CHAPITRE 1 : LE FONCTIONNEMENT D'UN MODELE DE
PROTECTION SOCIALE
Le fonctionnement d'un modèle
général de protection sociale est relativement récent. Il
voit le jour après la seconde guerre mondiale.
Mais il est également le fruit d'une longue
évolution. Les étapes de passage à une protection
généralisée et universelle s'expliquent par les
bouleversements socioéconomiques provoqués par l'avènement
de la société industrielle. L'évasion des
sociétés anciennes (villageoises ou familiales) au XIXe
siècle rendit impératif l'élaboration des
systèmes de protection sociale garantissant une certaine
sécurité face aux risques qui frappent les personnes
démunies. C'est dans ce sens que les institutions de protection sociale
voient le jour partout dans le monde entier et cela pour protéger les
membres de la société grâce à une série de
mesures publiques contre les divers risques et charges susceptibles de
diminuer leur niveau de vie et de menacer leur sécurité
économique. Malheureusement, le début des années 1980
marque la fin du règne du mode de fonctionnement de ces systèmes
de protection sociale. Ceux-ci seront remis en cause.
Le présent chapitre aborde dans un premier temps
les fondements théoriques des systèmes de protection sociale pour
s'appesantir dans un second temps sur les limites desdits systèmes.
1.1. Les fondements théoriques des systèmes
de protection sociale
Dans le monde, le fonctionnement des systèmes de
protection sociale a évolué. Il remonte à la renaissance
au XIVe siècle ; époque où l'on observe
une irruption de l'humanisme, qui place l'homme au centre de ses
préoccupations et bouleverse toute la pensée occidentale. Cette
renaissance intellectuelle est suivie de profonds changements politiques et
sociaux. Parallèlement à la révolution industrielle, un
vaste système de protection sociale se constitue au XIXe
siècle allant de l'assistance sociale à la protection
universelle, en passant par l'assurance sociale.
1.1.1. Naissance et développement des
systèmes de protection sociale
Avant de présenter la genèse de l'organisation
sociale et son développement, une analyse théorique de celle-ci
est d'abord nécessaire.
1.1.1.1. L'analyse théorique de l'organisation
sociale
Il s'agit ici de mener une analyse microéconomique et
macroéconomique de l'organisation sociale.
· L'analyse microéconomique de
l'organisation sociale
Du point de vue microéconomique, le besoin de
protection sociale est né des insuffisances de la prévoyance
libre (individuelle et collective) et de celles de l'altruisme et du don libre
envers les non-travailleurs (les « non-agents
économiques » car trop vieux, trop malades, trop jeunes, trop
inemployable...) et la faiblesse de certains revenus du travail (ceux des
woorking poors).
La prévoyance libre est assurée par le
marché selon la règle « à chacun selon ses
besoins ». Elle fonctionne à travers deux techniques : le
report et l'assurance.
La technique du report repose sur la redistribution du
revenu sur le cycle de vie. Elle peut s'effectuer du présent vers
l'avenir (épargner) mais aussi de l'avenir vers le présent
(emprunter). Cette planification intertemporelle peut être de courte
durée ou être étendue sur une longue durée.
Cette technique a été mise en évidence
par Modigliani et Brumberg (1954), puis par Ando et Modigliani (1963). Ceux-ci
soulignent ainsi que, en général les revenus du travail sont
repartis irrégulièrement sur toute la durée de vie de
l'agent économique. Le revenu salarial suivrait « une courbe
en cloche » avec l'âge (dont le « sommet »
se situe vers la fin de la quarantaine), du fait d'une productivité du
travail faible en début de carrière (temps d'apprentissage) et en
fin de vie professionnelle (capacité physique déclinante ou
formation obsolète). Cette analyse du cycle de vie fait face
néanmoins à des insuffisances à savoir les contraintes de
liquidité, la pluralité des intérêts et les
incertitudes sur le long terme. Ce sont ces insuffisances qui justifient la
mise en place d'un dispositif d'assurances sociales qui s'occupe des retraites
publiques, de l'éducation nationale, ainsi que de la garantie et des
subsides publics à l'épargne et à l'emprunt.
Pour ce qui est de l'assurance, elle repose sur la
technique de la mutualisation des risques, c'est-à-dire de
l'étalement sur tous les membres d'un groupe (les assurés) de la
charge d'un préjudice correspondant à un évènement
frappant l'un d'eux. L'assurance est un jeu contre la nature qui permet de
réduire l'incertitude (Bichot.J, 1997), même si le danger
intrinsèque (mort, accident, maladie) demeure inchangé.
L'activité d'assurance n'est pas une simple opération de
transferts de charges, mais est source de valeur ajoutée en utilisant le
principe de calcul actuariel. Cette technique n'échappe pas à des
insuffisances à savoir le problème d'antiselection (Akerlof,
1970) et celui de risque moral. Des insuffisances ayant pour
conséquences les inégalités, les discriminations et les
inefficacités économiques. D'où la mise en place d'un
dispositif d'assurances sociales permettant l'information publique, une double
obligation d'assurance, un prix indépendant du risque individuel et de
l'âge, une économie d'échelle, ainsi qu'une couverture
uniforme et complète.
La solidarité au sein d'un groupe quant à
elle s'exprime par une redistribution de revenus, de biens ou de services vers
les personnes économiquement faibles. Elle peut être conçue
comme une interaction réciprocitaire (mutuellisme), une action purement
altruiste et spontanée (le don charitable) ou comme le fruit d'un calcul
stratégique à court, moyen ou long terme (ostentations ou
intérêt personnelle bien compris), sans d'ailleurs que ces trois
conceptions soient mutuellement exclusives.
Le mutuellisme familial contribue à faire de la
famille un espace de protection et d'entraide. Le mutuellisme communautaire et
professionnel pour sa part s'organise autour d'une base communautaire sous la
forme de confréries et de corporations. Ces deux formes de mutuellismes
n'échappent pas à des insuffisances telles que : la mauvaise
diversification des risques et l'inégalité d'appartenance.
La solidarité est aussi liée aux dons
à travers un donateur qui veut se faire valoir (en cela la
dépense est ostentatoire), à travers également la
générosité des donateurs. A cela, il faut ajouter la
charité privée qui peut être directe ou
intermédiée, ainsi que l'altruisme lié à
« l'égoïste prudence » (J.M.Buchanan et
G.Tullock, 1986) et au « voile d'ignorance » (John Rawls,
1971). Des insuffisances guettent néanmoins ces différentes
formes de solidarités à savoir : le don proportionnel
à la proximité au risque des donateurs et non aux besoins des
défavorisés, la réciprocité non garantie du don,
les intérêts acquis, le sous-investissement en capital humain et
le comportement de passager clandestin.
Ces contraintes justifient les attributions de la
protection sociale à travers: le devoir de contribution, le choix
collectif, un mutuellisme obligatoire dont les bases seront le droit à
l'aide sociale, ainsi qu'un mutuellisme social plus large et plus
égalitaire.
A l'issue de cette analyse microéconomique de
l'organisation sociale, le caractère étroitement imbriqué
des assurances sociales et de l'aide sociale amène à douter de la
pertinence de la dichotomie entre prévoyance-assurance et
solidarité-assistance et de la nécessité de séparer
dans les divers régimes, ce qui relèverait d'une logique
d'assurance de ce qui dépend de la solidarité. Ainsi pour
D.Blanchet (1996) : « le système de protection sociale
évolue en s'appuyant sur deux jambes : le sentiment que quelque
chose d'inconditionnel doit être fait pour les moins chanceux, et le
sentiment que ce quelque chose joue aussi un rôle d'assurance qui est
à l'avantage de tous. Faut-il continuer à prendre appui sur ces
deux jambes ou (...) continuer à cloche pied ? ». Nous
allons maintenant voir qu'au plan macroéconomique, la protection sociale
est aussi une et indivisible.
· L'analyse macroéconomique de
l'organisation sociale
L'individualisme méthodologique développé
précédemment se fonde sur l'étude des besoins individuels
de protection et se caractérise par deux traits : 1) la protection
sociale est contingente et subsidiaire des possibilités du
marché ; 2) la protection sociale s'organise autour de deux
pôles majeurs, l'assurance sociale et l'aide sociale.
A l'inverse, la démarche holiste choisit une
approche globale dès l'origine, en considérant la protection
sociale directement au sein de la société et du système
productif dans leur ensemble, en interaction avec les agrégats
économiques globaux et les groupes sociaux pour les keynésiens,
en relation avec les classes sociales et les institutions pour les marxistes.
Ces deux traits communs aux analyses keynésienne et marxiste facilitent
également la construction par l'école de la régulation
d'une explication « mixte » de la protection sociale, en
tant qu'élément du fordisme, et débouchent sur une
interprétation économique globale de l'État Providence.
L'approche keynésienne de la protection
sociale
« Les deux vices marquant du monde économique
où nous vivons sont le premier que le plein-emploi n'y est pas
assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y
est arbitraire et manque d'équité (...) Les contrôles
centraux nécessaires à assurer le plein emploi impliquent une
extension des fonctions traditionnelles de l'État. (...) Cet
élargissement nous apparaît comme le seul moyen d'éviter
une complète destruction des institutions économiques actuelles
et comme la condition d'un heureux exercice de l'initiative
individuelle. ». ce programme de réforme sociale du
capitalisme qu'esquisse J.M.Keynes dans le dernier chapitre de La
Théorie générale intitulé « Notes
sur la philosophie sociale à laquelle la théorie
générale peut conduire » constitue la base
théorique de la construction de l'État Providence : la
taxation des revenus et des successions, le développement des
dépenses publiques et la redistribution massive qu'implique la
protection sociale sont mis en place non pas tellement dans le but de justice
sociale, mais dans un but de sauvetage économique du capitalisme
nécessaire à sa survie sociale et politique.
Pour Keynes, le risque systémique du
capitalisme est essentiellement dû à l'insuffisance de la demande
globale. C'est en cela que l'approche keynésienne considère la
protection sociale comme un instrument de politique économique.
Autrement dit, la politique sociale devient à l'égal de la
politique budgétaire et de la politique monétaire un outil au
service du « carré magique » de Nicolas Kaldor :
croissance, plein-emploi, équilibre extérieur, stabilité
des prix.
L'approche marxiste de la protection
sociale
Selon X.Greffe (1975) : « L'approche
matérialiste lève la présomption de bienfaisance
officiellement attachée aux politiques sociales pour montrer que
l'amélioration économique de la situation d'une classe peut
être simultanément récupérée du point de vue
social. ». Autrement dit la protection sociale, et plus largement
l'État Providence sont certes bénéfique aux
salariés en termes de progrès social mais sont aussi une
providence pour les capitalistes ! C'est le second aspect de la
dialectique de la protection sociale que les marxistes s'attachent à
expliciter, à savoir comment la protection sociale permet de surmonter
certaines contradictions du mode de production capitaliste.
Marx définit un mode de production comme
« l'ensemble des conditions matérielles et sociales de la
production à un certain stade de l'histoire. ». Cet ensemble
s'organise à travers les forces productives et de la force de travail,
le rôle de l'entreprise étant d'organiser la
« coopération » efficace des forces productives. Il
s'organise également à travers les rapports de production (les
rapports des hommes entre eux dans le processus de production) et des rapports
sociaux (rapports entre hommes en dehors de la production). Les rapports
sociaux s'exprimant par une super structure juridique et politique, et par une
forme déterminée de conscience véhiculée par des
appareils idéologiques (éducation, sport, presse,
publicité) qui sont aux mains de la classe dominante.
Lorsque Marx énonce « ce que la grande
industrie développe, ce sont ses propres fossoyeurs », il fait
référence aux effets de le concurrence entre les capitalistes qui
font rentrer en contradiction les intérêts individuels des
capitalistes (faire toujours plus de profit en conquérant les parts de
marché) et leur intérêt collectif (la baisse tendancielle
du taux de profit résultant de la hausse de la composition organique du
capital).
Afin de lutter contre cette baisse tendancielle qui est
avant tout une crise de rentabilité, les capitalistes cherchent à
accroître le taux de plus-value (appelé aussi taux
d'exploitation), ce qui en l'absence de système de protection sociale va
déboucher sur une crise de la reproduction du mode de la production
capitaliste à quatre facettes : l'exploitation du
prolétaire, la paupérisation de la classe ouvrière,
l'absolue répétition et la décomposition extrême des
tâches dans la grande industrie (doublées des règlements du
travail draconiens et quasi militaires) et la prolétarisation de la
société.
Pour Marx, le capitalisme est donc destiné
à « s'effondrer de lui-même sous le poids de ses propres
contradictions », au bénéfice des prolétaires.
Mais pour les libéraux du XIXe siècle, si l'analyse
des symptômes est assez proche, il s'agit au contraire de sauvegarder le
capitalisme, en apportant une réponse à cette
« question sociale » de la misère des familles
ouvrières.
Ce projet libéral, que P.Rosanvallon qualifie de
« capitalisme utopique » fut un échec, d'où
la nécessité de mettre en place un système de protection
sociale facteur de reproduction du mode de production capitaliste à
travers la reproduction de la force de travail, des rapports sociaux et des
rapports de production.
L'approche régulationniste de la
protection sociale
L'école de la régulation repose sur une analyse
keynésiano- marxiste menée dans une perspective historique et
institutionnaliste. Dans La théorie de la régulation : une
analyse critique (1986), Robert Boyer définit la
régulation comme étant « la conjonction de
mécanisme concourant à la reproduction d'ensemble compte tenue
des structures économiques et des formes sociales en
vigueur ».
Dans cette approche, le risque systémique du
capitalisme résulte de l'absence d'autoéquilibre qui
nécessite la médiation d'institutions. Le rôle de la
protection sociale est basé sur un triple compromis
institutionnalisé : l'organisation du travail, le partage des
revenus et les interventions sociales de l'État. Les interactions avec
les autres politiques publiques sont historiquement et nationalement
situées. Il s'agit de la réglementation du travail, de la
politique d'emploi et d'une politique industrielle.
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