Université Toulouse - Le Mirail
Psychologie mention clinique interculturelle
Mémoire de Master 1re année
LES ENFANTS EN SITUATION DE RUE À KATMANDOU :
ÉTUDE COMPARATIVE DE LA REPRÉSENTATION SOCIALE DE
LA VIE DANS LA RUE DES ENFANTS EN SITUATION DE RUE ET DES TRAVAILLEURS SOCIAUX
NÉPALAIS
Marion Séré
N° étudiante : 10303476
Sous la direction de Yoram Mouchenik
Assesseur : Anne-Valérie Mazoyer
Juin 2011
Afin d'alléger le texte, il est entendu que les termes
de forme masculine utilisés dans l'ensemble du document sous-entendent
à la fois les formes masculines et féminines.
Pour respecter l'anonymat des participants de cette recherche,
tous les noms de personnes, d'organisations et de lieux ont été
modifiés
RÉSUMÉ
L'étude cherche à comprendre les raisons qui
amènent certains enfants à continuer à vivre dans la rue
malgré les opportunités de rester dans des foyers. Pour
éclairer ce qui peut mettre en échec l'aide proposée aux
enfants, nous avons comparé les représentations sociales qu'ont
les enfants en situation de rue et les travailleurs sociaux de la vie dans la
rue avec comme postulat qu'il existe une différence importante entre
leurs deux représentations. Cinq entretiens avec des travailleurs
sociaux népalais et six entretiens avec des enfants en situation de rue
visaient à identifier le contenu de leurs représentations
sociales sur la vie dans la rue. L'analyse de contenu thématique a
révélée des différences importantes entre les
représentations des deux groupes mais de trop nombreuses limites
méthodologiques ne permettent pas de valider l'hypothèse.
Mots-clés : enfant en situation de
rue, représentations sociales, vie dans la rue, travail social
Abstract
The study seeks to understand the reasons why some children
continue to live on the streets despite the opportunity to stay in hostels. To
shed light on the possible cause of failure of the proposed aid to the
children, we have compared the social representation that the children in
street situation and the social workers have of the life in the street with the
postulate that there is an important difference between the two. Five
interviews with Nepali social workers and six with kids living in the street
has been used to identify their social representation of the life in the
street. The thematic content analysis revealed significant differences between
the representations of both groups, but too many methodological limitations
prevent us from validating the hypothesis.
Keywords: children living on the streets,
social representations, street life, social work
SOMMAIRE
Introduction
8
PROBLÉMATISATION ET PARTIE THÉORIQUE
10
1 - Des enfants et des rues
10
1.1/ Quels enfants dans quelles rues ? Présentation
d'un phénomène mondial
10
1.2/ L'enfant en situation de rue : acteur, déviant
ou victime ?
12
1.3/ Les enfants en situation de rue dans le contexte
népalais
14
2 - Penser le travail social : l'utilité des
représentations sociales
16
2.1/ Définitions et fonctions des
représentations sociales
16
2.2/ Un outil d'analyse pour penser le travail social dans
un phénomène d'exclusion
18
3 - Problématisation
20
Partie empirique
24
4 - Une étude comparative
24
5 - Participants
24
5.1/ Terrain d'investigation
24
5.2/ Les enfants
25
5.3/ Les travailleurs sociaux
27
6 - Matériel et procédure
27
6.1/ Le choix de l'entretien
27
6.2/ Type et guides d'entretien
28
6.3/ Procédure
29
RÉSULTATS
30
7 - L'analyse : procédé
30
8 - Contenu de la représentation sociale de la vie
dans la rue des enfants en situation de rue
31
9 - Contenu de la représentation sociale de la vie
des enfants dans la rue des travailleurs sociaux
41
10 - Contenus des représentations sociales de la vie
dans la rue des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux :
analyse comparative
50
DISCUSSION
52
11 - Interprétation des résultats au regard
du cadre théorique
52
12 - Limites
56
13 - Perspectives
61
Conclusion
64
Bibliographie
65
Annexes
70
Annexe I - Informations sur les participants
71
Annexe II - Guide d'entretien pour les enfants en
situation de rue
73
Annexe III - Guide d'entretien pour les travailleurs
sociaux
76
Annexe IV - Analyse de contenu thématique des
entretiens avec les enfants
78
Annexe V - Analyse de contenu thématique des
entretiens avec les travailleurs sociaux
84
Annexe VI - Entretiens avec les enfants en situation de
rue
89
Annexe VII - Extraits des entretiens avec les
travailleurs sociaux
139
Les enfants de la rue, ça vient de nous. On n'a pas
pris soin d'eux.
Un travailleur social népalais
Introduction
En 2008, une expérience de bénévolat dans
une association népalaise à Katmandou, la capitale nationale,
nous sensibilisait au phénomène des enfants en situation de rue,
qui est présent sur tous les continents, y compris en Amérique du
Nord (Baubet, 2003 ; Coward Bucher, 2008 ; Holdaway & Ray, 1992 ;
Karabanow, 2006 ; Kidd & Shahar, 2008 ; Le Roux, 1996 ;
Panter-Brick, 2001 ; Taylor, Lydon, Bougie & Johannesen, 2004 ;
Usborne, Lydon & Taylor, 2009) et d'une grande ampleur. Des enfants,
dès 5 ans, peuvent quitter leur domicile familial, pour des
périodes plus ou moins longues, et vivre dans la rue. En même
temps que nous découvrions leur existence, est venue la rencontre avec
le monde de l'aide humanitaire et des Organisations Non Gouvernementales (ONG).
Leur présence à Katmandou est importante. Malgré cela,
nous avons pu constater que nombre d'enfants, s'ils fréquentaient les
refuges ouverts par ces organisations, n'en continuaient pas moins à
vivre dans la rue, de manière autonome. Avec la représentation
que nous avons de l'enfance et de l'univers de la rue, il nous était
difficile d'imaginer les deux réunis! Pourquoi les enfants restaient-ils
dans cette rue, pouvant être synonyme de violences et de nombreux
problèmes alors qu'on leur offrait un toit, des repas, une
éducation... ? Ce questionnement et la volonté de comprendre ne
nous ont pas quittée et constituent le point de départ de cette
recherche.
D'autres études (Holdaway & Ray, 1992 ; Martinez,
2010) ont eu le même questionnement et ont apporté des
éléments de réponses, chacune développant un angle
de réflexion différent. Notre approche est issue de la
psychologie sociale, courant qui, avec la sociologie, a largement
contribué à une meilleure connaissance et compréhension de
ce phénomène. Il y a un besoin certain pour une approche clinique
mais la quasi-absence de travaux dans ce secteur aurait rendu délicat un
travail de cette nature. Avec la psychologie sociale, et plus
précisément l'étude des représentations sociales
des différents groupes en présence (enfants et adultes), nous
avons vu là un moyen pertinent pour interroger ce qui met en
échec l'aide proposée aux enfants.
Notre étude est une analyse comparative entre la
représentation sociale de la vie dans la rue des enfants en situation de
rue et des travailleurs sociaux népalais, pour évaluer
l'existence ou non d'un décalage entre ces représentations. Elle
prend ainsi en compte le vécu de l'enfant.
La revue de la littérature effectuée permet de
délimiter le phénomène des enfants en situation de rue et
de cerner l'utilité des représentations sociales dans
l'étude des problèmes d'exclusion. La partie empirique
présente la méthodologie adoptée dans cette étude.
Les résultats présentés sont ensuite discutés en
fonction d'éléments théoriques et
méthodologiques.
PROBLÉMATISATION ET PARTIE
THÉORIQUE
1 - Des enfants et des
rues
1.1/ Quels enfants dans quelles rues
? Présentation d'un phénomène mondial
Terminologie
La dénomination «enfants de la rue»,
street children en anglais, adoptée dans les années
1980, s'est largement imposée, bien qu'elle soit remise en cause par de
nombreux chercheurs (Panter-Brick, 2001). Son usage est jugé
stigmatisant et discriminant car l'enfant se trouve alors réduit
à son appartenance à la rue et aux comportements déviants,
sans qu'on prenne en compte son expérience ; elle ne permet pas non plus
de révéler la pluralité des situations et met seulement en
lumière les conditions de travail et de vie dans la rue, sans faire
référence aux caractéristiques sociales et personnelles de
l'enfant (Invernizzi, 2000 ; Lucchini, 1993 ; Panter-Brick, 2001, 2002). Pour
pallier à ce problème, Baubet (2003) utilise comme terminologie
«enfants en situation d'exclusion» incluant ainsi l'ensemble des
situations pouvant être rencontrées : dans la rue, en institution,
en prison. Lucchini, en 2001, emploie indifféremment «enfant de la
rue» et «enfant en situation de rue». C'est cette
deuxième dénomination qui sera employée ici car cette
étude se centre sur les enfants dont le lieu de vie principal est la rue
et, comme le souligne Stoecklin (2000), elle entraîne un regard qui
permet de mieux appréhender la diversité des situations.
Typologie
Les enfants en situation de rue sont fréquemment
définis selon deux axes : le temps passé dans la rue et l'absence
d'adultes responsables (Aptekar & Stoecklin, 1997). Pourtant, il existe une
hétérogénéité de situations. Lucchini (1998)
suggère d'aborder ce phénomène en termes de relation
à la rue, plutôt que d'appartenance à la rue. Dans le cas
sud-américain, l'auteur identifie neuf dimensions qui permettent de
rendre compte de la complexité de ce qu'il nomme le «système
enfant-rue». On trouve donc les dimensions spatiale et temporelle, la
dimension de l'opposition entre la rue et la famille et les images respectives
qu'en a l'enfant, les dimensions de la sociabilité et de la
socialisation, soit l'organisation entre les enfants en situation de rue, le
fonctionnement du groupe et la sous-culture de la rue, la dimension des
activités dans la rue, plurielles et variant selon les endroits, les
dimensions identitaire et du genre, et enfin la dimension motivationnelle,
c'est-à-dire les raisons poussant à se rendre ou à rester
dans la rue. Tous ces éléments définissent le
phénomène des enfants en situation de rue et varient fortement
d'un contexte à l'autre.
Un phénomène complexe, des causes
multiples
Communément, les causes de départ dans la rue
citées par les enfants et que l'on retrouve dans la littérature
(Baubet, 2003 ; Le Roux, 1996 ; Martinez, 2010) sont les violences familiales,
l'alcoolisme parental et la pauvreté. Souvent reprise, la classification
de Lucchini (1993) permet d'envisager l'origine complexe du départ
à la rue en offrant une classification à trois niveaux :
- les facteurs macroscopiques impliquent les
phénomènes socio-économiques au niveau de l'État
tels que la gestion du budget, la dette nationale, les crises
économiques ;
- les facteurs mésoscopiques ou intermédiaires
concernent les éléments présents dans l'environnement
immédiat de l'enfant mais sur lesquels il n'a pas de prise directe. Ce
sont, par exemple, le chômage, l'urbanisation
accélérée, l'absence de formations professionnelles. Ces
facteurs peuvent placer l'enfant en situation de vulnérabilité
sociale (Baubet, 2003).
- les facteurs microscopiques font référence
à une réalité qui engage directement l'acteur social que
représente l'enfant.
Cette dernière catégorie indique que les
conditions externes ne suffisent pas à expliquer un départ dans
la rue. Les composantes psychologique et individuelle sont à prendre en
compte ; pour des conditions de vie semblables, les réponses ne sont pas
identiques et seule une minorité d'enfants s'éloignera de son
domicile, définitivement ou pas (Lucchini, 1998).
1.2/ L'enfant en situation de rue :
acteur, déviant ou victime ?
Qui est-il ? Un agent social actif
Si l'on considère que des facteurs microscopiques
interviennent dans le parcours de l'enfant vers la rue, il en va de même
lorsqu'il se trouve dans la rue : l'enfant en situation de rue devient alors un
acteur social, et non plus, seulement, un objet d'attention passif (Aptekar
& Stoecklin, 1997 ; Lucchini, 1993, 1998 ; Panter-Brick, 2002).
On peut supposer que cette conception de l'enfant s'appuie sur la Convention
Internationale des droits de l'enfant dont les articles 4 et 12 à 17
évoquent un enfant devenu sujet et son droit de participation, soit le
droit d'exprimer des opinions et d'être entendu, le droit à
l'information et la liberté d'association (Unicef, n.d). Ainsi,
connaître l'expérience subjective de l'enfant et le sens qu'il y
attache et examiner les relations entre enfants en situation de rue et avec la
société sont indispensables pour comprendre ce
phénomène et créer des programmes d'aide adaptés
(Aptekar & Stoecklin, 1997 ; Lucchini, 1993, 1998 ; Martinez,
2010 ; Panter-Brick, 2002). Il s'agit aussi de rechercher la participation
de l'enfant, car on ne travaille plus pour eux, mais avec eux (Panter-Brick,
2002).
Comment est-il perçu ? L'enfant victime ou
l'enfant déviant
Cette représentation de l'enfant en situation de rue,
acteur social, coexiste avec l'image répandue de l'enfant de la rue,
notamment au niveau institutionnel (Rivard, 2004). Aptekar et Stoecklin (1997)
parlent d'une vision culturelle monolithique («monolithic cultural
view», p. 392) qui place l'enfant en situation de rue en
position soit de victime, soit de déviant. Panter-Brick (2001) confirme
la prédominance de cette représentation et explique l'existence
de cette vision tranchée de manière identique à Aptekar et
Stoecklin, c'est-à-dire principalement par la façon dont est
défini culturellement le comportement approprié d'un enfant.
Mis en place majoritairement par les ONG, les programmes
d'intervention se basent sur une vision d'un enfant en situation de rue
vulnérable, victime ou déviant et ciblent leurs actions en
conséquence, de façon à «sauver» les enfants, en
les plaçant en institution ou en les ramenant dans leur famille
(Panter-Brick, 2001). Il y a alors le risque de ne pas prendre en compte le
réseau social et les stratégies d'adaptation
développés par les enfants, et par-là de ne pas parvenir
à des solutions qui s'inscriraient dans la durée. Ces images de
l'enfant victime et de l'enfant asocial sont très présentes et
réductrices : c'est le discours institutionnel conformiste (Lucchini,
1996). Ce discours légitime l'intervention «sur» l'enfant
puisqu'il s'agit d'aider une victime innocente ou de protéger la
société contre la menace d'un délinquant. Dans ces
travaux, Lucchini conclut que les travailleurs sociaux appréhendent
l'expérience subjective de l'enfant mais ils ne semblent pas l'assimiler
à leur représentation. De plus, les ONG, à la recherche de
fonds, utilisent des images fortes pour répondre aux attentes du public
qui préfèrent lire les pires situations ou des cas inhabituels
d'ingéniosité plutôt que les cas typiques. Cela contribue
à maintenir les tendances existantes concernant la représentation
des enfants en situation de rue (Aptekar & Stoecklin, 1997 ; Lucchini,
1998). D'après Paiva (1998), l'enjeu pour les ONG est d'arriver à
prendre la distance nécessaire des contraintes imposées par les
logiques financières pour pouvoir mieux penser leurs pratiques.
Cette représentation de l'enfant en situation de rue,
victime ou déviant, appelle à s'interroger sur la
représentation de la rue, notamment sur sa violence et
dangerosité. Baubet (2003) estime que les enfants en situation
d'exclusion sont un groupe à haut risque au niveau de la santé
somatique et mentale et devant faire face à la souffrance liée
à l'exclusion. Pour Aptekar et Stoecklin (1997), la violence
rencontrée dans la rue viendrait plus des réactions de la
société envers les enfants que des conditions de vie dans la rue.
Toutefois, Panter-Brick (2002) rappelle le besoin de comparer les
caractéristiques des enfants en situation de rue avec celles d'enfants
du même pays, et non pas avec des enfants issus de la classe moyenne
occidentale. Ainsi, contrairement à nombre d'idées reçues,
les enfants en situation de rue feraient preuve de caractéristiques
positives telles qu'une bonne santé mentale et d'efficaces
stratégies d'adaptation et ne seraient pas parmi les groupes les plus
à risque quand on considère les aspects de la santé
physique (Aptekar & Stoecklin, 1997 ; Panter-Brick, 2002 ; Worthman &
Panter-Brick, 2008).
1.3/ Les enfants en situation de
rue dans le contexte népalais
La littérature scientifique sur les enfants en
situation de rue au Népal est très pauvre, comparée par
exemple à celle du Brésil ou d'autres pays d'Amérique
Latine ; par conséquent, établir un portrait complet et
récent de la situation est une tâche délicate. Les
documents réalisés par différentes organisations
internationales et népalaises apportent toutefois des compléments
d'informations intéressants, même si l'on peut s'interroger sur la
valeur de ces données, tant elles sont soumises aux valeurs et aux
intérêts de l'ONG qui les a produites. Elles ont au moins le
mérite d'offrir une base informative.
En 2003, selon un rapport du United Nations Development
Programme (2004), environ 5000 enfants travaillaient et vivaient dans la rue au
Népal. Ces chiffres sont à manier avec précaution, compte
tenu de la difficulté à recenser les enfants en situation de rue
et à connaître la population exacte désignée par ces
chiffres, chacun pouvant avoir une définition différente des
enfants à inclure ou non dans les statistiques (Panter-Brick, 2001).
Concernant les motifs de départ dans la rue, en
comparant les travaux précédemment cités avec
l'étude de Baker et al. (1997), on s'aperçoit que les motifs des
enfants népalais sont assez similaires de ceux des enfants d'autres
pays. Cependant, les différences existent et les auteurs évoquent
l'utilité de recherches spécifiques prenant en compte les
particularités culturelles. Dans le cas du Népal, l'étude
mentionne la relative importance des beaux-parents comme facteur poussant
(push factor) les enfants dans la rue1(*). L'attraction exercée par la capitale serait
par contre un facteur tirant (pull factor) les enfants et concernerait
62% des enfants en situation de rue (Pradhan, 1990, cité par Le Roux
& Smith, 1998). Sur ce point, Lucchini (1998) considère en effet
que, chez certains enfants, l'attrait de la rue est non négligeable ; il
y a le plaisir d'enfreindre l'interdit et le rapport de l'enfant au risque et
à l'aventure. Enfin, au Népal où un système de
caste est, de manière non officielle, en vigueur, Baker et al. (1997)
constatent que la moitié des enfants en situation de rue proviendraient
des castes hautes. Les auteurs avancent deux hypothèses explicatives :
les enfants issus de famille d'une caste élevée peuvent avoir
à affronter la pression sociale et ont également moins
d'opportunités de travail à cause de certaines tâches qui
leur sont interdites. Ces enfants ont aussi plus de contacts avec la vie en
dehors du village et montrent une initiative plus grande pour s'établir
loin du domicile familial.
Il convient également de préciser que, dans un
contexte de mondialisation, le discours sur les enfants et sur leurs droits est
en évolution au Népal. Le pays a ratifié, entre autres
documents sur les droits humains, la Convention Internationale sur les droits
de l'enfant et des organisations internationales centrées sur les
enfants font preuve d'une présence active (Baker & Hinton, 2001).
Les travaux de Baker et Hinton ont d'ailleurs mis en évidence le poids
de la vision occidentale de l'enfant dans les pratiques adoptées par le
gouvernement et les ONG locales. Le modèle occidental d'une enfance
idéale correspond à une enfance libre de responsabilités
et donc de travail et qui est dominée par l'éducation et les
loisirs dans un contexte familial. Il influence les programmes d'aide en
mettant de l'avant l'importance de la réinsertion, que ce soit pour les
enfants qui travaillent ou les enfants en situation de rue.
2 - Penser le travail social :
l'utilité des représentations sociales
2.1/ Définitions et fonctions
des représentations sociales
Le concept de représentation sociale se situe à
la jonction du psychologique et du social. Ce « savoir du sens
commun » correspond à « une forme de connaissance,
socialement élaborée et partagée, ayant une visée
pratique et concourant à la construction d'une réalité
commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989, p.36). Abric
pose comme définition qu' « une représentation sociale
est l'ensemble organisé et hiérarchisé des jugements, des
attitudes et des informations qu'un groupe social donné élabore
à propos d'un objet. Les représentations sociales
résultent d'un processus d'appropriation de la réalité, de
reconstruction de cette réalité dans un système
symbolique. » (1996, p.11). On comprend qu'une représentation
sociale est toujours une représentation d'un objet pour quelqu'un ;
elle ne constitue pas un miroir fidèle d'une réalité
objective. Car Abric (1989) précise, qu'en plus d'être un
processus, une représentation est aussi le produit de l'activité
mentale d'un individu par laquelle le réel est reconstitué et
obtient une signification particulière. Ce sont le sujet lui-même,
avec son histoire et son vécu, le système social et culturel du
sujet et la nature des liens entre le sujet et ce système qui
déterminent la représentation.
Pour comprendre l'impact des représentations sociales
sur les pratiques, il nous faut prendre en considération les fonctions
qu'elles remplissent. Abric (1994) en nomme quatre :
- fonction de savoir, soit une compréhension et une
explication de la réalité entraînant une meilleure
communication ;
- fonction identitaire, qui participe à la sauvegarde
de l'identité du groupe ;
- fonction d'orientation : les représentations guident
les pratiques, définissent la finalité d'une situation et
permettent l'anticipation ;
- fonction justificatrice, pour expliquer à posteriori
un comportement.
Doise ajoute que « les représentations sociales
sont les principes organisateurs de ces rapports symboliques entre acteurs
sociaux » (1989, p. 228). Elles agissent en tant que
« principes relationnels » (p.228).
Au vu de leurs fonctions, on comprend d'autant plus la
pertinence de les étudier pour mieux saisir les rapports entre individus
ou groupes. Les représentations sociales constituent « une
vision fonctionnelle du monde qui permet aux individus et aux groupes de donner
un sens à leurs conduites et de comprendre la
réalité » (Abric, 1996, p.12). Cependant, il ne faut
pas considérer que la relation représentations-pratiques
fonctionne à sens unique. Ces deux éléments sont
inséparables et s'influent l'un l'autre : les représentations
guident les pratiques et celles-ci créent ou transforment les
représentations sociales (Abric, 1996).
2.2/ Un outil d'analyse pour penser
le travail social dans un phénomène d'exclusion
Étudier le phénomène des enfants en
situation de rue au Népal implique le choix d'un angle particulier et
d'une question précise. Ici, on souhaite d'abord savoir pourquoi des
enfants préfèrent continuer à vivre dans la rue
malgré les possibilités qui leur sont données d'aller dans
des foyers ; et ensuite pourquoi les réponses apportées par
les différentes ONG au phénomène des enfants en situation
de rue ne fonctionnent que pour certains enfants, alors qu'à nous,
adulte occidentale, elles nous semblent bien plus séduisantes que
l'option de la rue. Le choix de tenter de répondre à ces
questions en étudiant les représentations sociales du
phénomène qu'ont les différents groupes en présence
est largement encouragé par plusieurs travaux présentés
ici.
Pour Abric (1994) en effet, la compréhension de la
dynamique des interactions sociales et des déterminants des pratiques
sociales passe par l'étude des représentations sociales. Ces
dernières jouent, selon lui, un rôle majeur dans les
problèmes d'exclusion sociale. Il suggère ainsi d'étudier
d'une part les représentations sociales qui sont à l'oeuvre au
sein de la population exclue en répondant à trois questions :
- « Quelle représentation le groupe
concerné a-t-il de lui-même ? [...]
- Quelle représentation le groupe a-t-il du
problème auquel il est confronté ? [...]
- Quelle représentation l'individu (ou le groupe)
concerné a-t-il des objectifs et de l'avenir qu'on lui propose ? »
(p. 14-15)
D'autre part, pour l'analyse des représentations
sociales des agents sociaux, les deux questions essentielles sont :
- « Quelle représentation les agents sociaux de
l'insertion ont-ils de leur rôle ? [...]
- Quelle représentation ces agents sociaux ont-ils des
populations sur lesquelles ils interviennent ? » (p. 15-16)
L'auteur envisage l'étude des représentations
sociales comme un indicateur indispensable du fonctionnement de l'aide
proposée, de ses blocages et de ses possibilités.
Lucchini (1998) évoque le décalage entre les
représentations des intervenants et les expériences telles que
vécues par l'enfant en Amérique Latine et soutient qu'une
représentation plus proche de la réalité des enfants chez
les intervenants facilite leur travail. Il considère que ce
décalage provient entre autre du « besoin de l'intervention [...]
de définir son activité en termes de rôles professionnels
et de finalités » (p. 347) et de l'image
«client/usager» qui en découle. Ainsi,
efficacité et normalisation de l'enfant en situation de rue
définissent l'intervention. Les attentes de l'opinion publique et les
organismes financeurs ont également une influence certaine. De plus,
Lucchini considère que la définition du type d'intervention est
largement inspirée par l'image idéale de l'enfant qu'ont les
décideurs et les travailleurs sociaux. Selon l'auteur,
« l'expérience de la rue telle qu'elle est vécue par
l'enfant, même si elle est perçue par certains professionnels,
n'est pas intégrée dans les représentations et dans les
discours des intervenants. » (p. 364).
D'autres travaux (Baubet, 2003 ; Rivard, 2004) confirment que
les représentations sociales des différents groupes qui
travaillent avec les enfants en situation de rue ont un impact direct sur les
actions mises en place. Il s'agit d'une question complexe et capitale. Les
représentations doivent être interrogées pour permettre une
meilleure approche dans les solutions proposées. Baubet (2003) ajoute
une dimension culturelle en précisant l'importance de mettre à
jour les représentations de l'enfant idéal et de l'enfant en
situation de rue dans la société considérée et pour
les intervenants des ONG occidentales car elles peuvent se
révéler très divergentes. Selon lui, si les
représentations ne sont pas analysées, cela peut entraîner
des programmes et des objectifs inadaptés et donc une fragilité
au sein des équipes et la subjectivité des enfants en situation
de rue peut ne pas être prise en considération.
C'est donc par l'étude des représentations
sociales que nous abordons le phénomène des enfants en situation
de rue et les difficultés rencontrées par les intervenants
sociaux dans leurs missions.
3 - Problématisation
Notre questionnement de départ porte sur les raisons
qui amènent certains enfants à vivre dans la rue, parfois pendant
plusieurs années, malgré la présence à Katmandou de
nombreux foyers. Selon les ONG, de multiples opportunités leur sont
offertes, comme par exemple le logement, la nourriture, la scolarisation, une
formation professionnelle, ou encore une atmosphère familiale. Plusieurs
enfants adhèrent à ces programmes mais il en reste un certain
nombre qui ne quittent pas la rue ou d'autres qui vont dans les foyers et
finalement retournent dans la rue (Martinez2(*), 2010). Pour éclairer ce
phénomène, cette étude se centre sur le travail des ONG,
en explorant ce qui met en échec l'aide proposée aux enfants en
situation de rue.
Pour répondre à cette question, la
manière dont sont considérés les enfants oriente la
réflexion. Dans les recherches en sciences sociales (Aptekar &
Stoecklin, 1997 ; Lucchini, 1993, 1998 ; Martinez, 2010 ; Panter-Brick, 2001,
2002), nous avons vu que les enfants en situation de rue sont dorénavant
pensés comme des individus compétents et capables de prendre des
décisions, donc des agents sociaux actifs. Il faut ainsi chercher
à connaître la perception qu'ont les enfants de la
réalité et la signification qu'ils donnent à leurs
expériences, pour mieux comprendre leurs parcours et améliorer le
travail social. La nécessité d'obtenir leur participation et de
les écouter paraît alors essentielle. En ce sens, l'étude
des représentations sociales est un outil de choix. En effet, les
représentations sociales, définies précédemment en
tant qu' « ensemble organisé et hiérarchisé des
jugements, des attitudes et des informations qu'un groupe social donné
élabore à propos d'un objet » (Abric, 1996, p.11),
permettent d'avoir accès à l'interprétation que l'enfant
en situation de rue a de son univers. Jodelet (2006) précise aussi le
rapport entre représentations et expériences vécues : la
représentation agit comme un savoir local et dépend du
vécu subjectif qu'est l'expérience, cette expérience
s'insérant elle-même dans la matrice des catégories
socialement partagées. Par conséquent, si l'enfant en situation
de rue est un agent social actif, savoir ce qu'il pense de son
expérience est indispensable pour concevoir une aide adaptée.
Sur l'étude des représentations sociales dans
les problèmes d'exclusion sociale (Abric, 1996), nous avons vu
l'intérêt de connaître, entre autres, la
représentation sociale que la population exclue a du problème
auquel elle fait face. Dans le phénomène des enfants en situation
de rue, le problème apparaît être la vie dans la rue
elle-même. C'est en effet parce que les intervenants sociaux
considèrent la vie dans la rue comme non souhaitable et
problématique pour les enfants que les programmes mis en place visent
à les en sortir, à leur donner un autre cadre de vie. La
dénomination couramment employée, «enfants des rues»,
abonde dans le même sens : c'est parce que la rue comme espace de vie est
considérée comme anormale que l'on en réfère jusque
dans la terminologie (Glauser, 1990). Pour mieux saisir la
réalité subjective des enfants en situation de rue, une approche
pertinente est d'établir quelle est leur représentation de la vie
dans la rue.
En ce qui concerne les représentations sociales des
intervenants, il a été dit plus haut qu'elles influent sur les
pratiques (Abric, 1996 ; Baubet 2003 ; Lucchini, 1998 ;
Rivard, 2004). Présupposant des besoins des enfants, les programmes sont
définis ; ils correspondent à une certaine représentation
de l'enfant idéal et de l'enfant en situation de rue qu'ont les
différents intervenants sociaux (Baubet, 2003). La réalité
subjective de l'enfant népalais en situation de rue est-elle
intégrée dans ces représentations ? Pour en rendre compte,
il est possible de comparer les représentations sociales des
travailleurs et des enfants, sur un même objet de représentation,
la vie dans la rue.
Ces réflexions ont conduit à une première
hypothèse : la différence entre les représentations
sociales de la vie dans la rue des travailleurs sociaux et des enfants nuit
à l'efficacité des programmes destinés aux enfants en
situation de rue. Si cette hypothèse est confirmée, elle donnera
des clés pour repenser le discours et les pratiques des travailleurs
sociaux, avec pour but d'apporter aux enfants en situation de rue ce dont ils
ont besoin. Cependant, pour traiter ce sujet, étudier l'existence de
cette différence s'est révélé être une
étape intermédiaire indispensable. Aucun travail sur ce sujet au
Népal n'a, à notre connaissance, était
réalisé. Étant données les ressources à
notre disposition pour cette recherche, il a été choisi de se
concentrer sur cette étape en réalisant une étude
comparative des représentations sociales des deux groupes en
présence. La vie des enfants dans la rue est ici envisagée comme
un objet de représentation sociale, sur lequel à la fois les
enfants et les travailleurs sociaux peuvent être interrogés. La
problématique étudiée est donc la suivante : les enfants
népalais en situation de rue ont-ils la même représentation
de la vie dans la rue que les travailleurs sociaux népalais ?
Considérant les différents
éléments développés, dont, entre autres, le constat
des succès mitigés des programmes des ONG à Katmandou et
les travaux de Lucchini (1998) montrant un discours conformiste et
réducteur des intervenants sociaux, l'hypothèse
générale de notre travail se pose finalement en ces termes :
Les travailleurs sociaux népalais n'intègrent pas, ou
peu, la réalité subjective de l'enfant en situation de rue ; il
en résulte un décalage important entre la représentation
sociale qu'ont les enfants de la vie dans la rue et celle des travailleurs
sociaux népalais.
Partie empirique
4 - Une étude
comparative
L'hypothèse générale de ce travail a
été définie ainsi : Les travailleurs sociaux
népalais n'intègrent pas, ou peu, la réalité
subjective de l'enfant en situation de rue ; il en résulte un
décalage important entre la représentation sociale qu'ont les
enfants de la vie dans la rue et celle des travailleurs sociaux
népalais. Nous allons donc étudier la
représentation sociale de deux groupes distincts, les enfants en
situation de rue et les travailleurs sociaux, sur un même objet : la vie
des enfants dans la rue, puis en faire une comparaison. Cette dernière
servira à mettre en lumière le décalage éventuel
qu'il peut y avoir entre les deux groupes.
5 - Participants
5.1/ Terrain d'investigation
L'enquête s'est déroulée à
Katmandou sur une période de trois semaines. Au Népal, l'ONG
internationale où nous avons travaillé bénévolement
en 2008, a accepté de soutenir notre recherche et a ainsi
encouragé l'équipe de l'ONG népalaise, à laquelle
elle est associée, à y participer.3(*) Notre connaissance préalable de la structure de l'ONG
et du terrain a constitué un avantage indéniable et a permis de
réaliser un nombre conséquent d'entretiens en un laps de temps
relativement court, soit dix-neuf entretiens en trois semaines, dont onze ont
été exploités pour la présente recherche. C'est
aussi le facteur qui a autorisé si rapidement la mise en place d'un lien
de confiance, élément primordial pour faciliter l'expression
sincère des sujets. Enfin, plusieurs des employés,
particulièrement ceux avec qui nous avions travaillé en 2008, ont
manifesté une réelle volonté de participer à la
recherche et se sont révélés être un appui majeur
pour les entretiens avec les enfants.
5.2/ Les enfants
Pour obtenir une certaine homogénéité
dans cet échantillon, il a été choisi d'interroger
seulement des enfants qui vivaient actuellement dans la rue. En effet, le but
de notre étude, au-delà des représentations sociales des
groupes en présence, est de comprendre quelles sont les
difficultés et les phénomènes qui amènent des
enfants à rester dans la rue plutôt que de retourner dans leur
famille ou d'aller dans un foyer d'accueil. Un autre élément pour
contrôler l'homogénéité a été de
sélectionner des enfants qui étaient dans la rue depuis au moins
2 ans, temps suffisamment long pour considérer qu'ils ont
expérimenté la majorité des facettes de la rue,
contrairement à des enfants qui sont dans la rue depuis quelques mois
seulement. Les autres critères d'inclusion et d'exclusion ont
été essentiellement guidés par des considérations
pratiques, à cause de la courte durée passée sur le
terrain. Au total, cinq critères ont été retenus :
- lieu de vie principal : la rue ;
- durée passée dans la rue,
déclarée par l'enfant4(*) : au moins 2 ans (moyenne de l'échantillon :
3,1 ans)
- genre : le refuge B étant un foyer non mixte, les
entretiens ont été menés seulement avec des garçons
;
- fréquentation, même minime, du refuge B5(*) au moment de notre séjour
; interviewer des jeunes ne fréquentant pas d'ONG aurait demandé
beaucoup plus de temps sur place ;
- âge : minimum 9 ans. En dessous, l'outil
développé pour l'enquête n'aurait pas été
approprié. Les sujets interrogés les plus âgés
avaient 13 ans.
Les entretiens ont eu lieu en majorité à partir
de 14h, soit l'heure à laquelle l'équipe du refuge B sert
thé et biscuits aux enfants présents. Cela nous garantissait un
nombre conséquent de participants potentiels et permettait de s'assurer
que les enfants seraient relativement confortables durant l'entretien, n'ayant
ni particulièrement faim, ni soif. En plus de sélectionner des
enfants qui ne semblaient pas avoir pris de la colle dans les dernières
heures6(*), le recrutement
s'est fait selon trois procédés :
- nous demandions à un enfant en particulier s'il
voulait participer à un entretien, pour une étude. Ce
procédé a été employé seulement avec des
enfants que nous connaissions de notre précédente
expérience en 2008 ; le but était de faciliter l'échange
puisqu'il y avait déjà un lien de confiance ;
- le responsable du refuge B demandait à l'ensemble des
enfants présents qui souhaitait venir parler avec nous, pour participer
à une recherche ;
- de manière spontanée, un enfant demandait
à participer lui aussi car il avait vu d'autres enfants le faire.
Le tableau 1 en annexe I présente les enfants
interviewés, en fonction de leur âge, informations familiales et
personnelles et durée passée dans la rue.
5.3/ Les travailleurs sociaux
Les travailleurs sociaux interrogés sont
employés par l'ONG népalaise et la moitié nous
connaissaient. Deux critères de sélection ont été
appliqués :
- fonction au sein de l'ONG : seulement les travailleurs
sociaux étant en lien direct avec les enfants en situation de rue ont
été interrogés ;
- niveau d'anglais suffisant pour permettre de
réaliser l'entretien sans interprète, de manière à
limiter les biais. Une exception a été faite : Prem parlait peu
anglais mais il était un interlocuteur de choix, de par sa fonction
d'éducateur de rue. Il est le seul intervenant pour qui l'entretien
s'est déroulé avec un interprète.
Tous les travailleurs sociaux à qui nous en avons fait
la demande ont accepté de participer à notre étude. Le
tableau 2 présenté en annexe I résume leur fonction au
sein de l'ONG et leurs principales caractéristiques (âge,
situation familiale et niveau scolaire).
6 - Matériel et
procédure
6.1/ Le choix de l'entretien
Pour mener cette analyse comparative sur les
représentations sociales au sein de la population étudiée,
l'entretien non-directif ou semi-directif apparaît comme l'outil le plus
adapté selon plusieurs critères. Si l'on considère
l'étude des représentations sociales en général,
Abric (1994) voit en l'entretien « une méthode indispensable
à toute étude sur les représentations » (p.61). Cette
technique, qu'il nomme interrogative, permet entre autres comme le
questionnaire et le dessin, de recueillir le contenu d'une
représentation. Dans le cadre de cette étude, l'usage d'un
questionnaire n'a pas été retenu à cause du taux
élevé d'analphabétisme au Népal7(*), et plus particulièrement
chez les enfants en situation de rue. Quant au dessin, il aurait
été un complément très intéressant à
l'entretien mais n'a pas été employé, faute de temps.
Avec un entretien, on peut donc travailler sur les
représentations et analyser la relation que le sujet entretient avec
l'objet de recherche. Le choix d'une méthode qualitative se justifie
aussi au regard de la population interrogée. Conticini et Hulme (2007)
rapportent que lors d'investigations sur les jeunes de la rue, les approches
quantitatives ne sont pas les plus adéquates ; entre autres facteurs,
elles ne permettent pas de créer une relation de confiance entre
l'Interviewer et l'enfant, considérant en plus la méfiance qu'ont
habituellement les enfants en situation de rue envers les adultes. Il convient
dès lors de privilégier les approches qualitatives telles que
l'entretien.
6.2/ Type et guides d'entretien
Les entretiens réalisés étaient
semi-directifs et s'appuyaient sur des guides d'entretien
développés à partir des lectures et des objectifs de la
recherche. Compte tenu de l'éloignement du terrain et du peu de temps
sur place, il n'a pas été possible d'effectuer de réels
entretiens exploratoires. Il en résulte que les guides d'entretien ont
évolué au cours de l'enquête elle-même.8(*) Les entretiens visaient à
repérer, en premier lieu, le contenu de la représentation sociale
de chaque groupe sur la vie dans la rue. D'autres thèmes avaient
été inclus aux guides d'entretien, puisque la démarche sur
le terrain était aussi exploratoire ; cependant, ils ne se sont pas
révélés pertinents pour l'étude présente, ou
pas suffisamment développés lors des entretiens pour être
utilisés. Les guides d'entretien pour les enfants étaient plus
structurés et développés avec des questions
concrètes, afin de faciliter le discours du sujet.
6.3/ Procédure
N'ayant pas eu connaissance d'une réglementation
à ce niveau au Népal, nous n'avons pas utilisé de
formulaire de consentement lors de la passation des entretiens. Par contre,
toutes les consignes que l'on retrouve dans un tel document ont
été énoncées oralement au début de chaque
entretien et un soin particulier était pris pour s'assurer de la
compréhension et de l'accord de l'Interviewé.9(*)
Ne parlant pas népalais, les entretiens avec les
travailleurs sociaux se sont majoritairement déroulés en anglais.
Tous avaient un bon niveau et cela n'a pas semblé poser problème,
à l'exception de Nitesh où des difficultés de
compréhension ont été manifestes. Les entretiens conduits
avec les enfants et avec Prem ont nécessité la présence
d'un interprète. Ce fait a occasionné des biais importants
évoqués dans les limites de l'étude.
Avec les adultes, les entretiens ont eu lieu dans la salle de
réunion des bureaux de l'association ou au refuge B. Il n'y a pas eu de
dérangements majeurs et la confidentialité a pu être
respectée. Les passations avec les enfants se déroulaient au
refuge B, dans une pièce séparée pour garantir la
confidentialité. Par contre, malgré la porte fermée, les
va-et-vient lors des entretiens ont été fréquents,
occasionnant une gêne parfois importante dans le déroulement de
l'entretien.
RÉSULTATS
7 - L'analyse :
procédé
La recherche portant sur les représentations sociales,
l'analyse de contenu thématique était une technique
appropriée (Blanchet & Gotman, 1992). Celle-ci a
été effectuée verticalement et horizontalement. Trois
étapes, inspirées des travaux d'Apostodolis (2005) ont
été effectuées pour extraire un maximum de données
et tenter de réduire la subjectivité inhérente à ce
type d'enquête. D'abord, une première lecture des entretiens a
permis de se familiariser avec les données du corpus et de
réaliser un codage exploratoire. Ensuite, nous avons
réalisé une grille d'analyse à partir des thèmes
émergeant des données. Cela nous a permis, dans un
troisième temps, d'appliquer cette grille à tous les entretiens.
Nous présentons ici l'analyse de ces résultats en
détaillant les six thèmes identifiés, avec dans un premier
temps la représentation sociale de la vie dans la rue des enfants en
situation de rue, puis celle des travailleurs sociaux.
La retranscription des entretiens et les résultats
bruts de ces analyses se trouvent en annexes10(*). Au vu du volume important des entretiens avec les
travailleurs sociaux et de leur aspect exploratoire, sont
présentés en annexes uniquement les extraits en lien avec
l'hypothèse générale.
Nous précisons que, dans l'analyse, le terme
enfants en situation de rue fait seulement
référence aux garçons car les enfants interrogés
sont exclusivement des garçons et les filles sont totalement absentes du
discours des travailleurs sociaux.
8 - Contenu de la
représentation sociale de la vie dans la rue des enfants en situation de
rue
Il s'agit ici d'établir la représentation
sociale qu'ont les enfants en situation de rue de leur vie dans la rue. Cette
représentation se base sur leur expérience et
l'interprétation subjective qu'ils en ont.
Thème 1 : Appréciation
générale de la vie dans la rue
Des avis négatifs et quelques
problèmes
Katmandou n'est pas un endroit de vie apprécié
de tous les enfants ; certains parlent avec nostalgie de leur maison ou village
d'origine. Ganesh n'aime pas cette ville à cause « des
accidents de la rue, les gens qui meurent, ça j'aime pas. Et les
mauvaises fréquentations. » Amit lui n'aime pas Katmandou
à cause d'une « association qui est juste à
côté car il y a des fantômes. Ils piquent mon assiette et
mon repas ». Il a aussi peur d'être écrasé par
les voitures. Les six enfants nous parlent également de
difficultés précises.
Le problème, qui apparaît majeur puisque
cités par tous les garçons, vient des rapports entretenus avec
les adultes rencontrés dans les rues. Ils font peur, sont
méchants et agressifs envers les enfants, les insultent et les traitent
de voleurs. Les adultes disent aux enfants qu'ils ne peuvent pas les aider car
c'est déjà dur pour eux ou parce que les enfants,
déjà grands, doivent se débrouiller seuls. L'un des
garçons dit aussi ne pas trop aimer les rues de Katmandou à cause
des adultes qui sont ivres et qui prennent de la drogue.
Le second danger auquel deux sujets font
référence est le comportement des policiers avec les enfants :
ils peuvent les frapper quand d'autres enfants ont volé quelque chose ou
les arrêter sans motif.
Une troisième difficulté est encore là
reliée aux grands, mais cette fois on parle d'autres enfants en
situation de rue : les plus âgés. Les garçons qui
exposent ce problème ont 12 et 13 ans et parlent des grands qui se
montrent méchants envers les plus jeunes. Ils les frappent, les
insultent et volent leurs affaires. Certains les poussent à se droguer
ou à commettre des vols.
Les situations de conflit entre les enfants plus jeunes et
plus âgés ont lieu dans la rue mais aussi dans les refuges, ce que
les enfants déplorent. Ils n'aiment pas non plus les refuges où
les règles ne sont pas respectées : par exemple, lorsque des
cigarettes et de la drogue sont introduites dans le refuge malgré
l'interdiction. Ces points influent sur la fréquentation par les enfants
d'un refuge plutôt qu'un autre.
Les bagarres et la violence sont aussi des choses qu'ils
dénoncent, ainsi que la tentation permanente de la drogue, notamment la
colle11(*).
Ce qui plaît
Cependant, plusieurs aspects positifs ressortent aussi quand
les enfants évoquent leur vie dans la rue. Plusieurs se plaisent
à Katmandou et trouvent la ville bien, voire très bien. Pour
l'un, en venant vivre dans la capitale, cela a permis à ses cauchemars
de cesser. Un autre trouve, qu'en général, il n'y a pas de
problèmes. L'absence de règles et le fait de pouvoir faire ce
qu'ils veulent plaisent beaucoup ; cela peut d'ailleurs constituer un motif
pour ne pas retourner chez soi. Un autre point mentionné est que
Katmandou offre aussi des opportunités d'apprentissage.
Pour les enfants interrogés, la vie dans la capitale
semble étroitement liée à leur fréquentation des
différents centres des ONG. Ainsi, quelques-uns déclarent que ce
qu'ils préfèrent à Katmandou, ce sont les centres et
particulièrement le refuge B. Ce refuge est aussi synonyme de
sécurité, un endroit où les enfants reçoivent de
l'aide. Ils y trouvent un certain bien-être et de l'amour notamment
grâce à la relation développée avec le responsable.
De plus, le jeu, très présent dans la vie des enfants en
situation de rue, se passe essentiellement dans les refuges. Enfin, le refuge
leur permet de bien manger et même mieux qu'à la maison.
Les activités décrites par les enfants donnent
une place importante au refuge B et aux loisirs et n'évoquent pas de
difficultés au quotidien. Voici les descriptions faites par Amit, Bijay,
Devendra et Ganesh de leur journée («ici» se rapporte au
refuge B) :
« Je joue. Je fais rien. Parfois je mendie.
Dès fois, je viens ici. »(Amit)
« Je mange ici, j'étudie ici, je joue ici.
À 16h, j'étudie ici, et à 18h, je mange ici. »
(Bijay)
« Parfois je joue, et parfois je nettoie les motos.
» (Chandra)
« J'apprends des choses ici, en cours. Je regarde la
télé, je prends du thé, je reste ici. »
(Devendra)
« Je vais à Bishal Bazar et je vais mendier
là-bas. » (Ekka)
« Parfois, je joue au billard ici, parfois, je vais
prendre de la colle avec des amis. C'est tout. » (Ganesh)
Synthèse : Ni blanc, ni noir
Et quand tu seras grand, qu'est-ce que tu aimerais faire ?
- J'ai envie de devenir comme les messieurs d'ici, qui
travaillent ici, aider les enfants qui quittent leur maison. Et leur dire que
c'est pas bien de quitter leur maison et de venir vivre ici à
Katmandou.
- Tu penses que c'est pas bien d'avoir quitté ta
maison ?
- Non, c'est pas bien.
- Et... heu pourquoi tu n'y reviens pas ?
- Maintenant, j'ai l'habitude de rester ici, je fais ce
que je veux, il n'y a pas de règlement; donc je rentre pas à la
maison.
Extrait de l'entretien avec Ganesh.
Les enfants se représentent la rue de manière
plutôt ambivalente : ils rencontrent des ennuis mais apprécient
plutôt leur vie à Katmandou. Malgré certains
problèmes, ils ne se disent pas dans une lutte quotidienne.
Principalement, les difficultés rencontrées évoquent les
plus grands (adultes de la population, policiers, jeunes en situation de rue
plus âgés) qui abusent de leur position de force face aux enfants
et qui ne les protègent pas. Il en ressort une opposition entre ce que
l'on pourrait nommer le monde des adultes et le monde des enfants. En dehors de
ces problèmes, la vie des enfants interviewés se
résumerait surtout à faire ce qu'ils veulent soit jouer, prendre
part aux différentes activités d'un refuge, se droguer.
Concernant la fréquentation des refuges, on voit que cela fait partie
intégrante de leur vie dans la rue et qu'ils y trouvent de nombreux
éléments améliorant leur quotidien, des besoins
matériels aux besoins affectifs. Ils sont d'ailleurs sensibles au
respect des règles au sein du refuge et favorisent ceux qui
accomplissent le mieux leur rôle de ce côté-là.
Thème 2 : Revenus
Obtention
La mendicité semble être la principale source de
revenus des enfants. Certains jeunes ne mentionnent aucune activité
rémunératrice et peuvent considérer comme un travail leur
participation aux tâches d'entretien du refuge B. Les amis peuvent aussi
donner de l'argent. Les autres travaux cités sont le nettoyage de motos
et le ménage dans un restaurant. Des jeunes déclarent gagner
entre 100 et 300 roupies par jour12(*).
Utilisation
L'argent récolté sert à s'acheter des
vêtements, à manger ou à prendre de la colle. Les enfants
économisent aussi cet argent pour retourner voir leur famille, notamment
à l'occasion des grandes fêtes népalaises. Enfin, dans un
groupe, l'argent peut être remis au leader s'il l'exige.
Synthèse : Pas de problèmes
d'argent
Les enfants gagnent de l'argent en mendiant ou en travaillant
et peuvent être aidés par leurs amis. Leurs revenus sont assez
importants pour couvrir leurs besoins de base en nourriture et vêtements,
pour acheter de la colle et pour économiser.
Thème 3 : Apprentissage
À la question des apprentissages, Chandra répond
qu'il a appris à « devenir sage », Bijay
« à ne pas dormir avec les enfants dans la
rue », et Ganesh à ne « pas prendre de la colle,
[...] pas se bagarrer avec des amis, [...] étudier ».
Plus largement, les enfants citent les études comme une
de leurs activités : à Katmandou, ils peuvent étudier.
Cela se fait essentiellement au refuge, parfois avec les amis. Ils peuvent
témoigner d'une volonté d'apprendre et de montrer qu'ils sont
capables de faire quelque chose.
Synthèse : L'école de la rue, ou
plutôt des ONG
Quand la question sur les apprentissages est directement
posée, on voit que les enfants pensent aux règles qu'ils ont
intégrées : devenir sage, ne pas se battre, ne pas prendre de
colle. Ne pas dormir dans la rue peut avoir été enseigné
par le discours des adultes ou par l'expérience de l'enfant
lui-même. Les jeunes considèrent aussi qu'ils étudient
grâce aux cours d'éducation non formelle dispensés dans les
refuges des ONG. La rue en elle-même ne leur apparaît pas comme un
lieu d'apprentissage, mais les ONG semblent remplir ce rôle.
Thème 4 : Relations avec les pairs
La place des amis
Dans la vie d'Amit, les amis occupent une position
particulière. Ils sont extrêmement présents. Amit dit qu'il
a beaucoup d'amis ; il fait tout avec eux et se projette aussi avec eux dans le
futur. Avoir un centre où il pourrait jouer avec ses amis ferait son
bonheur. Quand on lui demande si quelqu'un de sa famille lui manque, il
répond « Tout le monde. Même mes amis ».
Excepté un garçon qui est plus solitaire, tous
les autres enfants disent aussi avoir des amis. Prendre de la colle est une
activité qui se fait entre amis. Les amis peuvent également
être un support financier, en partageant argent et colle. Il y a aussi de
l'entraide en cas de conflits.
Les relations amicales ne sont pas exemptes de rapport de
force. Il faut s'imposer en affrontant les plus forts :
J'ai un ami qui s'appelle Outar. Où es-tu Outar qui
est fort ? Je lui ai dit que je vais lui donner un coup de poing. Je lui ai
donné un coup de poing ensuite nous sommes allés à
Sundhara où on a mangé du riz et de la viande avec l'argent qu'il
a gagné en travaillant.
Extrait de l'entretien avec Amit.
Les amis ont de l'influence les uns sur les autres. Ainsi, la
majorité des jeunes sont venus à Katmandou avec des amis.
Certains ont quitté un foyer de transit ou un pensionnat à partir
de ce que leur ont dit leurs amis. Et quand Amit arrête de prendre de la
colle, ses amis doivent suivre son exemple : « je n'en prends
pas, tu ne dois pas en prendre non plus ».
Toutes les relations entre les enfants en situation de rue ne
sont pas amicales. Les grands sont violents avec les plus petits. Il peut aussi
y avoir des bagarres entre les enfants d'un même groupe ou entre deux
groupes. Quand les conflits entre grands et petits se poursuivent à
l'intérieur d'un foyer de transit, cela peut occasionner le retour de
l'enfant dans la rue.
Au sein du groupe
Les enfants s'organisent souvent en groupe autour d'un leader.
Ce leader les protège. Il se montre autoritaire, comme en
témoigne Ekka : « Et parfois, quand on est
fâché avec lui, il dit «petit qu'est-ce que tu vas manger
?» ». Les enfants du groupe peuvent être
amenés à lui donner l'argent gagné.
Certains enfants ne fonctionnent pas avec un groupe ; c'est le
cas de Chandra qui se considère « leader de moi-même
».
Synthèse : Amitié, entraide, influence
et violence
Les relations entre les enfants en situation de rue se
caractérisent donc par la place importante des amis, avec qui on partage
des activités et les ressources financières. Ces amitiés
sont aussi des rapports de force et d'influence. Il y a également la
structure du groupe avec un leader, à la fois autoritaire et protecteur.
Enfin on retrouve des conflits entre amis, entre groupes et entre grands et
petits.
Thème 5 : Toxicomanie
Consommation
Trois garçons reconnaissent prendre de la colle. Deux
disent avoir arrêté. Ils fument aussi des cigarettes. Un seul dit
ne jamais avoir pris aucune drogue. Prendre de la colle est une activité
sociale, entre amis. Par contre, ils peuvent envisager de renoncer à la
colle pour être acceptés, par exemple, dans le futur foyer d'une
ONG, actuellement en construction.
Effet
Selon les enfants, les effets de la colle varient : vertige,
endormissement, sensation de faim, inconscience et ivresse. La grande
accessibilité de ce produit est décrite comme un problème
et certains jeunes souhaitent qu'il n'y ait plus de colle dans les rues de
Katmandou. Ils cessent de consommer de la colle car ils pourraient en mourir ;
Ganesh croit qu'en plus, cela provoque des « trous aux
poumons ». Amit dit qu'il fume juste un peu car « c'est
pas bon ».
Synthèse : Je prends de la drogue mais c'est
mal
Il est possible que les enfants consomment d'autres produits
mais la question lors de l'entretien ne mentionnait que la colle et la
cigarette ; ils ont répondu à cette question et n'ont donc pas
abordé d'autres drogues éventuelles. Aucun plaisir ne semble
raccroché à la prise de drogue dans la représentation des
enfants. Il y en a peut-être avec le mot « ivresse »
mais sa connotation, agréable ou désagréable, n'est pas
certaine. Par contre, les risques sont connus et les enfants évoquent
presque toujours en même temps leur consommation de drogue et leur
désir d'arrêter.
Thème 6 : Perspectives d'avenir
« Et quand tu seras grand, qu'est-ce que tu aimerais
faire ? » Voici les réponses des six garçons :
« J'ai envie de me promener en voiture, d'avoir une
voiture et de me promener avec mes amis et vivre avec eux. »
(Amit)
« J'ai envie de devenir un homme réussi, un
homme bien.
- Et qu'est-ce que tu peux faire pour devenir un homme
réussi ?
- Bien étudier, bien écrire, être bien
habillé.
- Ok. Tu aimerais faire quoi comme travail plus tard ?
J'ai envie de devenir un fonctionnaire et travailler
quelque part. » (Bijay)
« Travailler.
- Travailler ? Quel travail ?
Dans les voitures, les motos. » (Chandra)
« Rencontrer mes parents, étudier un peu,
travailler et puis aider mon père quand il sera vieux. »
(Devendra)
« Tu fais quoi comme rêves ou cauchemars ?
Une grande personne bien, une personne qui ne fume pas,
qui ne prend pas de la colle. »
(...)
« Quand tu seras grand, qu'est-ce que tu aimerais
faire ?
Docteur, pilote. Et aider les autres. »
(Ekka)
« J'ai envie de devenir comme les messieurs d'ici,
qui travaillent ici, aider les enfants qui quittent leur maison. Et leur dire
que c'est pas bien de quitter leur maison et de venir vivre ici à
Katmandou. » (Ganesh)
Synthèse : Des rêves comme les autres
?
À part Amit, qui veut continuer à avoir du
plaisir avec ses amis, les autres garçons se projettent dans l'avenir
avec un métier, d'ailleurs plutôt valorisant et valorisé.
On note que la moitié parlent d'aider. Il aurait été
intéressant de pousser plus loin le questionnement et de demander aux
enfants comment ils allaient s'y prendre pour réaliser leurs envies ;
cela aurait permis de mieux cerner leur représentation de l'avenir.
Synthèse générale sur le contenu de
la représentation sociale de la vie dans la rue d'Amit, Bijay, Chandra,
Devendra, Ekka et Ganesh
Le discours des cinq garçons interrogés sur
leurs conditions de vie est assez homogène. On en dégage les
éléments constitutifs de leur représentation sociale sur
la vie dans la rue, qui peuvent être synthétisés comme suit
:
- les enfants aiment la vie à Katmandou car elle peut
être synonyme de liberté, de loisirs, de conditions
matérielles meilleures qu'à la maison ;
- les refuges des ONG font partie intégrante de la vie
dans la rue et offrent de nombreux avantages et ressources aux enfants ;
- les problèmes rencontrés par les enfants dans
la rue sont essentiellement liés aux plus grands qu'eux et tournent
autour de la violence verbale et physique ;
- le quotidien des enfants revient essentiellement à
jouer, prendre part aux activités des refuges, travailler, se droguer
;
- les enfants gagnent de l'argent en mendiant ou en nettoyant
les motos. Certains ne travaillent pas et sont alors aidés par leurs
amis ;
- l'argent sert à manger, s'acheter des
vêtements, de la drogue, à économiser et à retourner
voir sa famille ;
- principalement par leur fréquentation des refuges,
les enfants en situation de rue apprennent certaines règles sociales
comme être sage et ne pas se battre et considèrent
qu'étudier est une de leurs activités régulières ;
- les relations entre les enfants se caractérisent par
l'importance de l'amitié, le partage des activités et le support,
notamment financier ;
- ces relations sont aussi marquées par l'influence des
uns sur les autres et les rapports de force, entre autres, lors d'une
organisation en groupe avec un leader autoritaire, violent mais aussi
protecteur ;
- la consommation de colle est courante mais elle n'est pas
présentée comme particulièrement agréable, ni comme
quelque chose que les enfants choisissent. Elle semble plutôt subie et
presque tous disent qu'ils voudraient ou qu'ils ont arrêté de
consommer de la colle ;
- concernant le futur, les garçons interrogés
ont pour la plupart des rêves probablement assez proches d'autres jeunes
népalais de leur âge : ils se voient travailler, avec des
fonctions valorisantes et/ou plutôt dans le secteur de l'aide aux
autres.
9 - Contenu de la
représentation sociale de la vie des enfants dans la rue des
travailleurs sociaux
Pour cerner la représentation sociale qu'ont les
travailleurs sociaux de la vie des enfants en situation de rue, l'analyse
transversale reprend les mêmes thèmes que pour les enfants.
Thème 1 : Appréciation de la vie dans la
rue
Un environnement dangereux et malsain
Pour Nitesh, « les enfants qui vivent dans la rue, et
les enfants qui ramassent les ordures et qui ont des problèmes dans leur
famille [...] ce sont les enfants des rues ». Madan les
considère comme « le groupe le plus vulnérable dans le
monde » et Laxman comme des enfants « privés
d'amour et d'attention ». Pour les travailleurs sociaux,
personne ne prend soin des enfants et ils n'ont aucune protection. C'est ce
qu'ils viendraient chercher, entre autres, dans les centres des ONG, ainsi que
de l'affection et de l'amour qu'ils ne trouvent pas dans la rue. Les enfants en
situation de rue sont vus comme des enfants malheureux, avec une vie
pénible ; le bonheur qu'ils peuvent afficher ne serait que de
surface.
L'enfant en situation de rue est un enfant qui travaille. Il
passe 24h/24 dans la rue ; il est sale, mal habillé et parle mal. Ce
sont aussi des enfants qui ne sont pas guidés et qui ne savent pas ce
qui est bien ou mal.
Dans le discours des cinq sujets, on comprend que la rue
représente un univers éminemment dangereux et difficile. La vie
dans la rue pour les enfants est néfaste, violente et présente de
nombreux risques surtout la nuit. C'est aussi une mauvaise voie pour les
enfants, voire une impasse.
Dans la rue, les enfants font face à des
expériences traumatisantes. Il y a les abus sexuels par les
étrangers et à l'intérieur du groupe ; le comportement de
la police et celui de la population peuvent aussi être très
violents.
Les autres problèmes évoqués de la vie
dans la rue sont les maladies dont le sida, les arrestations par la police en
cas de vol et la grande difficulté à cesser une consommation
considérable de drogues. Les enfants peuvent être rapidement
impliqués dans des activités délinquantes, comme le vol,
voire criminelles. Sur ce point, la responsabilité de la
société est évoquée dans la voie que prennent les
enfants : à force d'étiqueter les enfants et de leur renvoyer une
image de délinquant, les adultes les poussent sur ce chemin.
Les intervenant sociaux interrogés considèrent
aussi que l'enfant en situation de rue est en dehors de la
société, il vit dans un environnement complètement
différent, un monde inconnu des adultes ; c'est une vie anormale, pas
vraiment dans la réalité. Un des sujets ajoute que les enfants
utilisent un langage codé pour communiquer entre eux.
Finalement, y'a du plaisir
[...] j'ai parlé avec tellement d'enfants, je leur
donne des informations comme «la vie dans la rue est très
dangereuse, il y a plusieurs organisations, alors pourquoi tu ne viens pas
à l'ONG ?» [...] Ils me disent que dans la rue, ils gagnent 500
roupies par jour. [...] C'est beaucoup d'argent vous savez. [...] Ils me disent
«On a une vie très bien dans la rue! Nous avons beaucoup d'argent.
Si on va dans une organisation, il y a des règles importantes, [...]
donc on veut pas s'adapter à ces règles alors qu'on aime
être dans la rue.» [...] C'est du bon temps! Parce qu'ils ont
beaucoup d'argent et ils ont une vie de liberté. Ils peuvent faire tout
ce qu'ils veulent. »
Extrait de l'entretien avec Krishna.
Quand on interroge les travailleurs sociaux sur le fait que
les enfants restent dans la rue alors qu'ils ont la possibilité d'aller
dans différents foyers, ils reconnaissent que, pour les enfants, la rue
est aussi un espace de liberté et de plaisir ; et les enfants perdent
cette liberté en allant dans un foyer. Ils s'amusent beaucoup aussi et
ils aiment la rue, trouvant leur vie très bien. Katmandou exerce une
forte attraction sur les enfants et offre plus d'opportunités que la vie
dans les villages. Ils ont de l'argent et ont accès à
« une nourriture délicieuse » meilleure
qu'à la maison, selon Laxman. Les services proposés par les ONG
sont sources de confort, avec des jeux, la télévision, les repas.
À Katmandou, les touristes contribuent à rendre la rue attirante
et plaisante.
Prem nuance en disant que si les enfants aiment la rue, ils ne
la considèrent cependant pas comme leur maison, et qu'il existe chez eux
une ambivalence car ils ont aussi envie de normalité :
[...] ils ont envie, quand ils voient les autres enfants
qui vont à l'école, avec leur uniforme, ils ont envie d'aller
à l'école. Quand ils voient des enfants qui jouent avec papa,
maman dans les parcs, eux aussi ils ont envie de jouer dans les parcs.
Synthèse : Un espace ludique mais
déviant
Pour les cinq travailleurs sociaux, la vie dans la rue
exposent les enfants à de nombreux dangers et violences. Ils y sont
seuls, sans protection, ni amour, sauf s'ils se rendent dans les ONG. L'enfant
en situation de rue leur apparaît vulnérable. Mais la rue
apparaît aussi comme un espace de déviance, où les enfants
penchent vers la toxicomanie et les activités délinquantes et
criminelles.
Comparativement à la vie dans leur famille, dans leur
village, la vie dans les rues de Katmandou peut offrir aux enfants de
meilleures conditions matérielles et de loisirs, et ils ont une
liberté qu'ils perdent en allant vivre dans un foyer. Cette
liberté et les plaisirs qu'ils trouvent dans la rue contribuent à
maintenir les enfants dans la rue.
Enfin, on a l'impression d'avoir à faire à une
société des enfants, à une société à
part quand les travailleurs sociaux parlent de leur vie anormale, en dehors de
la société, avec son langage propre.
Thème 2 : Revenus
Obtention
Trois activités essentielles ont été
mentionnées en tant que sources de revenus pour les enfants. La
principale constitue à ramasser le plastique pour le vendre aux
entreprises de recyclage. Cette activité vaut aux enfants le surnom de
kathe, en népalais, soit ramasseur de plastique. Ce
qualificatif est très péjoratif et ne plaît pas aux
enfants. Pour gagner de l'argent, ils pratiquent aussi la mendicité et
le vol.
Une quatrième occupation, indiquée seulement par
un éducateur, est la participation des enfants aux activités de
prostitution de filles : ils leur trouvent des clients et en échange,
ils reçoivent une prime.
Les sujets reconnaissent que les enfants sont capables de
gagner leur vie ; ils peuvent obtenir entre 150 et 300 roupies par jour.
Utilisation
L'argent ainsi gagné sert principalement à
acheter de la colle, à manger et à faire des économies
notamment pour retourner dans la famille lors des grandes fêtes.
L'argent est aussi vu comme ayant une certaine importance dans
le parcours de l'enfant ; le terme de dépendance est employé.
Selon les intervenants sociaux, les enfants trouvent très dur de se
retrouver dans un foyer où ils ne gagnent plus d'argent et ce serait un
des facteurs d'échec des réinsertions.
Synthèse : De l'argent, mais à quel prix
?
Concernant les revenus, le discours des travailleurs sociaux
tend à dresser un portrait peu valorisant de la situation des enfants.
Ils gagnent leur vie, certes, mais par des activités peu enviables :
mendicité, ramassage d'ordures, vols. Bien que cet argent serve aux
enfants à couvrir des besoins de base et des déplacements,
notamment pour rendre visite à leur famille, il leur permet surtout de
se droguer. Il se développe en plus un attachement à l'argent, ou
au moins une habitude, qui réduit les chances de succès lors de
réinsertion en foyer.
Thème 3 : Apprentissage
D'une manière générale, quatre des
travailleurs sociaux déclarent que les enfants n'apprennent rien quand
ils sont dans la rue, qu'ils ne développent aucune compétence.
À la limite, s'ils apprennent des choses, ce sont seulement des «
mauvaises choses » ou des « activités
criminelles » nous dit Krishna, et s'ils apprennent des bonnes
choses, c'est grâce aux ONG.
Le fait que les enfants n'apprennent rien dans la rue est
d'ailleurs une des raisons pour lesquelles un enfant ne voudrait pas retourner
dans sa famille ; ce serait trop humiliant pour le garçon s'il revenait
sans éducation ni travail.
Quand la question précise est posée, deux sujets
répondent finalement que les enfants apprennent à s'adapter,
à être très malin, à prendre des décisions
rapidement ; plus largement, ils développent la capacité à
survivre. Mais ces propos sont en opposition avec ceux tenus
spontanément plus avant dans l'entretien.
Synthèse : Rien à apprendre
En terme d'apprentissage, la représentation des
interviewés est assez évidente. Les enfants en situation de rue
développent certes des capacités liées à la survie
dans la rue mais globalement, ils ne peuvent rien apprendre dans cet
environnement, ou rien de ce que les travailleurs sociaux jugent bon et utile.
Un seul fait mention de la possibilité de bons apprentissages quand les
enfants fréquentent les centres des ONG.
Thème 4 : Relations avec les pairs
Relations entre enfants
La plupart des enfants en situation de rue ont des amis ou
appartiennent à un groupe ; seulement quelques enfants fonctionnent
seuls. Une très bonne unité peut exister entre eux.
Relations entre les enfants en situation de rue semblent
synonyme d'influence. Dans le cas d'un enfant qui arrive dans les rues de
Katmandou, son parcours peut être très différent selon s'il
rencontre en premier des éducateurs de rue ou un groupe d'enfants. Ces
derniers l'initieront à la vie dans la rue et lui fourniront les codes
nécessaires. Il y a aussi les enfants en situation de rue qui repartent
dans leur village et qui, à cette occasion, parleront en termes positifs
de la capitale, ce qui a comme effet potentiel d'attirer d'autres enfants dans
les rues. Enfin, la pression qu'exerce le groupe peut contribuer à
l'échec de l'adaptation des enfants dans les foyers de transit.
Au sein du groupe
Tous les sujets se représentent la plupart des enfants
fonctionnant en groupe, avec un leader à leur tête. Les leaders
sont décrits comme étant plutôt autoritaires, violents et
abusant des plus jeunes. On parle ici d'abus sexuels et d'exploitation : les
leaders envoient les plus jeunes travailler et prennent tout ou partie de leurs
gains. Certains intervenants considèrent qu'il est important de
travailler avec les leaders pour réduire les mauvais traitements et
l'impact négatif qu'ils peuvent avoir sur les plus jeunes, notamment en
bloquant le travail des éducateurs de rue.
Synthèse : Des relations influentes, pas
vraiment bienveillantes
À part un des sujets, qui mentionne une bonne
unité entre les enfants en situation de rue, la représentation
des relations entre les pairs est plutôt négative. Elle est
marquée par la prédominance de l'organisation en groupe avec un
leader violent qui abuse de son pouvoir et par l'influence que des enfants
exercent sur leurs pairs et qui a comme conséquence de les attirer ou de
les maintenir dans les rues.
Thème 5 : Toxicomanie
Consommation
Tous les travailleurs sociaux interrogés s'accordent
pour dire qu'un enfant en situation de rue se drogue surtout en inhalant de la
colle, mais aussi avec de l'alcool, ou en fumant des cigarettes et de la
marijuana. Leur consommation est importante. D'ailleurs presque tout l'argent
gagné est utilisé pour acheter de la drogue, et principalement de
la colle. Cela fait aussi partie des premières activités à
laquelle les enfants en situation de rue initient les nouveaux.
Effet
Les enfants commencent à prendre de la drogue parce
qu'ils n'en connaissent pas les effets. Ils deviennent ensuite
dépendants et il est très difficile d'arrêter. Cette
dépendance est un autre élément important qui retient les
enfants dans la rue ; elle rend aussi l'action des travailleurs sociaux encore
plus délicate ; deux éducateurs trouvent en effet plus dur de
travailler avec les enfants qui sont dans la toxicomanie.
Synthèse : Collés!
Prendre de la drogue, principalement de la colle, est vraiment
une activité majeure pour les enfants en situation de rue, dans la
représentation des sujets. La dépendance des enfants est
très forte et entraîne une double difficulté pour les
travailleurs sociaux, à la fois dans leurs interactions avec les enfants
et dans le succès des programmes de réinsertion.
Thème 6 : Perspectives d'avenir
Selon les intervenants, un adolescent ou un jeune adulte qui
est encore dans la rue, se dirige vers un avenir très sombre, voire une
mort précoce, du fait des maladies, accidents ou overdoses. N'ayant pas
de compétences, le jeune ne trouvera pas de travail et à cause de
son âge, ne gagnera plus d'argent par la mendicité. Ses seules
options seront de se tourner vers des activités criminelles ou
d'être le leader d'un groupe d'enfants qui travailleront pour lui.
De plus, quand les enfants en situation de rue atteignent un
certain âge, la plupart des ONG ne les prennent plus en charge. Il y a
aussi une plus grande difficulté à travailler avec des jeunes qui
sont dans la rue depuis longtemps.
Synthèse : Un futur sombre
La représentation des cinq sujets sur cette question
est claire : les enfants en situation de rue n'ont pas d'avenir ou seulement un
avenir sombre, inscrit dans la criminalité ou dans l'exploitation
d'enfants en situation de rue plus jeunes. Plus le temps passé dans la
rue est long, plus les travailleurs sociaux éprouvent de la
difficulté dans leur intervention.
Synthèse générale sur la
représentation de la vie des enfants dans la rue de Krishna, Laxman,
Madan, Nitesh et Prem
Considérant les résultats
présentés, ils permettent de repérer le contenu de la
représentation sociale qu'ont les travailleurs sociaux de la vie des
enfants en situation de rue. Les éléments se résument
ainsi :
- la rue pour les enfants est un espace à la fois
ludique, très dangereux, violent et déviant. Elle offre aussi une
très grande liberté et l'absence de règles, ceux que les
enfants aiment particulièrement ;
- les enfants en situation de rue forment une
société des enfants, une société à part,
anormale ;
- les enfants s'assurent des revenus par des tâches peu
valorisantes avec la collecte du plastique dans les ordures et la
mendicité ou par des activités délinquantes en volant ;
- l'argent gagné sert surtout à se droguer mais
aussi à couvrir les besoins de bases ou à faire des
économies, pour retourner dans les familles par exemple ;
- la vie dans la rue ne permet aucun apprentissage aux enfants
ou rien de bien, si ce n'est éventuellement la capacité à
survivre ;
- les relations entre les enfants en situation de rue sont
marquées par l'organisation en groupe autour d'un leader plutôt
violent, abusant de son pouvoir et de conflits entre les plus âgés
et les plus jeunes ;
- l'influence des pairs est forte et peu positive sur le
parcours des enfants, car cela contribue à l'arrivée d'enfants
dans la rue et à l'échec des réinsertions ;
- l'usage de la colle est très répandu parmi les
enfants en situation de rue et leur dépendance est forte ;
- vivre dans la rue n'offre aucun futur aux enfants si ce
n'est dans la délinquance ou la criminalité ;
- la dépendance ou l'habitude des enfants à la
drogue, à l'argent et à la liberté, ou au moins à
l'absence de règles sont autant d'éléments qui entravent
les missions de réinsertion des travailleurs sociaux.
10 - Contenus des
représentations sociales de la vie dans la rue des enfants en situation
de rue et des travailleurs sociaux : analyse comparative
La comparaison des différents éléments de
la représentation sociale des deux groupes montrent quelques
similitudes. Tout d'abord, on retrouve des propos très semblables sur
l'usage qu'ont les enfants en situation de rue de l'argent gagné :
besoins de base, drogue, économie, déplacement, surtout familial.
Ensuite, les contenus des représentations sur les relations entre pairs
font état des deux côtés de rapports d'influence
substantiels et de relations organisées en groupe autour d'un leader,
qui est autoritaire et violent. Enfin, sur la consommation de drogues, les
représentations des deux partis évoquent une forte
dépendance à la colle.
Cependant, en poursuivant la comparaison des deux
représentations sociales de la vie des enfants dans la rue, on observe
des contrastes majeurs. Dans le premier thème portant sur
l'appréciation générale de la vie dans la rue, si des mots
identiques sont employés à la fois par les enfants et les
travailleurs sociaux, tels que plaisir, liberté, dangers, violence,
leurs degrés d'importance dans les représentations sont
très différents. Dans la représentation des travailleurs
sociaux, la vie dans la rue est à la fois ludique, synonyme de
liberté et de grande violence. Toutefois, l'emphase est mise sur le
caractère très dangereux et néfaste de cette vie, en
offrant presque une vision d'horreur. La représentation des enfants en
situation de rue illustre plutôt une rue sans extrêmes, ni
très agréable, ni féroce. Il y a également
l'élément des ONG et la place qu'elles ont pour les enfants qui
n'est pas aussi apparent dans le discours des adultes. Dans la
représentation de ces derniers, on retrouve des problèmes non
mentionnés par les enfants tels que les abus sexuels. Sur la question
des activités rémunératrices, la mendicité est
présente dans les deux représentations mais les autres points
diffèrent complètement. Pour les travailleurs sociaux, les
enfants en situation de rue sont des ramasseurs de plastique et des voleurs,
alors que les garçons interrogés parlent de nettoyage de motos ou
de travail dans les restaurants, voire n'ont aucune activité
rémunératrice. Les représentations concernant les
relations entre pairs ont les similitudes que nous avons vues plus tôt
mais divergent sur l'importance des amis. Les travailleurs sociaux y voient des
relations essentiellement violentes alors que les enfants rapportent des
relations de support, y compris financier, et de partage d'activités.
Les thèmes de l'apprentissage et des perspectives d'avenir donnent
également lieu à des représentations opposées. Dans
la représentation des enfants en situation de rue, ils étudient
grâce aux cours dispensés dans les refuges et apprennent des
règles de conduite. Quant à leur avenir, le travail occupe la
première place, avec le domaine de l'aide qui ressort. La
représentation des adultes brosse un tout autre portrait : aucun
apprentissage valable, ni aucun futur autre que dans la délinquance et
la criminalité ne sont possibles pour les enfants en vivant dans la
rue.
DISCUSSION
L'analyse comparative a montré des différences
majeures de contenus dans les représentations sociales des deux groupes,
pour cinq thèmes sur six, ce qui permet d'envisager une confirmation de
l'hypothèse générale : Les travailleurs sociaux
népalais n'intègrent pas, ou peu, la réalité
subjective de l'enfant en situation de rue ; il en résulte un
décalage important entre la représentation sociale qu'ont les
enfants de la vie dans la rue et celle des travailleurs sociaux
népalais. Il convient toutefois d'en discuter plus avant, à
partir d'éléments théoriques puis méthodologiques,
pour émettre une conclusion.
11 - Interprétation des
résultats au regard du cadre théorique
Ainsi plus l'enfant est jeune, et plus il est perçu
comme une victime qui doit être sauvée.
Par contre, lorsqu'il a les apparences de l'adolescent, il
est un délinquant en devenir
dont il faut protéger la
société.
Lucchini, 1998, p.356.
Le contenu de la représentation sociale de la vie des
enfants dans la rue des travailleurs sociaux suggère une vision
polarisée, qui hésite entre victimisation et déviance. Ce
résultat est estimé cohérent avec ceux de Lucchini (1998),
sur l'existence d'un discours conformiste réducteur chez les
différents intervenants sociaux en Amérique Latine. Ce discours
est une homogénéisation des situations de vie de l'enfant en
situation de rue et amène à considérer d'un
côté l'enfant comme une « victime d'un environnement
exclusivement violent » (p. 358) et d'un autre, la rue comme une
« sous-culture déviante [...] décrite en termes de
vols, prostitution, viol, violence, toxicodépendance, mépris pour
la vie, [...] l'instabilité des relations et le manque de
solidarité » (p. 358). Excepté le mépris
pour la vie et la prostitution, tous les autres éléments
associés à une culture déviante sont très
présents dans la représentation des travailleurs sociaux
népalais interrogés, et reviennent dans plusieurs des
thèmes : les enfants sont abusés sexuellement par les autres
enfants plus âgés et par les touristes étrangers, le vol
est leur principale source de revenus, la violence est une des
caractéristiques majeures de la vie dans la rue et des relations entre
pairs, il n'y a pas d'entraide et tous les enfants se droguent.
De plus, nous pouvons ajouter à ces
caractéristiques de la représentation de la vie dans la rue des
travailleurs sociaux, des éléments qui complètent cette
vision déviante : la mendicité comme autre source de
revenus, l'absence de compétences ou l'acquisition de compétences
seulement « mauvaises » par exemple, ou encore
l'absence de futur autre qu'une mort prématurée ou la
délinquance et la criminalité. Sur la question des
apprentissages, les conclusions d'un travail de groupe (Zamudio, 1998) ont
établi que les éducateurs de rue, en milieu
latino-américain, ignorent les compétences
développées dans les rues par les enfants et ne peuvent donc les
inclure dans les processus de réinsertion sociale. De fait, les
compétences proposées aux enfants peuvent leur paraître
moins complètes et moins intéressantes ; elles ne captent
pas suffisamment leur intérêt. Cela pourrait être un des
facteurs de la désaffection des enfants en situation de rue des
programmes. En ce qui concerne le parcours des enfants en situation de rue, une
fois adulte, Invernizzi (2000) remarque l'absence d'études relatives
à cette question, notamment car de telles enquêtes sont difficiles
à mettre en oeuvre. Toutefois, en Amérique Latine, Lucchini
(2001) observe que l'enfant bientôt majeur cherche
généralement une alternative à la rue, entre autres parce
qu'au regard de la loi, son statut change et parce qu'il lui devient plus
difficile d'accéder aux programmes d'aide des ONG.
L'interprétation des résultats sur la
représentation sociale des enfants en situation de rue est plus
difficile car les travaux ayant analysé le discours de l'enfant sont
beaucoup moins nombreux. On peut tout de même, en continuant la
comparaison avec la représentation des travailleurs sociaux,
dégager quelques pistes. Ainsi, si l'on reprend les
éléments définissant la culture déviante de la rue,
nous remarquons qu'ils sont peu présents dans la représentation
des enfants. Les enfants évoquent les vols, toujours commis par les
autres, la mendicité, très répandu mais aussi des emplois
reconnus comme tels (nettoyer les motos, travailler dans un restaurant). Si
aucun ne parle de prostitution, ni de violences sexuelles, nous ne pouvons
cependant pas conclure car les enfants n'ont pas été
interrogés directement sur ces questions et ils ont pu être
gênés de les aborder avec une femme, étrangère, de
surcroit, au détour d'un seul et unique entretien. Par contre sur
l'instabilité des relations et le manque de solidarité, c'est
tout le contraire qui apparaît dans la représentation des enfants
: les amis se soutiennent, y compris financièrement, ils aiment partager
les activités. D'ailleurs, Holdaway et Ray (1992) ainsi que Baker et al.
(2000) confirment la place importante qu'occupent les amis pour les enfants en
situation de rue ; il s'agit d'un réseau et d'une famille, où
l'entraide est présente.
D'autres éléments nous invitent à
approfondir l'analyse. La représentation de la vie dans la rue qu'en ont
les enfants en situation de rue semble pouvoir être qualifiée
comme plutôt valorisante. En effet, les enfants mentionnent tous
l'activité d'étudier et généralement la
volonté d'avoir un travail et d'être quelqu'un de bien. Il est
aussi intéressant de noter que l'activité de collecte de
plastique dans les ordures n'est absolument pas citée, alors que Baker
et al. (2000) appuient les travailleurs sociaux interrogés en
décrivant cette activité comme une des principales sources de
revenus des enfants en situation de rue au Népal. Est-ce que les enfants
interrogés n'en parlent pas parce qu'ils ne sont pas concernés ou
parce qu'ils en ont honte ? Nous avons déjà mentionné
qu'au Népal, ce travail est considéré de manière
dévalorisante et vaut aux enfants en situation de rue le surnom de
kathe qui y est très péjoratif (divers intervenants
sociaux, communication personnelle, 2008 et mars 2011). L'hypothèse
d'une représentation de la vie dans la rue valorisante chez les enfants
en situation de rue est toutefois à examiner avec prudence car le
discours des enfants durant les entretiens a pu aussi être un discours
très normatif, pour plaire à l'adulte. Il est difficile de
mesurer, avec un seul entretien, la sincérité des propos, et par
là, le véritable contenu de la représentation des
enfants.
Nous abordons maintenant le cas de Prem, pour illustrer le
lien intime entre représentations sociales et pratiques sociales,
chacune participant à la détermination de l'autre (Abric, 1994).
Prem, aujourd'hui éducateur de rue, a lui-même été
un enfant en situation de rue pendant plusieurs années13(*). Nous avons essayé de
voir dans quelle mesure sa représentation pouvait être
différente de ses collègues, compte tenu de son expérience
de la vie dans la rue. Sur bien des points, il partage la représentation
de ses collègues mais sur la question de la violence dans la rue,
même s'il en fait état, cela se retrouve avec beaucoup moins de
force que dans la représentation de ses collègues. Étant
donnée la nature des représentations sociales, on peut supposer
que la représentation de Prem de la vie dans la rue est
façonnée par sa double expérience, d'un côté
un enfant qui a vécu dans la rue, de l'autre, une pratique
professionnelle d'éducateur.
Enfin, avant d'examiner les limites de cette étude,
nous souhaitons rendre compte des propos de Krishna, qui illustre bien, selon
nous, le conflit que peut engendrer la différence de
représentations. Son discours est rejeté par « la
plupart » des enfants, dit-il. Pour les convaincre de quitter la
rue, son seul atout semble être de leur parler d'une vie qu'ils n'ont pas
encore, et qui sera sans aucun doute terrible, sans aucun espoir, ni
débouchés. Les enfants lui opposent leur liberté et une
vie qu'ils aiment. Nous retrouvons ainsi la première hypothèse
que nous voulions étudier, à savoir que de trop grandes
différences dans les représentations sociales des enfants en
situation de rue et des travailleurs sociaux nuisent à
l'efficacité des programmes d'aide.
12 - Limites
Le type d'informations recueillies, leur qualité et
leur pertinence déterminent directement la validité des
résultats obtenus.
Abric, 1994, p.59.
Type d'informations recueillies
Du fait de l'éloignement géographique du terrain
et de la courte durée de l'enquête, l'absence d'entretiens
exploratoires à proprement parler et d'allers-retours entre le terrain
et la théorie n'a pas été possible et n'a pas donné
le temps nécessaire pour une réflexion plus approfondie sur ce
que l'on cherchait et donc ce que l'on devait interroger.
En ce qui concerne l'étude de la représentation
sociale des enfants en situation de rue, il a été
mentionné dans la partie théorique qu'elle reposait sur
l'expérience subjective de l'enfant. Il aurait tout de même
été enrichissant de poser des questions plus
généralisatrices telles que « que font les autres
enfants pour gagner de l'argent ? » de manière à
parvenir à une meilleure compréhension du contenu de leur
représentation sociale. Cela aurait également permis d'augmenter
la sincérité des propos, et donc la fiabilité des
données, car les enfants en situation de rue sont reconnus pour leur
capacité à transformer leur histoire (Aptekar et
Stoecklin, 1997), comme nous avons pu l'observer d'ailleurs en comparant
les propos des enfants durant l'entretien avec ce qu'ils avaient raconté
aux éducateurs sur leur histoire familiale.
Il faut également rendre compte du caractère
incomplet de la démarche servant à repérer le contenu des
représentations sociales. En effet, Abric (1994) précise que le
discours, s'il permet d'identifier la majeure partie d'une
représentation, n'en révèle pourtant pas tous les aspects,
qui nécessitent une étude des actes. Il aurait été
utile de prendre en compte les pratiques sociales pour comprendre et
connaître les représentations sociales, d'autant plus que
« toutes les contradictions entre les représentations
sociales et des pratiques amènent nécessairement la
transformation de l'une ou de l'autre » (p. 237).
Qualité des informations
recueillies
La subjectivité est inhérente à toute
enquête menée par entretien (Blanchet, 1985). Même si elle
ne peut être totalement évacuée, le chercheur conscient de
sa subjectivité sera déjà plus vigilant. Traiter du
phénomène des enfants en situation de rue nous a placée
dans une situation interculturelle. Ce phénomène existe dans les
pays industrialisés, nous l'avons vu, mais il concerne essentiellement
des adolescents et non pas des enfants dès 5 ans, et il reste
méconnu dans le cas de la France. Ainsi, notre adhérence à
la représentation sociale occidentale de l'enfant est forte : un
enfant-roi, un enfant choisi grâce à l'accès à la
contraception et à la légalisation de l'interruption volontaire
de grossesse, un enfant protégé par des droits. Pour mener cette
recherche avec rigueur et honnêteté, il a fallu prendre conscience
de nos conceptions, savoir les mettre de côté pour être
capable d'écouter les discours des différents participants
népalais et éviter une vision ethnocentrée. Cependant,
malgré cette volonté de vigilance, certaines de nos
répliques lors des entretiens montrent un attachement à nos
représentations, notamment lorsqu'on interroge, parfois avec insistance,
les enfants sur leur volonté de persévérer dans la rue. On
peut alors légitimement se demander à quel point cela a aussi
influencé l'analyse.
Pour évaluer la qualité des données, il
faut aussi considérer le biais induit par la désirabilité
sociale des sujets interviewés. Notre position d'étrangère
occidentale, d'étudiante en psychologie, et d'ancienne
bénévole de l'ONG où s'est déroulée
l'enquête, a pu laisser une place importante à ce biais, ce qui a
probablement influencé les discours produits.
Un manque d'expérience dans la passation d'entretiens a
aussi nuit à la qualité des informations recueillies.
L'enchainement des questions n'était pas toujours adapté et il y
a eu des difficultés à relancer sur des thèmes qui
l'auraient été souhaitables d'approfondir. De plus, les questions
contenaient trop souvent une suggestion de réponse à
l'intérieur et ont pu fortement orienter les réponses. Enfin,
certains sujets n'ont pas été abordés avec les enfants,
notamment la question des abus sexuels, car nous avions peur de faire intrusion
dans un vécu traumatique alors que nous n'avions qu'un entretien avec
eux.
Un autre biais induit par la situation interculturelle a
été la difficulté de communication. Ne pas parler le
népalais a réduit la qualité des données. Tout
d'abord, avec les travailleurs sociaux, les entretiens ont été
réalisés en anglais et non pas dans leur langue maternelle, ce
qui a pu freiner leur expression ou conduire à de mauvaises
interprétations lors de l'analyse, et ce d'autant plus si on ajoute la
perte de sens qu'a pu occasionner le passage de l'anglais au français
lors de la retranscription. Avec les enfants et avec Prem, la présence
d'un interprète a représenté une interférence
importante, surtout due au manque de préparation, tel que le
recommandent Abdelhak et Moro (2006). Il a en effet pris beaucoup de place dans
les premiers entretiens : en posant des questions de lui-même pour
obtenir la «bonne réponse», celle qu'il pensait que nous
attendions, en ne traduisant pas mot à mot et en résumant parfois
les propos de l'enfant pour mieux en dégager, selon lui, le sens. Il
nous a fallu mieux exprimer nos besoins et l'aider à adopter une
attitude moins visible.
Finalement, la qualité des données varient selon
les entretiens car les derniers entretiens réalisés ont
été, sur bien des points, assez différents des premiers,
compte tenu de l'expérience accumulée au fil de la pratique. Ils
étaient plus spontanés, l'écoute plus neutre et attentive
et le travail de l'interprète s'était considérablement
amélioré.
Pertinence des informations recueillies
La pertinence des informations recueillies peut s'interroger
sur la base de la constitution de l'échantillon. Les travailleurs
sociaux interrogés sont tous employés de la même
organisation, ce qui forme un autre biais en termes de
représentativité. Trois semaines se sont
révélées trop courtes pour développer les liens
nécessaires permettant d'interviewer le personnel de différentes
ONG14(*). Le même
biais apparaît concernant les enfants en situation de rue car, non
seulement les entretiens ont dû seulement être conduits avec ceux
qui fréquentent les refuges des ONG pour les raisons pratiques
énoncées auparavant, mais en plus, il s'est trouvé que
tous les enfants interrogés dormaient régulièrement au
refuge B durant la période de l'enquête. On peut donc penser
qu'ils étaient beaucoup moins exposés aux dangers de la rue, qui
se multiplient la nuit comme le mentionne un des travailleurs sociaux.
D'ailleurs, Aptekar et Stoecklin (1997) insistent sur l'importance d'effectuer
la collecte de données la nuit également car les enfants ne sont
pas les mêmes en terme de situations familiales et de fonctionnement.
Des problèmes méthodologiques plus larges tels
que cités par Aptekar et Stoecklin (1997) viennent aussi questionner la
pertinence des informations recueillies. Dans le cas présent, il s'agit
d'évaluer si la définition des hypothèses et la
construction de l'outil de collecte de données étaient
libérées de nos référents culturels. En continuant
sur cette dimension interculturelle, il est finalement regrettable de ne pas
avoir su suffisamment l'appréhender au regard du rôle qu'elle joue
dans les solutions proposées par les ONG au problème des enfants
en situation de rue. Entre la Convention internationale des droits de l'enfant,
son influence sur l'idéologie des interventions des ONG et les tensions
entre spécificités et généralités qui en
découlent (Tessier, 1998), la sous-culture propre au monde de la rue
(Lucchini, 1993) et l'influence sur des programmes locaux des bailleurs de
fonds internationaux (Paiva, 1998) et principalement occidentaux, la prise en
compte des facteurs culturels apparaît nécessaire pour
réfléchir le phénomène des enfants en situation de
rue et l'intervention des ONG et mesurer quels sont leurs impacts sur les
représentations sociales des différents groupes en
présence.
En conclusion, si l'interprétation des résultats
à partir du cadre théorique peut tendre vers une confirmation de
l'hypothèse, l'examen des limites et biais de cette étude montre
différents problèmes : les données sont incomplètes
et leur fiabilité, pour les enfants au moins, est à questionner ;
des biais de subjectivité et de désirabilité sociale n'ont
pas été assez contrôlés ; le manque
d'expérience et les difficultés de communication diminuent aussi
la qualité des données ; enfin, considérant le peu de
représentativité de notre échantillon, la validité
externe de la recherche est relativement faible. Tous ces
éléments impliquent une limite trop importante dans la
validité des résultats pour confirmer l'hypothèse
générale portant sur l'existence d'un décalage entre les
représentations sociales de la vie dans la rue des enfants en situation
de rue et des travailleurs sociaux. Néanmoins, cette recherche fait
preuve d'un caractère exploratoire intéressant et pose les bases
pour de futures réflexions.
13 - Perspectives
Malgré l'impossibilité de conclure à
cause de limites méthodologiques majeures, la tendance qui se
dégage des analyses, avec la mise à jour de quelques
différences entre les représentations sociales de nos deux
populations, pousse à poursuivre la recherche dans le but de conclure
sur l'impact des représentations sociales des travailleurs sociaux
népalais dans leurs pratiques d'aide. Par exemple, si l'on
considère que ces derniers se représentent la rue comme un espace
déviant et dangereux, cela amène à penser que sur le plan
des pratiques effectives, leurs actions se polarisent autour de la
réinsertion des jeunes, du « sortir de la
rue ». En appliquant le même raisonnement aux enfants en
situation de rue, si leur représentation de la vie dans la rue est une
rue principalement de liberté, leur désir, avec toute son
ambivalence, peut être de vouloir y rester. Une étude qui
validerait ces hypothèses serait susceptible d'améliorer la
compréhension de la subjectivité des enfants en situation de rue,
et par là-même, le travail social avec eux.
Un autre angle pour aborder la question de départ,
à savoir pourquoi les enfants restent dans la rue malgré les
alternatives qui leur sont proposées, part de la clinique. Faute de
travaux suffisants dans ce domaine, notre recherche s'est orientée vers
une approche psychosociale du phénomène. Il nous apparaît
maintenant des questions que nous souhaiterions développer. L'une est
inspirée des travaux de master d'Edelman (2007) et interroge
« ce qui vient lier psychiquement le jeune à l'espace
urbain ? » (p. 6). Car si l'on envisage l'enfant en
situation de rue comme un agent social actif, et non pas seulement comme un
objet passif, ou une victime, l'échec de l'aide apportée par les
ONG ne peut pas mettre en causes les seules pratiques des intervenants. Il
convient de mener une réflexion sur l'enfant en situation de rue
lui-même et son fonctionnement psychique. Dans le même sens, on
peut questionner l'existence d'une demande d'aide chez l'enfant en situation de
rue, ressort nécessaire sur lequel s'appuie tout travail d'aide. Cette
demande ne serait-elle pas en veille chez ces enfants dont les besoins
élémentaires sont satisfaits par les services des ONG ? On peut
supposer qu'elle émerge chez les enfants pour lesquels les aspects
négatifs de la vie dans la rue prennent le dessus sur la
« jouissance », au sens freudien, qu'ils en tirent. Ainsi,
recherches et pratiques cliniciennes sont à encourager pour traiter du
phénomène des enfants en situation de rue. Baubet (2003), en
soulignant que la souffrance psychologique fait partie intégrante de la
vie des jeunes en situation de rue, confirme l'apport du psychologue clinicien,
même si celui-ci peut être considéré comme un luxe
pour ces enfants qui n'ont rien. Nous avons également pu en
détecter la nécessité lors la recherche sur le terrain. Le
matériel clinique présent dans les entretiens conduits avec les
enfants laisse en effet supposer d'importants besoins et des troubles de la
personnalité chez certains.
Plus largement, nous aimerions également examiner le
rôle de facteurs culturels dans le départ dans la rue des
garçons, comparativement aux filles, dont la présence dans la rue
est significativement moindre, selon tous les travailleurs sociaux
interrogés. À partir des entretiens avec ces derniers, il
semblerait que ce soit essentiellement une raison culturelle qui explique cette
différence. Ainsi, Madan expliquait que « notre
société croit que les filles ne peuvent pas être toutes
seules [...] Parce que quand elles quittent la maison, la société
leur reproche de ne pas être bien. [...] En tant qu'homme, je peux rester
des années à l'extérieur, seul.» Dans la
société népalaise, se débrouiller seul serait-il
valorisé pour un garçon ? Quels sont les attentes des
adultes envers les garçons et envers les filles ? Quelle sont les
places attribuées à la femme et à la fille ? Il
faudrait aussi vérifier si, en effet, moins de filles quittent leur
domicile pour se rendre dans la rue, ou si, en fait, on les voit moins et
qu'elles y ont un parcours différent, principalement dans les
réseaux de prostitution.
Conclusion
À cause de limites méthodologiques importantes,
notre étude comparative des représentations sociales de la vie
dans la rue des enfants en situation de rue et des travailleurs sociaux n'a pas
permis de confirmer l'hypothèse générale qui postulait que
les travailleurs sociaux népalais n'intégraient pas, ou peu, la
réalité subjective de l'enfant en situation de rue et qu'il en
résultait un décalage important entre la représentation
sociale qu'ont les enfants de la vie dans la rue et celle des travailleurs
sociaux népalais. Cependant, nous pouvons tout de même
dégager des résultats présentés qu'une
différence semble exister. Une nouvelle recherche, prenant en compte les
différents biais évoqués permettrait sans doute de
conclure sur le décalage des représentations sociales entre les
enfants et les travailleurs sociaux et pourrait approfondir en identifiant si
cette différence est un facteur d'échec de l'aide proposée
aux enfants en situation de rue.
En tenant compte de l'expérience subjective de
l'enfant, cette recherche place l'enfant en situation de rue dans une position
d'agent social, capable de changement et de prise de décisions. Ce
positionnement nous semble à encourager afin que les solutions
apportées au phénomène des enfants en situation de rue
soient pensées pour et avec les enfants.
C'est d'ailleurs avec cette démarche que nous aimerions
poursuivre notre engagement auprès des enfants en situation de rue, en
offrant des compétences en psychologie dont le besoin a
été identifié et en poursuivant la recherche dans le but
de proposer des applications concrètes.
Bibliographie
Abdelhak. M.A & Moro M.R. (2006). L'interprète en
psychothérapie transculturelle. In M.R Moro, Q. De La Noé &
Y. Mouchenik (Eds.), Manuel de psychiatrie transculturelle : Travail
clinique, travail social (2nd ed, pp. 239-248). Grenoble,
France : La pensée sauvage.
Abric, J.C. (1989). L'étude expérimentale des
représentations sociales. In D. Jodelet (Ed.), Les
représentations sociales (pp. 187-203). Paris, France : Presses
Universitaires de France.
Abric, J.C. (Ed.) (1994). Pratiques sociales et
représentations. Paris, France : Presses Universitaires de France.
Abric, J.C. (1996). De l'importance des représentations
sociales dans les problèmes d'exclusion sociale. In J.C Abric (Ed.),
Exclusion sociale, insertion et prévention (pp. 11-17).
Ramonville Saint-Agne, France : Érès.
Apostodolis, T. (2005). Représentations sociales et
triangulation : Enjeux théorico-méthodologiques. In J.C. Abric
(Ed.), Méthode d'étude des représentations
sociales (2nd ed, pp. 13-35). Ramonville Saint-Agne, France :
Érès.
Aptekar, L & Stoecklin, D. (1997). Children in
particularly difficult circumstances. In J.W. Berry, P.R. Dasen & T.S.
Saraswathi (Eds.), Handbook of Cross-Cultural Psychology :
Vol. 2. Basic processes and human development (2nd ed,
Chap. 11, pp. 377-412). Boston, MA : Allyn & Bacon.
Retrieved from :
http://www.sjsu.edu/faculty/laptekar/download/aptekarstoklin.pdf
Baker, R., Panter-Brick, C. & Todd, A. (2000). Homeless
street boys in Nepal : Their demography and lifestyle. Journal of
Comparative Family Studies,28(1), 129-146.
Baker, R., & Hinton, R. (2001). Approaches to children's
work and rights in Nepal. Annals of the American Academy of Political and
Social Science, 575(1), 176-193. doi: 10.1177/000271620157500111
Baubet T. (2003). Enfants et adolescents en situation
d'exclusion. In C. Lachal, L. Ouss-Ryngaert & M.R. Moro (Eds.),
Comprendre et soigner le trauma en situation humanitaire (chap. 10,
pp. 203-219). Paris, France : Dunod
Blanchet, A. (Ed.) (1985). L'entretien dans les sciences
sociales. L'écoute, la parole et le sens. Paris, France :
Bordas.
Blanchet, A. & Gotman, A. (1992). L'enquête et
ses méthodes : L'entretien. Paris, France : Nathan.
Coward Bucher, C.E. (2008). Toward a needs-based typology of
homeless youth. The Journal of adolescent health: official publication of
the Society for Adolescent Medicine, 42(6), 549-554. doi:
10.1016/j.jadohealth.2007.11.150
Conticini, A & Hulme D. (2007). Escaping violence, seeking
freedom: Why children in Bangladesh migrate to the street. Development and
Change 38(2), 201-227. doi: 10.1111/j.1467-7660.2007.00409.x
Doise, W. (1989). Attitudes et représentations
sociales. In D. Jodelet (Ed.), Les représentations sociales
(pp. 220-238). Paris, France : Presses Universitaires de France.
Edelman, E. (2007). Les Bakouros de Ouagadougou.
Mémoire de Master non publié. Université Paris VII, Paris,
France.
Glauser, B. (1990). Street children : Deconstructing a
construct. In A. James & A. Prout (Eds.), Constructing and
reconstructing childhood : Contemporary issues in the sociological study of
childhood (pp. 138-156). London, England : Falmer Press.
Holdaway, D., & Ray, J. (1992). Attitudes of street kids
toward foster care. Child & Adolescent Social Work Journal, 9(4),
307-317. doi : 10.1007/BF00757086
Invernizzi, A. (2000). L'enfant qui vit dans les rues en
Afrique, en Asie et en Europe de l'Est : Bibliographie commentée.
Retrieved from http://www.unifr.ch/socsem/documentation.html
Jodelet, D. (1989). Représentations sociales : un
domaine en expansion. In D. Jodelet (Ed.), Les représentations
sociales (pp. 31-61). Paris, France : Presses Universitaires de France.
Jodelet, D. (2006). Place de l'expérience vécue
dans le processus de formation des représentations sociales. In V. Haas
(Ed.), Les savoirs du quotidien. Transmission, appropriations,
représentations (pp. 235-255). Rennes, France : Presses
universitaires de Rennes.
Karabanow, J. (2006). Becoming a street kid: Exploring the
stages of street life. Journal of Human Behavior in the Social Environment,
13(2), 49-72. doi:10.1300/J137v13n0204
Kidd, S. & Shahar, G. (2008). Resilience in homeless
youth: The key role of self-esteem. American Journal of
Orthopsychiatry, 78(2), 163-172. doi:10.1037/0002-9432.78.2.163
Le Roux, J. (1996). The worldwide phenomenon of street
children: Conceptual analysis. Adolescence, 31(124), 965-973.
Lucchini, R. (1993). Enfant de la rue. Identité,
sociabilité, drogue. Genève, Suisse : Librairie Droz.
Lucchini, R. (1996). Sociologie de la survie : l'enfant
dans la rue. Paris, France : Presses universitaires de France.
Lucchini, R. (1998). L'enfant de la rue :
réalité complexe et discours réducteurs.
Déviance et société. 22(4), 347-366. doi
: 10.3406/ds.1998.1669
Lucchini, R. (2001). Carrière, identité et
sortie de la rue : le cas de l'enfant de la rue. Déviance et
Société, 25(1), 75-97. doi :
10.3917/ds.251.0075.
Martinez, C. L. (2010). Living in (or leaving) the streets:
Why street youth choose the streets despite opportunities in shelters.
Asia-Pacific Social Science Review, 10(1), 39-58. Retrieved from
http://www.ejournals.ph/index.php?journal=dlsu-apssr
Paiva, V. (1998). Évaluation des ONG en Amérique
Latine. In S. Tessier (Ed.), À la recherche des enfants des
rues (pp. 298-312). Paris, France : Karthala.
Panter-Brick, C. (2001). Street children : Cultural concerns.
In N.J. Smelser & P.B. Baltes (Eds.), International Encyclopedia of the
Social & Behavioral Sciences (Vol. 22, pp. 15154-7). Oxford,
England : Elsevier.
Panter-Brick, C. (2002). Street children, Human Rights, and
public health : A critique and future directions. Annual Review of
Anthropology, 31(1), 147-171. doi:
10.1146/annurev.anthro.31.040402.085354.
Rivard, J. (2004). Des pratiques autour des jeunes/enfants des
rues : une perspective internationale. Nouvelles pratiques sociales,
17(1), 126-148. Retrieved from http://id.erudit.org/iderudit/010578ar
Stoecklin, D. (2000). Enfants des rues en Chine. Une
exploration sociologique. Paris, France : Karthala.
Taylor, D. M., Lydon, J. E., Bougie, É., &
Johannesen, K. (2004). "Street Kids": Towards an understanding of their
motivational context. Canadian Journal of Behavioural Science / Revue
canadienne des sciences du comportement, 36(1), 1-16. doi:
10.1037/h0087211
Zamudio, L. (1998). Usage de l'espace urbain : pour une
typologie des compétences. In S. Tessier (Ed.), À la
recherche des enfants des rues (pp. 67-69). Paris, France :
Karthala.
Unicef. (n.d) Les droits énoncés dans la
Convention relative aux droits de l'enfant. Retrieved from
http://www.unicef.org/french/crc/index_30177.html
Unicef. (n.d). Foire aux questions : Quelle est la
nouvelle conception de l'enfant dans la Convention. Retrieved from
http://www.unicef.org/french/crc/index_30229.html
United Nations Development Programme. (2004). Nepal Human
Development Report 2004 : Empowerment and Poverty Reduction. Kathmandu,
Nepal : author. Retrieved from
http://hdr.undp.org/en/reports/nationalreports/asiathepacific/nepal/name,3287,en.html
Usborne, E, Lydon, J. E, & Taylor, D. M. (2009). Goals and
social relationships: Windows into the motivation and well-being of
«Street Kids». Journal of Applied Social Psychology,
39(5), 1057-1082. doi:10.1111/j.1559-1816.2009.00472.x
Worthman, C. M. & Panter-Brick, C. (2008). Homeless street
children in Nepal: Use of allostatic load to assess the burden of childhood
adversity. Development and psychopathology, 20(1), 233-255. doi:
10.1017/S0954579408000114
* 1 Lors d'un remariage, le
beau-père ou la belle-mère rejette très fréquemment
les enfants issus du premier mariage du conjoint ou de la conjointe et peuvent
se montrer très violents, poussant ainsi les enfants à quitter le
domicile (Plusieurs intervenants sociaux et amis népalais, communication
personnelle, mars 2011).
* 2 Les travaux de Martinez ont
été réalisés en Asie, plus
précisément aux Philippines, et décrivent une situation
très similaire à celle que nous avons pu observée durant
six mois à Katmandou, en 2008.
* 3 Les deux ONG travaillent en
étroite collaboration. Lors de notre expérience en 2008, nous
étions intervenue au sein des foyers de l'ONG népalaise.
* 4 Exception faite pour Amit : il
a déclaré être arrivé dans la rue depuis quelques
mois seulement, mais au cours de l'entretien, il a été
constaté des troubles au niveau des repères temporels. Nous avons
donc pris comme durée 4 ans, car en 2008, il fréquentait
déjà le refuge B et dormait dans les rues ; l'équipe des
éducateurs a confirmé qu'il était resté dans la rue
depuis.
* 5 Refuge B : en anglais shelter ou
drop-in-center ; fait référence au centre d'accueil pour
garçons de l'ONG où notre intervention a eu lieu. Il est ouvert
24h/24 et les enfants peuvent aller et venir comme bon leur semble.
* 6 Un enfant qui a pris de la colle se
repère essentiellement à la forte odeur chimique de son haleine,
mais aussi à son regard et sa façon de parler, selon le moment
auquel remonte la dernière prise.
* 7 Selon les données de
l'Unicef, le taux d'analphabétisme au Népal en 2005-2008
était de 58%.
http ://www.unicef.org/infobycountry/nepal_nepal_statistics.html
* 8 Les dernières versions des
guides d'entretien sont présentées en annexes II et III.
* 9 Les consignes énoncées
sont stipulées sur les guides d'entretien.
* 10 Retranscription des entretiens
enfants et adultes en annexes VI et VII ; résultats bruts des analyse
enfants et adultes en annexes IV et V.
* 11 La colle utilisée par les
enfants est celle employée par les cordonniers pour réparer les
chaussures. Au Népal, les enfants peuvent se procurer cette colle pour
une somme modique et très facilement. Ils la mettent dans sac en
plastique, en principe un sac de lait, et l'absorbent par inhalation.
* 12 Le salaire mensuel moyen à
Katmandou se situe aux alentours de 6000 roupies. (Communication personnelle,
mars 2011).
* 13 Cette information nous a
été donné par les collègues de Prem. Lui-même
n'en a pas parlé avec nous, ni lors de conversations personnelles, ni
lors de l'entretien, malgré une question en ce sens.
* 14 Seulement deux entretiens ont
été réalisés avec des employés d'une autre
ONG mais à cause d'un problème logistique, ils n'ont pas pu
être utilisés pour l'analyse des données. D'autres
organismes contactés n'ont pas donné une suite positive à
notre demande.
|