DANNY BOISVERT
LE CONCEPT HUSSERLIEN DE 0 MONDE VECU
ENTERSUBJECTIF DANS LA THEORIE DES SYSTEMES DE NiKLAS LIMMANN ET DANS LA
THEORIE DE L'AGIR COMMUNICATIONNEL DE JURGEN HABERMAS
Memoire presente a la Faculte des etudes
superieures de l'Universite Laval pour l'obtention du grade de maitre
es arts (M.A.)
Departement de sociologie FACULTE DES SCIENCES
SOCIALES UNIVERSITE LAVAL
JANVIER 2000
141
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Ce memoire porte sur le concept de « monde vecu
intersubjectif » du philosophe phenomenologue Edmund Husserl et sur les
reappropriations de ce concept par le sociologue Niklas Lulunann dans le cadre
de sa theorie des systemes, et par le sociologue et philosophe Jurgen Habermas
dans le cadre de sa theorie de l'agir communicationnel. L'objectif est de
montrer les divergences entre la reappropriation du concept par Luhmann et
celle que realise Habermas, en insistant sur les caracteres perspectiviste,
technique et descriptif de la theorie des systemes, ainsi que sur les
caracteres humaniste, critique, normatif, dialectique et pratique de la theorie
de l'agir communicationnel. Trois chapitres constituent ce memoire : le premier
pane sur le concept husserlien de « monde vecu intersubjectif », le
second sur la theorie des systemes de Nik-las Luhmann et sur la
theorie de l'agir communicationnel de Jurgen Elabermas, et le dernier chapitre
est une presentation des recents developpeinents de la polemique entre Luhmann
et Habermas concernant le monde vecu.
AVANT-PROPOS
J'aimerais tout d'abord remercier mon directeur de
recherche, M. Olivier Clain, pour ses encouraeements, sa disponibilite et ses
cornmentaires enrichissants et constructifs. J'aimerais egalement offrir des
remerciements aux personnels enseignant et administratif du departement de
sociologic de l'Universite Laval pour la qualite de l'enseignement et la
disponibilite envers La communaute etudiante. Merci a mes patrons pour leur
tolerance envers mes periodes de lectures au travail, sans celle-ci le temps
m'aurait stirement manqué. Milles mercis a mes proches pour leurs
encouragements, leur aide a la correction, et surtout pour leur patience envers
mes sautes d'humeur occasionnelles succedant mes nombreuses heures de travail
et d'etude. Je vous en suis reconnaissant! Et finalement, je m'en voudrais
d'omettre de remercier les professeurs Luc Langlois et Marie-Andree Ricard, de
la Faculte de Philosophie de l'Universite Laval, pour la qualite de leurs
enseignements des pensees de Kant, Gadamer et Habermas (M. Langlois) ainsi que
de Hegel, Husserl et des philosophes critiques de l'Ecole de Francfort (Mme
Ricard).
TABLE DES MATIERES
Page
RESUME 2
AVANT-PROPOS 3
TABLE DES MATIERES 4
INTRODUCTION : Une theorie de la societe
6
CHAPITRE I L'INTERSUBJECTIVITE DU MONDE-DE-LA-VIE DANS LA
PHENOMENOLOGIE D'EDMUND HUSSERL
1.1 Le monde-de-la-vie et les sciences objectives
11
1.2 L'intersubjectivite transcendantale du
monde-de-la-vie 12
CHAPITRE II ANALYSES IDIOSYNCRATIQUES DE LA THEORIE DES
SYSTEMES DE NIKLAS WHMANN ET DE LA THEORIE DE L'AGIR COMMUN1CATIONNEL DE JURGEN
HABERMAS
2.1 La theorie des systemes sociaux de Niklas Luhmann
19
2.1.1. La theorie des systemes 20
2.1.2. La theorie de la communication
2.1.3. La dimension temporelle du systeme comme
introduction a la theorie de
l' evolution 32
2.1.4. La theorie de revolution 35
2.2. La theorie de ragir communicationnel de Jurgen
Habermas 37
2.2.1. Le concept de rationalite 38
2.2.2. La theorie weberienne du processus de rationalisation
socio-culturelle de
]'Occident 39
2.2.3. Le concept d'agir conununicationnel 41
2.2.4. Le concept de monde vecu 44
2.2.5. La disjonction entre systeme et monde vecu
47
2.2.6. Le concept de societe a deux niveaux
49
CHAPITRE III LES RECENTS DEVELOPPEMENTS DE LA POLEMIQUE
ENTRE LUHMANN ET HABERMAS CONCERNANT LE MONDE VECU
3.1. Les trois modeles : Husserl et
l'intersubjectivite du monde-de-la-vie, Luhmann et le systeme comme perspective
auto-referentielle dans et sur le monde vecu (la societe)., Habermas et I'agir
communicationnel cornme notion complementaire au concept de monde vecu
54
12 Luhmann versus Habermas 60
CONCLUSION 77
BIBLIOGRAPHIE 83
INTRODUCTION
Une theorie de la societe.
L'avantage que possede le sociologue sur toutes autres
disciplines scientifiques (sauf peut-titre la psychologie) est la constante
presence de son objet d'etude en lui et autour de lui. C'est ['implication du
chercheur dans son propre objet d'etude qui caracterise la sociologic, comme
toutes les sciences humaines d'ailleurs, de la l'importance et la pertinence de
cette discipline scientifique : les theories qu'elle produit ont des
consequences directes sur la vie sociale du chercheur lui-metre, la sociologic
est une discipline sciemifique pratique qui ne peut separer le sujet-chercheur
de son objet puisqu'il s'y dilue. Les traditions comprehensive et critique en
sociologie ont toujours su tenir compte de cette implication du sociologue dans
son objet d'etude. Par contre, une ecole theorique en sociologic, depuis les
dents de Comte et Durkheim, a prefere approcher la societe et l'experience
d'autrui comme les sciences exactes approchent [cur objet, c'est-a-dire en
insistant sur la stricte separation entre le sujet-chercheur et son objet,
faisant de la societe et de ['experience d'autrui des objets d'etude
observables comme de l'exterieur, desquels le sociologue peut s'abstraire, je
parle bien sur de la tradition fonctionnal iste.
C'est dans le cadre de cette opposition
dpistemologique que s'inscrit ce memoire. Deux approches theoriques de la
societe seront etudides : une approche davantage fonctionnaliste et descriptive
et une approche davantage critique et pratique. II y sera done question de la
relation de la theorie sociologique a ses objets d'etude que sont la societe et
les interactions entre individus, tine relation qui sera saisie dans son
actuante, une relation entre deux approches theoriques en sociologic et entre
celles-ci et les societes contemporaines. Les representants contemporains les
plus pertinents de ces deux courants de pensee sociologique sont Niklas Luhmann
et Jurgen Habennas, le premier proposant une refonte phenomenologique du
structuro-fonctionnalisme de Talcott Parsons, et le second etant le demier
representant de l'Ecole de Francfort. C'est en fait leur interet envers les
processus de differenciation et de rationalisation des societes moderns qui
fait toute la pertinence de leurs pensees pour la sociologie et pour la theorie
de la societe contemporaine. C'est la description qu'on nomme souvent
post-modernive de la societe occidentale
contemporaine qui se trouve
impliquee au sein des approches theoriques de Luhmann
et Habermas, et les exemples empiriques sont nombreux : fragmentation
identitaire, polytheisme et generalisation des valeurs culturelles orientant
l'action, solidification de la culture de masse, retour au localisme,
traitement technocratique des pathologies sociales, technicisation de la
science au service (rune economie capitaliste, scientificisation de la
politique, desillusion face aux ideaux de la modemite et de la societe
bourgeoise, pour ne nommer que ces phenomenes. Bien stir, le discours
post-moderniste stir les societes fortement industrialisees laisse peut-titre
trop souvent peu de place aux nuances et a l'optimisme. Une description
generale plus juste et plus nuancee des societes modernes doit laisser
davantage de place aux potentiels de communication et d'entente entre les
acteurs politiques, groupes identitaires et formations sociales de toutes
sortes, politiques, economiques ou communautaires, ainsi qu'aux alternatives
d'actions qu'offre a ces groupes sociaux divers une societe fortement
differenciee.
Ce furent deux ouvrages collectifs sur le
neo-fonctionnalisme qui m'ont permis d'arreter mon choix sur un theme de
recherche clans le cadre de mes etudes a la maitrise. Ces deux ouvrages
collectifs, intitules Neofunctionalismi et
Neofunctionalist sociologv2, presentent des textes de
sociologues faisant reposer leurs recherches principalement sur l'heritage de
la theorie du systeme d'action de Talcott Parsons et sur les contributions du
neo-marxisme critique. L'accent est mis davantage stir les conflits sociaux et
politiques, les desordres et desequilibres au sein des systemes sociaux des
societes contemporaines. Les traditions structuro-fonctionnaliste et critique
sont jumeldes pour un travail en collaboration. Le systeme n'est plus concu
comme etant clos, relativement en equilibre et atemporel, mais bien comme etant
traverse de changements structuraux, d'une dimension historique, et comme etant
ouvert a un environnement contingent et conflictuel dans
lequel it doit se reproduire et dans lequel de multiples interets d'acteurs
sociaux sont en jeu.
ALEXANDER, Jeffrey C. (editeur),
Neofunctionalism, Beverly Hills, Sage, 1985, 240p. 2
COLOMY, Paul (editeur), Neofunctionalist sociology,
Brookfield, E Elgar, 1990, 396 p.
C'est dans le cadre des lectures de ces deux ouvrages
que j'ai decouvert les ecrits de Jurgen Habermas et de Niklas Luhmann.
L'ethique communicationnelle et la theorie critique de Jurgen Habermas ainsi
que la theorie phenomenologique des systemes sociaux de Niklas Luhmann sont des
contributions theoriques majeures a cette &ole neo-fonctionnaliste. Ce sont
les deux sociologues qui attirerent le plus mon attention. L'aspect critique de
la theorie de l'agir communicationnel de Habermas, jumele au potentiel
descriptif enorme de la theorie des systemes de Luhmann, font de ces approches
les deux courants de pens& theorique les plus aptes a la comprehension
critique des societes moderns complexes. C'est une approche phenomenologique
que ces deux auteurs partagent et qui fait, a mon avis, toute la pertinence de
leurs pens&s. En effet, Luhmann et Habermas capitalisent sur la
contribution de la phenomenologie d'Edmund Husserl a la philosophie modern. Ils
insistent sur ('importance de partir des perspectives des acteurs sociaux
eux-memes et de leurs propres vecus pour mieux comprendre la complexite des
societes contemporaines et les problemes multiples qui les traversent. La
comprehension monolithique et deterministe des societes moderns complexes,
celle que proposait le fonctionnalisme parsonien ou la tradition
hegeliano-marxiste, n'est plus en mesure de s'adapter a son objet d'etude.
Luhmann et Habermas proposent une theorie de la societe qui est non
deterministe et non apologetique, c'est-i-dire que, contrairement a Hegel et a
Marx, par exemple, la societe n'est pas envisagee dans le cadre Tun processus
historique et irreversible de developpement vers ('Esprit Absolu ou vers la
societe sans classe, comme Fautodetennination d'un macro-sujet social, mais
plutot dans sa contingence, par le biais du processus de differenciation
sociale et culturelle qui l'anime, a travers le sporadisme des proces
d'intercomprehension et d'entente langagieres entre les acteurs sociaux
(Habermas) et l'auto-reference des systemes sociaux (Luhmann).
C'est le concept de monde vecu (lifeworld) que
partagent Luhmann et Habermas et qu'ils empruntent au philosophe et
phenomenologue Edmund Husserl. Le monde vecu, c'est le monde tel que vecu par
des consciences, des consciences individuelles et des consciences collectives,
disons des intersubjectivites, situees ici et la dans l'espace et dans le
temps, mais en interrelations constantes les unes avec les autres. C'est
l'ensemble des certitudes que possedent des individus et des collectivites sur
le monde dans lequel ils vivent et sur lequel ils ont des points de vue
spatio-temporels, des perspectives socio-culturelles et historiques
toujours particulieres, potentiellement conciliables
selon Husserl et Habermas, et toujours asymetriques et auto-referentielles
selon Luhmann. C'est ici que les reappropriations du concept husserlien de
monde vecu intersubjectif par Luhmann et par Habermas divergent, et c'est
precisement sur ces divergences que portera mon memoire. Je montrerai les
differences entre l'approche perspectiviste et relativiste (auto-referentielle)
de Niklas Luhmann et sa theorie des systemes, et l'approche dialectique et
humaniste de la theorie de l'agir communicationnel de Jurgen Habermas, les
differences entre ces deux approches du monde vecu intersubjectif tel que
d'abord theorise par Edmund Husserl, ainsi que leurs consequences pour la
comprehension des societes contemporaines_ Tout au long du memoire, nous
verrons que Luhmann et Habermas souhaitent, de fawns tres differences par
contre, combler les lacunes laissees par Husserl concemant la generation de
l'intersubjectivite dans la communication.
Voici done les &apes que je suivrai dans la
presentation de ce memoire. Trois chapitres le composent : le premier porte sur
une presentation du concept de « monde vecu intersubjectif » dans la
phenomenologie d'Edmund Husserl; le second comprend une analyse de chacune des
deux theories qui nous interessent dans ce memoire, soit la theorie des
systemes de Niklas Luhmann et la theorie de l'agir communicationnel de Jurgen
Habermas; et le troisieme chapitre porte sur les divergences entre les
reappropriations luhrnanienne et habermasienne du concept husserlien de «
monde vecu intersubjectif », sur les recents developpements de la
polemique entre Luhmann et Habermas concemant leurs approches du monde vecu
intersubjectif. Le deuxieme chapitre, celui portant sur les particularites de
chacune des deux theories a l'etude, est sous-divise : dans la section portant
sur la theorie des systemes de Luhmann, it est question des theories de la
communication, de la temporalite et de l'evolution acconipagnant la theorie des
systemes; et dans la section portant sur la theorie de l'agir communicationnel,
it y est question du concept de rationalite communicationnelle, du processus de
rationalisation socio-culturelle de l'Occident, des concepts d'« agir
communicationnel » et de « monde vecu » en tant que notions
complementaires, de la disjonction entre systeme et monde vecu, et du concept
de societe a deux niveaux. Pour la realisation de ce memoire, je me
suis base principalement sur les ouvrages suivants : d'Edrnund Husserl, les
ouvrages La crise des sciences europeennes et la
phenomenoloeie
transcendantale3 et Meditations
cartesiennes4; de Niklas Luhmann, les ouvrages The
differentiation of societv5, Essays on
self-reference6 et Social systems'; et de Jurgen
Habermas, les ouvrages La technique et la science comme
ideologies, The philosophical discourse of modernity9
et Theorie de l'agir communicatiorme11°.
3 HUSSERL, Edmund, La crise des
sciences europeennes et la phenomenologie transcendantale, Paris, Gallimard,
1976, 589 p.
4 HUSSERL, Edmund,
Meditations car14s.iennes, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1996,
251 p.
5 LUHMANN, Niklas, The differentiation of
society, New York, Columbia University Press, 1982, 482 p.
6 LUI-LMANN, Niklas, Essays on
self-reference, New York, Columbia University Press, 1990, 245
p.
LUHMANN, Niklas, Social systems, Stanford,
Standford University Press, 1995, 627 p
g HABERMAS, Jurgen, La
technique et la science comme ideologie, Francfort, Gallimard, 1968, 211 p.
9 HABERMAS, Jurgen, The philosophical discourse
of modernity, Cambridge, MIT Press, 1987.
I° HABERMAS, Jurgen,
Theorie de l'agir communicationnel. Tome I et II, Paris. Fayard,
1987.
11 CHAPITRE I
L'INTERSUBJECTIVITE DU MONDE-DE-LA-VIE DANS LA
PHENOMENOLOGIE D'EDMUND HUSSERL
1.1 Le monde-de-la-vie et les sciences objectives
Pour prendre connaissance de ce que Husserl entend par
l'expression « monde-de-lavie », it faut se referer
aux chapitres qui lui sont consacres dans les ouvrages La crise des sciences
europeennes et la phenomenologie transcendantalel 1
et Meditations cartesiennes12.
Dans la Krisis, Husserl met le
monde-de-la-vie donne d'avance, le monde des experiences
subjectives-relatives, en contraste avec le monde objectif-scientifique et
idealise. L'objectif general de Husserl est de rappeler l'origine
pre-scientifique des connaissances des sciences objectives et positivistes,
rappeler aux savants qu'elles ne sont que des formations de sens subjectives et
intersubjectives resultant d'une substruction par une praxis
theoretico-logique. Cette derniere n'est qu'une pratique parmi d'autres, n'est
qu'un projet parmi d'autres, toes inscrits dans le monde des vecus de
conscience, le monde des evidences intuitives et subjectives-relatives. En
fait, la pratique theoretico-logique des savants des sciences positivistes est
une activite reflexive, au meme titre que revaluation realisee par l'individu
sur ses actions, ses valeurs, ses buts, ses experiences vecues subjectives
passees et actuelles, ses plans d'actions, au meme titre que les evaluations ou
discussions critiques qu'on realise collectivement, dans un cadre formel ou
dans la vie quotidienne, et qui concement des vecus collectifs.
Le monde-de-la-vie d'un sujet est compose
d'horizons temporels (retentionnels et protentionnels) et synthetiques
de vecus de conscience intentionnels, formant comme des champs perceptifs
(l'horizon de signification propre a la conscience) et chosiques (l'horizon
spatial de la chose) d'objets thematiques temporels avec leurs
actualites et leurs potentialites,
des objets ththnatiques vecus dans le flux de la
conscience et pouvant etre selectionnes en fonction de nos differents interets
pratiques, et qui peuvent aussi etre reflechis et devenir des objets
thematiques-objectifs selectionnes en fonction d'interets theoretiques (ou
pratiques). Les substructions logiques et inintuitives (inintuitives parce que
reflexives) que produit la praxis theoretico-objective des savants
(c'est-i-dire les connaissances scientifiques qu'ils construisent) sont de
ceux-la, mais etant realisees par des honunes et des femmes dans l'
attitude naturelle du monde-de-la-vie donne d'avance, ces substructions
sont elks aussi des vecus intuitifs de conscience, des objets thematiques
actuels avec leurs horizons de potentialites et de temporalite (leurs vecus
passes et leurs protentions dans la conscience), des vecus subjectifs-relatifs
inscrits dans une praxis reflexive et logico-theoretico-objective et pouvant
'etre reflechis eux aussi. C'est par une attitude reflexive sur les differents
modes de donee subjectifs-relatifs-intuitifs (actuante, potentialite,
rememoration, retention, protention, reflexivite, evaluation, affection,
affirmation, negation, souhait, imagination, pratique, etc.), sur ce que
Husserl appelle la vie profonde, par une mise-entre-parentheses
du monde et des choses naturelles, etant maintenant envisages comme
phinomeries pour une conscience, qu'une thematisation des vecus de
conscience et du monde-de-la-vie lui-meme est possible (du monde tel qu'il se
donne dans des vecus de conscience et dans le temps).
1.2 L'intersubjectivite transcendantale du
monde-de-la-vie
On petit donc presenter le monde-de-la-vie cornme
etant le monde pre-theorique et pre-donne dans l'intuition, le
monde des vecus de conscience, un monde d'objets qui se donnent en
tant que choses memes dans le flux de Ia conscience. Ce monde vecu est
donne d'avance parce que chaque vecu de conscience actuel s'inscrit
toujours dans un flux temporel dans lequel se trouvent d'autres vecus de
conscience et auxquels le vecu actuel se rattache inevitablement.
Mais cette insistance sur la
conscience-de-quelque-chose dans la phenomenologie de Husserl n'est
pas non plus l'apologie du solipsisme (solipsisme duquel Descartes n'a pu
prendre distance, selon Husserl). II est evident que le monde est pour moi.
Mais c'est a travers 1' experience de l'autre que Ia constitution
d'un monde objectif et pour tous est
possible, un monde d'objets vecus par la conscience
certes, mais aussi un monde d'objets reeliement la pour moi et pour l'autre
aussi, meme si pour moi et pour autrui ils sont intuitionnes dans des vecus de
conscience differents. Je ne suis pas le seul moi a avoir cette conscience du
monde. Ego et alter ego font l'experience du monde objectif
et l'experience l'un de l'autre faisant l'experience du monde objectif
:
La reduction transcendantale me lie au courant de
mes etats de conscience pars et atm unites constitudes par leurs
actualites et leurs potentialites. Des lors it va de soi, semble-t-il, que de
telles unites soient insenarables de mon ego et, par la, appartiennent a
son etre concret lui-meme.
Mais au'en est-il alors d'autres egos? Ils ne
sont pourtant pas de simples representations et des objets representes en
moi, des unites sv-nthetiques d'un processes de verification se
deroulant « en moi mais justement des « autres ».
»13
II se constitue done, en plus de la conscience des
choses du monde-de-la-vie, une experience de l'autre, vecu effectivement comme
un alter ego avec ses propres consciencesde-choses, et non seulement comme un
simple objet de mon propre vecu de conscience. Cette experience de l'autre se
realise en plusieurs couches ou plusieurs degres, elle est precedde de couches
d'experiences vecues subjectives-relatives, de couches d'experiences d'autrui
comme objet pour une conscience puis comme sujet du monde, des strates qui la
constituent comme elle-meme precede et permet la constitution synthetique et
concordante du monde objectif en tant que Nature intersubjective
co-validee:
Ce qui se constitue en premier lieu sous forme de
communaute et sert de fondement a toutes les autres comnumautes
intersubjectives est retre commun de la « Nature »
comprenant celui du « corps » et du « moi
psycho-physique » de l'autre. accouplo avec mon oronre moi
nsvcho-physique. » 14
« Le problerne se presente donc, d'abord,
comme un probleme special, pose au sujet « de l'existence d'autrui
pour moi », par consequent comme ostbleme d'une theorie
transcendantale de l'experience de l'autre, comme celui de l'
« Einfiihlung» fl'empatine). Mais la portie d'une
pareille theorie se revele bien plutot comme &ant beaucoup plus grande
qu'il ne parait a premiere vue : elle donne en meme temps les assises
d'une theorie transcendantale du monde objectif (...) it appartient au
sens du terme o nature », en tant gue nature
objective, d'exister pour chacun de nous...
»15
13 Op. cit., HUSSERL, 1996,
p.149.
4 4 Ibid., p196.
4 5 Ibid.. p.152.
La constitution d'une nature objective, de l'unite
synthetique de sens « monde objectif », necessite donc ma propre
experience des objets du monde dans ma conscience, l'experience de la presence
d'autres egos (des alter egos) dans mon horizon de perception ayant eux aussi
conscience du monde, et finalement l'experience des vecus de conscience
d'autrui par empathie (einfuhlung). Cette experience empathique
n'est pas aussi originaire et premiere que mes vecus de conscience
propres, elle se fait par analogie avec ces derniers, mais elle constitue la
condition pour la possibilite de recouvrements de mes horizons
d'objets thematiques vecus avec ceux des autres.
Cette experience de l'autre, constitutive d'une nature
intersubjective et objective, se realise a travers clifferentes &apes ou
differents deirres de vecus de conscience. L'eeo realise d'abord une
distinction entre son monde primordial, ou sa sphere
d'appartenance, et le domaine de ce qui lui est etranger, son
extraneite. Ces mondes primordiaux propres a chaque
conscience du monde objectif sont des perspectives sur celui-ci, des
aperceptions du monde d'ici et de la, comme hic et comme
illic, des aperceptions ou des presentations originaires des objets a
l'interieur de ma sphere primordiale (ou sphere d'appartenance) et des
appresentations (aperception par analogie) du monde tel que je le
suppose percu de la-bas, la ou est situe l'autre. Cette
appresentation des vecus de conscience d'autrui, dans son hic a lui, se realise
dans le cadre d'une intentionnalite mediate, c'est-i-dire qu'elle se
fait d'abord par ma perception de son corps physique dans mon champ perceptif,
c'est le premier degre de l'experience de l'autre, celui de la saisie de
l'autre comme chose corporelle. Ensuite, par analogie assimilatrice
avec mon propre corps (par un transfert de sens), j'ai conscience
de ce corps (qui est la et non pas ici) comme d'un corps vivant,
charnel et kinesthesique (un corpsorganisme), un corps qui est plus
qu' un simple objet dans ma sphere d'appartenance, mais qui est aussi
conscience d'un monde primordial etranger au mien, qui constitue sa propre
sphere d'appartenance, c'est le second degre. Je fais aussi l'aperception de ce
corps-organisme dans son comportement d'homme psycho-physique, d'homme
pratique (incluant le langage). 11 s'agit alors d'un troisieme degre de
l'appresentation de l'autre. C'est a ce degre que se complete l'empathie envers
le vecu de conscience d'autrui.
En prenant conscience de ce corps-organisme et de son
comportement dans mon champ de perception originaire et primordial, par
accouplement ou association accouplante, par des series
d'appresentations synthetiquement concordances, des unites de
ressemblance ou des syntheses associatives et appresentatives
sont credes et permettent ainsi l'empathie envers les vecus de conscience
de l'autre dans sa sphere primordiale, mais ce vecu de conscience de l'autre ne
m'est pas donne originairement dans l'intuition, it m'est plutot appresente par
analogie avec mon propre corps, avec mes vecus de conscience primordiaux. C'est
par ce processus d'empathie, par associations accouplantes et par
validation par correction reciproque entre les sujets, qu'est possible
la constitution d'une nature objective commune a plusieurs sujets et la
constitution d'unites intersubjectives, d'identites (par analogie)
entre les systemes de phenomenes de sujets differents, la constitution
d'une communaute des monades qui se considerent comme hommes et
femmes parmi d'autres hommes et femmes, comme sujets egologiques
dans une intersubjectivite. Au degre superieur, une intersubjectivite
transcendantale clans laquelle l'experience de l'autre devient primordiale
et originaire est creee:
<< En variant de moi. monade primitive
clans l'ordre de la constitution, j'arrive aux monades qui sant «
autres » pour moi, ou aux autres en qualites de sujets psycho
physiques_ Ceei implique que larrive aux «mitres )4 non
pas comme s 'onoosant a moi par leur corps, et se rapportant,
erice a accouplement associatif ct parce qu'ils ne peuvent metre domes que
dans une certain « orientation », a mon etre psycho-physique (...)
Bien au contraire. le sens dune communaute des hommes, le seas
du terme « honune », qui, en taint qu'individu deja, est
essaniellement membre d'une societe. (...) implique une
existence reciproque de 1 un sur 1 'autre. Cela entrain tine
assimilation objectivante qui place mon etre et celui de sous les
autres stir le mane plan. Moi et chaque autre nous sommes done hommes
entre autres hommes. Si je nfintroduis en auirui par la pantie, et
si je penetre plus avant dam les horizons de cc qui lui
avpartient. je me heurte bientot au fait suivant : de meme que son
organisme cmorel se trouve dans mon champ de Perception de meme le mien se
trouve clans son chamv I lui et, generalement, iI
m'apprehende tout ausi immediatement comme « autre » pour
lui clue moi je l'aoprehende comme « autre )) pour moi. Jc vois
egalement que la multiplicia des autres s'aporthencle reciproquement conirne
« autres >: ensuite, que je peux apprehender chacun des «
autres » non seulement comme « autre » mais comme se rapPortant
a tots ceux qui sont « autres » pour lui et done. en meme temps.
irnmedimement moi-meme. 11 est egalement clair que les hommes ne peuvent
etre apprehendes pie comme trouvant (en realite ou en puissance)
d'autres hommes amour d'eirc_ La nature infinie et illimitie elle-meme
devient alors une nature qui embrasse une multiplicite d'homnies (...) comme
sujets d'une intercommunion possible (...) une conimunauto illimitee
de monades MC nous designons pax le terme d'intersubiectivite
transcendantale. 016
Dans ce passage de la cinquieme meditation, Husserl
presente ce qu'il entend par l'intersubjectivite transcendantale. Nous verrons
dans les sections 2 et 3 du travail que c'est sur ce transcendantalisme du
« monde vecu intersubjectif o que Habermas adresse sa critique
et appuie sa revision langagiere du concept husserlien
de monde vecu ou « monde-de-la-vie ». Pour l'instant, insistons sur
ce que Husserl appelle des unites intersubjectives. Chaque conscience
egologique fait l'exporience de son propre monde primordial, celui de ses
propres vecus de conscience, de ses experiences subjectives-relatives a elle,
des vecus de conscience du monde dans lequel se trouvent d'autres consciences
egologiques synthetisant elles aussi le flux temporel de leurs experiences
subjectives-relatives, d'autres consciences egologiques avec lesquelles celui
qui les trouve dans son champ de perception ou en memoire peut curer en
synthese associative (par empathie). Des lors, chacune de ces consciences
egologiques peuvent devenir elements (vecus de conscience) du monde primordial
d'autres consciencesdu-monde egologiques, par intention ou intuition mediate.
Ainsi se forment des nous, des unites intersubjectives de monades (de
consciences egologiques) pour lesquelles le monde se donne dans des vecus de
conscience portages, formant systeme unifie. C'est dans le cadre de ces
communautes egologiques, constituant par syntheses appresentatives (par
empathie envers le vecu de conscience de l'autre) la « Nature
intersubjective », que les individus agissent teleologiquement sur le
monde. Meme quand l'ego synthetise ses vecus de conscience d'une chose
quelconque sans la co-presence d'une autre conscience egologique, it ne peut
oviter de se referer a des experiences anterieures (donnees d'avance)
intersubjectives de cette chose et l'identifiant comme etant cette chose et non
pas une autre.
II se forme donc des unites intersubjectives de
consciences egologiques du monde vecu dans lesquelles ce dernier prend pour
chacune un sens particulier, selon le temps et le « ici et ta
», comme it prend un sens particulier pour chaque conscience
egologique, malgre la possibilite de la synthese empathique. Husserl nomme
egalement ces unites intersubjectives des mondes pratiques ou des
mondes teleologiques, car les individus ne font pas que patir et
prendre conscience du monde, mais agissent aussi sur lui, toujours en le
presupposant intersubjectivement, car it est le monde vecu donne d'avance
pour tous dans des consciences. C'est ici que l'axe central de ce
memoire commence a prendre forme : Husserl demande s'il est possible que
ces unites intersubjectives, contrairement aux consciences egologiques qui font
preuve d'empathie les unes envers les experiences subjectives-relatives des
autres et communiquent leurs vecus de consciences, soient completement closes
sur elles memes et ne
communiquent pas entre elles. 11 semble clair selon
Husserl qu'il est toujours question du meme monde pour taus. malgre
la multiplicite desperspectives :
« Puis-je m 'imaginer (...) que plusieurs
multiplicites de monocles coexistent separies les unes des
autres, c'est-i-dire sans communiquer entre elks, et que, oar
consequent. chacune d'entre elles constitue un monde propre? Puis-je
m'imaginer qu'il y aurait ainsi deux mondes separes a l'infini. avec deux
espaces et deux espaces-temps infinis?
De mute evidence ceci n'est pas quelque chose de
concevable, mais un pur non-sens. Certes, chacun de ces groupes de
monades, en qualite d'unite intersubjective et pouvant se passer de
tout commerce actuel avec les autres, a, a priori son
monde a lui, qui peut avoir, pour chacun, un aspect different. Mais
ces deux mondes ne sont alors que des ambiances de ces unites
intersubjectives et que les aspects d'un monde objectif unique qui leur est
commun. Car les deux unites intersubjectives ne sont pas
suspendues en Pair; en tant qu'imaginees par moi, elles som necessairemem en
relation avec moi (...) qui joue, par rapport a elles, le role de la monde
constituante_ Elles appartiennent donc, en verite, a une communaute
universelle unique qui m'englobe moi-meme et qui embrasse mutes les monades et
tous les groupes de monades dont on pourrait imaginer la coexistence.
11 ire peut donc, en realite, y avoir qu 'tine seule
Communaute de
monades, celle de louses les monades
coexistantes; par consequent, un seul monde objectif tin seul et unique
temps objectif, un seul espace objectif. tine seule
Nature
4 17
(-
Husserl affirme runicite du temps et de l'espace
objectifs, disons du monde objectif, de la nature constituee dans des vecus de
conscience intersubjectivement portages, et it affirme egalement la
multiplicite des unites intersubjectives qu'il concoit comme des ambiances ou
des aspects de ce monde objectif unique. En effet, on ne peut vier le fait que
ces multiples unites intersubjectives, formant chacune un monde teleologique et
pratique relativement ferme sur soi, sont presentes ici et la et historiquement
dans un seul et unique monde objectif, qu'elles constituent par une
co-validation entre des consciences egologiques. Mais tout en etant ensemble
une seule communaute de consciences egologiques constituant un seul monde
objectif, les multiples perspectives sur celui-ci sont irreductibles les tines
aux autres. Chacune possede son propre horizon temporel de significations.
C'est dans le cadre de cette relation et de cette distinction entre I' unite
intersubjective particuliere et la totalite de la communaute des monades que
s'inscrit le debat theorique entre Niklas Luhmann et Jurgen Habermas. Si on
applique le concept husserlien de monde vecu intersubjectif aux
societes contemporaines pluralistes. pouvons-nous parley de la possibilite
d'une unite intersubjective unique et universelle, d'une communaute universelle
des monades et des unites intermonadiques. ou devrions-nous nous concentrer
uniquement sur les differences presentes entre des perspectives (les unites
intersubjectives) peut-titre irreconciliables sur le monde? Luhmann insiste
stir le
caractere auto-referentiel de l'unite intersubjective,
decrite alors comme un systeme de signification clos et auto-reproducteur
(autopoietique), preservant sa difference face a un environnement compose
d'autres systemes considers comme etant la dimension sociale du monde. 11
substitue la relation entre un systeme (une unite intersubjective) et son
environnement systernique duquel it fait partie et duquel it se differencie, a
la relation de la conscience au monde des choses clans lequel cette derriere
s'inscrit comme sujet constituant et synthetisant et comme objet percu. Pour
Luhmann, unite intersubjective, ou dans ses termes « le systeme
auto-referentiel », prend la place du sujet egologique. Habermas, quanta
lui, met l'emphase sur la constitution langagiere de l'intersubjectivite du
monde vecu, disons sur la co-validation langagiere et critique du monde vecu,
ainsi que sur la coordination intersubjective de plans d'actions sur Ia base de
cette intercomprehension. II oriente ses ecrits sur la possibilite inherente au
langage d'etablir des consensus sans domination ideologique sur ce qu' it
appelle le monde objectif, le monde social et le monde subjectif a partir des
composantes du monde vecu, soit la culture, la societe
et Ia personnalite (les schemas d'interpritation culture's, les
appurtenances sociales et reglementations instuutionnelles et les
structures de la personnalite), et sur des plans d'actions orientas
vers les situations actuelles de celui-ci, des consensus motives par l'ideal
d'une entente et d'une emancipation universelles. Habermas, lui aussi, tient
compte de la multiplicite des horizons de seas et de la sporadicite des
ententes laneagieres sur les mondes objectif, social et subjectif, mais sa
theorie de l'agir communicationnel vise be consensus comme elareissement et
recoupement de ces horizons particuliers. Nous verrons, tout au long du memoire
et particulierement dans le troisieme chapitre, que Luhmann presente une
theorie perspectiviste, technique et descriptive
(phenomenologique) sur le monde vecu intersubjectif, un monde vecu qui ne
petit plus etre envisaee intersubjectivement dans sa totalite, selon lui, alors
que Habermas presente stir celuici tine theorie dialectique, critique,
normative, humaniste et pratique, sur un monde vecu dont les
perspectives sur lui se recoupent dans tin consensus elargi et idealement
universe'.
CHAPITRE II
ANALYSES IDIOSYNCRATIQUES DE LA THEORIE DES SYSTEMES
DE NIKLAS LLTHMANN ET DE LA THEORIE DE L'AGIR COMMUN1CATIONNEL DE JURGEN
HABERMAS
Avant de proceder a la presentation des recents
developpements de la polemique entre Luhmann et Habermas sur le monde vecu
intersubjectif, it me semble essentiel d'analyser d'abord chaque theorie
independamment l'une de ,l'autre, de saisir chacune dans sa
singularite, afin d'offrir une bonne base theorique a la presentation du
&bat. Je debute par la theorie des systemes de Niklas Luhmann pour faire
suivre ensuite celle sur l'agir communicationnel. L'oeuvre de Habermas etant de
nature critique, it me semble donc preferable de la presenter apres la theorie
de Luhmann, comme une reaction critique a celle-ci, entre autres.
2.1 La theorie des systemes sociawc de Niklas
Luhmann
L'oeuvre de Niklas Luhmann est une reappropriation de
la theorie generale des systemes de Ludwig Von Bertalanffy, de la theorie du
systeme d'action de Talcott Parsons, de revolutionnisme de Herbert Spencer, de
l'heritage de la sociologie et de l'anthropologie fonctionnalistes (E.
Durkheim, R.K. Merton, B.K. Malinowski, A.R. Radcliffe-Brown), de l'idealisme
allemand (Fichte et Hegel principalement), de la metaphysique et de la
philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein, et surtout, de la phenomenologie
d'Edmund Husserl et du perspectivisme de Friedrich Nietzsche. Une multitude de
concepts constituent la theorie des systemes de Luhmann. L'important ici n'est
pas d'en faire une presentation exhaustive ni de definir chacun precisement,
mais bien d' identifier ceux qui me semblent essentiels et de les definir
progressivement tout au long du texte. De plus, les expressions en italique
representent des concepts importants ou des idees generales importantes
provenant directement de la theorie de Luhmann, comme ce sera le cas dans la
section portant sur la theorie de Habermas.
2.1.1. La theorie des systemes.
La theorie des systemes de Luhmann est
accompagnee d' une theorie de la communication et d'une theorie de
['evolution. Ce sont les trois stapes que je suivrai dans ce chapitre :
le systeme et son environnement, les processus de communication
qui s'y deroulent et la dimension temporelle et evolutive du
systeme. Evidemment, c'est par le concept de systhme que doit
commencer cette analyse. Comme l'a fait avant lui Ludwig Von Bertalanffy,
Luhmann s'eloigne de la conception classique et universaliste du systeme, celle
de la theorie aristotelicienne et du fonctionnalisme primitif, comme it
s'eloigne aussi du systeme hegelien. Plutot que d'orienter sa theorie vers la
difference entre un tout et ses parties, entre la societe globale et ses
composantes dont elle excede leur somme, it insiste sur la difference entre
des systemes sociaux autoporetiques et un environnement, sur 1' unite
de cette difference et sur ['absence d'une instance supra-systemique ou
d'un systeme englobant. Scion Luhmann, l'ancien paradigme du systeme comme
whole made out of parts etait compatible avec les societes
segmentarisees et stratifiees, ties monolithiques, mais il ne peut plus
s'appliquer aux societes moderns eclatees del a ['extreme complexite et au
processus de differenciation avance de ces derrieres. L'instance
supra-systemique ne peut Etre identifiee ni dans la politique, ni dans la
culture, la religion, le mythe ou l'econornie, car en fait, cette instance
n'existe pas, les societes moderns sont a-centriques et
heterarchiques. Le sociologue qui travaille sur les societes contemporaines se
penche sur un environnement contingent de nombreux systemes qui
combinent ouverture sur cet environnement plus complexe qu'eux
et fermeture auto-referentielle (l'unite de la difference). C'est
le caractere auto-referentiel et reflexif de ces systemes qui permet de se
passer de l' unite creee par l' instance suprasystemique de l'ancien paradigme,
appliques par le mythe dans les societes archaiques et a travers un apex
aristocratique dans les societes traditionnelles. Les systemes sociaux, peu
importe leur complexite et leur duree dans le temps, que ce
soit la politique, l'economie, les systemes legal ou religieux, les
organisations et les groupes sociaux de toutes sortes, les interactions
spontandes et quotidiennes, assurent leur identite et leur
auto-reproduction (leur autopoiesis) en preservant leur
difference par rapport a un environnement complexe, contingent et en
constant changement avec lequel ils sont en relation, et en assurant euxmemes
la reproduction de leurs elements, les actions sociales,
conceptualisees par la theorie
de la communication. Dans son ouvrage Essays on
self-reference, Luhmann emprunte Humberto Maturana sa definition d'un
systeme autopoietique, qui va comme suit :
...autopoietic systems « are systems that are
defined as unities as networks of productions of components that
recursively, through their interactions. generate and realize the network that
produces them and constitute, in the space in which they exist, the
boundaries of the network as components that participate in the realization of
the network. o. »Is
Les systemes sociaux de Luhmann sont
auto-referentiels, comme cette definition l'affirme, tout en se
referant a l'environnement social dont ils dependent et avec lequel ils entrent
en contact par le biais de leurs frontieres. Luhmann parte ici
d'accompanying self-reference. 11 n'y a pas de pure auto-reference de
la part du systeme car celui-ci serait tautologique et incapable de
s'adapter a son environnement, it y a une auto-reference qui accompagne une
reference a l'environnement. Les systemes de Luhmann, ceux dans lesquels nous
vivons, sont des open-ended systems, ils sont des ilots de
probabilite d'actions et de stabilize dans un environnement
complexe, instable et improbable, des ordres dans le
desordre. L'ensemble des differences d'un systeme par rapport aux multiples
regions de son environnement constitue son (ou ses) unite(s) de la
difference et sa distance face a
l'environnement, face a la societe consider& comme monde vecu,
comme world-society.
En fait, les parties composant le tout,
telles que decrites par la conception classique du systeme, prennent pour
Luhmann la forme de sous-systemes autonomes differencies et fonctionnels
inscrits dans un systeme plus large, lui-meme le sous-systeme autonome
et fonctionnel d'un systeme plus large et ainsi de suite jusqu'au
niveau le plus englobant, celui du systeme societal, de l'
encompassing system, du monde vecu (lifeworld), un unitas
multiplex qui est certes un systeme englobant et universel comme celui de
l'ancien paradigme, mais un systeme dans lequel regnent la pure contingence et
le relativisme, it est un environnement interne de systemes
auto-referentiels formant eux aussi des environnements internes, telte
une poupee russe. Chaque sous-systeme tient compte du systeme dans lequel it se
trouve, it reproduit la difference entre ce systeme plus large
et son environnement, mais la reproduit toujours selon sa propre perspective,
selon sa propre difference par rapport a l'environnement
Ig Op. cit., LUHMANN, 1990,
p.3.
immediat (le systeme l'incluant et les (sous-)
systemes a sa peripherie) et l'environnement global (ou par rapport a des
systemes qui s'y trouvent). Cette perspective particuliere du soussysteme lui
est donne par sa fonction clans le systeme plus large, une fonction qu'il fait
sienne reflexivement, envers laquelle les actions qui se deroulent dans le
systeme sont orientees et qui est l'objet de l'auto-reference du systeme, sa
fermeture essentielle a son auto-reproduction par la communication, une
fermeture qui permet l'autonomie du systeme. Chaque sous-systeme remplit une
fonction pour un systeme plus large, mais le plus englobant des systemes, la
societe ou le systeme societal, unit tous ces sous-systemes et ne les
inclut en lui que par leurs differences (l'unite de la difference). 11 n'est
que l'ensemble contingent des possibilites d'actions sociales qu'offrent les
systemes sociaux, it est moms que la somme de ses parties.
C'est au niveau le plus abstrait, celui de la societe,
que se confondent systeme et environnement, parce que tout en etant un
environnement interne, la societe reproduit ses propres elements, les
communications, comme un systeme. Elle contient toutes les actions sociales
possibles, elle est l' horizon de significations le plus
lointain, atteignable dans sa totalite seulement dans une relative mesure pour
l'etre humain (human being) en interaction (il en sera question dans
le troisieme chapitre). Chaque sous-systeme inscrit dans cet environnement
social global (la societe, le monde vecu) est autonome et auto-referentiel tout
en etant dependant de son environnement immediat, c'est-a-dire le systeme dans
lequel it est inclus, et, dans une relative mesure, de l'environnement plus
large pour s'auto-reproduire, c'est-i-dire les principaux systemes fonctionnels
de la societe tels ['economic, la politique, le systeme legal, le systeme
educationnel, les systemes religieux, scientifique, culturel.
En insistant sur la difference (fonctionnelle) entre chaque systeme social et
l'environnement, Luhmann evite d'orienter sa theorie vers une dimension
particuliere de la vie sociale et d'en faire ['essence de la societe, le
plus que la somme des parties. Contrairement a Marx, qui emprunte une
perspective economique et materialiste, Hobbes, Locke et Rousseau qui donnent
une orientation politique a leurs ecrits sur la societe, Mead et Goffrnan qui
se penchent sur les interactions entre individus, la sociologie d'Alfred Schatz
d'influence phenomenologique et culturaliste, Luhmann propose une theorie aux
pretentions universelles orientee vers des systemes auto-referentiels tint
micro-sociologiques que macro-sociologiques, tine theorie du relativisme, un
constructivisme social.
On remarque l'aspect hierarchique que revet le systeme
societal, une hierarchie non pas de commande, ni cybernetique comme dans le
systeme d'action de Parsons, mais une hierarchie de gendralite (d'abstraction),
de comp/ex/re et de duree, c'est une profondeur
phenomenologique. En fait, ce qui est important ici, c'est le concept de
differenciation. Les principaux systemes fonctionnels de la societe, telle
qu'on la connait depuis les debuts de la modemite, sont differencies tels
qu'ils ne semblent pas faire partie du meme systeme global de la societe. C'est
parce qu'ils sont les sous-systemes fonctionnels du systeme societal,
['encompassing system, qui voit devant lui des problemes de natures
differentes l'exploitation des ressources (l'economie), les decisions
collectives (la politique), la decouverte de la verite (la science), la
production de regles aprioriques d'actions (la justice), la comprehension de
l'inexplicable (la religion), dont les resolutions ne peuvent etre assurdes que
par des sous-systemes differencies quanta leur fonction. Mais les sous-systemes
qui se differencient a l'interieur de ces principaux sous-systemes fonctionnels
de la societe le font hierarchiquement de telle sorte qu'ils sont toujours des
sous-systemes inclus dans un systeme plus large.
...hierarchy. This does not mean official channels or a
chain of command
from top down. Instead, in this context hierarchy
means only that subsystems can differentiate into further subsystem and that a
transitive relation of containment within containment emerges._
)>19
Luhmann divise cet environnement de systemes en trois
niveaux d'abstractions, de complexite, ou trois types de systeme : les
systemes interactionnels, les systemes organisationnels et le
systeme societal. Ces trois types de systemes font partie de la
hierarchie de differenciation et chacun constitue, ou peut constituer, une
hierarchic a son tour. Les systemes interactionnels sont les plus nombreux, les
plus ephemeres et les moms complexes. Its apparaissent et disparaissent au gre
de nos rencontres quotidiennes, a chaque fois qu' un systeme psychique agit
en presence d'autres systemes psychiques. C'est aussi a ce niveau que
la difference en complexitd entre le systeme et l'environnement est la plus
grande, le systeme interactionnel est si simple et peu etendu, et si court en
duree, qu' it ne peut se fondre (par interpenetration) qu'a une infime partie
de l'environnement. En fait, les relations entre un systeme interactionnel,
dans lequel les individus evoluent par leur presence, et le
systeme
19 Op. cit., LUHMANN, 1995,
p.19.
societal, qui comprend toutes les actions possibles,
ne sont que partietles et ephemeres, la societe etant trop complexe en
informations et en quantite d'actions possibles pour correspondre
point-par-point avec un systeme interactionnel (mime si le systeme
interactionnel schematise ou codifie ce qui le distingue de la totalite du
monde, nous en reparlerons plus loin). Les interactions ne sont que de courts
episodes de la societe qui se succedent dans le temps (nous
parlerons plus loin de la dimension temporelle des systemes).
C'est progressivement, a travers le processus de
differenciation socio-culturelle que connaissent les societes modemes
depuis trois a quatre siecles, que se differencient le second et le troisierne
type de systeme, ceux du niveau organisationnel et du niveau societal. Dans les
systemes de type organisationnel, ce sont des conditions particulieres de
membership qui determinent la possibilite pour un individu d'y participer,
non pas la seule presence dans une interaction, des conditions prenant la forme
de regles de comportement specOques qui ne necessitern pas une
correspondence avec les motivations de l'individu. Line distinction se
developpe progressivement entre des interactions quotidiennes, non
incluses dans le cadre d'une organisation de l'activite sociale scion des
regles de comportement spacifiques, et des interactions organisationnelles
et fonctionnelles, soumises (darts une plus ou moms grande dependance) aux
regles d'actions des sous-systemes fonctionnels de la societe, tels
l'economie, la politique, la science, et aux regles d'actions des
organisations, c'est-a-dire les sous-systemes (eux aussi fonctionnels) de ces
sous-systemes fonctionnels de la societe. Et comme pour l'interaction,
['organisation ne peut correspondre point-par-point avec l'environnement, elle
ne peut saisir et reduire toute sa complexite, par rnanque de temps.
Meme si les interactions interns et les actions orientees vers
l'environnement y sont regies par des regles specifiques (concritisees dans des
roles et des programmes d'actions), meme si les performances
de leurs membres au sein d'autres systemes (la famine, les antis, d'autres
organisations) sont neutralisees et rendues non significatives par
l'organisation, renforcant ainsi les structures du systeme, l'environnement
immediat de celle-ci et l'environnement s'etendant jusqu'au niveau
societal restent quand mime insaisissables en entier d'une facon
precise.
Luhmann insiste sur le role rempli par l'apparition de
recriture et des premieres techniques d'impression dans ce processus de
differenciation des systemes organisationnels et societal du niveau des
interactions. Les systemes interactionnels et organisationnels etaient
confondus dans les societes holistes et archaiques, structurees par le
mythe. Ces deux types de systemes etaient aussi confondus avec le systeme
societal : la societe etait l'unique organisation dans laquelle se deroulaient
toutes les interactions des participants. Lorsqu'un individu agissait en
presence d'autres individus, ii le faisait toujours en etant soumis a des
regles et des normes precises d'actions structurees par l'ideologie du
mythe et s'etendant a la societe clans son ensemble. Les societes modernes
complexes, quanta elles, ne permettent plus aux individus qui en font
partie d'agir envers et en tenant compte de la societe globale, ces actions
sociales sont realisees dans tin environnement contingent difficilement
saisissable en totalite, compose d'organisations sociales inscrites au sein des
principaux systemes fonctionnels differencies de la societe tels l'economie, la
politique, le droll, la science, la religion, la culture, des systemes offrant
aux organisations qui en font partie des perspectives particulieres stir la
societe et sur leurs environnemenrs. L'ensemble des actions et
activites sociales ne petit plus etre oriente par une organisation unique et le
processus avance de differenciation socio-culturelle que nous connaissons
aujourd'hui ne permet plus a l'individu en interaction de
saisir la societe en entier, meme lorsque cette interaction s'inscrit dans une
organisation de l'activite : la societe echappe a elle-meme, elle est moins
que la somme de ses parties. C'est pour cette raison que Luhmann
doute de la possibilite de regler par la discussion orientee vers le consensus
les problemes concemant les principaux systemes fonctionnels de la societe. Par
contre, cette differenciation ne signifie pas une totale independance entre les
trois niveaux de systemes : presque toute interaction s'inscrit dans
une organisation de l'activite sociale ou trouve dans son environnement
sernantique une ou des organisations (sauf peut-etre des systemes
interactionnels quotidiens comme ceux unissant des voisins se croisant stir la
rue ou des amis en discussion); toute interaction est incluse dans la societe
car elle se fait par la communication, l'alement des systemes sociaux
des trois types; toute organisation de l'activite sociale est
dependante des systemes interactionnels qui existent en elle et autour d'elle
et des systemes plus larges jusqu'au systeme societal dans lesquels elle
performe ou remplit sa fonction auto-referentielle, comme des
organisations en sa peripherie ou dans son environnement global; et quant a
elle, la societe, ou tout simplement la communication, ne
pourrait se reproduire sans une differenciation de ses
sous-systemes fonctionnels principaux en sous-systemes plus specifiques quanta
leur fonction et en organisations des interactions et de l'activite sociale.
Dependance et independance sont combines, reference a l'environnement et au
systeme lui-meme.
Les systemes interactionnels, organisationnels et le
systeme societal sont tous les trois des systemes sociaux dont les
elements sont des evenements, plus precisement des communications
de signcations (meaning) reduites en actions sociales
par le systeme pour faciliter son auto-reference et sa reference a
l'environnement et aux communications qui s'y deroulent. Ces communications
internes et externs au systeme sont reduites en complexite et envisagees comme
actions par le biais des processus d'auio-observation du systeme et
d'observation de I'environnement par le systeme, ou elles sont
envisagees comme telles, comme des communications, par des processus
d'auto-description et de description de l'environnement. Ce
dernier processus, celui de la description des communications dans
l'environnement, est toujours relativement approximatif vu la grande complexite
de l'environnement et des nombreuses communications qui s'y deroulent et qui
peuvent s'y derouler. C'est pour reduire cette complexite de l'environnement,
reduire les communications qui s'y produisent en actions significatives
pour lui, que le systeme realise des processus d'observation de
I'environnement, une description etant trop complexe a re.aliser. Des actions
communicatives se deroulent dans l'environnement, elles sont observees par le
systeme, mais lorsque Ullmann parle de l'action, it se refere aux
selections d' informations (necessitant l'observation et ('auto-observation)
par le systeme Tors d'une communication de celui-ci dans son environnement (ou
tors d'une communication dans le systeme lui-meme, entre ses soussystemes ou
dans un de ceux-ci), et it pule d'experience pour designer
l'observation, l'autoobservation, la description et l'auto-description des
actions communicatives des systemes (et it parle de reflexivite ou
d'observation de second ordre (second-order observation) pour simifier les
(auto-)observations d'(auto-)observation).
Les systemes sociaux (dont les elements sont des
communications de sens ou de signification, des evenements) sont un
type particulier de systeme, its entrent en relation avec un environnement
compose d'autres systemes : it s'agit des systemes psychiques,
c'est-i-dire
les individus avec leurs personnalites propres et
possedant eux aussi leurs elements sous formes de significations, mais se
produisant dans la conscience et non comme communication; des systemes
organiques, c'est-a-dire le support biologique des individus, et finalement des
systemes machines, construits par l'etre humain pour controler et transformer
les environnements organique et physique. Ce vers quoi je veux en venir, c'est
que les systemes sociaux, tels que les decrit Luhmann, excluent les individus,
ceux-ci ne font pas partie de la societe, mais plutot de son environnement, en
tant que systemes psychiques et non sociaux. C'est par la communication que les
systemes psychiques ont contact avec l'environnement social :
« We are dealing with social_
not psychic systems. We assume that social systems are not composed of
psychic systems (...). Therefore, psychic systems belong to the
environment of social systems. Of course, they are a part of the
environment that is especially relevant for the formation of social systems
(...). Such environmental relevance for the construction of social systems
constrains what is possible, but it does not prevent social systems from
forming themselves autonomously and on the basis of their own elemental
operations. These operations are communications -- not psychic process
per se, and also not the process of consciousness. »
2.1.2. La theorie de la communication.
C'est par le biais de sa theorie de la communication
que Luhmann explique l'interpenetration entre les systemes psychiques et les
systemes sociaux ainsi que la formation et ['auto-reproduction des systemes
sociaux. Cette interpenetration entre des systemes psychiques (interhuman
interpenetration), celle entre tin systeme psychique et un ou des systemes
sociaux, et ['interpenetration entre des systemes sociaux (social
interpenetration), Luhmann l'explique longuement dans un chapitre de
Social systems, mais on peut se ['imager (concretement, la oit elle
s'effectue) comme etant celle entre tin individu et un horizon de
signification, c'est le moment ou deux systemes (psychiques ou sociaux) rendent
leurs propres differences accessibles a une interpretation par ['autre. La
communication se realise lorsqu'un individu (un systeme psychique), inscrit
dans un horizon de significations (l'environnement qu'est pour un
systeme psychique un ou des systemes de communication quelconques, dans la
societa), fait tine selection d'information ou de signification
gull
exprime a alter par le langage (le langage ordinaire
ou tin langage specialise : I'argent, le pouvoir, l' amour,
la verite) et qui s' inscrit dans le cadre d'une interaction ou
s'effectue par le biais d'un moyen de communication de masse ou de
communication a distance (medias electroniques de communication, ecriture,
supports audio-visuels, etc.). Cette selection permet alors une reduction
de la complexite de renvironnement. Il s'agit de la formation d'un nouveau
systeme, qui peut durer le temps de la communication et s'eteindre avec elle,
ou perdurer par la redondance creee par l'information communiquee
lorsqu'alter decide de continuer la communication avec ego ou ceux-ci avec
d'autres individus (ensemble, au meme moment, ou separement et a des moments
differents). Lorsqu'alter rejette la communication d'ego, le nouveau systeme
s'eteint, la communication s'arrete et pourra recommencer plus tard ou ne
jamais recommencer. Toute communication d'information choisie parmi un horizon
de significations (un environnement social quelconque) pone en elle sa propre
possibilite de negation, alter peut rejeter l'information transmise et
empecher sa redondance dans le temps. Cette negation n'em 'Oche quand mime pas
que la communication soit reussie : ego exprime une ou des informations
selectionnees parmi un horizon de significations (l'environnement interne ou
exteme), des informations qui doivent etre comprises par alter. Alter peut la
nier et petit decider d'arreter cette communication. Par contre, si alter
accepte l'information transmise, une memoire de cette information se
developpe et permet la reproduction de cette communication, de cette selection
d'information, elle permet le developpement d'une structure d'attente
de communication formee (eventuellement) par des valeurs, des
programmes d'actions et des roles qui progressivement
s'elevent si la communication perdure, se restructurent ou disparaissent
progressivement si la communication redondante est rejetee par un ou des
individus. Mais ces structures se solidifient dans le temps, resistant ainsi
plus facilement au rejet de communication. Par exemple, la structure d'attente
d'une organisation comme une entreprise economique, un parti politique ou un
organisme d'entraide, une structure solidifiant n'importe quel systeme, ne
s'ecroulera pas si un individu refuse de faire affaire avec l'entreprise ou de
voter pour le parti en question. Par contre, une organisation de l'activite
sociale ne verra pas le jour si ceux qui l'entreprennent ne s'entendent pas sur
les communications d'informations et de significations qui s'y deroulent et sur
les valeurs, les programmes d'actions et les roles qui devront les structures.
Les structures d'attente assurent les relais entre des communications, elles
sont des themes de communication (inscrits dans des
organisations particulieres ou se presentant tout
simplement comme themes culturels) qui tendent a se repeter dans le temps et
dans I'espace, elks assurent la stabilite d'un
systeme de communication et de signification dans un environnement social
instable et contingent qui regroupe l'ensemble des
significations et des communications possibles, elles assurent [a reproduction
de ses elements (les communications) qui se dissolvent et disparaissent au fil
du temps (toute communication ne dure pas eternellement), la transformation de
1' improbabilite en probabilite.
S'effectue ainsi la constante reproduction autopoietique de
l'ordre des systemes a partir du
desordre de l'environnement.
Qu'alter accepte ou rejette la communication, it
suffit qu'une information soft conununiquee par ego et comprise par alter pour
qu' it y ait communication_ La certitude que la communication est reussie n'est
pas incarnee dans le consensus sur celle-ci, contrairement a ce qu'affirme
Habermas, mais tout simplement dans les effets de la communication (la
reduction ou l'augmentation de la complexite par la selection d'informations)
dans le systeme qui l'inclut et dans l'environnement En fait, toute
communication est l'unite de trois selections : la selection d'une information
par ego (l'emetteur), la selection d'une expression par ego et la selection par
alter entre l'acceptation ou le rejet de l'information commtutiquee. Luhmann
nomme ces trois selections information, utterance et expectation
of success. La premiere selection est celle de la simple
information tiree d'un horizon de significations possibles, la seconde est
celle de la maniere dont l'information est exprimee, une maniere percue et
distineude par alter en tant qu'action communicative et expressive dans un
contexte systemique dans lequel ego se trouve, et la troisieme est celle entre
['acceptation ou le rejet par alter selon les structures d'attente dans
lesquelles se trouvent les systemes psychiques qui communiquent. La
communication est done empreinte d'une double contingence
(Luhmann se refere ici a Talcott Parsons), celle de la selection
de l'information et de l'expression par ego et celle de la selection entre
l'acceptation ou le rejet par alter. Ego et alter possedent chacun leurs
propres memoires des communications auxquelles ils ont participe, des systemes
de communication dont ils furent des environnements en Lint que systemes
psychiques, et chacun tient compte de cette memoire et de ses
attentes et de celles qu'il peut prevoir chez l'autre, Husserl
parlerait des vecus de conscience retentionnels et protensionnels des sujets.
Nous
verrons plus loin qu'Austin et Habermas parlent de
locution, d'illocution et de perlocution, au lieu de ['information, de
['expression et de l'attente de succes.
Un des concepts centraux dans la theorie de la
communication et dans la theorie des systemes de Luhmann est le concept de
code (binary schematism). Tout systeme de communication, qu'il ne soit
qu'une simple interaction quotidienne ou un systeme de communication structure
et assurant sa reproduction dans le temps, volt les communications qui se
deroulent en lui determines par un code binaire particulier qui
fournit a chacune sa propre version negative, sa duplication en une version
positive et une version negative : dans tin systeme interactionnel, ce
code prend la forme d'une possibilite qu'offre le langage de repondre oui
ou non a une communication emise par ego, accepter ou rejeter la
communication; dans un systeme de communication structure et qui assure son
auto-reproduction, ce code se differencie et prend la forme d'un code binaire
qui determine et oriente les communications non plus seulement scion la simple
possibilite d'accepter ou de rejeter la communication, mais selon une
preference pour la valeur positive du code propre au systeme. 11
devient une distinction directrice. Par exemple, toute organisation
inscrite dans le systeme de l'economie volt ses communications orientees par le
code avoir ' ne pas avoir ; dans le systeme politique, c'est
le code pouvoir superieur pouvoir inferieur et dans les hautes spheres
du pouvoir, le code gouvernement i opposition; clans le systeme
scientifique, c'est le code binaire vrai faux; dans le systeme
judiciaire, le code legal illegal. Dans les systemes de communication
inscrits au sein des principaux systemes fonctionnels de la societe tels que
l'economie, la politique, la justice, la science, la religion, des mediums
de communications symboliquement generalises (l'argent, le pouvoir, la
verite, l'amour, des mediums semblables a ceux conceptualises par Parsons)
remplacent le langage et sa capacite de negation (oui / non) dans l'application
des codes prelinguistiques aux communications et favorisent la valeur positive
du code (avoir, pouvoir superieur, verite, legalite...). Ce n'est qu'avec
l'apparition des medias de diffusion, c'est-i-dire l'ecriture et les
medias de communications electroniques, que ces mediums de communications
symboliquement generalises peuvent se developper, se differencier (eux et
les systemes dont ils font partie) et assurer l'auto-reproduction des elements
des systemes, la continuite des communications, en favorisant la valeur
positive du code. En fait, chaque systeme de communications oriente celles-ci
selon son propre code, par
le biais de mediums qu'il choisit (le langage, les
mediums generalises), comme chaque systeme reproduit sa difference par rapport
a l'environnement Le code n'est en fait que ce qui differencie le
systeme de l'environnement, un code appliqué aux communications, dont
les references sont internes et externs (reference au systeme et reference a
l'environnement), par le biais des valeurs, des programmes d'actions et des
roles qui structurent le system. C'est en ce sens que Luhmann, dans son dernier
ouvrage intituld Observations on modernity2', pane d'une
application « orthogonale » du code. La valeur positive et la valeur
negative du code, qui ensemble consituent la difference du systeme, peuvent
etre appliquees a l'auto-reference du systeme ou a la reference a
l'environnement. II faut done eviter de confondre l'autoreference du systeme
avec la valeur positive du code et la reference a l'environnement avec la
valeur negative du code_ Par exemple, le systeme legal ne doit pas etre
identifie a ce qui est code legal et l'environnement du systeme a ce qui est
code illegal. Le systeme legal conceme la legalite (et sa version negative,
l'illegalite) et le code legal / illegal peut etre appliqué au systeme
lui-meme, -c'est-a-dire que les lois sont positives, elles sont susceptibles
d'être revisees, et it peut s'appliquer a l'environnement, a ce qui ne
conceme pas la legalite proprement dice, c'est-i-dire les autres domains de
l'activite sociale. L'ensemble du code constitue la difference du systeme par
rapport a son environnement et sert de medium aux references intemes et externs
fors des communications :
« The code values serve as both universal and
specific binary schemes that help identify a functions system but are also
applicable to the self-referential as well as the extra-referential, the system
as well as its environment »22
Comme tout systeme, les codes sont auto-referentiels
et autopoietiques, ils assurent la reproduction des communications dans le
temps en orientant les selections d' informations selon la difference entre le
systeme et l'environnement De la meme maniere que les systemes organisationnels
se differencient progressivement des systemes interactionnels dans le passage
des societes archaiques aux societes traditionnelles et aux societes modemes
complexes, les codes prelinguistiques orientant les communications se
differencient de la possibilite de negation inherente au langage quotidien
(sans pour autant la rejeter) pour se generaliser dans
21 LUHMANN, Niklas, Observations on
modernity, Stanford, Stanford University Press, 1998, 147
p.
22 Ibid., p.11.
la communication, acquerir une autonomie temporelle
par rapport aux interactions quotidiennes et assurer ['auto-reproduction des
elements du systeme en accordant une preference a la valeur positive du
code.
2.1.3. La dimension temporelle du systeme comme
introduction a la theorie de
l'evolution.
Nous avons vu, dans la section precedente, que les
elements des systemes sont des communications d' informations selectionnees
parmi un horizon de sens ou de significations. Ce que Luhmann appelle
meaning, le sens, possede trois dimensions
independantes et egalement en relations: la dimension factuelle,
la dimension sociale et la
dimension temporelle. La dimension factuelle du sens
ou de la signification concerne les objets de la conscience d'un systeme
psychique et/ou les themes d'un system de
communication (d'un systeme social), ces derniers pouvant etre des choses ou
des personnes. Ces objets et ces themes possedent chacun un horizon interne aux
possibilites infinies, c'est-i-dire leur signification pour le systeme, et un
horizon externe lui aussi infini, c'est-i-dire leur signification en tant
qu'objets ou themes dans l'environnement. Luhmann s'inspire ici de la
theorisation du champ perceptif et du champ chosique realisee par Husserl. La
dimension sociale de la signification, quanta elle, represente la difference de
perspective sur la factualite du sens entre ego et alter, et comme la dimension
factuelle de la signification, sa dimension sociale est constituee d'un double
horizon infini, celui d'ego et celui d'alter, inscrit chacun dans un systeme
social (ou dans plus qu'un a la fois; ou inscrit dans le ou les memes
sys-temes, aussitot qu'ils communiquent par exemple):
« The social dimension is endowed with an
independence vis-a-vis any factual articulation of meaning that reaches through
to everything. It emerges from the fact that alongside the ego-perspective
one or many alter-perspectives come into consideration. A social reference
can then be required of every meaning. This means that one can ask of every
meaning whether another experiences it in exactly the same way I do.
»23
Comme la dimension sociale pour la dimension
factuelle, la dimension temporelle du sens recoupe les deux premieres. Nous
avons vu que tout systeme de communication effectue
des reductions de ses elements et de certains de ceux
de l'environnement (les communications) en actions par des processus
d'auto-observation et d'observation. C'est en reduisant les communications en
actions (une reduction de la propre complexite du systeme et de celle de
l'environnement) que les premieres peuvent etre identifides comme
evenements dans le temps par le systeme (en fait, par les systimes
psychiques qui communiquent et qui constituent son environnement). Toute
communication ou toute action est une selection d'information parmi un horizon
de significations qui se veut en meme temps un horizon temporel.
Luhmann se refere ici a l'analyse phenomenologique de la conscience du
temps chez Husserl. Chaque action se deroulant au present possede son
propre horizon de sigr4ications passe (par retention du passe dirait
Husserl), dont les selections qui en ont ete tirees la determinent, et son
propre horizon de significations futur, parmi lequel d'autres
selections seront effectudes suite a cette action au present chaque moment
present sur l'axe temporel d'un systeme possede son propre passe qui le
determine et son propre futur qui s'ouvre devant lui. Ici encore, on retrouve
le double horizon de la signification, cette fois entre le passé et le
futur, un double horizon au centre duquel le moment present constitue
l'irreversibilite du temps, meme si la reversibilite de ce dernier est possible
au sein d'un systeme structure.
Luhmann pule du present's past, du
present's future et du present's present. Ainsi chaque
systeme social petit rdcuperer une action passee saisie comme un present
passé (past present) et identifier les autres possibilites de
selections inscrites clans l'horizon de significations qui auraient pu etre
actualisees a cc moment tenant compte des selections passees et des
possibilites de selections futures de ce present passé, comme it peut
identifier les autres possibilites de selections adjacentes a
une selection qui est effectude au moment present (present present)
et qui fera desormais partie du passé, comme ii peut aussi prevoir
l'horizon de significations ou de possibilites de selection dans lequel est
inscrit un present futur (future present) souhaite pour ainsi
planifier une action dans le present present. Ce present present est alors
identifie comme un present passe du present futur que l'on veut atteindre par
planification. C'est par Le concept de modalite temporelle reflexive
que Luhmann decrit cette capacite des systemes de selectionner une ou des
selections passees ou une ou des selections futures eventuelles dans l'horizon
temporel pour motiver et orienter une selection
dans le moment present. Les evenements passes d'un
systeme social peuvent etre reselectionnes par celui-ci comme ils peuvent etre
mis de cote comme elements d'un horizon de signification qui sont sans
importance (non significatif) pour le moment present (Luhmann parle alors d'une
neutralisation de l'histoire, surtout dans le systeme economique), de la meme
maniere que des evenements futurs peuvent etre preselectionnes comme evenements
souhaites vers lesquels les actions et communications presentes sont orientees.
En fait, tout est question de selection auto-referentielle actuelle du systeme,
combine a et en fonction de l'observation des evenements passes et des
possibilites d'actions futures du systeme et de l'environnement complexe
(l'environnement innediat, l'environnement interne, l'environnement global ou
societal et ses regions). Chaque systeme social possede sa propre temporalite,
it experimente son environnement et agit dans son environnement a son propre
rythme, it prend son temps (et on peut avancer que cette temporalite
propre a chaque systeme est une caracteristique des societes modemes
differenciees, comparativement aux societes archaiques et traditionnelles dans
lesquelles le temps semble plus homogene). Le temps n'est plus saisie comme une
suite lineaire d'evenements se determinant les uns apres les autres depuis une
genese fondatrice mythique ou selon une tradition particuliere. La
differenciation progressive des societes amene, depuis les 17`eme et
18`x'` siecles, une differenciation et une complexification de la
dimension temporelle des systemes sociaux que Luhmann propose de saisir
phenomenologiquement et non plus comme un mouvement dialectique en
eclosion (Hegel et Marx), ni d'une perspective nihiliste ou pessimiste, comme
celle de Nietzsche ou de Weber, envisageant le temps comme le mouvement d'un
appauvrissement et d'un nivellement des valeurs ou d'un desenchantement du
monde. Line conception universaliste du temps serait anachronique clans les
societes modernes et fortement clifferencides. Luhmann s'oppose d'ailleurs aux
theories detertninistes de l'histoire partagees par les penseurs d'allegeance
hegelienne et marxiste en distinguant une orientation technologique d'
une orientation utopique vers le futur, celle-ci orientant les actions
presentes vers un present's future unique, utopique et inatteignable
(la societe socialiste et ensuite communiste, ou tout autre projet de societe
utopique), qui s'eloigne au fur et a mesure que nos actions selectives
presentes nous en rapprochent, et la premiere orientant les actions presentes
en fonction de programmes d'action planifies vers un future
present anticipe et selectionne parmi un horizon de possibilites futures.
Le futur vers lequel est tournee cette orientation technologique est un
open future, un futur
comprenant une pluralite contingente de possibilites
et non pas une necessite unique et predetermine historiquement. Une multitude
de system-histories selectives, autoreferentielles et
contingentes (de multiples petites histoires disait Michel Maffesoli lors d'une
conference sur la post-modernite) ont lieu sirnultanement dans ce que Luhmann
appelle le world-time qui represente la temporalite
du systeme societal (le monde). Comme les differents systemes peuvent observer
les actions qui se deroulent dans les systemes environnants et entrer en
relation avec eux en tenant compte de la temporalite de chacun et de celle qui
leur est propre, les systemes sociaux peuvent aussi accompagner
l'auto-observation de leur temporalite avec une observation de la temporalite
du monde social dans son entier, une temporalite societale dont r histoire
purement contingente est envisa2ee par Luhmann comme etant le processus
d'evolution auquel sont soumis ['ensemble des systemes sociaux dans leurs
structures et dans leur differenciation.
2.1.4. La theorie de revolution.
L'evolution societale n'est pas envisagee par Luhmann
comme un proces teleologique, elle ne peut etre planifide comme un systeme
social petit le faire concernant ses actions communicatives eventuelles. Elle
est la resultante contingente de ['evolution de chaque systeme social contenu
dans la societe, des evolutions particulieres qui, elles, peuvent etre
planifiees vu le caractere auto-referentiel et reflexif des (sous-) systemes
sociaux. Luhmann reprend les concepts darwiniens de variation,
de selection et de stabilisation
pour decrire comment revolution des systemes sociaux se realise.
Ces trois concepts representent en fait les trois mecanismes de revolution des
etres vivants transposes aux systemes sociaux : le mecanisme de variation est
la capacite de negation inherente au langage; le mecanisme de selection est
possible grace a rauto-reference des systemes sociaux et a r horizon de
significations qu'est l'environnement social et offrant des informations et
significations alternatives a celle rejetee par le mecanisme de variation;
finalement le mecanisme de stabilisation est la capacite de former systeme par
l'auto-reproduction des communications selectionnees. Ces trois mecanismes
representent en fait les conditions de possibilite internes de revolution d'un
systeme social. C'est ['augmentation de la population mondiale (du nombre de
systemes psychiques), des communications qui se deroulent dans la societe et
par
consequent de la complexite de l'environnement social,
qui rend necessaire l'evolution des systemes sociaux et surtout la
transformation du type de difterenciation sociale. Luhmann identifie
trois types de differenciation des systems sociaux : la segmentation,
la stratification et la differenciation fonctionnelle,
la premiere correspondant aux societes archaiques, la seconde aux societes
aristocratiques composees de classes sociales distinctes et la derriere
correspondant aux societes modernes complexes. La differenciation segmentaire
signifie que les sous-systemes qui se differencient sont egaux, ils prennent la
forme de systemes sociaux axes sur la descendance et l'appartenance a des
tribus, ils sont des systemes sociaux paralleles les uns par rapport aux
autres, non hierarchiques entre eta et orientant leurs communications
vers la reproduction de l'instance supra-systemique (l'apex du systeme social
global, c'est-idire le mythe). La differenciation stratifide, quant a elle,
cree des sous-systemes inegaux les uns par rapport aux autres, c'est-i-dire que
les chances d'acceptation des communications provenant du bas de la hierarchic
sociale vers les hautes spheres aristocratiques sont tres faibles, mais chaque
sous-systeme repose sur l'egalite des chances de reussite des communications
internes au sous-systeme; a l'interieur d'un sous-systeme particulier dans la
hierarchie sociale, les individus ont tour les memes chances de voir leurs
communications acceptees par le destinataire. Comore les systemes differencies
par segmentation, les systemes sociaux stratifies orientent leurs
communications vers la reproduction de l'apex du systeme social global
(l'aristocratie, la royaute, la tradition). Cette transformation du type de
differenciation est attribuable a ('augmentation de la faille de la societe et
par consequent a la necessite de reduire la complexite des communications en
differenciant des sous-systemes n'ayant pas les memes chances de reussite des
communications. Le type de differenciation sociale oriente vers une fonction,
le type propre aux societes modernes, cree des sous-systemes fonctionnels
autonomes ouverts a n'importe quel individu, donc qui sont egaux, mais
orientes vers une fonction specifique qui leer donne une perspective
particuliere sur l'environnement social et cree donc une certain inegalite
entre les sous-systemes. Chaque sous-systeme est auto-referentiel et ne depend
que de lui-meme pour se reproduire, du moms tant que les autres sous-systemes
fonctionnels remplissent leurs fonctions adequatement; it est auto-referentiel,
tout en se referant a l'environnement, mais en ne voyant pas en celui-ci une
instance suprasystemique a reproduire.
Pour conclure, rappelons que ridee integrative
derriere les theories des systemes, de la communication et de revolution
presentees par Luhmann est que robjet d'etude du sociologue s'incarne dans des
communications entre des individus, des communications qui prennent la forme de
systemes plus ou moires structures et, surtout, autonomes par rapport aux
individus conununiquants; des systemes s'auto-reproduisant selon des codes (des
schernatismes) determinants les actes langagiers des individus. C'est en
opposition a cette caracteristique essentielle de la perspective theorique de
Luhmann sur la realite sociale, c'esta-dire l'auto-reference du systeme, aussi
en opposition a toute forme de theorisation de ('experience sociale qui
s'eloigne du monde vecu total et partage des individus qui
communiquent que Habermas propose son concept de rationalite
communicationnelle.
2.2. La theorie de raitir communicationnel de Jurgen
Habermas
C'est au sein de la tradition theorique de l'Ecole de
Francfort que s'inscrit l'oeuvre de Jurgen Habermas. Sa theorie de l'agir
communicationnel se veut, en fait, un renouvellement de la Theorie critique
propos& par Max Horkheimer et Theodor Adorno, a laquelle Habermas veut
fournir une base normative dont ii remarque l'absence dans les &tits des
deux sociologues. Selon Habermas, le depassement de la theorie
traditionnelle (la tlzeoria de l'ontologie arecque) par la
Theorie critique de Horkheimer et Adorno, ou le depassement de la
rationalite objectiviste et instrumentale (une irrationalite selon ces
derniers), qui domine au sein des societes modernes et qui separe le sujet de
('objet, par une rationalite dialectique et critique qui reunit le sujet et
l'objet et replace la relation sujet / objet dans la realite sociale et
historique de laquelle elle provient, est incomplet et reste impregne
d'idealisme (malgre cette volonte de replacer la theorie et la Raison sur leur
substrat concret et historique) s'il n'est pas accompagne d'une
conceptualisation de 1' intersubjectivite langagiere qui constitue
cette realite socio-historique (le monde vecu) et qui permet cette relation
critique et normative entre lc sujet et I 'objet. C'est le concept de
rationalite communicationnelle que Habermas propose pour completer le
depassement de cette relation objectiviste et instrumentale qui unit les sujets
individuels et sociaux des societes modernes aux objets physiques et sociaux,
un depassement vers la comprehension de la relation qui unit, selon Habermas,
une realite divisee en un monde objectif, un monde social et
un monde subjectif, avec des sujets sociaux qui interagissent et qui
tentent de s'entendre et de faire consensus sur les definitions qu'ils
veulent se dormer des
objets composant ces trois mondes. Je reparlerai plus
loin de ces trois mondes et des objets qu'ils contiennent. Sachons tout de
suite que Habermas insiste sur la presence d'un monde social et d'un monde
interieur ou subjectif, deux mondes qui accompagnent toujours le monde objectif
des etats de chases eristants lorsqu'on entre en relation cognitive
avec lui. Le concept de rationalite communicationnelle est un concept
englobant l'agir teleologique oriente vers le monde objectif,
l'agir regule par des normes oriente vers le monde social ou normatif
et l'agir dramaturgique oriente vers le monde subjectif.
Nous verrons egalement que, pour Habermas, les mondes social et subjectif
sont impliques dans ce qu'il appelle la reproduction symbolique du monde
vecu, alors que le monde objectif constitue le substrat materiel du
monde vecu. Mais avant de presenter le point de vue de Habermas stir le
concept de monde vecu, ii est essentiel de prendre connaissance du modele de
rationalite de l'agir qu'il propose.
2.2.1. Le concept de rationalite.
C'est dans un de ses premiers ouvrages,
Connaissance et Interet24, que Habermas entend presenter
l'incompletude de la tentative des instigateurs de la Theorie critique de
depasser la rationalite objectiviste et instrumentale de l'action, une
rationalite typique aux societes modernes. Cette volonte de formuler une
critique complete de la rationalite instrurnentale, une critique reposant sur
intercomprehension et l'entente langagieres entre des individus en
interactions, reste tout aussi manifeste et devient centrale dans son
ouvrage Theorie de l'agir communicationnel. Dans cet ouvrage, Habermas
propose de reformuler le concept de rationalite, qu'il presente comme le theme
central de la philosophic. C'est une rationalite qui prend une distance
critique des concepts de Sujet transcendantal et d'Absolu soutenus par la
tradition idealiste de Kant et de Hegel, qui remet en question le concept de
rationalite a la base de la philosophie du Sujet, celle de l'idealisme allemand
et des traditions cartesienne et husserlienne; qui souhaite aussi prendre
distance face a toute philosophie ontologique, c'est cette rationalite plus
modeste, plus concrete, anthropocentrique, que Habermas tente de definir. C'est
en tant que theorie post-metaphysique et aussi post-hegelienne, ainsi qu'en
tant que radicalisation du tournant linguistique de la philosophie
contemporaine, qu'il faut
2 HABERMAS, Jiirgenrucp
Paris, Gailimard, 1979, 386 p.
comprendre le nouveau concept de rationalite que
propose I'auteur. Meme si Hegel envisageait un Absolu post-metaphysique et
historique, it etait toujours question dans sa doctrine d'un Esprit Absolu vers
lequel le processus dialectique de I'histoire nous dirige inevitablement.
Definir la Raison, c'est avant tout comprendre l'activite langagiere qui
distingue I'homme de toute autre forme de vie et par laquelle celui-ci
coordonne et oriente ses actions avec celles de ses semblables en vue d'une
« Bonne vie o, une activite langagiere par laquelle des sujets sociaux
argumentent et tentent de creer et surtout de maintenir des consensus ephemeres
et faillibles sur des orientations d'actions, ceci sans domination.
Pour Habermas, philosophie et sciences sociales ainsi que theorie de la
rationalite et theorie de la societe doivent etre reunies pour definir un
concept de Raison qui saisit celle-ci concretement dans ses manifestations
langagieres, dans la realite sociale et normative dans laquelle elle performe,
qui exciut toute definition idealiste ou metaphysique de la Raison.
12.2. La theorie weberienne du processus de rationalisation
socio-culturelle de l'Occident.
Toujours dans son ouvrage Theorie de l'agir
communicationnel, Habermas accompagne cette reinterpretation langagiere du
concept de rationalite par une critique de la theorie de l'action de Max Weber
et de la theorie du systeme d'action de Talcott Parsons. C'est sa volonte de
reunir philosophie et sciences sociales par une theorie de la rationalite
communicationnelle qui pousse Habermas a reinterpreter les classiques de la
sociologie, comme it le fait du discours philosophique modeme. Au lieu de
presenter l'action sociale par laquelle se manifeste la Raison, comme le fait
Weber, par le biais des motivations et des orientations d'action d'un sujet
individuel, comme la manifestation d'une rationalite par rapport a une fin
et orientie par des valeurs, qui tient compte certes des valeurs
collectives dans ('orientation de l'action individuelle, mais qui donne
priorite a la Zweckrationalitat et qui par consequent reste
prisormiere d'une rationalite teleologique et instrumentale, Habermas souligne
1' importance de se pencher sur les proces d'intercomprehension langagiere
et d'entente communicationnelle. Selon Habermas, Weber voit juste dans sa
comprehension et sa presentation du processus de rationalisation
socio-culturelle de l'Occident, un processus qui ouvre le chemin a une
domination de la rationalite instrumentale et a un desenchantement
du
monde. Mais, comme Horkheimer et Adorno et leur
Theorie critique et dialectique de la relation sujet / objet, comme Marx et
Lukacs et leur concept deterministe de revolution proletarienne, une
theorisation des actes langagiers d'individus qui souhaitent
coordonner leurs plans d'actions et qui se referent a un monde vecu
commun manque a la pensee de Weber : langage, consensus et
monde vecu sont a la base des concepts d'agir conununicationnel et de
rationalite communicationnelie, et ils sont absents de la theorie monologique
et mentaliste du processus de rationalisation socio-culturelle occidentale
presentee par Weber. La principale erreur de Weber, aux yeux de
Habermas, est d'avoir fait de la rationalite par rapport a une fin
le point d'aboutissement du processus de rationalisation socio-culturelle
de 1' Occident, d'avoir adopte une perspective pessimiste face a ce
processus en le presentant unilateralement et sans nuance corrune le
desenchantement du monde provoquant perte de sens et de liberte et en n'ayant
pas tenu compte de la liberation du potentiel de rationalite contenu dans le
langage, une liberation rendue possible par ce passage des images
metaphysico-religieuses du monde, propres aux societes pre-moderns, a des
structures de conscience moderns. C'est par ce processus de
rationalisation, cette mise en langage du consensus normatif assure par le
sacra, ou comme dirait Durkheim ce passage d'une solidarite mecanique a
une solidarite organique, qu'eclatent ces images metaphysicoreligieuses
monolithiques en spheres de valeurs culturelles differencides et rendues
accessibles pour une critique langagiere de la part des sujets en interactions_
Ce sont les spheres de valeurs du vrai, du bien et du beau, presentees par
Habermas comme etant les spheres de valeurs cognitives-instrumentales,
morales-pratiques et esthetiques-expressives. Weber a souligne cette
differenciation, en la presentant comme l'apparition d'un polytheisme des
valeurs, mais it a ignore les potentiels de critique normative (de la sphere de
valeurs moralespratiques) et d'auto-critique subjective (de la sphere de
valeurs esthetiques-expressives) liberes par cet eclatement des images
metaphysico-religieuses des societes traditionnelles et mythiques, et it a fait
de la rationalite cognitive-instrumentale et de l'action rationnelle par
rapport a une fin le modele de rationalite hegemonique, incarne dans
l'entreprise capitaliste et dans l'Etat bureaucratique moderne et provoquant
perte de sens et de liberte.
2.2.3. Le concept d'agir communicationnel.
C'est ce pessimisme de Weber que Habermas veut
&passer en proposant un modele de rationalite ou d'agir rationnel qui
replace celui-ci dans son contexte interactionnel et langagier, darts lequel
l'agir est soutnis a la critique, qui tient compte aussi des spheres de valeurs
morales-pratiques (le monde social) et esthetiques-expressives (le monde
subjectif), sousestimees par Weber. A l'orientation unilaterale des theories de
('action et de la rationalisation socio-culturelle de Weber vers la rationalite
instrumentale et monologique, Habermas propose un modele communicationnel, ou
consensuel, d'action et de rationalite :
« Si nous partons de l'application
non-communicationnelle d'un savoir propositionnel dans des actions
dirigees vers un objectif (...), nous sommes spontanement pones a
privilegier le concept de la rationalize
cognitive-instrumentale qui a forternent marque, a
travers l'empirisme, l'autocomprehension du Moderne. Ce concept
comporte les connotations d'une affirmation de soi qui serait couronnee de
succes. Ce qui rend possible une telle auto-affirmation, c'est l'aptitude a
disposer en connaissance de cause d'un environnement contingent, ainsi que
l'adaptation intelligeme a cet environnement_ En revanche, si nous partons de
!'application communicationnelle d'un savoir propositionnel dans des actes
de langage, nous decidons spontanement en faveur d'un concept plus large de
rationalite ( ..). Ce concept de rationalize communicationnelle
comporte des connotations qui renvoient finalement a
l'experience centrale de cette force sans violence du discours
argumentatif. qui Dermet de realiser l'entsme et de susciter le consensus.
C'est dans le discours argumematif que des participants differents
surmontent la subjectivite initiale de leur conceptions, et s'assurent a
la fois de ('unite du mond ob-ectif et
d l'intersub'ectivite de leur cont xte de vi grace a la cortununaute
de convictions rationnellement motivees. »23
On constate dans cet extrait que Habermas donne
priorite au consensus arguments sur l'unite du monde objectif telle que vecue
par des sujets qui reussissent a &passer la relativite de leurs
perspectives particulieres. La distinction conceptuelle ainsi que la prise en
consideration des relations effectives et concretes entre, d'une part, la
rationalite instrumentale d'un sujet agissant dans un environnement contingent
objectif et social, et d'autre part, Ia rationalite communicationnelle de
sujets coordonnant leurs actions par l'echange d'arguments en vue d'un
consensus, cette distinction et cette prise en consideration sont centrales
dans Ia theorie de l'agir communicationnel de Habermas. D'une maniere semblable
a la difference entre un systeme et son environnement sur laquelle repose toute
la theorie de Luhmann, Habermas tient compte de la relation d'un sujet a un
environnement duquel it preserve son independance et son pouvoir d'action, mais
il est clair que sa theorie de l'agir
25 Op. cit., HABERMAS, 1987,
1, p.27.
communicationnel a comme telos la realisation du
consensus entre des sujets en interaction. Cet autre passage tire du premier
tome de La theorie de l'agir communicationnel montre bien cette
distinction conceptuelle importante et constitutive de la perspective et de
l'orientation theorique de Habermas:
« Plus grande (...) est la mesure de
rationalite instrumentale incorporde dans l'action, et plus grande est
pour les sujets qui agissent en vue d'un objectif l'independance a regard
des limitations qu'impose a leur auto-affirmation l'enNironnement
contingent. Plus grande est la mesure de rationalite
communicationnelle et plus large est, a l'interieur d'une communaute de
communication, la marge de jeu qui permet la coordination non-violente
des actions et la conciliation des conffits par un consensus (...). »
26
La conciliation consensuelle des conflits actuels et
potentiels entre des acteurs en communaute de communication (l'unite
intersubjective selon Husserl, ou le systeme selon Luhmann), des conflits
concernant la coordination de leurs plans d'action dans un monde objectif
contingent reconnu intersubjectivement, voila l'interet emancipateur que sat
l'agir communicationnel comme depassement d'une rationalite unilateralement
instrumentale et servant un interet technique et strateeique. C'est sur ce
concept d'agir communicationnel que nous allons maintenant nous pencher,
ceci pour mieux comprendre le processus langagier par
lequel les sujets d'interactions etablissent des consensus.
Les sources theoriques auxquelles se refire Habermas
pour elaborer son modele de rationalite communicationnelle sont nombreuses : it
se refere a la theorie de la communication de G. 1-1. Mead pour presenter
l'ontogenese du consensus sur le symbole linguistique et la norme, base de la
communication et de l'agir communicationnel; it effectue aussi un detour par la
theorie de la solidarite sociale de Durkheim pour montrer cette fois la
phylogenese de
communicationnel, qui permet le passage d'une
conscience collective mecanique et sacree a une conscience collective profane
differenciee et rendue accessible a la critique langagiere, a un agir
communicationnel; et it fait egalement reference a la pragmatique
formelle de L. J. Wittgenstein et a la theorie des speech acts ou
acres langagiers de J. L. Austin pour sa theorisation
du contexte langagier et argumentatif dans lequel Habermas reinsere le concept
de rationalite.
Le modele d'agir rationnel que presente Habermas
inclut et reunit un agir teleologique (ou cognitif-instrumental)
oriente vers un monde objectif dont les objets sont des etats de
choses existants, un agir regule par des normes (ou
moral-pratique) oriente vers un monde social dont les objets sont non
pas des etats de choses existants, mais des normes; et un agir
dramaturgique (ou esthetique-expressif) oriente vers un monde
subjectif compose d'experiences vecues subjectives (Habermas se
refere ici a Husserl et a Wittgenstein), auxquelles l'individu en action a un
acces privilegid, et oriente vers un public compose des autres participants de
l'interaction et face auquel l'agir dramaturgique se presente comme une
performance. L'agir regule par des normes est toujours aussi un agir
oriente vers le monde objectif, et l'agir dramaturgique est toujours
aussi un agir teleologique et normatif, toute performance d'un
individu en interaction s'inscrivant toujours dans et etant toujours Oriente
vers tin monde objectif d'etats de choses existants et un monde ou un contexte
normatif. Ces trois types d'agir rationnel s'inscrivent toujours dans tin
contexte interactionnel (la base du contexte social dans lequel Habermas veut
replacer le concept de rationalite), un contexte qui permet tine critique
langagiere et argumentative des pretensions a la validate qui
accompagnent l'action langagiere et qui sont defendues par des arguments par le
sujet qui agit. Dans le cas de l'agir teleologique a la base de toute action
sociale, les participants a. l' interaction soumettent a la critique les
opinions et les intentions de l'individu en action selon des
criteres de verite et d'efticacire. Le sujet qui agit alors
et dont l'action est soumise a la critique est le sujet epistemique.
L'agir teleologique est un ache locutoire, par lequel le sujet
dit quelque chose sur des etats de choses objectifs (Habermas se base ici sur
la theorie des speech acts de J. L. Austin). Lorsque l'on met l'accent
sur le contexte normatif dans lequel s'inscrit l'action, les participants a.
l'interaction soumettent a la critique argumentative la justesse normative
des maximes et devoirs auxquels se rapporte le sujet en action et
soumettent aussi a. la critique, si necessaire, la legitimate de la norme
elle-meme qui oriente l'action de l'individu. Celui-ci est alors nomme le
sujet pratique de l'action. L'agir regule par des normes, selon Austin
et Habermas, est un ache illocutoire, par lequel l'individu agissant,
en plus de dire quelque chose stir le monde objectif, fait quelque chose dans
un contexte normatif. Finalement, les participants a l'interaction soumettront
aussi a la critique la veracite et l'authenticite des
souhaits et des sentiments qui constituent le monde subjectif
ou interieur de l'individu en action et auxquels it se refere en Lain que
sujet pathique. L'agir
dramaturgique est un acre perlocutoire, par
lequel le sujet en action vise a produire un effet chez ses auditeurs, it veut
les convaincre de la validite objective, normative et subjective de son action
langagiere.
Le modele weberien de la Zweckrationalitat, de
['action rationnelle par rapport a une fin comme unique resultat du processus
de rationalisation occidentale, se voit &passe par un modele de rationalite
qui laisse place a la critique d'actions aux pretentions de rationalite,
d'actions non pas seulement teleologiques et instrumentales, mail d'actions qui
tiennent compte du contexte normatif dans lequel cites s'inscrivent
inevitablement et des experiences vecues du sujet qui agit et auxquelles le
sujet se refere avant d'agir, une critique avec une visee consensuelle et qui a
pour but la determination de situations d'actions. L'agir d'un
individu, lors d' une interaction, est communicationnel lorsque les
participants a cette interaction s'entendent sur la validite de l'acte dans son
orientation vers les trois mondes : objectif, social et subjectif. En
fait, l'agir communicationnel est un agir Oriente vers une fin a sa base, sauf
qu'i1 s'inscrit dans un contexte d' interactions dans lequel des actions
finalisees sont coordonnees par Fintercomprehension et ['entente langagieres :
['aspect teleologique et ['aspect communicationnel de Faction, ou comme
Habermas les nommait darts ses premiers ouvraees, le travail et l'
interaction, ne doivent pas etre envisages l'un sans l'autre.
2.2.4. Le concept de monde vecu
Cette critique de ['action d'un sujet par les
participants de ['interaction sociale dans laquelle cette action s'inscrit, ce
contexte de communication dans lequel on tente de faire consensus sur la
verite, l'efficacite, la justesse normative, la veracite et Fauthenticite des
pretentions a la validite d'un sujet en action, it reste
incomplet sans la comprehension du concept de monde vecu, que Habermas
emprunte a la tradition phenomenologique de Husserl et a la sociologie
de A. Schatz et T. Luclanann. Nous verrons plus loin que ce concept de monde
vecu, Habermas l'oppose au concept de systerne partage par Parsons et Luhmann.
Le monde vecu, tel qu'envisage par Habermas se basant sur Husserl, est
['ensemble des horizons de signification auxquels se referent les
individus lors d' interactions, un ensemble qui ne forme qu'un horizon dans
lequel le sujet se &place. 11 est une reserve commune de savoir
pre-langagier, pre-reflexif et pre-theorique, non
critique et non problematique, latent et opaque, une reserve d'arriere-plan de
certitudes et de convictions reappropriables, modifiables et critiquables
uniquement par le biais du langage et dans le cadre de situations d'action
quotidiennes dans lesquelles des acteurs tentent de s'entendre sur les
elements des mondes objectif, social et subjectif pour coordonner leurs
plans d'actions. Chaque situation d'action represente un decoupage
dans la symbolique du monde vecu, ceci dependant du theme aborde lors
de 1' interaction et dependant des elements des trois mondes. Ce decoupage
thematique du monde vecu se retrecira, s'elargira ou se deplacera en fonction
de la direction thematique que va prendre l'interaction, et le monde vecu
changera dans certaines parties de ses structures en fonction des remises en
question que peut necessiter le contact du monde vecu des acteurs avec la
realite concrete des trois mondes_ C'est lors de situations interactionnelles
quotidiennes dans lesquelles des acteurs veulent coordonner des plans d'actions
vers des objectifs individuels ou collectifs que leur monde vecu partage est
reproduit ou est modifie par une critique langagiere. Chaque individu est situe
dans un espace social et historique et traine avec lui le monde vecu qu'il
partage avec d'autres, ses contemporains ou les participants de ses
interactions passees, et qu'il se reapproprie dans une proportion relative lors
de situations d' actions. Le monde vecu est donc historique, et pour cette
raison Habermas insiste stir r importance de rapport theorique de
rherrneneutique philosophique de Gadamer pour supporter sa theorie de l'agir
communicationnel et du monde vecu, comme it insiste stir les ecrits de Mead,
Austin et Wittgenstein pour comprendre le monde vecu dans sa synchronie, a
travers r intercomprehension langagiere et l' interaction.
Comme je rai mentionne, Habermas se base sur la
phenomenologie de Husserl et stir la sociologic de Schatz et Luckmann pour
montrer la pertinence du concept de monde vecu dans sa theorie de l'agir
conununicationnel. Mais, comme it l'a fait avec la Theorie critique de
Horlcheimer et Adorno, avec la theorie de la rationalisation socio-culturelle
de Weber, comme it r a fait aussi, nous le verrons, avec la theorie parsonienne
du systeme de ('action, Habermas emploie une approche dialectique, it souhaite
depasser et combler les insuffisances de la phenomenologie husserlienne, de la
sociologie phenomenologique de Schatz et Luckmann et de la theorie des systemes
de Luhmann en proposant son concept d'agir communicationnel dans le cadre d'
interactions pour ainsi solutionner le probleme de l' intersubjectivite du
monde
vecu (un probleme, selon Habermas, non resolu par
Husserl et son concept de monde vecu transcendantal) et en insistant sur la
presence des trois composantes du monde vecu, soit la culture, la
societe et la personnalite pour &passer la notion de
monde vecu de Schutz et Luckmann qu'il juge culturaliste (comme it juge les
theories durkheimiennes et parsoniennes trop orientees vers la composante
societe et l'interactionnisme symbolique de Mead unilateralement
orients vers la composante personnalite).
Un long chapitre est consacre a cette revision du
concept de monde vecu par laquelle Habermas souligne l'importance de ramener le
monde vecu de son transcendantalisme husserlien vers sa reappropriation
quotidienne, profane et langagiere par les individus en interaction, ainsi que
l'inevitable presence comme composantes du monde vecu, en plus de la fonction
semantique d' intercomprehension par transmission du savoir culturel,
des fonctions de coordination de l'action par l'integration sociale et
de socialisation par la formation d' identites personnelles. Ces trois
composantes du monde vecu, soit la culture, la societe et la personnalite,
aussi importantes les unes que les autres, peuvent etre comprises comme ses
trois dimensions : la dimension semantique des traditions culturelles,
la dimension de l'espace social incluant des groupes socialement
integres et la dimension historique assurant la succession des
generations. Ces trois composantes du monde vecu se manifestent concretement
par la presence de schemas d'interpretation de situations d'actions
(la culture), d'appartenances sociales et de reglementations
institutionnelles (la societe) et de structures de la personnalite.
On constate que les composantes societe et personnalite, tout en
faisant partie du monde vecu, constituent les mondes social et subjectif des
situations d'actions dans lesquelles agissent et performent les acteurs, elles
ont un double statut : celui de composantes du monde vecu et celui d'elements
social ou subjectif des situations concretes d'interactions. Les schemas d'
interpretations offerts par la culture sont reappropriables lors de situations
d'actions (comme la societe et la personnalite sont des ressources
accessibles), mais ne constituent pas des elements concrets immediatement
presents dans ces situations d'actions. Cette possibilite de reappropriation et
de critique langagiere des composantes du monde vecu Tors de situations
interactionnelles permet a Habermas de qualifier le monde vecu comme etant
quasi-transcendantal. Quanta lui, le monde objectif represente le substrat
materiel du monde vecu, face auquel I'agir prend une forme teleologique et
finalisee. C'est dans le monde
objectif qu'au fil du processus de rationalisation
socio-culturelle, du processus de rationalisation du monde vecu, se forment des
systemes d'action autonomes, ceux de l'economie capitaliste et de 1'Etat modern
bureaucratique et technocratique, en processus de disjonction avec le monde
vecu, selon Habermas.
2.2.5. La disjonction entre systeme et monde vecu.
Cette possibilite qu'ont les acteurs sociaux de
critiquer et de modifier le savoir pre-reflexif du monde vecu collectif et
historique dans le cadre de situations interactionnelles, elle est Liberec par
le processus de rationalisation du monde Veal (d'abord saisi d'un
point de vue pessimiste par Weber et d'un point de vue utopique et deterministe
par Marx - et ces deux auteurs n'employant pas l'expression monde vecu) faisant
passer des images mitaphysicoreligieuses, propres aux societes
archaiques et traditionnelles et dans lesquelles le monde vecu est reproduit
integralement par le langage a travers le mythe et la transmission des
traditions (sans etre critique), aux structures de consciences modernes
dans lesquelles la differentiation des spheres de valeurs
cognitives-instrtunentales, morales-pratiques et esthetiques-expressives, des
mondes objectif, social (societe) et subjectif (personnalite), permettent cette
reappropriation critique du monde vecu. Ce processus de rationalisation du
monde vecu se fait au niveau de ses trois composantes, c'est-i-dire celui de sa
reproduction symbolique (culture, societe et personnalite), comrne au niveau de
son substrat materiel (le monde objectif des situations d'actions). Schemas d'
interpretations culturelles, appurtenances, identites et normes sociales,
structures de la personnalite ainsi que les activites economiques et
politiques, disons la culture, la societe, la personnalite et le substrat
materiel economique et politique du monde vecu, se differencient
progressivement dans le passage des societes mythiques et traditionnelles aux
societes modernes. C'est ce que Habermas appelle la disjunction entre
systeme et monde vecu, entre l'activite finalisee et instrumentale rendue
autonome et etant necessaire a ('auto-reproduction de I'Homme, et les fonctions
d'intercomprehension, de coordination de l'action et de socialisation remplies
par les composantes du monde vecu a travers le consensus langa2ier. La
reproduction du monde vecu se realise a deux niveaux : it y a reproduction
symbolique par l'intercomprehension langagiere et it y a reproduction
materielle par l'activite rationnelle orientee par une fin. Cette derniere dolt
combler les
exigences de survie que rencontrent les individus et
les collectivites, par le biais de l'economie et de l'organisation politique.
Dans le cadre du processus de rationalisation du monde vecu, cette reproduction
materielle passe progressivement et relativement d'une economie de subsistance
(societes archaiques et mythiques de chasseurs et cueilleurs, societes
traditionnelles et agricoles) a une economie de plus en plus differenciee des
schemas d' interpretations culturelles, des identites sociales et
individuelles, axee sur le travail salarie separe de la vie domestique, sur la
production de masse et stir l'accumulation du capital. Elle passe egalement
d'une organisation politique basee stir la parente et la descendance a une
organisation politique etatique et autonome par rapport au monde vecu, reposant
sur l'autorite de fonction. Plus le processus de rationalisation du monde vecu
progresse, plus sa reproduction materielle se complexifie et necessite du meme
coup l'instauration de mediums reg,ulateurs comme ['argent et
le pouvoir pour remplacer le langage qui ne suffit plus a la
coordination des actions. Bien stir, le langage reste le support de la
communication, mais it se soumet progressivement aux mediums que sont l'argent
et le pouvoir. Habermas ne s'insurge pas contre ce processus de rationalisation
du monde vecu, car celui-ci permet la differenciation des trois composantes du
monde vecu et les rend ainsi disponibles et accessibles a une evaluation et
tine reproduction critiques par le langage, par les arguments et la volonte des
acteurs sociaux. II ne s'insurge pas non plus contre le processus de
disjonction progressive entre systeme et monde vecu qui accompagne le processus
de rationalisation, cette disjonction etant necessaire pour mieux gerer la
complexite croissante de la reproduction materielle des societes modernes
naissantes et des societes contemporaines_ Ce contre quoi Habermas dresse et
oppose ses concepts de rationalite et d'agir conununicatiormels, c'est ce qu'il
appelle la colonisation du monde vecu par les imperatili
fonctionnels du systeme, Ia soumission de ['integration sociale
comme type d'integration de la societe tenant compte des orientations
d'action coordonnees par le langage, a l'integration systemique
qui ne tient compte que des effets des actions dans tin systeme
autonomise par rapport au monde vecu; ce qu'il decrit comme les paradoxes d'un
processus de rationalisation du monde vecu qui, tout en permettant Ia mise en
langage du monde vecu des acteurs sociaux et son accessibilite pour la critique
par la differenciation de ses composantes, provoque aussi le rejet du monde
vecu en marge du systeme, sa colonisation par des imperatifs fonctionnels qui
transforment culture, societe et personnalite en des realites objectivees et
instrtunentalisees, manipulables par les sciences
empirico-analytiques et de plus en plus
soustraites aux sciences historico-hertneneutiques et praxeologiques
(des sciences praxdologiques remplacees par le concept d'agir
communicationnel dans la theorie de l'agir communicationnel).
12.6. Le concept de societe a deux niveaux.
Les imperatifs fonctionnels et systemiques des
societes modemes ainsi que les composantes du monde vecu assurant les fonctions
d'imercomprehension, d'integration sociale et de socialisation doivent etre
inclus dans un meme concept de societe pour ainsi eNiter de saisir et de
presenter unilateralement les societes modernes comme une realite sociale
completement soumise aux systemes formes par les effets des actions qui s'y
deroulent, ou comme une realite sociale qui ne depend que de la volonte et des
motivations d'acteurs sociaux inscrits dans un monde vecu, negligeant ainsi les
systemes autonomes independants du monde vecu et rendus necessaires dans les
societes modemes complexes. C'est un concept de societe a
deux niveaux que Habermas propose, incluant
systeme et monde vecu ainsi qu' une theorisation du processus de disjonction
progressive et necessaire entre ceux-ci, le processus qui anime le passage des
societes mythiques et tribales, d'abord egalitaires et ensuite hierarchisees,
aux societes traditionnelles de haut niveau culturel et stratifides en classes
politiques, sujettes d'un Etat souverain, jusqu'aux societes modemes
constitudes de classes economiques et soumises a un Etat technocratique. Dans
les societes mythiques, les trois types de pretentions a la validite (se
rapportant aux mondes objectif, social et subjectif, aux agirs teleologique,
normatif et drarnaturgique), de meme que les trois composantes du monde vecu
(culture, societe et personnalite), forment un tout monolithique preserve par
le mythe constamment reactualise et reproduit par une pratique rituelle et par
des interactions quotidiennes elles aussi fortement ritualisees. Le monde vecu
n'est pas disponible pour une critique langagiere. Quant a elle, l'integration
des effets des actions (l'integration systemique) se veut transparente et
latente, elle est parasitaire a l'integation sociale en ce sens qu'elle ne
repousse pas le monde vecu a sa marge, elle est soumise a la reproduction
rituelle d'un monde vecu monolithique. Les debuts du processus de detachement
entre systeme et monde vecu (entre integration systemique et integration
sociale) et de differenciation des composantes du monde vecu (de mise en
langage du sacre dirait Durkheim) s'effectuent dans le passage des
societes tribales hierarchisees par le prestige
accorde aux differentes descendances vers les societes dont l'organisation
politique n'est plus celle du syskme de parente, mais celle d'un Etat souverain
differencie des structures genealogiques et auquel des classes politiques
stratifiees sont relives inegalement selon leur pouvoir d'action
politico-economique. C'est durant cette periode que des systemes d'action
autonomes et fonctionnellement specifies commencent a se former et a se
differencier du monde vecu des groupes et acteurs sociaux, du systeme de
parente comme integration systemique latente et transparente dans 1'
integration sociale, d'abord une differenciation du systeme politique par la
formation d'un Etat souverain, et progressivement celle d'un systeme economique
capitaliste sous forme de marche stabilisateur des rapports de classes_ Les
mediums de regulation du systeme que sont l'argent et le pouvoir sont
suffisamment differencies, developpes et etendus dans les societes de classes
economiques, modernes et complexes, pour pouvoir compenser la lourdeur
inherente I 'intercomprehension langagiere dans les relations politiques et
economiques entre acteurs sociaux (groupes ou individus). Parallelement a ce
processus de differenciation et d'autonomisation par rapport au monde vecu de
l'organisation politique etatique et du marche economique capitaliste, les
composantes du monde vecu et les spheres de valeurs (cognitivesinstrumentales,
morales-pratiques et esthetiques-expressives) se differencient elks aussi les
ones par rapport aux autres et permettent la reappropriation langagiere et
critique du monde vecu et ('apparition de formes generalisees de
communication qui se cristallisent autour des spheres de valeurs
differenciees et reposant sur des savoirs soit cognitifs-instrumentaux (les
savoirs scientifique et technique), soit moraux-pratiques (les savoirs
juridique, ethique, religieux) ou soit esthetiques-expressifs (les arts), des
formes generalisees de la communication qui deviendront plus faciles d'acces
par le developpement d'un espace public diargi grace aux
technologies de communication que sont l'ecriture, la presse, les
medias electroniques. On constate done, comme Habermas, que dans ce long
passage des societes mythiques et tribales aux societes modernes, complexes,
stratifides economiquement et dont les acteurs sociaux sont sujets, ou plutilt
clients d'un Etat de plus en plus technocratique, dans le long processus de
modernisation des societes occidentales, des paradoxes s'installent
entre, d'un part, les imperatifs systamiques et fonctionnels, ceux des syskmes
autonomes de
econoinie capitaliste et de l'Etat administratif et
technocratique avec leurs mediums de regulation respectifs (l'argent et le
pouvoir), necessaires a la reproduction materielle du monde
vecu, et d'autre part, les fonctions
d'intercomprehension, d'integration sociale et de socialisation assurees par
les trois composantes differencides du monde vecu et accessibles une
reappropriation et a une reproduction langagieres et critiques dans le cadre de
formes generalisees de la communication et d'espaces publics. En d'autres
termes, tine technocratie et ses imperatifs fonctionnels colonisent une
democratic d'acteurs sociaux souhaitant s'entendre pour coordonner leurs
actions, tine colonisation systemique qui envahit progressivement le monde vecu
en imposant ses mediums que sont l'argent et le pouvoir aux communications
langagieres, en substituant progressivement et dans une certain mesure ses
codes pre-langagiers et pre-critiques, les pretentions nominales de ces
mediums, aux pretentions a la validite critiquables de celui qui s'exprime par
le langage. Au lieu de se completer sous l'instance d'un droit et d'une morale
etablis communicationnellement, systeme et monde vecu sont en lutte dans nos
societes contemporaines.
Cette necessite d'un concept de societe a deux
niveaux, Habermas n'est pas le seul a en avoir senti l'urgence au sein de la
theorie sociologique. C'est un concept semblable que propose Talcott Parsons
dans sa theorie du systeme d'action. Parsons tentera de conserver l' heritage
neo-kantien de la theorie weberienne en incluant dans sa theorie les
orientations d'actions selon des valeurs, en faisant dependre l'action sociale
du sujet, certes, des imperatifs fonctionnels du systeme politique (le systeme
des buts que se fixe la personnalite) et du systeme de la communaute societale
(la societe) dans leur relation au monde ambiant (par le biais du systeme
economique), mais aussi des modeles culturels; en faisant dependre, dans sa
hierarchie de controle comme reappropriation de l'idee vveberienne
d'effectuation des valeurs, les systemes economique (le monde ambiant),
politique (la personnalite) et de la communaute societale (la societe) de la
culture, plus riche en quantite d'informations susceptibles d'orienter
l'action. Dans le premiere version de sa theorie, la composante culturelle du
monde vecu ne prend pas encore la forme d'un system autonome au meme titre que
le monde ambiant comme systeme economique, la personnalite comme systeme
politique et la societe comme systeme de la communaute societale. Parsons tient
toujours compte du monde vecu qu'il identifie a la culture et
ses modeles d'interpretations, meme s'il systematise les composantes societe et
personnalite; systeme et monde vecu ne sont pas assimiles totalement l'un a
l'autre, comme le souhaite Habermas. Mais la version finale de sa theorie du
systeme d'action fait du
monde vecu un systeme autonome, le systeme culturel,
mix cotes des systemes societal, politique et economique; it reduit
l'importance de sa hierarchie de controle et fait de la culture (ce qui restait
du monde vecu encore non systematise dans sa theorie) un systeme comme les
autres. Selon Habermas, la theorie du systeme d'action sociale de Talcott
Parsons ne permet pas, elle non plus, de se distancer de la relation
monologique et prelangagiere d'un sujet en action avec ['objet de son action.
Parsons aura compris ['importance de systematiser la theorie weberienne de
['action pour ainsi la rendre plus apte a saisir les contextes autonomes et
systemiques typiques des societes modernes, il aura compris ['importance de
faire appel a une theorie des systemes (comme Luhmann apres lui) pour saisir la
complexite des societes modemes et des systemes d'actions autonomes
qui s'y developpent, mais une comprehension de la societe par une theorie
systemique ne peut etre etendue, selon Habermas, a celle de la culture et de la
personnalite du sujet qui agit. La composante societe du monde vecu peut etre
systematisee, la necessite des systemes sociaux autonomes darts les societes
modemes complexes ['obligeant, mais la culture, la societe et la personnalite
forment, selon Habermas, les trois composantes inseparables du monde vecu
auxquelles les acteurs sociaux se referent comme a une totalite lorsqu'ils
interagissent, trois composantes qui soot reappropriees par les sujets a
travers le langage lors d'interactions. Effectivement, la complexite des
societes modemes necessite l'autonomisation de mediums de communication, tels
['argent et le pouvoir, la systematisation d'interactions de certains types,
tels l'economie, la politique, la science, mais le processus de socialisation a
la base de [a formation de la personnalite de l'individu et la presence de
modeles et de valeurs culturelles desquels dependent les normes sociales et les
identites sociales orientant l'action ne peuvent s'autonomiser en systemes
autonomes sans creer des pathologies sociales et restent dependants du
langage et de la volonte des acteurs sociaux.
CHAPITRE III
LES RECENTS DEVELOPPEMENTS DE LA POLEMIQUE ENTRE
LUHMANN ET HABERMAS CONCERNANT LE MONDE VECU
Ces presentations idiosyncratiques de la theorie des
systemes et de la theorie de l'agir communicationnel etant realisees, voici
maintenant une presentation des recents developpements du debat entre Luhmann
et Habermas sur le monde vecu intersubjectif Mon objectif est d'identifier dans
leurs traits les plus generaux les divergences entre les pensees des deux
sociologues sur l'intersubjectivite du monde vecu, sans aucune intention
d'exhaustivite de ma part. Il s'agit davantage d'une etude exploratoire que
d'une analyse detaillee.
Je debate cette troisieme section avec la presentation
de trois modeles cornmentes imageant les structures et la conception du monde
vecu telles qu'envisagees par Husserl. Luhmann et Habermas, question de se
rappeler les grandes lignes de ce qui a ete vu jusqu'a present. Darts les deux
derniers modeles, les elements de celui imageant le monde-de-la-vie
intersubjectif husserlien seront presents, ceci pour montrer comment Luhmann et
Habermas se reapproprient cbacun la pensee de Husserl. Sur la base de ces trois
modeles, la presentation de la polemique entre Luhmann et sa theorie des
systemes et Habermas et sa theorie de l'agir communicationnel
suivra.
3.1. Les trois modeles : Husserl et l'intersubjectivite
du monde-de-la-vie. Luhmann et le systeme comme perspective auto-referentielle
dans et sur le monde vecu (la societe), Habermas et I'agir communicationnel
comme notion complementaire au concept de monde vecu
L'intersubjectivite du monde-de-la-vie selon
Husserl.
Unites intersubiectives, dans la communautie
universelle des monades
synthes/ empathie
co-validante ilerBans
Monde obiectif dans Experience
d'autrui
on nature intersubiective comme corps
asvcbo-obvsioue
intende viva ou monde-de-la-vie) et comme ce
mai m'est etramer
Perception \dansir Perception
et synthese et synthese
primordiales Vecus de conscience
primordiales
temnorels de Pito
Quatre elements principaux sont presents dans ce
modele du monde-de-la-vie husserlien : le vecu de
conscience temporel (le temps : souvenirs, retentions et protentions
des vecus) comme intuition originaire et primordiale dans lequel est constitude
l'experience du monde des choses et des autres, l'experience
d'autrui comme corps psycho-physique et comme conscience etrangere, ['unite
intersubjective au sein d'une communaute universelle rendues possibles par
l'empathie (intersubjectivite), et la constitution intersubjective
synthetique et co-validante du monde objectif compris comme nature
intersubjective (le monde-de-la-vie, le monde vecu). Voyons maintenant comment
Luhmann et Habermas se reapproprient ce modele husserlien :
Luhmann et la theorie des systemes comme
perspectives auto-referentielles dans et sur le monde vecu Oa societe)
(egalement dans et sur l'environnement).
![](Le-concept-husserlien-de-monde-vecu-intersubjectif--dans-la-theorie-des-systemes-de-Niklas-Luhm1.png)
intersubjectivite (systems sociatrc)
Environnement (meaning incluant
Sys. soc. et
psy.)
ension factuelle du sens 1 monde otectif
111.1 (Societe (monde vieulDimensimaccjitle_du sgui J
Amenytisckti t4 I
4im
0 A * Dimension temporelle du sens ] temps
4_1
Auto-reference, autopoiesis, difference.
![](Le-concept-husserlien-de-monde-vecu-intersubjectif--dans-la-theorie-des-systemes-de-Niklas-Luhm2.png)
/ 1
I
I
I 1 I 1
I t
I 0.
Oreanisiitions
Dimension factuelle du seas monde objectif 4-, socie du
sens 1 intersubjectmte ension temporelle flu set'srumps
4-1
Vecus de I Svstimes psychiques
conscience
'
![](Le-concept-husserlien-de-monde-vecu-intersubjectif--dans-la-theorie-des-systemes-de-Niklas-Luhm3.png)
ension sociale ciu sens-)
intersubjectivad
![](Le-concept-husserlien-de-monde-vecu-intersubjectif--dans-la-theorie-des-systemes-de-Niklas-Luhm4.png)
elision temporelfe llit sensTtemps
4-, 4-1
, ,
lAtito-rd), CpTmunication. interpenetration_
auto-reference,
lautoporesN : putopoiasis, difference.
t 1 i
%difference \
1 % 1 Tt
l %1 Dimension factuelle du sensj monde objectif
.4-,
.
\ Inractions Writhiension sociale au
sendintasth*tivite .
1 ,
\ ·4 , 4
, Dimension temporelle-diz
sensTemps
\ ,
...._ . ,
Communication, interpenetration,
auto-reference,
.....
1 iii
s autclkoiesis, difference.
. ,
., ,
r. `r 10 i ension factuelle du sens] monde
objeettf
II g II i
* = La difference de perspective entre les
systems, et qui peut toujours persister darts intersubjectivite d'un
system.
**
= Communication (interpenetration) entre les systemes
organisationnels et entre
les systems interactionnels; auto-reference, autopoiese
et differenciation
de chaque systeme organisationnel et de chaque systeme
interactionnel lots de la
communication; auto-reference, autopotese et
differenciation du systeme organisationnel et du systeme interactionnel tors de
la communication.
Dans ce premier modele, celui imageant la conception
du monde vecu intersubjectif par Luhrnann, on remarque la presence des trois
types de systemes sociaux, c'est-a-dire les systemes interactionnels,
organisationnels et societal, nous remarquons aussi les systemes psychiques qui
en sont differencies, ainsi que l'environnement qui inclut les systemes sociaux
et les systemes psychiques. Cet environnement, dont les elements sont des
significations
comme vecus de conscience (les systemes psychiques) et
des significations communiquees (les systemes sociaux), inclut des systemes
sociaux qui assurent leur auto-reproduction et leur difference lors de la
communication d'informations selectionnees et signifiantes.
Ces communications sont representees par les fleches
pointillees. Elles sont pointillees pour representer l'auto-reference
(accompagnant la reference a l'environnement) et l'autoreproduction qui se
produisent tors de la communication et la double contingence des possibilites
de communication, les aspects auto-referentiel, autopoietique et contingent de
la communication. C'est la fermeture du systeme accompagnant son ouverture
communicative a l'environnement immediat ou a l'environnement societal complexe
et contingent. Certaines fleches sont a double sens, d'autres sont a sens
unique. Les premieres, celles rejoignant et representant la communication entre
les systemes psychiques et les systemes interactionnels, celles rejoignant les
systemes psychiques et les systemes organisationnels et celles rejoignant les
systemes interactionnels et les systemes organisationnels, sont a double sens
parce que les systemes psychiques, interactionnels et organisationnels peuvent
realiser des interpenetrations avec d'autres systemes psychiques,
interactionnels ou organisationnels, c'est-i-dire communiquer entre eux et donc
agir sur l'environnement, l'observer (les actions qu' it inclut) et le decrire
(decrire les communications qui s'y deroulent, ceci dans une relative mesure),
et par le fait meme s'auto-reproduire et preserver leurs differences par
l'auto-reference dans la communication. De plus, les types de systemes sociaux
peuvent s'auto-observer, s'autodecrire et agir sur leur propre complexite
(ce que signifient les plus petites fleches accompagnees
d'asterisques, en plus de signifier les communications entre systemes de meme
type). La double fleche pointillee represente la dependance des systemes
interactionnels a la presence de systemes psychiques pour prendre forme. Quant
aux fleches pointillees a sens unique rejoignant les systemes psychiques, les
systemes interactionnels et les systemes organisationnels au systeme societal,
elles representent la reference a l'environnement societal (au monde vecu) qui
peut accompagner l'auto-reference du systeme lors de la communication (en plus
de la possibilite de reference a l'environnement immediat), et elles
representent aussi l'impossibilite pour le systeme societal de communiquer dans
son environnement car it est la communication, ii est l'ensemble des
possibilites de communication, it n'a donc aucun systeme exterieur a lui avec
lequel it pourrait communiquer par des significations. Les
relations qu'il entretient avec les systemes
organiques et la nature en general se font par la perception realisee par le
systeme psychique, non pas par la communication de signification_ Le systeme
societal est auto-referentiel et autopoietique puisqu'il assure la reproduction
des communications qu'il inclut, mais it est davantage un environnement interne
contingent de systemes sociaux qu'un systeme reproduisant tine fonction et tin
code particuliers, ce qu'il reproduit est la communication tout court
Le systeme societal, ou la societe clans sa totalite, est concu par Luhmann
comme etant le monde vecu (lifeworld) qu'on ne petit
observer et decrire que d' tine perspective systemique particullere et
auto-referentielle. Quail/ a eux, les quatre grouper de fleches pleines
representent les trois dimensions de sens propres a chaque systeme : les
dimensions factuelle, sociale et temporelle. J'accompagne chaque type de
systeme social et les systemes psychiques d'une tri-dimensionnalite du sens
particuliere parce que les systemes psychiques, interactionnels,
organisationnels et societal constituent des types de systeme auto-referentiels
et relativement fermes possedant leurs propres dimensions du sens aux
complexites differentes. Chaque dimension est separde des deux autres par
tin trait pointille et rejointe aux autres par des
fleches pointillees pour signifier l' independance de chaque dimension par
rapport aux deux autres, une independance de chaque dimension accompagnee par
leurs interrelations.
Les quatre elements du modele representant le monde
vecu intersubjectif theorise par Musser' sont presents dans le modele de la
theorie de Luhmann : l'intersubjectivite correspond aux trois types de systemes
sociaux (la dimension sociale du sens des systemes sociaux et des systemes
psychiques representent alors la difference de perspective qui peat toujours
persister meme tors de la formation d'un systeme social), les vecus de
conscience correspondent aux systemes psychiques, le monde objectif a la
dimension factuelle du sens et le temps a la dimension temporelle du sens. Nous
verrons plus loin comment Luhmann concoit l'intersubjectivite du monde vecu,
une conception que nous comparerons a celle de Habermas.
Habermas et le monde vecu comme notion
complementaire a mile de l'agir communicationnel.
Vecus de conscience
Intersubjectivite
Composantes , svmboliques
du monde vecu
Personnalite Societe 411---110. Culture
tersubjectivite
![](Le-concept-husserlien-de-monde-vecu-intersubjectif--dans-la-theorie-des-systemes-de-Niklas-Luhm5.png)
·
·
Situations d'actions
Mon_ de subjectif 4-- Monde social
4-Monde obiecti)11
![](Le-concept-husserlien-de-monde-vecu-intersubjectif--dans-la-theorie-des-systemes-de-Niklas-Luhm6.png)
Agir Agir t Substrat materiel
communicationnel communicationnel du monde
vecu,
intersub'ectivne intersub'ecti VI
s-ys_ economtque
Apr comnnimcancame [intersubjectivite]
|
et politique) /Monde
objectif
|
Dans ce modele, on retrouve les trois composantes du
monde vecu telles que decrites par Habermas, c'est-a-dire la culture comme
ensemble des schemas d'interpretations du monde, la societe comme ensemble des
appartenances sociales et des reglementations institutionnelles, et les
structures de la personnalite rendues possibles par le processus historique et
generationnel de socialisation. Nous retrouvons aussi dans ce modele les trois
mondes auxquels les sujets qui agissent et coordonnent par le langage leurs
plans d'actions se referent lors de situations concretes d'actions,
c'est-a-dire le monde objectif des etats de choses existants sur lequel
l'individu a des opinions et des intentions, le monde social des normes a
partir desquelles le sujet se donne des maximes et des devoirs, et le monde
subjectif des experiences vecues, c'est-i-dire les souhaits et les sentiments,
auquel l'individu a un acces privilegie. Insistons tout de suite sur les
fleches pleines rejoignant les trois mondes les uns aux autres. Elles
representent le consensus que recherchent des sujets en interactions tentant de
coordonner leurs plans d'actions dans le monde par la critique des trois
pretentions a la validite (verite et efficacite, justesse normative et
legitimite de la norme, veracite et authenticite) elevees dans des actes de
langages (speech acts) par chacun des sujets de l'interaction. 11 s'agit de
l'agir communicationnel permettant d'atteindre le consensus, sans
violence et sans contrainte, sur les elements des
trois mondes presents darts la situation d'action, avec l'intention de
coordonner des plans d'action. Neuf fleches rejoignent les trois mondes de la
situation d'action aux trois composantes du monde vecu, deux sont doubles,
quatre sont simples et trois sont pointillees. Les neuf representent les
renvois au monde vecu des sujets en interaction par ceux-ci lorsqu'un ou des
elements d'un des mondes de la situation d'action est ou sont concerne(s) et
discute(s). Les deux premieres, les fleches doubles, representent le double
statut des composantes personnalite et societe du monde vecu
des acteurs, un statut de composante du monde vecu et un statut de monde d' une
situation d'action. Un renvoi direct est possible du monde social vers la
composante societe et du monde subjectif vers la composante
persannalite. Les quatre fleches simples representent la possibilite
de renvoi a partir du monde subjectif des souhaits et sentiments d'un sujet en
situation d'action vers la composante societe incluant les
appartenances sociales et les reglementations institutionnelles, la possibilite
de renvoi a partir du monde social des normes de la situation d'action vers les
structures de la personnalite socialisee, et les possibilites de renvois a
partir du monde objectif des etas de choses existants de la situation d'action
vers les appartenances sociales et reglementations institutionnelles de la
composante societe du monde vecu et vers sa composante
personnalite. Les trois dernieres fleches, celles pointillees,
representent les schemas d'interpretations du monde qu'offre la composante
culture lors de situations d'actions. Elles sont pointillees pour
signifier que ces schemas ne sont pas presents concretement dans les situations
d'action dans lesquelles les acteurs se trouvent, on y a acces a travers leur
incarnation dans les normes concretes d'actions du monde social (doubles
fleches pointillees) et par le biais des composantes societe et
personnalite du monde vecu. Finalement, les quatre elements du modele
imageant l'intersubjectivite du monde vecu scion Husserl sont presents dans le
modele sur la theorie de Habermas : le vecu de conscience est concu par
Habermas comme etant les souhaits et sentiments du monde subjectif ainsi que
les structures de la personnalite comme composante du monde vecu du sujet (on
pourrait y inclure les opinions, les intentions, les maximes et les devoirs),
l'intersubjectivite est presente en tant que monde social des normes en
situation d'action, en tant qu'appartenances sociales et reglementations
institutionnelles de la composante societe du monde vecu, on la
retrouve au sein des schemas culturels d' interpretations constituant la
composante culture du monde vecu, et finalement, elle est presente
dans l'agir communicationnel par lequel les sujets en situations
d'interaction coordonnent leurs actions et valident
les pretentions elevees par chacun dans le langage concernant les elements des
trois mondes concrets, tout ceci par l'echange d'arguments rationnels et sans
violence et domination ideologique.
3.2 Luhmann versus Habermas
Cette presentation des trois modeles etant realisee,
je vais en comparer les elements, en insistant sur les divergences entre le
modele luhmannien et le modele habermassien, principalement en ce qui
concerne la reappropriation et la depassement du transcendantalisme de Husserl.
Cette courte presentation des divergences entre les modeles sera l'occasion
d'introduire la polemique entre Luhmann et Habermas dans leurs derniers
ouvrages. J'aimerais avant cela rappeler les grandes divergences entre Luhmann
et Habermas en ce qui concerne leurs positions theoriques sur
l'intersubjectivite du monde vecu, signalees a la fin de la section sur
Husserl. J'y mentionnais que Luhmann adopte une position theorique
perspectiviste, technique et descriptive (phenomenologique),
alors que Habermas concoit le monde vecu intersubjectif d'un point de vue
dialectique, critique, normatif, humaniste et pratique. Ces
qualificatifs seront explicites dans le cadre de cette comparaison des trois
modeles et de la presentation de la polernique entre les deux
sociologues.
D'un premier coup d'oeil sur les trois modeles, on
remarque les aspects arborescent et differencie que revet le modele du monde
vecu selon le systemisme de Luhmann, alors que les modeles sur le monde vecu
chez Husserl et chez Habermas sont beaucoup plus integres. Alors que, dans le
modele sur le monde vecu selon Luhmann, chaque type de systeme, incluant le
systeme psychique, ainsi que chaque dimension du sens, sont differencies et
autoreferentiels dans un environnement contingent (dont le monde vecu comme
environnement le plus englobant), chaque systeme etant une perspective
particuliere sur ce dernier, chez Husserl l'intersubjectivite du monde vecu est
integree aux syntheses effectuees dans des vecus de conscience et a
l'experience que fait ego d'autrui, et elle est actualisee et intetude dans les
trois mondes des situations de coordination d'action par le langage et I'agir
communicationnel dans le modele habennassien. De plus, chez Luhmann, les vecus
de conscience du systeme psychique ne font pas partie de ce que Husserl nomme
les unites
intersubjectives, les systemes de communication des
trois types selon Luhmann. Chez Habermas, ces vecus de conscience sont integres
a la situation d'action par le biais du monde subjectif des experiences vecues,
et sont integres au monde vecu dans les structures de la
personnalite.
On constate donc que Luhmann insiste sur la formation
de systemes de communication autonomes et differencies qui peuvent subsister a
l'absence ou aux alters et venues des systemes psychiques (meme si les systemes
interactionnels necessitent la presence d'interlocuteurs, its existent toujours
comme interactions passees reactualisables lorsque ceux-ci quittent l'echange
corrununicatify En fait, chaque systeme est une chose qui existe comme etant
exterieure aux individus, meme si ceux-ci y participent. Selon Luhmann, le
transcendantalisme de Husserl, comme celui de Kant, absolutise le pouvoir de
synthese du sujet et ignore l'auto-reference et l'autonomie des systemes de
communication (leur fonction particuliere, auto-referentielle et
auto-reproductrice dans et par la communication). Egalement, selon Luhmann, les
theories dialectiques de Hegel et de Habermas, le premier insistant sur
l'identite comme negation de la negation et le second sur l'application
langagiere de ce principe dialectique et mediateur dans le monde vecu des
sujets en action, nient et depassent sans precaution le pouvoir autopoietique
de la difference :
« A serious discussion of the relationship of
functionalistic systems theory to the tradition of transcendantal theory and
dialectics could begin here. The point of departure for all these
theoritical variants lies in the theorem of accompanying self-reference
(...) Thus the issue revolves around different accounts of simultaneous
reference to self and to something else One ends up with
transcendentalism when this problem is interpreted as the distinctiveness of
consciousness and therefore (!) consciousness is declared to be the «
subject » One ends up with dialectics when, given the synchronization of
referring to self and to something other. one focuses on the underlying
unity (thus, finally, on the identity of the identity and difference and
not on the difference between them) (...). We consider transcendental
theory to be a false absolutizing of merely one system reference (but at
the same time a Rood model for theories of self-reference) and dialectics
too risky in assuming an identity (...). Theses distancings from
the most important theories that are available in this domain of problems
lead to functionalistic systems theory. It maintains that
self-referential systems acquire information with the help of the
difference between referring to self and to something other (in short, with
the help of accompanying self-reference), and that this information makes
possible their self-production ». 27
27 Op. cit., LLTHMANN, 1995,
p.447-448.
Habermas aussi veut &passer le transcendantalisme
husserlien. Par contre, au lieu d'insister sur l'auto-reference et la
difference de systemes fonctionnels, it fait prendre aux renvois de la
conscience perceptive vers son monde vecu donne d'avance un tournant langagier,
pragmatique et culturel, langage et monde vecu sont indissociables:
« Si nous abandonnons maintenant les principes
de Ia philosophic de Ia conscience, avec lesquels Husserl traite la
problematique du monde vecu, nous pouvons penser le monde vecu comme
represents a travers un ensemble de modeles d'interpritation. transmis par Ia
culture et organises dans le langage. II n'est plus besoin des tors
d'expliciter le propos d'un contexte de renvois, reliant entre eux les
elements d'une situation et reliant la situation au monde vecu, dans le
cadre d'une phenomenoIogie et_4'une psycholo_gie de Ia perception. On pent,
bien au contraire, voir dans les contextes de renvois les connexions de
signification qui existent entre une enonciation communicationnelle donne, le
contexte immediat et l'horizon de signification qu'elle connote. Les
contextes de renvois remontent aux relations. soumises a des
regles 2rammaticales, entre elements d'une reserve de savoir orgcmisee
par le langage »
28.
Les grandes lignes des depassements du
transcendantalisme, de la philosophic de la conscience de Husserl etant
presentees, parsons a la comparaison des divergences concernant les
theorisations du monde vecu intersubjectif par Luhmann et par Habermas. Nous
disions que Luhmann adopte une approche perspectiviste du monde vecu
intersubjectif et que Habermas inscrit ce dernier au rein d'un processus
dialectique et langagier orients vers la totalite. Selon Luhmann, cotrune
nous rayons déjà mentions, chaque systeme social assure sa
differenciation d'un environnement social contingent dans lequel it est
inscrit, un environnement social immediat, c'est-i-dire les systemes a sa
peripherie et les systemes plus larges qui l'incluent, et un environnement
global, considers conune etant le monde vecu, le world-society. Le
monde vecu petit etre saisi dans sa totalite, mais d'une perspective
particuliere auto-referentielle et irreductible a une autre, scion un code ou
un schematisme differencie, decentre et auto-reproducteur :
« The relationship between meaning and
world can also be described with the concept of decentering. As meaning-
the world is accessible everywhere : in every situation, in any detail, at
each point on the scale from concrete to abstract. From any starting point
one can prKeed to all other possibilities in the world; this is what it
means to say that the world is indicated in all meaning. To that state
of affairs corresponds an a-centric world concept.
At the same time, the world is more than the mere sum
comprehending all possibilities, all meaningful references. It is not just the
sum, but the unity of these possibilities. Above all, this means that
themigtm_oto · t,1 for e4__.r_____dif_e__.nEg__g!f difference
AKuisgft____its
28 Op. cit., HABERMAS, 1987, 1T,
p.137.
own unity as difference. It sublates the
differences in all perspectives from individual systems, in that for every
system the world is the unity of its own difference between system and
environment. Thus in each specific performance the world functions as the
`lifeworld' It is simultaneously the momentary absence of doubt, the
existence of preconception, the unproblematic background of assumption, and the
supporting meta-certainty that the world somehow permits every dissolution and
every introduction of distinctions to converge »."
« ...schematisms (le code binaire) (...)
9roduce their materials themselves. They postulates that from their
specific angle of vision everything takes on one or the other value.
Therefore they require function systems that are closed specifically with
respect to them. function systems that scan the entire world for information
accordin&to their own schematism and that can afford indifference to all
other schematisms ».3°
Cornme chaque systeme possede un schematisme (un code
semantique) particulier differencie des schematismes des autres systemes de
communication presents dans son environnement, le sens (meaning), qui constitue
les elements de l'environnement incluant les systemes psychiques et les
systemes sociaux, se divise en trois dimensions en relations, mais pouvant
aussi, comme les schematismes des systemes, manifester une indifference rune
envers l'autre. Nous l'avons vu lors de la presentation du modele de
l'intersubjectivite du monde vecu dans la theorie systemique de Luhmann, les
trois dimensions du sens sont relativement autonomes, comme le montraient les
lignes pointillees les separant. Cette caracteristique de la semantique des
systemes de communication dans les societes contemporaines complexes a des
consequences majeures et constitutives pour l'intersubjectivite du monde vecu,
du moms tette qu'envisagee par Luhmann. De son cote, Habermas distingue, au
niveau theorique, ce qu'il nomme le monde objectif des etats de chases
existants dans la situation d'action, le monde social des normes correspondant
a la composante societe du monde vecu qui assure ('integration (la
dimension de I'espace social), et le monde subjectif des experiences vecues
subjectives correspondant a la composante personnalite du monde vecu
qui assure la socialisation (la dimension du temps historique)3`. II
les distingue au niveau theorique, mais dans la situation concrete d'action et
d'interaction, les trois mondes (le monde objectif, le monde social
correspondant a la dimension de l'espace social du monde vecu et le monde
subjectif correspondant a la dimension du temps historique du monde vecu) sont
toujours vises en bloc par l'agir communicationnel, toujours en vue
:19 Op. cit., LUHMANN, 1995,
p.70.
3° Ibid.,
p.441.
31 La dimension temporelle
chez Luhmann et la dimension du temps historique chez Habermas chez Lubmann, le
temps est envisage a partir du present (present's past, present's present et
present's future; past present, present
d'une critique langagiere des pretentions a la
validite d'un locuteur. Voila une divergence centrale entre les theories de
Luhmann et de Habermas : l'autonomie de chaque dimension du sens dans la
theorie des systemes et la fusion des trois mondes de la situation d'action
chez Habermas. En fait, c'est Ia differenciation et la relative independance de
la dimension sociale du sens par rapport aux dimensions factuelle et
temporelle, dans Ia theorie de Luhmann, qui distinguent celle-ci de
l'importance accord& par Habermas a la rationalite communicationnelle du
consensus sur les elements des trois mondes de la situation d'action. Selon
Habermas, le consensus dolt s'etablir sur les trois mondes a la fois,
c'est-i-dire stir le monde objectif, sur le monde social et is dimension de
l'espace social qui y correspond dans le monde vecu, et sur le monde subjectif
et la dimension historique et socialisatrice correspondante dans le monde vecu.
Scion Luhmann, la difference entre le consensus et le desaccord n'est relative
qu'a la dimension sociale du sens, et le fait que cette derniere est constituee
d'un double horizon, celui d'dgo et celui d'alter, cornrne la dimension
factuelle est constituee d'un horizon interne et d'un horizon externe et la
dimension temporelle d'un horizon passe et d'un horizon futur, ce fait interdit
d'orienter idealement la theorisation du monde vecu intersubjectif vers le
consensus et la raison communicationnelle (ici, Luhmann diverge de Habermas) et
empeche de faire reposer l'intersubjectivite du monde vecu sur les prestations
synthetisantes d'une conscience egologique transcendantale, donc unique et
universelle, cette intersubjectivite etant plutot en realite fragrnentee,
interieurement differenciee (cette fois, Luhmann diverge de Husserl)
:
« Both the self-referential constitution of
society as the social system par excellence and the self-referential
constitution of meaning verify that meaning dimensions separate and become
relatively independent via an empirical historical process. In particular,
increased differentiation means that negations in one dimension do not
necessarily imply negations in the others. This increasingly blocks consensual
obligations vis-à-vis matters of facts (...).
Then meaning dimensions mediate one another with
greater difficulty, and it becomes necessary to think complexity only in the
context of being either factual. temporal. or social complexity, with the
consequences that strategies for reduction are correspondingly
diversified.
(...) In the place of compact assumptions that bind
in all dimensions at once. a combinatory consciousrkos, which perhaps can
best be characterized as an option-load. seems to be recquired : if
someone establishes Something in a factual
respect (e.g., invests), then this has not just any
consequences in temporal and social r s.
( ..) in view of the option-loads (...), there no longer
exists a general formula for what
is good and right, because their starting points vary_
from dimension to dimension and
present et future present); chez Habermas, le
temps est envisage dans sa continuite historique (la socialisation,
l'histoire effective de l'action chez Gadamer).
consequences for the societal system's structural
decisions spill over into the meaningfulness of experience and action in
different ways. The system lacks reason ».32
« The consensus/dissent difference thereby
become at once more and less important --more important, because it
alone articulates the social dimension in an informationally signifiant
way, and less important, because it merely articulates the social
dimension ».'
La difference consensus I
desaccord articule seulement la dimension sociale du sens, et
cette derriere, parce qu'elle est un double horizon, un horizon aux
perspectives doubles, peut tout aussi bien empecher le consensus et la fusion
totale des perspectives qu'elle peut permettre l'interpenetration des systemes,
l'accompagnement de la perspective d'eao par la perspective d'alter.
L'intersubjectivite du sens n'est jamais garantie au-dela du systeme. Le
transcendantalisme du sujet monadique, chez Husserl, est remplace par des
perspectives empiriques particulieres :
« ...the social dimension is (...) constituted by
a twofold horizon ; it is relevant to the extent that in experience and
action it becomes apparent that the interpretive perspectives a system
relates to itself are not shared by others. Here as well, the horizonality
of ego and alter means that further exploration will have no end. Because a
twofold horizon is constitutive of the independence of a meaning dimension.
what is social cannot be traced back to the conscious performances of a monadic
subject. This has been the downfall of all attempts to establish a theory of
the subjective constitution of « intersubjectivity » (...). If
what is social in meaning themes is experienced as reference to (possibly
distinct) interpretive perspectives then this experience can no longer
be attributed to a subject. .(...) the difference is constitutive as a
twofold horizon for what, as meaning, is left open
».14
Chez Habermas, par contre, Pechange argumentatif et le
consensus sur la validite des intentions et opinions d'un locuteur envers le
monde objectif, des maximes et devoirs de ce dernier envers le monde social et
normatif, et sur la veracite et l'authenticite de ses souhaits et sentiments
comme elements de son monde subjectif, sont des taches a accomplir
simultanement:
« Seul le modele conmiunicationnel
d'action presuppose le langage connate medium d'intercomprehension non
tronque, ou locuteur et auditeur, partant de l'horizon de leur monde vecu
interprets, se rapportent a quelgue chose a la fois dans le monde objectif.
social et subjectif, afire de negocier des definitions communes de
situations ».35
32 Ibid., p.91-92.
33 Ibid., p.89.
34 Ibid., p.81.
Op. cit., HABER1VAS, 1987,1, p.111.
Nous disions que Luhmann refuse d'asseoir sa theorie
systemiste sur la constitution monadique du monde vecu intersubjectif. Selon
lui, la dimension sociale du sens, qui s'etend evidemment dans chaque systeme
de communication, est un double horizon, celui d'ego et celui d'alter, it faut
donc l'etudier et la comprendre selon une approche theorique qui permettra de
saisir la multiplicite des perspectives sur le monde vecu, irreconciliables au
sein d'une subjectivite transcendantale constitutive. Luhmann refuse egalement
de parler d'intersubjectivite du monde vecu puisque celle-ci presuppose les
performances synthetisantes d'un sujet absolu unique present en chaque sujet ou
perspective empirique et rendant alors possible une intersubjectivite
universelle. 11 prefere concevoir les interrelations entre perspectives (entre
les systemes psychiques, entre les systemes sociaux) coronae etant des
interpenetrations doublement contingentes par lesquelles les systemes
communiquent entre eux (les systemes psychiques ou sociaux), se rendent
disponibles reciproquement leurs schematisnaes binaires respectifs (leurs
perspectives particulieres sur le monde) tout en les preservant et les
reproduisant comme differences face a l'environnement, et pouvant aussi
permettre la formation, la structuration d'un nouveau systeme (Ia fusion des
horizons), sans que cet evenement soit necessaire :
« The concept of interpenetration answers
the question of how double contingency can be possible. It avoids
reference to the nature of human beings, recourse to the (supposedly
foundational) subjectivity of consciousness, or formulating the problem as
« intersubjectivity » (which presupposes subjects). The question
is rather What must be given in reality so that an experience of double
contingency and with it a construction of social systems can emerge with
sufficient frequency and density? The answer is
interpenetration D. 36
Si, dans cette derriere citation, Luhmann rejette
l'intersubjectivite du monde vecu rendue possible par les prestations d'une
conscience transcendantale presente en chaque conscience empirique, et s'en
remet plutot a l'interpenetration contingente entre deux perspectives, entre
deux systemes, Habermas ne semble pas comprendre la theorie des systemes
sociaux comme la coneoit son auteur et accuse tout de meme le systemisme de
Luhmann de rester prisonnier de Ia philosophie de la conscience, celle partant
de Descartes, Kant, Fichte et Schelling, passant par Hegel jusqu'a Husserl.
Selon Habermas, Luhmann remplace la relation de la conscience au monde des
choses par celle entre chaque systeme et l'environnement, des relations systeme
/ environnement aussi nombreuses que le nornbre de
36 Op. cit.. LUHMA.NN, 1995, p.
216.
systeme existant a un certain moment. La reproduction
de la philosophic orientee vers la conscience monologique faisant ['experience
du monde et agissant teleologiquement dans celui-ci, la reproduction de cette
philosophie non dialogique en une theorie du systeme autoreferentiel ne permet
pas, selon Habermas, d'expliquer et de permettre la constitution langagiere
valid& d'un monde vecu intersubjectif partage par des sujets agissants
certes differents, mais dont les horizons doivent en venir a fusionner suite a
un processus dialectique concretise clans l'echange langagier, dans la
discussion critique orient& vers l'objectif d'une entente la plus large
possible, idealement universelle. Le concept d' interpenetration, qui selon
Luhmann explique comment deux systemes s'offrent mutuellement leurs
schematismes du monde vecu et de l'environnement pour une interpretation dans
le schematisme de l'autre, ne permet seulement, selon Habermas, qu'une relation
externe et contingente entre deux systemes (psychiques ou sociaux) se
considerant comme environnement run pour l'autre et qui n'en viennent pas a
partager veritablement tin monde vecu commun et identique dont la reproduction
culturelle, ['integration sociale et la socialisation de ses
membres seraient rendues possibies, validees et reguldes par leur
soumission a une critique argumentative assurant l'emancipation face a toute
forme de domination ideologique. Selon Habermas, Luhmann reduit le langage a
une simple manifestation exterieure d'un schematisme assurant l'identite
ferrnee sur soi d'un systeme, un langage ayant perdu sa principale fonction,
celle d'etablir des consensus et des identites de perspectives entre des sujets
en action dans le monde, et ne servant plus qu'a l'auto-reproduction du systeme
:
« Sans nul doute, les modeles, utilises en
psychologie et en sociologie, de l'acteur solitaire, stimuli par excitation ou
agissant conformement a un plan clans une situation donne, gagne en profondeur
a etre rattaches aux analyses phenomenologiques du monde vecu et de la
situation d'action. C'est la le point de depart, a son tour, pour une
theorie des systemes informee par la phinomenologie. Du reste, on peut voir
la avec quelle agilite la theorie des systemes reprend ['heritage de Ia
philosophic de la conscience. Si l'on interprete Ia situation du sujet
agissant comme l'environnement du systeme de la personnalite, on peut
integrer sans rupture les resultats de ['analyse phenomenologique du monde
veal dans une theorie des systemes. du type de celle de Luhmann. Cela
offi-e mime l'avantage qu'on peut laisser de cote le probleme sur
level Husserl avait ochoue clans ses Medications cartesiemtes: je pane
de la generation monadologique de l'intersubjectivite du monde vecu. Ce
probleme n'emerge plus du tout des lors que les relations sujet-objet sont
remplacees par les relations entre le systeme et l'environnement. Dans
cette representation, les systemes de la personnalite torment I'un pour
l'autre un environnentent, exactement comme a un autre niveau les systemes de
Ia personnalite et de la societe. Le probleme de l'intersubjectivite
disparait alors. comme donc la question de savoir comment des sujets diffirents
peuvent partager le mime monde vecu; elle disparait au
profit du probleme de l'interpenetration, et
notanunent de la question : comment des genres determines de systemes
peuvent-ils former des environnements accordes les uns aux autres et
a certaines conditions contingents les uns pour les
autres ».37
Habennas reproche a Luhmann d'orienter unilateralement
sa theorie perspectiviste de l'intersubjectivite du monde vecu vers la
contingence des interpenetrations entre systemes qui ne sont que des
convergences partielles ou des raises en parallele de perspectives sans
connexions internes validees par les sujets capables de parter et d'argumenter.
Les structures de monde vecu intersubjectif, soit la culture, la societe et la
personnalite, se fractionnent et isolent les individus et les groupes
identitaires. L'agir instrumental devient le modele pour des systemes
psychiques et sociaux s'influencant l'un et l'autre, creant des interrelations
purement exterieures :
« An intersubjectivity of mutual understanding
among agents that is achieved via expressions with identical meanings and
criticizable validity claims would be too strong, a tie between psychic and
social systems as well as between different psychic systems. Systems can only
contingently influence one another from outside; their interaction lacks
any internal regulation. This is why Luhmann has first of all
to cut language and communicative action down to so small a size that the
internal intermeshing of cultural reproduction. social integration, and
socialization disappear from view ».33
« Niklas Luhmann simply presupposes that the
structures of intersubjectivitv
have collapsed and that individuals have become
disengaged from their lifeworlds --
that personal and social systems form environments for
each other ».39
Cet eclatement des structures du monde vecu, considers
par Luhmann comme n'etant que la consequence contemporaine d'un lone processus
de complexification et de differenciation de la sooiete en plusieurs systemes
et sous-systemes fonctionnels, est envisage par Habermas comme etant la
colonisation du monde vecu des sujets par les imperatifs du systeme, une
colonisation rendue possible paradoxalement par un processus de rationalisation
et de mise en langage du monde vecu qui fut d'abord la manifestation
structurelle de l'emancipation par les Lumieres, mais qui permit
progressivement (comme un effet secondaire) l'autonomisation de systemes et de
mediums auto-regulateurs (des mediums comme l'argent et le pouvoir) repoussant
a leurs marges un monde vecu traverse par leurs
37 Op. cit., HABERMAS, 1987,
II, p.142-143.
38 Op. cit., HABERMAS, 1987,
p.379.
39 Ibid., p.353.
imperatifs et leers mecanisrnes. Les dimensions de
l'espace social et du temps historique se fractionnent, l'histoire effective de
l'action, dirait Gadamer, se laisse traverser par des discontinuites. Habermas
reproche a Luhmann d'ignorer les consequences pathologiques de cette
disjonction excessive, rnais a l'origine necessaire, entre systeme et monde
vecu, de cette objectivation de la societe en realite organisationnelle qui,
aux yeux de Luhmann, se presente comme la differenciation fonctionnelle de la
societe devenue un monde vecu complexe, contingent et a-centrique schematise
par des systemes auto-referentiels accordant autant d' importance, sinon plus,
a leur environnement Munediat qu'au monde vecu, qu'a la societe. Comme le
modele sur l'intersubjectivite du monde vecu telle que percue par Luhmann le
rappelait, les systemes interactionnels, organisationnels et societal se sont
differencies l'un de l'autre, au point de faire du world-society,
du lifeworld, un environnement societal
complexe et contingent schematise ou codifie par des systemes (un environnement
societal etant moins que la somme de ses parties). Selon Habermas, telle que
comprise par le fonctionnalisme systemique, la societe ne devient qu'une trame
de fond pour les perspectives organisationnelles, devenues quasiment les seules
mediatrices entre les sujets en interaction et le monde vecu de plus en plus
&late. Pour Luhmann, critique Habermas, it n'y a pas de disjonction
excessive et colonisatrice entre systeme et monde vecu, puisque pour lui le
systeme et le monde vecu sont la meme chose, le monde vecu est un environnement
complexe et global de systemes :
« N. Luhmann distingue trois niveaux
d'integration ou plans de differenciation : le plan des interactions
simples entre acteurs presents; celui des organisations qui se
constituent grace aux affiliations disponibles; et, ftnalement, celui de la
societe en general, qui comprend mutes les interactions qu'il est
possible d'atteindre dans les espaces sociaux et les temps historiques,
c'est-i-dire les interactions potentiellement accessibles. Des interactions
simples, une organisation devenue autonome, cormectee grace a des mediums, et
la societe constituent une hierarchie de systemes d'actions enchevetres,
qui se deploie progressivement au cours de l'histoire -- hierarchie qui Arend
la place du « systeme d'action general o de Parsons. Il est interessant
que Luhmann reagisse ainsi an phinomene de disjonction entre s_ysteme et monde
vecu en prenant le point de vue du monde vecu lui-meme; les connexions du
systeme, condensees, dans les societes moderns, en realize
organisationnelle, apparaissem comme un decoupage objective de la
societe, assimilde a la nature exterieure, et qui s'insinue entre chaque
situation d'action et l'horizon de leur
monde vecu. Luhmann hvpostasie ainsi en « societe o le monde vecu relegue
derriere des sous-systemes regules par des mediums: ce monde vecu ne se
rattache plus immediatement a des situations d'actions, it ne forme plus
que l'arriere-plan _pour des systemes d'actions organises
».4°
40 Op. cit., HABERMAS, 1987,
II, p.169.
« ...for Luhmann the lifeworid now has already
lost all signiflance in the functionally differentiated societies of the modern
world. What disappears from both perspectives is the mutual
interpenetration and opposition of system and lifeworid imperatives. which
explains the double-front character of societal modernization
».'
Pour contrer cet a-centrisme du monde vecu, que
Habermas se dolt bien de constater lui aussi, ce dernier propose la projection
d'un centre (un « point zero 0) autour duquel les horizons des differentes
perspectives sur le monde vecu pourraient fusionner, disons la projection d'un
centre autour duquel des sujets avec leur propre monde vecu culture!, social et
personnel pourraient s'entendre dans des discussions sans violence et sans
domination ideologique sur des definitions de situations et sur la coordination
de plans d'actions, ceci par la critique des pretentions a la validite elevees
par chaque locuteur et sous !Instance d'une ethique communicationnelle, celle
de l'agir communicationnel. Contre le multiperspectivisme des systemes et
sous-systemes sociaux et des systemes psychiques sur lequel Luhmann assoit son
fonctionnalisme, Habermas dresse son modele critique de l'agir communicationnel
a l'oeuvre a l'interieur de spheres publiques ouvertes a la discussion et
orientees vers l'ideal du plus large consensus possible. L'idee de «
fusion des horizons » travers le langage est empruntee a Gadamer. Par
contre, comme je l'ai déjà mentionne, Habermas est conscient du
sporadisme et de la froglike de cette projection poly-centrique de la totalite
du monde vecu par des acteurs sociaux aux interets et aux vecus socio-culturels
differents :
« The unity of modern societies always
presents itself differently from the perspectives of their different
subsystems. (...) there can no longer be any central perspective of a
self-consciousness proper to a social system as a whole. But if modern
societies have no possibility whatsoever of shaping a rational identity, then
we are without any point of reference for a critique of modernity
».42
« The legacy of Husserlian apriorism may
mean a burden for various versions of social phenomenology; but the
communications-theoretic concept of the lifeworld has been freed from the
mortgages of transcendental philosophy. If one is to take the basic fact of
linguistic socialization into account, one will be hard
put to do without this notion. Participants in interaction cannot carry out
speech acts that are effective for coordination unless they impute to everyone
involved an intersubjectively shared lifeworid that is angled toward the
situation of discourse and anchored in bodily centers. For those acting in
the first person singular or plural with an orientation to mutual
understanding, each lifeworid constitutes a totality of meaning relations and
referential connections with a zero point in the coordinate system shaped by
historical time, social space, and semantic field. Moreover, the different
lifeworlds that collide
41 Op. cit., HABERMAS, 1987,
p.355.
42 Ibid., p374.
with one another do not stand nest to each
other without any mutual understanding As totalities, they follow the pull
of their claims to universality and work out their differences until their
horizons of understanding « fuse » with one another, asGadamer puts
it Consequently, even modern, largely decentered societies maintain in
their everyday communicative action a virtual center of self-understanding,
from which even functionally specified systems of action remain within
intuitive reach (...). This center is, of course, a projection, but it is
an effective one. The polycemric projections of the totality -- which
anticipate. outdo, and incorporate one another -- generate competing
centers. Even collective identities dance back and forth in the flux of
interpretations, and are actually more suited to the image of a fragile
network than to that of a stable center of self-reflection
».43
Nous disions que la theorie des systemes adopte tine
approche perspectiviste du monde vecu, et qu'on peut qualifier l'approche de
Habermas comme etant dialectique et critique, c'est-i-dire orientee vers le
depassement de la finitude des horizons socio-culturels et historiques propres
a chaque sujet, propres a chaque acteur social, vers !Ideal d'un horizon
universe! dont l'intercomprehension et 11 integration sociale de ses
membres et la continuite historique ne seraient pas biaisees ideologiquement,
et dont les connexions systemiques aux domaines d'actions autonomes economiques
et politiques ne creeraient pas de pathologies sociales, assurant ainsi
requilibre entre !Integration systemique et !'integration sociale de la
societe. Le perspectivisme du systemisme de Luhmann va de pair avec ce qu'on
pourrait appeler son caractere technique et descriptif, et ce perspectivisme
techniciste peut aussi s'inscrire dans une opposition theorique avec
l'humanisme et l'orientation normative et pratique de la pensee de
Habermas. La comprehension des societes moderns dans leur totalite et par
le biais des possibilites de consensus qu'offre le centrisme des spheres
publiques et de l'ethique communicationnelle, c'est la comprehension des
societes moderns partagees par une humanite unique capable de prendre distance
face a la multiplicite et a la finitude de ses perspectives sur un monde vecu
unique, une humanite capable de se dormer des normes d'actions universelles. On
retrouve ici des idees proches de celles de Husserl et de l'universalite de son
transcendantalisme. Par contre, selon Habermas, en rejetant les systemes
psychiques hors des systemes sociaux, faisant d'eux ainsi des environnements
Pun pour l'autre, et en orientant sa theorie sur l'auto-reference des systemes,
Luhmann neutralise les structures du monde vecu et le deshumanise, it fait
eclater les connexions internes entre personnalite, societe et culture au
profit d'une technicisation du monde vecu permettant !'observation et la
description des actions et des experiences des systemes dans leur
environnement, independanunent de la validation
langagiere et critique de ces dernieres par l'agir communicationnel_ Cette
technicisation du monde vecu, qui abstrait les systemes de ce dernier, s'oppose
a une auto-comprehension de soi elargie a l'interieur mime de la pratique
communicationnelle dans le monde vecu. La techne et la phronesis
aristoteliciennes, stir lesquelles Gadamer insiste dans son hermeneutique
philosophique, sont reproduites dans cette opposition entre Luhmann et
Habermas. Habermas nous (lit:
« ...a « concern for humanity »
that also cannot manage without this concretism of the whole and his
parts; I am talking about the « concern » to conceptualize modem
society in such a way that possibility of distantiating itself from itself
as a whole and of working out its perceptions of crisis within the
higher-level communication process of the public sphere is not already
negatively prejudiced by the choice of basic concepts. Naturally, the
construct of a public sphere that could fulfill this function has no place once
communicative action and the intersubjectively shared lifeworkd slip between
system types that, as in the case of the psychic and the social sytems,
constitutes environments for one another and have only external
relationships to one another )).44
0 Avec les nouvelles organisations, des
points de vue systemiques prennent forme : partir d'eux, le monde
vecu est percu a distance, comme element d'un monde ambiant quelconque du
systeme. Les organisations acquierent une autonomic en operant une
delimitation contre les structures du monde vecu. delimitation qui
neutralise ces dernieres, les organisations deviennent ainsi
indifferences par definition envers la culture la societe et
la personnalite. Luhmann decrit ces effets comme une «
dishumanisation de la societe ». La realite sociale semble globalement
se reduire a une realite organisationnelle objectivies
debarrassee d'obligations normatives. En fait, « deshumanisation
» signifie seulement la dissociation_ rendue vossible grace aux mediums
regulateurs, entre domains de l'action formeliement organises et monde
vecu, elle ne signifie pas seulement une depersonalisation, au seas
d'une separation entre systernes d'actions organises et structures de la
persormalite; bien au contraire, on peut montrer une neutralisation analogue
dans les deux autres composantes du monde vecu
».45
« Luhmann panic (...) d'une technicisation
du monde vecu : it veut signifier par-la « qu'on evacue les
processus d'experience et d'action producteurs de sens, hors de la
reprise, de la formulation et de ('explication communicationnelle de tous les
traits de sens impliques dans le contexte du monde vecu de Faction orientee
vers l'intercomprehension... >> >>.46
L'anti-humanisme de Luhmann s'objecte contre cette
tendance constante de la tradition humaniste a faire de l'individu un element
constitutif et dependant de la societe. Selon Luhmann, le degre eleve de
differenciation des societes modems ne permet plus de subsumer le sujet dans
l'ordre social normatif :
44 Ibid., p.378.
45 Op. cit., HABERMAS, 1987,
II., p.338-339.
46 Ibid., p.289.
« The theme of human beings and their
relationship to social order has a long tradition (...). This tradition
continues to live on in « humanistic » concepts of norms and
values. Because we want to dissociate ourselves from this, we must
determine exactly where we break away from it. If a tradition incapable of
continuing -- and we believe this happens wherever there is a radical change in
social structure -- one must clarify difference to find possibilities of
translation.
The point of difference is that for the humanistic
tradition human beings stand within the social order and not outside it. The
human being counts as a _permanent part of the social order, as an element of
society itself Human beings were called « individuals » because
they were the ultimate, indivisible elements of society. It was impossible to
conceive the soul and the body separate and then to dismantle them further.
Such a dissolution would have destroyed what the human being was in and for
society. Accordingly, the human being not only was view as dependent on
social order (which no one will dispute), but was also interpreted as
bound to a conduct of life within society. The form of human existence could be
realized only within society. (...) Human perfection was thus designed for
social realization... ».47
Considerer le sujet comme etant exterieur a la
societe, comme etant un systeme psychique dans l'environnement des systemes
sociaux, c'est ne reconnoitre de commun aux deux types de systemes que
leur caractere auto-referentiel, c'est egalement faire de la communication une
option, une selection d'information et d'expression (un acte locutoire et un
acte illocutoire dirait Habermas) darts un horizon de significations (dans un
environnement) toujours en vue d'une auto-reproduction. La possibilite d'une
entente langagiere entre sujets, constitutive d'un « vivre ensemble
», est remplacee par Luhmann par un environnement contingent de systemes
psychiques et sociaux auto-referentiels, un monde vecu dans lequel regne
['auto-reference de systemes de sens interpretant le monde selon un schematisme
propre a chaque systeme. Selon Luhmann, porter d'une subjectivite
transcendantale constituant le sens d'un monde vecu intersubjectif n'est pas
approprie. Mettle que Luhmann propose de rejeter la « terminologie du
sujet » et de parler plutOt de systemes de sens auto-referentiels. Selon
lui, designer un systeme psychique ou un systeme social par ['expression «
sujet » ou « intersubjectivite », puler d'une «
subjectivite transcendantale » constituant le monde vecu et ses objets, ce
n'est en fait que porter chaque fois des selections d'informations et des
interpenetrations (dans la communication) realisees par des systemes psychiques
ou sociaux au tours d'une duree de vie et sur le base de schematisations
autoreferentielles (d'interpretations) de l'environnement, des
interpenetrations se succedant dans le temps, s'accumulant et finissant par se
sedimenter en structures relativement stables qu'on nomme « sujet »
(ou « intersubjectivite », « unite intersubjective »).
Selon Husserl, la
47 Op. cit., LUHMANN, 1995,
p.210-211.
conscience phenomenologique est le sujet du monde
vecu, mais chez Luhmann, cette conscience egologique et synthetisante perd sa
substantialite et sa primordialite fondationnelle et les systemes de
communication, tout autant que les systemes psychiques, sont considdres comme
schematisations auto-referentielles d'im monde lui aussi auto-referentiel
(l'isomorphie entre le langage et le monde, chez le premier
Wittgenstein):
« ...the insight that psychic systems are also
self-referential systems is maintained (...). If one accepts this, then one
has already rejected the premises that consciousness is the subject of the
world. The duplication of empirical / transcendental facts of consciousness
becomes superfluous. If one wishes to retain a « subjg_ct »
terminology, one can still say - a consciousness is the subject of the
world. alongside which there are other kinds of subjects, above all social
systems. Or that psychic and social systems are the subjects of the
world. Or that meaningful self-reference is the subject of the
world. Or that the world is a correlate of meaning. In every case,
such assertions burst open the clear Cartesian difference between subject and
object. It is superfluous to try to understand the concept of the subject from
the viewpoint of this difference (...). The self-referential-subject and the
self-referential-object are conceived isomorphically (...). And isn't
the concept of self-reference, then. all that is needed?
»48-
« ...the subject is « subject »
(...) only for the biographically unique constellation of designations and
realizations that binary schematisms have held open. It owes its
possibility to this feature, not to itself. If one accepts this, one can see
that subjectivity is nothing more than the formulation for a result of
interpenetration. Uniqueness and fundamentality are not figures for
grounding a history, but rather its end products, emissions and
cristallizations of interpenetration that are then to be reintroduced into
interpenetration ».49
Bien stir, Habermas s'insurge contre cette insistance
de Luhmann stir l'auto-reference et l'auto-reproduction de systemes de sens et
y voit une reappropriation de la philosophie du sujet monologique ne tenant pas
compte du caractere langagier, oriente vers l'entente, d'un monde vecu
intersubjectif partage en totalite par des sujets parlant et agissant. Meme si
Luhmann dit rejeter la o terminologie du sujet », Habermas identifie chez
lui uric emphase sur la relation du sujet au monde, du systeme a
l'environnement, qui isole le sujet de l'intersubjectivite langagiore et
communicationnelle, c'est-i-dire consensuelle, orientee idealement vers
l'entente universelle, cette demiere etant l'aiguillon de la raison immanente
chaque acte de discours. Nous en avons doja parle longuement. II y voit
egalement, et c'est la-dessus que j'aimerais maintenant insister,
l'accompagnement d'une philosophie du sujet par un perspectivisme radical se
basant sur la critique nietzcheenne de la Raison. Tout au long du memoire, nous
avons insiste sur le perspectivisme de la theorie des systemes de
Luhmann, et selon Habermas, ce perspectivisme est
emprunte a la philosophie de la vie de Nietzsche. A la rationalite
communicationnelle inscrite au coeur des actes de discours de sujets souhaitant
s'entendre sur la coordination de plans d'actions dans un monde vecu commun,
Luhmann substitue la schematisation auto-referentielle et auto-reproductrice du
monde par des systemes fonctionnels et reprend ainsi a son compte les idees de
Nietzsche sur le perspectivisme radical et fictionnelle d'une conscience qu'on
nomme ainsi qu'en tant que volonte de puissance devant communiquer pour
s'auto-reproduire :
« On the one hand, Luhmann's version of
systems functionalism takes up the heritage of the philosophy of the
subject: it replaces the self-relating subject with a self-relating system_
On the other band, it radicalizes Nietzsche's critique of reason by
withdrawing any kind of claim to reason along with the relationship to the
totality of the lifeworld
« The fiction-creating productivity of a
life-enhancing self-maintenance by subjects, for which the difference
between truth and illusion has lost his meaning, is reconceptualized as the
self-maintenance of a system that makes use of a meaning, a self-maintenance
that masters the complexity of the environment and increase its own
complexity ».51
The difference from the environment maintained
by the system itself is treated as ultimate. Reason as specified in
relation to being, thought, or proposition is replaced by the self-enhancing
self-maintenance of the system ».52
Lorsque Luhmann nous dit que les systemes sociaux
s'auto-reproduisent dans la communication, ce sont aussi les systemes
psychiques qui s'y reproduisent inevitablement. La schematisation du monde vecu
(et de ses systemes) par la conscience presentee par Luhmann comme systeme
psychique, et la necessite de communiquer, manifestee par la formation de
systemes sociaux autopoietiques sans rationalite communicationnelle interne
necessaire, ceci pour assurer la continuite du systeme psychique (et, par
consequent, des systemes de communication auxquels it participe), voila ce qui
chez Nietzsche est interprets comme etant la production de fictions
regulatrices du monde des phenomenes par une conscience qui ne se cristallise
en conscience que par l'accumulation des communications necessaires a la survie
et auxquelles elle participe, par une conscience qui est en fait, a
sa
5° Op. cit., HABERMAS,
1987, p.353-354.
51 Ibid., p421.
52 Ibid., p.372.
source, une force vitale infiniment personnelle et
unilateralement perspectiviste, precedant ce qu'on nomme la conscience, qui est
sans rationalite interne, qui interprete authentiquement la multiplicite des
phinomenes du monde, ce maelstrom de sensations dans lequel un ordre fictionnel
est cree. Voici, pour terminer, quelques extraits des ouvrages de Nietzsche
imitates Le gai savoir et La volonte de puissance, des extraits
dans lesquels des convergences entre les pensees de Nietzsche et de Luhmann
peuvent etre identifides:
« Le probkme de la conscience (ou plus exactement
: du fait de devenir conscient) ne se presente a nous
que lorsque nous commencons a comprendre en quelle mesure nous pourrions nous
passer de la conscience (...). A quoi bon la conscience si, pour tout ce qui
est tssentiel, elle est superflue? Si Fen veut been ecouter ma reponse A cent
question et les hypotheses, peut-etre vccessives_ sur lesquelles elle repose,
je dials que Is finesse et la force de la conscience me peraissent toetours
Firs en rapport avec la factthe de communication d'un
homme (...), et cette faculte elle-memo fonction
de Ia nicessue de
communiquer (...). Si cette observation est juste. je pant
eller plus loin et supposer que /a conscience ne s
'est developpee que sous la pression du besoin de communiquer,
que, de prime abord, elle ne fit necessaire et utile quo dans les rapports
d'homme a homme (...) et qu'elle ne s'est developoee au'en fonction de
son degre d'utilito. La conscience n'est en somme qu'un reseau de
communication d'homme a homme, ce n'est que comme telle qu'elle a ete forcee
de se ciavetopper C..). (...) l'homme. comme tout
etre vivant, pense sans cesse mais ne to sait pas: la pensee qui devient
consciente n'en est que la plus petite panic (...) c'est cettepenste
consciente seulement aui s'effeaue en paroles, c'est-a-dire
en signs de communication, par quoi l'origine memo de la
conscience Se revile_ En un mot- le developpement du langage et to
developpement de la conscience (non
de la raison, mais seulement de la
raison qui devient consciente d'elle-mime) se dormers' Ia main. (...) Mon idde
est, on le volt, que la conscience ne fait pas proprement panic de
l'existence individuelle de l'homme,
mais plutat de ce qui appartient chez lui a la nature de la conunimauto
gm, par consequent. la conscience n'est developpee d'une facon subtile que
par rapport a son uolite pour la communaute (...). Tons nos actes sont
au fond incomparablement personnels, uniques,_ immensement personnels. it n'v
a a cola aucun doute: mais des que nous les
transcrivons dans la conscience, ils ne le paraisseni
plus... Voila le veritable phonomenalisme, le veritable
perspectivisme tel Quo je l'entends
(...) 0.53
« 11 n'y a ni « esprit ), ni raison_ ni
pease& ni conscience. ni ame, ni volonte. ni verite : ce ne sont la que des
fictions inutilisables. 11 ne s'agit pas de « sujet et d'objet »,
mais Tune certaine espece animate qui ne prospere que sous I'empire
d'une juslesse relative de ses perceptions, et
avant tout avec la rerdarion de celles-ci (en sone qu'elle est
a mime de capitaliser des experiences)... ».54
« Non point connaitre, mais
schematiser, imposer au chaos assez de regularite et de formes
pour satisfaire notre besoin pratique ».55
« Le monde imagincnre du sujet. de la
substance. de la « raison », etc.. est
necessaire
y a en nous une puissance ordonnatrice,
simplificatrice qui falsifie et separe artificiellement. « Verite »
c'est la volonte de se rendre maitre de la multiplicite des
sensations -- senor les phenomenes sur des
categories determinees ».56
« La communication est necessaire : pour
que la communication soit possible. it faut que quelque chose soit
fixe, simplifie, precisable (.4 ».57
« Parmenide a dit : « L'esprit ne peut pas
concevoir le neant - Nous nous trouvons l'autre extremite et nous
disons : Cequi pout etre coniu est necessaimment tine
fiction. » ».5B
53 NIETZSCHE, Friedrich, Le gai savoir, Paris,
Librairie Generale Francaise, 1993, p. 364-365-366-367.
54 NIETZSCHE, Friedrich,
La volonte de puissance Paris, Trident, 1989,
p.214.
55 Ibid., p.216.
56 Ibid., p.217.
5, Ibid., p218.
58 Ibid., p.219.
(...) la necessiti d'appriter, a notre usage, un monde
ou notre existence serait rendue possible : nous creons ainsi un monde
qui est determinable, simplifii, comprehensible pour nous
n.59
0 (...) on a compris que le « sujet » n'est
pas quelque chose qui agit, mais seulement une fiction (...)
»6°
« Fiction d'un monde qui
corresponde a nos disks (...). « Volonte du vrai », sur ce
degre c'est essentiellement Part de
!'interpretation (...). La mime espice d'hommes, d'un degri plus pauvre
encore, n'itant plus en possession de la force d'
interpreter. de c 'reer des fictions, constitue le nihiliste
».61
CONCLUSION
Si on replace le perspectivisme techniciste de la
theorie des systemes de Luhmann et l'humanisme dialectique, normatif et
critique de la theorie de l'agir communicationnel de Habermas en relation avec
la phenomenologie husserlienne du monde vecu intersubjectif, quelles
conclusions pouvons-nous maintenant tirer concemant les reappropriations des
idees de Husserl par les deux sociologues a l'etude? Les unites
intersubjectives identifiees par Husserl constituent-elles des perspectives
irreconciliables telles des fictions autoreferentielles, ou peuvent-elles
fusionner par un processus dialectique et langagier tout en preservant leurs
particularites, celles-ci n'etant alors que des moments d'un consensus
elargi?
11 est maintenant clair que la theorie des systemes de
Niklas Luhmann s'inspire grandement de la phenomenologie husserlienne. Le
systeme, inscrit dans un environnement qu'iI codifie, ayant ses propres actions
et experiences passees et des capacites planificatrices, etant capable
d'interpenetration avec les systemes environnants dans un environnement dans
lequel it est saisi lui aussi comme systeme environnant par d'autres systemes,
ce systeme tient la place de la conscience egologique et temporelle dont les
prestations synthetisantes constituent le monde dans lequel it se trouve et
dans lequel it rencontre d'autres consciences, elles aussi constituant le monde
et envers lesquelles l'empathie est possible. Par contre, la communaute
universelle des monades envisagee par Husserl, le monde-de-la-vie unique dans
lequel les unites intersubjectives et leurs mondes teleologiques et pratiques
ne sont que des
59 Ibid.,
p.221. 6° [bid., p.222. 61 Ibid.,
p.228.
ambiances, cette communaute universelle des monades,
selon Luhmann, n'est pas reconciliable avec elle-meme et inclut en elle des
unites intersubjectives ou des systemes dont les perspectives sont
auto-referentielles, differentes et fictionnelles. ll n'y a pas de raison
universelle inherente a ces perspectives systemiques sur le monde vecu, sur la
societe. De plus, Luhmann nous rappelle que l'experience empathique des vecus
de conscience de l'autre (de sa perspective sur le monde) repose toujours sur
une perspective ou un schematisme prealable du systeme psychique ou du systeme
social qui fait cette experience et qui interprete toujours la perspective
d'autrui selon son propre code, selon sa propre difference, et qu'en fait cette
unite intersubjective n'est pas symetrique. Husserl disait que cette
asymetricite pent etre eliminee par correction reciproque entre les consciences
en experience l'une de l'autre. Gadamer dirait ici que les prejuges de
l'interprete lui provenant de sa situation hermeneutique sont mis a l'epreuve,
et corriges si necessaire, avec ceux provenant de I'horizon de l'alterite
rencontree. Mais Luhmann, contrairement a Husserl et Gadamer (et Hegel),
contrairement aussi a Habermas qui insiste sur la visee vers le consensus entre
les perspectives historiques et socio-culturelles particulieres, refuse de
parler de la possibilite d'un depassement dialectique de la perspective
systernique vers une conscience du monde universelle, de la possibilite d'une
empathie symetrique, done d'une intercomprehension et d'une identite totales.
Luhmann rejoint Gadamer (cette fois), Nietzsche et Fleidegger en rappelant que
chaque conscience du monde est incrustree dans une perspective differenciee
(fictionnelle), disons avec Gadamer : « dans une situation hermeneutique
», ou avec Heidegger : « dans la factual ite ».
Habermas, quant a lui, oriente sa theorie vers la
projection d'un ideal d' unite des differents mondes vecus des multiples
acteurs sociaux, la projection d'un centre situationnel considers comme point
de depart d'une possibilite d'entente sur un monde vecu intersubjectif commun,
d'une fusion des horizons dans une meta-perspective consensuelle dans le cadre
d'une ethique communicationnelle et normative fortement influence par le
deontologisme de Kant et par la dialectique positive de Hegel_ L'imperatif
categorique kantien proposant d'agir envers autrui comme si la maxime orientant
mes actions devait etre erigee en loi morale universelle pourrait etre traduit
en termes habermassiens de cette facon : « agis comme si a chaque fois les
pretentions a la validite que to eleves dans ton acte de langage (ou ton
action
tout court) devaient toujours etre
soumis par tes interlocuteurs a la discussion critique visant le
consensus D. Et mere si Habermas qualifie sa theorie comme etant
post-hegelienne, c'esta-dire sans pretention au Savoir absolu, et dans son cas
ayant pris le tournant linguistique, son concept d'agir communicationnel
s'inscrit tout de meme directement dans le courant de la pensee dialectique
positive de Platon, de Hegel et de Gadamer (ce dernier se separant lui aussi du
concept hegelien d'Absolu o, malgre son insistance sur l'entente, la
reconciliation, le depassement dialectique). On peut donc affirmer que
Habermas, tout en insistant sur l'agir teleologique de sujets individuels ou
collectifs utilisant les moyens les plus efficaces pour atteindre des
objectifs, souligne la necessite de mettre en pratique une ethique
communicationnelle par laquelle les sujets pourront s'entendre sur la
coordination non violente de leurs plans d'actions en etablissant des
definitions consensuelles des situations d'actions dans lesquelles ils se
trouvent et en puisant dans les ressources d'un monde vecu postage et non
biaise ideologiquement. On pourrait dire de l'approche theorique du monde vecu
intersubjectif par Habermas qu'elle est une Aufld arung ou une
emancipation communicationnelle. La rationalite et la visee
d'intercomprehension inherentes a chaque acte de discours sont le fondement sur
lequel construire une co-habitation pacifique et une collaboration
intersubjective universelle dans un monde defini en commun. La possibilite d'
une conununaute des monades universelle dont les perspectives fusionneraient,
dont les ambiances particulieres ne seraient que les couches anterieures de la
constitution d'un monde vecu commun, cette possibilite est l'aiguillon motivant
la mice en pratique et l'etablissement de spheres publiques ouvertes a la
discussion et a l'entente.
II semble bien que I' interet du chercheur, de
l'interprete des sciences sociales, y est pour beaucoup si l'on souhaite
repondre a la question posee, celle de savoir si le perspectivisme radical
regne dans le monde vecu ou si plut8t l'anticipation de la totalite ouvrant la
vole a l'agir communicationnel et au consensus sans limite est raisonnable.
Celui qui s'interesse davantage aux conflits sociaux, aux motivations et
interets des opposants, aux processus de differenciation et d'interpenetration
entre des systemes sociaux de taille et de pouvoir d'action differents,
favorisera probablement l'approche descriptive, phenomenologique et
ecocentrique (ou biocentrique) de la theorie des systemes de Niklas Luhmann,
lui permettant d'axer ses recherches sur l'auto-reference et le schematisme
des
systemes. Il nous dira probablement que des
perspectives irreconciliables animeront toujours la dynamique des societes et
que celle-ci permet leur developpement incessant et le deroulement de
l'histoire et de revolution. Par contre, celui qui desire accompagner son
interet descriptif envers les societes contemporaines de considerations
emancipatrices, critiques et pratiques, orientees vers le « mieux vivre
» des hommes et des femmes et vers l'entente et la collaboration
pacifiques entre ceux-ci, s'adonnera mieux avec la theorie humaniste
(anthropocentrique) de l'agir communicationnel de Habermas et nous dira
probablement que 'Ideal d'une communaute universelle communicationnelle et
pacifide est souhaitable et realisable.
Dans le cadre de ce memoire theorique sur le concept
de « monde vecu intersubjectif 0 dans la theorie des systemes de Niklas
Luhmann et dans la theorie de l'agir communicationnel de Jurgen Habermas, mon
objectif etait de presenter les divergences d'approche du concept husserlien
par les deux sociologues, et leurs consequences pour une comprehension des
societes contemporaines.
Pour ce faire, j'ai present& d'abord ce que Edmund
Husserl entend par « monde vecu intersubjectif » dans le cadre de sa
philosophie phenomenologique. Nous avons vu ce que signifie le retour
vers les vicus de conscience temporels des sujets et vers les formations
d'unites intersubjectives rendues possibles par ''experience empathique, des
vecus de consciences intersubjectivement partagos et constituant le sens qu'a
pour les sujets un monde objectif commun, mais toujours percu a partir de
perspectives spatio-temporelles particulieres potentiellement conciliables
entre elles a I' interieur d'une communaute universelle des monades. Nous avons
souligne 'Importance centrale des relations entre, d'une part, les unites
intersubjectives particulieres, considerees comme ambiances d'un monde vecu
commun, et d'autre part, la communaute universelle des monades vers laquelle
les unites intersubjectives tendent comme vers une perspective unique partagee
urtiversellement, vers laquelle les unites intersubjectives depassent les
particularismes de leurs perspectives, ''importance de ces relations «
unites intersubjectives / communaute universelle », considerees comme
constitutions intersubjectives du monde vecu, dans la polemique entre les
approches luhmanienne et habermassienne de ce dernier.
Nous avons ensuite presente la theorie des systemes et
la theorie de l'agir communicationnel individuellement, question de se donner
une base sur laquelle poser la presentation des divergences entre les deux
theories dans leurs reappropriations du concept de « monde vecu
intersubjectif ». Dans cette presentation des divergences entre Luhmann et
Habermas, nous avons souligne les aspects perspectiviste, techniciste et
descriptif de Ia theorie de Luhmann et son orientation vers la difference et
l'auto-reference, ainsi que les aspects humaniste, dialectique, critique,
normatif et pratique de la theorie de Habermas et son orientation vers identite
et la fusion des perspectives et le consensus, tine presentation des
divergences facilitee par la comparaison entre les trois modeles imageant le
monde vecu intersubjectif tel qu'envisage dans la phenomenologie de Husserl,
dans la theorie systemique de Niklas Luhmann et dans la theorie de l'agir
communicationnel de Jurgen Habermas.
Une etude plus approfondie du theme de ce memoire nous
await permis d'analyser la contribution de la sociologic phenomenologique
d'Alfred Schutz aux theories des systemes et de l'agir communicationnel. Schutz
s'est penche longuement sur la question du monde vecu et de son
intersubjectivite, tine intersubjectivite sur laquelle Husserl n'a pas
suffisamment insiste selon lui, une problematique que Husserl await laissee
ouverte et non resolue. J'ai signale a quelques reprises ['importance des
travaux de Hans-Georg Gadamer dans mon texte. L'hermeneutique philosophique de
Gadamer aurait pu constituer une ressource theorique considerable et pertinente
pour le developpement de ce memoire, Gadamer s'etant interesse l'historicite de
['horizon de signification d'une situation hermeneutique particuliere et
relative, a son inscription dans une histoire effective de ('action. Des
convergences sont identifiables entre, d'une part, l'auto-reference du systeme
dans la theorie de Luhmann et les prejuges qui constituent la situation
hermeneutique relative de tout interprete, et d'autre part, I'insistance de
Gadamer sur l'entente langagiere comme fusion des horizons et l'orientation
consensuelle de l'agir communicationnel presentee par Habermas. Les
contributions des dialectiques hegelienne et fichteenne a ces interrelations
entre Luhmann, Habermas et Gadamer auraient etc egalement tits pertinente. Nous
aurions pu egalement evaluer les relations theoriques de Ia dialectique
negative de Theodor Adorno et son insistance sur la double mediation et
l'asymetrie inevitable entre le sujet et son objet, ainsi que stir la
communication du different, les relations de cette dialectique negative avec
l'insistance de
Habermas sur le consensus et l'identite des
perspectives, ainsi que les relations entre cette dialectique negative et le
concept d'auto-reference chez Luhmann. Nous aurions pu nous pencher aussi sur
les liens theoriques entre, d'une part, le solipsisme du premier Wittgenstein
et le concept d'auto-reference dans la theorie de Luhmann, et d'autre part,
entre la critique du solipsisme par le second Wittgenstein et la theorie de
I'agir communicationnelle de Habermas. II aurait ete aussi interessant
d'identifier les divergences entre la critique de l'ideologie chez Habermas et
celle que propose Luhmann envers l'auto-reference productrice de justifications
ideologiques, une auto-reference soit tautologique, lorsqu'elle se decrit par
la formule « le systeme est ce qu'il est » (A=A, ideologie
conservatrice), ou une auto-reference paradoxale, lorsqu'elle se decrit par la
formule « le systeme est ce qu'il n' est pas » (A= non A, ideologie
revolutionnaire, progressiste, axee vers le changement). Une etude des
consequences ethiques et politiques des deux approches theoriques du monde vecu
intersubjectif que nous avons etudiees serait aussi tres pertinente. Ces pistes
de recherches eventuelles seront peut-etre les themes d'etudes
ulterieures.
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