Conclusion
La défaite du communisme et les crises du tiers monde
mettent en évidence, et contre toute attente que le national et
l'ethnique ne sont pas morts. Selon les régions, non seulement on peut
constater leur maintien, mais aussi pourrait-on dire leur redémarrage
plus ou moins stimulé par des références d'ordre culturel
et religieux.
L'apparente intemporalité du discours identitaire
laisse croire que les groupes sociaux se définissent par une
espèce d'essence éternelle des identités culturelles,
politiques religieuses etc.
La prolifération des Etats et la multiplication des
conflits identitaires dus au durcissement des crises du même nom, si on
les additionne aux conflits plus classiques de type économique ,de
revendications nationalistes ,etc. aboutissent à dessiner un paysage
tourmenté de la scène internationale .
L'émiettement, la balkanisation, la fragmentation des
Etats se conjuguent avec les replis nationalistes, les exaltations identitaires
pour donner l'impression générale que, depuis quelques
années, une retribalisation galopante a entamé une course sans
fin.
Pour employer le langage du sens commun, on pourrait dire que
« tout le monde veut être indépendant, que tout le monde
veut son Etat », quel que soit le prix à payer de cette
pulsion identitariste qui poursuit ainsi sa segmentation de la
société internationale.
Le retour de l'identitaire n'est pas seulement
inquiétant car il se retrouve être à l'origine de nombreux
massacres et de nombreuses violations des droits de l'homme, mais aussi parce
qu'il constitue un facteur non négligeable de déstabilisation de
l'unité des Etats.
En effet, de l'intérieur beaucoup d'Etats sont
minés par l'affirmation de particularismes régionaux,
linguistiques, religieux voire ethniques mettant en cause l'identité
nationale.
De ce point de vue, on peut dire que les conflits
identitaires ont entraîné la désintégration des
sociétés, l'éclatement des nations du moins celles qui
sont en construction et la remise en cause du sentiment collectif de vouloir
vivre ensemble.
En Afrique tous les conflits internes ou externes,
c'est-à-dire soit des conflits qui opposent à l'intérieur
des Etats hérités des colonisations des ethnies entre elles, soit
des conflits qui opposent les Etats entre eux, sont souvent d'essence
ethnique, religieuse confessionnelle ou régionale.
Même les conflits qui ont vu s'opposer sur le sol de
l'Afrique de l'Est et l'ouest étaient des conflits qui
instrumentalisaient l'identité. Une question s'impose :
pourquoi ?
Plusieurs explications ont été avancées
par les africanistes. La plus connue concerne l'artificialité des
frontières en Afrique .C'est l'idée que le colonisateur ,en
avançant en Afrique, a instauré des entités coloniales sur
la base d'ambitions géopolitiques internes et externes ,et que de ce
fait la plupart des peuples -ethnies se sont retrouvés divisés
.Cette idée est juste ,mais on peut moins la généraliser
qu'on ne l'imagine .Néanmoins ,le placage sur les populations africaines
de frontières administratives érigées en frontières
internationales au moment de l'indépendance a été un
facteur accélérateur des tensions entre groupes identitaires.
L'autre explication est liée au problème de la
traite des esclaves .La traite négrière soit à destination
des Amériques, soit à destination du monde arabo -musulman ,a non
seulement vidé l'Afrique de ses hommes ,mais également
séparé nombre de peuples côtiers entre futurs esclaves et
chasseurs d'esclaves .
A n'en pas douter, les ressentiments liés à la
période de l'esclavage dans nombre de pays sont à l'origine de
ces haines tribales. L'exemple le plus marquant à cet égard est
celui des touaregs, qui servirent longtemps d'intermédiaire aux
commerçants arabes dans la traite des noires et qui aujourd'hui
subissent, plus de cent ans après la vindicte des Etats africains
où ils vivent.
Un autre élément d'analyse peut être
cherché dans la politique interne des différents colonisateurs
qui, dans chacune des régions de l'Afrique, se sont appuyés sur
une ethnie pour relayer leur influence. Le corollaire de cette analyse
étant q'au moment des décolonisations, très souvent les
anciennes métropoles ont continué à favoriser l'ancienne
« ethnie-relais ».
Ainsi, tout apparaît comme identitarisme en Afrique.
Même les efforts pour créer des partis politiques aboutissent dans
la réalité à encadrer les groupes identitaires par des
structures partisanes plutôt que d'arriver à des partis
trans-ethniques notamment.
D'autre part, la violence de l'interethnique, la
véhémence de l'ethnicité est renforcée par les
clivages religieux entre chrétiens et musulmans ou chrétiens
animistes.
La conjugaison de tous ces facteurs aboutit à une sorte
« d'empêchement national ». Il est certain
qu'après les décolonisations anglaise, française,
portugaise et dans une moindre mesure espagnole et italienne, les nouveaux pays
indépendants se sont retrouvés dotés d'un Etat .A ce
moment là, une partie des élites de ces pays ont cherché,
a l'aide de cet Etat à transformer leur pays en nation ; c'est
-à-dire qu'ils ont cherché à appliquer le modèle
d'Etat-nation qu'ils avaient hérité tout naturellement de leur
colonisateur. Constater qu'aucun pays de l'Afrique post-coloniale n'y est
parvenu est un lien commun . Les conclusions à tirer sont, elles, bien
plus inquiétantes.
La formation de nations dans le cadre étatique
légué par le colonisateur est-elle encore possible aujourd'hui en
Afrique après plus de trente années d'holocaustes et de conflits
identitaires ? La solution passe-t-elle par le remaniement
général des frontières en Afrique sur la base de
l'identité ethnique, confessionnelle, religieuse ou linguistique.
Autre question : le maintien à tout prix du cadre étatique
de la décolonisation est-il le bon moyen pour obliger les groupes
identitaires à se fondre en une nation ? La réponse à
ces questions ne peut se faire qu'en essayant de comprendre en quoi
l'identité parait insoluble dans la national .C' est une question quoi
au-delà de la linguistique ou de l'histoire, touche à
l'identitaire. La « croisière » identitaire montre
de façon évidente que les crises identitaires se nourrissent
d'autres choses que d'elles- mêmes.
Force est de constater que le cadre général de
leur essor est toujours un cadre de crise économique, de misère,
d'appauvrissement, de prolétarisation du groupe ou des
sociétés dans lesquelles vivent le ou les groupes.
A l'époque contemporaine, ces crises
socio-économiques se retrouvent intensifiées par la pression
démographique qui dénature toute forme de progrès
économique .Qu'il s'agisse de sociétés de l'Asie, de
l'Amérique du Sud ,de l'Afrique ou encore de l'Amérique du Nord
,voire de l'Europe, les crises identitaires ne peuvent fleurir en
général que sur l'humus d'une contraction économique ,d'un
détraquement de la situation économique .Pour qu'il y ait crise
identitaire ,il faut qu'il y ait crise sociale et la quasi-totalité des
crises sociales sont générées par des
désorganisations économiques qui vouent à l'exclusion tel
ou tel groupe.
Lorsque cette exclusion socio-économique recoupe une
inquiétude identitaire, alors toutes les conditions sont réunies
pour la crise, le conflit et l'explosion identitaire.
Cependant la présence des facteurs
socio-économiques à l'origine de l'identitaire n'est pas
suffisante pour rendre compte de ce phénomène.
Pour que la maladie apparaisse, il faut la présence
d'une autre pathologie, celle d'une absence de l'Etat .Pas de conflit
identitaire sans crise de l'Etat.
Les régions identitaires sont en général
des régions où les Etats souffrent d'anémies pernicieuses
.Très souvent ,les structures de l' Etat de ces pays ne sont plus
à même ou n'ont jamais même pu assumer les fonctions
étatiques de prestations universelles des services quotidiens de la
démocratie .En effet ,les zones identitaires sont des zones où
les Etats sont passés au service d'une minorité ,d'une couche
sociale précise et se retrouvent incapables d'assumer le moindre
bien-être économique ou démocratique à l'ensemble de
leurs citoyens .
C'est dire donc que les conflits identitaires sont des
conflits qui posent à la stabilité un défi majeur et il
sera très difficile aux chancelleries ou aux organisations
internationales de les régler car ils ne se gèrent pas en
fonction du jeu traditionnel des équilibres des rectifications de
frontières ou des compromis ou des avantages réciproques. Mais,
en ce qui concerne l'Afrique, le renforcement de la démocratie
constitue une piste à explorer pour sortir de ces crises et
éviter une rechute. A cet égard , le partage du pouvoir ne doit
plus être une finalité, mais un moyen pour rapprocher suffisamment
les différentes composantes de la nation afin que le suffrage des
électeurs ait un sens.
En outre ,l'instauration comme en Afrique du Sud de
commissions électorales ,de structures de contrôle de la bonne
gestion ,de l'égalité des genres etc. permet d'encadrer la vie
politique des Etats et d'éviter ainsi des dérives .
Au-delà de l'organisation régulière
d'élections libres et transparentes, il est nécessaire :
- d'améliorer la gestion des affaires publiques et de
lutter contre la pauvreté,
- de lutter contre l'analphabétisme et la
déperdition scolaire,
- de développer une presse libre, et
transparent ,
- d'équilibrer les pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire,
- d'instaurer une justice indépendante, proche des
citoyens, en laquelle ceux-ci ont réellement confiance et qui puisse
sanctionner les violations massives des droits de l'homme tant au niveau
interne que sur la scène internationale .De ce point de vue, la mise
sur pied d'un Tribunal Pénal International chargé de
sanctionner ces violations contribuerait à les prévenir.
Toutes ces mesures ont pour finalité de permettre aux
citoyens d'une part de choisir leurs gouvernants et d'autre part de participer
à la gestion des affaires publiques en toute connaissance de cause.
De ce point de vue, la reconnaissance du rôle des
leaders traditionnels pourrait être une sorte de transition permettant
à la démocratie de s'affirmer dans le respect des valeurs
ancestrales des citoyens.
Mais la réforme de l'Etat ne suffit pas à elle
seule à faire disparaître les conflits identitaires, car ceux-ci
ont une dimension internationale certaine .En effet les conflits identitaires
peuvent être alimentés de l'extérieur et c'est à
l'extérieur du territoire que les groupes armés trouvent des
approvisionnements, une tribune ou des interlocuteurs. C'est là
qu'intervient le rôle des organisations interétatiques africaines
.Celles -ci peuvent contribuer à prévenir et à
gérer les conflits. Il appartient donc à la communauté
internationale de juguler les conséquences néfastes des conflits
identitaires, faute de quoi ,le monde à venir ,en privilégiant
les exclusivismes et les exaltations particularistes ,aura mis fin à
tout idéal de paix et à toute volonté de
démocratiser l'histoire .
L'identitaire, s'il devait triompher sans contrôle avec
son cortège de purifications en tous genres, d'exécutons de
masses, de crimes de guerres, finirait par donner raison à James Joyce
pour qui « l'histoire est un cauchemar dont j'essaie de me
réveiller ».
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