La construction d'une carrière de fan: étude de cas chez les fans de Mika( Télécharger le fichier original )par Christina Chiron Université Victor Segalen Bordeaux 2 - Licence sociologie 2010 |
Des stratégies de différenciationLes fans étant assimilés à un groupe ont certes plus de reconnaissance auprès de l'artiste, car justement, composant un grand nombre de personnes, mais cela se fait au détriment de leur reconnaissance individuelle. Mais tout d'abord, les individus du forum vont chercher à se distinguer en tant que groupe des autres fans de Mika: « En ce qui concerne les "projets" qu'on a pu faire pour lui, je crois que c'est simplement une façon d'essayer d'attirer son attention sur nous et de lui faire plaisir aussi. Parce que mine de rien, on est nombreux maintenant à le suivre et c'est vrai que ça a un côté frustrant de l'apercevoir à chaque fois sans réussir à le capter, et faire une banderole, un book, un cadeau etc, permet d'attirer son attention sur nous pour enfin essayer d'entamer une relation privilégiée » (Lucinda, 24 ans). Et comme nous l'avons vu dans la première partie, le fait que Mika fasse monter certains de ses fans sur scène est aussi perçu comme une reconnaissance de leur existence, ainsi qu'un remerciement de leur soutien. Cependant, Lucinda reste consciente des limites de cette reconnaissance: « mais bon, on se voile pas la face non plus, ce ne sera jamais mon ami (est-ce que j'ai vraiment envie qu'il le devienne un jour...pas sûr), et il garde une part de mystère qui nous donne encore envie d'en savoir plus ». Par ailleurs, les fans en eux-mêmes souhaitent construire une relation privilégiée avec l'artiste, ou du moins, partager un moment unique avec lui. En effet, cela se vérifie notamment lors des concerts, lieu de communion avec l'artiste, qui comme le souligne Christian Le Bart, est paradoxal, puisqu'en même temps que l'on est heureux de trouver un entre-soi permettant d'affirmer son identité auprès de semblables, les fans se rendent compte qu'ils ne sont pas seuls à aimer l'artiste, que des milliers d'autres sont exactement dans la même situation, et ont eu la même impression d'avoir un lien unique avec lui. Ainsi, « autant la rencontre d'un semblable rassurait sans vraiment menacer l'entreprise de singularisation, autant la contemplation de la tribu des milliers de semblables apporte la preuve déprimante que [les Beatles] l'artiste n'est pas à soi, que l'on n'est personne en face d'eux, que le « je » est toujours un « nous » qui s'ignore »27(*). Bien sûr, la réalisation de cela ne se fait pas toujours de façon décevante, mais le fan se rend compte de la difficulté d'être reconnu parmi la masse de la communauté: « tu passes individuellement plus inaperçu » (Béatrice, 42 ans). Lucinda (24 ans): « ça nous enlève aussi une certaine individualité, on est plus des individus mais on nous voit uniquement comme un groupe. C'est aussi pour ça que certains d'entre nous ont envie de se démarquer. Certains voudraient être remarqués pour eux même et pas forcément comme un groupe. Tout le monde est un peu égoïste quand même parce qu'on a besoin d'exister pour soi »; Aurélie (28 ans): « franchement, c'est une chose qui me dérange un peu parfois. Le fait que l'on restera toujours une personne parmi tant d'autres pour lui, alors qu'il occupe beaucoup de nos pensées, de notre énergie ». Ainsi, ils vont logiquement avoir des comportements cherchant à capter l'attention de l'artiste, à un degré très faible, et qui n'aura pas forcément un grand impact sur la durée, mais qui sera source de satisfaction pour le fan. En effet, c'est l'occasion pour le fan d'avoir sa propre expérience dans sa relation avec Mika, même si c'est de l'ordre de l'infime. C'est ainsi que Lucinda (24 ans), est consciente de ces différentes stratégies mises en place: « c'est pour ça qu'on recherche l'eye contact, ou que certains ont fait ou font encore des projets de banderoles, de book, offre des cadeaux, essaye de parler personnellement à Mika etc ». Même si elle s'est aperçue en même temps de la relative inefficacité de ces méthodes: « C'est minuscule, la preuve, on passe encore pour un groupe. Mais ce sont des tentatives ». D'ailleurs, la principale méthode consiste à être au premier rang, afin, d'une certaine manière, d'avoir davantage l'impression d'être en phase avec l'artiste: « Il y a une atmosphère différente au premier rang, on se sent "plus dedans", comme si on faisait limite partie du spectacle » (Lucinda, 24 ans). Cela va à l'inverse d'un des témoignages de Christian Le Bart, qui était au milieu de la foule lors d'un concert, et a eu l'impression de ne pas faire partie du spectacle, et donc s'est certainement davantage rendu compte de l'importance de la communauté des fans, et de combien il n'était pas « seul » dans sa relation aux Beatles28(*). Cependant, dans mes entretiens ne s'est pas fait sentir cette mauvaise expérience lors des concerts, au contraire, les qualificatifs ne manquaient pas pour décrire les souvenirs liés aux spectacles. Par ailleurs, à ma propre décharge, je ne peux que confirmer le constat de cette recherche d'attention auprès de l'artiste, puisque moi-même lors de mon premier concert, j'étais aussi au premier rang, et j'ai recherché ce « eye contact ». Ainsi, lors de mon entretien avec Lucinda, elle a tout a fait compris mon comportement, puisqu'elle même le reproduit (« t'inquiètes moi aussi j'aime le "eyes contact"! »). De même, Aurélie a la chance de ne pas être totalement anonyme dans la masse des fans, comme elle en témoigne ici: « à Londres, pendant l'after party il m'avait dit: "tu sais que je te reconnais?" bon, j'étais très surprise, mais c'est pas étonnant vu qu'il connait aussi Biche [Delphine] et qu'on était tout le temps ensemble pendant tous les concerts ». Lorsque j'ai demandé par la suite quelles sont les raisons qui peuvent pousser à chercher à se démarquer des autres, il s'agit surtout de la recherche de reconnaissance qui prime, en témoigne ce long extrait d'entretien: « je pense qu'on donne tellement (financièrement, physiquement, moralement etc) qu'on aimerait avoir un peu en retour! [...] On espère avoir un peu d'importance à ses yeux, comme il en a pour nous [...] on a l'impression d'avoir fait tout ça pour quelque chose [...] même sans forcement parler de Mika on cherche tous un peu de reconnaissance, et ici d'autant plus qu'on fait des gros efforts! » (Lucinda). Plus simplement, il s'agit pour les fans de signifier leur existence, et lors d'un échange (autographe, eye contact, cadeau offert,...), d'avoir l'impression d'être reconnus, uniques, même si ce n'est que de l'ordre de quelques secondes. Néanmoins, Béatrice m'a expliqué qu'elle ne ressentait pas tellement ce besoin de se démarquer des autres. Ainsi, l'un des moments les plus significatifs permettant au fan de se démarquer est notamment la fin du concert. En effet, c'est là que les fans attendent impatiemment la sortie de l'artiste afin d'avoir un autographe, une photo, mais c'est aussi l'occasion d'échanger quelques paroles. Et ainsi de pouvoir être un individu singulier au milieu de la foule des fans. Mais pour elle, ce besoin de reconnaissance ne se fait pas ressentir, peut-être du fait de sa maturité, liée à son âge (42 ans) et à sa situation familiale (mariée et mère de trois enfants), et ainsi ayant d'autres priorités. « Si tu veux, pour moi, lui parler ne va rien m'apporter [...] je pense que ce n'est pas ce que je recherche auprès d'un artiste car lui ne se souviendra de toute façon plus de moi dans les 30 minutes qui suivront. C'est pas un échange pour moi, pour moi le plus important c'est d'être là sans m'imposer à lui. Je pense que par le fait d'acheter et d'écouter un album, l'artiste sait déjà que tu existes ». Nous pouvons donc dire que l'un des éléments qui va marquer durablement la carrière de fan est son engagement dans la communauté, par le biais notamment de l'inscription dans un forum d'admirateurs. Si la découverte de Mika, et le fait pour certains de l'avoir vu en concert ont été déclencheurs de la carrière du fan, la manifestation réelle de celle-ci se fait par cette inscription. Tous les individus appréciant un artiste ne s'inscrivent pas nécessairement à un forum de fan, ainsi, le besoin de partager ses ressentis, son expérience, va pousser l'individu à vouloir communiquer avec des personnes ayant vécu quelque chose de similaire. Même si l'inscription se fait au départ moins dans le but de ce partage que dans la recherche d'informations (comme nous l'avons vu précédemment), très vite ce besoin se fait ressentir, permettant une implication plus grande, et des connections plus fréquentes. Bien sûr, les personnes s'inscrivant au forum ne restent pas toutes aussi longtemps que celles que j'ai interrogées (pour des raisons qui peuvent être très diverses, mais auxquelles je ne me suis pas intéressée), distinguant sur la durée ceux qui participent le plus dans les relations avec autrui. Tout comme le précise Christian Le Bart, « dans la petite société des fans, chacun est reconnu comme tel pour autant qu'il accepte de reconnaître les autres comme tels: il s'ensuit logiquement un jeu à somme positive dans lequel chacun a intérêt à rentrer »29(*). C'est à partir de là que le fan va prendre conscience de son engagement plus important envers Mika, du fait que la communauté des semblables va avoir un effet de miroir sur son propre comportement: « Mais surtout je pense que ce qui fait que je me considère plus fan que quelqu'un qui apprécie juste sa musique c'est mon implication aussi bien sur le MWS que sur le fan club officiel... » (Déborah, 23 ans). « La communauté des fans se veut finalement ouverte, démocratique, égale et fraternelle, conformément à la logique des sociabilités adolescentes contemporaines. Le leadership y est discret, chacun doit demeurer maître de ses choix, l'intégration doit servir la recherche identitaire, elle ne doit pas l'écraser sous le poids de normes rigides »30(*). Ainsi, les individus s'aperçoivent de leur proximité avec les autres membres du forum, et vont avoir le sentiment d'être compris, donnant l'impression d'un entre-soi, sans être totalement enfermés dans un sectarisme, et permettant à chacun d'adopter son propre comportement de fan en fonction de son ressenti: « J'avoue que le terme communauté ne me plaît pas car ça fait trop sectaire et fermé, alors je préfère ne pas me sentir appartenir à une espèce de communauté quel qu'elle soit [...] même s'il y a forcément un peu de ça, mais ce n'est pas volontaire » (Delphine, 29 ans). Mais si faire partie d'un groupe de fans se révèle souvent nécessaire afin de se retrouver dans un entre-soi, tout groupe ne pouvant exister sans conflit, il arrive qu'ici aussi, des frictions puissent se produire, que ce soit entre les fans d'un même forum, ou entre deux forums différents, et de plus ou moins grande importance en fonction du (ou des) forum(s) impliqué(s). De même, faire partie d'un groupe suppose de céder un fragment de sa propre personne afin de favoriser l'ensemble de celui-ci. Ainsi, chacun ne pouvant exister seulement à travers une communauté, les individus vont chercher à mettre en place certaines stratégies individuelles, afin de créer sa propre relation avec Mika. En effet, si au départ, le fan se crée une relation « virtuelle » avec l'artiste du fait du contexte personnel dans lequel il l'a découvert, la confrontation avec des semblables le fait réaliser que tous ont vécu une expérience similaire à la sienne. Il va ainsi chercher à se distinguer à la fois à partir du forum, mais aussi individuellement, en essayant de faire partie de la vie de Mika, même si cela n'est que le temps de quelques secondes. Néanmoins, cette recherche là n'est pas comme nous l'avons vu le fait de tous, et se fait rarement dans le cadre d'une compétition qui amènerait des tensions entre fans, même si cela reste possible, notamment entre les forums. Nous allons donc passer à présent à la dernière partie de la recherche, intitulée « Se dire fan : une identité à la fois affirmée et mitigée ». Comme nous avons vu que les fans prennent conscience de leur statut notamment à travers l'inscription au forum, nous allons voir de quelle façon ce dernier est assumé. En effet, nous allons nous apercevoir que se dire fan, et s'affirmer comme tel est ''plus facile à dire qu'à faire'', du fait notamment de l'image négative qu'en ont les individus. De même, la confrontation du passionné avec sa vie quotidienne, le ramène sans cesse à ses autres identités (professionnelle, familiale,...), l'empêchant d'exercer pleinement sa passion. Nous verrons ainsi deux facettes du fan: l'une assumée, et une autre davantage nuancée. * 27 Le Bart (2000), op. Cit., p. 114 * 28 Le Bart (2000), op. Cit. * 29 Le Bart (2000), op. Cit., p. 81 * 30 Le Bart (2000), op. Cit., p. 117 |
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