INTRODUCTION
Une theorie de la societe.
L'avantage que possede le sociologue sur toutes autres
disciplines scientifiques (sauf peut-titre la psychologie) est la constante
presence de son objet d'etude en lui et autour de lui. C'est ['implication du
chercheur dans son propre objet d'etude qui caracterise la sociologic, comme
toutes les sciences humaines d'ailleurs, de la l'importance et la pertinence de
cette discipline scientifique : les theories qu'elle produit ont des
consequences directes sur la vie sociale du chercheur lui-metre, la sociologic
est une discipline sciemifique pratique qui ne peut separer le sujet-chercheur
de son objet puisqu'il s'y dilue. Les traditions comprehensive et critique en
sociologie ont toujours su tenir compte de cette implication du sociologue dans
son objet d'etude. Par contre, une ecole theorique en sociologic, depuis les
dents de Comte et Durkheim, a prefere approcher la societe et l'experience
d'autrui comme les sciences exactes approchent [cur objet, c'est-a-dire en
insistant sur la stricte separation entre le sujet-chercheur et son objet,
faisant de la societe et de ['experience d'autrui des objets d'etude
observables comme de l'exterieur, desquels le sociologue peut s'abstraire, je
parle bien sur de la tradition fonctionnal iste.
C'est dans le cadre de cette opposition
dpistemologique que s'inscrit ce memoire. Deux approches theoriques de la
societe seront etudides : une approche davantage fonctionnaliste et descriptive
et une approche davantage critique et pratique. II y sera done question de la
relation de la theorie sociologique a ses objets d'etude que sont la societe et
les interactions entre individus, tine relation qui sera saisie dans son
actuante, une relation entre deux approches theoriques en sociologic et entre
celles-ci et les societes contemporaines. Les representants contemporains les
plus pertinents de ces deux courants de pensee sociologique sont Niklas Luhmann
et Jurgen Habennas, le premier proposant une refonte phenomenologique du
structuro-fonctionnalisme de Talcott Parsons, et le second etant le demier
representant de l'Ecole de Francfort. C'est en fait leur interet envers les
processus de differenciation et de rationalisation des societes moderns qui
fait toute la pertinence de leurs pensees pour la sociologie et pour la theorie
de la societe contemporaine. C'est la description qu'on nomme souvent
post-modernive de la societe occidentale
contemporaine qui se trouve
impliquee au sein des approches theoriques de Luhmann
et Habermas, et les exemples empiriques sont nombreux : fragmentation
identitaire, polytheisme et generalisation des valeurs culturelles orientant
l'action, solidification de la culture de masse, retour au localisme,
traitement technocratique des pathologies sociales, technicisation de la
science au service (rune economie capitaliste, scientificisation de la
politique, desillusion face aux ideaux de la modemite et de la societe
bourgeoise, pour ne nommer que ces phenomenes. Bien stir, le discours
post-moderniste stir les societes fortement industrialisees laisse peut-titre
trop souvent peu de place aux nuances et a l'optimisme. Une description
generale plus juste et plus nuancee des societes modernes doit laisser
davantage de place aux potentiels de communication et d'entente entre les
acteurs politiques, groupes identitaires et formations sociales de toutes
sortes, politiques, economiques ou communautaires, ainsi qu'aux alternatives
d'actions qu'offre a ces groupes sociaux divers une societe fortement
differenciee.
Ce furent deux ouvrages collectifs sur le
neo-fonctionnalisme qui m'ont permis d'arreter mon choix sur un theme de
recherche clans le cadre de mes etudes a la maitrise. Ces deux ouvrages
collectifs, intitules Neofunctionalismi et
Neofunctionalist sociologv2, presentent des textes de
sociologues faisant reposer leurs recherches principalement sur l'heritage de
la theorie du systeme d'action de Talcott Parsons et sur les contributions du
neo-marxisme critique. L'accent est mis davantage stir les conflits sociaux et
politiques, les desordres et desequilibres au sein des systemes sociaux des
societes contemporaines. Les traditions structuro-fonctionnaliste et critique
sont jumeldes pour un travail en collaboration. Le systeme n'est plus concu
comme etant clos, relativement en equilibre et atemporel, mais bien comme etant
traverse de changements structuraux, d'une dimension historique, et comme etant
ouvert a un environnement contingent et conflictuel dans
lequel it doit se reproduire et dans lequel de multiples interets d'acteurs
sociaux sont en jeu.
ALEXANDER, Jeffrey C. (editeur),
Neofunctionalism, Beverly Hills, Sage, 1985, 240p. 2
COLOMY, Paul (editeur), Neofunctionalist sociology,
Brookfield, E Elgar, 1990, 396 p.
C'est dans le cadre des lectures de ces deux ouvrages
que j'ai decouvert les ecrits de Jurgen Habermas et de Niklas Luhmann.
L'ethique communicationnelle et la theorie critique de Jurgen Habermas ainsi
que la theorie phenomenologique des systemes sociaux de Niklas Luhmann sont des
contributions theoriques majeures a cette &ole neo-fonctionnaliste. Ce sont
les deux sociologues qui attirerent le plus mon attention. L'aspect critique de
la theorie de l'agir communicationnel de Habermas, jumele au potentiel
descriptif enorme de la theorie des systemes de Luhmann, font de ces approches
les deux courants de pens& theorique les plus aptes a la comprehension
critique des societes moderns complexes. C'est une approche phenomenologique
que ces deux auteurs partagent et qui fait, a mon avis, toute la pertinence de
leurs pens&s. En effet, Luhmann et Habermas capitalisent sur la
contribution de la phenomenologie d'Edmund Husserl a la philosophie modern. Ils
insistent sur ('importance de partir des perspectives des acteurs sociaux
eux-memes et de leurs propres vecus pour mieux comprendre la complexite des
societes contemporaines et les problemes multiples qui les traversent. La
comprehension monolithique et deterministe des societes moderns complexes,
celle que proposait le fonctionnalisme parsonien ou la tradition
hegeliano-marxiste, n'est plus en mesure de s'adapter a son objet d'etude.
Luhmann et Habermas proposent une theorie de la societe qui est non
deterministe et non apologetique, c'est-i-dire que, contrairement a Hegel et a
Marx, par exemple, la societe n'est pas envisagee dans le cadre Tun processus
historique et irreversible de developpement vers ('Esprit Absolu ou vers la
societe sans classe, comme Fautodetennination d'un macro-sujet social, mais
plutot dans sa contingence, par le biais du processus de differenciation
sociale et culturelle qui l'anime, a travers le sporadisme des proces
d'intercomprehension et d'entente langagieres entre les acteurs sociaux
(Habermas) et l'auto-reference des systemes sociaux (Luhmann).
C'est le concept de monde vecu (lifeworld) que
partagent Luhmann et Habermas et qu'ils empruntent au philosophe et
phenomenologue Edmund Husserl. Le monde vecu, c'est le monde tel que vecu par
des consciences, des consciences individuelles et des consciences collectives,
disons des intersubjectivites, situees ici et la dans l'espace et dans le
temps, mais en interrelations constantes les unes avec les autres. C'est
l'ensemble des certitudes que possedent des individus et des collectivites sur
le monde dans lequel ils vivent et sur lequel ils ont des points de vue
spatio-temporels, des perspectives socio-culturelles et historiques
toujours particulieres, potentiellement conciliables
selon Husserl et Habermas, et toujours asymetriques et auto-referentielles
selon Luhmann. C'est ici que les reappropriations du concept husserlien de
monde vecu intersubjectif par Luhmann et par Habermas divergent, et c'est
precisement sur ces divergences que portera mon memoire. Je montrerai les
differences entre l'approche perspectiviste et relativiste (auto-referentielle)
de Niklas Luhmann et sa theorie des systemes, et l'approche dialectique et
humaniste de la theorie de l'agir communicationnel de Jurgen Habermas, les
differences entre ces deux approches du monde vecu intersubjectif tel que
d'abord theorise par Edmund Husserl, ainsi que leurs consequences pour la
comprehension des societes contemporaines_ Tout au long du memoire, nous
verrons que Luhmann et Habermas souhaitent, de fawns tres differences par
contre, combler les lacunes laissees par Husserl concemant la generation de
l'intersubjectivite dans la communication.
Voici done les &apes que je suivrai dans la
presentation de ce memoire. Trois chapitres le composent : le premier porte sur
une presentation du concept de « monde vecu intersubjectif » dans la
phenomenologie d'Edmund Husserl; le second comprend une analyse de chacune des
deux theories qui nous interessent dans ce memoire, soit la theorie des
systemes de Niklas Luhmann et la theorie de l'agir communicationnel de Jurgen
Habermas; et le troisieme chapitre porte sur les divergences entre les
reappropriations luhrnanienne et habermasienne du concept husserlien de «
monde vecu intersubjectif », sur les recents developpements de la
polemique entre Luhmann et Habermas concemant leurs approches du monde vecu
intersubjectif. Le deuxieme chapitre, celui portant sur les particularites de
chacune des deux theories a l'etude, est sous-divise : dans la section portant
sur la theorie des systemes de Luhmann, it est question des theories de la
communication, de la temporalite et de l'evolution acconipagnant la theorie des
systemes; et dans la section portant sur la theorie de l'agir communicationnel,
it y est question du concept de rationalite communicationnelle, du processus de
rationalisation socio-culturelle de l'Occident, des concepts d'« agir
communicationnel » et de « monde vecu » en tant que notions
complementaires, de la disjonction entre systeme et monde vecu, et du concept
de societe a deux niveaux. Pour la realisation de ce memoire, je me
suis base principalement sur les ouvrages suivants : d'Edrnund Husserl, les
ouvrages La crise des sciences europeennes et la
phenomenoloeie
transcendantale3 et Meditations
cartesiennes4; de Niklas Luhmann, les ouvrages The
differentiation of societv5, Essays on
self-reference6 et Social systems'; et de Jurgen
Habermas, les ouvrages La technique et la science comme
ideologies, The philosophical discourse of modernity9
et Theorie de l'agir communicatiorme11°.
3 HUSSERL, Edmund, La crise des
sciences europeennes et la phenomenologie transcendantale, Paris, Gallimard,
1976, 589 p.
4 HUSSERL, Edmund,
Meditations car14s.iennes, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1996,
251 p.
5 LUHMANN, Niklas, The differentiation of
society, New York, Columbia University Press, 1982, 482 p.
6 LUI-LMANN, Niklas, Essays on
self-reference, New York, Columbia University Press, 1990, 245
p.
LUHMANN, Niklas, Social systems, Stanford,
Standford University Press, 1995, 627 p
g HABERMAS, Jurgen, La
technique et la science comme ideologie, Francfort, Gallimard, 1968, 211 p.
9 HABERMAS, Jurgen, The philosophical discourse
of modernity, Cambridge, MIT Press, 1987.
I° HABERMAS, Jurgen,
Theorie de l'agir communicationnel. Tome I et II, Paris. Fayard,
1987.
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