9 - Contenu de la
représentation sociale de la vie des enfants dans la rue des
travailleurs sociaux
Pour cerner la représentation sociale qu'ont les
travailleurs sociaux de la vie des enfants en situation de rue, l'analyse
transversale reprend les mêmes thèmes que pour les enfants.
Thème 1 : Appréciation de la vie dans la
rue
Un environnement dangereux et malsain
Pour Nitesh, « les enfants qui vivent dans la rue, et
les enfants qui ramassent les ordures et qui ont des problèmes dans leur
famille [...] ce sont les enfants des rues ». Madan les
considère comme « le groupe le plus vulnérable dans le
monde » et Laxman comme des enfants « privés
d'amour et d'attention ». Pour les travailleurs sociaux,
personne ne prend soin des enfants et ils n'ont aucune protection. C'est ce
qu'ils viendraient chercher, entre autres, dans les centres des ONG, ainsi que
de l'affection et de l'amour qu'ils ne trouvent pas dans la rue. Les enfants en
situation de rue sont vus comme des enfants malheureux, avec une vie
pénible ; le bonheur qu'ils peuvent afficher ne serait que de
surface.
L'enfant en situation de rue est un enfant qui travaille. Il
passe 24h/24 dans la rue ; il est sale, mal habillé et parle mal. Ce
sont aussi des enfants qui ne sont pas guidés et qui ne savent pas ce
qui est bien ou mal.
Dans le discours des cinq sujets, on comprend que la rue
représente un univers éminemment dangereux et difficile. La vie
dans la rue pour les enfants est néfaste, violente et présente de
nombreux risques surtout la nuit. C'est aussi une mauvaise voie pour les
enfants, voire une impasse.
Dans la rue, les enfants font face à des
expériences traumatisantes. Il y a les abus sexuels par les
étrangers et à l'intérieur du groupe ; le comportement de
la police et celui de la population peuvent aussi être très
violents.
Les autres problèmes évoqués de la vie
dans la rue sont les maladies dont le sida, les arrestations par la police en
cas de vol et la grande difficulté à cesser une consommation
considérable de drogues. Les enfants peuvent être rapidement
impliqués dans des activités délinquantes, comme le vol,
voire criminelles. Sur ce point, la responsabilité de la
société est évoquée dans la voie que prennent les
enfants : à force d'étiqueter les enfants et de leur renvoyer une
image de délinquant, les adultes les poussent sur ce chemin.
Les intervenant sociaux interrogés considèrent
aussi que l'enfant en situation de rue est en dehors de la
société, il vit dans un environnement complètement
différent, un monde inconnu des adultes ; c'est une vie anormale, pas
vraiment dans la réalité. Un des sujets ajoute que les enfants
utilisent un langage codé pour communiquer entre eux.
Finalement, y'a du plaisir
[...] j'ai parlé avec tellement d'enfants, je leur
donne des informations comme «la vie dans la rue est très
dangereuse, il y a plusieurs organisations, alors pourquoi tu ne viens pas
à l'ONG ?» [...] Ils me disent que dans la rue, ils gagnent 500
roupies par jour. [...] C'est beaucoup d'argent vous savez. [...] Ils me disent
«On a une vie très bien dans la rue! Nous avons beaucoup d'argent.
Si on va dans une organisation, il y a des règles importantes, [...]
donc on veut pas s'adapter à ces règles alors qu'on aime
être dans la rue.» [...] C'est du bon temps! Parce qu'ils ont
beaucoup d'argent et ils ont une vie de liberté. Ils peuvent faire tout
ce qu'ils veulent. »
Extrait de l'entretien avec Krishna.
Quand on interroge les travailleurs sociaux sur le fait que
les enfants restent dans la rue alors qu'ils ont la possibilité d'aller
dans différents foyers, ils reconnaissent que, pour les enfants, la rue
est aussi un espace de liberté et de plaisir ; et les enfants perdent
cette liberté en allant dans un foyer. Ils s'amusent beaucoup aussi et
ils aiment la rue, trouvant leur vie très bien. Katmandou exerce une
forte attraction sur les enfants et offre plus d'opportunités que la vie
dans les villages. Ils ont de l'argent et ont accès à
« une nourriture délicieuse » meilleure
qu'à la maison, selon Laxman. Les services proposés par les ONG
sont sources de confort, avec des jeux, la télévision, les repas.
À Katmandou, les touristes contribuent à rendre la rue attirante
et plaisante.
Prem nuance en disant que si les enfants aiment la rue, ils ne
la considèrent cependant pas comme leur maison, et qu'il existe chez eux
une ambivalence car ils ont aussi envie de normalité :
[...] ils ont envie, quand ils voient les autres enfants
qui vont à l'école, avec leur uniforme, ils ont envie d'aller
à l'école. Quand ils voient des enfants qui jouent avec papa,
maman dans les parcs, eux aussi ils ont envie de jouer dans les parcs.
Synthèse : Un espace ludique mais
déviant
Pour les cinq travailleurs sociaux, la vie dans la rue
exposent les enfants à de nombreux dangers et violences. Ils y sont
seuls, sans protection, ni amour, sauf s'ils se rendent dans les ONG. L'enfant
en situation de rue leur apparaît vulnérable. Mais la rue
apparaît aussi comme un espace de déviance, où les enfants
penchent vers la toxicomanie et les activités délinquantes et
criminelles.
Comparativement à la vie dans leur famille, dans leur
village, la vie dans les rues de Katmandou peut offrir aux enfants de
meilleures conditions matérielles et de loisirs, et ils ont une
liberté qu'ils perdent en allant vivre dans un foyer. Cette
liberté et les plaisirs qu'ils trouvent dans la rue contribuent à
maintenir les enfants dans la rue.
Enfin, on a l'impression d'avoir à faire à une
société des enfants, à une société à
part quand les travailleurs sociaux parlent de leur vie anormale, en dehors de
la société, avec son langage propre.
Thème 2 : Revenus
Obtention
Trois activités essentielles ont été
mentionnées en tant que sources de revenus pour les enfants. La
principale constitue à ramasser le plastique pour le vendre aux
entreprises de recyclage. Cette activité vaut aux enfants le surnom de
kathe, en népalais, soit ramasseur de plastique. Ce
qualificatif est très péjoratif et ne plaît pas aux
enfants. Pour gagner de l'argent, ils pratiquent aussi la mendicité et
le vol.
Une quatrième occupation, indiquée seulement par
un éducateur, est la participation des enfants aux activités de
prostitution de filles : ils leur trouvent des clients et en échange,
ils reçoivent une prime.
Les sujets reconnaissent que les enfants sont capables de
gagner leur vie ; ils peuvent obtenir entre 150 et 300 roupies par jour.
Utilisation
L'argent ainsi gagné sert principalement à
acheter de la colle, à manger et à faire des économies
notamment pour retourner dans la famille lors des grandes fêtes.
L'argent est aussi vu comme ayant une certaine importance dans
le parcours de l'enfant ; le terme de dépendance est employé.
Selon les intervenants sociaux, les enfants trouvent très dur de se
retrouver dans un foyer où ils ne gagnent plus d'argent et ce serait un
des facteurs d'échec des réinsertions.
Synthèse : De l'argent, mais à quel prix
?
Concernant les revenus, le discours des travailleurs sociaux
tend à dresser un portrait peu valorisant de la situation des enfants.
Ils gagnent leur vie, certes, mais par des activités peu enviables :
mendicité, ramassage d'ordures, vols. Bien que cet argent serve aux
enfants à couvrir des besoins de base et des déplacements,
notamment pour rendre visite à leur famille, il leur permet surtout de
se droguer. Il se développe en plus un attachement à l'argent, ou
au moins une habitude, qui réduit les chances de succès lors de
réinsertion en foyer.
Thème 3 : Apprentissage
D'une manière générale, quatre des
travailleurs sociaux déclarent que les enfants n'apprennent rien quand
ils sont dans la rue, qu'ils ne développent aucune compétence.
À la limite, s'ils apprennent des choses, ce sont seulement des «
mauvaises choses » ou des « activités
criminelles » nous dit Krishna, et s'ils apprennent des bonnes
choses, c'est grâce aux ONG.
Le fait que les enfants n'apprennent rien dans la rue est
d'ailleurs une des raisons pour lesquelles un enfant ne voudrait pas retourner
dans sa famille ; ce serait trop humiliant pour le garçon s'il revenait
sans éducation ni travail.
Quand la question précise est posée, deux sujets
répondent finalement que les enfants apprennent à s'adapter,
à être très malin, à prendre des décisions
rapidement ; plus largement, ils développent la capacité à
survivre. Mais ces propos sont en opposition avec ceux tenus
spontanément plus avant dans l'entretien.
Synthèse : Rien à apprendre
En terme d'apprentissage, la représentation des
interviewés est assez évidente. Les enfants en situation de rue
développent certes des capacités liées à la survie
dans la rue mais globalement, ils ne peuvent rien apprendre dans cet
environnement, ou rien de ce que les travailleurs sociaux jugent bon et utile.
Un seul fait mention de la possibilité de bons apprentissages quand les
enfants fréquentent les centres des ONG.
Thème 4 : Relations avec les pairs
Relations entre enfants
La plupart des enfants en situation de rue ont des amis ou
appartiennent à un groupe ; seulement quelques enfants fonctionnent
seuls. Une très bonne unité peut exister entre eux.
Relations entre les enfants en situation de rue semblent
synonyme d'influence. Dans le cas d'un enfant qui arrive dans les rues de
Katmandou, son parcours peut être très différent selon s'il
rencontre en premier des éducateurs de rue ou un groupe d'enfants. Ces
derniers l'initieront à la vie dans la rue et lui fourniront les codes
nécessaires. Il y a aussi les enfants en situation de rue qui repartent
dans leur village et qui, à cette occasion, parleront en termes positifs
de la capitale, ce qui a comme effet potentiel d'attirer d'autres enfants dans
les rues. Enfin, la pression qu'exerce le groupe peut contribuer à
l'échec de l'adaptation des enfants dans les foyers de transit.
Au sein du groupe
Tous les sujets se représentent la plupart des enfants
fonctionnant en groupe, avec un leader à leur tête. Les leaders
sont décrits comme étant plutôt autoritaires, violents et
abusant des plus jeunes. On parle ici d'abus sexuels et d'exploitation : les
leaders envoient les plus jeunes travailler et prennent tout ou partie de leurs
gains. Certains intervenants considèrent qu'il est important de
travailler avec les leaders pour réduire les mauvais traitements et
l'impact négatif qu'ils peuvent avoir sur les plus jeunes, notamment en
bloquant le travail des éducateurs de rue.
Synthèse : Des relations influentes, pas
vraiment bienveillantes
À part un des sujets, qui mentionne une bonne
unité entre les enfants en situation de rue, la représentation
des relations entre les pairs est plutôt négative. Elle est
marquée par la prédominance de l'organisation en groupe avec un
leader violent qui abuse de son pouvoir et par l'influence que des enfants
exercent sur leurs pairs et qui a comme conséquence de les attirer ou de
les maintenir dans les rues.
Thème 5 : Toxicomanie
Consommation
Tous les travailleurs sociaux interrogés s'accordent
pour dire qu'un enfant en situation de rue se drogue surtout en inhalant de la
colle, mais aussi avec de l'alcool, ou en fumant des cigarettes et de la
marijuana. Leur consommation est importante. D'ailleurs presque tout l'argent
gagné est utilisé pour acheter de la drogue, et principalement de
la colle. Cela fait aussi partie des premières activités à
laquelle les enfants en situation de rue initient les nouveaux.
Effet
Les enfants commencent à prendre de la drogue parce
qu'ils n'en connaissent pas les effets. Ils deviennent ensuite
dépendants et il est très difficile d'arrêter. Cette
dépendance est un autre élément important qui retient les
enfants dans la rue ; elle rend aussi l'action des travailleurs sociaux encore
plus délicate ; deux éducateurs trouvent en effet plus dur de
travailler avec les enfants qui sont dans la toxicomanie.
Synthèse : Collés!
Prendre de la drogue, principalement de la colle, est vraiment
une activité majeure pour les enfants en situation de rue, dans la
représentation des sujets. La dépendance des enfants est
très forte et entraîne une double difficulté pour les
travailleurs sociaux, à la fois dans leurs interactions avec les enfants
et dans le succès des programmes de réinsertion.
Thème 6 : Perspectives d'avenir
Selon les intervenants, un adolescent ou un jeune adulte qui
est encore dans la rue, se dirige vers un avenir très sombre, voire une
mort précoce, du fait des maladies, accidents ou overdoses. N'ayant pas
de compétences, le jeune ne trouvera pas de travail et à cause de
son âge, ne gagnera plus d'argent par la mendicité. Ses seules
options seront de se tourner vers des activités criminelles ou
d'être le leader d'un groupe d'enfants qui travailleront pour lui.
De plus, quand les enfants en situation de rue atteignent un
certain âge, la plupart des ONG ne les prennent plus en charge. Il y a
aussi une plus grande difficulté à travailler avec des jeunes qui
sont dans la rue depuis longtemps.
Synthèse : Un futur sombre
La représentation des cinq sujets sur cette question
est claire : les enfants en situation de rue n'ont pas d'avenir ou seulement un
avenir sombre, inscrit dans la criminalité ou dans l'exploitation
d'enfants en situation de rue plus jeunes. Plus le temps passé dans la
rue est long, plus les travailleurs sociaux éprouvent de la
difficulté dans leur intervention.
Synthèse générale sur la
représentation de la vie des enfants dans la rue de Krishna, Laxman,
Madan, Nitesh et Prem
Considérant les résultats
présentés, ils permettent de repérer le contenu de la
représentation sociale qu'ont les travailleurs sociaux de la vie des
enfants en situation de rue. Les éléments se résument
ainsi :
- la rue pour les enfants est un espace à la fois
ludique, très dangereux, violent et déviant. Elle offre aussi une
très grande liberté et l'absence de règles, ceux que les
enfants aiment particulièrement ;
- les enfants en situation de rue forment une
société des enfants, une société à part,
anormale ;
- les enfants s'assurent des revenus par des tâches peu
valorisantes avec la collecte du plastique dans les ordures et la
mendicité ou par des activités délinquantes en volant ;
- l'argent gagné sert surtout à se droguer mais
aussi à couvrir les besoins de bases ou à faire des
économies, pour retourner dans les familles par exemple ;
- la vie dans la rue ne permet aucun apprentissage aux enfants
ou rien de bien, si ce n'est éventuellement la capacité à
survivre ;
- les relations entre les enfants en situation de rue sont
marquées par l'organisation en groupe autour d'un leader plutôt
violent, abusant de son pouvoir et de conflits entre les plus âgés
et les plus jeunes ;
- l'influence des pairs est forte et peu positive sur le
parcours des enfants, car cela contribue à l'arrivée d'enfants
dans la rue et à l'échec des réinsertions ;
- l'usage de la colle est très répandu parmi les
enfants en situation de rue et leur dépendance est forte ;
- vivre dans la rue n'offre aucun futur aux enfants si ce
n'est dans la délinquance ou la criminalité ;
- la dépendance ou l'habitude des enfants à la
drogue, à l'argent et à la liberté, ou au moins à
l'absence de règles sont autant d'éléments qui entravent
les missions de réinsertion des travailleurs sociaux.
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