- Année universitaire 2012-2013 -
Histoire au long cours
Les Allemands déplacés après la
seconde guerre mondiale
FORTIS Matthieu
COPIN Raphaël
SOMMAIRE
Introduction
1
I. Le projet
4
II. Typologie
9
III. Des expulsions improvisées avant même
les accords de Potsdam
11
IV. Les expulsions sous la tutelle des Alliés
16
V. Le quotidien des expulsés dans les camps
20
VI. Changements et intégration
23
VII. Les expulsés dans les relations
internationales
31
VIII. Constat des traces des expulsions dans la
mémoire : débats actuels
34
Annexes
42
Bibliographie 45
Introduction
Depuis quelques années, un regain
d'intérêt a été constaté concernant le
passé de la population allemande. Il ne s'agît plus de faire
l'amalgame entre Allemands, nazis et bourreaux comme ce fut longtemps le cas
dans l'imaginaire collectif. Au contraire, il est question de
s'intéresser à des individus pouvant être
considérés comme des victimes de la guerre ou de
l'après-guerre. Une partie de la population allemande, environ 13
millions individus, fut déplacée de territoires conquis par le
IIIe Reich mais devenus par exemple, polonais ou tchécoslovaque à
la suite d'un redécoupage des frontières d'après-guerre.
Comment peut-on expliquer un tel mouvement migratoire ? Pour cela, il faut
revenir aux conséquences de la politique menée par Hitler
à la tête du IIIe Reich. Ce dernier désirait réunir
tous les germanophones au sein d'un empire agrandi par le Lebensraum,
c'est-à-dire l'espace vital allemand. Cette volonté pangermaniste
motiva la politique extérieure de l'Allemagne avec l'Anschluss,
qui est l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie le 12 mars 1938 ;
la signature des accords de Munich du 30 septembre 1938 lui permettant de
rattacher les Sudètes, région de la Tchécoslovaquie ayant
un nombre important de germanophones (voir
Annexes 1) et l'invasion de la Pologne du 1er
septembre 1939.
Avant même la fin de la guerre, le peuple allemand dans
sa totalité est haï par la majeure partie de l'Europe et notamment
par les pays dont des territoires furent annexés par le Reich. Les
gouvernements et les peuples de ces pays sont animés par un sentiment de
vengeance et une volonté de mener leur propre justice. Ils
décidèrent d'organiser eux-mêmes le déplacement de
ces individus puis sous l'encadrement des Alliés. Ces Allemands, dont
Hitler mît tout de même les moyens pour les intégrer dans le
IIIe Reich, apparaissent dans une situation particulièrement
compliquée. D'un côté, ils n'ont jamais vécu en
Allemagne mais sont désormais considérés comme des
Allemands ethniques, c'est-à-dire qu'ils appartiennent à une
ethnie possédant certaines caractéristiques définissant
l'individu comme allemand, par les habitants de leur pays respectif, ce qui ne
semble pas être un point positif dans ce contexte. Ainsi, ce
mémoire s'intéresse à ces 13 millions d'Allemands
éparpillés en Europe et qui donnent naissance à l'un des
plus importants mouvements migratoires du XXe siècle.
Mais s'intéresser à un tel sujet entraîne
un problème lié aux sources et à la connaissance de ce
sujet de nos contemporains. En effet, cet épisode de l'histoire mondial
est peu connu du grand public que ce soit les jeunes Allemands ou les jeunes
Tchèques. Les plus férus d'histoire ou descendants de ces
Allemands déplacés connaissent l'existence de ces migrations.
Ainsi, l'historiographie de cet épisode historique concernait
majoritairement les historiens allemands et polonais. L'historiographie
française n'était pas particulièrement portée sur
ce sujet excepté quelques articles comme « Les Allemands
déplacés divisent l'Europe », article paru dans le
mensuel n°683 de la revue Historia, en 2003. Il faut attendre
l'ouvrage Orderly and Humane. The Expulsion of the Germansafter the Second
World War de R.M. Douglas pour avoir enfin une source inestimable sur ce
sujet. Paru en novembre 2012 en France sous le titre Les
Expulsés, cet ouvrage est le résultat d'une enquête
sur ces flux migratoires mettant la lumière sur une partie de l'histoire
occidentale. Douglas tranche dans le débat sur le statut accordé
à ces Allemands en étant le premier à les
considérer comme des expulsés. La notion d'expulsé
s'opposait aux notions de « réfugié » et de
« déplacé ».
En effet, utiliser la bonne terminologie relevait de
l'impossible avant la prise de position de Douglas. L'idée de
« réfugié » sous-entend qu'un Etat n'est pas
en mesure de protéger un groupe ethnique de sa population victime de
persécution et que la fuite apparaît comme la seule
solution1(*)2(*). La notion de
« déplacé » avait été
utilisée afin de qualifier des individus se rendant en Allemagne dans le
cadre du travail obligatoire et ils étaient appelés des
« personnes déplacées ». Ces deux notions se
confondirent au lendemain de la guerre3(*).Le terme « expulsé » semble
donc le mieux convenir notamment avec l'aspect négatif que suscite
l'usage de cette notion. S'il est question d'Allemands expulsés, il
reste à savoir d'où. Ils furent expulsés des anciens
territoires allemands situés en Europe centrale et de l'est comme la
Silésie, la Poméranie orientale, le Brandebourg oriental, la
Prusse orientale, le Danzig, des Sudètes mais aussi de Hongrie, de
Roumanie, de Yougoslavie et d'Union soviétique pour une petite partie.
Ainsi, ces flux migratoires avaient pour origine l'Europe
centrale et de l'est, et plus principalement la Pologne avec 7 millions
d'individus et la Tchécoslovaquie avec 3 millions. Ces expulsions
étaient donc l'oeuvre des gouvernements ayant une population
considérée comme ethniquement allemande puis elles furent
orchestrées par les Alliés. Il y avait la volonté de se
venger contre ceux qui étaient considérés comme les
responsables de la guerre mais aussi de « purifier
ethniquement » certaines régions et de contrôler des
individus considérés comme menaçant pour la paix
européenne et mondiale. Ce sujet est particulièrement
intéressant car il permet de revenir sur un épisode de l'histoire
occidentale peu, voire non médiatisé et il égratigne
l'image lumineuse des Alliés.
Phénomène d'ampleur non négligeable, ce
transfert forcé de population a concerné au total - entre 1945 et
1947 - pas moins de 12,6 à 14 millions de personnes, dont 500 000 sont
morts dans les camps de transit où ils avaient été
rassemblés par les autorités des pays en question. Plusieurs
questions méritent alors d'être posées : Comment,
après avoir tant critiqué les migrations forcées durant la
guerre, les Alliés ont-ils pu à leur tour user de cet outil pour
redessiner les contours sociaux et géographiques de l'Europe ? Qui ont
été les principales victimes de ces expulsions ? Comment ces
dernières ont-elles été organisées, et par
qui ? Pourquoi, malgré la présence massive de journalistes
ou de diplomates, l'information a-t-elle été si peu
relayée à travers le Vieux Continent ?
C'est pour répondre de manière pertinente et
organisée à ces multiples questions que nous développerons
les différents thèmes liés au sujet à travers ce
mémoire. D'abord, nous nous intéresserons au projet, sa
genèse, sa mise en place et tout ce que cela a impliqué dans les
relations internationales. Nous tenterons ensuite de dessiner un portrait le
plus affiné possible des personnes concernées par ces migrations
massives, d'où venaient-ils et qui étaient-ils. Après
avoir posé les bases de cette étude, nous nous attarderons
davantage sur ce qui a permis aux Alliés et aux pays d'Europe centrale
et de l'Est de rendre concret ce projet : les expulsions, d'abord
sauvages, puis organisées. Il conviendra bien évidemment par la
suite de proposer un récit efficace du quotidien de ces
déplacés, de la manière dont ils vivaient pendant et
après ces migrations. Autre point central du sujet, la place prise par
le dossier de ces Allemands dans les pourparlers internationaux (chiffres
truqués, contexte d'après-guerre). Il se posera
ultérieurement la question des changements perceptibles aux points de
départ et d'arrivée des migrations, tout comme celle de
l'intégration des Allemands. Pour conclure cette succincte étude,
nous essaierons de voir quelles traces a pu laisser ou non cet
évènement dans les mémoires collectives européennes
et à l'échelle du globe.
I. Le projet
L'expulsion des allemands ethniques reste peut-être le
mouvement de population le plus important de l'histoire de l'humanité.
Un tel projet, fut-il loué en choeur par ces grandes puissances
mondiales, nécessitait une organisation de premier ordre et un effort
logistique considérable. En 1945, plusieurs millions d'Allemands vivent
dans des régions comme la Silésie, la Poméranie orientale,
le Brandebourg oriental, la Prusse orientale, le Danzig, les Sudètes, la
Hongrie, la Roumanie, la Yougoslavie ou l'Union soviétique. Après
l'épisode traumatisant que fut la Seconde guerre mondiale, les
gouvernements desdits pays ainsi que, plus tard, ceux des Trois Grands
entreprirent d'expulser les Allemands habitant dans les régions
précédemment citées. La cohabitation était devenue,
selon ces pays, impossible, alors qu'elle était établie depuis
déjà plusieurs années. Ce projet d'expulsion de
populations à travers l'Europe suscitait donc un nombre
considérable de questions.
Pour se rassurer, les Trois Grands aimaient à se
rappeler de récentes « réussites » de grandes
migrations. Souvent utilisé comme exemple réussi de transfert
massif d'individus, le traité de Lausanne, signé le 24 juillet
1923, qui devait mettre fin à plusieurs années de conflits
régionaux entre Grecs et Turcs suite au traité de Sèvres
(10 août 1920), comprenait plusieurs particularités qui faisaient
de ce cas une situation bien particulière et difficile à
rétablir à l'échelle continentale. D'abord, sur 1,2
million de Grecs ethniques visés par ledit accord, seuls 190 000 ne
s'étaient pas encore réfugiés en Grèce avant la fin
des combats. Côté Turcs, pas plus de 350 000 personnes vivaient
dans des régions sous administration grecque. Ce transfert de population
ne dépassait donc pas un demi-million de personnes et ne pouvait
guère servir de support pour le projet envisagé par plusieurs des
Alliés après la Seconde Guerre Mondiale. De même, la
religion pouvait être utilisée dans cette région du monde
comme un trait caractéristique de l'identité personnelle et
pouvait donc aider pour ce qui était de la logistique de
l'opération. D'ailleurs, sur le plan économique, les
conséquences furent nombreuses pour la Turquie :chute de
l'économie etdépeuplement de l'Anatolie. En Grèce, le
constat est similaire. L'arrivée rapide de populations obligea le
gouvernement à s'endetter considérablement pour construire de
nouveaux logements - insuffisants d'ailleurs, de nombreux bidonvilles se sont
construits autour d'Athènes. Cette nouvelle population,
marginalisée et pointée du doigt pour ses habitudes turques et
différences des habitants locaux, devenait par ailleurs la cible de
mouvements extrémistes comme le Parti communiste grec (PKK).
En février 1942, une première étude
britannique esquissée par le Foreign Office d'Oxford mit en avant
l'ampleur qu'allait prendre pareille projection. Orchestrée par John
Mabbott, métaphysicien au St. John's College, cette étude avait
le mérite de mettre en lumière le défi colossal auquel
devaient s'attendre les Alliés pour aboutir à leurs fins. Mabbott
avait clairement explicité que la mise en place d'un organisme
international pour contrôler directement les migrations était
indispensable, tant dans les zones évacuées que les pays
récepteurs. De même, il fallait selon lui 5 à 10 ans pour
organiser comme il se doit l'opération sans précipiter les choses
et assombrir les horizons de cette opération.
En 1943, le sous-comité militaire du cabinet avait
estimé à environ 4,5 millions le nombre d'Allemands qui seraient
potentiellement expulsés de la zone confiée à la Pologne
une fois le conflit arrivé à son terme. On estimait qu'environ
5,34 millions d'Allemands finiraient par être déplacés si
Dantzig, la Prusse-Orientale et la Haute-Silésie étaient remis
à la Pologne après la guerre - comme le prévoyait Staline.
Au total, si la frontière polonaise était élargie
jusqu'à l'Oder au nord, il faudrait rajouter 3,3 millions d'Allemands
ethniques à expulser et on en compterait alors environ 10,14
millions.
Au mois de novembre de la même année, suite
logique de ce grand projet d'expulsion des Allemands ethniques d'Europe
centrale, une étude détaillée sur les aspects pratiques
nécessaires à ce mouvement de masse fut établi par
plusieurs membres hauts-placés du Foreign Office, du Cabinet Office, du
Trésor, du ministère de la Guerre économique, du
Waroffiice et du Dominions Office, le tout dirigé par Jack Troutbeck,
responsable ô combien important du département allemand du Foreign
Office. Le travail du Comité interdépartement fut d'ailleurs le
seul et l'unique dispositif mis en oeuvre par les Alliés pour tenter de
mesurer les contraintes que pourraient représenter les migrations dans
cette Europe centrale post-Seconde Guerre mondiale.
Au rayon des conséquences probables d'une entreprise
de cette envergure, le Comité semblait avoir bien ciblé les
problèmes économiques qui émaneraient suite à ces
grands déplacements de population : « Les transferts
créeraient de très graves problèmes économiques, en
Allemagne comme dans les pays expulseurs, mais infiniment plus
sévères en Allemagne »4(*). Dans l'estimation la plus faible établie par
le Comité, l'Allemagne, qui comptait déjà 4 millions de
sans-abri, devrait accueillir pas moins de 6 millions de personnes.
Il fallait de prime abord définir qui était
considéré comme « allemand » dans une des
régions du continent les plus hétérogènes sur le
plan ethnique. Pour ce qui est de la « définition »
des Allemands à déplacer, le Comité, voyant bien que
chaque pays pouvait détenir sa propre réponse au problème,
proposait donc que soit considéré comme déplaçable
tout individu que la loi nazie considérait comme allemand. Depuis 1913,
la loi de 1913 basait la nationalité allemande sur le jus
sanguinis, retenant comme critères d'appartenance
au Volk(= peuple) allemand notamment les liens
« ethno-culturels » tels l'appartenance linguistique,
l'adhésion aux « valeurs culturelles allemandes »,
etc. Mais avec l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933, cette loi s'est
retrouvée durcie, notamment la conception ethnico-nationale, en y
ajoutant les deux critères du « sang » et de la
« fidélité » (BlutundTreue). Avant,
toute personne allemande, quelque soit son moyen d'obtention de la
nationalité, pouvait la transmettre. Dès lors que les nazis
arrivaient au pouvoir, ce n'était plus totalement le cas, et les deux
nouveaux critères (fidélité et sang) pouvaient servir pour
exclure ceux à qui le IIIe Reich ne faisait pas confiance ou qu'il
considérait tout simplement pas.
La situation n'était d'ailleurs pas connue de tous.
L'accord polono-soviétique quant à la délimitation des
futures frontières était resté confidentiel (les Polonais
devaient récupérer une partie de l'Allemagne orientale,
permettant alors à l'URSS de Staline de grappiller du territoire sur la
Pologne) et éloignait encore plus les gouvernements britanniques et
états-uniens de la réalité géo-sociale du futur
terrain de migrations européen. D'ailleurs, cette entente arrangeait
à première vue Churchill et son entourage. Concéder des
territoires aux Polonais semblait être le seul mode de
dédommagement disponible pour les Britanniqueset ainsi de ne pas laisser
croire qu'ils délaissaient la seule raison pour laquelle ils
étaient entrés en guerre (la défense de
l'intégrité territoriale de ce pays d'Europe centrale).
L'objectif majeur des États-Unis et de la Grande-Bretagne était
en fait de conserver après la guerre l'alliance des Trois Grands,
croyant tant bien que mal que l'URSS avait délaissé les
méthodes qui lui avaient construit sa sombre réputation
auprès des pays alliés.
Lors de la conférence de Yalta, tenue du 4 au 11
février 1945, Roosevelt, prétendument malade, ne pouvait que
s'incliner devant les velléités de l'URSS. Désireux de
voir l'ONU régir les instances mondiales et régler les
différents problèmes à l'échelle internationale, il
ne pouvait se permettre de délaisser la nation de Staline et
s'était donc vu contraint de lui céder la majorité de ses
demandes. L'objectif principal du président du Conseil des commissaires
du Peuple soviétique était de faire confirmer les
résultats de la conférence interalliée de Moscou du 9
octobre 1944 esquissant un plan de partage de l'Europe du Sud-Est en
« zone d'influence » pour l'après-guerre. À
la fin de la conférence, aucune décision n'était prise
quant aux concessions polonaises sur l'URSS, mais cela laissait alors la porte
ouverte aux dirigeants et soldats de l'Armée Rouge pour prendre les
devants (voir
Annexes 2).
Le 21 juillet 1945, Churchill exprima d'ailleurs publiquement
son inquiétude dans un quotidien en voyant le nombre immense d'Allemands
ethniques expulsés des Sudentendeutsche vers une Allemagne trop
petite et pas prête à un tel accueil en cas de la satisfaction des
requêtes polonaises autour de la ligne Oder-Neisse (frontière
à l'ouest). Jusqu'à 9 millions d'Allemands seraient alors
déplacés afin de trouver un terrain d'accueil aux 4 millions
d'arrivants de Pologne orientale. Churchill avait pourtant lutté pour la
mise en place de cette politique depuis pas moins de deux ans et avait
même rejeté les commentaires prévoyants du Comité
interdépartement. Ce volte-face s'expliquerait par une peur d'être
directement assimilé aux horreurs perpétrées lors de ces
déplacements.
Article 13 des accords de Potsdam, signés le 17
juillet et le 2 août 1945 entre Staline (URSS), Truman (USA) et Churchill
(puis Attlee, Royaume-Uni) : « Les trois gouvernements (...)
reconnaissent qu'il y aura lieu de procéder au transfert en Allemagne
des populations allemandes restant en Pologne, en Tchécoslovaquie et en
Hongrie. Ils sont d'accord pour estimer que ces transferts devront être
effectués de façon ordonnée et humaine. [...] Ils estiment
que le Conseil de contrôle doit commencer d'étudier le
problème en veillant tout particulièrement à ce que la
répartition de ces Allemands entre les différentes zones
d'occupation soit équitable. [...] Le gouvernement
tchécoslovaque, le gouvernement provisoire polonais et le Conseil de
contrôle en Hongrie sont invités à surseoir toute expulsion
pendant que les gouvernements intéressés examineront les rapports
de leurs représentants au comité de contrôle ».
La pause demandée n'était pas innocente. Les autorités
soviétiques présentes en Allemagne rencontraient des
difficultés conséquentes devant l'arrivée massive
d'expulsés. La situation humanitaire était de toute
manière déjà calamiteuse. Les accords de Potsdam ne
mentionnent même pas les populations Volksdeutsche de
Yougoslavie alors que leur situation était parfois plus dramatique que
chez leurs homologues tchécoslovaques, polonais ou hongrois.
Enfin, c'était la Commission aux transferts qui devait
établir les dates et les circonstances des expulsions et non pas les
gouvernements polonais ou tchécoslovaques. Le Comité ne pouvait
de toute façon plus remettre véritablement en cause ces
transferts massifs de population, la décision ayant déjà
été entérinée lors de la conférence de
Potsdam entre le 17 juillet et le 2 août 1945. Le Comité avait
bien tenté de faire ouvrir les yeux aux dirigeants britanniques ou
états-uniens. En vain. Les technocrates du Royaume-Uni voulaient se
persuader que les problèmes se règleraient seuls avec le temps.
Un tel projet migratoire concernait donc des millions de
personnes. Reste à savoir qui composait réellement ces flux de
populations et quel statut pouvait leur être accordé.
II. Typologie
Mais il reste à savoir qui était
concerné par un tel projet. Aujourd'hui, nous sommes en mesure
d'affirmer grâce aux recherches des historiens que cela a touché
environ 13 millions d'individus. Déplacer une telle masse humaine semble
avoir quelques critères en ce qui concerne sa sélection. Nous
savons que les expulsés viennent d'anciens territoires allemands
situés en Europe centrale et de l'est comme la Silésie, la
Poméranie orientale, le Brandebourg oriental, la Prusse orientale, le
Danzig, des Sudètes mais aussi de Hongrie, de Roumanie, de Yougoslavie
et d'Union soviétique. Même s'ils venaient principalement de
Pologne et de Tchécoslovaquie, revendiquaient-ils une identité
culturelle allemande ou d'une autre nation ? Cela, les gouvernements n'y
accordaient, a priori, peu d'attention avec les décrets Benes
qui considéraient comme Allemand toute personne qui, depuis 1929, avait
adopté la nationalité allemande ou était membre d'un parti
rassemblant des citoyens de nationalité allemande5(*). A l'image de Benes en
Tchécoslovaquie, les pays désirant expulser leur population
allemande décidèrent arbitrairement du choix des critères.
Les Allemands étant de près ou de loin impliqués dans le
régime nazi ou possédant des idées à tendance
pangermaniste étaient expulsés jusqu'à preuve du
contraire. Les perspectives d'expropriation et de redistribution des biens
influençaient parfois le choix des expulsés et
élargissaient progressivement les caractéristiques justifiant une
expulsion. Mais cela représentait une désorganisation totale et
le processus d'identification des Allemands se resserra autour des
décrets du IIIe Reich définissant la citoyenneté allemande
(Reichsbürgergesetz).
Ainsi était Allemand, selon la loi sur la
citoyenneté du Reich en son article 2, §1, qu'« un
citoyen du Reich est uniquement une personne de sang allemand ou
apparenté et qui, à travers son comportement, montre qu'elle est
à la fois désireuse et capable de servir loyalement le peuple
allemand et le Reich ». Un individu est donc de nationalité
allemande s'il possède du sang allemand, s'il a un lien de
parenté avec des Allemands ou s'il a servi le régime de n'importe
qu'elle façon. Les Allemands des régions d'Europe centrale et de
l'Est n'étaient pas contre un rattachement au Reich même si on ne
peut pas affirmer qu'il y avait consensus sur ce point. Les
Volksdeutsche, c'est-à-dire les individus vivant en dehors des
régions peuplées majoritairement d'Allemands et ne
possédant pas la nationalité allemande mais étant
germanophone ou en parenté avec des Allemands, étaient donc
autant concernés les Sudetendeutsche, les Allemands des
Sudètes en Tchécoslovaquie. Ainsi, un nom à consonance
germanique suffisait de motif et de justificatif d'expulsion. Cependant, cela
pouvait se révéler problématique pour certains individus
et le plus souvent pour les Polonais. En effet, un édit polonais du 28
février 1945 visait à la confiscation des possessions
immobilières de tous les individus inscrits sur la Deutsche
Volklist, c'est-à-dire une liste où on retrouvait les
Allemands polonais se revendiquant de nationalité allemande. Il est
apparu que sur cette liste, il y avait presque plus de Polonais que
d'Allemands. Pour certains, se revendiquer de nationalité allemande
était une façon d'échapper aux souffrances causées
par le régime nazi. Ainsi, cela compliquait encore plus comment
définir qui était Allemand et les pays expulseurs ne pouvaient
donc pas simplement prendre les personnes avec des noms à consonance
germanique ou étant inscrits sur une liste de ressortissants allemands.
Des vérifications furent demandées pour prouver l'appartenance
à la nationalité polonaise ou tchécoslovaque. Ainsi, selon
le contexte, des individus s'étaient déclarés comme
Allemand pour échapper aux persécutions comme les Hongrois en
Pologne. Quelques Allemands échappèrent à l'expulsion en
falsifiant des papiers prouvant qu'ils étaient de nationalité
polonaise.
Mais qui étaient ces Volksdeutsche ? Ils
témoignaient d'une certaine mixité sociale et certains vivaient
en dehors des frontières de l'Allemagne depuis des décennies
voire des siècles avec une présence dès le Haut
Moyen-Âge et pour d'autres, cela était plus récent. Il fut
constaté que les hommes étaient particulièrement
qualifiés pour le travail industriel ce qui influença nettement
les expulsions. En effet, il y avait plus de femmes et d'enfants de moins de 16
ans qui étaient expulsés. La première explication est
évidemment liée à la guerre qui ravagea la population
européenne que ce soit du côté des alliés ou de
l'axe. Les pays européens ont peu d'hommes valides au lendemain de la
guerre, ce mal leur est tous commun. La limite minimum d'âge pour
être réquisitionné étant 16 ans, cela explique la
présence de nombreux enfants et la faible présence d'adolescents.
Mais la seconde explication vient du fait que les hommes étaient une
main d'oeuvre convoitée dont la qualification pour le travail
influençait les gouvernements. La reconstruction nationale met en avant
des contradictions à gérer : faut-il expulser des individus
pouvant servir l'économie ou les garder en choisissant d'expulser leurs
familles ?
III. Des expulsions
improvisées avant même les accords de Potsdam
Les accords de Potsdam se devaient de régir les
expulsions intra-européennes dans cette période post-guerre et
fixer le sort des ennemis (voir
Annexes 3). Mais alors que les grandes puissances
se réunissaient en Allemagne, cela faisait déjà trois mois
que les civils allemands ethniques étaient littéralement
chassés manu militari des Territoires reconquis (nom
donné par le gouvernement polonais). Depuis la mi-mai 1945, la
Tchécoslovaquie, la Yougoslavie ou encore la Roumanie débutaient
ces opérations désorganisées et brutales. L'opinion
anglo-américaine aurait pu exercer une pression importante sur les
gouvernements alliés respectifs pour éviter la propagation d'une
pareille violence. C'est l'une des raisons pour laquelle les pays expulseurs
ont voulu prendre les choses en main pour ne pas laisser les Grandes Puissances
décider à leur place, les mettant ainsi devant le fait accompli.
La mise en place de ce projet d'envergure ne fut d'ailleurs
pas beaucoup réfléchie par les États expulseurs. Aucun
d'entre eux n'avait établi un programme cohérent pour cibler,
rassembler et transporter ces dizaines de milliers d'Allemands ethniques.
Premier outil utilisé pour réaliser leur ambition : la peur.
Armée, police et milices -principaux moteurs de ces expulsions -
n'hésitaient pas à faire preuve d'une grande violence pour
effrayer les populations concernées et faciliter les
déportations.
À l'époque de ces mouvements nationaux
indépendants des instances européennes, beaucoup d'observateurs
étrangers avaient vu ces expulsions forcées comme l'oeuvre de
communautés majoritaires revanchardes qui se ligueraient afin de purger
leurs villes et villages des Allemands. Cette idée, complètement
erronée d'après Moore, a valu à ce phénomène
le nom « d'expulsions sauvages ». L'un des
évènements qui favorisa l'émergence de cette vision des
choses fut notamment le bref mais intense soulèvement populaire qui eut
lieu en Tchécoslovaquie à Prague après la capitulation
allemande (beaucoup d'amertume liée au fait que des Allemands
continuaient à tuer des citoyens tchécoslovaques alors que le
reste du continent se réjouissait de la fin du conflit). Plusieurs
expulsions furent assurément plus « sauvages » que
d'autres, à l'image de celles de Brno en mai 1945 menée par les
civils locaux. D'autres étaient davantage le fait d'administrateurs
locaux qui ne voulaient attendre l'aval des autorités nationales
supérieures et voyaient d'un bien mauvais oeil la présence
d'Allemands sur leur territoire.
Mais la propagation d'une telle représentation
arrangeait les pays expulseurs, ces derniers pouvant alors nier toute
responsabilité dans ces violentes opérations. Les plus grands
actes de sauvagerie durant les « journées de mai »
furent perpétrés par l'armée ou la police qui agissaient
au nom des autorités du pays en question. À l'université
Kaunitz de Brno par exemple, au moins 300 personnes furent pendues,
torturées ou fusillées en mai-juin 1945. Pour des pays comme la
Yougoslavie et la Roumanie, les déplacements d'Allemands étaient
de toute façon « sauvages » puisque jamais les
Alliés n'avaient entrepris d'accepter lesdites minorités en
Autriche occupée ou en Allemagne. En Roumanie, jusqu'à 75 000
Volksdeutsche furent expulsés hors des frontières du
pays et emmenés dans des camps d'internement pour faciliter la
redistribution de leurs biens.
Certains dirigeants tchécoslovaques n'étaient
toutefois pas aveugles et inconscients devant de tels actes de barbarie.
Frederick Voigt, correspondant diplomatique du Manchester Guardian et
longtemps protchécoslovaques, dénonçait des
Tchèques qui adoptaient selon lui « une doctrine raciale
voisine de celle de Hitler [...] et des méthodes qui ne distingu[ai]ent
guère de celles du fascisme. Ils [étaient] en fait devenus des
nationaux-socialistes slaves ». 6(*)Pour l'historienne et politologue polonaise
BernadettaNitschke, ces procédés n'avaient « rien
d'humain et n'étaient souvent guère différentes de celles
de Hitler ».
Une force de police paramilitaire, le SNB, fut mise en place
pour faciliter les expulsions et satisfaire les volontés communistes
d'une participation populaire à ces opérations. Les
expulsés Sudetendeutsche étaient rassemblés et on
ne leur laissait qu'une heure (au mieux) pour prendre un bagage à main,
les fouillait, puis les emmenait à pied vers une frontière ou un
camp de détention. On comptait de très nombreux morts durant ces
interminables marches, notamment chez les jeunes enfants.
À cette époque, le caractère arbitraire
des expulsions était profondément marqué. En
Tchécoslovaquie, le président Benes pouvait publier des
décrets ayant valeur de loi, comme celui permettant de confisquer les
biens des Allemands, des Hongrois des traîtres ou des collaborateurs. Un
autre, entrant en vigueur le même jour que la conférence de
Potsdam, retirait à tous ceux qui avaient eu le malheur de se
déclarer ethniquement allemands ou hongrois lors de recensements
postérieurs à 1929 la nationalité tchécoslovaque.
Ces hommes pouvaient prétendre à récupérer leurs
biens en cas de preuve d'une résistance aux nazis ou d'une
persécution par les Allemands eux-mêmes, mais ces démarches
étaient souvent longues et très compliquées. On affichait
d'ailleurs le nom des demandeurs publiquement pour que chacun puisse formuler
une objection (de manière anonyme qui plus est). À la fin du mois
de juin 1945, 34 demandes furent acceptées sur un total de 4000 soumises
à ÈeskéBudêjovice.
De plus, un pays comme la Pologne devait faire face aux
retours de milliers d'Allemands habitant les futurs Territoires reconquis qui
avaient fui l'Armée rouge. Cette augmentation exponentielle de la
population de la « nouvelle Pologne » fut l'un des facteurs
qui poussa l'État à orchestrer ces expulsions. Les Allemands
revenus dans l'illégalité étaient d'ailleurs
condamnés à plusieurs mois de prison ou directement
réexpulsés.
Confrontés à des difficultés importantes
dues au manque de postes de frontières adéquats, les
Tchécoslovaques pouvaient compter sur l'appui des militaires
américains présents en Bohême occidentale pour rassembler
la population concernée. Rapidement, les Etats-Unis firent toutefois
preuve d'un embarras de plus en plus important et bloquaient à partir de
l'automne 1945 les déplacements dans cette région de l'Europe. On
nota très peu de mouvements contestataires et résistants de la
part des Allemands des pays expulseurs. Le peu qui émergea, à
l'instar des Loups-garous7(*)en Tchécoslovaquie, servit aussi beaucoup aux
gouvernements pour légitimer « l'épuration »
des villes. On peut expliquer cela en partie par le profil démographique
des déplacés : des femmes, enfants et personnes
âgées en grande majorité. De manière
générale, les populations allemandes faisaient preuve d'une
obéissance affirmée, en Tchécoslovaquie comme en Pologne.
Lorsque la conférence de Potsdam demande la suspension
de toutes ces « expulsions sauvages », Berlin est
déjà gangrénée par l'arrivée massive de
nombreuses populations venues en partie des Territoires reconquis. En juillet,
550 000 personnes étaient arrivées ; 262 000 durant la
première quinzaine d'août et ce malgré l'interdiction -
vaine - du maréchal Joukov de fermer la ville aux nouveaux immigrants
(décision prise fin juillet). Et quand les expulsions échouaient,
les Allemands pouvaient en payer le prix cher en étant emmenés
dans la forêt pour être exécutés.
D'ailleurs, malgré lesdits accords, les expulsions
sauvages continuaient en Europe. Les Alliés occidentaux semblaient
être surpris et indignés par la violence et la
désorganisation des stratégies de renvoi utilisées alors
qu'ils avaient eux-mêmes, trois années durant, ignoré tous
les conseils et avertissements établis par les diverses commissions
d'experts. Ce choix de s'immiscer dans cette voie-là était des
plus médités et réfléchis. Les Alliés
occidentaux n'ont donc vraisemblablement pas été surpris par la
recrudescence des violences dans le centre et le sud-est de l'Europe et n'ont
pas non plus fait le nécessaire pour éviter pareil
scénario.
À la fin de l'année 1945, les comités
nationaux régionaux abusaient tellement des « transferts
volontaires » (nécessitant un certificat de libération
du comité national de district et la confirmation que les
autorités d'occupation en Allemagne ne formuleraient aucune opposition)
que les autorités d'URSS n'acceptaient plus ces déportations de
population mais les renvoyaient. Les « émigrations
volontaires » cessaient alors en Tchécoslovaquie, alors que la
Yougoslavie se décidait à prendre le relai en la matière.
Totalement illicites car en dehors des facilités de transit
accordées par les Hongrois, les expulsions yougoslaves étaient
confrontées au refus soviétique de voir les populations
Volksdeutscheaugmenter dans leur zone d'occupation en Allemagne ou en
Pologne. Les Yougoslaves devinrent alors des spécialistes
avérés pour trouver les points faibles des frontières
qu'ils aspiraient à traverser.
En Pologne, le constat était peu ou prou le
même. La conférence de Potsdam n'avait eu quasiment aucun effet et
les expulsions continuaient avec l'aide du Parti communiste allemand (KPD). La
condition calamiteuse des Allemands ethniques - affamés et
maltraités - servit donc de moyen de pression pour les Benes et consorts
pour remplacer ces « expulsions sauvages » par des
« expulsions organisées », sous la tutelle
même des Alliés.
À la fin de l'automne 1945, des pourparlers
débutèrent entre les représentants des pays
concernés lors des réunions du Comité de coordination
alliée, à Berlin, pour déterminer quand, vers où et
combien d'expulsés seraient déplacés. Elles
débouchèrent alors sur un programme réfléchi par
les gouvernements tchécoslovaques et polonais, avec l'aide des
Etats-Unis, de l'URSS, de la France et de la Grande-Bretagne. Il fut
approuvé le 20 novembre 1945 par le Conseil de contrôle
allié, qui gouvernait l'Allemagne de facto pour les pays
occupants.
Le document en question - « l'accord du Conseil de
Contrôle Allié (CCA) » - indiquait un calendrier des
déportations à suivre ainsi que le pourcentage affecté
à chaque région. Sur les 6,65 millions d'Allemands ethniques
vivant encore en Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie et Autriche, les
Soviétiques acceptèrent d'en accueillir 2,75 millions des deux
premiers pays cités. Les Etats-Unis 2,25 millions de
Tchécoslovaquie et Hongrie, et la Grande-Bretagne 1,5 million provenant
des Territoires reconquis polonais. La France accepta 150 000
Sudetendeutscheretenus en Autriche. Les expulsions débuteraient
en décembre 1945, mois durant lequel on effectuerait 10% de l'ensemble
des expulsions. Paris réussit toutefois à ne pas subir
d'arrivée de population en zone d'occupation française avant le
15 avril 1946.
Le nombre de personnes à expulser surprit grandement
l'opinion publique internationale, au moins autant que le fait que les
expulsions devraient débuter 10 jours après l'accord du CCA, ce
en plein hiver. D'ailleurs, cet accord du CCA ne désignait aucun corps
exécutif pour diriger le projet de main d'expert et superviser
l'opération. Ses objectifs étaient en fait bien plus
simples : réduire le nombre d'Allemands déracinés qui
arrivaient dans les zones d'occupation respectives des Grandes Puissances et
apaiser une opinion publique internationale en lui garantissant que l'on
s'attaquait enfin au problème.
Le nombre d'Allemands déplacés par des
« expulsions sauvages », avant les accords de Potsdam,
reste toujours un mystère. D'après des chiffres de l'Armée
rouge, la zone d'occupation soviétique en aurait accueilli pas moins de
775 000 en provenance de Tchécoslovaquie avant le 12 décembre
1945.8(*) Entre 800 000 et 1
million d'individus auraient donc été chassés de
Tchécoslovaquie avant la fin de l'année 1945. Pour les
Territoires reconquis, trouver des chiffres fiables n'est pas une mince
affaire. Toutefois, les historiens polonais estiment entre 200 000 et 1,2
million le nombre d'expulsés sur la seule période de juin-juillet
1945. Après sept mois d'expulsions marquées par d'ignobles
violences, les Alliés allaient donc tenter de prendre le relai en
tentant d'administrer la déportation massive, cette fois selon des
méthodes « ordonnées et humaines »
définies par les accords de Potsdam. La réalité, nous le
verrons, sera toutefois bien moins fidèle aux objectifs de
départ.
IV. Les expulsions sous la tutelle
des Alliés
Le 20 novembre 1945, la Commission de contrôle
alliée a donc adopté un accord d'expulsion concerté entre
les différentes puissances en présence dans le panorama
géopolitique européen. Dès lors, il fut créé
un appareil administratif et logistique minimal chargé de
contrôler l'ensemble des opérations d'expulsions entre les
différentes nations européennes : le CRX
(CombinedRepatriationExecutive), fondé par le CCA le 1er
octobre 1945. Il était chargé d'organiser et réglementer
tout déplacement d'au moins dix personnes entrant ou sortant de
l'Allemagne ou des quatre zones d'occupation alliée. Il était
notamment chargé de reconduire chez eux plus de 2 millions
d'Alliés déplacés dans le cadre du travail forcé en
Europe centrale par les nazis.
Les négociations ne furent pas
toujours simples, à l'image d'un gouvernement polonais très
exigeant qui devait coordonner le transfert des Allemands et celui des Polonais
qui avaient été déplacés à l'est de la Bug.
Les premières questions officiellement régies par le CRX furent
celles du calendrier des expulsions et des conditions de transport. Concernant
le planning à suivre, des divergences évidentes existaient entre
pays expulseurs et accueillants, les premiers voulant débuter le plus
rapidement possible tout en conservant au maximum les ex-biens allemands. A
priori, les pays récepteurs étaient en position de force
vis-à-vis de leurs interlocuteurs, car ils pouvaient se permettre de
refuser toute arrivée si les conditions demandées
n'étaient pas réunies. Devant la procrastination occidentale,
Polonais et consorts n'ont pas tardé à s'impatienter et il aura
fallu attendre fin février pour que les Britanniques donnent leur
premier accord concret. À partir du 1er mars 1946, ils se
disaient prêts à accueillir pas moins de 45 000 expulsés
polonais par semaine.
Sur le plan logistique, locomotives et wagons devaient
être fournis par les Polonais ou les Soviétiques en dernier
recours. Les familles ne devaient pas être divisées et les femmes
enceintes ne devaient pas être transportées durant les six
semaines précédant ou suivant leur date d'accouchement. Selon les
itinéraires suivis, les Polonais devaient même fournir des rations
suffisantes pour deux ou trois jours de voyage. Les autorités
soviétiques s'étaient elles montrées encore plus dures en
affaire avec les Tchécoslovaques. Les 600 000 expulsés de ce pays
devaient pouvoir emporter 50 kilos de bagages avec eux ainsi que 500
Reichsmarks en monnaie allemande ou en marks d'occupation, fournis par les
Tchécoslovaques eux-mêmes si nécessaire. En plus de cela,
deux certificats médicaux (signés par des médecins
allemand et tchécoslovaque) étaient demandés pour
confirmer le bon état de santé de la personne en voie
d'expulsion. Dans la même veine, les Américains s'étaient
aussi montrés particulièrement exigeants, demandant que les
Sudetendeutsche (de Tchécoslovaquie et de Hongrie pour les USA)
soient prévenus de leur déportation au moins quarante-huit heures
à l'avance, rassemblés dans un camp de transit, examinés,
et transportés au rythme maximal de 50 expulsés par wagon de
marchandise. Aussi, les Américains souhaitaient qu'une carte
d'identité en tchèque, en allemand et en anglais fût remise
à chaque Sudetendeutsche directement lors de l'embarquement.
Les Hongrois, eux, étaient un cas à part.
Ancien État ennemi, le gouvernement provisoire de Budapest
s'était vu imposé des directives par le CCA [H] (Conseil de
contrôle allié pour la Hongrie) sans aucune négociation
préalable. Les expulsions de Souabes (nom donné aux Allemands
ethniques d'Hongrie) commenceraient alors le 15 décembre 1945 avec un
unique train de 40 wagons chauffés, transportant un total de 1000
passagers qui auront subi un examen médical et reçu les papiers
nécessaires avant l'embarquement. Les trois pays « de
Potsdam » avaient même eu l'intelligence d'inviter journalistes
et représentants de gouvernements occidentaux à venir observer
les conditions optimales des premières expulsions, les Tchèques
étant des maîtres en la matière.
Mais rapidement, la situation s'est nettement aggravée
pour ces expulsés. Agressions constantes, viols, et maltraitances en
tout genre accablaient des populations essentiellement âgées,
féminines ou extrêmement jeunes. Sur les 4100 expulsés des
trois premiers trains arrivant au camp de transit de Pöppendorf, en zone
britannique, 524 furent emmenés à l'hôpital dès leur
arrivée9(*). De
même, plusieurs autorités, à l'image des polonaises,
profitaient de ces expulsions pour nettoyer leur population en se
débarrassant des éléments jugés improductifs de la
population allemande et en gardant les plus sains. En zone britannique,
seulement 8% de ceux qui arrivaient en Territoires reconquis étaient des
hommes sains.
Deux mois après le début des
« expulsions organisées », le système
européen de déportation avait déjà sombré
dans un profond désordre, poussant alors les divers responsables des
zones d'accueil à en demander l'arrêt immédiat. Les
Britanniques semblaient conscients de l'état déplorable dans
lequel arrivaient nombre des expulsés mais les flux étaient tels
qu'il était impossible pour les Alliées de refuser les
expulsés et de bloquer les trains, ce même si les Polonais ne
respectaient pas les critères d'expulsion qu'ils avaient
concédé au CRX trois mois auparavant. La surpopulation
était devenue un trait caractéristique des camps, des trains, des
bateaux et des zones d'accueil. Pour ne pas allonger la durée de
l'opération Swallow (nom donné par les Britanniques à leur
opération d'expulsions), le CRX accepta à la fin avril 1946 la
requête polonaise : on accueillerait désormais 8000
expulsés par jour (5000 avant). Le contrôle des wagons devenait
donc impossible et rendait les conditions de transport désastreuses. En
Tchécoslovaquie aussi, les Etats-Unis avaient été
contraints de réquisitionner des trains de fret de l'UNRRA et de leur
but humanitaire au printemps 1946 afin de conduire des expulsés en zone
américaine. Aussi, beaucoup d'employeurs, en annonçant à
l'avance le nombre de leurs travailleurs qui seraient expulsés,
cachaient plusieurs de leurs salariés allemands gratuits ou peu
coûteux.
Dans les camps de rassemblement qui abritaient parfois durant
des semaines les expulsés, des milliers de gens étaient
contraints au travail forcé. Le taux de mortalité y était
d'ailleurs énorme. À celui de Gumieñce, à Szczecin,
52 détenus moururent en janvier 1947, vraisemblablement de malnutrition
ou de gelure. Le constat était peu ou prou le même du
côté des points d'embarquement où famines, maladies et
mauvais traitements sévissaient fréquemment. Plusieurs
administrateurs locaux n'hésitaient aussi pas à se faire du
profit sur le dos des expulsés en vendant à des prix exorbitants
rations ou laissez-passer illégaux. Un autre commerce, plus lucratif,
consistait à collaborer avec des organisations sionistes cherchant
à passer outre les restrictions imposées par les autorités
britannique en matière d'intégration de l'Europe vers la
Palestine (la Grande-Bretagne possède une influence notable dans la
région, notamment depuis la déclaration Balfour de 1917 et
l'officialisation du mandat britannique en Palestine par la Ligue des Nations
en 1922), limitant à 1500 le nombre d'immigrés pouvant chaque
mois rejoindre la Palestine. L'antisémitisme n'avait, malgré la
fin du conflit, pas vraiment diminué dans certains pays comme la Pologne
(il restait 200 000 Juifs dans le pays) et les populations juives cherchaient
tant bien que mal à fuir une Europe persécutrice.
Parfois même, les autorités
tchécoslovaques poussaient les membres de familles
séparées à mentir aux fonctionnaires présents
à la frontière pour ne pas mettre les pays expulseurs dans
l'embarras. « À présent, nous avons tendance à
regarder l'Allemagne occupée comme une poubelle de capacité
illimitée susceptible de recevoir les déchets du monde
entier », notait le colonel Thicknesse à la fin de
l'année 1946, celle des « expulsions
organisées ».
Au total, selon des chiffres de la CRX, la zone
soviétique totalisait 1,8 millions d'expulsés de Pologne et de
Tchécoslovaquie. La zone américaine comptait elle 1,7 millions de
Tchécoslovaques et de Hongrois, alors que la zone britannique avait
accueilli 1,3 millions de personnes en provenance des Territoires reconquis.
À ce total déjà impressionnant, il faut ajouter un nombre
indéterminé de Volksdeutscheayant été
contraints de quitter leur pays d'origine mais qui avaient rejoint l'Allemagne
de manière « infiltrée » et non
répertoriés. Paradoxe de toute cette politique, ces millions de
personnes devaient rejoindre un pays dont les Alliés occidentaux avaient
tenté durant cinq ans de détruire les centres urbains.
V. Le quotidien des
expulsés dans les camps
Que ce soit durant les expulsions
« sauvages » ou les expulsions sous la tutelle des
Alliés, les conditions de vie dans les camps sont exécrables dans
les deux cas. En effet, on aurait pu supposer que les gouvernements expulseurs
se montrent plus violents vis-à-vis des expulsés du fait qu'ils
estimaient se faire justice alors que les Alliés représentaient
l'autorité internationale. Il n'en fut rien et les conditions de vie des
expulsés ne s'améliorèrent en aucun cas. Tout d'abord, les
camps où résidaient les expulsés étaient des
anciens camps de concentration du régime nazi. Plusieurs furent ainsi
réutilisés par les autorités locales pour y enfermer des
Allemands. À Auschwitz, par exemple, la durée
écoulée entre la dernière libération de juifs du
camp principal et l'arrivée des premiers Allemands ethniques ne fut que
de quinze jours.
Linzervorstadt (au sud-ouest de la Tchécoslovaquie,
voir carte) représentait l'un des exemples typiques des camps apparus
après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le conflit officiellement
fini, il se transformait alors en une sorte de « petit
Dachau »10(*).
Les autorités en place voulaient faire vivre aux civils allemands
présents les mêmes souffrances que celles perpétrées
par les nazis quelques mois auparavant. Sur le portail des camps, on retirait
même la devise des SS Arbeitmachtfrei(Le travail rend libre)
pour la remplacer par la formule biblique Okozaoko,
zubzazub(« OEil pour oeil, dent pour dent »).
Cet esprit de vengeance, ayant souvent comme motivation
première les représailles personnelles, était donc
très présent. D'ailleurs, on dénombrait un nombre
important de suicides parmi les détenus qui
préféraient choisir la mort plutôt que la souffrance des
tortures ou des meurtres initiés par gardes et kapos. Les agressions
sexuelles et les humiliations étaient monnaie courante dans les camps et
témoignaient du désir de vengeance symbolique d'anciennes
populations martyrisées par les nazis. Un observateur étranger
eut la possibilité de visiter deux camps tchèques en août
1945 et fit part de sa stupéfaction face à de telles
pratiques : les femmes « servent de bêtes. Des militaires
russes et tchèques viennent y chercher des femmes pour l'usage dont on
se doute. ?...? Les conditions des femmes y sont certes plus lamentables que
dans les camps de concentration allemands, où rares étaient les
cas de viol.» 11(*)
Un détenu de Potulice assista d'ailleurs à une scène
où une détenue du camp était contrainte de rester assise
sur le pied d'un tabouret renversé, ce durant plusieurs minutes alors
que le poids entier de son corps reposait sur son périnée.
Parallèlement à ces violences physiques et
morales, les expulsés étaient confrontés à des
conditions de vie difficiles. Le travail forcé était très
répandu et le système mis en place se rapprochait parfois de
l'esclavage. Depuis le décret promulgué en septembre 1945 par le
gouvernement tchèque, tous les prisonniers Sudetendeutschedes
deux sexes pouvaient être soumis au travail forcé, les hommes
étant davantage envoyés sur les chantiers alors que les femmes
oeuvraient dans les cuisines et blanchisseries. Le 4 novembre 1944, un
décret publié par le Comité polonais de libération
nationale ordonnait que les Volksdeutsche de plus de treize ans
habitant le Gouvernement général fussent immédiatement
placés dans des camps et soumis au travail forcé. À peine
90 jours plus tard, ce système était
généralisé à l'ensemble du pays. Face au manque de
nourriture, de nombreuses famines voyaient le jour et la plupart des patients
étaient atteints de cachexie, état dans lequel le corps puise
dans ses dernières ressources, notamment le long des bras et des jambes,
pour rester en vie.
Dans le camp d'internement de Krusevlje (nord de la
Yougoslavie), le travail n'était pas obligatoire mais la nourriture se
limitait donc à deux cuillères de bouillie de maïs par jour.
La maltraitance n'était pas la seule cause de mortalité dans les
camps. Découlant de conditions atroces de détention, de
nombreuses maladies - comme le typhus et la dysenterie en mars 1947 au camp de
Koszalin (centre de la Pologne) - se propageaient et faisaient plusieurs
victimes. Face aux condamnations de diverses ONG, les responsables de ces camps
ou du gouvernement préféraient mettre en avant le fait que la
situation était difficile pour tous et pas uniquement pour ces Allemands
ethniques.
Si plusieurs instances, à l'image du Comité
International de la Croix-Rouge (CICR) où du gouvernement britannique,
commençaient à faire pression sur les gouvernements quant
à la situation dans les camps, le Foreign Office préférait
convaincre les autorités yougoslaves de limiter les flux de
Volksdeutschevers les zones d'occupation occidentale plutôt que
de prendre véritablement à bout de bras le problème des
conditions de détention. Britanniques et Américains avaient peur
de se mettre à dos les puissances d'Europe centrale en donnant
l'impression de favoriser le sort des Allemands plutôt que ceux de ces
populations autrefois victimes du nazisme. À partir de mars 1945, la
CICR était d'ailleurs interdite de visiter les camps d'internement pour
civils Volksdeutscheen Roumanie alors que leurs inspections
étaient auparavant autorisées durant la guerre.
Ainsi, le poids des violences nazies influençait le
comportement des pays expulseurs, qui adoptaient un comportement de vengeance,
et celui des Alliés. Il serait toutefois maladroit d'établir un
parallélisme sans faille entre les camps nazis et ceux
d'après-guerre. Bien qu'il y ait eu un nombre considérable de
faits de violences, entraînant parfois la mort, ou d'humiliations, le but
initial de ces camps n'a jamais été l'extermination des Allemands
ethniques. D'ailleurs, en Yougoslavie, la plupart des détenus
survécurent à leur période d'incarcération.
VI. Changements et
intégration
Un mouvement migratoire, qu'il soit volontaire ou
forcé, suppose toujours un flux partant d'un point géographique
pour en rejoindre un autre. Un tel déplacement de population a
obligatoirement entraîné des changements au point de départ
ainsi qu'au point d'arrivée des migrants. Il reste à savoir de
quelle(s) nature(s) peuvent être ces changements.
Comme expliqué plusieurs fois
précédemment, ces mouvements migratoires avaient pour point de
départ et d'origine certaines régions de l'Europe de l'Est. Pour
appréhender ces changements, il faut d'abord se pencher sur la politique
menée, vis-à-vis des régions peuplées d'Allemands,
par les gouvernements des pays expulseurs. Un projet de redistribution des
richesses fut imaginé par le gouvernement tchécoslovaque puis par
les gouvernements polonais et hongrois avant la défaite allemande. Afin
de mener à bien ce projet, ces gouvernements devaient
réquisitionner les propriétés immobilières des
Allemands expulsés. Les dirigeants tchécoslovaques
proposèrent de confisquer ces biens aux Allemands ayant collaboré
ou avec une mentalité pangermaniste mais de fournir une sorte de bon
avec une valeur financière similaire à celle de la
propriété confisquée. De plus, ce bon serait
remboursé par le futur gouvernement allemand. Cette proposition servait
uniquement à modérer, en apparence, la volonté de
multiplier les expulsions à grande échelle afin de
récupérer des richesses.
Cette proposition resta purement théorique
contrairement aux expulsions et les gouvernements polonais et hongrois ne se
donnèrent même pas la peine d'afficher une modération de
façade. On comprend donc que ces expulsions avaient un
intérêt économique bien que la « purification
ethnique » était avancée comme motivation
première et cela augmenta l'adhésion de la population des pays
expulseurs. En effet, dans ces régions sous domination allemande les
expulsions ont vidé des quartiers et des villes entières.
L'accaparement et la redistribution des biens allemands étaient
perçus comme et répondait à la motivation première
de dynamiser l'économie d'après-guerre. Enfin, ce processus
était un moyen pour Benes, dirigeant tchécoslovaque, d'affaiblir
les communistes face à une redistribution des richesses parmi les
couches sociales empêchant le développement d'un discours de lutte
des classes. Ainsi, cela devait entraîner un changement d'ordre
économique, notamment par la mise en oeuvre d'un processus de
recolonisation des terres.
Pour faire face à ce départ massif d'individus
et afin d'occuper ces propriétés immobilières, les
dirigeants des pays expulseurs furent les investigateurs de nouveaux flux
migratoires mais cette fois-ci, ces derniers furent internes à leur pays
respectif. Il y avait évidemment une nécessité de
remplacer numériquement ces Allemands mais se posaient pour certains la
difficulté de savoir qui était concerné, c'était le
cas des polonais. Cela visait toujours les Allemands, les individus se
revendiquant d'une mentalité pangermaniste ou ceux ayant porté
atteinte à l'intégrité physique ou morale des habitants de
ces régions. Le fait que de nombreux polonais avaient demandé la
nationalité allemande pendant la guerre, notamment pour échapper
aux répressions nazies, compliquait le problème. Les Polonais
concernés devaient alors prouver leur origine ou leur lien de
parenté polonais et devaient faire preuve de leur amour pour la nation
polonaise. Ainsi, ils pouvaient récupérer leurs biens voire
récupérer des biens d'Allemands expropriés. Une fois la
question de l'expropriation réglée, il y avait donc la phase de
repeuplement à mener. Ainsi la migration forcée entraîna un
changement de population dans les Territoires Reconquis.
Dans les plans imaginés par les Etats expulseurs et
notamment par le gouvernement polonais, une vaste migration interne devait
repeupler ces régions. Pourtant la réalité fut
différente. Douglas avance les chiffres suivants : 1,7 millions de
Polonais venant des Etats d'Europe de l'Est arrivèrent en Pologne afin
de remplacer 8 millions d'Allemands. De plus, ils furent une minorité
à se diriger vers les terres nouvellement polonaises. Les Polonais se
rendant sur ces terres préféraient habiter les villes
plutôt que les campagnes ce qui donnait un paysage rural
désertique entre les différentes villes vivantes notamment en
Poméranie. En Tchécoslovaquie, les chiffres de peuplement des
Sudètes sont plutôt faibles mais le gouvernement eut nettement
moins de difficultés à y amener des colons. En effet, les
expulsés tchécoslovaques suites aux accords de Munich
retournèrent dans une région qu'ils connaissaient très
bien et furent facilement convaincus d'y retourner. Afin de poursuivre l'effort
de repeuplement, le gouvernement tchécoslovaque entreprît de faire
venir des migrants étrangers de Roumanie ou de Hongrie en échange
de diverses primes et de cours de langue afin de faciliter leur
intégration. Cependant, elle ne fut pas une réussite à
cause de la vie quotidienne assez difficile dans les régions
récupérées par les pays expulseurs.
Douglas utilise une expression résumant parfaitement
la vie quotidienne dans ces régions: le « Far
West ». Dans l'imaginaire collectif, il s'agit d'une période
où la vie était sauvage et dangereuse. Cela était le cas
dans les Sudètes ou la Poméranie. L'expropriation des allemands
laissa des quartiers, des villages et des villes vides. Par ailleurs, la
disparition des services publics et l'administration allemande sans
juridiction compliquaient singulièrement la situation. Ainsi, ces
régions étaient soumises à une forme de marginalité
sans juridiction ou si peu présente qu'elle ne pouvait s'appliquer. Une
ruée vers l'Ouest eut alors lieu et des pilleurs investirent les
propriétés immobilières, les commerces et volèrent
tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur financière. Des violences
éclataient régulièrement à l'encontre des
populations allemandes restées, des populations immigrées comme
dans les Sudètes ou tout simplement entre individus ayant des
contentieux à propos de vols. Ainsi ces régions étaient
dans une bulle où de nombreux éléments extérieurs
la perturbaient sans qu'elle puisse faire quoi que ce soit. Par exemple, la
police participait aux pillages et avaient bien des difficultés à
encadrer les colons et les populations allemandes qui quittaient ces
régions. L'Armée rouge était également
présente. De plus, ces colons avaient une importante mixité
sociale et les couches sociales les plus pauvres étaient souvent
stigmatisées et discriminées comme les Tziganes. Ainsi, la
colonisation des régions récupérées était
l'objet d'une désorganisation totale et d'une incapacité des
différents gouvernements de la mener à bien.
Lorsque la colonisation fut finie, on constate que la
structure sociale et économique de ces régions anciennement
peuplées par des Allemands n'avait guère changé. Certes un
changement de population eut lieu mais cela ne changea pas la hiérarchie
sociale antérieuremais consista à remplacer une
nationalité par une autre. Les discriminations existaient depuis
toujours dans ces régions avec, notamment, le rejet des Juifs par les
Allemands. Durant les expulsions, les Allemands ethniques furent victimes de
discriminations parles habitants de ces régions, au même titre que
ceux qui restèrent après leur départ. Les traces
laissées par les Allemands et leur culture furent intensivement
effacées. En effet, un travail de
« dégermanisation » fut entrepris avec des
changements de nom pour les Polonais ayant eu la nationalité allemande
ou un refus de l'usage de la langue allemande. On a constaté des
changements socio-économiques sur le court terme avec un accaparement
des biens allemands et aussi un changement de population. Les Territoires
Reconquis laissent place à des espaces moins densément
peuplés qu'autrefois mais au long terme, le seul changement consista
dans le fait qu'une population en remplaça une autre. Douglas
résume correctement la situation avec la phrase suivante :
« A long terme, les avantages matériels
générés par les expulsions ne devaient guère plus
profiter à ceux qui étaient venus prendre la place des
expulsés qu'à ceux qui avaient été forcés de
partir »12(*).
Der spiegel, journal d'investigation allemand, révélait
qu'en 2005, la majorité des Polonais pensait que les descendants des
expulsés tentent de récupérer leurs anciennes terres.
Ainsi, des lois limitent l'achat de terres par des étrangers en Pologne.
Enfin, il existe toujours des minorités allemandes dans les pays
expulseurs, par exemple en République Tchèque et en Hongrie, mais
leur nombre diminue progressivement.
Après avoir vu les changements entraînés
dans les régions de départ des Allemands expulsés, il est
logique de se demander s'il y a eu changement(s) au point d'arrivée de
ces migrations etsi l'intégration des allemands fut une réussite
ou un échec ?
Il est difficile de constater des changements
socio-économiques du fait que l'Allemagne fut le théâtre
d'affrontements dévastateurs. Le pays était ruiné,
l'économie au plus bas et les Allemands démoralisés et
déprimés. Il est certain qu'entre 1939 et 1945, date
d'arrivée des premiers expulsés, la situation
socio-économique n'est pas la même mais cela est imputable
à la guerre et il est difficile d'estimer en quoi ces migrants ont pu
peser dans cette nouvelle situation. Par contre, il y a eu clairement un
changement démographique. Comme nous avons vu
précédemment, une telle masse humaine quitta les pays expulseurs
qu'ils n'arrivèrent pas à repeupler les régions
quittées par les Allemands. Cette masse se dirigea presque exclusivement
vers l'Allemagne et en faible proportion en Autriche. Cette marée
humaine était telle que les pertes subies à cause de la guerre
furent comblées voire dépassées et le flot humain si
important que les dirigeants politiques en venaient à espérer que
la nature, c'est-à-dire le froid et les maladies, résolve le
problème de la surpopulation. L'Allemagne devait gérer ces flux
humains selon les directives des grandes puissances mais n'avait pas les moyens
financiers et institutionnels de le faire correctement. Ainsi, ce
phénomène aboutit à la mise en placede camps d'accueil
surchargés à Berlin où le confort minimum, dans lequel un
lit n'était même pas inclus, était proposé afin
d'éviter que tous les expulsés s'y rendent et y restent.
L'Allemagne et les millions d'Allemands expulsés
devaient faire face à trois grands problèmes. Tout d'abord, ces
individus devaient être logés dans un pays ravagé par la
guerre et dans lequel la population déjà présente
connaît des difficultés pour se loger elle-même. Certaines
régions avaient des villes détruites avec peu d'habitations
encore susceptibles d'accueillir des personnes en plus. Pourtant, dans un
premier temps, les autorités demandèrent aux
« indigènes » d'accueillir les expulsés pour
quelques jours. Ainsi, certaines maisons avec seulement quatre lits devaient
contenir une ou deux dizaines de personnes. Les campagnes furent plus
épargnées par les bombardements du fait d'un éparpillement
des habitations mais cela sous-entendait donc qu'ils y en avaient peu. Les
quatre puissances prirent une décision unanime avec la loi du CCA de
mars 1946 permettant la réquisition d'espaces habitables
inutilisés afin d'héberger les expulsés et cela concernait
principalement les espaces ruraux. La population rurale explosa et doubla voire
tripla comparée à celle d'avant 1939. Dans la même logique
décrite précédemment, les Alliés
encouragèrent l'usage d'éléments utilisés durant la
guerre comme les bunkers ou les anciens camps de concentration afin de loger
pour des périodes plus longues les expulsés. Ces périodes
variaient de quelques mois pour certains jusqu'à des années pour
d'autres et elles entraînaient une stigmatisation et un isolement
déjà présent sur lesquels nous reviendrons plus tard.
De plus, les conditions de logement étaient
désastreuses. Un Allemand expulsé pouvait se retrouver dans une
maison, dans un bunker ou dans un camp avec une population supérieure
à trois ou quatre fois sa capacité. Cette surpopulation
entraînait une prolifération des maladies et des
différentes infections possibles. Ainsi, les autorités et les
Allemands expulsés se heurtaient à un problème du logement
crucial, mais ce n'était pas le seul. La question de l'emploi
était tout aussi importante. L'Allemagne possédait une croissance
économique inexistante et même la reconstruction du pays ne
permettait pas d'offrir des emplois à la population. De nombreuses
usines furent fermées par les Alliés de peur qu'une tentative de
réarmement soit entamée. Aussi, parmi les Allemands
expulséss'inscrivaient des personnes qualifiées dans le domaine
de l'industrie. Ils furent utilisés comme main d'oeuvre peu payée
avec des tâches ingrates qui seraient actuellement
considérées comme de l'exploitation. Les jeunes Allemands
étaient préférés aux plus vieux ainsi qu'aux femmes
pour effectuer certaines charges de travail. Les Allemands indigènes
estimaient qu'ils passaient avant les Allemands expulsés lorsqu'un poste
à pourvoir se présentait et les patrons allaient également
dans ce sens. Ainsi le logement et l'emploi étaient des problèmes
majeurs pour les Allemands expulsés mais aussi pour les autorités
qui se retrouvaient avec une importante population inactive, mécontente
et confrontée à ce que Douglas qualifie de « patrie
froide »13(*).
Les expulsés ne furent pas accueillis dans la liesse, bien au contraire.
Les grandes puissances estimaient que l'Allemagne avait besoin d'eux afin
d'entamer sa reconstruction et qu'ils étaient là
définitivement.
Mais la théorie était dépassée
par la réalité et les Allemands expulsés furent
désignés comme les responsables de la situation de l'Allemagne
par une partie des Allemands dans un premier temps. En effet, ils estimaient
que la guerre leur était imputable du fait que le Reich avait
mené une politique extérieure agressive afin de les rattacher
à celui-ci. Le sort de l'Allemagne était de leur
responsabilité et ils étaient blâmés pour cela. Le
comportement de nombreux Allemands indigènes consistait en un rejet des
expulsés accompagné de moqueries quotidiennes. Ils étaient
considérés comme étrangers au pays pour certains Allemands
et étaient marginalisés et stigmatisés au travers du
logement. L'isolement avait quelque chose de rassurant pour les expulsés
car ils n'étaient pas confrontés à cette population
quasiment haineuse. Face à cette hostilité, les expulsés
émettaient le rêve de « rentrer chez soi »
14(*)car ils ne se
considéraient pas comme Allemands et mettaient, pour certains, en avant
leur nationalité hongroise, tchécoslovaque ou polonaise. Cette
volonté témoigne d'un malaise plus qu'évident mais tous
les Allemands ne possédaient pas cette attitude envers les
expulsés. En effet, certains membres de la bourgeoisie et de l'ancien
parti nazi éprouvaient de la sympathie envers les nouveaux Allemands.
D'autres indigènes faisaient passer leur rejet des expulsés
après le rejet des Polonais déplacés. Face à ces
problèmes quotidiens, les autorités réagirent
différemment.
L'Allemagne était soumise à deux zones
d'influence. Une était occidentale et composée des
États-Unis, de l'Angleterre et dans une moindre mesure, de la France.
L'autre influence venait de l'URSS. Malgré une influence
différente, l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est eurent une
politique d'intégration similaire vis-à-vis des expulsés
bien que dans la pratique, les moyens déployés furent
différents. En Allemagne de l'Ouest, l'intégration des
expulsés fut l'oeuvre de manoeuvres politiques. En effet, les camps
favorisaient le militantisme et l'entretenaient. Un Bloc des expulsés et
spoliés émergea et constitua une force politique non
négligeable. Cette mobilisation politique n'était pas radicale
que ce soit vers l'extrême-gauche ou l'extrême-droite. Il y avait
quelques cas isolés de mobilisation plus radicale et extrémiste
mais ils étaient assez peu importants pour faire une quelconque
différence. Le mouvement politique des expulsés fut
encadré par Konrad Adenauer, premier chancelier de
l'après-guerre. Il prônait l'unité notamment au travers de
la Charte des expulsés allemands, de 1950, qui interdisaient toutes
représailles envers ces derniers et le « partage du
fardeau »15(*)
entre les Allemands, qu'ils soient indigènes ou des expulsés. A
la suite de manoeuvres politiques sur lesquelles nous ne reviendrons pas,
Adenauer réussit à attirer les leaders du Bloc des
expulsés vers lui ainsi que ses électeurs en les convaincant
qu'il était le plus à même d'obtenir gain de cause pour ces
derniers. Il fît voter une série de lois favorables aux
expulsés lui permettant de les détourner du Bloc. Elles visaient
à donner les mêmes droits aux Allemands expulsés ainsi
qu'à leur facilité l'intégration grâce certains
prêts ou des facilités d'accès au logement.
L'intégration fut donc faite à la suite d'une
mobilisation politique des expulsés mais aussi grâce à une
nouvelle dynamique économique des années 1950 à laquelle
ils participaient en acceptant des postes mal payés et non voulus par
les autres Allemands. L'Allemagne de l'Est réussit également son
intégration mais avec d'autres méthodes et l'importance de la
présence de l'URSS n'y est pas étrangère. Tout d'abord,
les expulsés n'étaient pas appelés ainsi car le terme
était considéré comme trop péjoratif mais les
« colons », dans un premier temps, puis ils furent
considérés comme n'importe quel citoyen et les autorités
veillaient à ce qu'aucun terme négatif ne soit employé.
Les Allemands expulsés étaient confrontés aux mêmes
problèmes que ceux vivant à l'Ouest avec une difficulté
à se loger et à trouver un emploi. L'URSS fut l'investigatrice
d'une politique socialiste. En effet, les Soviétiques leur
versèrent des allocations allant jusqu'à 300 Reichmarks par
personne et mirent en place une politique de redistribution des terres. Ainsi,
les expulsés possédaient un pécule de départ et une
petite propriété égale aux autres propriétés
distribuées. Mais cette politique se révéla trop
coûteuse ainsi qu'un échec. Mais les Soviétiques
continuèrent dans une logique sociale en faisant passer la
« loi pour l'amélioration de la situation des
ex-colons ».16(*)Elle permettait l'obtention de bourses et de
prêts sans intérêts pour les expulsés. Les
problèmes que pouvaient rencontrer les expulsés étaient
passés sous silence mais l'intégration fut
considérée comme réussie, malgré des
critères de réussite particuliers.
Ainsi, l'arrivée en Allemagne des expulsés
n'impliqua pas de changements majeurs si l'on compare avec la
société d'avant-guerre avec une population
légèrement supérieure et évidemment, avec une
mixité des origines géographiques plus importantes. La structure
de la population n'est plus la même et on ne saurait dire ce que serait
devenue l'Allemagne sans les expulsés. Ils furent
intégrés, plus ou moins bien, dans la société
allemande que ce soit celle de l'Ouest ou de l'Est. Si l'on compare le point de
départ et le point d'arrivée des expulsés Allemands, on
constate une recomposition de la population dans les deux cas. Un changement
économique a lieu sur le court terme et seulement pour quelques
individus dans les Territoires Reconquis contre un changement sur le long terme
en Allemagne avec une participation au dynamisme économique des
expulsés. L'intégration a été plus ou moins
réussie. À l'ouest, les expulsés se sont
intégrés tant bien que mal au modèle occidental de la
société. À l'est, il y a un mécontentement des
allemands expulsés et non expulsés contre l'autoritarisme
soviétique malgré certaines prestations sociales
accordées.
VII. Les expulsés dans les
relations internationales
Comme nous avons pu le constater précédemment,
les expulsés allemands sont au centre de débats à travers
l'Europe. Dans un premier temps, cela concerne les pays expulseurs puis les
Alliés. Leur destin ne dépend pas d'eux-mêmes mais donc de
puissances qui leur sont supérieures. Cela se traduit tout d'abord au
travers d'une querelle sur les chiffres. En effet, face au nombre d'Allemands
à expulser, les Alliés ont fini par s'accorder sur le nombre que
chaque pays aurait à accueillir, même si dix millions finiront en
Allemagne. Il ne s'agît pas de faire un relevé fastidieux des
chiffres des expulsés mais de voir ce qu'il en ressort. Et cela nous
amène à constater que l'accueil des expulsés dans les pays
Alliés était assimilé à une punition. Des
négociations acharnées eurent lieu afin de fixer des quotas
à respecter et chacun développa une stratégie
orientée pour modifier les chiffres. Par exemple, l'URSS était la
proie d'un scepticisme17(*) et des calculs britanniques visaient à montrer
la falsification de leurs chiffres. Des prétextes étaient
avancés par les États-Unis et l'Angleterre afin de refuser
l'arrivée de nouveaux convois comme le non respect de certaines clauses
du Traité de Potsdam sur la façon dont était menée
les expulsions alors que parallèlement, les expulsés
étaient envoyés dans des camps où les conditions de vie
étaient particulièrement mauvaises. Enfin, certains pays
comptaient les Allemands ayant fui vers leur pays et avançaient des
données théoriques qu'ils comptaient parmi les chiffres des
expulsés. On constate donc que les pays expulseurs et les Alliés
s'accordaient sur une expulsion massive mais étaient loin d'être
unanimes concernant le nombre à accueillir. Les expulsés ne
pouvaient qu'attendre qu'on leur dise où se rendre. De plus, cet usage
du « on » est assez significatif pour montrer la
façon dont percevaient les expulsés les entités qui
géraient leur avenir.
Il est intéressant de se pencher sur la
réaction de la communauté internationale. Les expulsés
allemands agitaient les relations internationales. Au lendemain de la guerre,
les Allemands jouissaient d'une mauvaise image à cause de la politique
nazie. Un amalgame se fit, les habitants des puissances occidentales se mirent
à assimiler la population allemande y compris les expulsés
à des nazis. C'était cette population qui était
considérée comme responsable de la guerre et des maux qui en ont
suivi sur le Vieux Continent. Des sondages effectués en Angleterre et
aux États-Unis révélèrent que la moitié de
la population anglaise faisait l'amalgame entre Allemands et nazis et jugeait
la communauté internationale comme trop indulgente à leur
égard. Les expulsions semblaient justifiées et les conditions
d'expulsion ne la choquaient pas la communauté internationale qui
d'ailleurs en était peu informée. De plus, cela était
caché aux individus. Cet aveuglement concernant la population allemande
allait jusqu'à remettre en question l'objectivité des propos
d'individus ayant des origines allemandes. L'exemple de Wenzel Jaksch,
journaliste anglais d'origine germano-polonaise, est le plus flagrant18(*). Une vendetta intellectuelle
fut lancée à son encontre afin de démontrer qu'il
n'était pas objectif lorsqu'il écrivait à propos de la
politique étrangère. Cette imagine négative portée
à l'encontre des Allemands et donc des expulsés influence le
comportement de la communauté internationale vis-à-vis de ces
derniers. Il y avait une unanimité sur la responsabilité des
Allemands et des pays expulseurs sur les souffrances découlant des
expulsions. La guerre était imputée aux Allemands ainsi que les
conséquences de cette dernière.
Ainsi, les gouvernements n'accordaient aucune faveur ou aucun
droit aux expulsés allemands. Douglas explique qu'ils possédaient
un statut inférieur aux membres nazis protégés par la
Convention de Genève de 1949. En plus d'avoir un statut juridique
quasiment inexistant, les expulsés ne pouvaient pas recevoir d'aides des
agences ou organisations humanitaires gouvernementales et non gouvernementales
comme La Croix-Rouge, l'Administration des Nations-Unies pour le secours ou
l'Organisation Internationale des réfugiés. Les politiciens des
différents pays soutenaient cette version officielle selon laquelleles
pays expulseurs étaient les victimes et qu'il fallait éloigner
les Allemands de leurs terres. Pourtant quelques observateurs de la
communauté internationale émirent des critiques mettant en
parallèle le comportement des Alliés avec celui du régime
nazi. Bertrand Russel19(*)écrivit une lettre au Times dans
laquelle il expliquait que la déportation fut une des accusations
portées contre les nazis. D'autres revinrent sur la notion de
responsabilité collective des Allemands concernant la guerre et
expliquèrent qu'en suivant cette logique, les habitants des pays
Alliés et expulseurs portaient la même responsabilité que
leurs dirigeants. Un mouvement composé de politiciens de gauche et de
droite émergea aux États-Unis avec la création du
Comité contre les expulsions massives (CAME). Il tenta de faire entendre
au peuple américain ce qui se passait réellement en Europe mais
la pression politique affaiblit le mouvement. Toutes ces critiques eurent peu
d'écho dans la presse et furent, le plus souvent,
étouffées par la propagande des Alliés et des pays
expulseurs. En effet, la presse servait d'outil de propagande afin de justifier
auprès de la population européenne et américaine les
expulsions. Dans certains pays comme la Tchécoslovaquie ou la Pologne,
cela s'avéra inutile eu égard à leur lourd passif.
Les expulsés allemands furent également pris
dans le combat idéologique livré entre le bloc sous influence
américaine et le bloc sous influence soviétique. Le bloc
occidental changea de discours dans les années 1950 envers les
expulsés quand ils constatèrent le rayonnement de l'URSS. Dans
l'imaginaire occidental, le régime soviétique avait
remplacé le régime nazi et les dirigeants du bloc de l'Ouest en
jouaient énormément en alimentant la propagande. Lorsque certains
expulsés se plaignaient d'être envoyés en Autriche ou en
Angleterre, les autorités leur répondaient qu'ils pouvaient
être envoyés vers l'Union soviétique ce qui avait tendance
à calmer les velléités de remise en question. Les
années 50 furent marquées par l'autorisation d'émigrer des
expulsés allemands qu'ils soient dans des pays alliés ou en
Allemagne. Les Alliés ne voulaient plus se montrer
sévèrescraignant que les expulsés se tournent vers l'URSS.
Suivant cette logique, le terme d' « expulsé »
se fit plus rare et cela au profit de « réfugié
politique », alors qu'en aucun cas ils ne furent traités tels
quels durant les expulsions par les Alliés. La conjoncture
économique joua également un rôle important dans ces pays.
En effet, la reprise économique et la perspective d'un
nouvel élan suite à la reconstruction nationale
entraînaient un besoin de main d'oeuvre. Les expulsés devinrent
une main d'oeuvre convoitée et notamment par la France et le
gouvernement Bidault. D'autres pays se mirent à suivre la France comme
la Suède. Face au bloc occidental, les pays expulseurs sous influence
soviétique virent, dans les expulsions, la possibilité de faire
des Territoires Reconquis une vitrine du socialisme. Ils étaient
évidemment pour les expulsions comme nous avons pu l'expliquer
précédemment mais pensaient à la possibilité
d'être une alternative au communisme soviétique. Ce projet se
solda par un échec et ces pays devinrent des Etats satellites de l'URSS.
Face aux quelques critiques émises concernant le traitement
réservé aux expulsés par l'Angleterre, les journalistes
polonais d'obédience marxiste avançaient la théorie
suivante :l'Angleterre et les autres pays capitalistes étaient
ravis d'avoir une nouvelle clientèle en la personne des Allemands
arrivés vers le Bloc occidental. Ainsi, ces critiques seraient plus dues
à une peur de perdre des consommateurs potentiels plutôt
qu'à une réelle inquiétude pour la santé de ces
personnes.
VIII. Constat des traces des
expulsions dans la mémoire : débats actuels
Il est légitime de s'interroger sur la place de ces
évènements dans la mémoire collective et des traces encore
perceptibles à ce jour. A priori, les pays les moins
concernés par ces mouvements migratoires ont volontairement
masqué une partie de leur histoire. En effet, nous sommes les
témoins directs d'un programme d'histoire ignorant ou passant sous
silence les actes moins glorieux des Alliés après la Seconde
Guerre Mondiale. Avant de connaître le sujet de ce mémoire, nous
ignorions totalement cette migration massiveet nous l'avons
vérifié auprès de notre entourage. Ainsi tout porte
à croire qu'hormis les descendants de ces Allemands, des intellectuels,
des historiens ou des passionnés pour le sujet, les Français ne
semblent pas avoir connaissance de ce passé. Tout porte à
supposer que ces faits sont aussi méconnus des américains et des
anglais.
Alors, il semble logique de s'interroger sur les traces
laissées par ces évènements dans la mémoire
collective des habitants de pays concernés directement par ces derniers.
Tout d'abord, elles sont visibles au travers des lois comme
s'applique à le montrer Douglas dans Les Expulsés.
Cependant, on constate que l'aspect juridique révèle une
volonté peu glorieuse émanant de la classe politique des pays
expulseurs. A la suite de l'effondrement de l'URSS, l'idée d'appartenir
à une communauté européenne émerge et se consolide
dans ces pays qui étaient jusque-là sous domination du bloc de
l'Est. Pour appartenir à une communauté européenne, il est
nécessaire de ratifier certains documents comme la Convention
européenne des droits de l'Homme ce qui semble être quelque chose
de positif. Pourtant, cela mit les pays expulseurs dans une situation
plutôt désagréable. En effet, la ratification d'un tel
documentoffre la possibilité aux expulsés ou à leur
descendance de tenter d'obtenir réparation dans des tribunaux civils.
Les dossiers déposés n'obtinrent pas gain de cause
(République Tchèque et Pologne) mais ont
étédéclencheurs d'un désordre politique d'envergure
dans les années 1990. En effet, les expulsés et leurs descendants
pouvaient réclamer compensation pour les nombreux préjudices
subis: conditions de vie dans les camps, expropriation, atteinte psychologique,
déchéance de la nationalité très utilisée en
République Tchèque.
L'opinion publique tchèque s'oppose de façon
très véhémente à une compensation donnée
pour des souffrances que le peuple avait lui-même enduré pendant
la domination nazie. Ainsi, le gouvernement tchèque fît passer des
lois empêchant la restitution des biens confisqués durant la
domination communiste afin de bloquer parallèlement les possibles
demandes des expulsés. La loi votée par le Parlement
tchèque en 1991 autorisait une possibilité de restitution pour
les confiscations faites entre 1948 et 1989, ce qui limitait
considérablement les demandes des descendants d'expulsés. En
effet, les expropriations eurent lieu principalement entre 1945 et 1948. De
plus, pour pouvoir porter réclamation, il était nécessaire
de détenir la citoyenneté tchèque et de vivre dans le pays
de façon permanente. La Pologne suivit l'exemple tchèque et vota
des lois évitant la possibilité d'être attaquée par
les descendants des expulsés. Suivant cette logique, on retrouve la loi
suivante " loi tchécoslovaque n°115, de 1946, qui légalisait
rétroactivement "les justes représailles pour les actions des
forces d'occupation {allemandes} et de leurs complices (...) même quand
ces actes seraient autrement punissables par la loi". Ce texte reste en vigueur
aujourd'hui: il bloque toute possibilité d'enquête, de poursuite
ou de châtiment concernant les milliers de meurtres, de tortures ou de
viols perpétrés contre des Allemands avant le 28 octobre
1945.
Ces stratégies juridiques continuèrent au
niveau européen avec l'incapacité de la Convention
européenne des droits de l'Homme d'agir rétrospectivement sur la
ratification des pays expulseurs à celles-ci. En 2002, le Parlement
tchèque vota une loi empêchant un retour sur les
« arrangements juridiques et immobiliers » et elle fut
saluée par les gouvernements des pays Alliés. En 2009, Vaclav
Klaus exigea qu'une déclaration, reconnaissant l'application des
décrets de 1945 sur l'expropriation et la déchéance de
nationalité, soit ajoutée au Traité de Lisbonne. Il
demanda une dérogation pour des épisodes historiques de son pays
car la Charte des droits fondamentaux reconnaissait illégale les
expulsions massives. Les 26 autres pays membres acceptèrent sans
rechigner. Ainsi on constate que la mémoire des pays concernés
garde une trace de cette migration au travers de stratégies juridiques
visant à empêcher des réclamations des descendants des
expulsés. Ces tractations politiques montrent que les pays expulseursne
sont pas en paix avec leur conscience. Cependant, l'opinion majeure des
habitants desdits pays montre qu'ils ne s'estiment pas plus coupables que les
Allemands ayant servi pour le IIIe Reich, voyant dans leur attitude quelque
chose de juste.
Mais l'aspect juridique révèle une autre trace
de la mémoire de ces événements. Par exemple, Lionel
Jospin a reconnu officiellement en 1999, alors qu'il était
1er ministre du gouvernement français de Jacques Chirac,
qu'il y avait eu une « guerre » d'Algérie. Des
déclarations venant de gouvernements ou d'individus élus par le
peuple permettent d'inscrire juridiquement et officiellement des
événements historiques controversés dans la mémoire
des individus et dans la mémoire d'un pays. Avant de s'intéresser
aux possibles reconnaissances de souffrances infligées par d'anciens
gouvernements des pays expulseurs, il faut revenir sur le travail d'oubli qui a
été réalisé durant plusieurs décennies.
Après les expulsions, les pays expulseurs, l'Allemagne
et les Alliés eurent la volonté de mettre de côté
leurs actes. Les pays sous la domination du bloc de l'Est
préféraient passer sous silence tous les aspects
dérangeants de leur passé alors que les Alliés affichaient
un discours concernant une action nécessaire mais évitaient de
trop en parler. Les quelques personnalités tentant de combattre ce
silence se résignèrent face à la pression ou furent
contraints à un silence forcé comme Heiner Müller qui tenta
de monter une pièce de théâtre sur la vie d'une
expulsée. Ses comédiens et elle-même furent
arrêtés après la première et son metteur en
scène fut envoyé au travail forcé dans une mine pendant
deux ans. Face à une telle pression, il est difficile pour des individus
isolés de dénoncer et de préserver la vie
mémorielle des expulsions. Pour l'Allemagne de l'Ouest, un mythe
fondateur de la République fédéral fut mis en place et il
reposait essentiellement sur la mémoire des souffrances allemandes.
Cependant, les expulsés restaient un sujet tabou pour les Allemands
préférant revenir sur les souffrances causées par Hitler
et sa politique. Enfin, il y avait l'idée que les expulsés se
confondraient dans la masse allemande et laisseraient de côté
leurs souvenirs concernant cet épisode comme un « devoir de
silence ».
Il a fallu attendre les années 90 pour avoir un
début de reconnaissance. Le Parlement hongrois a reconnu dans une
résolution de mars 1990 que l'expulsion était une
« action injuste ». Si pour certains individus peu
concernés par ces événements cela peut sembler un peu
faible, pour les descendants des expulsés il s'agit d'un incroyable pas
en avant pour des Etats ayant fait un tel travail de rejet des souvenirs et de
la mémoire des expulsions. Vaclav Havel, premier président de la
République Tchèque, fit un discours qui se révéla
être des excuses officielles : « Au lieu de juger
légalement tous ceux qui avaient trahi leur Etat, nous les avons
chassés du pays, usant ainsi d'un châtiment que notre code
juridique ne connaissait pas. Ce n'était pas un châtiment, mais
une vengeance ». Pour les observateurs, il s'agit de tentatives pour
se rapprocher de Berlin après la chute du bloc soviétique mais
pour les descendants des expulsés, c'est enfin la reconnaissance que
leurs ancêtres ont pu être traités injustement. Pourtant,
ces déclarations officielles ne reflètent pas la pensée de
nombreux tchèques. Douglas met en avant des sondages reflétant
que les tchèques n'estimaient pas devoir d'excuse aux Allemands
expulsés. Ainsi le discours officiel n'est pas rejoint par une
majorité du peuple.
Les pays expulseurs semblent assumer en façade leur
passé mais s'activent en coulisse afin de se protéger de
possibles réactions des descendants d'expulsés. Mais l'aspect
juridique et la législation ne sont pas les seules traces
présentes de nos jours, touchant la mémoire collective, de la
migration de millions d'Allemands au XXe siècle.
Comme expliqué précédemment, concernant
les allemands déplacés, des traces subsistent. Cependant, les
questions juridiques semblent bien loin du commun des mortels, limitant
l'interaction avec le passé et la mémoire des pays
concernés et délaissant la mémoire collective.
L'année 1995 fut importante dans la mesure oùelle marqua le
cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre Mondialeet que
cela alimenta les études sur l'Allemagne avec un intérêt
justifié par la réunification des deux Allemagne. Les
études de la fin des années des 1990 portaient
particulièrement sur les victimes du côté allemand. Mais on
a pu constater que depuis les années 2000, et plus
précisément 2001, un net regain d'intérêt pour la
question avec de grands documentaires sur la fuite de certains Allemands et les
expulsions20(*). En effet,
un intérêt important s'est développé en Allemagne
pour cette question de la migration de millions d'Allemands dans un
passé qui ne se situe pas encore trop loin. Daniela Heimerlest revenu
sur l'audimat des documentaires et le nombre plutôt conséquent de
tirages d'ouvrages portant sur ce sujet avec l'exemple du best-seller Im
Krebsgang de Günter Grass paru en 2002. L'opinion allemande s'est
montrée de plus en plus intéressée par cet épisode
de l'histoire de son pays, comme en témoigne le sondage du
Frankfurter Allgemeine Zeitung du 2 janvier 2006. Ce dernier
révéla que les moins de trente ans ne connaissaient quasiment
rien du sujet en question mais se sentaientnéanmoins concernés
par cette partie de leur histoire.
Ce soudain intérêt, en apparence, peut
s'expliquer par la présence d'un débat concernant un projet de
fondation d'un « Centre contre les expulsions ». Ce projet
consisterait en l'ouverture d'un lieu de documentation et de mémoire des
expulsions et des expulsés à Berlin. Ainsi entre 2000 et 2005
eurent lieu des tractations et négociations concernant ce projet entre
la Fédération des expulsés (Bund der
Vertriebenen, BdV), l'Union chrétienne-démocrate (CDU),
l'Union sociale-chrétienne (CSU) et le parti social-démocrate
(SPD). Les négociations amenèrent à replacer la
possibilité de l'ouverture d'un tel centre dans une perspective
européenne et non plus nationale ce qui a provoqué de nombreuses
réactions négatives notamment en Pologne où l'on estime
qu'il s'agit du problème des Allemands.
On constate que la mémoire des expulsés est
toujours au centre de débat les dépassant totalement. En effet,
après la Seconde Guerre Mondiale, leur sort était
décidé par les grandes puissances et 60 ans après, leur
mémoire est entre les mains d'entités dépassant leurs
descendants. La mémoire des expulsés est instrumentalisée
dans des débats les concernant peu voire pas du tout. Les tensions
germano-polonaises entourent continuellement la question de la mémoire
des expulsés.
Pour le projet du Centre des expulsions, les responsables de
la Fédération des expulsés désiraient garder une
organisation allemande mais ces derniers étaient bien souvent des
députés ayant voté contre des traités
germano-polonais ou des déclarations favorables à une
réconciliation. La mémoire des expulsés devient alors un
autre terrain pour les affrontements entre les responsables politiques
allemands et polonais. Cependant, ce n'est pas le seul débat entourant
la mémoire des expulsés. Wolfgang Benz, directeur du Centre de la
recherche sur l'antisémitisme, estima qu'il y avait une volonté
de contrer le Monument à la mémoire des Juifs d'Europe
assassinés. Ainsi on entoure de débats négatifs une
démarche dont l'idée originale est tout de même de
renseigner sur un événement historique majeur et de le
préserver au sein de la mémoire collective.
Dans son article, Heimerl montre les enjeux suscités
par l'étude de la migration des Allemands. Elle en vient à
expliquer que le travail sur la mémoire doit permettre
d'éclaircir certains points obscurs et de définir
définitivement le statut des Allemands vis-à-vis de cette
migration massive : victimes, coupables ou les deux ? Elle estime que
les Allemands ont une part de responsabilité dans leur destin en
revenant sur la politique d'Hitler sur laquelle nous sommes revenus
brièvement durant l'introduction. Si une partie des Allemands soutenait
la politique pangermaniste, une autre ne s'y opposait pas réellement.
Ainsi, la volonté d'unité ethnique d'Hitler eut des
conséquences directes sur les expulsions, toujours selon Heimerl, dans
le fait qu'elles concernèrent d'abord les polonais ou tchèques
expulsés qui récupérèrent leur place lorsque cela
fut le tour des Allemands d'être expulsés. Elle ne tranche pas en
définissant de statut définitif pour les Allemands mais cela
bouscule encore la mémoire des expulsés. Sa pensée
résume un débat concernant la supposée victimisation des
Allemands expulsés. Comme expliqué précédemment,
les années 2000 ont vu un regain d'intérêt des
intellectuels pour cette partie de l'histoire allemande mais pour la
majorité d'entre eux, les récits ou les articles visaient
à mettre en avant les souffrances subies par les Allemands. Certains
n'hésitaient pas à réutiliser un champ lexical
embaumé d'un lourd passé avec par exemple des termes comme
« crématoire ». Un processus de victimisation se mit
en place et le projet de Centre contre les expulsions semble se placer dans
cette lignée. Les opinions divergent donc en ce qui concerne ce projet
entre ceux défendant le sort des Allemands, ceux estimant qu'ils ne sont
pas les plus à plaindre et d'autres pensant que c'était presque
une forme de réajustement de la justice avec les expulsions d'individus
appartenant à un peuple ayant fait souffrir des millions de personnes.
Le Centre contre les expulsions est toujours à
l'état de projet et entouré de débats subversifs pour la
mémoire des expulsés. On conserve donc des traces
mémorielles des expulsions d'Allemands au travers de débats qui
nous sont contemporains mais pas forcément les plus
bénéfiques pour la mémoire des expulsés.
CONCLUSION
Comment le monde a-t-il pu passer à côté
d'un tel déploiement de violences, juste après avoir tant
lutté contre le nazisme et son système autoritaire d'une violence
inouïe ? Entre 1945 et 1947, des centaines de milliers
d'expulsés ont perdu la vie. Torturés, humiliés, ces
Allemands ethniques ont payé le prix cher d'une Seconde guerre mondiale
qui aura vu leurs cousins germaniques devenir la bête noire du globe.
La reprise cathartique de la violence nazie à
l'égard de ces peuples allemands, vivant parfois depuis plusieurs
générations sur ces terres hongroises ou tchécoslovaques,
pose évidemment plusieurs problèmes éthiques et moraux.
Quelle notion de la justice comprendre derrière toute cette
entreprise ? Alors que les Alliés se faisaient les prêcheurs
de la bonne parole en 1945, ils n'ont pas eu de mal à fermer les yeux
durant plusieurs mois sur ces expulsions menées en Europe de l'est et en
Europe centrale. Britanniques et Américains ne semblèrent que peu
troublés par la cruauté et la terreur de ces opérations.
Le journalisme anglo-russe Stefan Schimanski, grand opposant
aux Allemands et à l'Allemagne durant la guerre, fut l'un des rares
à s'être déplacé au printemps 1946 dans la zone
britannique pour retranscrire les atrocités qui s'y déroulaient
durant l'opération Swallow. « Je savais qu'aucun SS n'aurait
pu faire pire », finit-il même pas dire à
l'arrivée du premier train Swallow à Pöppendorf21(*). La pensée dominante
négligeait les souffrances de ces Allemands, « eux qui avaient
tant fait souffrir » aimait-on dire. D'ailleurs, l'argument de la
collaboration avec le régime nazi ne tient pas debout. Le cas des
Slovaques représente ici un contre-exemple pertinent. Le gouvernement
prit part notamment à l'invasion de la Pologne et fut un état
client de l'Allemagne. Pourtant, après la guerre, aucun Slovaque ne fut
soumis à un traitement identique à celui que l'on infligea aux
Allemands ethniques.
Il y eut donc une réappropriation des usages nazis,
symbolisée par le déplacement massif d'individus par le biais de
trains etde camps de concentration ou de « transition ».La
sélection des individus reposait théoriquement sur l'ethnie,
elle-même définie par des critères utilisés quelques
mois auparavant par les nazis. Ainsi ces pays mirent au même rang de
culpabilité tous les Allemands et les expulsés furent le vecteur
de cette vengeance.
Parallèlement à ce désir de vengeance
qui fut par la suite encadré par les Alliés, les pays expulseurs
avaient également d'autres objectifs au travers des expropriations et de
la redistribution des biens des Allemands expulsés. Pourtant, cette
motivation économique s'avéra enrichissante sur le court terme
mais avec une population remplacée seulement partiellement, cela se
révéla être un échec sur le long terme. Ce constat
est tout autre pour l'Allemagne qui a, plus ou moins, réussi
l'intégration d'une dizaine de millions d'individus rejetés
à leur arrivée par la majorité de la population qui les
considérait comme responsables de leur sort, chose qu'ils avaient en
commun avec les populations des pays expulseurs.
Cette partie de l'histoire européenne, occidentale
(voire mondiale) ne devrait pas être oubliée. Pourtant, les
nouvelles générations ignorent souvent la totalité de ces
évènements passés. Cet oubli provoqué par une
omertainitiée par les Alliés témoigne du malaise et de
l'ambiguïté de leur comportement et notamment celui des
États-Unis. Ce pays, qui a affiché une lutte contre les ennemis
de la démocratie, a cautionné le procédé des
expulsions et ses conséquences. C'est bel et bien là tout le
paradoxe de ces deux années. Le passage d'une lutte contre la barbarie
àla reprise de cette dernière.
Annexes
Différentes langues
parlées en Tchécoslovaquie en 1930 - hu-lala.org
Partage de Yalta : 11 février 1945 -
etaletaculture.fr
La répartition de Berlinaprès les accords de
Potsdam : 2 août 1945 - countries.wikia.com
Bibliographie
· Encyclopédies/dictionnaires
Josette Rey-Debove et Alain Rey, Le petit Robert :
dictionnaire alphabétique et analogique de la langue
française, Paris, Le Robert, 2012
· Manuels/ouvrages
généraux
Jean-Claude Boyer, Géographie humaine de
l'Allemagne, Armand Collin, Paris, 2000
Alfred Wahl, L'Allemagne de 1945 à nos jours,
Armand Collin, Paris, 2009
Heinrich August Winkler, Histoire de l'Allemagne XIXe-XXe
siècle : Le long chemin vers l'Occident, Fayard, 20 avril 2005
· Ouvrages spécialisés
R. M. Douglas, Les Expulsés, Flammarion, 2012
· Articles
Mario Bettati « Le Haut-Commissariat des Nations unies pour
les réfugiés (HCR)», Pouvoirs1/2013
(n°144), p. 91-111.
Daniel G. Cohen « Naissance d'une nation :
», Genèses, 1/2000 (no 38), pp. 56-78
Dorota Dakowska, « 8 : Le « Centre contre les
expulsions » : les enjeux d'un débat transnational
», L'Europe et ses passés douloureux, La Découverte, 2007,
pp. 128-139
Doublet Jacques, « Mouvements migratoires
d'après-guerre », Population, 2e année,
n°3, 1947 pp. 497-514
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mémoire ? », CERFA, 2006
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déplacés divisent l'Europe », l'Histoire,
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Münz Rainer, Ulrich Ralf, « Les migrations en
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internationales, Vol. 14 N°2. Immigrés et minorités
ethniques dans l'espace politique européen. pp. 173-210
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tchèques, Revue d'études comparatives Est-Ouest, 2010,
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2 | 2008, mis en ligne le 16 décembre 2009
Catherine Wihtol de Wenden «
L'Europe, un continent d'immigration malgré lui
», Études, 3/2009 (Tome 410), pp. 317-328
· Autres sources
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· Sites internet
http://www.lefigaro.fr/international/2006/08/16/01003-20060816ARTFIG90102-nouveau_contentieux_entre_berlin_et_varsovie.php
http://www.memoireonline.com/03/08/991/m_place-services-sociaux-politiques-integration-europe11.html
http://irice.univ-paris1.fr/spip.php?article853
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais-allemand
* 1Daniel G Cohen, Naissance
d'une nation : les personnes déplacées de
l'après-guerre, 1945 - 1951
* 2Mario Bettati « Le
Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR)
», Pouvoirs 1/2013 (n°144), p. 91-111.
* 3IRO, Le problème des
Réfugiés, Genève, 1948
* 4 R. M. Douglas, Les
expulsés, Flammarion, 2012, p. 93
* 5Olga Smidova, Dans
l'ombre des Sudètes, Mémoire et identité collective des
Allemands tchèques, Revue d'études comparatives Est-Ouest,
2010, vol.41, N°1, pp. 141-162
* 6F. A. Voigt,
« Orderly and Humane », Nineteenth Century and
After, novembre 1945, p. 201.
* 7V. Mastny, The
Czechsunder Nazi Rule, op. cit., p. 178
* 8Hrabèik au
ministère de la Défense nationale, 21 décembre 1945, MNO
1151/951, 1945, VÚA.
* 9Rapport du docteur Busekirt,
conseiller médical du détachement 508, R du gouvernement
militaire, Lübeck, 9 mars 1946, FO 1052/323.
* 10R. M. Douglas, Les
expulsés, p. 153
* 11R.M. Douglas, Les
expulsés, p. 163.
* 12R. M. Douglas, Les
Expulsés, p. 314.
* 13R. M. Douglas, Les
Expulsés, p. 345.
* 14R. M. Douglas, Les
Expulsés, p. 347.
* 15R. M. Douglas, Les
Expulsés, p. 349.
* 16R. M. Douglas, Les
Expulsés, p. 357.
* 17R. M. Douglas, Les
Expulsés, p. 225
* 18R. M. Douglas, Les
Expulsés, p. 324
* 19R. M. Douglas, Les
Expulsés, p. 312
* 20Alice Volkwein,
« Analyse du discours mémoriel allemand de la fuite et
expulsion », Trajectoires [En ligne], 2 | 2008,
mis en ligne le 16 décembre 2009, consulté le 20 avril 2013.
URL : http://trajectoires.revues.org/215
* 21 S. Schimanski, Vain
Victory, Londres, Gollancz, 1946, p. 115 ou R. M. Douglas, Les
expulsés, 2012, p. 115.
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