14.2- Synthèse des résultats
Les conclusions de la recherche montrent que la croissance de
la pauvreté monétaire au niveau des femmes rurales de la commune
d'Adjarra malgré les efforts de microfinancement des activités
génératrices de revenus est due à deux grandes
réalités. En amont, la stratégie de portage par phases du
programme de microcrédits aux plus pauvres s'inscrit dans une logique
d'économie de marché. Ce qui ne répond pas aux attentes
réelles et aux rationalités de la grande masse des
bénéficiaires qui sont moulées dans un système
social d'économie de subsistance. En aval, la rentabilité et la
continuité des activités économiques entreprises se
trouvent engluées dans des réalités socioculturelles et
anthropologiques auxquelles la femme rurale ne peut se soustraire facilement.
Le succès économique efficace du programme de microcrédits
aux plus pauvres dans sa conception actuelle dans les milieux ruraux en
général et dans la commune rurale d'Adjarra nécessite par
conséquent un temps assez considérable de transformation et de
changement du milieu social ; c'est-à-dire du contexte socioculturel et
anthropologique que constitue le milieu rural.
En effet, les réalités socioculturelles et
anthropologiques identifiées dans la commune et qui influencent
fortement les activités économiques des femmes sont
principalement les obligations rituelles liées à la
maternité nombreuse des femmes et au veuvage.
Ces obligations institutionnelles sont principalement des rites de passage
comme le baptême traditionnel, la détermination de l'ancêtre
incarné dans le nouveau-né, les signes du fâ sous lesquels
l'enfant est né et les différentes cérémonies de
deuil inhérentes au veuvage.
Le lien structurel de parenté, la polygamie et le
statut de chef de ménage porté par la majorité des femmes
du milieu (traits caractéristiques de la société
traditionnelle d'Adjarra) qui modulent le comportement de la femme rurale se
sont également révélés comme des freins qui
hypothèquent la rentabilité des activités en termes de
croissance économique des revenus.
14.3-Analyse des résultats
La socio-anthropologie du changement social ou du
développement socio-économique étant une discipline
transversale incluant à la fois l'anthropologie politique, la sociologie
des organisations, l'anthropologie économique, la sociologie des
réseaux, l'anthropologie des représentations et systèmes
de sens, toutes ces réalités identifiées et qui ont pris
au filet les activités économiques des femmes dans la commune
d'Adjarra sont analysées ici sous ces différents aspects.
Autrement dit, l'enjeu est la lutte contre la pauvreté
dans un environnement social rural caractérisé par des
rationalités socioculturelles spécifiques. Cette lutte contre la
pauvreté s'inscrit dans une dynamique qui implique des acteurs qui
s'interagissent à travers des organisations. Le système
d'interactions organisées de tous ces acteurs conduit au résultat
de réduction ou non de la pauvreté. C'est ce que Crozier et
Friedberg appellent en analyse stratégique des organisations «
système d'action concret » [38]. Les organisations
impliquées dans la
[38] Crozier M. & Friedberg E. , (1977), l'acteur et le
système, le seul, Paris
stratégie de microfinancement des activités
génératrices de revenus dans la perspective de réduction
de la pauvreté dans la commune sont de deux types. Il s'agit des
organisations formelles et des organisations informelles. [39]
Les organisations formelles en jeu sont l'Etat
(ministère de la microfinance, de l'emploi des jeunes et des femmes, le
fond national de microfinance, la mairie d'Adjarra à travers ses
arrondissements), les partenaires stratégiques du FNM
(Coopérative chrétienne d'épargne et de crédit -
CCEC, l'Association des marchés du Bénin - ASMAB) et les
groupements solidaires constitués dans les villages par le programme de
microcrédits aux plus pauvres.
Les organisations informelles en jeu sont les ménages,
les familles, les clans, l'organisation du pouvoir traditionnel
représenté ici par la société secrète des
Zangbéto[40]
Ici, le système d'action concret qu'est le
résultat de réduction de la pauvreté à travers la
microfinance est la convergence des stratégies des acteurs et des
groupes qui animent ces différentes organisations formelles et
informelles avec des marges de manoeuvre et des sources de pouvoir
différentes.
Les acteurs des organisations formelles impliquées dans
la lutte contre la pauvreté dans la commune tirent leurs
stratégies d'actions, de pouvoir et de marge de manoeuvre du
système de l'environnement de l'économie politique ou de
l'économie de marché. Cette source d'action de
développement module des comportements et des pratiques qui visent
l'accroissement de revenus et la réalisation de profit à travers
les activités entreprises par les femmes plus pauvres. Cela se traduit
clairement dans les objectifs même du programme de microcrédits
aux plus pauvres que sont entre autres :
[39] Les organisations formelles sont régies par de
lois et des règles écrites or les organisations informelles sont
régies par des lois et règles non écrites mais
sociologiques et anthropologiques
[40]
Les Zangbéto sont des revenants organisés en
société secrète et chargés de faire respecter la
tradition
- La création au niveau des
populations cibles, des sources plus ou moins régulières
de revenus ainsi que l'accroissement de ces
revenus,
- La promotion de la culture de l'entrepreneuriat à
leur niveau en vu d'obtenir l'accroissement de leurs capacités
techniques et organisationnelles ; ce qui les prépare mieux
à la conquête du marché.
Les acteurs des organisations informelles par contre tirent
leurs stratégies, pouvoir et marges de manoeuvre de l'environnement de
l'économie de subsistance qui ne vise pas toujours le profit et qui est
aussi fortement influencée par des réalités
socioculturelles et anthropologiques identifiées au terme des
études de terrain. La force de coercition extérieure de ces
réalités détermine le comportement des
bénéficiaires de microcrédits et d'autres acteurs de ces
organisations informelles impliquées dans le programme au niveau de la
commune. « Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine
leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine
leur conscience » disait Karl Marx[41] dans sa vision holistique de
la réalité sociale.
En d'autres termes les femmes bénéficiaires du
programme de microcrédits dans la commune d'Adjarra ont bien conscience
de vouloir sortir de l'extrême pauvreté. Mais les exigences des
réalités de leur milieu social ne leur permettent pas d'avoir des
comportements et des stratégies d'action efficace pour la
réalisation rapide du gain et du profit. Pour que la
microfinance puisse avoir des résultats rapides et considérables
en matière de réduction de la pauvreté dans ces
conditions, il faille d'abord opérer une transformation profonde du
système socioculturel et anthropologique de la commune.
Or, les réalités socio-anthropologiques
identifiées qui pèsent sur les activités
génératrices de revenus des femmes bénéficiaires
ont des
[41]Karl Marx,(1859), Critique de
l'économie politique ; p 59
fonctions importantes dans le système socioculturel de la
commune. Malinowski dans son approche fonctionnaliste disait déjà
que « dans tous les types de civilisation, chaque coutume, chaque
objet matériel, chaque idée et chaque croyance remplit une
fonction vitale, a une tâche à accomplir, représente une
partie indispensable d'une totalité organique »[42]. Par
exemple parmi les rites coutumiers liés à la maternité, il
y a les cérémonies de détermination de l'ancêtre
incarné dans le nouveau-né(le Djoto) et les signes du
fâ[43] sous lesquels l'enfant est venu au monde. Si ce sont des jumeaux,
les cérémonies sont encore plus intenses et soustraient la
nouvelle mère à toute activité économique pour une
période assez considérable. Dans ces conditions, la femme n'a pas
le choix entre la vie de son enfant qui lui est très cher et
l'activité économique. Le veuvage quant à lui comporte
aussi des rituelles de séparation de l'âme du défunt mari
d'avec celle de l'épouse en vie. Le non respect de ces pratiques
engendrerait aussi la mort prématurée de l'épouse qui
serait rappelée par son défunt mari conformément à
la loi spirituelle du mariage contracté par les deux conjoints avant le
décès du mari. On retrouve donc à ce niveau de
considération des choses, une anthropologie des représentations
et des systèmes de sens très fort que les
bénéficiaires accordent à leurs réalités
face aux activités économiques.
Le lien de parenté dans une perspective de sociologie
des réseaux constitue une institution anthropologique spécifique
aux sociétés africaines traditionnelles. Il est reconnu en tant
que tel par les acteurs du pouvoir politique traditionnel qui en sont les
gardiens. Les stratégies de développement et de changement social
qui tentent de briser ces types de lien sociaux de l'extérieur ne
connaissent pas toujours de succès. Le système social des milieux
ruraux ne sont pas compatible avec le
[42] Malinowski,( 1884 - 1942) est un
anthropologue, ethnologue et sociologue anglais d'origine polonaise
[43]
Les signes du fâ sont des déterminants
de la géomancie qui gouvernent le destin de l'enfant
système économique capitaliste formel. Les
réalités et les rationalités ne sont pas les
mêmes.
Or, au regard des résultats issus de la présente
recherche, le programme de microcrédits aux plus pauvres est
conçu et mis en oeuvre sur fond de rationalité de
l'économie politique assorti d'une vision de croissance de revenus par
la maximisation du gain, mais qui rencontre un système d'économie
de subsistance dans les milieux ruraux béninois en l'occurrence dans la
commune rurale d'Adjarra. Le constat des limites de cette approche de politique
de développement socio-économique à la base face à
la croissance paradoxale de la pauvreté monétaire s'expliquent
donc par la rencontre sur le terrain de deux systèmes
socioéconomiques aux rationalités et réalités
presque dichotomiques qui annihilent les efforts de développement
déployés. Il s'agit des réalités et
rationalités de l'économie politique formelle
capitaliste portées par le programme de
développement MCPP et les réalités et rationalités
de l'économique de subsistance portées
par les bénéficiaires dans les zones rurales et paysannes comme
la commune d'Adjarra.
En d'autres termes la compréhension des limites ou des
difficultés que rencontre la microfinance dans les milieux ruraux du
Bénin et spécifiquement dans la commune rurale d'Adjarra
s'inscrit parfaitement dans le modèle d'analyse holistique d' «
embeddedness » de Karl Polanyi. Le fait économique que
constitue la microfinance dans sa vision actuelle est pris au filet par des
réalités socioculturelles et anthropologiques des zones rurales
du pays. Le succès véritable de cette stratégie en guise
de politique de réduction de la pauvreté rurale nécessite
la compréhension et la mise en adéquation de ces
réalités socio-anthropologiques avec les approches de
développement dans une perspective d'économie substantive qui
dépasse l'économie politique formelle.
|