Syndicats de salariés et territoire : La place des syndicats dans l'Intelligence Economique Territoriale( Télécharger le fichier original )par Philippe LATOMBE IAE-IEMN Nantes - Master II 2010 |
IntroductionLe concept d'Intelligence Economique (IE) est apparu récemment en France, comparativement à d'autres pays notamment anglo-saxons1(*). Le Rapport Martre en 19942(*) manifeste cette émergence et lui donne une réalité pratique en permettant son appropriation par différents acteurs : les pouvoirs publics (l'Etat en premier lieu), les Chambres Consulaires3(*) (Chambres de Commerce et d'Industrie -CCI- essentiellement) et enfin les acteurs de la formation et de la recherche théorique (Universités notamment). L'Etat central a été le plus prompt à s'emparer du concept et en a effectué une traduction pratique limitée au seul cycle de renseignement (collecte, traitement et protection par un stockage approprié de l'information économique) selon un modèle déjà largement connu de veille concurrentielle. Cette définition de l'IE par les pouvoirs publics est liée à l'expérience qu'ils possèdent dans le renseignement militaire. Si quelques entreprises mettaient déjà bien en pratique l'intelligence économique, celles-ci étaient des entreprises atypiques car fortement liées à l'industrie de défense (constructeurs aéronautiques de défense - Dassault Aviation, Eurocopter..- industrie d'armement - GIAT, Thalès...-) ou à l'industrie du nucléaire (Framatome devenu Areva...). L'Etat a donc appliqué le concept sous la méthodologie du renseignement militaire et a confié à des services proches de celui-ci le soin de mettre en pratique le concept : le Ministère de l'Intérieur comme coordinateur ou la nomination d'hommes du renseignement comme Hauts Responsables4(*). La Circulaire du 21 mars 20075(*) du Ministère des Finances (Minéfi) est sur ce point éloquente, car elle adapte en pratique le concept d'intelligence économique en utilisant un vocabulaire militaire : « les services du haut fonctionnaire de défense du Minéfi et son réseau régional de chargés de mission de défense économique, telles que précisées par la circulaire ministérielle du 14 février 2002 relative à la défense économique (JO du 23 mars 2002, p. 5164) ». Pour l'Etat, la déclinaison territoriale de l'intelligence économique nommée Intelligence Economique Territoriale (IET) est purement et simplement une décentralisation, avec le transfert à l'échelon préfectoral de la charge de la coordination dans les territoires et la mise en action des services déconcentrés du Minefi (notamment les Trésoriers Payeurs Généraux) et de l'Intérieur (DST -Direction de la Surveillance du Territoire- puis RG - Renseignement Généraux-). Parallèlement à cette définition jacobine et limitée de l'IE (et donc de l'IET), les Universités ont investi ce champ en estimant que l'interprétation du concept d'IE par l'Etat n'était que parcellaire et ne reflétait pas la globalité du concept. Dans sa thèse soutenue en 2002, Franck BULINGE6(*) estime que le concept d'IE est délicat à définir car c'est un concept complexe et multidimensionnel dont « l'émergence et sa compréhension font appel à de multiples champs scientifiques », vision partagée et exprimée par le Député CARAYON de manière brutale dans l'introduction de son rapport en 20037(*). Pour Franck Bulinge, l'IE dépasse la simple collecte documentaire pour intégrer l'idée d'une « InfoAction » permettant pro-activité et interactivité. Les collectivités locales et les CCI ont rapidement intégré ces critiques sur la vision par l'Etat de l'IET et ont abouti à une définition plus large, mais plus floue, de l'IET. Pour elles, les revenus résidentiels et les revenus productifs sont la principale richesse des territoires et doivent faire l'objet de stratégies d'attractivité territoriale et de marketing territorial [Gaucherand 2007]8(*). Ainsi, pour ce chercheur et consultant auprès des collectivités locales, il faut associer étroitement deux concepts et une orientation: les concepts d'IE (tel que défini par Bulinge) , et d'Intelligence Stratégique Territoriale (définie comme étant « la réalisation d'infrastructures permettant une veille stratégique territoriale »), et enfin comme orientation la gestion des communautés territoriales comme étant la prise en compte du caractère non-homogène d'un territoire. L'IET est donc l'ensemble des structures et des actions (notamment la création de portail d'informations économiques sectoriels, de comités de pilotages [regroupant services déconcentrés de l'Etat, décideurs locaux et entrepreneurs via les CCI,...]) qui permettent aux territoires de renforcer leur attractivité, dans l'objectif de maximiser les revenus résidentiels et productifs. Cette définition apporte effectivement une profondeur de champ supplémentaire par rapport à la définition retenue par l'Etat mais reste uniquement centrée sur les moyens techniques économiques avec une forte connotation « numérique » car préconise le recours quasi-systématique aux NTIC9(*) (réseau intranet et base de données sécurisées essentiellement). Comme l'indique Bulinge (op cit) le concept fait appel à de nombreuses disciplines, et la définition et son application retenues par les collectivités locales sont encore trop restrictives. Les universitaires, et notamment les spécialistes des systèmes d'information, se sont penchés sur le concept pour en effectuer une définition plus large car multidisciplinaire. Yann Bertacchini (2004) propose ainsi une définition plus aboutie : « un processus informationnel et anthropologique, régulier et continu, initié par des acteurs locaux physiquement présents et/ou distants qui s'approprient les ressources d'un espace en mobilisant puis en transformant l'énergie du système territorial en capacité de projet. De ce fait, l'intelligence territoriale peut être assimilée à la territorialité qui résulte du phénomène d'appropriation des ressources d'un territoire puis aux transferts des compétences entre des catégories d'acteurs locaux de culture différente ». Cette définition montre l'ampleur exacte du champ de l'IET car associe les notions d'IE (et son schéma circulaire allant de la collecte d'information à l'action - figure 1 page..), de territoire comme « espace apprenant » [Bouchet 2006], de multiplicité des acteurs (et donc pas simplement les acteurs purement économiques), de système (au sens de Joêl de Rosnay10(*)) permettant le transfert de compétence entre acteurs, de mode projet comme mode de travail à privilégier, et enfin de culture et de spécificités territoriales différenciées. Cette définition sera approfondie par Horaccio Bozzano qui formule en 2008 que l'IET est la somme d'une constante, l'IE, et d'une variable, un territoire. Plus précisément le territoire doit être pris dans son acception d'intelligence territoriale (IT). H. Bozzano dans son travail formule les équations suivantes : IET = IE (constante) + IT (Variable) Et parallèlement IT = CT + PAT/DD +DT CT est la Compréhension du Territoire, c'est-à-dire sa connaissance précise avec ses forces/faiblesses, opportunités/menaces, mais également la prise en compte de sa culture, de ses spécificités et de son « capital immatériel »11(*). PAT/DD est la Participation des Acteurs du Territoire pour en assurer le Développement Durable, ce qui nécessite l'implication des acteurs et la participation de la population à sa mise en oeuvre. Enfin, DT est le Développement Territorial qui est défini par Bozzano comme étant « la mise en place des actions nécessaires pour produire des transformations dans les consciences, dans les actions et/ou dans les objets qui se rapportent aux problèmes réels dans des territoires ». L'IET est donc pour Bozzano définie comme étant « la compréhension et le savoir-faire nécessaire pour articuler la connaissance et l'expérience dans la résolution de problèmes économiques et sociétaux avec la coparticipation de professionnels scientifiques-académiques et des acteurs territoriaux, de l'Etat, du patronat et de la citoyenneté ». Ces deux définitions, celle de Bertacchini comme celle de Bozanno, montrent que la vision qu'a l'Etat de l'IET est somme toute réductrice, car ne voit pas le territoire comme un espace vivant, véritable système économique et social dans lequel l'implication de tous les acteurs est nécessaire pour favoriser les interactions et la résolution collective des problématiques spécifiques liées au territoire. Si les définitions de l'IET sont dorénavant relativement posées et acceptées par l'ensemble des chercheurs comme étant celles proposées par Bertacchini ou Bozzano, il n'en reste pas moins que les outils permettant la mise en pratique de ce concept au niveau des territoires ne sont que peu étudiés ou théorisés. De nombreuse méthodes ont été ou sont en phase d'expérimentation et sont actuellement en cours d'évaluation pour mesurer leur efficacité. On peut citer en exemple la Méthode Catalyse ® développée par J-J. Girardot12(*) ou CAVALA en Midi Pyrénées par G. Colletis et M. Salles13(*). La difficulté de l'évaluation des méthodes de mise en pratique de l'IET est la question cruciale des indicateurs. A ce jour, un seul « indicateur » quantifiable de manière relativement objective est réellement utilisé pour mesurer la capacité d'un territoire à se mobiliser autour des projets relevant de l'IET : l'emploi. Cet indicateur est en effet suivi par tous les acteurs partie prenante de l'IET car il est l'alpha et l'oméga de leur action : pour les décideurs locaux, car l'emploi permet l'augmentation de la richesse résidentielle, pour les entreprises, car l'emploi permet d'avoir notamment de la consommation mais également favorise l'émergence d'une main d'oeuvre de plus en plus qualifiée, et enfin pour les services décentralisés de l'Etat, car il s'agit de la mission principale qui leur a été confiée par les pouvoirs publics étatiques. Dans la méthode DECILOR® mis en place dans la région Lorraine, P. Geoffroy indique que « la compétitivité du territoire se mesure par le nombre d'emplois que celui-ci va créer, maintenir ou perdre ». Or l'IET a bien pour objectif la compétitivité territoriale : l'emploi est donc un indicateur de mesure simple et objectif, car répond à des critères légaux internationaux14(*) et est mesuré de manière objective et réactive par l'INSEE tous les mois ex post. L'emploi est également l'un des objectifs principaux des syndicats de salariés. Un syndicat de salarié est une association qui détient la capacité juridique exclusive de défendre de manière désintéressée les intérêts économiques, moraux ou sociaux des salariés qu'il représente. Cette définition non légale15(*) montre que l'objectif d'un syndicat est de protéger l'emploi des salariés et leurs conditions de travail (acquis sociaux et plus prioritairement l'accroissement du salaire). De nombreux auteurs se sont interrogés sur la capacité des syndicats à mener impartialement les deux objectifs. Pour ceux-ci, et notamment (S.J. Nickell, P. Cahuc, Perrot,...) ou Burda et al (2001)16(*) les deux objectifs majeurs des syndicats sont « des objectifs économiques, partiellement incompatibles, d'accroissement du salaire réel et de création d'emploi », l'arbitrage entre les deux prenant la forme d'une courbe d'indifférence. Il s'agit de la notion de modèle de "droit à gérer". Cette interrogation est fondée et effectivement justifiée si l'on considère que les syndicats n'ont pas un objectif plus précis : le plein emploi. En système de plein emploi, la courbe d'indifférence telle qu'utilisée en théorie ne s'applique plus, et la recherche de l'accroissement du salaire réel ne se fait plus au détriment de la recherche de création d'emploi. C'est en fait cet objectif transitoire que veulent atteindre les syndicats afin de pouvoir ensuite se consacrer à l'accroissement des salaires, à l'augmentation des acquis sociaux...Le discours des organisations syndicales en France depuis les chocs pétroliers des années 1970 vont tous en ce sens, et un grand nombre des actions et négociations menées par celles-ci ont cette finalité : les 35 heures ou la conservation d'un droit de départ à la retraite à 60 ans (dans le sens ou cela favorise l'emploi des jeunes) en sont deux exemples. Les syndicats de salariés partagent donc avec les territoires et l'ensemble des acteurs de l'IET la volonté d'atteindre le plein emploi. Les définitions de l'IET telles que nous les avons retenues (Bozzano et Bertacchini) impliquent que l'ensemble des acteurs du territoire et sa population se mobilisent et travaillent ensemble. Ainsi, s'il est souvent fait référence au patronat17(*) comme un acteur incontournable de l'IET au même titre que les décideurs locaux (Maires, Conseil Généraux et Régionaux...), les syndicats de salariés sont rarement retenus comme des acteurs à part entière de ce concept et de sa mise en pratique. Cette absence, que l'on constate à la fois dans les écrits ou thèses universitaires, les méthodes ou systèmes mis en place au sein des CCI et collectivités locales ainsi que dans les dispositifs étatiques, sont issus d'une vision assez ancienne selon laquelle les syndicats ne s'intéressent que peu aux territoires. Il reste au centre de la majorité des esprits que le paysage syndical français s'est constitué (et reste constitué) selon deux axes principaux : la grande entreprise qui concentrait l'ensemble des forces adhérentes (et par lien immédiat la branche professionnelle à laquelle elle était rattachée), et l'union départementale dont le rapport privilégié était avec la confédération dans le but de de s'assurer de la démultiplication locale de l'activité revendicative générale (quasiment en « déconcentration » au sens administratif) [Perrat 2005]. Les syndicats et les territoires ne peuvent donc pas, pour beaucoup, être associés au sein d'une vision commune. Pourtant leur objectif est bien congruent (voir commun) et leur existence au sein des territoires réelle et dorénavant légalement reconnue depuis la Loi de Mars 200718(*) (les syndicats sont caractérisés comme étant des acteurs territoriaux incontournables et dotés de droits particuliers de négociation). En revanche le faible taux de syndicalisation des salariés au sein des entreprises françaises (mais aussi plus généralement au sein de l'ensemble des entreprises des pays développés19(*)) corrélé à la faible audience des syndicats lors des élections professionnelles20(*) réduisent la portée de leur action et de leur implication. La loi de 2008 portant réforme de la représentativité syndicale a porté un nouveau coup de boutoir à cette audience en modifiant les règles sur la représentativité (présomption de représentativité, obligation d'obtenir 10% des voix aux élections professionnelles) et donc sur la capacité de certains syndicats à participer à la vie des territoires (perte de financements, pertes de sièges au sein des Conseils Economiques et Sociaux Régionaux...). Ainsi le seul rapport développé aujourd'hui entre syndicats et territoires est apprécié au sens du Dialogue Social Territorial en application stricte de la loi de 2007. Il semble donc utile de s'interroger si, dans les territoires et au-delà du strict dialogue social territorial, les syndicats de salariés ont une réelle place au sein de l'IET et si cette participation à la construction de l'IET ne pourrait pas être une possibilité pour les syndicats de retrouver, en proximité, une légitimité et une audience auprès des populations salariées. En se basant essentiellement sur l'exemple français nous essaierons de montrer en premier lieu en quoi les syndicats de salariés ont une place légitime au sein de l'IET et que leur apport à sa mise en pratique est essentiel (I), pour montrer dans un second temps que cette place est difficile à conquérir et va nécessiter de la part des syndicats des adaptations pour s'y intégrer pleinement (II). * 1 Notion de «business intelligence » ou « compétitive intelligence » aux Etats Unis par exemple. D'autres pays comme le Japon et la Suède avaient également développé des concepts similaires dès le début des années 1980 * 2 Martre et al, 1994, dit Rapport Martre, oeuvre collective du Commissariat du Plan intitulée Intelligence économique et stratégie des entreprises (La Documentation Française, Paris) * 3 Clerc Philippe, Livre Blanc des CCI, 1997 * 4 Alain Juillet en décembre 2003 « haut responsable chargé de l'intelligence économique » au Secrétariat Général de la Défense National (SGDN) par exemple. * 5 Cf bibliographie * 6 Cf Bibliographie * 7 Cf bibliographie * 8 Cf bibliographie * 9 Nouvelles Techniques de l'Information et de la Communication * 10 Joêl de Rosnay, 1975, Le Macroscope. * 11 au sens de Levy-Jouyet, 2006, Rapport au Ministre de l'Economie, L'économie de l'immatériel : La croissance de demain. * 12 Cf Bibliographie * 13 Méthode CAVALA, 2007, « Représentations de l'entreprise dans les systèmes d'information statistique et décision dans les collectivités territoriales » et 2009 « De la difficulté d'évaluer les politiques économiques régionales ». * 14 Normes issues du Bureau International du Travail (BIT) * 15 Au sens du Code du Travail. Art L 412-1 et suivants * 16 Burda, Wyplozz et Houard, Une perspective européenne, 2001, ed de Boeck * 17 Au sens légal du terme : Organisations professionnelles représentant les employeurs (ex MEDEF, CGPME...) * 18 loi du 31 janvier 2007 « Animer une démarche de dialogue social territorial élargi, vers un projet local pour l'emploi » * 19 Bien qu'à des niveaux disparates. Par exemple en Allemagne et en France les niveaux sont différents mais la tendance globalement identique * 20 Elections au sein des entreprises (CE, DP) mais plus sûrement (car mesurable nationalement) aux Elections Prud'hommales. |
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