais qu'il a réalisés pour atteindre des
parfums exotiques. Le personnage huysmansien désire un monde sublime et
factice, qui lui confère un sentiment de distinction et de
supériorité par rapport à autrui.
Pour sa part, le personnage-écrivain de Sixtine
trouve son monde idyllique dans la lecture et l'écriture
romanesque. En effet, L'Adorant qui est le roman du personnage permet
une sorte d'extériorisation des malheurs du personnage dans la mesure
où on perçoit se transposer les malaises et les bouleversements
intérieurs de Hubert dans la figure de son personnage Guido. L'univers
rêvé ne se limite pas à ces deux bornes, il comporte aussi
la femme aimée, qui reste de l'ordre inaccessible.
Le beau monde chez le duc de Fréneuse est
étréci par rapport aux aspirations des deux autres personnages
dans le sens où son Idéal se récapitule dans la verdure
d'émeraude: Le duc ne voit pas d'autres chemins vers la joie à
part la transparence glauque. Ce qui importe pour le duc de Fréneuse
c'est se laisser s'absorber par tous les objets et notamment les
émeraudes et les yeux, qui ont la couleur verte tirant sur le bleu.
25
Deuxième partie L'Art
I- l'Art : clef de l'énigme
Les oeuvres décadentes s'attachent à valoriser
l'art dans toutes ses formes et à mettre en relief toutes ses
expressions. En effet, l'art est un concept très ample qui ne peut pas
être le monopole d'un domaine bien déterminé. Il est ce
panorama qui englobe tout type d'oeuvre: musique, peinture, sculpture,
littérature et autre. L'art se définit aussi comme étant
un talent et un savoir-faire c'est pourquoi on ne peut attribuer la
qualification d'"Artiste" qu'à des gens qui manifestent un vrai talent,
qui leur permet de créer des objets suscitant un état particulier
de sensibilité fortement lié au plaisir esthétique.
Le culte artistique est omniprésent dans l'oeuvre
décadente, sa forte présence se perçoit à plusieurs
niveaux. D'abord, l'art est présent dans la construction de la
personnalité des personnages: Jean des Esseintes, Hubert d'Entragues et
le duc de Fréneuse sont des figures raffinées qui manifestent un
penchant naturel pour les objets artistiques. L'art apparaît
également dans tous les moments forts des trois ouvrages à savoir
les moments des crises nerveuses et les moments des vaines tentatives de
guérison.
Les trois auteurs n'ont pas choisi une seule expression
artistique au détriment des autres, au contraire ils ont presque mis en
scène toutes les formes d'art. En effet, littérature, peinture,
écriture, musique ne sont pas traitées chacune à part,
elles se fondent et font écho. Toutes les différentes formes
artistiques rentrent en communion, en revanche les écrivains
étaient très sélectifs au niveau des oeuvres
citées. L'exemple de la peinture est parfaitement
révélateur dans le sens où les trois auteurs ne citent pas
n'importe quel tableau de peinture. Par exemple dans À Rebours,
Huysmans accorde une attention particulière aux tableaux
symbolistes. Cette touche suggestive privilégiée se voit
clairement dans le décor du logis de Des Esseintes.
«Il avait voulu, pour la délectation de son esprit
et la joie de ses yeux, quelques oeuvres suggestives le jetant dans un monde
inconnu, lui dévoilant les traces de nouvelles conjectures, lui
ébranlant le système nerveux par d'érudites
hystéries, par des cauchemars compliqués, par des visions
26
nonchalantes et atroces. Entre tous, un artiste existait dont
le talent le ravissait en de longs transports, Gustave
Moreau»1
Derrière le goût artistique de des Esseintes se
cache celui de Huysmans, cette prédilection pour le symbolisme et dans
une moindre mesure pour l'impressionnisme marque la rupture avec l'école
naturaliste. Huysmans utilise l'art décoratif non seulement pour
exprimer ses nouveaux goûts littéraires et artistiques mais
également pour critiquer le mouvement naturaliste dont il faisait
partie.
« la guerre contre l'Ecole[Zolienne] est menée
avec un brio et une acuité remarquables [...]Huysmans ne se bornait pas
à éreinter certaines valeurs consacrées par l'Ecole, mais
il consacrait, ce qui était encore moins tolérable, de longues
chroniques aux nouveaux artistes qui lui semblaient avoir compris les exigences
de son temps»2
Le lecteur d'À Rebours, tout en
déchiffrant les tableaux de peinture cités, peut explorer les
arrière-pensées de l'auteur et dévoiler ses orientations:
ce qu'il admire et ce qu'il dédaigne. Dans l'ouvrage huysmansien, on
retrouve d'autres expressions artistiques qui sont aussi bien significatives
que la peinture. En effet, La musique elle-aussi, démasque les attitudes
religieuses de l'écrivain, ce dernier utilise son personnage pour
raconter soi-même. Le duc des Esseintes dédaigne « la musique
profane [qui] est un art de promiscuité [...] afin de la
déguster, il eût fallu se mêler à cet invariable
public qui regorge dans les théâtres et qui assiège ce
cirque d'hiver»3, ce type de musique ne convient pas à
l'être raffiné qu'il est. Le personnage huysmansien «marque
ainsi sa supériorité sur le public courant et sur les
cocardiers»4. Il appert que la répugnance de des
Esseintes à l'égard de cette musique, annonce la conversion de
l'écrivain. En contreartie, on saisit une vénération pour
un autre type de musique: "musique religieuse"
«Chez les pères, les cérémonies
religieuses se pratiquaient en grande pompe ; un excellent organiste et une
remarquable maîtrise faisaient de ces exercices spirituels un
délice artistique profitable au culte. L'organiste [...]
célébrait des messes de Palestrina, d'Orlando Lasso, des psaumes
de Marcello, des Oratorios de Haendel, des motets de Sébastien Bach,
exécutait de préférence aux molles et faciles compilations
du père Lambillotte si en faveur auprès des prêtres, des
«Laudi spirituali» du XVI e siècle dont la
sacerdotale beauté avait maintes fois capté des Esseintes[...] il
avait éprouvé d'ineffables allégresses à
écouter le plain-chant»5
Huysmans, avant de s'être converti en personne, a voulu
se convertir en artiste voire convertir l'art lui-même, cette
catégorisation de l'art musical en profane et religieux illustre
parfaitement l'idée. Mise à part cette sorte de conversion
artistique, on retrouve un discours laudatif de la bible «il [...]
soutenait, avec une déconcertante autorité que «la
géologie s'était retourné vers Moïse», que
l'histoire naturelle, que la chimie, que toute la science
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 89
2 François LIVI, op.cit. P.132
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.232
4 François LIVI, op.cit. P. 142
5 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.230
27
contemporaine vérifiaient l'exactitude scientifique de
la Bible»1. Il résulte que des Esseintes est le sosie de
Huysmans dans la mesure où le personnage pieux serait l'incarnation du
romancier converti.
L'art est de nouveau au service de la religion, des Esseintes
se délecte de Barbey d'Aurevilly, romancier mystique et sadique
«avec ces volumes presque sains, Barbey d'Aurevilly avait constamment
louvoyé entre ses deux fossés de la religion catholique qui
arrivaient à se joindre : le mysticisme et le sadisme»2.
Barbey silhouettait le modèle possible d'un romancier catholique qu'on
pourrait aimer, avant la conversion Huysmans apparaît tester les
réactions de ses lecteurs à l'égard d'un écrivain
converti pour qu'il puisse faire lui-même l'expérience de la
conversion sans pour autant risquer l'amour de son public. Dans sa
préface écrite vingt ans après la publication du livre,
Huysmans affirme implicitement que des Esseintes n'est que son porte-parole.
«la conclusion de ce chapitre ecclésiale moderne
était que parmi les hongres de l'art religieux, il n' y avait qu'un
étalon, Barbey d'Aurevilly ; et cette opinion demeure résolument
exacte. Celui-là fut le seul artiste, au pur sens du mot, que produisit
le catholicisme de ce temps ; il fut un grand prosateur, un romancier
admirable, dont l'audace faisait braire la bedeaudaille qu'exaspérait la
véhémence explosive de ses phrases»3
Huysmans révèle son appréciation à
l'égard de cet auteur et n'a pas changé son opinion depuis 1884
et le considère jusqu'à vingt ans après le meilleur des
artistes catholiques de cette ère.
Vingt ans après l'apparition de son ouvrage, Huysmans
le dit clairement : «je pourrais très bien signer maintenant les
pages d'À Rebours sur l'Église, car elles paraissent
avoir été, en effet, écrites par un
catholique»4. Le romancier converti atteste sa foi,
À Rebours s'avère être un roman d'avant la
conversion et forme une tentative unique d'autobiographie à la
troisième personne. Cette expression artistique qu'est les livres permet
aux lecteurs d'À Rebours de pénétrer dans les
tréfonds des pensées de l'écrivain et mieux comprendre les
coulisses du livre.
«Quant aux chapitres sur la littérature
laïque et religieuse contemporaine, ils sont à mon sens [...]
demeurés justes»5. Selon ses propres expressions,
Huysmans classifie les livres en deux catégories: laïque et
religieuse, l'écrivain asservit les différentes formes d'art au
bénéfice de ses attitudes personnelles. Dans l'oeuvre
huysmansienne, l'art sert à suggérer et à explorer la
prise de position du romancier.
Dans les deux autres textes, les oeuvres citées ne sont
pas chargées d'une arrière-pensée comme c'était le
cas dans l'oeuvre de Huysmans. En fait, le choix des oeuvres d'art
1 Ibid. P. 187
2 Ibid. P.189
3 Joris-karl HUYSMANS, op.cit [préface]
4 Ibid.
5 Ibid.
28
repose la plupart du temps sur l'état psychique des
héros par exemple Lorrain intègre les trois fiancées
pour illustrer l'état d'hallucination dans lequel se trouve son
personnage.
«une sorte de diablerie quasi monastique : dans un
paysage peuplé de larves, des larves fluentes, ondulantes et vomies, tel
un flot de sangsues, par de battantes cloches se dressent, fantomales, trois
figures de femmes enlinceulées de gaze à la façon des
madones d'Espagne»1
Ce tableau de peinture horrifique de Jan Toorop entraine une
certaine influence sur la psychologie du névrosé. En effet, ces
figures terrifiantes effarent le personnage et intensifient son hallucination
et sa crise nerveuse. Il en résulte que la sélection des oeuvres
d'art dans Monsieur de Phocas répond plutôt à des
nécessités esthétiques et littéraires, en d'autres
termes l'auteur se trouve dans l'obligation de choisir un tel objet artistique
pour assurer la cohérence de son texte et produire l'effet voulu sur le
personnage et sur le lecteur.
Il en va de même pour Gourmont, les oeuvres d'art sont
citées d'abord pour maintenir la logique du texte à savoir le
rapport d'interdépendance entre la maladie psychique et l'art, sauf que
Sixtine laisse tout de même voir une subjectivité de
l'auteur. La subjectivité de Gourmont se saisit surtout dans le choix
des ouvrages littéraires mentionnés par exemple il cite à
maintes reprises À Rebours de Huysmans «À
rebours est[...] un livre qui a confessé d'avance, et pour
longtemps, nos goûts et nos dégoûts»2.
Gourmont use également une épigraphe extraite d'À
Rebours «déjà il rêvait d'une
thébaïde raffinée, à un désert confortable,
à une arche immobile et tiède où il se réfugierait
loin de l'incessant déluge de la sottise humaine»3. La
profusion de cet exemple littéraire est une marque de
subjectivité par excellence dans le sens où une
appréciation à l'égard de Huysmans au détriment de
tout autre auteur se dégage. L'art dans l'oeuvre de Gourmont devient un
moyen d'expression des goûts personnels de l'écrivain.
Dans les ouvrages décadents, l'art passe pour une
clé de lecture: il est un instrument de la méthode
déductive en d'autres termes l'art facilite le décodage des
romans et donne accès à la personne de l'écrivain.
II- L'art: catalyseur de névrose
L'art occupe le devant de la scène dans la
littérature de la fin du XIXème siècle et en
particulier dans les trois ouvrages à étudier. En effet, l'art
est conçu comme une spécificité de ces êtres
décadents et supérieurs dans le sens où il leur permet de
s'écarter du vulgaire, il est l'unique issue pour se détacher de
la réalité médiocre et sublimer un réel trivial et
décevant. Dans les trois textes l'art se rattache nettement à la
maladie psychique des héros à savoir la névrose.
Toutefois, il est placé sous le sceau de l'ambivalence dans la sens
où il est
1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 113
2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.96
3 Ibid. P.217
29
à la fois la base du déclic des crises nerveuses
mais tout de même l'antidote et la panacée à ces troubles
psychiques.
Tous les personnages se caractérisent par une
dextérité dans un domaine artistique bien précis. Au fait,
des Esseintes est un personnage passionné à la fois par la
lecture et par la peinture mais il se montre également un
parfumeur-créateur amateur. Ces cultes artistiques ne jouaient pas
constamment en sa faveur dans le sens où le personnage de Huysmans
endure de pénibles troubles suite à un bouquinage. En effet, des
Esseintes, en s'adonnant à la lecture des livres anciens, se ramentevoit
des événements passés prometteurs des crises de nerfs
extrêmement aiguës. Il en va de même pour la contemplation de
certains tableaux de peinture qui participe à la
détérioration immédiate de son état psychique,
l'exemple des tableaux de Gustave Moreau est parfaitement parlant «Et,
perdu dans sa contemplation [la Salomé et l'apparition
de Gustave Moreau] il restait à jamais douloureux, hanté par
les symboles des perversités et des amours
surhumaines»1. Le personnage, sous l'emprise des tableaux de
Moreau, passe dans un état de tristesse et d'abandon, cette forme d'art
qu'est la peinture entraîne une grande influence sur sa psychologie. Les
tentations de fabriquer des parfums factices demeurent l'exercice le plus
épouvantable et le plus influent sur la psychologie de des Esseintes
dans le sens où le personnage, en se livrant à cette
expérience de création des parfums exotiques, se
déconnecte complètement du monde réel et s'emporte vers un
autre monde souvent affreux et épouvantable «il [le domestique]
avait ramassé son maître, assommé par la violence des
parfums»2. Les exhalaisons aromatiques sont en position de
force par rapport au personnage affaibli, elles ont la mainmise sur ses nerfs
et poussent sa névrose jusqu'aux limites. Le héros est dans
l'impossibilité d'assagir ses nerfs, des Esseintes perd toute
contenance, il ne maintient plus la maîtrise de soi même, la
musique porte sur ses nerfs.
«cette musique, lui entrait, en frissonnant, jusqu'aux os
et refoulait un infini de souffrances oubliées, de vieux spleen, dans le
coeur étonné de contenir tant de misères confuses et de
douleurs vagues [...]cette musique [...] le terrifiant [...] Jamais, sans que
nerveuses larmes lui montassent aux yeux».3
Les morceaux musicaux torturent eux-aussi la
tranquillité psychique du héros et se jouent de ses
émotions, pire encore ils participent à provoquer ses crises
hystériques et empêchent toute possibilité de
convalescence. L'art est conçu sous un angle à fond
péjoratif: il est le détonateur principal des crises nerveuses et
l'élément le plus influent sur la psychologie du héros
huysmansien.
Le protagoniste de Sixtine n'est pas exclu de ce
tourbillon artistique influent, au contraire il est aussi impliqué que
des Esseintes puisqu'il est un artiste: personnage-écrivain. Il en va de
soi que l'art agit sur ses états d'âme. En fait, Hubert
vénère la lecture et l'écriture à tel point que
Paris qui est le centre mondial de l'art «était confiné dans
les bornes assez
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 95
2 Ibid. P.236
3 Ibid. P. 234
30
étroites [de son] "cabinet
d'études"»1. Ce cabinet serait la métaphore de
ses exercices intellectuels à savoir la lecture et l'écriture.
Hubert s'enivre dans la lecture des oeuvres souvent dénigrées, il
en trouve une virtuosité de composition extraordinaire.
«cette littérature des environs du dixième
siècle, ordinairement jugée la puérile distraction de
moines barbares, lui semblait au contraire pleine d'une ingénue verdeur
et d'un ingénieux raffinement»2.
Il s'avère aussi qu'il est féru des oeuvres
décadentes d'où l'hommage à Huysmans via la mention de son
livre À Rebours à maintes reprises. La lecture agit mal
sur ses nerfs: «il reconnaissait là l'occulte puissance des mots,
la transcription matérielle de ces syllabes, avait agi violemment sur
son imagination»3. Le monde fictif des livres dans lequel
l'imagination et le rêve sont les maîtres mots, conduisent le
héros à sa perte psychologique dans le sens où leur
influence sur ses comportements et attitudes est démontrée.
Hubert d'Entragues, sous l'emprise de la lecture, se détache absolument
de son monde réel et s'emporte vers un monde fabuleux là
où «il venait de vivre des heures entières avec
elle[Sixtine], et maintenant que la puissance mystique de la vision
était épuisée [l'omnipotence de la lecture], il pensait
encore à l'absente»4. Hubert ne mène pas une
simple lecture de plaisir dans le sens où on ne peut considérer
ses lectures que dans leur rapport étroit avec son métier
d'écrivain. Quant à lui, le bouquinage des livres lui procure une
formidable faculté de maîtriser le langage et l'expression et lui
permet de mieux développer sa création littéraire. En
fait, Hubert d'Entragues se présente comme étant un
écrivain professionnel, ce qui se perçoit dans son portrait, que
brosse le narrateur.
«un strict logicien de la critique, un rêveur
extrême et absolu, un extraordinaire fondeur de phrases et tailleur
d'images [...] il n'ouvrait plus guère que de vétustes
théologies et des dictionnaires: il avait la
manie des lexiques, outils qui lui paraissaient, en
général, plus intéressants que les
oeuvres»5.
Il appert que l'écriture n'est pas
considérée comme une activité fantaisiste, au contraire le
personnage se distingue par une intelligence suprême à ce sujet et
conçoit l'écriture dans son rapport de dépendance avec la
raison, conformément à la théorie cartésienne.
«L'écriture se pouvait résumer en trois mots [...] COGITO,
ERGO SUM [...] hors de ces trois mots, rien n'existait».6
Il est évident que le personnage apparaît comme
un expert dans le domaine de la création littéraire, cependant
cette activité ne fait que renforcer ses hallucinations et ses crises
nerveuses.
1 Remy de GOURMONT, op.cit, P.42
2 Ibid. P.53-54
3 Ibid. P.66
4 Ibid.
5 Ibid. P.54
6 Ibid. P.80
31
Le «cabinet d'étude, peuplé de bons
fantômes de son imagination. Là s'agitaient obscurément des
êtres tristes et vagues, pensifs et informes, qui imploraient
l'existence. Entragues vivait avec eux dans une familiarité
inquiétante [...] bref subissait les phénomènes les plus
aigus de l'hallucination»1
Le cabinet d'étude, connotant par métonymie la
création romanesque, apparaît dans l'image d'un monde affreux. En
effet, lorsque le personnage se met à composer son texte L'Adorant,
il se trouve assailli par des hallucinations et des phantasmes.
L'Adorant est un texte tragique, qui relate l'histoire d'un amour
impossible: l'histoire d'un prisonnier.
«Guido Del Preda, comte de Santa-Maria, était
accusé d'avoir conspiré, les uns disaient la sûreté
de l'Etat, les autres contre l'honneur de la reine[...]on ne l'avait pas
pendu[...] on ne l'avait pas décapité[...] une peine
spéciale lui avait été dévolue»2
Cette «peine spéciale»3 consiste
en un amour chimérique: le prisonnier s'est épris d'«une
bienheureuse et bénévolente madone»4, mais la
madone «l'occulte maîtresse de Guido»5 n'est qu'un
beau mirage, qui n'existe pas. Le roman de Hubert se clôt sur un
épisode funeste qu'est la séparation des amoureux «la
très chère madone me fit un suprême sourire, la nuit nous
sépara et, demeuré seul, je rêvai aux délices des
plaisirs partagés»6. Hubert fait de son personnage son
alter-ego, Guido prédit le sort de Hubert d' Entragues. Il en
résulte que l'écriture de cette historiette triste exerce une
influence abominable sur la psychologie de Hubert d'Entragues voire même
sur ses décisions «il fallait l'aimer[Sixtine] de loin, comme Guido
aime la madone»7. Le personnage-écrivain manifeste une
psychologie précaire et fragile, qui se laisse s'écraser sous
l'emprise d'un conte fictif inventé par lui-même.
Hormis la lecture et l'écriture, on retrouve d'autres
formes d'art, qui sont fort provocatrices des crises nerveuses chez le
héros de Sixtine. En effet, le personnage suite à une
visite du Louvre, manifeste brusquement un état d'agitation
aigüe« En sortant [du Louvre][...] il se mit à suivre une
femme dont la démarche inquiète avait [...] séduit sa
curiosité»8. Il semble clair que Hubert était
envoûté par les oeuvres artistiques, qui ont fort
imprégné sa psychologie et ont exhorté ce comportement
assez étrange. « Rien de caricatural, mais l'impression subie
était pénible»9, Hubert est de fond en comble
absorbé par la beauté artistique et semble entièrement
soumis à ses effets.
L'art catalyseur de la maladie psychique est également
de mise dans l'oeuvre de Lorrain. En effet, l'état psychique du duc de
Fréneuse s'affecte à chaque contact avec une oeuvre d'art.
L'exemple de l'eau-forte de Goya est parfaitement révélateur dans
le sens où le
1 Ibid. P. 42-43
2 Ibid. P.110 3Ibid.
4 Ibid. P.112
5 Ibid. P.113
6 Ibid. P. 229
7 Ibid. P.262
8 Ibid. P.123
9 Ibid. P.124
32
personnage se sent mal à l'aise en contemplant
«cette eau-forte hideuse»1 qui «[lui] fait mal
à regarder»2. Malgré que le duc de
Fréneuse se rend compte de la laideur de ce tableau de peinture mais
pour autant il se trouve dans l'incapacité totale de résister
à son effet produit «cette introuvable épreuve, elle
m'attire, me repousse et m'attache? il y a comme un poison dans ces prunelles
dardés et fixes!»3. Le duc de Fréneuse
résigne devant l'omnipotence non pas de la beauté mais de "la
laideur" artistique «Et l'horreur de ces sangsues à face humaine,
de ces virgules ondulantes et fluentes, qu'enfante le crâne en fusion, le
cerveau m'en fait mal»4. La conception de l'art chez Lorrain
est beaucoup plus large en comparaison avec les deux autres auteurs dans le
sens où l'art cesse d'ensorceler avec la splendeur et la magnificence,
désormais même l'art "hideux et répulsif" peut se jouer des
nerfs des personnages et exerce une certaine violence psychologique.
À la différence de Huysmans et de Gourmont,
Lorrain chamboule et rénove les codes de ses prédécesseurs
dans le sens où son personnage invente certaines formes artistiques dans
son imagination. En effet, Monsieur de Phocas se distingue par une imagination
créatrice, qui lui permet de transformer les personnes et les objets
réels en objets artistiques. Dans une soirée chez Claudius Ethal,
le duc de Fréneuse épris du paysage global, hallucine et croit
voir se transformer les convives en des «fantoches»5.
«L'équivoque et singulière soirée,
et l'anormale impression de demi-rêve, d'hallucination à
l'état de veille, et de cauchemar inachevé qu'ont laissé
en moi ces êtres aux gestes d'automate et aux yeux brillants, tous, l'air
bien plus fantoches que des personnes réelles, à travers leurs
divagations de somnambules et les raffinements de leur élégance
voulue!»6
L'osmose extravagante entre le raffinement des invités
et «l'étrange décor de l'atelier d'Ethal»7
ont favorisé une sorte d "expérience de pensée" dans le
sens où l'imagination de Monsieur de Phocas devient cette
capacité à féconder le réel d'idées
artistiques.
«Toutes ces faces [les invités] de souffrance ou
de volupté figée se mêlaient bizarrement aux personnages
tissés de hautes tapisseries [...] Toute une foule de jadis semblait
processionner le long des murailles avec, ça et là, un visage de
spectre émergeant de l'ombre dans les méplats strictement
modelés d'une des têtes de cire».8
Les trois héros n'ont pas pu rester neutres envers les
oeuvres d'art: l'art devient le dompteur de leurs nerfs parce qu'il favorise
une exaltation exagérée des émotions d'où les
hallucinations et les crises nerveuses. L'art, tout en stimulant les sens,
aiguillonne davantage la névrose.
1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 115
2 Ibid.
3 Ibid. P.116
4 Ibid.
5 Ibid. P. 140
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid. P.140-141
33
III- L'art-cure
Dans les trois ouvrages, les écrivains ont
traité une branche de la psychologie dédiée à
l'étude des phénomènes de création et de
l'appréciation artistique dans une perspective psychologique autrement
dit ils ont mis en avance les bienfaits de l'art sur leurs personnages, qui se
présentaient avec des plaintes psychologiques. En effet, les trois
héros trouvent dans la création artistique une cure provisoire
à leur maladie psychique, en d'autres termes l'art représente
désormais un refuge, qui atténue l'acuité de la
névrose.
L'équivoque de l'art s'explique parfaitement dans son
double rôle. Bien que l'art produise à certains moments des effets
indésirables sur la psychologie des personnages dans la mesure où
les héros maladifs se servent de la création artistique pour
pénétrer dans des problématiques inconscientes, qui
convoquent la névrose, il est à la fois ce remède, qui les
conduit à une transformation positive d'eux-mêmes.
Pour contourner ses malheurs, des Esseintes est toujours
à la recherche d'un abri artistique, cela se voit tout d'abord dans
l'attention excessive qu'il accorde au décor de sa maison. En effet, le
héros huysmansien trouve que l'art est sa seule issue pour
s'échapper à la vulgarité «au temps où il
jugeait nécessaire de se singulariser, des Esseintes avait aussi
créé des ameublements fastueusement
étranges»1. L'art confère au personnage un
sentiment de supériorité, qui lui apporte à tour de
rôle une sorte de rassurement psychique et une tranquillité
d'esprit.
Le personnage spleenétique trouve une compensation
à son âme dolente dans différentes formes d'art, ce qui
s'explique parfaitement dans les combinaisons artistiques qu'il invente. «
Il s'installait alors dans celle de ces niches dans le décor lui
semblait le mieux correspondre à l'essence même d'un ouvrage que
son caprice du moment l'amenait à lire»2. Ce mariage
artistique entre le décor et la lecture permet au personnage
d'accéder à ses émotions refoulés et à y
remédier momentanément.
La peinture a aussi joué un rôle majeur dans la
résolution des difficultés psychologiques chez des Esseintes,
l'exemple des tableaux de Gustave Moreau illustre parfaitement l'idée.
En effet, ces toiles, tout en répondant aux attentes du personnage,
pénètrent dans ses pensées les plus profondes et les
libèrent «Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors
de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin
réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il
avait rêvée»3. La Salomé
apparaît en conformité avec les espérances du sujet
maladif, ce qui lui permet de se débarrasser de cette frustration de
«ce type de la Salomé [...] [qui l'] obsédait depuis des
années»4. Les tableaux de peinture fournissent à
des Esseintes un moment d'oubli, qui lui permet de se
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.48
2 Ibid.
3 Ibid. P.91
4 Ibid.
34
délivrer de ses démons intérieurs hantant
sa quiétude psychique. L'art de la peinture dépasse sa simple
conception d'art décoratif et acquiert une dimension plus large: les
tableaux commutent désormais avec les amis parce qu'ils viennent
consoler le héros esseulé «Mais là ne se bornaient
point les achats de tableaux qu'il avait effectués dans le but de parer
sa solitude»1.
Jean des Esseintes, ce décadent incapable de maintenir
une vie sociale, recourt également à d'autres expressions
artistiques pour apaiser sa névrose. Les estampes de gravures de Jan
Luyken font pareillement l'affaire, des Esseintes se réjouit même
de ce type d'«oeuvres pleines d'abominables imaginations, puant le
brûlé, suant le sang, remplies de cris d'horreur et
d'anathèmes»2. Même ces estampes terrifiantes sont
aptes d'apporter un réconfort.
«Ces estampes étaient des mines à
renseignements : on pouvait les contempler sans se lasser, pendant des heures ;
profondément suggestives en réflexions, elles aidaient souvent
des Esseintes à tuer les journées rebelles aux
livres»3
Les représentations du monstrueux dans la scène
artistique peuvent aussi combler le vide existentiel du personnage
névrosé et animer son esprit. La laideur dans l'art fascine des
Esseintes parce qu'il y voit se refléter ses souffrances et ses
afflictions latentes.
La musique représente également une forme
artistique thérapeutique. Le personnage, en s'adonnant à
l'écoute de ses morceaux de musique préférée,
parvient à calmer ses nerfs : «il avait éprouvé
d'ineffables allégresses à écouter le plain-chant que
l'organiste avait maintenu en dépit des idées
nouvelles»4. La musique religieuse berce les nerfs du
personnage et le tient loin des frustrations et des crises nerveuses. Jean des
Esseintes n'apprécie pas n'importe quel art musical, il est très
sélectif à ce sujet, pour autant il savoure tout de même
«la musique profane»5. En effet, des Esseintes «ne se
rappelait avec plaisir que certaines séances de musique de chambre
où il avait entendu Beethoven et surtout du Schumann et du Schubert qui
avaient trituré ses nerfs»6. La musique provoque chez le
personnage des états de relaxation et de détente à la fois
physique et psychologique. Ce cas-ci nous rappelle "La musicothérapie",
qui est une forme de thérapie récente( apparue à la
moitié du XXème siècle pour soulager les
soldats de la deuxième guerre mondiale) utilisant la musique, le son et
le rythme afin de maintenir le bien-être de l'individu.
La névrose de des Esseintes s'apaise aussi par la
lecture des oeuvres archaïques et en particulier les ouvrages latins:
«une partie des rayons plaqués contre le mur de son cabinet [...]
était exclusivement couverte par des ouvrages latins»7.
Le personnage huysmansien, en
1 Ibid. P. 96
2 Ibid. P. 97
3 Ibid.
4 Ibid. P.230
5 Ibid. P.232
6 Ibid.233-234
7 Ibid. P. 64
35
se mettant à lire, rentre volontiers dans un
état d'omission totale dans le sens où la lecture de
Pétrone peut lui faire oublier sa névrose et le monde entier.
L'utilisation thérapeutique de la lecture se saisit dans le chapitre III
dans la mesure où Huysmans consacre ce chapitre tout entier pour parler
des livres et la manière dont son personnage les conçoit.
L'enchaînement et la longueur des phrases dans cette section traduisent
cet état d'absorption dans lequel se trouve le personnage pendant ses
lectures. La description minutieuse des livres et la profusion des exemples
d'auteurs et d'oeuvres littéraires ne sont pas anodines en d'autres
termes Huysmans use la forme pour mimer le fond.
La lecture est tout un art et les livres se
métamorphosent à leur tour en oeuvres d'art «Pour l'attirer,
une oeuvre devait revêtir un caractère
d'étrangeté[...] il voulait, en somme, une oeuvre d'art et pour
ce qu'elle était par elle-même et pour ce qu'elle pouvait
permettre de lui prêter»1. Jean des Esseintes conditionne
que les livres aient un aspect artistique pour avoir une valeur, cette mise en
parallèle entre les livres et les oeuvres d'art laisse voir une
idéalisation des livres.
L'art dans toutes ses expressions: peinture, lecture et
musique libère la subjectivité du héros et favorise sa
créativité. Dans le cadre d'un processus créatif, des
Esseintes soumis à une forte influence artistique, part de ses malheurs
et ses contradictions pour en faire ses propres expérimentations
artistiques: la distillation des parfums. «Il avait toujours
raffolé des fleurs, mais cette passion [...]s'était tout d'abord
étendue à la fleur, sans distinction ni d'espèces ni de
genres, avait fini par s'épurer, par se préciser sur une seule
caste»2. Jean des Esseintes adore les fleurs, qui sont des
productions odorantes et naturelles. En contrepartie, il trouve que tout ce qui
est naturel est forcément désuet et moche, quant à lui le
beau est l'équivalent de l'artificiel «l'artifice paraissait
à des Esseintes la marque distinctive du génie de l'homme. Comme
il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement
lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages
et de ses ciels»3. Le personnage huysmansien trouve dans l'art
de fabrication des parfums, un arrangement propice à ses caprices. Pour
se détourner du naturel, des Esseintes opte pour un jeu de conversion
dans les deux sens «après les fleurs factices singeant les
véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs
fausses» 4 . L'influence de l'art sur le développement
de la capacité d'expérimentation chez des Esseintes, est
très apparente.
Il appert que, ces expérimentations artistiques
permettent de restituer à la conscience la vérité
cachée de soi dans le sens où le personnage recourt à ce
champ d'expérimentation pour explorer les zones sombres de son moi. Le
duc des Esseintes sollicite, par le truchement de certaines fleurs des
souvenirs enfouis «il s'en fut tout bonnement visiter les serres de
l'avenue Châtillon [...] revint [...]émerveillé des folies
de végétation qu'il avait vues, ne pensant plus qu'aux
espèces qu'il avait acquises, hanté sans
1 Ibid. P. 208
2 Ibid. P.122
3 Ibid. P.60
4 Ibid. P.124
36
trêve par des souvenirs de corbeilles
magnifiques»1. La création des parfums, «cet art
admirable [qui] l'avait longtemps séduit»2 aide le
personnage à s'échapper à ses ennuis maladifs et
l'amène à se délecter provisoirement.
Dans l'oeuvre de Gourmont, il n' y a pas un point de
différence à signaler avec À Rebours. En fait,
l'art sert également à calmer les nerfs du personnage
névrosé et à tenir son équilibre physique et
psychique. Hubert se présente comme un personnage entiché de
l'art dans ses différentes expressions. La névrose de Hubert
provient en partie de sa conception personnelle de la vie dans le sens
où il ne cesse de dénoter l'inutilité de cette
dernière: « les trains ont un but ; la vie n'a pas de but [...]
l'originalité de la vie de n'en a pas avoir, de but. [...] ainsi
qu'à une vieille dentelle, le charme même de
l'inutilité»3. Face à l'absurdité de sa
vie, Hubert considère que l'art est l'essence même de l'existence
«Rien n'existait, que l'Art, parce que lui seul, doué de la
faculté créatrice, a le pouvoir d'évoquer la
vie»4. L'art acquiert une dimension salvatrice, il est la seule
chose au monde, qui est capable d'attribuer un sens à la vie humaine.
Le personnage de Sixtine raffole des livres :
«Entragues aimait le voisinage des livres qui lui démontraient la
probabilité de sa philosophie»5. Les livres
développent la confiance en soi et l'amour de soi chez le héros
dans le sens où le personnage reconnaît ses talents dans les
ouvrages. Ces derniers représentent d'ores et déjà un
objet d'éducation, qui renforce davantage l'estime de soi. Les lectures
de Hubert se diffèrent complètement des lectures de des Esseintes
car celles de Hubert sont "professionnelles" et ciblées, elles servent
à nourrir l'imagination de l'artiste et à le mettre sur la voie
de la créativité. La lecture se pose comme un calmant de stress
parce qu'elle nécessite une attention et oblige donc le personnage
à ne plus focaliser son esprit sur les tourments personnels
«à feuilleter ses théologiens, Hubert retrouvait
déjà un peu de cette paix qu'il convoitait».6
La lecture thérapeutique qu'on retrouve dans les
oeuvres décadentes nous rappelle une pratique psychiatrique moderne,
à savoir "la bibliothérapie" qui se définit comme suit:
l'utilisation du livre comme un outil de soin dans le sens où la lecture
serait une source d'apaisement des troubles de la santé mentale (sur le
plan académique la notion de bibliothérapie n'existe pas: Le
docteur Pierre-André Bonnet, médecin généraliste,
est l'auteur de la seule thèse portant sur la bibliothérapie en
France) À la différence des autres personnages, Hubert Entragues
dispose des capacités créatives, il est un
écrivain-artiste. Le lecteur saisit concrètement sa propre
création littéraire dans son texte L'Adorant. Hubert
apparaît tant chevronné que débutant dans le domaine de la
création des oeuvres littéraires, cela se décèle
parfaitement dans les débats littéraires qu'il a mené avec
brio.
1 Ibid.
2 Ibid.
3 Remy de GOURMONT, op.cit, P.46
4 Ibid. P.80
5 Ibid.
6 Ibid. P.310
37
«Quand Flaubert écrivit Salammbô,
il fit instinctivement de la jeune prêtresse une carmélite
plutôt qu'une vestale, car la vestale obéit à un ordre et
la carmélite à une dilection ; l'une s'attache à son
état par habitude, l'autre par amour[...]
Zola et d'autres peuvent continuer de cataloguer leurs animaux
inférieurs [...] ce sont d'informes créatures en train
d'acquérir la lumière, des intelligences chrysalidées: peu
importe la qualité des soûleries dont ils se gorgent et les
prurits qui font craquer la virginité de leurs filles. Ce qui n'est pas
intellectuel nous est étranger[...]
La déconcertante ironie[...] nul original prosateur ne
se révéla qui ne fût chrétien d'instinct ou de
croyance, de désir ou de nécessité, d'amour ou de
dégout,-- de Chateaubriand à Villiers et à Huysmans et nul
vrai poète, de Vigny à Baudelaire et à
Verlaine»1
Hubert est un artiste polyvalent dans le sens où il
n'est pas seulement un écrivain, il est aussi un critique d'art
virtuose. Le personnage excelle dans son domaine à tel point qu'il
connaît les moindres détails sur les auteurs même ceux qui
sont restés méconnus de la foule «Il est mort, dit Hubert,
c'était le plus noble écrivain de son temps» « Sixtine
s'étonna qu'il ne fût pas connu davantage».2
Pour Hubert Entragues, l'écriture dépasse la
simple passion, elle est une échappatoire qui lui permet de s'abriter
contre ses malheurs et ses tourments. Hubert, l'amoureux souffreteux transpose
son mal être dans son roman et sur son personnage à tel point
qu'on a du mal à discerner les deux figures de Hubert et de Guido.
«mon amour déjà se parallélisait ,
incarné dans Guido Della Preda. Son sort, à cette heure,
m'inquiète sérieusement pour des jours. Sixtine vous avez un
assassinat sur la conscience (cela fera deux), car si je n'en meurs pas, c'est
que la mort de Guido m'aura sauvé la vie.... oui il faut qu'il meure
à ma place»3
Hubert fait de son personnage un souffre-douleur dans le sens
où il le plonge dans la même situation amoureuse déplorable
et lui impose des peines et des châtiments qu'il devrait subir
lui-même. Il appert que l'Adorant n'est qu'une sorte
d'autobiographie objectivée, qui aide le personnage non seulement
à prendre distance de ses souffrances mais également de les
communiquer. L'Adorant ne peut pas être classé sous le
genre de la science-fiction parce que derrière le portrait de Guido se
cache l'autoportrait de Hubert d'Entragues et derrière ce
pseudo-récit fictif déniche un journal intime.
« Ce fut une infraction à ses habitudes, --mais un
besoin de personnelle sécurité lui imposait de jeter par la
fenêtre une moitié de lui-même, pour sauver
l'intégrité du reste : en quatre heures de nuit, il atteignait le
point final de ce qu'il appelait maintenant «une folle anecdote»[ le
dernier chapitre de l'Adorant] ».4
L'écriture s'avère être une
activité libératrice, qui facilite la pénétration
dans les tréfonds du névrosé dans le sens où elle
chasse les démons refoulés et soulage les maux psychiques.
L'écriture devient une thérapie à part entière car
elle permet de faire le point
1 Ibid. P.265
2 Ibid. P.237
3 Ibid. P.290
4 Ibid. P.291
38
sur les pensées souvent négatives et aide le
personnage névrosé à dépasser son mal psychique.
Hubert, ce névrosé à jamais seul
(«Je considère que si quelque chose peut faire supporter la
vie[...] c'est la solitude»1 )a besoin d'écrire pour
pouvoir subsister. L'écriture s'impose comme une nécessité
parce qu'elle est la seule chose au monde capable de combler son vide
existentiel «Ah! si j'étais là[...] ermite dans mon
rêve, solide cabane, je ferais ce que je ne ferai peut-être pas,
une oeuvre»2. Hubert chante l'écriture parce qu'elle est
apte d'accueillir l'incohérence et les déformations psychiques de
son moi.
«Entragues conta à son ami quelques-uns de ses
plans. Que construire des oeuvres![...] Certains matins, il avait songé
à ceci : mettre dans une valise quelques livres, ses cahiers, ses notes,
ses feuilles écrites et s'aller cacher, pour le reste de sa vie, en une
maison bien close, sur le bord de la mer»3
Cette expression artistique devient même son rêve
ultime et la seule ambition à laquelle il aspire profondément.
L'écriture agit sur les nerfs de Hubert et régit sa psyché
et ses comportement : « car si je n'en meurs pas, c'est que la mort de
Guido m'aura sauvé la vie»4. Le personnage aurait pu
mettre fin à sa vie, s'il n'avait pas ce refuge littéraire, qui
l'a aidé à s'évader et à fuir «le repos
final». Ce titre du dernier chapitre du roman suscite maintes
interprétations dans le sens où il suggère deux fins
antinomiques: la mort ou la tranquillité et la paix. En revanche, tout
en lisant cette dernière section, le lecteur se rend compte que Gourmont
a placé son personnage à mi-chemin entre ces deux fins: Hubert a
risqué la mort mais a pu se sauver au dernier moment «Fermant le
livre, il revint s'asseoir. Il relut le dernier chapitre de l'Adorant,
s'applaudit d'avoir résolu selon les nécessaires
conséquences le sort suprême de Guido»5
grâce à l'écriture. Cette dernière acquiert une
dimension salvatrice et revêt l'image de cette étincelle d'espoir
volée d'un quotidien sinistre. La graphothérapie est une
exclusivité de l'ouvrage de Gourmont parce qu'il est le seul texte, qui
met en scène un personnage-écrivain muni d'une faculté
artistique fructueuse et salutaire.
les formes d'art privilégiées varient d'un
héros à un autre, cependant les trois personnages poursuivent le
même objectif : un salut. Le personnage du duc de Fréneuse semble
endurer la névrose la plus dangereuse en comparaison avec des Esseintes
et Hubert dans le sens où les différentes expressions artistiques
ne jouent pas souvent en sa faveur. Il est évident que l'art participe
en partie à assagir les nerfs de Monsieur de Phocas et à lui
procurer un petit moment de délice artistique, cependant cette euphorie
momentanée est généralement traversée par des
sentiments funestes.
«Oh ! ce musée ! quelle pureté de profils
et quelle suavité de lignes dans les moindres camées ! [...] je
ne sais quelle sérénité heureuse[... ] mais d'une
expression exténuée et jouisseuse à la fois
déchirante
1 Ibid. P.311
2 Ibid. P.225
3 Ibid. P. 224
4 Ibid. P. 290
5 Ibid. P.310
39
et si lasse que je vais en rêver bien des
nuits...Rêver ! Certes, il vaudrait mieux vivre et je ne fais que
rêver».1
Les oeuvres d'art emportent le personnage vers un univers
onirique et benoît, toutefois elles éveillent en lui des
sentiments pernicieux et funèbres. L'art-cure n'est pas aussi important
dans l'oeuvre de Lorrain tel est le cas dans les ouvrages de Huysmans et de
Gourmont.
À l'image de des Esseintes et de Hubert, les nerfs du
duc de Fréneuse se délectent grâce à la lecture :
«j'avais beau en suivre le texte dans mon livre, c'étaient les
[...] vers de Remy de Gourmont [...] j'avais glisser mon livre à terre
[...] la sensation était imprévue, si finement pure et
effleurante, qu'un frisson me redressa le torse»2. Les livres
exercent un effet particulier sur le personnage dans les sens où ils se
présentent comme un moyen d'évasion et de libération, qui
permet à Monsieur de Phocas d'oublier le monde extérieur et de
joindre un monde imaginaire plus gai et moins sombre que le monde réel.
La mention de la poésie de Gourmont est évocatrice: Lorrain a
voulu à la fois montrer l'influence de la lecture sur la psychologie de
son personnage et rendre hommage à son prédécesseur et
inspirateur décadent: Remy de Gourmont. La lecture est aussi
décrite comme un antidépresseur ou un anxiolytique : «les
beaux vers de Paul Valéry ! Quel calme leur mélancolie
nostalgique et sublime apportait en moi»3. La poésie
devient une sorte de traitement, qui sert à combattre la névrose
et à calmer les spasmes des nerfs.
Tout comme Huysmans, Lorrain évoque la
Salomé de Gustave Moreau mais l'interprète d'une
manière très distincte dans le sens où il ne s'attarde pas
à décrire ses moindres détails mais se suffit de la citer.
En effet, le duc de Fréneuse convoque ce tableau de peinture dans le
cadre d'une analogie faite avec le personnage d'Izé Kranile : «
Salomé! Salomé! la Salomé de Gustave Moreau [...] c'est
son immémoriale image que j'évoquais immédiate, le soir
où Kranile jaillit sur scène»4. Dans Monsieur
de Phocas, ce n'est plus l'oeuvre d'art qui guérit la maladie
psychique mais bien les figures réelles, parodiant des oeuvres d'art,
qui sont désormais aptes d'adoucir et remédier la névrose
« Ses yeux! On ne m'avait parlé que de ses yeux. C'est pour ses
yeux que j'étais allé vers elle[...] Izé Kranile ! Qui
sait? elle m'eût guéri, celle-là, si elle avait
voulu»5. On constate qu'il y a souvent ce rapprochement entre
les yeux et les oeuvres d'art, si comme si le personnage, ébloui par la
beauté des yeux verts, ne pouvait plus dissocier réalité
et art.
« les liquides yeux verts que j'ai vus luire un jour sous
les paupières de plâtre de l'Antinoüs, la dolente
émeraude embusquée comme une lueur dans les orbites d'yeux des
statues d'Herculanum l'attirant
1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 62
2 Ibid. P.68 3Ibid. P.93
4 Ibid. P.80
5 Ibid. P.81
40
regard des portraits de musée, le défi des
siècles demeuré dans les prunelles peintes de certaines faces
d'infantes et de courtisanes»1
L'enchevêtrement entre le charme des yeux réels
et la grandeur artistique pousse à son paroxysme la soumission du
personnage dans le sens où Lorrain a voulu montrer que son personnage
est doublement soumis: le duc de Fréneuse est conquis par la
beauté artistique et asservi par le sortilège des yeux verts au
même temps. Lorrain veille à montrer que les yeux produisent, tout
comme les oeuvres d'art, un effet remarquable sur la psychologie du
héros névrosé dans la mesure où la contemplation
des yeux verts est capable d'enivrer le personnage et de vivifier son
bien-être perdu « les yeux [...] ont pour moi un charme, une
volupté de mystère qui me surexcite et me
grise»2. Cette interaction entre la réalité et
l'art se présente comme un élément d'originalité
dans l'oeuvre de Lorrain en comparaison avec les deux autres ouvrages.
Dans Monsieur de Phocas, on voit s'affirmer la
puissance de l'art à guérir la maladie psychique. En effet,
Claudius Ethal ou le pseudo « guérisseur» confirme
l'omnipotence des oeuvres d'art à vaincre la névrose.
«la seule chance de guérison que vous avez de
cette obsession des masques, c'est de vous familiariser avec eux et d'en voir
quotidiennement. Contemplez-les longuement, maniez-les même et
pénétrez-vous de leur horrifiante et géniale laideur, car
il y en a qui sont oeuvres de grands artistes. Leurs laideurs
rêvées atténueront en vous la pénible impression de
la laideur humaine».3
L'art cesse d'être de l'ordre facultatif, il est
désormais une condition de la guérison dans le sens où le
personnage se trouve dans l'obligation de recourir à des objets d'art
pour pouvoir s'échapper à ses troubles mentaux. Dans le chapitre
intitulé « le guérisseur», Claudius Ethal expose les
différentes étapes de la guérison: Chaque étape
correspond à une oeuvre ou ensemble d'oeuvres d'art.
« C'est assez pour aujourd'hui [...] Quand vous serez
plus aguerri, nous feuilletons ensemble les albums des grands
déformateurs, les Rowlandson, les Hogarth, les Goya surtout. [...] mais
vous n'êtes pas mûr pour le terrible Espagnol. Son oeuvre
voilà le philtre de la guérison»4
D'habitude, pour se débarrasser de la névrose,
les névropathes doivent faire des consultations psychiatriques, ce qui
n'est pas le cas dans l'oeuvre de Lorrain. En fait, Le duc de Fréneuse
assiste plutôt à des expositions d'art pour soulager ses
souffrances psychiques. Il appert que l'art thérapeutique chez Lorrain
est beaucoup plus proéminent et reste de même distinct par rapport
à Sixtine et À Rebours. Dans l'ouvrage de
Lorrain, il est très difficile de dissocier l'art-provocateur de la
maladie psychique et l'art thérapeutique dans le sens où une
oeuvre d'art est capable de convoquer le déséquilibre
physiologique et psychique et de le calmer au même temps« je ne puis
me lasser de contempler et d'étudier
1 Ibid. P.85
2 Ibid. P.89
3 Ibid. P. 99
4 Ibid. P.101
41
l'hallucinant visage. Les Trois Fiancées,
c'est étrange de détails et de composition : c'est du fantastique
et du rêve rendus avec une préciosité
étonnante»1. Le même tableau de peinture engendre
deux effets contradictoires le «fantastique» et le
«rêve», le personnage s'emporte au même moment vers un
monde horrifique qui accentue sa névrose et vers un autre onirique et
idyllique qui anesthésie ses nerfs. Lorrain a tendance de combiner les
antinomies : art et réalité, fantastique et rêve, tourments
et tranquillité. Ce jeu d'amalgame fait l'originalité de
Monsieur de Phocas dans le sens où la logique des deux autres
textes était moins compliquée et plus claire. À titre
d'exemple dans À Rebours de Huysmans, une oeuvre d'art ne peut
pas entraîner deux effets contradictoires simultanément tel est le
cas des tableaux de Moreau «[c]es oeuvres
désespérées»2, qui ne peuvent se classer
que dans la case des oeuvres d'art stimulatrices de la névrose «Et
perdu dans sa contemplation [l'aquarelle de Moreau] il restait à jamais
douloureux»3 ou encore l'exemple de ce morceau de musique
«le plain-chant» qu'on peut classer uniquement parmi les oeuvres
d'art thérapeutiques «il [des Esseintes] avait surtout
éprouvé d'ineffables allégresses à écouter
le plain-chant»4. Cette clarté n'est pas de mise dans
Monsieur de Phocas, L'embrouillage prend le dessus et devient une
particularité propre de Jean Lorrain.
Lorrain a poussé la conception de l'art salvateur dans
ses derniers retranchements, cela se perçoit à plusieurs niveaux.
D'abord, il a insisté sur le double effet des objets artistiques dans le
sens où il a muni toutes les oeuvres d'art d'un pouvoir nocif: la preuve
en est que tous les moments de jouissance sont souvent gâchés par
des troubles psychiques. La relativisation de l'art thérapeutique se
saisit également dans le recours au personnage de Claudius Ethal. En
fait, Lorrain incarne l'art dans la figure d' Ethal qu'on reconnaît au
début comme étant le «sensuel et somptueux
artiste»5 alors qu'on découvre par la suite qu'il est un
psychopathe sadique : «l'horrible l'[Claudius Ethal] attire, la maladie
aussi ; l'entorse morale et la misère physique, la détresse des
âmes et des sens sont pour lui un champ d'expérience affolantes,
grisantes, une source de joie»6. La mise en scène d'un
peintre malade n'est pas gratuite, elle sert à montrer que l'art est
plutôt la cause de la maladie psychique et sa contribution dans la
guérison reste restreinte et faible. Contrairement à Huysmans et
Gourmont, Lorrain veille à clore son roman sur un épisode
lugubre: le duc de Fréneuse met fin à la vie de son
pseudo-guérisseur. La mort de Claudius est d'une portée
très emblématique: elle symbolise l'incapacité de l'art
à guérir la névrose parce que cette dernière vainc
le personnage et l'a amené à commettre un crime mais aussi la fin
du peintre en elle-même connote la défaite de l'art contre la
névrose.
L'art-cure finit par tourner au fiasco, les trois personnages
n'ont pas pu se débarrasser de leur maladie psychique. Le duc des
Esseintes renonce aux voies de l'art et de
1 Ibid. P.113
2 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 95
3 Ibid.
4 Ibid. P.230
5 Jean LORRAIN, op.cit, P.98
6 Ibid.172
l'expérimentation et décide de reprendre une vie
ordinaire, qui pourrait mieux couver sa névrose et son mal-être
«des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise.-- Dans deux jours,
je serai à Paris»1. De même, Hubert n'a pas
réussi à s'en sortir de ses labyrinthes psychiques, cela se
saisit dans la prière: «Maître ! Songe à l'invincible
dégoût que m'ont suggéré mes frères et
soeurs! Songe que j'ai besoin de distractions!»2. Le roman se
clôt sur un état de désespoir et de désolation, ce
qui laisse entendre l'échec complet de toutes les formes artistiques
à remédier les tourments mentaux du héros. Le
dénouement de Monsieur de Phocas demeure le plus
représentatif au terme de la défaite de l'art dans la
guérison de la névrose. En fait, le roman s'achève sur une
hallucination «il n' y a pas à dire, j'ai eu cette nuit plus qu'une
vision : un être inconnu, de l'invisible et de l'intangible, s'est
manifesté.»3, Lorrain confronte son personnage à
une figure irréelle pour souligner non seulement la puissance de la
névrose mais aussi pour attirer l'attention sur l'avortement de
l'expérience artistique thérapeutique.
42
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.249
2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.311
3 Jean LORRAIN, op.cit, P.282
43
Troisième Partie
L'intrigue ou la non-intrigue
I- Le schéma narratif
L'intrigue d'un récit est l'ensemble des faits et des
évènements qui constituent un récit. Elle se
définit aussi comme étant la combinaison des circonstances et des
incidents qui forment le noeud même de l'action. Elle est
généralement composée de péripéties et se
pose comme une énigme dans l'histoire: elle provoque des émotions
chez le lecteur, lui faire se pose des questions auxquelles il cherche à
répondre au fur et à mesure de la progression narrative.
Les auteurs décadents remettent en question cette
notion d'intrigue dans le sens où le roman décadent abandonne
complètement le schéma narratif classique à savoir
l'enchainement logique des actions : la situation initiale (le début du
roman présentant les éléments nécessaires pour la
mise en route du récit) ; l'élément déclencheur
(c'est un élément perturbateur qui fait perdre l'équilibre
de la situation initiale); les péripéties (les
évènements provoqués par l'élément
perturbateur couronnés par un point culminant, qui va exploser la
tension des péripéties); le dénouement( les
éléments de résolution qui conduisent à la
situation finale) et la situation finale ( fin du récit).
1- La situation initiale
Les trois ouvrages en occurrence font voler en éclats
le schéma narratif traditionnel dans le sens où les romans
renoncent à une succession événementielle logique. Dans
À Rebours, Huysmans a évité d'inaugurer son roman
par une situation initiale de tranquillité, qui présente le cadre
spatio-temporel et les personnages, il a souhaité entamer l'histoire par
une notice chargée de noeuds non pas déclencheurs d'actions mais
plutôt des noeuds psychologiques. La notice met en scène une
enfance perturbée du héros : «sa famille se
préoccupait peu de lui[...] l'enfant [était] abandonné
à lui-même»1. D'emblée l'auteur semble
donner beaucoup plus d'importance à la construction de son personnage
qu'à la construction du roman lui-même. Le roman de Lorrain
s'inscrit dans la même veine dans la mesure où le premier chapitre
du roman s'ouvre sur la mention du nom du personnage «Monsieur de
Phocas.». Citer le nom du personnage en premier temps laisse voir le
primat
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P41
44
accordé à ce dernier au détriment de tout
autre constituant du roman. Mis à part cette mention du nom, Lorrain au
lieu de présenter quelques éléments nécessaires
à la mise en route de son récit, consacre les premières
pages à esquisser le portrait du héros.
«M. de Phocas était un frêle et long jeune
homme de vingt-huit ans à peine, à la face exsangue et
extraordinairement vieille, sous des cheveux bruns crespelés et courts.
Ce profil précis et fin, la raideur voulue de ce long corps fluet,
l'arabesque [....] l'arabesque tourmentée de cette ligne et de cette
élégance[...] il hanchait légèrement dans une pose
pleine de grâce [...] ce visiteur curieux et indifférent[...]les
yeux pris à l'incendie de la cravate par une énorme
émeraude[...] la petite tête fine te glabre, toutes en
méplats, on eût dit, modelés dans de la cire pâle,
une tête semblable à celles que l'on voit, signés Clouet ou
Porbus, dans la galerie du Louvre consacrée aux Valois»'
Gourmont reste un peu distinct par rapport à Huysmans
et Lorrain dans la mesure où son texte n'apparaît pas aussi
anticonformiste. L'auteur commence son récit par une situation de
tranquillité où il révèle le contexte spatial et
les personnages: «sous les sombres sapins sexagénaires dont les
branches s'alourdissaient vers les pelouses jaunies, côte à
côte ils allaient»2. Ce conformisme n'est qu'un trompe
l'oeil, Gourmont s'insurge contre les situations initiales conventionnelles,
qui servent à dévoiler l'identité des personnages, il
recourt à la cataphore «ils allaient [...] les joindre [...] l'un
à l'autre[...] deux prédestinés[...] ils se connaissaient
[...]ils se souvenaient de s'être entrevus [...]depuis huit jours que le
château de Rabodanges les hospitalisait, parmi quelques malades pleins de
distinction»3. Gourmont veille à garder ses personnages
dans l'anonymat et ne livre que l'information de leur maladie.
2- l'élément déclencheur
Dans un récit, l'élément perturbateur est
un évènement, qui altère la situation initiale et qui
engendre les péripéties. Il est souvent le deuxième
élément d'un schéma narratif. Tout comme la situation
initiale, Les auteurs décadents ont fait table-rase de ce constituant de
base du schéma narratif. En effet, les trois textes partagent un seul
élément catalyseur à savoir la maladie psychique.
Désormais, la névrose coïncide avec le déclic
événementiel.
Dans À Rebours, la maladie psychique surgit
dans l'avant-propos: «le duc Jean, un grêle jeune homme de trente
ans anémique et nerveux»4. Il est clair que, le
récit semble plus centré sur la psychologie du personnage et
moins sur les actions. Le héros ne va pas mener une bataille contre des
personnages opposants mais bien contre lui-même plus
particulièrement contre sa névrose. Dans la même optique,
Sixtine fait apparaître la névrose dès le premier
chapitre(les feuilles mortes): «depuis huit jours le château de
Rabodanges les hospitalisait, parmi quelques malades pleins de
distinctions»5. Quoique la maladie demeure imprécise,
elle se clarifiera davantage et se déterminera dans les chapitres qui
suivent.
' Jean LORRAIN, op.cit, P.50
2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.33
3 Ibid.
4 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.40
5 Remy de GOURMONT, op.cit, P.33
45
Dans l'oeuvre de Lorrain, l'annonce de la maladie psychique
diffère des autres ouvrages dans la mesure où la névrose
dans Monsieur de Phocas est délicatement
suggérée: «les fantaisies du duc de Fréneuse ne se
comptaient plus, elles avaient même un histoire légendaire. Mieux,
le personnage, l'homme même avait une légende[...] un profond
mystère, épaissi comme à plaisir enveloppait sa
vie»1. Ce «profond mystère» n'est autre que
son obsession pour les émeraudes. Il résulte que la
névrose s'impose comme un dénominateur commun entre les trois
ouvrages, elle dépasse sa simple conception de maladie psychique et
devient le noeud même de l'intrigue. La névropathie est d'ores et
déjà placée au coeur de la progression narrative: elle a
joué un rôle important dans le développement des conflits
intérieurs et la multiplication des expériences menées.
3- Les péripéties
Dans un récit, les péripéties
désignent toutes les actions qui opèrent un changement de
situation. L'ensemble des péripéties constitue l'intrigue et
permet le glissement de la situation initiale à la situation finale.
Elles représentent la troisième étape du schéma
narratif.
Comme on a un pseudo-élément déclencheur,
on aura également des pseudo-péripéties. En effet, les
trois personnages maladifs ne s'inscrivent pas dans cette vague
d'héroïsme dans le sens où ils sont hors d'accomplir des
actions spectaculaires et extraordinaires, ils ne font pas preuve de
performances physiques ni de qualités morales, mais se distinguent
plutôt par leur perfection dans le mal. Dans son oeuvre, Huysmans est
loin de raconter une histoire cohérente, il expose plutôt des
fragments narratifs hétéroclites relatant des moments de crise de
nerfs et retraçant les caprices de son antihéros.
«C'est enfin un roman qui progresse contre son genre, en
perturbe les codes, déplaçant l'action romanesque puisqu'il ne
«s'y passe rien» mais aussi celle du héros de roman,
s'incarnant pleinement dans un antihéros [...] le texte n'instaure
effectivement qu'une seule action, il ne s'agit rien de moins que celle de
vivre, et de vivre seul»2
Les expressions de l'écrivaine Maylis de Kerangal
confirment cette circularité creuse du roman huysmansien, la succession
logique des actions n'est plus de mise. Le début du roman («plus de
deux mois s'écoulèrent avant que des Esseintes pût
s'immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenay ; des achats de
toute sorte l'obligeait à déambuler encore dans Paris, à
battre la ville d'un bout à l'autre»3) et la fin («
des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise. --Dans deux jours, je
serai à Paris»4 )entrent en résonance. Au
début, le duc des Esseintes apparaît dans l'obligation de rester
quelques temps à Paris et à la fin il a dû revenir à
Paris, si comme si l'histoire aboutissait à une fin plus au moins
1 Jean LORRAIN, op.cit, P.51
2 Daniel GROJNOWSKI, interview «pourquoi
aimez-vous à rebours» avec Maylis Kerangal [ Joris-Karl HUYSMANS,
À Rebours, Paris, Flammarion,2004]
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.47
4 Ibid. P.249
46
annoncée. Le roman se fait l'écho
d'évènements joués d'avance et revient sur lui-même,
Huysmans trace un parcours romanesque fermé et non progressif.
À Rebours se transforme en un cercle vicieux, étouffant
et infernal, il se résume entre ces deux extrêmes antinomiques:
une ouverture salutaire et prometteuse et une fermeture infernale et
stérile.
L'auteur se joue de la construction romanesque à la
manière des crises nerveuses de son héros, qui reviennent,
défont, refont et se répètent jusqu'à l'infini.
L'incohérence du roman n'est que la métaphore de la perte
psychique de Jean des Esseintes.
De la même manière, les péripéties
dans l'oeuvre de Gourmont sont mises à rude épreuve. Bien que le
roman expose une vaine histoire d'amour entre le héros et la veuve
Sixtine, on n'assiste pas à une évolution de la trame narrative.
En effet, cette amourette n'est qu'un prétexte, en vrai, l'intrigue est
réduite à sa simple expression: l'antihéros.
«Entragues, de son côté, fut au moment de confesser à
la jeune femme [Sixtine]qu'elle aveuglait son imagination, mais il eût
fallu dire en même temps l'origine, trop fantastique pour n'être
pas futile, de cette blessure, et il craignit d'avoir l'air d' inventer une
histoire»1. L'auteur ainsi que son personnage semblent
«inventer une histoire» rien que pour exhiber
l'intériorité d'un être névrosé. D'ailleurs,
ce détournement se saisit bien dans le titre du roman même:
l'intitulé Sixtine qui renvoie à un nom féminin
laisse deviner une histoire d'amour et un roman rose alors que le sous -titre
du roman («roman de la vie cérébrale») vient rectifier
cette hypothèse. Le roman de Gourmont est plus une attention
portée aux névrosés intellectuels et une tentative
d'analyser leurs conflits psychiques qu'un traitement ordinaire et simple de la
thématique de l'amour.
La forme circulaire de Sixtine se
décèle à travers un effet de bouclage. En fait, dans le
premier chapitre du roman on lit:
«on en ferait de quasi évangéliques
paraboles. Si je ne suis pas mon propre juge, qui me jugera? et si je me
déplais à moi-même, que m'importe de plaire à autrui
! [....] nous sommes libres! Libres, mais seuls, seuls dans l'effroyable
solitude où nous naissons, où nous vivons, où nous
mourrons»2.
Puis au dernier chapitre, on constate que Hubert reprend le
même discours élogieux de la solitude muni de la même
dimension religieuse: «j'aime déjà beaucoup la grâce
de tes saints, car ils furent seuls, délicieusement seuls :
«... Souvent, ô mon seigneur, je considère que si quelque
chose peut faire supporter la vie[...] c'est la solitude»3.
Cette reprise des mêmes notations semble anéantir toute
notion d'évènementiel: aucun changement n'a été
opéré entre le début et la fin, aucune conscience nouvelle
n'a surgi.
La circularité de l'ouvrage de Gourmont correspond
à l'enfermement de Hubert dans un monde dépourvu de sens:
«les trains ont un but ; la vie n'en a pas [...] l'originalité de
la vie de n'en a pas avoir, de but . Parfois je lui trouve, ainsi qu'à
une vieille dentelle, le charme
1 Remy de GOURMONT, op.cit. P.34
2 Ibid. P.38-39
3 Ibid. P.311
47
même de l'inutilité»1. Il appert
que, le vide existentiel du personnage affecte la structure même de
l'oeuvre dans le sens où Sixtine se fait à l'image du
cercle infernal qui enveloppe Hubert.
Dans Monsieur de Phocas, les péripéties
ne sont pas complètement absentes. Il est évident que le roman de
Lorrain, à l'instar des deux autres ouvrages, se caractérise par
une linéarité événementielle: le récit fait
un effet de zoom sur la figure du duc de Fréneuse. Cependant, Lorrain
rompt plus au moins avec cette constance du récit par le biais de la
figure de Claudius. Le personnage du peintre anglais apparaît à la
fin du chapitre VII ( L'effroi du masque): «un autre homme a la même
obsession que moi, un autre homme a la hantise des masques[...] cet homme est
un grand peintre, un artiste anglais connu de toute l'Europe[...] : Claudius
Ethal»2. L'insinuation de ce personnage participe en partie
à élaborer l'arc narratif. En effet, dans les six premiers
chapitres, Lorrain s'attarde à décrire méticuleusement
l'obsession de son personnage ainsi que ses tourments psychiques. La forme
circulaire de ces premiers chapitres se perçoit dans leur aptitude
à se résumer en un seul : Lorrain ne fait que
réitérer ce que c'était déjà dit dès
la première section. Par contre, lorsque Claudius émerge, la
linéarité cède la place aux actions, néanmoins ces
dernières demeurent extrêmement restreintes surtout que dans la
globalité du texte on qu'une seule action remarquable: le meurtre.
4- Le dénouement
Le dénouement est l'ensemble des éléments
de résolution, qui mettent un terme aux actions et conduisent à
la situation finale. En tant que quatrième étape du schéma
narratif, il prépare à la dernière réponse( la fin)
à cette série de questions dans lesquelles se traduit tout
l'intérêt d'une lecture.
Cette avant-dernière étape du schéma
narratif est présente dans les trois ouvrages sans exception. Bien que
les trois textes partagent le même noeud ( la névrose), toutefois
les dénouements étaient tout à fait distincts. Pour sa
part, Huysmans opte pour un dénouement tragique dans le sens où
la névropathie de son héros atteint son paroxysme:
«la maladie reprit sa marche ; des
phénomènes inconnus l'escortèrent. Après les
cauchemars, les hallucinations de l'odorat, les troubles de la vue, la toux
rêche, réglée de même qu'une horloge, les bruits des
artères et du coeur et les suées froides, surgirent les illusions
de l'ouïe[...] Rongé par une ardente fièvre, des Esseintes
entendit subitement des murmures d'eau, des vols de guêpes, puis ses
bruits se fondirent en un seul qui ressemblait au ronflement d'un
tour»3
L'avant-dernier chapitre (XV) marque une
détérioration de l'état physique et psychique du
héros, qui laisse présager une fin funeste. Le dénouement
choisi corrobore la linéarité du
1 Ibid. P.46
2 Jean LORRAIN, op.cit, P.95
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.229
48
récit puisqu'il n'apporte pas un élément
de surprise: on s'attend que l'abus des expérimentations mène le
personnage à sa perte.
Le dénouement dans l'ouvrage de Gourmont correspond
à la phase de séparation des deux amoureux. En effet,
l'avant-dernier chapitre consiste en une lettre d'adieu de Sixtine
«Adieu.[...]comment je suis partie ? Ah! ne me le demandez pas, je ne le
sais plus, --mais c'est irrévocable»1. Le
dénouement, à l'image de celui d'À Rebours,
s'avère fortement poignant, ce choix n'est pas gratuit dans le sens
où cet amour raté serait la métaphore de l'impossible
aboutissement de l'intrigue. Pareillement à L'ouvrage huysmansien,
l'affliction régnante sur le dénouement vise à renforcer
d'autant plus le cercle vertigineux du roman.
Le dénouement dans Monsieur de Phocas est le
plus funeste dans le sens où il coïncide avec le meurtre. Lorrain
choisit d'intensifier la tension dramatique dans l'avant-dernier chapitre (
XXXIV Le meurtre)«je me levai, dressé[...]je heurtai le chaton de
ses bagues à l'émail de ses dents, et j'y brisai en trois coups
l'émeraude vénéneuse»2. Le
dénouement est le moment le plus fort dans l'oeuvre de Lorrain dans la
mesure où le héros passe pour la première fois à
l'action. Tout le long du texte, le duc de Fréneuse mène une vie
passive: doublement soumis, il a dû endurer les pénibles moments
des crises nerveuses et obéir en même temps les instructions du
Claudius Ethal. Lorrain conclut de libérer son personnage et de rompre
avec sa passivité même si sa liberté coûtait un
meurtre.
5-La situation finale
Dans un récit, la situation finale rime avec la
clôture du roman. Elle est la cinquième et la dernière
étape d'un schéma narratif.
Les trois oeuvres décadentes mettent en scène
une situation de repos et de retour à la normale. Huysmans tranche pour
une fin extrêmement chargée de sens dans la mesure où elle
marque un état de résignation: «des Esseintes tomba,
accablé, sur une chaise. -- Dans deux jours je serai à
Paris»3 et débouche sur un clin d'espoir incarné
dans la dernière prière «Seigneur, prenez pitié du
chrétien qui doute, de l'incrédule qui voudrait croire, du
forçat de la vie qui s'embarque seul, dans la nuit, sous un firmament
que n'éclairaient plus les consolants fanaux du vieil
espoir»4. Le retour à Paris souligne la rupture avec le
monde des illusions «[la] thébaïde raffinée [...] [et]
[le] désert confortable»5 cessent d'assouvir les
caprices de des Esseintes, Huysmans met son héros sur les voies de
l'intégration sociale. Quant à la dernière expression
"religieuse", elle peut se lire comme suit: l'image de l'écrivain
converti apparaît dans celle de son personnage. D'ailleurs Huysmans, tout
en prenant l'initiative de commenter son livre vingt-ans après (en
1903), confirme cette hypothèse. À ce propos il
déclare« Dans ce tohu-bohu, un seul écrivain vit clair,
Barbey d'Aurevilly [...] il
1 Remy de GOURMONT, op.cit, P.302-303
2 Jean LORRAIN, op.cit, P275
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.249
4 Ibid.
5 Ibid. P.44
49
écrivit: «après un tel livre, il ne reste
plus à l'auteur qu'à choisir entre la bouche d'un pistolet ou les
pieds de la croix» c'est fait»1. À Rebours
«ce livre fut une amorce de mon oeuvre catholique qui s'y trouve,
toute entière en germe»2.
La fin de Sixtine est placée sous le sceau du
repos et de la détente, ce qui se saisit d'ailleurs dans
l'intitulé du dernier chapitre, «Le repos final». Cette fin
est assez inquiétante : le lecteur ne peut pas trancher s'il s'agit
d'une fin euphorique ou décevante: «En te perdant, Sixtine, je me
suis retrouvé[...] je n'ai pour moi nul amour. Un peu de haine
plutôt, quand je franchis l'indifférence, car je sens que je ne
suis qu'un mauvais instrument aux mains d'un Maître inconnu et
transcendant»3. Cette fin, si on s'autorise une telle
qualification, est une fin équilibrée dans le sens où
l'auteur a choisi plutôt de mettre en oeuvre un héros stoïque
qu'un héros faible et douillet. Ce choix n'est pas anodin, Gourmont
cherche à refléter sa propre histoire derrière celle de
Hubert: Gourmont transpose sa victoire sur la déception amoureuse
à savoir son amour raté avec Berthe de Courrière.
La situation finale de l'oeuvre de Gourmont s'apparente
à celle d'À Rebours dans le sens où on retrouve
la même dimension religieuse, qui règne sur les dernières
phrases du roman:
« si la vie m'échappe, la transcendance
m'appartient [...] Maître! Songe à l'invincible
dégoût que m'ont suggéré mes frères et
soeurs! Songe que j'ai besoin de distractions !... Ô Seigneur des mornes
bleus où les chimères broutent des étoiles et je serai
capable d'un certain dévouement»4
Ces invocations entrent en résonance avec le dernier
énoncé de des Esseintes. Loin de la conversion et de la religion,
Gourmont cherchait plutôt rendre hommage à son
prédécesseur Huysmans, qui l'a déjà glorifié
à maintes occasions dans l'ouvrage.
Contrairement aux deux autres écrivains, Lorrain opte
pour une fin tout à fait originale. En fait, le dernier chapitre( la
déesse) marque un triomphe du personnage: «le meurtre d'Ethal m'a
libéré, éclairé»5. L'exultation du
duc de Fréneuse apparaît étrange: au lieu d'avouer son
crime, le duc de Fréneuse se réjouit d'avoir mis fin à la
vie du peintre anglais et ne se considère même pas coupable «
Et moi le meurtrier, le seul auteur du crime, je ne serai même pas
inquiété[...] j'aurais avoué, j'aurais crié
hautement mon acte : mon acte qui est justice, puisqu'il n'est pas puni. Je
suis un justicier»6. L'oeuvre de Lorrain représente un
cercle vicieux à l'exception des deux derniers chapitres, qui viennent
tout compenser: l'auteur semble condenser l'ensemble de son récit dans
la fin du roman. Tous les éléments nécessaires à
l'intrigue se resserrent et se concentrent dans les dernières pages du
roman.
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
2 Ibid.
3 Remy de GOURMONT, op.cit, P.311
4 Ibid.
5 Jean LORRAIN, op.cit, P.282
6 Ibid. P.277
50
L'originalité de la situation finale de l'oeuvre de
Lorrain puise aussi dans son aspect onirique et fabuleux. Le roman se
clôt sur une nouvelle hallucination: «un être inconnu, de
l'invisible; de l'intangible, s'est manifesté [...]je ne dormais pas
[...]un secret pressentiment me disait que cette nudité
léthargique possédait l'énigme de ma guérison [...]
Et ces mots frémirent à mon oreille : «Astarté,
Acté, Alexanderie»1. Il appert que la névrose a
tant influencé le duc de Fréneuse plus que les autres
héros dans le sens où cette dernière hallucination
illustre bien l'échec de sa guérison. Lorrain confère
à son personnage un statut fixe dès le début
jusqu'à la fin du roman: le névrosé
inguérissable.
La fin de Monsieur de Phocas reste distincte en
comparaison avec les autres ouvrages. En fait, il s'agit d'une fin ouverte, qui
laisse deviner un nouveau recommencement de l'intrigue. La dernière
crise de nerfs et le départ vers l'Egypte «--je pars demain pour
l'Egypte»2 peuvent suggérer une nouvelle quête de
la transparence glauque, surtout que le duc de Fréneuse était
toujours en voyage vers l'Orient à la poursuite de son obsession.
II- Une structure atypique
Dans la littérature décadente, les formes
cohérentes et traditionnelles du récit sont battues en
brèches dans le sens où des nouvelles formes subversives
surgissent et remettent en question l'ordre établi.
D'habitude, le roman est constitué des actions qui
s'organisent en une intrigue. Cette intrigue est composée de
séquences c'est à dire de passages, qui forment une unité
sur le plan du temps, du lieu, des actions et des personnages. Cependant,
Huysmans dans son oeuvre fait table rase de cette structure-type. D'ailleurs,
il allait souligner son envie d'inventer des choses nouvelles et hardies dans
sa préface de 1903 :
« il y avait beaucoup de choses que Zola ne pouvait
comprendre ; d'abord, ce besoin que j'éprouvais d'ouvrir les
fenêtres, de fuir un milieu ou j'étouffais ; puis le désir
qui m'appréhendait de se secouer les préjugés, de briser
les limites du roman[....] faire à tout prix du
neuf»3.
Pour «faire[...] du neuf»4, l'auteur a
décomposé son récit en une suite d'épisodes, qui se
présentent comme autant de micro-récits. En effet, Les chapitres
d' À rebours se présentent plutôt comme des
épisodes autonomes qu'un enchaînement événementiel.
À titre d'exemple les chapitres IV et V ne forment, en aucun cas, une
suite logique des actions successives. Huysmans consacre le chapitre IV
à la dénaturation de la tortue et l'épisode de sa mort:
1 Ibid. P.282-283
2 Ibid. P.283
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
4 Ibid.
51
«Cette tortue était une fantaisie venue à
des Esseintes [...] Il se détermina, en conséquence à
faire glacer d'or la cuirasse de sa tortue[...]il ne serait vraiment complet
qu'après qu'il aurait été incrusté de pierres
rares[...] Elle était morte[...] elle n'avait pu supporter le luxe
éblouissant qu'on lui imposait»1
Alors qu'il passe dans le chapitre VI, sans aucun lien logique
apparent, à une description minutieuse des tableaux de Gustave Moreau
:
«Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors
de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin
réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il
avait rêvée[...]Quoi qu'il en fût, une irrésistible
fascination se dégageait de cette toile mais l'aquarelle
intitulée L'Apparition était peut-être plus
inquiétante encore2»
Il appert que Huysmans renonce à la connexion des faits
et tranche pour l'assemblage d'un pluriel diégétique: les
chapitres peuvent s'interpréter comme des anecdotes indépendantes
les unes des autres.
L'absence de connexion et d'harmonie entre les
différents chapitres renforce davantage l'image du cercle vide :
l'intrigue est décousue: «on connaît l'organisation de cet
étonnant livre axé sur un seul personnage, «sans
péripétie, ni dénouement» au delà des souhaits
de Zola lui-même».3
La volonté de rompre avec un récit
homogène et organisé se saisit dans l'alternance entre les
moments présents et le passé. En effet, les histoires
vécues et le présent se heurtent. Ainsi, pour nous en tenir
à quelques exemples : l'anecdote de l'enfance racontée dans la
notice ou celle des expériences de débauche( chapitre VII)
appartiennent au passé et s'entremêlent avec d'autres qui sont de
l'ordre du présent, tel le chapitre IV ( l'épisode de la
tortue).
Cet enchevêtrement entrave toute possibilité de
composer un récit en bonne et due forme. Le refus de la construction
d'une histoire est extrêmement apparent dans le texte de 1884 dans le
sens où Huysmans veille à intégrer des ruptures au sein
même de la narration. Ces ruptures représentent souvent des sortes
d'exposés, elles interviennent à maintes reprises dans le roman.
On cite parmi ces chapitres fortement déconcertants ceux qui portent sur
la littérature latine de la décadence (chap. III), sur l'analyse
des tableaux de peinture, qui ornent le logis du héros (chap. V), sur la
littérature catholique(chap.XII), contemporaine (chap. XIV) ou encore
sur la musique (chap. XV). Ces chapitres envahissent le roman et prennent une
place beaucoup plus importante que les chapitres portant sur le personnage
lui-même à l'exemple de la notice ou encore les chapitres I, II,
VI.
Ces chapitres d'exposés, tout en traitant des sujets
divers et autonomes les uns par rapport aux autres, débouchent sur
d'autres perspectives voire même sur d'autres romans de l'auteur. Dans sa
préface, Huysmans admet que son livre ne forme pas une unité
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.78-80
2 Ibid. p. 91-95
3 François LIVI, op.cit, p.40 [«sans
péripéties, ni dénouement» Zola avait utilisé
cette formule dans son article sur les soeurs Vatard (le Voltaire,
4-III-1879), repris l'année suivante dans Le Roman
expérimental
52
inséparable mais s'agit plutôt d'un livre plein
de livres «Mais ce qui me frappe le plus, en cette lecture[d'À
Rebours], c'est ceci : tous les romans que j'ai écrits depuis
À Rebours sont contenus en germe dans ce livre. Les chapitres ne sont,
en effet, que les amorces des volumes qui les suivirent»1.
Huysmans donne également un exemple concret de cet enfantement dont il a
parlé «Le chapitre sur la littérature latine de la
décadence je l'ai sinon développé, au moins plus
approfondi, en traitant de la liturgie dans En Route et dans
L'Oblat»2
Pour altérer le fonctionnement ordinaire de l'intrigue,
Huysmans recourt à une technique de "tire-fil". Dans les quelques
chapitres consacrés aux aventures du héros, Huysmans veille
à multiplier des faits divers et tient à garder ce
pêle-mêle déroutant. L'exemple du chapitre X illustre
parfaitement l'idée: au début du passage des Esseintes
mène une réflexion sur les parfums :
«Aussi à l'exception de l'inimitable jasmin, qui
n'accepte aucune contrefaçon[...] toutes les fleurs sont exactement
représentées par des alliances d'alcoolats[...]peu à peu
les arcanes de cet art [la parfumerie], le plus négligé de tous
s'étaient ouverts devant des Esseintes, qui déchiffrait
maintenant cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la
littérature»3
Sous l'emprise des odeurs, des Esseintes évoque le
souvenir d'une maîtresse :
«Il manipulait tout cet attirail, autrefois acheté
sur les instances d'une maîtresse qui se pâmait sous l'influence de
certains aromates et de certains baumes, une femme détraquée et
nerveuse [...] Il rumina ces souvenirs [...] cette scène
déjà lointaine se présenta subitement, avec une
vivacité singulière»4
Tout après, des Esseintes passe à la
récitation d'un poème en prose qu'il avait rédigé,
«l'antienne de pantin». À la fin du chapitre, le personnage
rentre dans un moment de tranquillité« il ouvrit la croisée
de la fenêtre toute large, heureux de prendre un bain
d'air»5. Huysmans, tout en tirant le fil du sujet
précédent, opère un glissement subtil vers de nouveaux
sujets tout à fait différents. Il résulte que l'auteur
d'À Rebours voulait à tout prix esquiver un récit
répondant aux normes naturalistes: «En ce sens le roman tel qu'il
le [Zola] concevait, me semblait moribond, usé par les redites, sans
intérêt [...] Moi, c'était cela qui me frappait surtout
à cette époque, supprimer l'intrigue
traditionnelle»6. Pour réaliser ce voeu, Huysmans
utilise le collage, qui permet de superposer plusieurs éléments
difficiles à déterminer un à un.
La nouvelle forme d'À Rebours se saisit
également dans son aptitude à embrasser différentes
natures littéraires : le récit à la troisième
personne (la notice, le chap. I, II, ...), la critique (une critique d'art :
chap. III, V), le monologue (chap.XVI), la satire (une satire de la
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
2 Ibid.
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.147
4 Ibid. P.154
5 Ibid. P.156
6 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
53
littérature contemporaine chap. XIV), le poème
en prose (l'antienne de Pantin: chap. X). Un tel amalgame met en scène
une nouvelle manière d'écrire, qui trompe les attentes du lecteur
et pousse l'intrigue à ses limites. À Rebours, est loin
d'être un récit figé avec une intrigue fixe et claire, il
est plutôt un récit dynamique : traitement simultané de
plusieurs sujets. Le livre de 1884 s'avère être une suite de
lambeaux cousus.
Sixtine s'inscrit dans la même veine que
l'oeuvre de Huysmans , Gourmont tient à ne pas raconter d'une
manière linéaire. En fait, l'auteur privilégie
plutôt une expression tout à fait neuve et originale c'est pour
cela qu'il va pousser l'intrigue dans ses derniers retranchements. Gourmont met
en scène une forme révolutionnaire et inaccoutumée, cela
se décèle d'abord dans l'enchevêtrement entre le roman de
Gourmont et le roman du personnage. L'Adorant s'agit d'une
création romanesque de Hubert d'Entragues, c'est un roman
enchâssé dans le roman principal de Gourmont. Ce récit
dérivé ( L'Adorant) se compose de six chapitres qui
s'alternent avec les chapitres du récit capital (Sixtine).
L'intégration d'un récit supplémentaire
trouble la fluidité et la chronologie de l'intrigue première et
fait preuve d'une volonté de rompre avec la cohérence des
récits traditionnels.
L'intrigue n'est pas seulement brouillée par le simple
fait de l'alternance mais s'affecte aussi par la disposition
irrégulière des chapitres du second récit. En effet, le
premier chapitre de L'Adorant vient après la succession de onze
chapitres du récit premier (Sixtine), le deuxième
intervient juste après quatre chapitres de Sixtine, le troisième
succède cinq chapitres (Sixtine), le quatrième survient
juste après deux chapitres, le cinquième intercède
après huit chapitres et le sixième s'entremet entre
Colère (titre du chap. XXXVI de Sixtine) et les trois
derniers chapitres du roman principal. L'agencement chaotique et
désordonné des chapitres décontenance d'autant plus le
lecteur et affecte la ténacité du fil narratif.
Gourmont ne se limite pas seulement à enchevêtrer
les deux romans mais n'hésite pas également à les
confondre à maintes occasions. Dans Colère ( le chap. XXXVI de
Sixtine) les deux personnages à savoir le personnage de Gourmont: Hubert
et le personnage de Hubert: Guido, fusionnent «mon amour
déjà se parallélisait, incarné dans Guido della
Preda. [...] Sixtine, vous avez un assassinat sur la conscience( cela fera
deux), car si je n'en meurs pas c'est que la mort de Guido m'aura sauvé
la vie ....oui il faut qu'il meure à ma place»1. Ce
brouillage entre les deux figures de Hubert et de Guido, se saisit aussi bien
dans L'ivresse, le XXXII chapitre de Sixtine « Il fallait
l[Sixtine]'aimer de loin, comme Guido aime sa madone»2. Dans ce
pêle-mêle, le lecteur ne peut plus discerner les limites de chaque
intrigue et finit par perdre le fil c'est à dire qu'il ne parvient plus
à comprendre la situation complexe.
1 Remy de GOURMONT, op.cit, p.290
2 Ibid. P.262
54
Cette confusion n'est pas anodine, elle vise à
dénier la causalité: un événement n'en implique pas
forcément un autre, selon une règle. L'absence de
causalité entrave l'enchaînement logique des
évènements, ce qui renforce automatiquement la forme circulaire
du roman.
Gourmont accorde une importance extrême au style, qui
s'impose comme un prolongement des tendances du roman huysmansien. Son oeuvre
se présente comme une révolution formelle :
«L'oeuvre de Gourmont peut être lue comme une vaste
expérimentation formelle[...] Gourmont rejette les codes et les
règles des genres traditionnels sur un mode souvent ludique. Ses
romans[...] se construisent d'une part sur une distanciation constante des
éléments propres au genre, et d'autre part sur un mélange
des genres : critique, poésie, dialogues et narration se mêlent
pour constituer des formes hybrides dont la dominante n'est pas toujours
évidente»1
Dans Sixtine, c'est plutôt le mélange des genres
qui prime, l'oeuvre gourmontienne parachève sa destruction du romanesque
à travers un rassemblement capricieux de plusieurs genres
littéraires. En effet, le récit s'ouvre sur une narration
à la troisième personne «Ils allaient[..]Ils se
connaissaient[...]Ils se souvenaient»2. La poésie occupe
une place primordiale dans le texte gourmontien dans la mesure où elle
est éparpillée à tort et à travers dans le roman.
La poésie est présente sous toutes ses formes : disposition
strophique et vers libres Martèlent le roman dès le début
jusqu'à la fin ( chap. III, VI, X, XII, XV, XVI, XVII, XVIII, XXI..).
Dans la même logique de rompre avec la
linéarité du récit , Gourmont recourt à un jeu
d'insertion. En fait, il va intégrer dans son texte un conte
intitulé : Marcelle et Marceline, conte dans le genre de
«Cendrillon» mais plus moderne. «Il y avait une fois un
gentilhomme qui se remaria avec une femme du plu mauvais coeur [...] Il en a
une fille qui ressemblait à sa mère [...] [qui] profitait pour
faire mille misère à sa soeur. L'une s'appelait Marcelle et
l'autre Marceline»3.
Ce jeu d'insertion apparaît sans limites, il
s'étale davantage avec l'insertion du journal intime de Hubert (Chap.
Suite des notes de voyage: La lune pâle et verte).
«Château de Rabodanges, en la chambre au
portrait, 12 septembre. --Je suis reçu à mon arrivée
Henri de Fortier» «13 septembre, le matin. - J'ai
rêvé de ce portrait et je le cherche à tous les
coins», «14 septembre, le matin --J'ai vu le portrait»,
« 15 septembre le matin. --Je me suis réveillé vers
la même heure», «15 septembre, le soir. --La comtesse,
tantôt, sur les bords de l'Orne, m'interpelle»4
Rien que pour gêner l'évolution logique des
évènements, l'auteur met en scène une suite de passages
hétéroclites, présentant les actions, les
réflexions et les sentiments de son
1 Jean-Claude LARRAT et Gérard POULOUIN,
Modernité de Remy de Gourmont : Actes du colloque tenus
à l'université de Caen(14-15 novembre2008), Caen, presses
universitaires de Caen, 2010, p.65
2 Remy de GOURMONT, op.cit, p.33
3 Ibid. p.71
4 Ibid. p.58
55
personnage. Ces actions quotidiennes représentent une
sorte de déviation dans le récit, qui sert à interrompre
l'intrigue principale.
Hormis les différents genres qu'on a
cités-dessus, l'oeuvre gourmontienne comporte des critiques
littéraires. À l'image de l'ouvrage huysmansien, Sixtine
expose et aborde des sujets littéraires «Sixtine est
un roman sur la littérature [...] Remy de Gourmont emprunte en effet
à tous les genres, une construction narrative d'une grande
modernité»1 selon les expressions de Vincent Gogibu.
L'auteur se pose en maître et expose ses leçons sur la
littérature et sur l'art de fabriquer des livres romanesques:
«Alors le roman sera conquis: une nouvelle forme
d'analyse aura été démontrée. L'identité de
caractère s'affirmera par ses contradictions mêmes et quelque
chose de hégélien relèvera la morne simplicité des
ordinaires créatures drapées dans la rigidité d'un style
matériel. Le roman des coeurs, le roman des âmes, le roman des
corps, le roman de toutes les sensibilités : --après cela il
fallait le roman des esprits.»2
Dans ce roman de bric-à-brac, la cohérence et la
connexion cèdent libre-cour à un effet de catalogue. Le lecteur,
tout en feuilletant l'ouvrage gourmontien, trouve une grande
variété de sujets. Il appert que Gourmont le journaliste
prête sa plume à Gourmont l'écrivain.
«cette théorie particulière de la
littérature [...] s'associe à une pratique propre à
l'époque : l'écriture dans les périodiques, petites revues
ou journaux[...]La «petite revue»[...] se présente comme un
espace privilégié d'expérimentations formelles, notamment
par le mélange des genres et des formes qui oscillent entre journalisme
et littérature[...]or on observe dans beaucoup de revues de la fin du
XIXe siècle une contamination d'une partie à l'autre
notamment dans le Mercure de France où écrit principalement
Gourmont»3.
Si nombre d'hommes et femmes de lettres de la fin du
XIXème siècle firent du journalisme un lieu
d'expression privilégié, Remy de Gourmont était parmi
ceux, qui étaient à la charnière de ces deux domaines
assez proches: littérature et journalisme. Critique et journaliste dans
le Mercure de France, l'écrivain de Sixtine a
plaqué le style du journal sur son oeuvre littéraire. Il
résulte que la discontinuité et les ruptures narratives dans
Sixtine trouvent leur origine dans un style proprement
journalistique.
Toujours sur les pas de ses prédécesseurs, Jean
Lorrain s'est aussi évertué à dissoudre son récit:
«Les récits de Lorrain s'écartent d'une telle tradition
narrative pour s'orienter vers une autre esthétique»4.
Dans Monsieur de Phocas, Lorrain repense et remet en cause la
structure narrative du roman traditionnel dans le sens où il va
établir une nouvelle esthétique «déliquescente»,
qui serait apte à la fois de communiquer la fragilité psychique
de son personnage et de traduire la frustration de toute une
génération écoeurée.
1 Vincent GOGIBU, préface de Sixtine,
texte établi par Christian BUAT, Paris, Flammarion,2016
2 Remy de GOURMONT, op.cit, p.264
3 Jean-Claude LARRAT et Gérard POULOUIN,
op.cit, P65
4 José SANTOS, l'art du récit court
chez Jean Lorrain, Paris, Nizet,1995
56
Pour esquiver aux conventions littéraires classiques,
Lorrain tranche pour une forme ostentatoire er révolutionnaire. D'abord,
il est utile de signaler que la déconstruction romanesque chez Lorrain
se cristallise dans la brièveté du roman. En comparaison avec
Sixtine, qui est un roman extrêmement volumineux, Monsieur
de Phocas est un récit concis. La concision est un terrain propice
à une intrigue dépouillée et sèche, Lorrain veille
à instaurer une forme laconique, qui viserait à tour de
rôle un contenu lacunaire.
La déconstruction romanesque chez Lorrain n'est pas
réduite au simple fait d'abréviation, elle se saisit aussi bien
dans la forme atypique et inaccoutumée du roman. Monsieur de Phocas
« est composé sous forme de journal, manuscrit laissé
à l'auteur-narrateur par le duc de Fréneuse alias de Monsieur de
Phocas avant son départ définitif vers
l'Egypte»1. Sur le modèle d'un journal personnel, le
roman de Lorrain présente un texte rédigé d'une
façon intermittente, exposant le quotidien du héros: ses actions,
ses réflexions, ses sentiments. Le texte est martelé par les
dates transcrites comme suit«8 avril 1891»2, ces
indications temporelles émergent à la moitié du
deuxième chapitre «Le manuscrit», c'est à dire au
moment où la voix narrative cède sa place au manuscrit ( à
la voix du personnage)«je me décidai, un soir, à lire les
pages confiées [...] Je les transcris telles quelles dans le
désordre incohérent des dates, mais en en supprimant,
néanmoins, quelques-unes d'une écriture trop hardie pour pouvoir
être imprimées»3. La forme épisodique et
discontinue du journal intime convient parfaitement au projet de Lorrain, qui
cherche à briser l'unité du récit. La succession des dates
rompt avec l'enchaînement et empêche les évènements
de se suivre dans un ordre logique « [...] Monsieur de Phocas est [...] le
roman de fragmentation»4.
La technique du morcellement ne se borne pas à la
structure fractionnée du journal, elle se repère aussi dans les
récits enchâssés. En effet, Lorrain ôte à
l'intrigue toute possibilité de se tenir dans le sens où maintes
scènes submergent au sein même des épisodes quotidiens.
L'exemple du chapitre «Le sphinx» illustre parfaitement
l'idée: on lègue la parole à Claudius Ethal pour conter
l'aventure du voyage en bateau sur le Nil.
«nous descendions le Nil [...]c'était une forme
jeune et svelte vêtue, comme les âniers des fellahs d'une mince
gandoura bleue[...] La gandoura s'ouvrit sur une poitrine plate [...] mais au
cou saignait, comme une large entaille [...]Épouvanté[...] quand
le lendemain, je racontai mon aventure, il me fut répondu par le
drogman, que ce devait être quelque ânier fellah
égorgé par les bandits arabes»5
Ce récit emboîté sert à hacher
davantage l'intrigue et à dérouter le bon sens des
évènements. Dans Monsieur de Phocas, les récits
dans le récit sont de rigueur, Lorrain pousse cette
méthode jusqu'à ses limites dans le sens où l'auteur,
à côté des petits «contes» (le sphinx), introduit
d'autres récits inachevés. Dans «Autre piste» et plus
précisément à l'épisode, qui correspond au
«20 novembre 1898», Claudius annonce qu'il
connaît une
1 Ibid. P.47
2 Jean LORRAIN, op.cit, p.60
3 Ibid.
4 José SANTOS, op.cit, p.48
5 Jean LORRAIN, op.cit, p.174-175
57
«fâcheuse histoire» au sujet de Sir Thomas,
alors que le lecteur s'attend à apprendre la nouvelle de cette histoire,
le personnage (Claudius) s'abstient à ne pas la dévoiler.
«Sir Thomas Welcôme a eu jadis, à Londres,
une assez fâcheuse histoire [...]Maintenant que votre décision est
prise, je puis vous apprendre ce qu'on appelle, à Londres, la
malheureuse aventure de Sir Welcôme [...] -- Et l'histoire de Thomas, la
malheureuse aventure de Sir Welcôme, comme vous dites à Londres?
[...] Inutile d'insister je ne vous dirai rien [...] Rien Harry Moore vous
expliquera» 1
Lorrain use de détours et de faux-fuyants pour
éviter de donner une réponse nette et ne veut pas assouvir la
curiosité de ses lecteurs. Ce jeu de tension narrative et de
détours ne rentre plus dans la logique du suspens parce que quand il
vient le moment propice à combler les attentes des lecteurs, il ne se
passe rien.
Le «25 novembre.--[...]puis l'affreux une
heure-à-deux dans ce bar anglais, avec ce géant apoplectique
d'Harry Moore, et ses ignobles révélations sur Thomas
Welcôme ... Sir Thomas Welcôme ! un des seuls êtres qui
m'aient marqué un peu de sympathie, la seule âme, en
vérité vers laquelle je me sois senti attiré»
2
Le personnage d'Harry Moore qui est censé
dénuder le mystère de «l'histoire fâcheuse» au
sujet de Sir Thomas, ne livre qu'une simple opinion appréciative
extrêmement brève, inapte d'étancher la soif des lecteurs.
L'inaboutissement de cette anecdote marque la circularité de l'oeuvre de
1901. L'effet de chute s'avère fort significatif de l'image vertigineuse
que revêt non seulement cette anecdote mais le roman tout entier. Le
roman de Lorrain est à l'image d'un gouffre vertigineux : récits
emboîtés, anecdotes incomplètes, intrigue inaboutie.
L'idée du cercle vicieux tient aussi des propos
répétitifs, Lorrain a tendance à se répéter
et à ressasser les mêmes éléments. On cite à
ce propos l'exemple des personnages qui semble le plus pertinent: Lorrain
intentionne mettre en scène des personnages presque identiques.
«[...]les chapitres du roman se renvoient comme autant de
miroirs l'identité des protagonistes, qui tiennent tous les trois [Le
duc de Fréneuse, Claudius Ethal et Thomas Welcôme] à peu
près le même discours, pensent dans la même ligne, sont
sujets aux mêmes obsessions et partagent les mêmes désirs,
ceux des fameux yeux verts, fascinants objets vus dans certaines oeuvres d'art,
introuvables dans la réalité»3
Les répétitions dans le texte de Lorrain ne
relèvent pas d'un manque de talent de la part de l'auteur, tout au
contraire, les répétitions apparaissent plutôt, en tant que
mécanisme réflexif et intentionnel. Lorrain conçoit les
répétitions comme un procédé, capable de rompre
avec la linéarité de l'écriture et de la lecture.
La déconstruction romanesque dans l'oeuvre de Lorrain
passe même par la façon de raconter. En fait, Lorrain inverse
l'ordre logique des situations dans le sens où son roman débute
par sa fin.
1 Ibid. p.187-188
2 Ibid. p.189
3 José SANTOS, op.cit, p.48
58
«D'abord, excusez-moi, monsieur, de me présenter
chez vous sous un faux nom ; ce nom est maintenant le mien. Le duc de
Fréneuse est mort et il n'y a plus que M. de Phocas. D'ailleurs, je suis
à la veille de partir pour une longue absence, de m'exiler de France
peut-être pour toujours, et cette journée est la dernière
qui me reste». 1
Le chapitre I du roman «Le Legs » devrait
logiquement se placer à la fin: Lorrain chamboule le système de
classement chronologique. D'habitude, les auteurs veillent à
établir des repères temporels afin que le récit soit
structuré et facile à suivre, ce qui n'est pas le cas dans
l'oeuvre de Lorrain. Dans cette occurrence, l'auteur tranche plutôt pour
une sorte d'un retour en arrière ou ce qu'on appelle le récit
analeptique, quoi que l'analepse se différencie un peu. En effet, le
texte de Lorrain peut s'interpréter comme étant une analepse
puisqu'à l'exception du premier chapitre, l'intégralité du
roman relate des évènements passés. Cependant, il reste
tout de même distinct des récits analeptiques puisqu'il est loin
d'être une biographie rétrospective, il est simplement le
copier-coller d'un journal intime. Lorrain se joue de la chronologie de son
roman pour dérouter d'autant plus le sens de l'intrigue. L'ordre
chronologique mis à mal, met en avant un texte sans structure,
constitué de notes non liées. Il résulte que Lorrain, veut
à toute force délier son roman de tout souci de cohérence:
il privilégie l'antéchronologie au détriment de tout ordre
temporel et renonce à l'histoire au profit des fragments narratifs, qui
ne pourraient en aucun cas s'inscrire dans un projet global de récit.
Pour battre en brèche la cohérence de son
récit, Lorrain recourt aussi à d'autres procédés
littéraires assez pertinents. Dans Monsieur de Phocas, on voit
s'incorporer d'autres créations littéraires de Lorrain, l'auteur
n'hésite pas à exploiter des anciens passages tout faits.
«Jean Lorrain pratique en tout premier lieu une
écriture qui fait la part belle de l'intratextualité. On peut
citer en exemple sa description des Trois Fiancées de Toorop [ P.113],
extraite telle quelle d'une de ses chroniques datées de 1896. Le
romancier ne prend presque jamais la peine d'améliorer les fragments de
texte sélectionnés au moment de leur transposition [...] : Jean
Lorrain recompose plus qu'il ne réécrit»2.
La déconstruction romanesque atteint son paroxysme avec
l'insertion des passages tout faits. Le roman de Lorrain n'est qu'un fruit d'un
jeu de collection et de recomposition aléatoire: l'intrigue n'est pas
seulement décousue mais quasiment absente. Lorrain avait l'habitude de
recourir à cette technique d'intratextualité, qui s'adapte
à une forme d'écriture révolutionnaire et moderne.
À ce propos il déclare dans une lettre à sa mère
« Garde ma lettre, elle me servira, comme impression plus
tard».3
1 Jean LORRAIN, op.cit, P.53
2 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur
de Phocas, [Jean Lorrain, Monsieur de Phocas ,Paris, Flammarion,
2001, P.287]
3 Ibid.[Jean Lorrain «lettre à sa
mère»[1898?], Venise, préface d'Éric Walbecq, la
Bibliothèque, «l'écrivain voyageur»,1997,P.61
59
Tout comme l'intratextualité, l'intertextualité
est aussi de rigueur dans Monsieur de Phocas. Toujours dans la
même veine de rompre avec l'unité du récit, l'auteur de
l'oeuvre de 1901 prolifère les allusions et les
références. Le primat de l'intertextualité est perceptible
dès le début: le manuscrit s'ouvre sur deux citations successives
«C'était d'abord sur le premier feuillet cette citation
tronquée de Swinburne [...]Et puis ces quatre vers de Musset
tirés d'À quoi rêvent les jeunes filles [...] Et les
impressions personnelles commençaient»1. Placées
en tête du manuscrit, les citations communiquent d'emblée la place
réservée à l'intertextualité.
«[...] Au fil de son journal Fréneuse
égrène vingt-trois noms de poètes, conteurs ou romanciers,
divers titres d'oeuvres et noms de personnages ; il cite cent seize vers qui ne
sont pas de Lorrain , quelques phrases de Gide, deux paragraphes d'un conte de
Charles Vellay et même ... un couplet de chanson. Dante mis à
part, Fréneuse se réfère principalement à ses
contemporains, ou vivants au début du XIXe
siècle»2
Ce procédé littéraire qu'est
l'intertextualité est omniprésent dans le texte de 1901, il
«peut intervenir sous différentes formes : citation, allusion
référence, parodie et [même] plagiat»3,
Lorrain use la pratique intertextuelle jusqu'à la corde.
L'écrivain, faute d'un usage abusif de ce jeu de
références, «fut à plusieurs reprises accusé
de plagiat»4. Lorrain, a pris lui-même l'initiative de
commenter sur un ton sarcastique le plagiaire. À ce sujet, il a
écrit dans son roman de 1905, L'École des vieilles femmes
:
«--Tu as trop de mémoire Robert. --C'est ce qui
m'a empêché de faire la littérature : j'aurais de bonne
foi, commis trop de plagiats».5
Les auteurs décadents se rendent compte que le
récit traditionnel ne peut en aucun cas communiquer la psychologie du
personnage. Désormais, ils mettent en scène un récit
fragmentaire, qui pourrait traduire les tourments psychiques ainsi que les
nouvelles sensibilités de la fin du siècle. Les trois ouvrages
représentent trois récits vains et sans intrigues, reposant
seulement sur un seul pilier qu'est le personnage. Dans Lettres
inédites à Émile Zola, Huysmans définit son
livre décadent de la sorte: «roman à un personnage et sans
dialogue»6. L'absence de l'intrigue dans l'oeuvre
décadente s'affirme dans son inaptitude d'être filmée: on
ne trouve aucune adaptation cinématographique de ces trois
récits, faute d'intrigue extrêmement stérile.
1 Jean LORRAIN, op.cit, p.60
2 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur
de Phocas [Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris,
Flammarion,2004,p.303]
3 Ibid.
4 Ibid. P. 311
5 Ibid. P.312 [ Jean Lorrain, «la saison à
Peira-Cava» l'Ecole des vieilles femmes[1905],
L'Harmattan,«Les introuvables»,1995, p.42]
6 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur
de Phocas [Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris, Flammarion,
2004, p.18] [J-K. Huysmans, Lettres inédites à Émile
Zola, Genève, Droz,1953, p.96, cité par Jean-Pierre Vilcot,
in «Huysmans décadent ou l'horreur du vide», L'Esprit de
décadence I , colloque de Nantes, Minard,1980, p.100.
60
Conclusion
Après cette étude, il est possible de tirer
plusieurs conclusions. Nous sommes partis d'une analyse comparatiste de trois
oeuvres de la littérature française : À Rebours
de Huysmans, Monsieur de Phocas de Jean Lorrain et Sixtine
de Remy de Gourmont. Tout en nous intéressant à la
réception et à l'influence de l'oeuvre huysmansienne, nous avons
constaté qu'à la fin du siècle, les écrivains
veillent à se conformer à une certaine vogue littéraire.
En effet, lors de sa création, À Rebours a
déçu les horizons d'attente, en l'occurrence les maîtres de
l'école naturaliste et notamment Zola: «il s'arrêta
brusquement et l'oeil devenu noir, il me reprocha le livre, disant [...]que je
brûlais d'ailleurs mes vaisseaux avec un pareil roman[...] il m'incita
à rentrer dans la route frayée»1. L'oeuvre de
1884 a subi des critiques acerbes sous prétexte que sa trame, ses
thèmes et son style inaccoutumés ne s'inscrivent pas dans une
histoire littéraire puisque toute littérature dérive d'une
littérature antérieure. Cependant, la succession des
interprétations à l'époque, a joué en faveur de
l'auteur et de son ouvrage: les critiques littéraires se sont rendues
compte de l'importance de l'écart esthétique que porte
À Rebours. Le génie littéraire de Huysmans
jalonne la fin du XIXème siècle et un bon nombre
d'écrivains vont marcher sur ses pas. Notre étude, tout en
abordant deux exemples phares, qui s'inscrivent dans la même
lignée d'À Rebours, souligne le souci qu'avaient les
auteurs à cette époque de s'accommoder à la tendance
littéraire.
Nous parvenons dans cette étude à saisir
l'importance des études réceptives dans le parcours d'une oeuvre
littéraire. En mesurant l'influence d'À Rebours sur la
littérature fin-de-siècle, nous avons constaté le
rôle majeur qu'ont joué les études de réception dans
le retentissement de l'oeuvre de 1884. Cette dernière a constamment
oscillé entre des critiques acerbes et des critiques bienveillantes et
constructives, qui ont participé à véhiculer son nom.
Les études de réception constituent un domaine
relativement bien identifié au sein de la recherche en
littérature, singulièrement de la recherche comparatiste. En tant
que comparaison entre trois ouvrages, notre étude rentre dans cette
logique de réception. En effet, il ne s'agit plus de s'interroger sur la
valeur d' À Rebours et l'oeuvre décadente en
général mais plutôt il est question de confirmer cette
valeur.
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
61
Plusieurs points peuvent résumer les apports cruciaux
de cette étude. À la charnière des deux domaines
complètement différents: littérature et psychologie, cette
étude ne touche pas seulement des données littéraires et
fictionnelles mais influence d'une manière ou d'une autre la
personnalité même du lecteur. En effet, se lire comme une fiction
n'est pas une aberration nous éloignant de la réalité, il
s'agit bien au contraire d'un moyen de nous en
rapprocher. la fictionnalisation des
sujets névrosés permet une prise de distance avec les
éléments qui leur posent problème et par là mieux
se comprendre soi-même. Cette étude nous montre bien à
quelle aide fondamentale peuvent parvenir littérature et psychologie,
leviers l'un pour l'autre si on les sollicite tels quels. Cette pensée
ne réduit pas la littérature à une forme de
thérapie mais entend simplement que parmi d'autres richesses, elle
possède cette ressource.
Loin de d'être un simple miroir permettant au lecteur de
se voir et de se juger, les névropathes occupent le devant scène
dans les ouvrages décadents pour provoquer une réflexion sur
l'humanité: une incitation de réformer les comportements induits
par des caprices aveuglants. Cette dimension éducative se
décèle via les conduites irréfléchies des
personnages, qui s'auréolent la plupart du temps avec des
conséquences désastreuses. On cite en l'occurrence l'incrustation
d'un joyau dans la carapace de la tortue, qui a mis fin à la vie de
l'animal dans l'oeuvre huysmansienne ou encore cette poursuite obsessionnelle
de la transparence glauque couronnée par un meurtre dans Monsieur de
Phocas.
En analysant la construction de la personnalité des
personnages décadents, nous nous rendons compte de la complexité
des problèmes psychiques qu'ils endurent. Cependant, les
écrivains proposent en contrepartie une alternative. L'étroitesse
du lien entre la névrose et l'art dans toutes ses expressions est
flagrante dans les trois textes. Quoique stimulateur de la névrose,
l'art s'impose comme une solution de contournement efficace. L'exemple de
Hubert d'Entragues illustre parfaitement l'idée, le héros de
Sixtine, tout en s'adonnant à l'écriture romanesque, a
pu se défendre contre sa névrose.
Dans notre réflexion, nous avons aussi montré
que la structure même des oeuvres est représentative de cet
état psychique déséquilibré. La
déconstruction romanesque, la discontinuité et le brouillage
renvoient au désordre intérieur des personnages. En fait, les
auteurs décadents estiment que les techniques traditionnelles du
récit échouent à rendre compte de l'instabilité
fin-de-siècle. Notre étude met en avant cette révolution
formelle et la cristallise. Cependant, ce désir abusif de conformer
forme et fond aurait pu nous mener à d'autres pistes, synonymes de moins
de liberté pour le lecteur. Si le style décousu permet de
communiquer les tourments psychiques des personnages et de libérer les
auteurs des contraintes des normes classiques, il pourrait tout de même
influencer négativement le lecteur. Suite à la renonciation
à la linéarité et à la cohérence, le lecteur
pourrait lui aussi à tour de rôle renoncer à la lecture du
roman.
Pire encore, si l'appréciation du roman conditionne une
identification au personnage, le lecteur des ouvrages décadents pourrait
risquer à son tour son équilibre psychique. Au cas
62
d'une prise de distance vis-à-vis au personnage
principal du roman, il serait aussi clair que le lecteur va rompre avec la
lecture de ce roman parce que la possibilité de s'attacher à la
lecture d'un livre sans pour autant éprouver une certaine sympathie
à l'égard de ses personnages, reste très faible. La
position du lecteur à l'égard des textes décadents demeure
une zone d'ombre à explorer.
63
BIBLIOGRAPHIE
A-Corpus:
GOURMONT Remy de, Sixtine ,Paris, Mercure de France,2016
HUYSMANS Joris-Karl, À Rebours, Paris, Flammarion, 2004 LORRAIN
Jean, Monsieur de Phocas, Paris, Flammarion,2001
B-Psychologie:
FREUD Sigmund, cinq leçons sur la psychanalyse suivi
de contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique, Paris,
Payot& Rivages, 2002
C- Écrits de Huysmans
HUYSMANS Joris-Karl et BRUYÈRE Cécile,
Correspondance, Paris, Sandre,2009
HYSMANS Joris-Karl, LAMBERT pierre et COGNY Pierre, Lettres
inédites à Émile Zola, Genève Lile,
Droz,1953
HUYSMANS Joris-Karl, À
Rebours[préface],Paris, Fasquelle, 1974
D-Études sur la décadence:
BERTRAND Antoine, Les curiosités esthétiques de
Robert de Montesquiou, t I, Genève, Droz,1996
PALACIO Jean de, Figures et Formes de la
décadence, Paris, Séguier,1994 PRZYBOoe Julia, Zoom sur
les décadents, Paris, J.Corti, 2002
E-Études sur les auteurs:
COURT-PEREZ Françoise, Joris-Karl Huysmans ,À
Rebours, Paris, presses universitaires de France,1987
GROJNOWSKI Daniel, À Rebours de J.-K. Huysmans, Paris,
Gallimard, 1996
Jean-Claude LARRAT et Gérard POULOUIN,
Modernité de Remy de Gourmont, Caen, Presses universitaires de
Caen, 2010
64
LIVI François, J.-K. Huysmans et l'esprit
décadent, Paris, Nizet,1991
SANTOS José, L'art du récit court chez
Jean Lorrain, Paris, Nizet, 1995
SOLAL Jerôme, Huysmans écrivain catholique,
Caen, Lettres modernes minard, 2012
65
Table des matières
PAGE DE GARDE 1
REMERCIEMENTS 2
INTRODUCTION 3
PREMIERE PARTIE 7
I- LA PLACE DU PERSONNAGE DANS LA LITTERATURE FIN-DE-SIECLE
7
II- LOI DE L'HEREDITE 10
III- LES CARACTERISTIQUES DE L'ETRE DECADENT 12
1-LA NEVROSE 13
2- LE DANDYSME 18
3-LA SOLITUDE 19
4- HALLUCINATION 21
5- ATTIRANCE POUR LE RARE ET LE BIZARRE 22
6-L'ASPIRATION A L'IDEAL 23
DEUXIEME PARTIE 25
I- L'ART : CLEF DE L'ENIGME 25
II- L'ART: CATALYSEUR DE NEVROSE 28
III- L'ART-CURE 33
66
TROISIEME PARTIE 43
I- LE SCHEMA NARRATIF 43
1- LA SITUATION INITIALE 43
2- L'ÉLÉMENT DÉCLENCHEUR
44
3- LES PÉRIPÉTIES 45
4- LE DÉNOUEMENT 47
5- LA SITUATION FINALE 48
II- UNE STRUCTURE ATYPIQUE 50
CONCLUSION 60
BIBLIOGRAPHIE 63
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