b.3 Les Partis politiques, quelle gauche pour quelle droite
? : 1943-1959
Après les expériences du Front populaire en
France et l'instauration du régime franquiste en Espagne (1936-1939),
les premiers groupes syndicaux installés au Maroc constituaient des
unions syndicales départementales. Elles étaient composées
d'une classe moyenne et d'un prolétariat européen
(français, italien et espagnol). De ces unions syndicales
départementales va naître l'Union Générale des
Syndicats Confédérés du Maroc (UGSCM). Mais, comme
l'explique une enquête collective sur la vie dans les bidonvilles au
Maroc, la réalité de la classe prolétaire marocaine vivant
dans des conditions déplorables, dépasse le cadre syndical
proposé par l'UGSCM42.
L'UGSCM a dès lors fait place à une centrale
syndicale ouvrière dont la majorité des cadres est marocaine.
C'est l'Union Marocaine du Travail (UMT). L'UMT jouera un rôle central
dans les mobilisations des masses ouvrières depuis son Congrès
constitutif semi-clandestin tenu le 20 mars 195543. Répartie
en plusieurs sections ouvrières, cette centrale syndicale va, en plus
des cheminots et routiers,
39 R. REZETTE, cit., pp. 293-294.
40 A. AYACHE, Le Mouvement Syndical au Maroc,
Paris, L'Harmattan, Tome 1, 1982, pp. 31-58.
41 A. AYACHE, cit., pp. 250-253.
42 R. MONTAGNE (dir.), Naissance du
prolétariat marocain : Enquête collective (1948-150), Paris,
Cahiers de l'Afrique et de l'Asie, 1954, pp. 154-155.
43 M. MONJIB, La monarchie marocaine et la lutte
pour le pouvoir : 1955-1965, Paris, L'Harmattan, 1992, pp. 82.
17
puiser sa force au sein des dockers et mineurs répartis
principalement à Casablanca, Rabat, Oujda, Khouribga et Marrakech. Parmi
les personnalités marquantes de ce syndicat, nous citons Mahjoub Ben
Seddik* et Abdallah Ibrahim*. Alors que les troupes américaines
débarquent à Casablanca, le Parti Communiste Marocain (PCM) voit
le jour en juillet 194344. Ce parti va représenter le
principal rival politique du futur parti de l'Istiqlal. Le PCM est mis en place
par un groupe de personnes lié aux sections internationales communistes
dont Léon-René Sultan et Ali Yata*. Parmi les figures de proue du
PCM citons Abraham Serfaty*. Le PCM est issu du Parti Communiste
Français (PCF). Le PCM s'organise en bureau central, en cellules avec
une jeunesse du parti ; un système de cotisation permanent est mis en
place45.
Le 11 janvier 1944, le groupe d'Allal El Fassi* constitue le
parti de l'Istiqlal (PI) à vocation nationale, dont la doctrine est
reprise en 14 points et exprime une pensée réformiste sans pour
autant rompre avec l'Ordre traditionnel établi46. Les
principales revendications sont l'indépendance du pays et le
rétablissement de la monarchie au Maroc. Le PI va essentiellement
être un parti constitué des cadres, de la bourgeoisie citadine et
de la classe moyenne naissante. Jusqu'à la veille de
l'indépendance, le PI va essayer d'avoir le monopole politique et
ambitionner d'être un « Parti-Nation » à l'image du FLN
en Algérie, du Néo-Destour en Tunisie, du Wafd en Egypte
ou encore du Parti Congrès en Inde.
Entre 1946 et 1948, c'est la naissance du Parti
Démocratique de l'Indépendance47(PDI). Ses partisans
sont issus, comme le PI, d'une bourgeoise citadine, intellectuelle et
volontiers francophile. Le parti est marqué par une doctrine politique
libérale et davantage laïcisante que le PI. Membre fondateur du
PDI, Hassan Ouazzani* est un intellectuel formé à la Sorbonne,
qui devient un rival de taille au za'im (leader charismatique en
arabe) qu'est Allal El Fassi. Le PDI peut égaler le PI en termes de
légitimité politique car les militants fondateurs du PDI ont
participé dès les années 1930 à la création
du Mouvement National ; il peut ainsi saper toute tentative
d'hégémonie de la part du PI.
Dans ce contexte politique national majoré par certains
événements internationaux tels l'assassinat du syndicaliste
tunisien Farhad Hachad et l'accession du nouveau régime des officiers
libres en Egypte depuis 1952, des manifestations commencent à
s'intensifier contre la présence militaire et civile française.
Des émeutes éclatent contre le Résident
Général les 7 et 8 décembre 1952 et conjointement, des
actions armées sont dirigées par une Armée de
Libération Nationale marocaine naissante (ALM). L'ALM est
constituée essentiellement par des membres de la résistance
armée rurale et urbaine née depuis le début du
Protectorat. Comme la branche armée du PCM, le Croissant Noir, l'ALM
organise des attaques contre des civils européens et des soldats
français, mais aussi contre les membres de l'extrême droite
française
44 R. REZETTE, op. cit., pp. 162.
45 Par exemple, pour le PCM, les membres
affiliés payaient entre 5 et 60 francs. Cette cotisation
dépendait des revenus (chômeurs, femmes non salariées,
salariés de moins de 2000 frs à plus de 6000 frs) in R. REZETTE,
cit., pp. 337.
46 Manifeste du Parti de l'Istiqlal le 11 janvier
1944.
47 R. REZETTE, op. cit., pp. 356-361.
18
notamment ceux de « Présence Française
»48. Ces attaques s'ordonnaient en réponse aux
manifestations qu'organisaient « Présence Française »
où les quartiers des commerçants marocains étaient pris
à partie.
A partir de 1953, un nouveau tournant politique est pris.
Cette séquence marque une phase de ce que l'historiographie
française appelle le conflit Résidence-Palais. Que s'est-il
passé ? Le roi Mohamed V devait compter avec le Mouvement National de
plus en plus important, et supportait de moins en moins le poids politique du
Résident Général qui cherchait à disséminer
le pouvoir royal entre les mains de certains agents d'autorité du
Makhzen. Le comportement frondeur du pacha Thami El Glaoui, originaire d'une
famille de Grand Caïd, vis-à-vis de Mohamed V
répondait parfaitement à ce rapport de forces instauré par
le Résident Général. Dès lors, suite au refus de
contresigner les décisions du Résident, la famille royale est
exilée à Antsirabé, à Madagascar. Entre-temps, un
cousin de Mohamed V, Mohamed Ben Arafa (19531955) est installé comme
nouveau roi aux ordres de la Résidence.
Dès 1954, les événements pour
l'indépendance en Algérie obligent le Résident
Général à calmer la situation au Maroc ; les partis
politiques marocains avec le Résident Général Gilbert
Granval et le ministre des Affaires Etrangères français Edgar
Faure, établissent des compromis à l'amiable qui sont
formalisés par les accords d'Aix-Les-Bains en août 1955, de
Celle-Saint-Cloud et le retour de la famille royale de Madagascar les 6 et 16
novembre de la même année, conférant au Maroc un statut
« d'indépendance dans l'interdépendance ». Le terme
« d'interdépendance » a suscité des confusions entre
les deux parties, cependant qu'Edgar Faure y voyait «
l'enchevêtrement » d'intérêts économiques de la
France au Maroc49. Le retour du roi sur son trône est aussi
négocié par les partis politiques marocains avec la condition
sine qua non de doter le Maroc d'une Constitution.
De mars à octobre 1956, le Gouvernement de Transition
récupère progressivement les anciennes zones territoriales
françaises, espagnoles et Tanger. Une souveraineté territoriale
retrouvée, des chantiers politiques, économiques et sociaux
s'imposent. Les Gouvernements intérimaires assurés par le Colonel
M'barek Bekkaï50(du 7 décembre 1955 au 3 décembre
1956) sont marqués par le maintien des effectifs militaires
français sur le territoire pour autant que les ouvriers et les paysans
continuent à vivre dans les mêmes conditions que sous le
Protectorat, voire même celles qui prévalaient avant 1912.
A la suite des événements de Suez et l'Union
Nationale des Etudiants du Maroc (UNEM) a tenu son Congrès constitutif
à Rabat, en 195651. Héritière de l'Association
des Etudiants Musulmans Nord-Africains52, L'UNEM devient la centrale
syndicale étudiante la plus importante au Maroc. Elle doit son
importance à sa jeune élite, instruite et cultivée,
permettant la formation des nouveaux cadres
48 M. MONJIB, op. cit., pp. 85. J. BRIGNON
et al., Histoire du Maroc, op. cit., pp. 403-404. L. CERYCH,
Européens et Marocains, 1930-1956 : Sociologie d'une
décolonisation, Brugge, Collège d'Europe, 1964.
49 A. DE LAUBADERE, Le statut international du
Maroc depuis 1955, in Annuaire français de droit international,
Vol.2, 1956, pp. 144-145.
50 J-C. SANTUCCI, Chroniques politiques
marocaines : les Gouvernements Marocains depuis l'indépendance jusqu'au
31 décembre 1970, Paris, Editions du CNRS, 1982, p. 246.
51 M. MONJIB, op. cit., p. 88.
52 P. LE PAUTREMAT, La politique musulmane de
la France au XXe siècle : de l'Hexagone aux terres d'Islam. Espoirs,
réussites, échecs. Paris, Maisonneuve & Larose, 2003,
pp. 288-326. L'AEMNA a vu le jour en novembre 1927.
19
nationaux. L'UNEM, plus que l'UMT, est composée d'une
jeunesse désireuse du changement. C'est par ailleurs au sein de l'UNEM,
que Mehdi Ben Barka* dispose d'une certaine attention et d'une première
base pour élaborer une nouvelle perspective politique, économique
et sociale. Le Mouvement Etudiant représenté par l'UNEM va jouer
un rôle central dans la politisation des universitaires et lycéens
marocains au Maroc et à l'étranger. Qui plus est, l'UNEM jouait
le rôle capital d'une tribune pour l'opposition, dès lors qu'elle
était interdite par le Palais. Face aux demandes des partis politiques
souhaitant un plan quadriennal (1954-1957) 53 destiné
à doter le Maroc d'une économie industrielle et d'un Plan
d'Enseignement, le Palais élude la situation et consolide ses positions
en cherchant à gagner du temps.
|