I.3 #177; La mauvaise foi
La mauvaise foi est une des formes de manifestation de la
conscience. C'est une réalité exclusivement vécue par la
conscience. Et c'est précisément à ce niveau que les
difficultés commencent à se faire jour. En effet, dit Sartre :
« la conscience est un être pour lequel il est dans son
être question de son être en tant que cet être implique un
être autre que lui»21, c'est un fait, et son
être est avenir car « l'existence précède
l'essence »22. En d'autres termes, la conscience surgit
dans l'existence avant que sa nature lui soit donnée. Elle ne peut donc
être déterminée par quoi que ce soit dans le monde et
paradoxalement, elle est tenue de justifier son existence de fait et son
fondement en droit dans la même réalité qu'est le monde.
C'est ainsi qu'apparaît la mauvaise foi qui, elle, se présente
comme une solution au néant d'être qui est la conscience. Mais que
peut-on entendre concrètement par ''mauvaise foi'?
Il n'y aucun doute quant à la conception selon laquelle
la mauvaise foi est une structure fondamentale et constitutive de la
conscience, une attitude qui tire l'homme dans l'angoisse existentielle en face
de laquelle sa liberté voire son ''être-pour-soi'' l'y
conduit pour le contraindre à l'existence. Sartre conclut que l'homme
est capable de se donner négativement. La conscience elle-même se
donne dans ce cas négativement. Ce constat permet d'affirmer qu'il y a
des manifestations de la conscience mais cela ne doit pas toutefois nous donner
droit de penser l'être en présence de la conscience, c'est le cas
des hommes vivants dont les existences ne sont que moins exhaustives. Ceci est
la preuve irréfutable que l'on se saisit dans
19 Ibid., p. 52.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 27.
22 M. WETZEL, La mauvaise foi (l'tre et le
Néant). Sartre (profil philosophique, n°705), Paris, Hatier,
1985, p. 9.
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des rapports de contradiction. Cette attitude de la conscience
ne peut pas signifier la conscience, car elle n'est le fait que d'une
catégorie d'individus mis en rapport de contradiction.
L'évocation de la ''coquette'' manifeste bien
cette possibilité qu'a la conscience de se donner dans « ce
qu'elle n'est pas, d'apparaître pendant qu'elle n'est que
néant »23. La conscience peut ainsi prendre
plusieurs états. Mais jusqu'alors nous n'avons entrevu que sa
négative néantisation. La jeune coquette devient moins excessive.
Cette dégradation entre les individus témoigne que l'rtre de la
conscience n'est pas ce en quoi l'homme se reconnaît.
Après avoir vu cette possibilité qu'a
la conscience de se donner négativement, nous pouvons
poursuivre notre investigation. C'est à travers l'ironie que le
père de l'existentialisme français oriente sa démarche, et
ce qui nous marque ici est l'ambiguïté de l'homme. Ses propos sont
présentés dans un rapport de contradiction du point de vue de
leurs intentions et de l'effet qu'il veut qu'ils produisent : « il
donne à croire qu'il n'est pas cru, il affirme pour nier et nie pour
affirmer »24. Ces contradictions sont ici exprimées
et observées dans les rapports que l'individu établit avec
autrui. S'il est l'acteur, l'autre occupe une place de choix car c'est à
lui que revient l'appréciation, et c'est de lui que dépend la
réalisation de la fin. On peut alors se demander si l'homme ou la
conscience ne peut pas réaliser un tel dessein vis-à-vis de
soimême.
Si la conscience est à même de réaliser ce
dessein par rapport à elle-mrme, c'est parce qu'elle est capable de
s'apparaître à elle-mrme autrement qu'elle n'est en
réalité et donc elle serait capable de se mentir à
elle-même25. La mauvaise foi est donc en ce sens un mensonge
à soi. Toutefois, notre auteur nous invite à ne pas confondre la
mauvaise foi et le mensonge. Car tandis que le mensonge porte, en effet, sur
des faits irréels, la mauvaise foi se distingue du mensonge
précisément par ceci que celui-ci est manipulation transparente
à elle-même, alors que celle-là a foi à sa mauvaise
foi26. Ce qui est intéressant dans notre comparaison, c'est
la réalité du menteur qui manifeste une double attitude : «
l'idéal du menteur serait donc une conscience cynique, affirmant en
soi la vérité et le néant dans ses paroles et niant par
lui-même cette négation »27.
Dans ce sens, l'individu fait tout ce qui est en son pouvoir
pour que son interlocuteur ne s'aperçoive pas qu'il lui cache la
vérité. Sartre présente la mauvaise foi ici comme
oscillant
23 Idid., p. 25.
24 Ibid., p. 34.
25 Idid., p. 73.
26 Idid.
27 K. SIMONT, Un demi-siècle de
liberté, Paris, P.U.F, 1998, p. 137.
entre le cynisme et la bonne foi, il nous introduit dans une
perspective non négligeable qu'est la responsabilité de la
croyance dans les attitudes de mauvaise foi. Le menteur doit d'abord ~tre au
fait de la vérité qu'il dissimule à autrui. Ici c'est
l'indissociabilité du trompeur et du trompé qui pose
problème. Il apparaît cynique en effet de connaître la
vérité mais de choisir délibérément de se
laisser aller à l'ignorance. Mais seulement on serait dans l'erreur car
le mensonge à soi ne saurait être un mensonge cynique ni
même du reste une évidence28.
En parlant de l'évidence, Sartre veut entendre par
là ''la possession intuitive de l'objet''29, or on
ne peut pas dire que l'objet est possédé dans le cadre de la
mauvaise foi ; plutôt que de posséder l'objet, on croit, ou on a
foi en sa possession, vu que nous avons établi que l'rtre de la
conscience est le néant de cet ~tre. Il ne peut donc en aucun cas ~tre
l'objet se rapportant d'une manière ou d'une autre à elle, c'est
pourquoi d'après Sartre, on se met de mauvaise foi comme on
rêve.30 Il a aussi établi l'image quasi naturelle
d'rtre de mauvaise foi. C'est le caractère du sommeil qu'on doit
davantage creuser. Est-ce librement ou non que l'homme s'endort et rIve ? La
nécessité du sommeil ne dépend pas de l'homme, du fait
qu'il n'y a pas une volonté de l'individu, la transparence dans l'acte
de la conscience n'est pas faite. D'où sa distinction du mensonge et sa
parenté avec la croyance « qui n'est pas une décision
réfléchie et volontaire, mais une détermination
spontanée »31.
Notre ambition après cette analyse de la mauvaise foi
est d'élucider la notion. Sans cette élucidation il n'est pas
impossible d'appréhender le concept. En effet, les
célèbres exemples du "garçon de café" et
de la ''jeune coquette"32 illustrent bien le concept de
mauvaise foi. Procédons dans un premier temps à l'analyse de la
''jeune coquette". Dans sa narration, Sartre fait une présentation du
décor décrivant la coquette qui fait preuve de liberté.
C'est librement mrme qu'elle choisit de se rendre à l'invitation de son
ami. Son choix est d'autant plus libre qu'elle se trouve en face d'une
question. Elle sait fort bien les intentions que son ami porte à son
égard. Elle le désire aussi qu'elle habille la scène d'une
coloration qui ne correspond pas à l'instant présent. Elle
s'attache à ce que son partenaire lui procure des attitudes
discrètes et respectueuses pour plaire et être séduite.
Il y a comme un refus de sa part d'admette ce qui se passe en
réalité. Elle découpe les événements et
les lie selon qu'elle se trouve satisfaite et non plus selon
qu'ils apparaissent en
28 J.P. SARTRE, L'être et le
néant, essai d'ontologie phénoménologique,
Paris, Gallimard, 1943, p. 104.
29 Ibid., p. 104.
30 Ibid., p. 106.
31 Ibid., p. 91.
32 Ibid., p. 82.
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réalité. Le mobile qui soutient tout l'agir de
l'homme est perverti. Elle arrache au discours et à la conduite de son
interlocuteur les significations immédiates qu'elle envisage comme
qualités objectives. En fait, il apparait une sorte de contradiction
dans son attitude, en même temps qu'elle est heureuse de la situation, en
même temps elle en a très peur, et c'est précisément
cela qui conditionne son agir. L'auteur ajoute qu'elle chosifie l'action de son
interlocuteur comme prétexte à son refus de décider. Et
elle-même, par voie de conséquence, se trouve
chosifiée également car elle se met en condition d'être
statique dans le temps, elle fixe leurs attitudes en niant qu'elles sont en
fait une réalité dynamique. Elle renonce volontairement à
sa liberté donc au choix qu'elle doit faire. ''Ni consentante, ni
résistante''33, son adhésion à
elle en tant que conscience ne se fait pas. On comprend qu'en abandonnant sa
main dans celle de son partenaire, elle ne fasse plus corps
avec elle même. C'est bien ici la preuve d'une attitude, d'un
comportement de mauvaise foi présente en elle qui finit
par la défaire de sa liberté.
Examinons maintenant l'exemple du ''garçon de
café''. Le choix de cet exemple obéit aux critères
précités. Seulement dans cet exemple du serveur en pleine
tâche, il y a comme une gradation dans l'explication du concept, car ici,
il ne s'agit plus d'une situation mais plutôt d'une tâche qu'un
homme se doit d'accomplir, d'un travail qui tend dans bien des cas à
l'identifier aux yeux des autres. Alors, on peut demander à Sartre, le
garçon de café est-il garçon de café tel quel ?
Pour répondre, Sartre affirme que c'est un jeu, «
il joue à être garçon de café
»34, il veut se faire l'automate qu'il n'est pas, le
déséquilibre existant entre ce qu'il est et la réalisation
de ses gestes. Et le geste tel qu'il doit s'exécuter par le servant
montre l'inadéquation d'être avec ce qu'il entreprend, pourtant il
est de notre nature de vouloir coïncider l'individu et sa satisfaction,
''le garçon de café joue sa fonction pour la
réaliser''35. Et ici, il en vient qu'il cherche
à se fixer et donc à se considérer comme
un en-soi.
De même les attitudes telles que la tristesse sont
examinées pour montrer que l'homme la prend avec lui et s'en
défait. Dès que le décor change, il s'y replonge vu que le
cadre le permet à nouveau. Par là, l'homme montre qu'il est
changement et qu'il est un être pour la liberté. Cette
liberté l'effraie au point où il s'en défait pour vivre
dans un cadre bien déterminé et c'est cela la mauvaise foi. En ce
sens, l'on peut comprendre le refus du prix Nobel par Sartre qui, en
réalité, n'est qu'une volonté de vivre sa philosophie.
Dire qu'il était Nobel, ce serait accepter l'existence d'un
garçon de café et de bien d'autres. Ici, ce n'est pas le
déterminisme
33 Ibid., p. 95.
34 Ibid.
35 D. MARITAIN DELIAS, Jean-Paul Sartre ou la
conscience ambigüe, Paris, Nagel, 1972, p. 2.
qui est en cause dans mauvaise foi, mais plutôt la
volonté de faire coïncider l'tre de la conscience à une
attitude.
Un autre exemple, c'est celui de la tristesse qui montre aussi
bien que c'est en face d'autrui qu'on adopte une attitude de mauvaise foi.
L'tre apparaît ici comme inconnaissable par autrui, mais surtout que le
surgissement d'autrui est cause de mauvaise foi. Noël Maritain confirme
cette thèse en ces termes : « le thème de mauvaise foi
dont l'Etre et le Néant expose la philosophie s'exprime dans le
théatre de Sartre, comme un trait essentiel des personnages et des
péripéties de l'intrigue, bien de confirmation du moi et de
l'autre, théatre des êtres qui en tant que sujets pour
eux-mêmes se sentent devenir objets sous les regards d'autrui et tentent
d'esquiver le viol de leurs consciences. Pour cela, ils se forgent
d'eux-mêmes une image qui leur plaise, c'est-à-dire qu'ils se
mentent et sont de mauvaise foi »36
36 Ibid.
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