
UN ECRIVAIN PUBLIC
AUPRES DES SENIORS ?
Un accompagnement innovant
pour aider à bien vieillir
Licence Professionnelle Ecrivain Public Conseil en
Ecriture Professionnelle et Privée
Université Sorbonne Nouvelle Paris 3
UFR Arts et médias
Département de Médiation Culturelle
Marie-Laure Vermeil Promotion 2019-2020
Déclaration sur l'honneur
Je soussignée, Marie-laure Vermeil, déclare
avoir rédigé ce travail sans aides extérieures ni sources
autres que celles qui sont citées.
Toutes les utilisations de textes préexistants,
publiés ou non, y compris en version électronique, sont
signalées comme telles.
Ce travail n'a été soumis à aucun
autre jury d'examen sous une forme identique ou similaire, que ce soit en
France ou à l'étranger, à l'université ou dans une
autre institution, par moi-même ou par autrui.
Le 31 août 2020
Marie-Laure Vermeil
Avertissement
Sont joints à ce mémoire, deux documents permettant
au jury de juger du travail que j'ai accompli, en tant qu'écrivain
public-animatrice d'ateliers d'expression, auprès des seniors de la
résidence Orlhac d'Aurillac ayant assisté à mes
séances.
· Un journal des ateliers d'expression intitulé
Au fil des mots
· Un recueil de créations poétiques
intitulé Un poème c'est bien peu de chose
Ils témoignent de l'investissement des participants et de
leur esprit de créativité pour réaliser, au bout du
compte, une oeuvre collective tout à fait réjouissante....
A noter : Dans le présent mémoire, les
noms des participants à mes ateliers d'expression ont été
changés.
Remerciements
Je tiens à remercier Madame Nadège
Négron, directrice de la résidence Orlhac à
Aurillac pour la confiance qu'elle m'a accordée dans la mise en place
d'ateliers d'un nouveau genre au sein de la résidence. J'ai pu
bénéficier d'une réelle autonomie, ce qui m'a permis de
laisser s'exprimer mes compétences et mon esprit d'entreprise afin de
concevoir des ateliers originaux et variés, adaptés aux
seniors.
Je remercie également, une fois de plus, les
résidents qui ont suivi mes ateliers. Leur grande
vitalité, leur intérêt et leur concentration, leur envie
d'apprendre et d'échanger, ont été pour moi une source
d'énergie incroyable, qui a renforcé, de semaine en semaine, ma
joie à être à leur contact et, plus largement, mon envie de
travailler auprès des personnes âgées.
Il me faut remercier aussi le personnel de la
résidence dans son ensemble pour sa gentillesse et sa
disponibilité.
Je souhaite remercier également Madame Anne
XXXXX., qui a bien voulu se lancer dans l'aventure de la
rédaction d'un récit de vie. Cette expérience fut pour moi
extrêmement riche. Un récit de vie réalisé en
formation s'étire nécessairement sur plusieurs mois, c'est la
raison pour laquelle je la remercie chaleureusement pour sa patience et ses
facultés d'adaptation.
J'adresse enfin mes remerciements à Madame
Elisa Métral, ma directrice de mémoire, pour ses
conseils avisés et ses messages d'encouragement.
1
Introduction
Après avoir enseigné le Français pendant
22 ans en lycée agricole, il m'a semblé que le temps était
venu pour moi de passer à autre chose. J'étais toujours
passionnée par mon métier, mais je sentais, dans le même
temps, que celui-ci comportait une part de pénibilité croissante
au fil des années : des charges administratives de plus en plus lourdes,
un temps de travail en constante augmentation, des réformes, il faut
bien le dire, parfois stupides, élaborées sans réelle
concertation avec les acteurs de terrain, et enfin, le sentiment de manquer de
reconnaissance...
La plupart des enseignants que je connais caressent un jour
l'idée de faire autre chose...Oui, mais quoi ?
Lorsque j'ai demandé une mise en disponibilité
au Ministère de l'Agriculture en 2018, je ne savais pas que je me
préparerais à être Ecrivain Public. J'avais quelquefois
pensé à cette éventuelle fonction lors de mes
années de professorat, mais j'étais loin, alors, de
soupçonner l'existence d'une formation conduisant à l'exercice
d'un réel métier. Pourtant, comme l'a dit Geneviève Madou
dans une jolie formule, le métier d'écrivain public est
très certainement un « vieux métier d'avenir
»1.
Dans un territoire comme l'Auvergne, où je suis
née et dans lequel j'ai travaillé, habité et
évolué jusqu'à aujourd'hui, cela ne fait pas de doute en
tout cas. Comme partout en France, la population vieillit et les personnes
âgées, qui ne constituent pas un public figé, que l'on
pourrait identifier et catégoriser une bonne fois pour toutes, ont
besoin, dans ce contexte, d'un accompagnement réellement adapté
à des besoins et à des désirs en pleine mutation.
Force est de constater que, malgré le poids des
années, les personnes âgées sont, de nos jours, très
souvent, encore particulièrement dynamiques. Ainsi, même si elles
ont passé les 80 ans, elles sont plutôt autonomes pour leur
âge. C'est sans doute la raison pour laquelle les résidences
services pour seniors, qui offrent aux familles une solution
intermédiaire entre le maintien à domicile et la maison de
retraite classique médicalisée, se développent de plus en
plus ces dernières années.
La région Auvergne-Rhône-Alpes, deuxième
région de France à compter le plus de seniors sur son territoire
d'après des chiffres de 2016, ne dispose pourtant que de très peu
de structures d'hébergement de ce type. Dans cette région, les
personnes âgées vivent encore, pour la plupart d'entre elles,
à leur domicile, sinon, lorsqu'il n'y a plus aucune autre solution de
prise en charge, que ce soit à l'hôpital ou dans la famille, elles
intègrent des EHPAD.
1 MADOU, Geneviève, Ecrivain Public, un
vieux métier d'avenir, Editions du Puits Fleuri, Collection Gestion
et Organisation, 2009, 316 pages.
2
Quels que soient les lieux dans lesquels vivent les personnes
âgées, il semble que les familles, les soignants, les aidants de
toutes sortes, et les seniors eux-mêmes cherchent des réponses
à une question récurrente : comment faire en sorte que les
seniors demeurent autonomes et conservent leurs facultés, en particulier
sur un plan cognitif, le plus longtemps possible ?
Implantée dans un territoire dans lequel domine la
ruralité, je me suis demandée si le futur écrivain public
que je suis n'avait pas aujourd'hui un rôle à jouer dans le
domaine de la lutte contre les effets du vieillissement.
Les deux stages que j'ai eu l'opportunité de
réaliser lors de cette année de formation m'ont alors ouvert de
belles perspectives puisqu'ils sont venus confirmer ce qu'au fond de moi je
pressentais réellement : oui, l'écrivain public peut-être
un acteur privilégié, aux côtés des familles et de
nombreux autres professionnels, pour aider les seniors à bien
vieillir.
Qu'est-ce que bien vieillir ? Dans son livre Les
Quincados, 2 le sociologue Serge Guérin,
spécialiste de la Silver Economie, expert des enjeux du vieillissement,
de l'intergénération et de la solidarité, en parle comme
de la façon de prendre de l'âge sans en avoir l'air,
c'est-à-dire en conservant, par exemple, une certaine curiosité
intellectuelle et un désir de vivre et de s'impliquer dans le monde
d'aujourd'hui.
Avec l'un de mes stages, j'ai pu faire la démonstration
que des ateliers d'écriture sont possibles, à condition de les
adapter aux publics de seniors rencontrés, selon qu'ils aiment ou non
écrire ou parler, selon leurs capacités à tenir ou non un
stylo et à tracer sur une feuille. J'ai pu surtout mesurer tous les
bienfaits que présentent ce type d'atelier sur le maintien des
facultés cognitives, le lien social et le goût de vivre.
Avec mon autre stage, j'ai eu la chance de vivre
l'expérience de la réalisation d'un récit de vie pour une
personne âgée et, là encore, j'ai pu analyser tous les
bienfaits de cette expérience pour la personne elle-même sur un
plan cognitif, sur un plan social et dans le domaine de l'estime de soi.
Dans le présent mémoire, je m'attacherai tout
d'abord à présenter mes stages.
Puis, j'expliquerai exactement quel a été le
contenu de ces deux stages, en détaillant et en analysant mon action.
Enfin, je montrerai qu'au cours de ces deux expériences
de stage, l'écrit, et même la littérature, qui sont au
coeur de mes interventions auprès des seniors, m'apparaissent comme un
formidable outil pour rencontrer les autres et partager avec eux, progresser
sur un plan intellectuel et cognitif, mieux se connaître et gagner en
confiance en soi, en un mot finalement...pour vivre pleinement, même
lorsque l'on est âgé ou très âgé !
2 GUERIN, Serge, Les Quincados, Calman
Lévy, 2019.
3
1) Première partie : présentation de mes deux
stages La résidence Orlhac :
J'ai effectué l'un de mes stages à la
Résidence Orlhac, une structure qui s'est ouverte au Printemps 2019
à Aurillac, préfecture du Cantal.
C'est une Résidence Services s'adressant
spécifiquement aux seniors autonomes, valides ou semi-valides (quelques
rares personnes se déplacent avec des cannes et, très
exceptionnellement, des déambulateurs). Dans ce type de
résidence, les personnes, toutes âgées de plus de 60 ans,
louent un appartement T2 ou T 3 (ces derniers, plus grands, étant
prioritairement destinés aux couples) et non une simple chambre comme
dans une maison de retraite classique. Ce logement est meublé et
aménagé spécifiquement pour le confort et la
sécurité des seniors : volets et fenêtres
électriques, douche de plain-pied, cuisine tout équipée et
fonctionnelle, ascenseurs, rampes fixées le long des murs dans les
couloirs des étages conduisant aux appartements. En outre, la
résidence est sécurisée, il y a toujours quelqu'un
à l'accueil. Ici, pas de risque que les personnes âgées
soient importunées par du démarchage intempestif au
téléphone ou par des visites non désirées.
Le tarif mensuel du loyer, qui comprend aussi l'eau,
l'électricité, un abonnement Canal Plus et Internet et le
téléphone, propose également un accès permanent
à la piscine présente à l'intérieur de
l'établissement et la participation gratuite à diverses
animations, parmi lesquelles gym douce, ateliers créatifs, jeux, ou
encore sorties en ville ou dans des lieux touristiques environnants grâce
au mini-bus de la résidence...
Ce type de résidence apparaît comme un lieu
permettant une étape de vie nouvelle, lorsque la vie au domicile
personnel n'est plus possible pour les séniors, du fait de deux raisons
principalement : parce que le logement personnel n'est plus adapté
à l'avancée en âge et devient même dangereux à
cause, par exemple, de la présence d'escaliers qu'il devient difficile
de monter et de descendre. Ou bien parce que la solitude pèse à
ces personnes, qui ont toutes leurs capacités cognitives mais ne sont
plus vraiment en mesure de se déplacer à pieds ou en transport en
commun ou individuel pour participer à des activités. Cette
nouvelle étape de vie fait alors office de transition avant que la
personne n'intègre un EHPAD lorsque la dépendance commence
à s'installer.
Ces Résidences Services pour seniors qui sont
créées aujourd'hui le sont essentiellement dans le parc
privé. Elles se rapprochent alors des Foyers Logements ou
Résidences Autonomie que l'on connait parfois dans le secteur public. La
plupart des gens ont entendu parler des résidences services « Les
Jardins d'Arcadie » ou « Les Senioriales », dont les
publicités passent très souvent à la
télévision.
La résidence Orlhac dépend, pour sa gestion
interne, du groupe ORPEA, qui pilote le conseil d'administration et les
budgets. Cette grande entreprise, qui figure parmi les leaders dans la prise en
charge de l'hébergement des personnes âgées, a
souhaité développer cette offre de
4
service d'un standing plus élevé que dans les
EHPAD et à destination de seniors relativement autonomes.
La résidence Orlhac d'Aurillac a été la
première du genre créée par Orpéa en France. Une
dizaine d'autres devraient voir le jour dans les mois ou les années qui
viennent. Ce modèle de résidence est amené à se
développer également à l'étranger. Pour l'anecdote,
durant ma période de stage, des visiteurs singapouriens sont venus,
accompagnées de dirigeants du groupe ORPEA, afin de faire visiter les
lieux dans la perspective que ce type de résidence services pour seniors
se développe en Asie.
A Aurillac, ce type de résidence est donc d'un genre
tout à fait nouveau, qui tranche avec les maisons de retraite
classiques. Les bâtiments et le cadre de vie sont assez cossus. La
directrice vient de l'hôtellerie de luxe et le hall d'entrée
ressemble plus à un hall d'hôtel qu'à un hall de maison de
retraite. Mais le vrai « plus » que soulignent tous les
résidents, c'est que les lieux sont confortables, douillets. Ils n'ont
pas le caractère froid et impersonnel que peuvent avoir les maisons de
retraite et autres EHPAD classiques. Il y a des fauteuils dans le hall de la
résidence qui sont de vrais fauteuils de salon, les tables sont en bois,
et il y a du parquet et de la moquette au sol, ce qui peut surprendre car on a
plus l'habitude de voir dans les structures accueillant des personnes
âgées, des sols en vinyle, plus faciles à entretenir, et
des meubles en plastique ou résine, légers à
déplacer, à ranger et à nettoyer.
Certains des résidents mangent au restaurant à
midi. Celui-ci est ouvert à tous et pas seulement aux résidents,
ce qui ouvre un peu les personnes sur le monde extérieur. D'autres
mangent dans leur appartement. En tout cas, la maison n'est donc pas
fermée sur elle-même. Il y a aussi un petit salon TV très
confort avec des fauteuils pour une vingtaine de personnes et un grand
écran cinéma.
Les résidents sont les meilleurs représentants
de la maison à l'extérieur. Pour anecdote, Monsieur V., l'un des
résidents, raconte qu'il a fait la publicité de la maison aux
personnes qui se promenaient dans la rue les soirs d'été, l'an
dernier. La Résidence Services, qui était alors nouvelle, faisait
la curiosité des aurillacois qui passaient sur le trottoir : « On a
vu les articles dans le journal local, ça doit être cher ici,
c'est du standing ! » (Voir document annexe 1). Monsieur
V., qui prenait l'air, le soir, assis sur un banc, aime beaucoup discuter,
alors il expliquait : certes c'est un logement qui peut paraître cher
pour Aurillac en termes de loyer mais il faut voir les installations et
infrastructures ... On est mieux ici que dans une maison avec un étage
qui n'est plus adaptée à l'âge, avec un chauffage et une
isolation vieillissants et insuffisants. Ici, les personnes peuvent garder leur
animal s'il est petit. C'est ainsi que quelques résidents ont un chien
ou un chat. Madame M. par exemple, 80 ans, a pu garder son chien, un yorshire,
qui la suit partout dans la maison.
Pour l'instant, la résidence Orlhac, qui compte plus de
100 logements, n'en a qu'une petite trentaine qui sont occupés, mais il
y a régulièrement de nouvelles demandes.
Lorsque j'ai proposé mes services à la
résidence Orlhac dans le cadre d'un stage, j'ai indiqué dans mon
courrier de candidature, les aides que, en tant que futur écrivain
public, je pensais pouvoir offrir en matière d'accompagnement au
vieillissement, à savoir, de l'aide dans la communication écrite
pour toutes les formes de correspondance, que ce soit pour de
5
l'assistance administrative ou pour des échanges plus
personnels. J'ai proposé aussi mon aide à la conception de
récits de vie de toutes sortes (agenda, journal, biographie...). Ma
proposition, qui a plu, m'a pourtant valu un refus de m'accorder ce stage de la
part de la Direction. Je me suis alors déplacée jusqu'à la
résidence afin de me présenter de visu dans le but d'expliquer
plus précisément les services que je pouvais proposer.
C'est à ce moment-là, lors de cette visite
impromptue, en discutant rapidement avec la directrice et l'animatrice alors en
poste à la résidence, que des pistes se sont dessinées. Il
est apparu que je pourrais peut-être tenter la mise en place d'ateliers
d'écriture destinés aux seniors.
Comme je venais de lire le livre de Monique Janvier,
Ateliers d'écriture et personnes âgées, aux vendanges
de la vie, ce type d'animation me paraissait adapté au public de la
résidence, et qui plus est, tout à fait en accord avec ma
pratique en tant que professeur de Français dans ma vie d'avant ma
reconversion professionnelle puisque j'ai longtemps mené ce type de
séances avec des adolescents. En outre, étant donné que,
dans la formation de la Sorbonne Nouvelle, nous avions avancé dans la
pratique de quelques ateliers d'écriture en compagnie d'Elisa
Métral, notre formatrice dans ce domaine, je me sentais en mesure de
gérer cette activité avec des adultes. Par ailleurs, l'animatrice
en poste, Charlotte, m'a indiqué qu'elle était sollicitée
par la direction générale du groupe ORPEA, à Paris, pour
mettre en place des revues de presse avec les résidents. Or, comme elle
me l'a confié en aparté, Charlotte ne savait pas comment mener ce
type d'activité. Moi, à l'inverse, je pouvais apporter mon
concours puisque j'avais, au cours de ma carrière de professeur de
Français, pratiqué cet exercice bien des fois avec des classes
d'étudiants en BTS.
Nous avons convenu de la nécessité d'organiser
une rencontre avec les résidents volontaires pour ces nouvelles
animations que nous avons nommées au départ « Atelier
d'Ecriture » et « Revue de Presse ». Cette rencontre, qui a eu
lieu à la fin du mois de novembre, a été un vrai bonheur.
Elle m'a permis de mettre les personnes en confiance vis-à-vis de ces
deux ateliers que j'ai tâché de présenter sous une forme
ludique.
Bien que la directrice et l'animatrice de la résidence,
Charlotte, m'aient mise en garde en me disant « Vous savez, ils ne se
concentrent pas très longtemps, il faut changer
régulièrement d'activité », cette rencontre, qui
devait durer entre 30 minutes et une heure, s'est déroulée en
fait sur une heure trente, sans que cela ne pèse à personne ! Au
cours de cette entrevue, j'ai proposé aux seniors présents un
petit jeu d'écriture tout simple, avec des images et des mots
clés. Cela leur a bien plu ! C'était nouveau pour eux...Ils ont
réussi à écrire une phrase complète, assez
poétique, sans même s'en rendre compte ! A l'issue de cette
première rencontre, pour clôturer notre échange, j'ai
demandé aux personnes présentes, qui étaient au nombre de
5 (6 avec l'animatrice qui se trouvait là elle aussi) de formuler un
mot-clé pour traduire leur ressenti ou pour résumer la
séance. Alors, les mots « partage », «
convivialité », « plaisir » ont été
prononcés...Le pari, qui consistait à vérifier qu'une
animation basée sur les mots, la parole et l'écriture pourrait
plaire était donc gagné !
Ensuite, j'ai mis en place, deux ateliers différents,
tous les deux conçus pour faciliter l'expression des personnes
âgées.
6
Au-delà de l'âge de 80 ans (ce qui est le cas de
la grande majorité des résidents), l'écriture n'est pas
chose aisée. En effet, tenir un stylo est souvent compliqué du
fait de raideurs dans les doigts ou de tremblements des bras ou des mains. En
outre, comme les personnes n'ont plus beaucoup d'occasions d'écrire dans
leur quotidien, excepté pour dresser une liste de courses de temps en
temps ou faire quelques mots croisés, l'écriture est souvent
malhabile, mal assurée. Alors, de façon à ce que chacun
puisse s'exprimer quand même, dans le groupe, l'expression est
essentiellement orale. Même si la voix est chevrotante, cela ne fait
rien, même si la personne cherche ses mots, ce n'est pas grave...Je suis
là, en tant qu'animatrice, pour pallier les insuffisances s'il y en a et
pour instaurer surtout un véritable climat de confiance et de
tolérance vis-à-vis d'autrui. Et, c'est ensuite, après
l'atelier, que je deviens véritablement écrivain public puisque
je transforme la parole des résidents, je la mets en mots dans des
textes que j'écrits pour eux et que je leur remets lors des
séances suivantes.
Je suis toujours très étonnée par les
capacités de concentration des personnes et par leur implication dans
les séances des ateliers d'expression ! Je précise bien,
régulièrement, que chacun est libre de quitter l'atelier s'il le
souhaite, pour se rendre aux toilettes par exemple, mais cela n'arrive que
très rarement ! De plus, souvent, nous débordons au-delà
de la durée normale de l'atelier qui est de 1H30 ou 2H selon le cas, car
nous avons plaisir à être ensemble, tellement la séance a
été riche et stimulante sur le plan intellectuel,
émotionnel, et sur le plan des relations humaines.
De par mon précédent métier de professeur
de Français, je sais à quel point compte le temps de
préparation en amont de mes ateliers. Je sais qu'il faut avoir bien
pensé sa séance et avoir anticipé, notamment, des plans de
secours. En effet, il est important de ne pas être pris au
dépourvu si la proposition d'activité avance plus vite que
prévu par exemple ou s'il n'y a pas assez de participants pour faire tel
ou tel exercice.
J'ai conscience aussi qu'il est bon, avec les personnes
âgées comme avec des plus jeunes (avant d'enseigner en
lycée, j'ai eu l'occasion de faire des stages en écoles primaires
qui m'ont sensibilisée à cela) de donner à voir les
consignes ou le thème de la séance à l'écrit, c'est
à dire sur un support, car ainsi, les personnes qui entendent mal ou qui
ont des difficultés de concentration peuvent se raccrocher à ces
supports visuels pour mieux suivre.
Un récit de vie :
J'avais le désir de réaliser, pour le plaisir de
pratiquer l'exercice, un récit de vie au long cours. C'est en contactant
une ancienne diplômée de la Sorbonne Nouvelle, qui a suivi la
formation pour être écrivain public, que l'occasion m'a
été donnée de trouver la personne pour laquelle j'allais
écrire ce récit de vie. Au départ, j'avais contacté
cet écrivain public, vivant dans le Puy de Dôme, à 200
kilomètres d'Aurillac, pour savoir si elle avait la possibilité
de me proposer quelques heures de stage.
7
Dans la discussion, de fil en aiguille, cette personne, qui
n'avait guère d'heures de stage à m'offrir, ne travaillant que
très peu elle-même en tant qu'écrivain public, m'a
néanmoins parlé d'une famille du Cantal qui l'avait
contactée, quelques années auparavant, dans l'objectif de
réaliser un récit de vie. Cette famille s'était
adressée à elle un peu par défaut, parce qu'elle ne
trouvait personne d'autre en mesure d'écrire pour elle dans le Cantal,
ce qui, il faut le souligner, est certainement de bon augure pour ma future
activité d'écrivain public. Il y a deux ans, cet écrivain
public n'avait pas accepté le projet, essentiellement du fait de
l'éloignement géographique de la famille. Aujourd'hui,
j'étais en mesure de prendre le relais...
Mes deux stages ont commencé à peu près
en même temps, fin novembre-début décembre 2019, et se sont
terminés en juillet et en septembre 2020.
8
2) Deuxième partie : déroulement des stages
Les ateliers d'expression :
L'atelier « Paroles et Textes » :
Cet atelier, que je nommais au tout début, faute de
mieux, « Atelier d'écriture », est devenu, au bout de quelques
semaines, l'atelier « Paroles et Textes ». Cette appellation avait un
caractère moins intimidant que le mot « écriture » car
les participants m'ont dit tout de suite, dès notre première
rencontre, des phrases telles que : « Moi, je ne suis pas intellectuelle
», « Je n'ai pas eu d'instruction », « Je ne suis pas
allé beaucoup à l'école », « Pour moi,
écrire, c'est difficile ». En plus, le fait que j'aie
été professeur de Français pouvait en intimider certains,
j'ai donc bien veillé à dédramatiser, à expliquer
que l'on n'était pas à l'école et que je ne tenais pas
à évaluer qui que ce soit. Lors de notre première
rencontre, comme je l'ai raconté plus haut, le courant est passé,
je crois avoir réussi à établir la confiance, et surtout,
j'ai essayé de créer le désir. Mon but était de
donner à ces personnes envie de participer aux ateliers à
venir.
Monique Janvier3, animatrice d'ateliers
d'écriture pour seniors, raconte qu'elle a dû, elle aussi,
rebaptiser parfois les noms de ses ateliers :
« Dès la création des ateliers, j'ai
remarqué en effet une appréhension des participants face à
l'aspect intellectuel, culturel de l'écriture. Ce terme leur fait tout
de suite penser à écrivains, poètes, romanciers,
littérature, instruction (...) assez nombreuses restent les personnes
qui n'osent pas venir à l'atelier : résistances, peurs, doutes,
réminiscences désagréables voire pénibles de
l'école, de la famille. De ce fait, dans la plupart des
résidences, j'ai été amenée à modifier le
nom de l'atelier. Nous avons cherché ensemble, participants et
moi-même, les termes les plus pertinents, les moins rébarbatifs.
Ainsi sont nés les ateliers « Souvenirs et partages », «
Chasseurs de mots », (...) les dénominations ont donc varié
pour s'adapter à chaque groupe. » (Ateliers
d'écriture et personnes âgées, Aux vendanges de la vie,
page 17)
Déroulement des séances de l'atelier Paroles et
Textes :
En réalité, les séances que j'ai mise en
place se sont construites au fil du temps, sans que j'aie réellement
programmé tel ou tel contenu. Je suis partie, la plupart du temps, pour
envisager les ateliers, des remarques, réflexions et idées des
résidents. Par exemple, étant donné qu'au cours de notre
première rencontre, nous avions abordé le thème de
l'école (moi étant un
3 JANVIER, Monique, Ateliers d'écriture et
personnes âgées, Aux vendanges de la vie, Lyon, Chroniques
Sociales, 2013.
9
ancien professeur, et eux ayant évoqué leur
scolarité très lointaine), j'ai saisi l'occasion pour amener avec
moi, lors de notre première séance d'atelier, un livre de Robert
Massin4, graphiste, illustrateur, photographe et écrivain
français, consacré à sa mère, maîtresse
d'école durant une trentaine d'années, depuis les années
30 jusqu'aux années 60. Ce livre recèle de nombreuses photos et
illustrations (des couvertures de livres d'époque, des pages de cahiers
d'écoliers, des photos de salles de classe...) qui ont
éveillé bien des souvenirs chez les participants à
l'atelier. J'avais amené aussi des photographies en noir et blanc des
photographes cantaliens Albert Monier et Jacques Dubois, relatives à des
scènes de vie des années 1940-1950. A travers ces
matériaux, les personnes âgées se sont plongées dans
leur enfance, souvent pour évoquer des souvenirs tendres, mais parfois
aussi pour raconter des choses plus tristes. La discussion, très
animée, s'est construite, de façon très spontanée,
autour des remarques des participants sur les images qu'ils voyaient. Un
véritable jeu de ping-pong s'est ainsi instauré : telle personne
se souvenait d'une anecdote en lien avec une image alors qu'une autre
rebondissait pour raconter elle aussi une anecdote du même type. Ou bien,
au contraire, des personnes témoignaient d'expériences totalement
différentes, certaines ayant eu, par exemple, des instituteurs assez
durs, très sévères, voire un peu tortionnaires, d'autres,
à l'inverse, ayant été choyées par des instituteurs
de campagne très bienveillants, toujours prompts à encourager
leurs petits élèves. Ce premier temps d'exploration collective a
duré environ une heure. Il a été très dynamique,
les remarques fusant très vite. J'ai dû réellement rester
très concentrée, cadrer les prises de parole, reformuler les
idées parfois, synthétiser...Mon expérience de professeur
m'a alors été très utile car je ne m'attendais pas
à ce que mes images soulèvent autant d'enthousiasme et de
réactions vives. J'ai été surprise, je dois bien l'avouer,
par la grande vitalité du groupe de seulement 4 personnes participant
à la séance ce jour-là !
Puis, j'ai proposé aux personnes de s'exprimer, cette
fois-ci plus personnellement et plus longuement, autour d'un thème de
leur choix parmi 5 ou 6 sujets proposés susceptibles de les amener
à évoquer un peu plus précisément leur enfance :
une boutique, une ville ou un village, une personne, un animal... Pour ce temps
de parole plus dense et plus intime, j'ai proposé aux participants de
noter, s'ils le souhaitaient, quelques mots clés sur le papier pour
avoir en tête les idées à développer. J'ai pu
vérifier à nouveau que l'écriture n'était pas
aisée et que certaines personnes avaient besoin de mon aide à ce
moment-là. En toute discrétion, en parlant tout bas, je me suis
alors approchée pour aider celui ou celle qui en avait besoin. Chaque
personne a pu ensuite raconter son souvenir.
La salle dans laquelle nous nous trouvions dans la
résidence, plutôt petite et très cosy, se prêtaient
bien aux confidences et, après l'effusion de la première partie
de la séance, ce deuxième temps a permis à chacun de
dévoiler un aspect plus intime de son histoire dans un climat
d'écoute qui s'est instauré ce jour-là, et qui n'a fait
que grandir au fil des séances d'atelier.
4 MASSIN, La maîtresse d'école,
Trente années de la carrière d'une institutrice, La
Librairie des Ecoles, 2012.
10
Au fil du temps, les séances d'atelier se sont
déroulées plus ou moins sur le même modèle, avec des
temps d'échange en commun et des moments de prise de parole plus
individuelle. Je me suis appuyée sur des images ou des textes me
permettant de mobiliser mes connaissances dans les domaines littéraires
et artistiques, acquises au cours de ma formation et de ma carrière de
professeur de Français en lycée.
Il y eut, certes, des séances, comme celle
évoquée plus haut, faisant appel à des témoignages
sur la vie d'autrefois. Mais il y eut aussi des séances orientées
vers l'expression des émotions et sensations intimes. J'ai pris pour
point de départ à ces séances le livre Le sel de la
vie, de Françoise Héritier5. Dans ce texte,
l'anthropologue-écrivain dresse une longue liste dans laquelle elle
énumère des souvenirs épars de sa vie. Elle fait un
inventaire des bonheurs, plaisirs, émotions, qui lui reviennent en
mémoire. Un temps de discussion autour de certaines phrases a permis
d'en comprendre le mécanisme d'un point de vue technique. Nous avons
constaté que l'auteur démarrait souvent par un verbe : «
prendre les chemins côtiers un jour de grand vent, attendre une
éclipse ou le passage nocturne d'un grand-duc, se creuser la tête
pour savoir ce qui ferait plaisir à l'autre, marcher nu-pied (...),
oublier de prendre son courrier... ». Nous avons remarqué
aussi que les impressions et souvenirs s'enchainaient sans réelle
logique, comme lorsque nous sommes dans un demi sommeil et que nous laissons
nos pensées ou rêveries nous porter d'une idée à une
autre...J'avais présélectionné des passages en lien avec
la thématique des saisons afin de resserrer un peu le travail de
création. Puis, j'ai posé des images sur la table, en lien avec
les différentes saisons, sur lesquelles on voyait des animaux et des
paysages...Sans stylo et sans papier cette fois-ci, les personnes, à
tour de rôle, se sont exprimées, en s'appuyant sur deux images de
leur choix pour dire leurs ressentis liés à telle ou telle
saison...J'ai pris alors en notes leurs propos, en les reformulant si
nécessaire pour les rendre plus clairs, en changeant un mot si besoin,
en relisant la phrase finale pour faire constater son unité, sa
dimension poétique et sa ressemblance avec le travail d'écriture
proposé par Françoise Héritier dans Le sel de la
vie.
Cette expérience de création d'un texte «
en direct » a été très stimulante pour les
participants qui ont pu constater leur capacité à créer.
Cette séance a également permis de voir se constituer en temps
réel une oeuvre collective, faite de l'assemblage des ressentis et
émotions personnels des participants. (Voir document annexe
2)
Finalement, cette première séance
consacrée à l'approche de la création poétique aura
été tellement stimulante, qu'elle m'a permis d'envisager ensuite
d'autres listes, sous la forme de cadavres exquis. J'avais pour cela
préparé à l'avance les papiers pliés avec leurs
thématiques : l'amitié, la mer, le soleil, ...et les amorces de
phrases « C'est... », « C'est aussi... », « C'est
encore... », « C'est pourquoi... ». Nous avions travaillé
ce type de cadavres exquis en formation avec Elisa Métral, et Monique
Janvier y fait également référence dans son ouvrage.
Dans la dynamique de la séance s'appuyant sur Le
sel de la vie, il a été assez aisé de constituer des
phrases exprimant des émotions et sensations. Cette fois-ci, l'usage du
stylo a été nécessaire, mais je me trouvais là pour
servir de secrétaire ou de scribe au besoin. Pour faire passer les
papiers de l'un à l'autre des participants également, en
respectant le rythme de
5 HERITIER, Françoise, Le sel de la
vie, Odile Jacob, 2012.
11
chacun. Voilà pourquoi j'ai donné des crayons de
couleurs différentes aux participants, afin de m'assurer de
l'écriture de tous sur chacun des papiers, qui, pour respecter le rythme
d'écriture et de réflexion de chaque personne, ne circulaient pas
forcément dans un ordre donné. Plus tard encore, la poésie
s'est invitée à nouveau dans nos séances, à travers
des textes, acrostiches et calligrammes, de Guillaume Apollinaire. Les
personnes âgées ont pu créer à leur tour, autour des
thèmes du printemps, du confinement et du déconfinement, et
à partir de formes dessinées simples que j'ai trouvées sur
internet, des acrostiches et calligrammes dont les productions sont visibles
dans le recueil de créations poétiques joint au présent
mémoire.
Mon rôle et mon attitude pendant les séances :
faciliter et écouter activement
Je me définirais volontiers avec le mot qu'utilisait
Carl Rogers6 dans les années 1970, comme une «
facilitatrice ». En effet, mon rôle en tant qu'animatrice est bien
d'inciter à la participation, et en l'occurrence ici, à la prise
de parole. Pour cela, comme j'ai tenté de l'expliquer
précédemment, j'essaye de mettre en place des situations
motivantes, qui vont déclencher chez les personnes âgées le
désir de s'exprimer, en m'appuyant, pour susciter ce désir, sur
un matériau que je cherche à renouveler à chaque
séance. Les images ou textes que j'utilise ne sont jamais les
mêmes, de façon à apporter à chacune de mes
interventions un esprit de nouveauté, pour que chaque atelier puisse
revêtir un caractère original. Au-delà de l'effet de
surprise ainsi créé, qui permet bien évidement de captiver
l'auditoire, je m'efforce en outre de mettre en place les conditions pour que
de nouvelles personnes puissent participer à l'atelier, même sans
avoir suivi la séance précédente.
Dans le cadre de l'atelier « Paroles et Textes »,
j'ai aussi fait appel à mes compétences de lectrice car,
habituée à lire à haute voix devant mes classes, je pense
réaliser une lecture vivante, respectueuse de la ponctuation et des
effets de style, une lecture que je cherche à rendre « sensible
», qui doit faire vibrer et se mettre au service du texte pour permettre
au lecteur, par exemple, d'en saisir toute la beauté. Odette, l'une des
participantes à l'atelier « Paroles et Textes », a rejoint le
groupe un jour où je m'étais appuyée sur 3 courts textes
de Philippe Delerm, tirés de son livre La première
gorgée de bière et autres plaisirs minuscules7.
Il s'agissait pour moi, au cours de cette séance, d'inciter les
personnes à dire, à leur tour, leurs émotions et souvenirs
vis-à-vis d'un aliment ou un plat. Lors de la séance suivante, 15
jours après, Odette m'a dit avoir acheté et lu le livre de
Philippe Delerm ! Bien lire, et permettre aux seniors qui viennent à
l'atelier, par ce biais, d'accéder à un texte ayant un certain
degré de difficulté, c'est une façon de faciliter la prise
de parole au cours de la séance.
Afin d'encourager au mieux la prise de parole des personnes,
je m'efforce également de les accompagner, en les aidant à
formuler ou reformuler une phrase, un mot si nécessaire, mais
6 ROGERS, Carl, Les groupe de rencontre, Animation et
conduite de groupes, Dunod-Interéditions,2006.
7 DELERM, Philippe, La première gorgée
de bière et autres plaisirs minuscules, Gallimard, Collection
L'Arpenteur, 1997.
12
cela de façon très ponctuelle,
privilégiant toujours le fait que la personne cherche par
elle-même et s'exprime avec ses propres mots, même très
simples ou inappropriés.
Je m'implique aussi parfois dans la séance pour faire
l'exercice au même titre que les participants car cela peut permettre de
les encourager à prendre la parole. Je débute ainsi en proposant
une espèce d'exemple d'intervention type, correspondant à
l'exercice proposé. Cela présente le double avantage de me mettre
au même niveau que les résidents, (je ne suis donc pas le «
sachant », ancien prof, sur un piédestal), mais aussi de faire
mieux comprendre les consignes et attentes de l'exercice. Ainsi, la
première fois que j'ai proposé de faire un portrait chinois
(« Si j'étais...je serais... »), je me suis moi aussi
prêtée au jeu. Cela m'a permis de m'ouvrir aux personnes du groupe
qui ont eu ainsi l'impression de mieux me connaître, ce qui est important
pour nouer des relations équitables et sincères. Lorsque nous
avons renouvelé l'expérience de cette activité autour de
thème variés (une région, un jeu, une première
fois, un arbre...), les personnes connaissaient et maitrisaient de plus en plus
l'exercice, alors, progressivement, ma participation n'a plus été
ressentie comme nécessaire, d'autant plus qu'il y avait davantage de
participants à l'atelier.
Durant la séance, je n'hésite pas à
utiliser des supports écrits car ceux-ci sont nécessaires, je
m'en suis rendue compte au fil du temps, pour que soit bien compris et
mémorisés un objectif, une consigne, ou des idées ou
points clés à ne pas perdre de vue. Les problèmes de
mémoire étant récurrents chez les séniors, ces
petites fiches que je prépare en amont de la séance permettent
réellement de maintenir l'attention de tous. Il convient
également de répéter souvent, de rappeler les objectifs :
où on va, qu'est ce qu'on cherche, qu'est-ce qu'on fait...Ces
différents aspects sont en lien étroit avec ma pratique
d'enseignante. Là encore, ces supports facilitent grandement le suivi de
tous et une prise de parole efficace, qui ne soit pas hors sujet.
Le club Actualités-Débats :
Il s'agit de l'ancien Atelier « Revue de presse »
qu'animait, de temps en temps, Charlotte, l'animatrice présente dans la
résidence jusqu'en décembre 2019. Celui-ci a eu lieu chaque
semaine durant 1 heure 30 lors de ma période de stage. Lors de cet
atelier, que j'ai rebaptisé « Club Actualités-débats
», nous avons abordé les sujets qui faisaient l'actualité et
dont les personnes âgées avaient souvent vu des images à la
télévision, ou dans la presse locale à travers le
quotidien régional La Montagne. Parfois, ces images et
informations qui défilent en continu sur certaines stations de radios ou
certaines chaînes de télévision comme BFM TV peuvent
être très choquantes pour le public des personnes
âgées, souvent très sensible. Ce club de discussion a avant
tout pour objet de « débriefer » cette actualité le
plus souvent assez sombre et source d'inquiétudes : le virus venu de
Chine, les incendies au Brésil ou en Australie, les grèves et
manifestations en France, les féminicides, ou encore le racisme et les
violences policières en France et aux Etats-Unis...Autant de sujets qui,
tournant en boucle dans les médias, viennent troubler la
sérénité des personnes âgées.
13
Au cours de cet atelier, l'actualité en
général est au coeur des échanges, c'est ainsi que,
parfois, il est aussi question de l'actualité de la résidence ou
bien de l'actualité de la ville ou du quartier. Nous envisageons
différents degrés aux actualités, et pas seulement le
niveau national ou mondial.
Déroulement des séances du Club
Actualités-Débats :
Au fil du temps, un schéma dans l'animation de cet
atelier a fini par se dessiner : en début d'atelier, j'invite le plus
souvent les personnes âgées à dire quels sont les sujets
qu'elles ont repérés dans l'actualité de la semaine. Pour
les aider à se « rafraichir la mémoire »,
j'amène toujours quelques exemplaires du journal local La Montagne
des journées précédent notre rencontre. Après
avoir fait l'inventaire des sujets, on les aborde les uns les autres et mon
rôle consiste alors à apporter quelques compléments
d'informations pour que la discussion entre les personnes ne se résume
pas à du simple « papotage ».
Parfois, les personnes sont invitées aussi, en
compléments à l'actualité, à faire part de leur
propre expérience...Là encore, en suivant un fonctionnement un
peu ritualisé qui permet aux personnes de retrouver, à chaque
séance, le même cadre sécurisant. La nouveauté est
tout de même présente car les sujets et les supports de discussion
ne sont jamais les mêmes.
Il y a eu par exemple une séance consacrée
à la réforme des retraites envisagée par le gouvernement.
Lors de cette rencontre, après avoir laissé ceux qui le
souhaitaient exprimer leur façon de voir cette réforme, ce qu'ils
en savaient et ce qu'ils en avaient compris, j'ai amené les participants
à découvrir un journal nouveau pour eux, apportant un
éclairage supplémentaire sur la question de cette réforme
des retraites qui suscitait une grande opposition sociale avec grèves et
manifestations. Il s'agissait du journal mensuel Le monde
diplomatique, journal un peu impressionnant car comportant de nombreuses
pages grand format, avec beaucoup de texte, très dense en plus,
écrit très petit, comme me l'ont fait très justement
remarquer les personnes âgées. J'avais sélectionné,
dans un dossier consacré à la réforme, quelques extraits
du journal qui allaient permettre aux personnes d'avoir un éclairage sur
l'événement, de façon neutre et objective. Les
participants au club actualités-débats ont pu, ce jour-là,
découvrir un contenu riche, développant une analyse allant bien
au-delà de celle menée dans les journaux
télévisés. Les personnes présentes m'ont
remerciée d'avoir amené ce journal ; elles étaient
heureuses d'avoir découvert un périodique réputé
difficile, élitiste, qu'elles n'auraient pas cru pouvoir comprendre... A
l'issue de cet échange au sujet de la réforme des retraites qui
faisait l'actualité, la confiance s'étant installée dans
le groupe, j'ai ensuite invité les personnes âgées
présentes à raconter comment, dans leur propre vie, elles avaient
vécu le moment du passage à la retraite. Bien évidemment,
lorsque j'ai proposé ce temps d'expression particulier, j'avais bien
à l'esprit que cette étape de leur vie avait parfois
été difficile à traverser pour certaines personnes. Cela a
été le cas pour Gilberte, qui s'est tout de même sentie
suffisamment en confiance pour en parler au groupe. Néanmoins, pour ne
pas trop s'appesantir sur les souvenirs douloureux, je l'ai ensuite
interrogée sur son métier, avec ses difficultés et ses
bonheurs.
14
Il y a eu d'autres moments où j'ai introduit dans nos
séances des publications nouvelles, différentes du journal
quotidien La Montagne, essentiellement pour amener les personnes
à percevoir, au fil du temps, à quel point l'information n'est
vraiment pas traitée de la même façon selon le type de
journal que l'on consulte. Lors de mes séjours à Paris pour
suivre ma formation, je me suis ainsi amusée à
récupérer des exemplaires du gratuit 20 minutes,
distribué à l'entrée des bouches de métro. Nous
avons pu les lire et les commenter ensemble, un vrai dépaysement pour
les participants au Club !
Il y a eu aussi des séances au cours desquelles un
petit moment était consacré à un échange au sujet
d'un événement ayant eu lieu dans la résidence. Par
exemple, une soirée particulière avait marqué plusieurs
résidents, qui ont souhaité en parler. Il s'agissait d'une
soirée festive intitulée Chic et Elégant. C'est
avec grand plaisir que les participants à l'atelier ont raconté
la soirée, revivant avec une grande émotion tous les
détails, la décoration de la salle, les musiciens, le
repas...
Mon rôle et mon attitude durant les séances :
faire découvrir la presse et aider à développer une
réflexion.
Au-delà du fait que je cherche bien évidemment
à favoriser les échanges entre les participants au Club, comme je
le fais dans le cadre de l'atelier « Paroles et Textes », je
tâche également de conduire les seniors à mieux comprendre
l'actualité, et donc le monde qui les entoure. Par le travail de
recherche que je mène en amont des séances, dans leur phase de
préparation, je conçois ainsi, de temps en temps, des rencontres
qui prennent appui sur des documents qui vont apporter un éclairage sur
l'actualité mondiale et nationale. Le décryptage obtenu permet de
dédramatiser l'information. Loin des images chocs et des scoops des
journaux télévisés, par le truchement d'une parole
analytique, les événements prennent alors une tout autre
dimension.
Des connaissances solides et un bon niveau de culture
générale sont nécessaires pour mettre en oeuvre ce type
d'éclairage. Il m'a fallu, par exemple, lorsque nous avons abordé
la question des violences policières en France et aux Etats-Unis,
préparer un document spécifique de rappels historiques
(voir document annexe 3). Celui-ci a permis de
dépassionner des débats que j'avais sentis assez tendus entre
quelques participants au cours d'un échange lors d'une séance
précédente. Il a eu pour rôle d'amener chacun à une
meilleure connaissance du contexte dans lequel se passaient les
évènements dont ils avaient entendu parler aux informations
télévisées, et, par voie de conséquence, de bannir,
ou du moins de tenir à distance, certains préjugés.
J'ai parlé du Monde Diplomatique et de 20
minutes, qui m'ont permis d'ouvrir un peu les personnes âgées
à un traitement différent de l'actualité. Mais, il me faut
dire aussi que d'autres publications m'ont parfois servi. Je pense en
particulier à ce jour où j'avais emmené avec moi une
tribune de l'écrivaine Virginie Despentes, circulant sur les
réseaux sociaux. Dans
15
ce texte, l'auteure revenait sur l'événement qui
avait bousculé le public présent dans la salle de la
cérémonie des Césars 2020 : l'actrice Adèle Haenel
avait quitté la salle après que Roman Polanski, accusé de
viol sur plusieurs jeunes femmes du milieu du cinéma, venait de recevoir
un César. Virginie Despentes proposait, dans son texte, une lecture
très symbolique de ce geste. Elle y voyait un acte de bravoure face
à la vieille loi de la domination masculine, et au-delà, une
forme de résistance à l'oppression des puissants sur les plus
faibles. Je n'étais pas sûre que la séance me donnerait,
à un moment donné de notre discussion, l'occasion de parler de ce
texte. Je pensais encore moins que je pourrais le lire en entier ! Et c'est
pourtant ce que j'ai fait, marquant des pauses explicatives, largement
commentées par les personnes âgées, qui ont vu dans le
texte de Virginie Despentes aujourd'hui, de nombreuses résonnances avec
les tyrannies du quotidien que ces hommes et ces femmes ordinaires ont
vécu dans leurs vies : dépendre du mari pour prendre certaines
décisions même simples, obéir au patron coûte que
coûte sous peine de se faire renvoyer, obéir à
l'instituteur qui abusait parfois de son pouvoir... Lors de la séance
suivante, Bertrand, l'un des participants, m'a dit avec fierté qu'il
avait parlé de la tribune de Virginie Despentes avec sa fille, et
qu'à cette occasion, il avait appris qu'elle était fan de cette
écrivaine...Tous les participants étaient ravis de notre
séance car, dans les jours qui ont suivi, ils ont mieux compris ce qui
se disait à la télévision au sujet de cette tribune qui
faisait « le buzz » et à laquelle, étant
éloignés de toute pratique sur internet pour la grande
majorité d'entre eux, ils n'auraient jamais eu accès...
J'ai amené aussi les personnes âgées, au
fil des séances, durant mes 7 mois de stage, à explorer davantage
le journal local La Montagne. Au tout début de nos
séances, j'avais amené quelques exemplaires du journal et
interrogé les personnes sur l'usage qu'elles en faisaient. Quelles
étaient leurs habitudes de lecture ? Les résidents
présents étaient unanimes : ils commençaient en
général par lire les avis d'obsèques, puis la
météo et l'horoscope, et terminaient par les pages locales sur la
ville d'Aurillac, le Cantal et la région Auvergne. Cela signifiait que
la moitié du quotidien quasiment n'était absolument pas lue. Je
dois dire que j'avais peu ou prou la même façon de faire que les
personnes âgées, c'est-à-dire que je survolais plus que je
ne lisais notre quotidien régional.
Cette expérience d'animation d'un atelier presse
auprès des seniors de la résidence Orlhac a été
pour moi un enrichissement incroyable car je me suis mise à lire
davantage et de façon plus fouillée ce journal régional
dans le but de préparer mes séances du Club
Actualités-Débats. Cela m'a amenée à
découvrir les pages consacrées à l'actualité du
monde, souvent bien faites. En outre, lorsque nous avons eu à vivre le
confinement, j'ai découvert, à cette occasion, que notre journal
local s'en sortait plutôt bien pour faire paraître chaque jour un
numéro en lien avec une actualité malgré tout redondante,
en conservant de l'objectivité et en remplissant une mission essentielle
: transmettre les informations utiles aux habitants du territoire.
J'ai conservé les Unes du journal et
collectionné aussi les dessins de presse confectionnés par
Olivier Mina, un dessinateur qui a contribué au journal pendant la
période du confinement. Lorsque j'ai retrouvé les personnes
âgées en atelier, à l'issue du confinement, cette
matière a ainsi largement nourri nos échanges. Certains
éditoriaux ou billets d'humeur tirés du journal sont aussi venus
de temps en temps alimenter nos discussions. Je crois avoir
éveillé la curiosité
16
des seniors de la résidence et développé
chez eux le goût de lire ce quotidien si injustement survolé
jusque-là... Pour les participants comme pour moi, ce fut sans doute
l'une des plus belles conclusions de notre Club Actualités-Débats
: nous avons redécouvert notre quotidien La Montagne.
La place de l'écrit dans le cadre de ces deux ateliers
:
Dans le cadre de l'atelier « Paroles et Textes »,
l'écrit est bien sûr présent dans les textes
littéraires que je lis et dont, en général, je donne une
copie aux personnes présentes. Il réside aussi dans les consignes
écrites que j'ai parfois préparées. Elles sont concises et
simples, faites de quelques mots clés qui servent à guider les
personnes âgées dans leur prise de parole. Par exemple, lorsque
j'ai consacré un atelier au thème du printemps, j'ai
utilisé des aquarelles réalisées par mon compagnon (
parfois, dans le cadre de mes ateliers, mon entourage est secrètement
mis à contribution) ainsi que des mots-clés que j'avais
indiqués sur de grandes feuilles de papier : « Description »,
« Emotions-Sensations » et « Souvenirs » ( voir
photo sur le document annexe 4). Je les avais écrits, afin que
les participants puissent penser à mobiliser ces trois aspects au cours
de leur témoignage oral évoquant une fleur. J'avais, comme je le
fais souvent, inaugurer la prise de parole en évoquant les glaïeuls
du jardin de ma grand-mère, leurs couleurs, leurs tailles
différentes, leur senteur, et leur place, après cueillette, dans
un vase sur l'autel de l'église du village. J'ai procédé
ainsi également lors d'une séance consacrée à la
nourriture. M'appuyant sur la lecture d'un court extrait de Marcel Proust
(celui où il se remémore la madeleine de son enfance) et sur de
courts textes de Philippe Delerm (« Le croissant du trottoir »,
« Aider à écosser les petits pois » et « La
première gorgée de bière »), j'ai proposé
aux personnes âgées d'évoquer elles aussi un aliment, un
plat ou une boisson ayant marqué ou marquant encore aujourd'hui leur
existence. Pour que leur témoignage soit suffisamment
développé et riche de détails, j'avais disposé sur
des fiches cartonnées les mots « goûts », « odeurs
», « couleurs », « décor », « ambiance
», « personnes »...
Parfois, comme je l'ai dit plus haut, les personnes
écrivent quelques mots sur le papier, des mots-clés ou une petite
phrase, mais cela reste assez rare car les ateliers sont avant tout des
ateliers où dominent les échanges oraux. Ils sont très
vivants et, ce sont les participants eux-mêmes qui le disent, ils
viennent rompre avec la monotonie ou le sentiment d'ennui de certaines
journées.
Au fond, l'écriture, c'est ma part de travail, celle
qui fait suite à l'animation de l'atelier. Je réalise en effet
des textes à partir de la parole des participants qui se trouve
enregistrée sur mon dictaphone. Dès ma première
séance avec les résidents, je leur ai expliqué que
j'allais, pour les besoins de l'écriture, les enregistrer s'ils le
voulaient bien. Personne ne s'y est opposé, je présente toujours
le dictaphone à tout nouvel arrivant et cet objet est rapidement
oublié par tous les participants à la séance.
En tant qu'écrivain public, je restitue les propos et
leur donne vie dans des textes de différentes formes. Il peut s'agir de
témoignages rapportant des expériences vécues, parfois
17
même au sein de la résidence. C'est ainsi, par
exemple, que j'ai pu rédiger, à partir des paroles des
résidents au sein du Club Actualités-Débats, un article
sur la soirée du 31 janvier 2020 qui a ensuite trouvé sa place
dans le journal Au fil des mots, destiné aux résidents
ayant participé aux ateliers. Il peut s'agir aussi de textes plus
inventifs, comme en témoigne le recueil de créations
poétiques intitulé Un poème c'est bien peu de
chose..., joint au présent mémoire de fin de formation.
Je remets les textes ainsi rédigés aux
résidents dans la ou les semaines qui suivent notre séance
d'atelier. Si les résidents ayant participé ne reviennent pas
tout de suite en atelier, je prends soin de leur remettre leur document sous
enveloppe cachetée à leur nom, en l'accompagnant en
général d'un petit message de sympathie. Les pouvoirs des mots,
et notamment lorsqu'ils sont écrits, sont grands, comme nous le verront
plus en détail dans la troisième partie de ce travail. Les
résidents sont souvent des personnes qui vivent seules. L'avancée
en âge leur a progressivement fait perdre des amis, des collègues,
des voisins, alors, recevoir un petit mot amical fait beaucoup de bien. Je le
sais car, à chaque fois que j'ai agi de la sorte, les personnes m'ont
chaleureusement remerciée pour ma démarche. Et puis, pourquoi le
nier, il y a nécessairement dans ce métier, que ce soit à
travers les ateliers d'expression ou l'écriture d'un récit de
vie, des liens particuliers qui vont se créer avec les personnes. Nous
nous retrouvons régulièrement, dans un cadre où les
personnes âgées livrent beaucoup d'elles-mêmes, laissant
entrevoir leur intimité, un lien de confiance et d'estime
s'établit donc entre nous. Il ne faut pas renier la part de
proximité, et même d'affectivité, présente au coeur
de ces relations humaines riches, qui ont pour vocation de s'inscrire dans la
durée.
L'écriture d'un récit de vie :
J'ai eu l'occasion d'expliquer, dans la première
partie, comment j'ai été aiguillée vers Anne, pour qui
j'ai rédigé un récit de vie, grâce à un
écrivain public que j'ai tout simplement trouvé sur internet en
tapant « Ecrivain Public Auvergne » sur mon clavier d'ordinateur.
Voilà une belle illustration du partenariat qui peut se mettre en place
entre écrivains publics. Si nous voulons que notre activité
évolue vers un métier véritable, reconnu comme tel, nous
devons veiller à collaborer afin de développer notre
visibilité dans la société. Heureusement, les quelques
écrivains publics que j'ai contactés lorsque j'ai eu besoin
d'informations sur le métier et/ou pour trouver des
débouchés, ont été de bons conseils, adoptant de
façon très spontanée une attitude de parrainage.
Le projet / les objectifs :
J'ai d'abord reçu les coordonnées
téléphoniques de la fille ainée d'Anne. Je savais
seulement que cette famille avait envisagé la production d'un
récit de vie il y a deux ans environ, et qu'elle
18
résidait dans le Cantal. Le contact a été
vite établi avec Anne, à qui j'ai proposé mon aide sous la
forme d'un stage de 150 heures, ce qui signifiait, pour elle, la
possibilité de tenter l'expérience du récit de vie sans
débourser un centime. La proposition était forcément
alléchante...Nous avons rapidement convenu d'un rendez-vous. Celui-ci
nous a permis de faire plus ample connaissance et de définir les
contours du projet. Anne souhaitait raconter sa vie mais aussi celle de ces
grands-parents et parents. Concernant sa propre vie, elle souhaitait aller
jusqu'à son mariage avec son époux, dans les années 60.
Il y avait une autre demande formulée par Anne. Elle
souhaitait que le texte produit soit vivant, intéressant, qu'il ne se
présente surtout pas comme un simple catalogue de faits
énumérés dans leur ordre chronologique. Anne, qui aime la
littérature, voulait que les événements racontés
puissent se lire comme dans un roman. Elle souhaitait qu'il y ait de
l'émotion et des sentiments dans le récit.
Déroulement des séances :
Dès la première séance et même
avant, lors de notre premier entretien téléphonique, Anne, qui
souhaitait mettre par écrit les anecdotes et souvenirs de son enfance et
de sa famille, avec laquelle elle a toujours eu des liens très forts, a
souvent dit et répété : « Ma vie est banale, vous
savez, je n'ai rien de bien extraordinaire à raconter ». Bien
sûr, lui ai-je rétorqué, mais tous ces moments de vie
simples, ont certainement du charme, comme ils en ont chez Pagnol par exemple.
La littérature regorge d'histoires simples mais tendres, amusantes,
empreintes de réalisme et d'authenticité. Mes propos l'ont
semble-t-il rassurée, elle s'est mise à me parler de sa famille
en remontant à ses grands-parents, ses oncles, ses tantes. Au
départ, je dois dire que, lors de cette première séance,
je me suis sentie un peu perdue parmi tous ces noms de personnes et de lieux,
et dans toutes ces dates qu'Anne égrenait...En un mot, j'étais
noyée dans un flot d'informations assez décousues ! J'ai
tenté, tant bien que mal, sur le papier, de prendre des notes, en
organisant mes pages de façon à établir des liens de
généalogie entre les personnes citées. Je comptais sur mon
dictaphone, avec lequel j'enregistrais la séance (Anne en était
avertie et avait donné son consentement bien sûr) pour
dégrossir tout ça lorsque je ferais la transcription de
l'entretien. Au cours de cette première séance, Anne
n'arrêtait pas de dire « C'est compliqué, il faudrait que
j'écrive tout ça pour que vous compreniez... ». Je lui ai
dit que c'était bien entendu possible, si elle en avait envie. Nous
avons signé notre contrat et établi notre calendrier de
séances.
Lors de notre deuxième entretien, Anne, qui avait envie
et besoin de revenir sur les lieux de vie de ses parents et grands-parents, m'a
conduit dans la campagne environnante à la découverte de la vie
d'autrefois. Nous avons aussi rendu visite à sa tante, très
âgée, qui a apporté des précisions à
certaines anecdotes.
19
Lors de notre troisième entretien, Anne avait
rédigé quelques pages qu'elle m'a données comme support de
travail. Ces pages, ajoutées aux enregistrements des entretiens, ont
été, à partir de là, mes instruments pour commencer
à écrire véritablement.
Au fil du temps, Anne a rédigé de plus en plus
de pages, de plus en plus denses, précises et étoffées.
Mon rôle en tant qu'écrivain public :
Comme dans la cadre des ateliers d'expression, ma mission
consiste à pratiquer une écoute active. Pour cela, je prends des
notes comme je l'ai dit, mais très peu, car je sais à quel point
être en train d'écrire sur sa feuille, tête baissée,
peut être un frein à la communication interpersonnelle. Le
dictaphone est en ce sens très utile. J'écoute, j'interroge, je
cherche à comprendre, je m'intéresse...C'est mon
métier.
Il me faut peut-être ouvrir une parenthèse pour
signaler ici une chose qui, pendant les premières séances de nos
entretiens, m'a paru un peu étrange. Le mari d'Anne a assisté
à chacun de nos rendez-vous, c'est lui qui nous a emmené
également en pèlerinage automobile sur les lieux de vie des
grands-parents et parents d'Anne dans leur jeunesse. Au départ, je
pensais que sa présence réfrénait peut-être Anne,
qu'elle pouvait la limiter dans l'évocation de certaines choses assez
intimes. Mais, au fil du temps, au fur et à mesure que je
découvrais la nature de leur lien fusionnel et les raisons profondes de
cet attachement aussi vif, sa présence m'a semblé tout à
fait naturelle. Son mari a d'ailleurs été presqu'aussi investi
qu'Anne dans ce récit. En effet, lorsqu'elle avait fini d'écrire
plusieurs pages de ses souvenirs sur son cahier de brouillon, elle les confiait
à son époux, qui les tapait alors sur son ordinateur. Le couple
me les transmettait ensuite au cours de nos entretiens ou bien par mail. Durant
l'hiver et pendant la période de confinement, c'est ainsi qu'ils n'ont
pas vu passer le temps et ne se sont pas ennuyés une seule seconde ! Ils
ont travaillé à l'écriture des souvenirs d'Anne sans
relâche, passant des heures à écrire, à taper,
à mettre en forme, allant jusqu'à en oublier même de manger
parfois comme ils me l'ont dit un jour avec humour : « A cause de vous on
mange plus, on arrive à 8 heures du soir et on réalise qu'on n'a
fait que travailler...On n'a même pas préparé à
manger ! »
Ma fonction auprès d'Anne aura été de
jouer, comme elle me l'a révélé au cours de nos
rencontres, le rôle d'un déclic. En effet, elle souhaitait
écrire, en secret, depuis longtemps, mais jamais elle n'aurait
osé passer à l'acte. Le fait que je l'encourage à
rédiger lorsqu'elle en a émis l'idée, a été
pour elle un déclencheur. Elle s'est enfin sentie autorisée
à écrire. Je n'ai bien entendu pas jugé ses écrits,
je les ai lus avec attention et j'ai tâché d'apporter des
corrections, sans dénaturer son style ou trahir ce qu'elle avait voulu
dire. Pendant plus de 20 ans, j'ai expérimenté cette pratique
dans les copies de mes élèves, alors c'est quelque chose que je
maîtrise. J'ai donc servi de guide, en faisant des propositions de
correction à Anne-
20
Marie, par exemple en construisant autrement certaines de ses
phrases, en retouchant un mot par-ci par-là, en développant
aussi, grâce aux informations et détails
récupérés au cours des entretiens, les passages un peu
sommaires qu'elle avait pu écrire. Certains épisodes ont ainsi
été complétement écrits de ma main alors que, dans
d'autres cas, j'ai été plutôt correctrice et conseil en
écriture. D'ailleurs, j'ai constaté que les écrits d'Anne
avaient vraiment gagné en profondeur et s'étaient
améliorés d'un point de vue stylistique au fil des pages qu'elle
a produites.
21
3) Troisième partie : Les bienfaits des ateliers
d'expression et du récit de vie
L'entretien et le développement des capacités
cognitives :
C'est une évidence, la participation à des
ateliers qui font appel aux souvenirs et aux capacités créatrices
des participants procure indéniablement des bienfaits sur le plan
cognitif puisque sont sollicitées la mémoire, ainsi que les
capacités d'écoute et de concentration. En outre, étant
donné que je m'efforce de faire découvrir des artistes
(écrivains, photographes, cinéastes...) durant nos séances
de l'atelier « Paroles et Textes », ou que je cherche à faire
mieux comprendre tel ou tel événement d'actualité en lien
avec l'histoire, l'économie, la sociologie ou la philosophie, dans le
« Club Actualités-Débats », les seniors s'ouvrent ainsi
sur le monde extérieur et conservent, ou acquièrent même,
des capacités à apprendre. La participation aux ateliers
d'expression les rend, au fil des séances, de plus en plus curieux
vis-à-vis de l'actualité ou de l'expression artistique.
D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que certaines personnes, au lieu d'employer
le mot « atelier » ou « club » pour désigner nos
groupes de rencontre, se mettent à parler de « réunions
» ou de « petites conférences ».
Il est important pour moi de proposer aux personnes
présentes, qui sont, il ne faut pas l'oublier, des adultes riches de
connaissances diverses et d'une expérience de vie, des activités
stimulantes et valorisantes sur un plan intellectuel. Il me semble en effet
que, trop souvent, les « ateliers mémoire » par exemple, ou
d'autres formes d'activité proposées aux séniors, ne
donnent pas vraiment l'impression de s'adresser à des personnes matures
car ils peuvent avoir, de par les jeux qu'ils proposent notamment, un
caractère assez infantilisant.
Il me faut signaler ici que deux participantes aux ateliers,
l'une âgée de 76 ans et l'autre de 80 ans, ont été
victimes d'un AVC durant la période où je me suis trouvée
à la résidence. L'une d'elle venait régulièrement
aux ateliers avant son AVC, alors que l'autre résidente, qui
n'était jamais venue, a décidé de rejoindre l'atelier
quelques temps après son accident. Elle était alors en fauteuil
roulant, avec un bras paralysé. Toutes les deux pouvaient s'exprimer
mais avec difficulté, elles cherchaient les mots, ne s'en souvenaient
plus... Or, les progrès réalisés par l'une et l'autre de
ces dames ont été très nets au fil des séances, les
ateliers fonctionnant comme une espèce de rééducation,
afin de retrouver le plein usage du langage. En effet, lors de mes ateliers,
les personnes s'expriment oralement, elles doivent donc, à cette
occasion, chercher les mots adéquats pour traduire leur pensée,
et c'est très stimulant pour elles car elles ont un but, elles
désirent vraiment traduire leurs idées afin de communiquer avec
les autres. Alors que dans un cadre classique de rééducation
médicale, les personnes font des exercices, souvent
répétitifs, voire rébarbatifs, en ayant pleinement
conscience de faire de la rééducation, au sein des ateliers en
revanche, les personnes passent simplement un bon moment de
convivialité, elles écoutent, participent à une
discussion, réfléchissent, mais elles n'ont pas conscience de
faire de la rééducation. C'est pourtant bel et bien le cas,
22
indirectement. Le médecin ayant suivi l'une des
résidentes après son AVC lui a d'ailleurs vivement
recommandé de continuer à venir aux ateliers d'expression.
Dans nos ateliers, le groupe est de taille réduite, il
n'y a pas plus de sept participants grand maximum car, au-delà, il est
difficile de faire en sorte que chacun puisse s'exprimer tranquillement. Du
fait de cet effectif réduit, les personnes qui ont besoin d'un peu plus
de temps que les autres pour s'exprimer oralement ne sont pas
bousculées. Je m'efforce de respecter et faire respecter le rythme
propre à chacun, tout en venant en aide, pour ne pas trop ralentir le
rythme de la séance, à ceux qui ont besoin d'un petit coup de
pouce pour traduire une idée ou pour trouver le mot juste. Pour cela,
j'ai eu l'idée de créer un bâton de parole. Celui-ci
s'avère très utile pour canaliser le trop plein d'énergie
de certaines personnes qui voudraient intervenir tout le temps. La règle
d'utilisation du bâton, que tous ont consenti à adopter, est
simple : la personne qui s'empare du bâton a droit à la parole et
ne peut être coupée. Ce bâton est devenu en quelque sorte
notre fétiche. Ensemble, nous l'avons décoré : certains
participants ont amené, sur mes conseils, un ruban, un bout de tissu
quelconque, un petit bijou fantaisie, un bout de laine...Et pour ceux qui n'y
ont pas pensé, j'ai amené des babioles à choisir afin que
chacun puisse, à travers un petit objet, prendre place, symboliquement,
autour du bâton de parole.
Au fil des séances, j'ai vu des participants prendre un
plaisir de plus en plus grand à venir aux ateliers, je les ai vus
manifester l'envie de s'exprimer, et gagner en aisance (les enregistrements
illustrent parfaitement cela) pour dire les choses, qu'il s'agisse d'exprimer
son opinion en mobilisant des arguments ou de raconter une anecdote en
cherchant à éveiller des réactions telles que la surprise
ou le rire chez son auditoire. Je pense par exemple à une dame qui
s'exprimait assez peu dans le groupe au départ, et qui a pourtant
réussi à gagner en aisance avec les mots au point de
réaliser, à l'écrit (sa main droite fonctionnant bien), un
abécédaire du confinement, qu'elle était impatiente de me
faire lire lorsque nous nous sommes retrouvées après cette
période d'isolement forcé.
Dans le cadre de la réalisation de son récit de
vie, Anne, qui a rédigé elle-même un certain nombre de
pages que j'ai ensuite améliorées, m'a dit qu'à cette
occasion, elle avait senti qu'elle faisait vraiment des efforts et des
progrès sur un plan intellectuel. Elle et son mari m'ont expliqué
qu'ils avaient ressorti un dictionnaire pour vérifier l'orthographe et
le sens des mots, qu'ils avaient cherché aussi des informations sur
internet pour retrouver des images d'archives concernant des lieux par exemple.
De leur propre aveu, cette expérience les a faits « travailler
» ; il leur a fallu mobiliser les souvenirs, chercher la meilleure
tournure de phrase, veiller à ordonner les événements. Sur
le plan cognitif, l'expérience du récit de vie leur a
vraisemblablement fait du bien, elle les a stimulés.
23
La préservation et le développement du lien
social :
Boris Cyrulnik écrit dans son livre La nuit,
j'écrirai des soleils : « Vieillir, c'est voir disparaitre
les uns après les autres les êtres qui nous sont chers. Le
vécu d'abandon est à fleur de peau. Favorisé par
l'isolement ( ...), il fait ressurgir l'angoisse de séparation qui est
au coeur de chacun de nous. Pour ne pas glisser dans le monde du Rien, nous
devons utiliser ce qui vit encore en nous, aller chercher dans le passé
quelques souvenirs afin de les partager. La vie mentale, ainsi
réveillée, remplit alors le monde du dedans pour établir
de nouvelles relations8. ))
Privées de relations en effet, les personnes
âgées peuvent s'étioler. A l'inverse, stimulées par
le fait de faire de nouvelles rencontres et d'apprendre de nouvelles choses,
elles retrouvent le goût de vivre car elles ont le sentiment d'exister
vraiment.
Dans les ateliers d'expression, se côtoient des
personnes qui, bien que vivant toutes dans la résidence, ne se seraient
pas forcément côtoyées en dehors du cadre des ateliers. En
effet, ces personnes n'ont pas forcément le même rythme de vie,
elles ne se croisent donc pas nécessairement dans les espaces communs de
la résidence (le salon, le restaurant, la piscine,...). Ces personnes
n'ont pas non plus les mêmes aspirations ou centres
d'intérêt, elles ne se croisent donc pas forcément non plus
sur les temps d'animation qui sont organisés (autres ateliers, visites
ou sorties). Je me suis aperçue, en effet, au démarrage des
ateliers que les personnes ne se connaissaient pas toutes, qu'elles ne se
fréquentaient pas, et semblaient se découvrir les unes et les
autres. Puis, au fil des séances, j'ai assisté à des
rapprochements entre les participants, j'ai senti que des affinités se
créaient. Il est même probable que des amitiés aient vu le
jour, favorisées par le contexte des ateliers d'expression, entre
personnes qui, hors de ce cadre particulier, ne se seraient peut-être
jamais parlées ou même croisées. C'est ainsi que j'ai
observé qu'entre certains participants, le tutoiement étaient
venu remplacer le vouvoiement utilisé lors des premières
séances.
Les participants aux ateliers sont de niveaux intellectuels et
culturels différents, leurs compétences langagières sont
différentes également, et c'est bien cette diversité qui
fait la richesse des échanges qui ont lieu dans le cadre de ces ateliers
!
L'expression, c'est-à-dire, de façon
générale, les mots, que ceux-ci soient écrits ou qu'ils
prennent plus prosaïquement forme à travers la parole, ont
été, dans la cadre des ateliers, un vecteur indéniable de
ce lien qui s'est tissé entre les personnes.
Ainsi, le fait de remettre aux participants le produit
écrit de leurs interventions des séances
précédentes permet, en quelque sorte, d'écrire une
espèce d'« histoire )) des ateliers : en atelier il se dit des
choses, et chacun en garde la trace grâce aux écrits que je
produits, ce qui fait vivre le groupe. Lorsque je restitue un travail
collectif, en particulier, la dimension sociale de nos rencontres apparait
alors pleinement. C'est le cas avec le recueil de textes Un poème
c'est bien peu de chose, joint au présent mémoire.
8 CYRULNIK, Boris, La nuit, j'écrirai des
soleils, Odile Jacob, 2019, page 92.
24
De même, le Journal des ateliers d'expression Au fil
des mots a rempli un rôle très particulier. Alors que les
participants aux ateliers et moi-même étions tenus à
distance les uns des autres du fait des mesures de confinement, il m'a permis
de maintenir le lien avec les seniors. Il a même cimenté davantage
notre groupe. Les entretiens téléphoniques que j'ai pu avoir de
façon individuelle avec chaque résident venant aux ateliers ont
également contribué à ne pas couper le lien entre nous,
ils ont même renforcé ma relation avec chaque personne, à
tel point que lorsque les ateliers ont pu reprendre, à la levée
du confinement, nous avons eu l'impression les uns et les autres que nous ne
nous étions pas vraiment quittés ! Il faut dire que, durant 8
semaines, j'ai téléphoné à 12 résidents, et
que nos entretiens ont duré parfois plus d'une heure, alors, nous avons
appris à nous connaître...
J'ai terminé notre cycle de 7 mois sur une impression
très positive, celle que décrit Carl Rogers dans son ouvrage
consacré aux groupes de rencontre : « le processus de groupe
comprend inévitablement ce phénomène : lorsque des
sentiments sont exprimés et peuvent être acceptés dans le
cadre d'une relation, il en résulté un important sentiment de
proximité et de considération positive. Aussi voit-on
s'installer, au fil des séances, un sentiment croissant de chaleur
humaine et de confiance, de même qu'un véritable esprit de
groupe.9 »
J'ai effectivement fait ce constat lors des dernières
séances de nos ateliers. Je me suis dit que l'harmonie régnait au
sein de nos groupes de rencontre et que notre histoire commune avait connu une
belle évolution ! Alors qu'au départ, dans les groupes, il y
avait eu quelques anicroches, des personnes se sentant un peu
supérieures aux autres, avec parfois un mauvais esprit, ou des
comportements un peu agressifs ou des attitudes amères, j'ai noté
au cours des deux derniers mois, après le confinement, une réelle
sympathie, et même un sentiment grandissant d'estime entre les
participants aux ateliers. J'ai noté que les personnes plaisantaient
davantage, se taquinaient même, gentiment, que l'humour et la bonne
humeur dominaient, que la joie d'être ensemble n'était absolument
pas feinte. J'ai observé aussi que les personnes étaient vraiment
promptes à s'entraider en offrant une chaise plus confortable ou un
stylo par exemple, ou un mot soufflé amicalement, pour rendre
service...J'ai senti, effectivement, un réel esprit de groupe.
Dans le cadre de leur expérience de l'écriture
d'un récit de vie, Anne et son époux, quant à eux, ont
vécu un peu reclus durant les mois d'hiver et ensuite pendant le
confinement. Leurs relations sociales n'ont donc pas été des plus
riches... Néanmoins, cette écriture commune les a
rapprochés. Ils m'ont raconté comment ils s'étaient
souvenus ensemble de certains moments de vie, passant du temps tous les deux
à regarder certaines photos, oubliées dans des boites ou au fond
des placards depuis longtemps. Ils m'ont dit leur émotion vive lors de
l'écriture de certains épisodes, ils ont ri et pleuré
ensemble, et ils ont beaucoup discuté au
9 ROGERS, Carl, Les groupes de rencontre,
Animation et conduite de groupes, Dunod-InterEditions, 2006, page 34.
25
cours de cette introspection, comme jamais ils ne l'avaient
fait jusque-là. Ils m'ont confié ainsi que cette
expérience de vie avait vraiment renforcé leur amour...
Le développement de l'estime de soi : Par une
meilleure connaissance de soi :
Carl Rogers explique que « le sentiment de profonde
solitude individuelle, qui est le lot de tant de vies humaines ne peut
être diminué que si l'individu prend le risque d'être
davantage lui-même face aux autres (...) Lorsque je me présente
tel que je suis, lorsque je puis aller de l'avant sans défenses, sans
armure, simplement moi, (...) alors je peux être beaucoup plus
réel, plus authentique.10 »
Partant de ce postulat, Carl Rogers précise que «
Dans un groupe qui se réunit de manière intensive, le «
facilitateur » (il nomme ainsi la personne qui anime l'atelier, qui
encadre le groupe) peut créer un climat psychologique de
sécurité dans lequel on voit peu à peu croître la
liberté d'expression et diminuer les défenses » (page
7).
En effet, alors que, dans la vie ordinaire, les conventions
sociales nous amènent très régulièrement à
mettre une certaine distance entre nous et les autres, nous empêchant
ainsi de nous révéler vraiment tels que nous sommes, au sein des
ateliers d'expression en revanche, c'est tout l'inverse qui se produit. Les
personnes expriment leur vraie personnalité.
C'est ainsi qu'en ma présence, dans le cadre des
ateliers, les seniors partagent leurs expériences de vie, toutes leurs
expériences, même les plus douloureuses. Nous n'avons pas de
tabou, tous les sujets peuvent être abordés, au gré des
événements, de l'humeur ou encore selon les besoins.
Je me souviens de l'une de nos séances du « Club
Actualités-Débats » où l'un des participants, qui
venait de perdre brutalement son fils, a pu raconter comment s'était
passées les obsèques, et en particulier la
cérémonie au crématorium (nous évoquions alors un
article annonçant la création prochaine d'un crématorium
dans le Cantal). Son intervention, très sincère, a fait du bien
à tout le monde. Plusieurs personnes, en effet, éprouvaient une
grande compassion envers ce monsieur si aimable qui vivait un deuil terrible
auquel il n'avait pas eu le temps de se préparer. Nombreuses
étaient les personnes qui se sont senties soulagées que ce
résident parle ainsi avec franchise de son vécu. Il a dit son
malheur, et les personnes qui étaient là ont pu lui exprimer leur
sympathie et constater dans le même temps qu'il faisait face, qu'il
allait se relever, ce qui les a rassurées...Notre discussion a pu
ensuite évoluer vers les rites
10 ROGERS, Carl, Les groupes de rencontre,
Animation et conduite de groupes, Dunod-InterEditions, 2006, page 116.
26
mortuaires, et les personnes ont même partagé un
secret qu'elles n'avaient parfois pas révélé aux membres
de leurs familles les plus proches, à savoir ce qu'elles avaient
prévues pour leurs propres obsèques : crémation,
inhumation, contrats auprès des pompes funèbres, type de
cérémonie... Nous avons parlé de la mort avec naturel et
sans tabou. Au sortir de la séance, les personnes semblaient
réellement apaisées par la profondeur des échanges qui
avaient eu lieu.
Je me souviens aussi de ces autres séances du «
Club Actualités-Débats » au cours desquelles nous avons
évoqué les manifestations féministes
dénonçant les féminicides et les violences conjugales en
France. Au bout de quelques temps, les dames présentes, qui se
connaissaient mieux au fil des semaines d'atelier, ont osé raconter les
violences conjugales, tabous mais pourtant très fréquentes dans
le passé. Certaines de ces femmes en avaient subies...Une discussion
très intéressante a pu alors déboucher sur une analyse des
rapports hommes-femmes et de la domination masculine en général.
Il va de soi que le métier que j'exerce aujourd'hui me correspond
pleinement parce que je crois avoir atteint un certain niveau de
maturité psychologique. Mon expérience passée de
professeur de Français, qui m'a confrontée assez souvent à
l'évocation de sujets délicats devant des groupes, ma bonne
culture générale et ma curiosité intellectuelle ainsi que
ma maîtrise des émotions face à un public sont des atouts,
c'est certain, pour guider au mieux les participants et faire en sorte que se
dégage de nos échanges une espèce de
sérénité. Il est évident par conséquent que,
plus tôt dans ma vie, ce métier d'animatrice d'ateliers
d'expression ne m'aurait pas forcément convenu...
Les personnes se sont aussi découvertes
elles-mêmes au fil de nos entretiens individuels ou bien dans le cadre
des ateliers, lorsque des moments-clés de leur vie remontaient à
la surface, et que, grâce à l'écoute du groupe, elles en
arrivaient à analyser, d'une certaine manière, les
réactions et comportements d'un parent, d'un frère, d'une soeur
ou même d'elles-mêmes. Les ateliers fonctionnent alors parfois un
peu comme une sorte de psychothérapie...
Il va de soi qu'Anne, de son côté, dans le cadre
de l'écriture de son récit de vie, est passée par des
temps d'analyse de ses choix, de ses propres erreurs, de ses émotions,
et qu'à travers ce cheminement intérieur, elle a appris à
mieux se connaître.
Enfin, c'est également dans le contexte de l'atelier
« Paroles et Textes » que les personnes ont eu l'occasion de se
révéler à elles-mêmes par le biais de la
création artistique, en s'essayant à la conception d'un cadavre
exquis par exemple, d'un acrostiche ou d'un calligramme. Dans cet atelier,
l'expression des émotions intimes et des sensations personnelles a
été régulièrement sollicitée, à
travers des thèmes tels que la nourriture, le printemps, le confinement
ou le déconfinement...
Par une meilleure gestion des émotions :
Comme l'explique Boris Cyrulnik, dans son livre La nuit,
j'écrirai des soleils, l'écriture d'épisodes de sa
propre vie, permet une mise à distance chez la personne qui les a
vécus. Le
27
processus est le même que la personne écrive
elle-même ses souvenirs ou qu'elle les raconte à quelqu'un qui les
lui montrera transcrits ensuite dans un texte. Cette mise à distance est
d'autant plus salutaire que les événements sont douloureux.
Voici ce que rapporte Boris Cyrulnik, qui a vécu
l'horreur de la disparition de ses parents lors de la seconde guerre mondiale,
quand il n'était alors qu'un jeune enfant :
« Quand j'ai rencontré quelques
témoins, qui avaient subi comme moi l'occupation allemande, la vie dans
les institutions pour enfants sans familles et la libération de
Bordeaux, de Bègles, et de Castillon-la-Bataille, j'ai été
étonné par la discordance de nos mémoires. Ce qui m'a le
plus surpris, c'est la modification de mes souvenirs. Après avoir
écrit ce livre, je n'ai plus vu mon enfance de la même
manière. Pendant quarante ans, elle avait été muette,
composée d'images claires, comme dans un film sans paroles. Après
ce livre, après les explications, les débats, les
découvertes surprenantes et parfois les critiques, mon enfance est
devenue une vie lue, et non plus imaginée en silence. Mon souvenir
d'enfance me donnait désormais l'impression de l'enfance d'un autre,
intéressante et détachée. Le travail de l'écriture
avait modifié ma mémoire. Je sais maintenant que grâce aux
récits intimes, aux récits partagés avec quelques proches
et aux récits que la culture raconte à propos de nos enfances
fracassées, il est toujours possible d'écrire d'autres
vies.11 »
Dans le cadre des ateliers, certaines personnes ont
évoqué, je l'ai dit, des choses douloureuses, qui parfois
reviennent comme un leitmotiv dans leurs interventions. C'est ainsi que
Brigitte rappelle souvent que sa petite-fille est morte d'un cancer à
l'âge de 30 ans, c'est ainsi également que Marie-Luce a
raconté à plusieurs reprises, livrant à chaque fois un
nouveau morceau de ce qui lui a fait mal, comment elle est partie en pension
à l'âge de 7 ans et le déchirement que cela a
été pour elle de quitter sa mère alors très malade.
Colette, au fil des séances et au gré des occasions, a
raconté, quant à elle, à quel point elle avait souffert de
sa différence à l'école, en tant qu'enfant dyslexique,
à une époque où le milieu scolaire ne se
préoccupait pas de ces particularités.
Ces mauvais souvenirs sont redondants dans les
témoignages de certaines personnes, nous avons tous nos fêlures et
nos blessures. Mais, une chose est sûre, c'est qu'ayant
révélé ces souvenirs qui les tourmentent, les personnes se
sentent soulagées. Elles ont mis en mots ce que, jusque-là, elles
ne gardaient souvent que pour elles-mêmes ou leurs compagnons de vie les
plus proches. Ce faisant, un bien-être profond peut se faire sentir.
C'est ainsi que certaines personnes disent « ça m'a fait du bien,
je me sens mieux », cela se traduisant même physiquement, parfois,
dans leur façon de se tenir, de relever la tête et de redresser le
dos. Et puis, à force de parler de ce qui les tourmente, les personnes
parviennent à cette mise à distance dont parle Boris Cyrulnik
car, comme l'a très justement dit Christian Bobin : « Ce qui ne
vient pas danser au bord des lèvres s'en va hurler au fond de
l'âme. »
Anne, à travers l'écriture de son récit
de vie a elle aussi vécu le fait de se confronter à des
émotions parfois violentes. Elle a essuyé bien des larmes en
écrivant, par exemple, l'épisode
11 CYRULNIK, Boris, La nuit, j'écrirai des
soleils, Odile Jacob, 2019, page 16.
28
de la mort de son père. Puis, après avoir
écrit et réécrit, avec mon concours, les passages les plus
douloureux, elle a pu faire l'expérience de ce phénomène.
Ses mots ont été tellement corrigés, malaxés,
triturés, qu'ils ont permis le processus dont parle Boris Cyrulnik.
L'écriture, qui s'inscrit alors dans une démarche d'invention,
parce qu'elle s'éloigne d'une réalité douloureuse en
s'attachant à la création, (dans le choix des mots, les images,
le style) peut constituer un exutoire et même une thérapie. Boris
Cyrulnik explique ainsi : « c'est le travail de la recherche des mots
et des images, l'agencement des idées qui entraine à la
maîtrise des émotions. Cela explique pourquoi les
traumatisés peuvent écrire des poèmes, des chansons, des
romans ou des essais où ils expriment leurs souffrances, alors qu'ils
sont incapables d'en parler en face à face. 12»
Vers le bien-être :
Par le développement d'un sentiment de confiance :
Au fil des séances d'atelier, les personnes se sentent
valorisées car elles sont pleinement écoutées dans ce
qu'elles ont à exprimer. Leur être profond peut dire qui il est,
ce qui leur procure indéniablement un sentiment de bien-être.
Par ailleurs, même si, nous l'avons dit, des souvenirs
douloureux remontent parfois à la surface, la plupart du temps, les
séances sont surtout joyeuses, empreintes de bonne humeur. En
réalité, elles sont à l'image de la vie même : les
émotions de toutes sortes s'y côtoient. En atelier, on peut ainsi
exprimer sa peur, ses angoisses, mais aussi sa joie de vivre ! En ce sens, le
recueil de créations poétiques élaborées au cours
de mes sept mois de présence auprès des seniors est assez
significatif : il y a de l'humour, de la nostalgie, de la tendresse, de la
tristesse ou encore de la reconnaissance, de la joie...Les émotions sont
d'une extraordinaire variété.
L'évocation de nombreux bons souvenirs ont
émaillé ainsi les séances de l'atelier « Paroles et
Textes ». Ces bons souvenirs font du bien aux personnes qui les
évoquent, elles se revoient dans leur enfance, leur jeunesse,
aimées des leurs, auprès de grands-parents affectueux par
exemple...
Durant certaines séances, les seniors peuvent
évoquer la mémoire d'un parent, ils sont alors très
émus, mais fiers de rendre hommage à cet homme ou à cette
femme. Souvent, ils mesurent tout l'amour dont ils ont
bénéficié dans leur enfance et cette image de leur vie
passée les réconforte et les réconcilie avec
eux-mêmes, ils réalisent qu'ils ont été
choyés, qu'ils ont comptés pour certaines personnes. Un jour,
Brigitte, qui venait depuis peu à l'atelier « Paroles et Textes
» a évoqué, à l'occasion d'un « portrait chinois
», sa région du Nord et ses parents, qui ont travaillé dans
les mines quand ils étaient jeunes. Elle a parlé de sa
mère qui
12 CYRULNIK, Boris, La nuit, j'écrirai des
soleils, Odile Jacob, 2019, page 53.
29
s'occupait de l'entretien des lampes des mineurs dans sa
jeunesse. Elle a précisé qu'elle avait une photo de sa
mère à cette époque. J'ai signalé à Brigitte
qu'elle avait bien de la chance, que cette photo était précieuse.
La semaine suivante, cette petite dame m'a montré en aparté la
fameuse photo, qu'elle a eu plaisir et fierté à me commenter dans
le détail.
L'écoute et la considération du groupe vis
à vis de celui qui parle étant maximales, les participants
à l'atelier se sentent reconnus et en retirent de la fierté ainsi
qu'un sentiment de confiance dans la vie et dans les autres. Le groupe est en
général bienveillant, et de plus en plus au cours des
séances.
Le sentiment de confiance dont je parle est donc directement
lié à la vie du groupe et à sa dynamique, à ce jeu
de relations entre humains, empreintes de bienveillance et d'estime.
Le contenu des séances elles-mêmes est
conçu afin de développer un sentiment de confiance dans la vie.
En effet, indirectement, le fait d'évoquer de belles choses calme les
angoisses et procure un apaisement, qui génère, au fil du temps,
un sentiment de confiance dans le monde. Nous avons besoin du Beau dans nos
vies afin de les réenchanter. Ainsi, lors de l'atelier « Paroles et
Textes », évoquer la nature et se sentir alors en connexion avec
elle, avec les animaux, les arbres, les fleurs, la montagne, cela fait du bien.
De même, approcher le sentiment d'amour à travers Guillaume
Apollinaire et ses poèmes à Lou, cela fait beaucoup de bien
également...parce qu'on se sent vivre, et que la vie peut être
parfois une très belle chose.
Je me souviens d'une séance du mois de mars, que j'ai
construite pour les participants au « Club Actualités-Débats
». Nous avions passé en revue une actualité bien morose,
dans laquelle dominaient, depuis plusieurs semaines, des violences
policières lors des manifestations des gilets jaunes, la réforme
des retraites objet de contestation sociale, le thème d'un virus
présent en Chine et qui semblait très fortement envahir
l'Europe...Ce jour-là, j'ai proposé aux personnes
présentes de parcourir, comme souvent, le journal régional La
Montagne, mais dans le but de dégoter uniquement des informations
positives ! Pour introduire cette démarche, je me suis appuyée
sur un extrait du livre de Raphaëlle Giordano, Ta deuxième vie
commence quand tu comprends que tu n'en as qu'une13, dans
lequel l'auteure, spécialiste en développement personnel, dresse
un inventaire, à travers la forme du roman, des pistes possibles lorsque
l'on veut s'exercer à la pensée positive. Dans ce passage du
livre, Claire, le personnage principal, apprend à remercier la vie pour
les bons moments qu'elle lui offre chaque jour. Ensemble, avec le groupe des
personnes âgées présentes, nous avons alors cherché
les informations positives dans plusieurs exemplaires du journal, et nous en
avons trouvées, dans de courts articles, des billets d'humeur, des
tribunes, des brèves...Chacun des participants a pu faire part aux
autres de ses trouvailles. Puis, j'ai proposé que nous fassions une
liste des choses positives et agréables dans notre vie, en usant de la
technique du papier replié que l'on se fait passer lorsque nous
élaborons un cadavre exquis. (Voir document annexe
5)
A l'issue de cette séance, j'ai senti que les
participants se trouvaient rassérénés, apaisés,
moins angoissés par cette actualité négative et
pessimiste. Je ne savais pas que, quelques jours
13 GIORDANO, Raphaëlle, Ta deuxième
vie commence quand tu comprends que tu n'en as qu'une, Eyrolles, 2015.
30
plus tard, commencerait un confinement de plusieurs semaines.
A posteriori, je me suis félicitée intérieurement d'avoir
mis en place cette séance qui a pu apporter un peu de « positive
attitude », comme je le leur ai dit en plaisantant, aux personnes
âgées ayant participé à l'atelier ce
jour-là.
Par la démarche de création et la participation
à un projet commun :
Dans les ateliers d'expression, les personnes
âgées sont amenées à créer. Elles n'en ont
pas forcément conscience au départ mais les écrits que je
leur remets en témoignent : leurs mots ne s'envolent pas aussitôt
qu'ils ont été prononcés, ils restent et sont mis en
exergue dans les textes que je mets en forme.
La parole prend donc une vraie valeur car, au bout du compte,
elle s'inscrit dans des textes nombreux que les personnes ont plaisir à
conserver. Les participants me disent qu'ils placent les textes que je leur
remets dans un dossier, dans une pochette, et qu'ils les gardent ainsi
précieusement. Certains sont fiers de les montrer à leurs
familles, ils les ressortent parfois et les relisent, cela leur fait du bien.
Ils se reconnaissent dans ce qui est écrit, et me disent par exemple en
découvrant leurs propos : « J'ai dit ça moi ? Ah oui, c'est
vrai, c'est bien moi » « Ah, je ne me souvenais pas que j'avais dit
ça, c'est tout à fait ça »...
En atelier d'expression, la parole des personnes aboutit donc,
individuellement, à une production écrite que je cherche à
rendre valorisante et de qualité d'une part, et la plus fidèle
qui soit aux propos qui ont été formulés d'autre part. Ces
écrits sont importants car ils donnent aux personnes le sentiment
d'exister. Alors que, dans la vie courante, les jours passent sans que l'on se
souvienne bien parfois ce que l'on a vécu, ce que l'on a dit, ce que
l'on a fait, ici, à l'aide des écrits, la course du temps marque
une pause, on peut se lire en train de dire, et cela rend plus vivant
encore.
Le sentiment d'exister passe aussi par le fait de pouvoir
toujours faire des apprentissages nouveaux et créer des choses
nouvelles. Carl Rogers l'affirme : « Lorsque les besoins
matériels sont amplement satisfaits comme cela devient le cas pour
beaucoup de personnes dans ce pays d'abondance, les individus se tournent vers
les réalités de l'esprit, à la recherche d'un plus haut
degré d'authenticité et d'accomplissement.14
»
Je ne recule ainsi devant aucun niveau de difficulté,
je cherche juste à aménager les apprentissages de façon
à ce qu'ils soient en phase avec les capacités des personnes
âgées. C'est pourquoi, au sein de l'atelier « Paroles et
Textes », j'ai suivi une progression pédagogique qui m'a permis
d'aborder avec les participants des formes poétiques assez complexes ou
des sujets quasi philosophiques, comme lorsque nous avons abordé le
thème du courage, en lien avec le printemps des poètes cette
année (Voir document annexe 6). Quel bonheur pour
les
14 ROGERS, Carl, Les groupes de rencontre,
Animation et conduite de groupes, Dunod-InterEditions, 2006, page 167.
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participants d'apprendre en s'amusant, sans même s'en
apercevoir. Cela donne l'impression d'évoluer, de progresser encore,
quel que soit son âge. On se sent ainsi toujours utiles dans la
société, toujours capable d'apporter quelque chose. Les personnes
prennent confiance en elles, elle se mettent à croire en leur
potentiel.
Pour l'anecdote, je peux citer l'exemple de Bertrand, qui
était tout heureux de me dire qu'il avait vu dans une émission
à la télé, un présentateur de jeu qui expliquait
aux personnalités présentes sur le plateau ce qu'était un
cadavre exquis. Et Bertrand de dire : « C'est incroyable, je me disais que
j'avais vu ça quelque part, après je me suis souvenu qu'on avait
fait ça ici, avec vous ! Vous savez, sur le plateau de
télé et même dans le public, il n'y en avait pas beaucoup
qui connaissaient les cadavres exquis, hein ! ». Bertrand était
fier d'avoir appris ce qu'était un cadavre exquis et d'en avoir
réalisé un ou plusieurs lui-même. Lors de mon dernier
atelier avec elles, les personnes âgées m'ont dit : « Pour
nous, c'est nouveau tout ça, on n'a jamais fait ce genre de chose,
ça nous change, ça nous fait du bien ».
Avec la conception d'un recueil rendant hommage au travail des
participants au fil des séances de l'atelier « Paroles et Textes
», j'ai cherché, en mettant bout à bout ces textes produits
au fil du temps, à montrer l'oeuvre en train de se construire. Ce
livret, intitulé Un poème c'est bien peu de chose... a
ainsi montré à quel point les participants ont créé
une oeuvre commune, comme dans n»importe quel autre atelier
d'écriture. J'ai enregistré et mis en mots leurs paroles,
l'expression orale a dominé certes, mais, au final, des textes ont
été produits, d'une qualité remarquable, comme dans un
atelier d'écriture pour adultes de facture classique. Les personnes
âgées ayant participé aux ateliers, ont eu, à la
lecture de ce recueil, le sentiment encore plus fort de « faire
société ». Comme l'expliquent Odette et Michel Neumayer
« Chaque fois que nous mettons modestement en place cette sorte de
microsociété qu'est l'atelier, chaque fois qu'au coeur d'une
société si souvent injuste et inégalitaire nous prenons
appui sur la coopération dans les pratiques de création, et ce
par des actes très simples, nous sommes dans cette filiation de la
pensée de la paix. Nous le sommes lorsque nous imaginons que ce qui se
passe ici et maintenant dans l'atelier pourrait jouer dans d'autres lieux de la
cité, pourrait essaimer et configurer autrement le « vivre
ensemble15 » (Voir document annexe 7)
Dans le cadre de son récit de vie, Anne a elle aussi
vécu une expérience de création à laquelle elle
n'aurait jamais pensé se confronter un jour. Le fait d'avoir osé
s'aventurer sur un chemin aussi difficile et si rarement emprunté par le
genre humain, a été pour cette femme d'un naturel timide, un
incroyable révélateur de ses compétences. Anne est
à la retraite depuis plus de 10 ans, ses enfants sont grands maintenant
et ses petits-enfants vivent assez loin d'elle, elle ne les voit que pendant
les vacances. Alors, pour elle et son mari, se lancer dans ce projet commun a
été une aventure extrêmement stimulante, qui leur a
donné un but pendant plusieurs mois. Cette expérience, dans
laquelle ils ont avancé de concert, unis vers ce même
15 NEUMAYER, Odette et Michel, Animer un
atelier d'écriture, faire de l'écriture un bien
partagé, ESF Editeur, 2003, Page 21.
objectif de création, revivant les épisodes
phares de leur existence (vie de couple, vie de famille) a redonné un
sens et de la valeur à leur vie.
Anne s'est sentie vivante plus que jamais elle aussi parce
qu'elle a été bousculée par cette immersion dans la
démarche de création, parce qu'elle s'est confrontée aux
affres de l'écriture, à ses questionnements, à ses doutes,
à ses incertitudes et à ses angoisses. Elle a découvert
l'occupation mentale que représente l'écriture pour tout
écrivain. Elle m'a raconté souvent que, si elle se
réveillait dans la nuit et qu'elle avait alors « le malheur »
(ce sont ses mots) de penser à son texte en cours d'écriture,
elle ne pouvait pas se rendormir, elle pensait à ces pages qui
l'attendaient, et parfois, elle se levait alors en pleine nuit, mue par une
inspiration soudaine.
Dans son roman Rien ne s'oppose à la nuit ,
Delphine de Vigan explique ainsi cet état particulier que vit celui qui
est absorbé par l'écriture : « Pourtant l'obsession
était là, continuait de me réveiller la nuit, comme chaque
fois que je commence un livre, de telle sorte que mentalement, pendant
plusieurs mois, j'écris tout le temps, sous la douche, dans le
métro, dans la rue, j'avais déjà vécu cela, cet
état d'occupation (...) Je sais aujourd'hui l'état de tension
particulier dans lequel me plonge l'écriture, combien celle-ci me
questionne, me perturbe, m'épuise, en un mot me coûte, au sens
physique du terme.16 »
Cette expérience de création a été
si stimulante pour Anne et son mari, elle les a mis tellement en confiance
qu'ils ont enfin franchi le pas pour s'attaquer à une réalisation
qu'ils avaient laissée inachevée depuis longtemps : la conception
d'un arbre généalogique sur lequel figureraient le détail
des frères et soeurs du père d'Anne, avec les oncles et tantes,
les neveux et nièces, les petits neveux et petites nièces ! Ils
m'ont montré avec fierté les panneaux enfin terminés,
qu'ils ont pour projet d'installer dans la montée d'escalier menant
à l'étage de leur maison.
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16 DE VIGAN, Delphine, Rien ne s'oppose à
la nuit, Jean-Claude Lattès,2011.
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