UNIVERSITE ROBERT SCHUMAN - STRASBOURG III FACULTE DE DROIT,
DE SCIENCES POLITIQUES ET DE GESTION ANNEE 2007/2008
LA QUESTION DE LA
SOUVERAINETE CHEZ
GEORG JELLINEK
MEMOIRE PRESENTE POUR L'OBTENTION DU MASTER II DROIT PUBLIC
FONDAMENTAL
PAR
GHISLAIN BENHESSA
SOUS LA DIRECTION DE MONSIEUR LE PROFESSEUR OLIVIERJOUANJAN
Remerciements
Je remercie Monsieur le Professeur Olivier Jouanjan d'avoir
bien voulu accepter de diriger mon mémoire. Ses conseils ont
été déterminants dans le choix du sujet et dans la
rédaction de mon mémoire. Travailler sous sa direction a
été pour moi une expérience très enrichissante.
Je remercie Monsieur le Professeur Patrick Wachsmann,
directeur du Master 2 Droit public fondamental. Grâce à lui, j'ai
eu la chance de pouvoir bénéficier d'un enseignement de haut
niveau.
Je remercie Monsieur le Professeur Eric Maulin. Depuis le
début de mes études de droit à l'Université Robert
Schuman, il m'a toujours accueilli avec bienveillance. Ses excellents conseils
ont été très précieux dans la détermination
de mes choix universitaires.
Je remercie tout particulièrement Monsieur le
Professeur Alioune Fall. Je garde un excellent souvenir de nos longues
conversations. Elles m'ont donné goût, véritablement, pour
la chose juridique. Je lui en suis reconnaissant.
« Noch suchen die Juristen eine Definition zu ihrem Begriffe
von Recht »
Kant, Critique de la raison pure
Georg Jellinek est 19 ème
(1851 -1911) un éminent juriste de la fin du siècle
et du début du
20ème siècle. Né à Leipzig
en 1851, fils d'Adolf Jellinek, Grand rabbin de Vienne, Jellinek a eu une
influence déterminante sur la théorie de l'Etat et la
théorie juridique en général.
Elevé dans un milieu libéral et cultivé,
Georg Jellinek entame ses études supérieures par un
1
doctorat en philosophie , avant de se tourner vers la science
juridique. Si le droit constitue pour lui un «mariage de raison », la
philosophie reste son «amour de jeunesse »2. Cette double
formation est prégnante dans les oeuvres jellinékiennes,
notamment dans L 'Etat moderne et son droit, l'un de ses ouvrages
majeurs, paru en 1900. Jellinek, pétri de philosophie, fait constamment
référence aux auteurs classiques, tant dans le domaine
philosophique que juridique.
En raison de son intérêt pour la philosophie,
Jellinek est influencé par Emmanuel Kant, notamment par sa
«théorie de la connaissance », que le philosophe de
Königsberg a systématisée de de raison pure
3
dans l'une ses oeuvres maîtresses, Critique la .
Marchant sur
les traces de Kant, Georg Jellinek veut réaliser une
véritable «critique de la raison juridique ». De plus, le
terme de «critique» ne doit pas être exclusivement entendu de
façon négative, mais également de manière positive.
Le programme de Kant, pour reprendre la formule de Louis Guillermit, est
«d'user du mot critique au sens le plus large que
l'étymologie le permet dans le verbe grec krinein : celui d'un
examen qui discerne, sépare des éléments, discrimine
[É], celui d'une décision qui apprécie »4.
Il s'agit de déconstruire les concepts, d'étudier leurs
mécanismes, de comprendre leurs origines et leur fonctionnement. Il ne
s'agit «point d'effectuer une critique des livres et des systèmes
», mais «du pouvoir de la raison en général
»5.
Transposant la «théorie de la connaissance»
kantienne dans le domaine juridique, Jellinek souhaite démontrer que
les concepts reposent, pour une large part, sur la nature du sujet
1 Jellinek est titulaire d'un doctorat de
philosophie. Sa thèse porte sur les «conceptions du monde»
(Weltanschauungen) de deux éminents philosophes: Leibniz et
Schopenhauer. Jellinek se place résolument du côté de
Leibniz et s'oppose aux conceptions de Schopenhauer
2 K. Kempter, Die Jellineks, dans Olivier
Jouanjan, Préface : Georg Jellinek ou le juriste philosophe,
dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon
-Assas, 2004, I, 10
3 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,
1781
4 Louis Guillermit, Leçons sur la critique
de la raison pure de Kant, VRIN, Collection Bibliothèque d'histoire
de la philosophie, 2008
5 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,
Préface de la première édition, PUF, Collection Quadrige
Grands Textes, 2004, 7
pensant. «L'objet de la connaissance n'est pas
purement et simplement donné: il doit être construit
»6. Les concepts préexistent à
l'expérience ; l'expérience se règle sur les concepts.
Pour cette raison, il est nécessaire d'étudier les
mécanismes de production des concepts juridiques, et observer de quelle
manière le réel s'adapte à ceux -ci. Pour Jellinek,
fidèle à la théorie kantienne, «le connu est
phénoménal, dans l'ordre des choses « pour nous », et
jamais nouménal, dans l'ordre des choses «en soi »
»7. Ainsi, tel que Kant l'a brillamment énoncé
dans sa Critique de la raison pure, «que toute notre connaissance
commence avec l'expérience, il n'y a là aucun doute ». En
revanche, si notre connaissance «commence avec
l'expérience, elle ne résulte pas pour autant de
l'expérience »8. Ainsi, «la
scientificité de la science provient de conditions a priori, pures, donc
préalables à toute expérience possible, mais
néanmoins capables de façonner l'expérience, qui ne
peuvent avoir lieu dans le sujet connaissant lui-même »9.
Jellinek va se réapproprier les théories kantiennes pour
effectuer une critique des concepts juridiques. Il s'agit non pas tant de
s'occuper directement des objets sur lesquels porte notre connaissance que de
notre mode de connaissance de ces objets.
Ainsi, l'impact de la philosophie kantienne est importante
dans l'Ïuvre de Jellinek. A ce sujet, «la critique
générale qu'on peut adresser à la littérature
jellinékienne est de ne pas assez philosophiser leur lecture de
Jellinek »10. Il faudrait donc analyser l'Ïuvre de
Jellinek sans jamais perdre de vue ses idées philosophiques.
Outre la philosophie, Georg Jellinek fut également
très intéressé par l'émergence de la sociologie et
entretiendra des rapports très étroits avec le père de la
sociologie, Max Weber. Les points de convergence entre les deux
théoriciens existent et ont déjà passionné la
doctrine. Max Weber lui-même a avoué avoir été
très influencé par certains écrits du maître de
Heidelberg1 1, en particulier son ouvrage traitant des relations
entre la genèse des « droits
6 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek
ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004,44
7 Olivier Jouanjan, Une histoire de
lapenséejuridique en Allemagne , PUF, Collection Léviathan,
2005, 301
8 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure,
dans Dominique Folscheid, La philosophie allemande de Kant à
Heidegger, PUF, Collection Premier Cycle, 1993, 17
9 Dominique Folscheid, La philosophie allemande de
Kant à Heidegger, PUF, Collection Premier Cycle, 1993, 17
10 Olivier Jouanjan, Préface: Georg
Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat
moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 13
11En 1895, Georg Jellinek obtient la chaire de droit
public de l'Université de Heidelberg, après avoir enseigné
à l'Université de Bâle. Il enseignera à Heidelberg
jusqu'à la fin de sa vie
12
de l'Homme » et le puritanisme américain . Comme le
rappelle Jean-martin Quédraogo, «dans note de la première
édition de l 'Ethique protestante 13
une , Max Weber écrit: Pour
l'histoire de la genèse et de la signification
politique de la liberté de conscience, la Déclaration des
droits de l'Homme de Jellinek est, comme on le sait, fondamentale. Moi
aussi, je dois personnellement à cet écrit, l'incitation pour une
nouvelle réflexion sur le puritanisme »14.
L'influence de la sociologie sur l'Ïuvre
jellinékienne est considérable. De plus, si la première
partie de L 'Etat moderne et son droit est une «contribution
considérable et influente dans les milieux de la sociologie allemande
à la problématisation des méthodes dans les sciences
sociales », la deuxième partie de l'ouvrage consiste en une «
sociologie de l'Etat moderne »15. Les méthodes propres
à la sociologique sont immanentes dans l'Ïuvre maîtresse du
Professeur de Heidelberg. Comme l'a souligné Hermann Heller, en 1932,
près de vingt ans après la mort de Jellinek, « la grande
importance de Jellinek [É] réside dans son talent pour la
synthèse intelligente [É] sur la base de l'histoire des
idées, de la philosophie, du droit comparé, ainsi que de la
sociologie [É] combinant la sociologie de l'Etat - complètement
négligée jusque-là par les juristes allemands - avec la
science du droit public »16.
Par ses méthodes d'analyse, par la manière dont
il aborde la problématique juridique, Jellinek opère une
relecture des notions juridiques classiques et souhaite introduire d'autres
méthodes de conceptualisation. Paul Amselek17, regrettant que
les questions de philosophie du droit soit trop souvent l'apanage de «
philosophes généralistes peu au fait des choses juridiques
», ou de « juristes dogmaticiens s'arrachant trop mal de leurs points
de vue doctrinaires de la réglementation juridique, acteurs trop
engagés dans le monde juridique », promeut, en employant cette
formule, la même démarche que celle de Georg Jellinek. Celui-ci
s'est précisément employé à user de méthodes
variées, relevant notamment de la sociologie et de la philosophie, pour
constru ire les concepts juridiques, pour appréhender la manière
dont les notions juridiques sont conceptualisées.
12 Georg Jellinek, La déclaration des
droits de l'Homme et du citoyen. Contribution à l'histoire du droit
constitutionnel moderne, 1902
13 Max Weber, L 'Ethique protestante et l'esprit
du capitalisme,
14 Jean-Martin Quédraogo, Georg Jellinek,
Max Weber, le politique et la tâche de la sociologie des religions,
Archives des sciences sociales de la religion, 2004, 127, 118 -119
15 Olivier Jouanjan, Préface: Georg
Jellinek ou le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat
moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 35
16 La formule est de Hermann Heller, cité dans
Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique en Allemagne
(1800-1918), PUF, Collection Léviathan, 2005,295
17Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la
réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135
Il est primordial de s'attarder sur les méthodes
générales de conceptualisation du droit utilisées par
Jellinek avant d'aborder, par la suite, la problématique de la
souveraineté proprement dite dans l'un de ses ouvrages majeurs, L
'Etat moderne et son droit18.
Récusant les théories éloignées du
réel et du monde politique, Jellinek se focalise tout d'abord sur
l'histoire des concepts pour en comprendre les mécanismes. Si Jellinek
rejette les théories juridiques exclusivement basées sur
l'histoire, selon lesquelles le droit ne serait qu'affaire de
légitimation historique, il récuse tout autant les conceptions de
l'école Carl Gerber/Paul Laband, laquelle a pour objectif
d'établir un droit constitutionnel reposant sur un concept purement
juridique de l'Etat. Thierry Rambaud insiste précisément sur le
fait que, pour Jellinek, contrairement aux théoriciens de
l'Isolierung19, «la signification d'une norme varie en fonction
du contexte politique »20.
Georg Jellinek étudie de près l'histoire des
concepts juridiques, dont celui de la souveraineté, et insiste sur
l'inévitable évolution que les concepts connaissent au fil du
temps. «Les études de droit public ne se comprennent que dans la
mesure où elles se rattachent à des possibilités
politiques [É] il est impossible d'obtenir des résultats
sérieux en droit public si l'on n'est fixé au juste sur ce qui
est politiquement possible. C'est là un principe fondamental; faute de
l'appliquer, le droit public nécessairement dévie, et s'engage
dans impasses 21
des ». La base
sur laquelle Jellinek construit son modèle de
souveraineté est donc la suivante : ce n'est qu'en partant du contexte
politique précis dans lequel un concept s'est dégagé que
celui -ci peut être correctement appréhendé.
D'ailleurs, il sera par la suite nécessaire
d'étudier brièvement la théorie jellinékienne des
« types ». Celle-ci montre la volonté de Jellinek de partir de
la réalité empirique pour construire un concept-type. Georg
Jellinek met en avant le « type empirique », qu'il oppose au «
type idéal ». Le type idéal est construit sans aucune base
empirique; il ne relève que du domaine spéculatif et « ne
renvoie pas à un « étant» mais à un «
devant-être» »22. Il s'éloigne
18 1ère
Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit ,
édition 1900
19L'Ecole de l'Isolierung souhaitait construire un
droit constitutionnel exclusivement juridique, en épurant toute
référence directe à l'histoire. Il s'agissait de
construire une véritable science du droit constitutionnel
20 Thierry Rambaud, Actualité de la
pensée constitutionnelle de Georg Jellinek (1851-1911), RDP, 2005,
707- 732
21 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 22
22 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, dans Olivier Jouanjan (direction), Figures de l'Etat de
droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 31
du réel, de la réalité politique dans
laquelle les concepts se forgent. Or, comme le rappelle Thierry Rambaud,
«Georg Jellinek, qui se considère comme positiviste, entend
construire une théorie de l'Etat, fondée sur des critères
scientifiques, qui décrit l'Etat sans y ajouter un élément
de valeur »23. Il s'agit de s'éloigner du pur domaine
spéculatif pour fonder le droit à partir du monde empirique.
Comme nous venons de le voir, Jellinek, dans L 'Etat
moderne et son droit, engage souvent ses réflexions en
étudiant les concepts sur un plan historique, pour comprendre les
rapports sociaux, les ambitions politiques qui sont à la source des
notions juridiques. Jellinek insiste sur le fait que les normes sont en
constante évolution, que le progrès est inhérent à
toute idée de droit. D'ailleurs, lorsqu'il s'agit d'évoquer les
perspectives futures du droit international, Jellinek montre nettement son
mépris vis-à-vis des théoriciens favorables à des
règles de droit définitives, qui règleraient de
façon immuable les conflits, sans aucune possibilité
d'évolution ou de progrès. «Un ordre juridique qui relierait
entre eux les Etats ou les dominerait, et qui, ne présentant aucune
lacune, résolvant tout conflit à l'aide de règles
juridiques toutes prêtes, n'aboutirait qu'à la conservation de ce
qu'il y a de vicié et de vieilli dans le monde des Etats et serait un
obstacle à tous progrès utiles »24. Jellinek
remarque que le droit est constamment en progrès; sa nature même
le pousse à muter, car il suit l'évolution logique des faits. Le
Professeur de Heidelberg est d'ailleurs favorable au changement: il se place du
côté du progrès, contre les tenants de l'immobilisme. Si
les faits produisent les normes, les normes peuvent et doivent
nécessairement suivre l'évolution de ces faits.
Pour justifier son raisonnement selon lequel les normes sont
en constante mutation, Jellinek s'appuie sur le raisonnement suivant: un fait
obtient le caractère de norme en fonction de son acceptation
psychologique par les individus à un moment donné. Tel que Kant
l'avait démontré, l'objet (la norme) dépend du sujet
pensant (l'individu). C'est «parce que le fait a partout une tendance
psychologique à se transformer en droit positif, que, dans le domaine
embrassé par le système juridique, un état de choses
donné sera en même temps l'état de choses reconnu par le
droit; dès lors, quiconque veut le transformer doit justifier d'un droit
meilleur »25.
23 Thierry Rambaud, Actualité de la
pensée constitutionnelle de Georg Jellinek (1851-1911), RDP, 2005,
707- 732
24 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 562-563
25 Ibid., I,512-513
Dans la vie politique également, «les faits
précèdent la norme qu'ils créent »26. Pour
que le fait devienne norme, un élément psychique intervient :
l'individu doit avoir conscience que l'état de choses auquel il est
confronté est un état de choses reconnu par le droit. Or, il
existe une «tendance » naturelle chez l'homme, de donner « au
fait la valeur d'une norme »27. C'est la théorie
jellinékienne de la force normative du fait: il existe une
«tendance psychologique productrice du normatif en tant que tel,
une sorte de goût pour la répétition des
évènements du monde en tant que seule cette
répétition donne aux sujets la possibilité de s'y orienter
[É] Cette tendance permet seule de comprendre pourquoi la conviction ou
la reconnaissance donne validité aux normes : c'est d'elle que
naît la représentation de l'obligatoriété d'un
comportement »28.
Ainsi, c'est la conviction qui fait le droit, qui peut donner
au fait la possibilité de «devenir» du droit: «là
où cette conviction manque, l'ordre de fait ne peut être maintenu
que par des moyens de contrainte extérieure, ce qui ne peut pas se
prolonger indéfiniment, car il arrivera à la longue [É]
que l'ordre purement externe ne tardera pas à tomber en ruines
»29. Il est donc nécessaire, pour que la norme soit
considérée comme telle, et pour qu'elle soit respectée,
que les individus aient la conviction d'y être liés. Ainsi, comme
l'affirme le Maître de Heidelberg lui-même, « des
expériences faites pendant longtemps avec une institution donnée,
dérive, pour l'avenir, la conviction que cette institution est
rationnelle. L'institution elle -même , dans l'opinion commune,
paraît s'être détachée de sa base juridique positive
et avoir pris le caractère d'une institution sociale rationnelle
»30.
Pour cette raison, tout phénomène, avant
d'être droit, n'est que fait, même s'il semble avoir une coloration
naturellement juridique: «dans la majorité des cas, la formation de
nouvelles autorités publiques est le résultat
de faits qui excluent a priori la possibilité d'une
qualification juridique [É] le fait de la naissance de l'Etat ne
relève pas [É] du domaine du droit »3
1.
26 Ibid., I, 535
27 Ibid., I,514
28 Olivier Jouanjan, Une histoire de la
pensée juridique en Allemagne (1800-1918), PUF, Collection
Léviathan, 2005,316
29 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, I, 515
30 Ibid., I, 533
31 Ibid., I,516
En revanche, Jellinek considère que « le droit
tout entier suppose en nous la faculté de nous tenir pour obligés
par certaines prescriptions impératives s'adressant à notre
volonté, et échappant à notre arbitraire subjectif
»32. En conséquence, s'il critique directement les
tenants du droit naturel, selon lesquels il existe certaines règles
naturelles qui transcendent tout système juridique, Georg Jellinek admet
qu'existe dès l'enfance cette faculté «psycho- morale»
en vertu de laquelle l'individu se soumet à des règles. Ainsi,
«l'idée d'un droit naturel objectif accompagne
nécessairement les faits fondamentaux psychologiques qui sont d'ailleurs
la base de la possibilité d'un ordre juridique »33.
Avant d'aborder la question de la souveraineté à
proprement parler, il est essentiel de comprendre la façon dont Jellinek
conceptualise le système juridique dans son ensemble. Il sera ensuite
plus aisé de cerner les raisons qui poussent Jellinek à placer
l'individu au coeur de son modèle. Car, dès la base de son
raisonnement, Jellinek s'appuie sur le sujet pensant, c'està-dire sur
l'individu: le droit se joue dans le domaine intime, dans le monde subjectif.
Or, la place de l'individu va s'avérer centrale lorsqu'il s'agira de
construire la souveraineté au sens jellinékien.
Dans la philosophie kantienne, il s'agissait, contrairement
aux philosophies précédentes, de «penser l'Absolu à
partir de la finitude, Dieu à partir de l'homme, et non plus l'inverse
»34. Pour Jellinek, qui suit le raisonnement kantien, le droit
prend sa source dans la conviction individuelle, dans le sentiment intime que
l'état de choses existant est un état de choses reconnu par le
droit. «Nous devons considérer le droit exclusivement comme un
phénomène psychologique, c'est-à-dire interne à
l'homme. Le droit est donc, d'après cela, une partie des
représentations humaines, il existe dans nos têtes
»35. Ainsi, comme le montre très clairement Paul
Amseleck, «les règles sont des habitants privilégiés
de ce monde purement subjectif, en quelque sorte des résidents à
plein temps, doublement attirés à y demeurer à la fois par
leur nature d'outil et par leur texture même [É] une règle,
en tant que pur contenu de pensée, est impalpable, est présente
d'une manière purement intérieure dans l'intimité de nos
circuits mentaux, constitue une pure production du monde des choses
intelligibles à l'intérieur de
32 Ibid., I, 529
33 Ibid., I, 530
34Jean-Cassien Billier, Kant et le kantisme,
Armand Colin, Collection Synthèse, 1998, 30
35 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, dans Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée
juridique en Allemagne, PUF, Collection Léviathan, 2005,299
nous-mêmes, de notre esprit »36. Le droit
prend naissance dans le monde subjectif: il dépend de l'individu, du
sujet pensant.
Si l'on suit ce mode opératoire, la souveraineté
ne doit pas être considérée comme un concept «absolu
». Au contraire, la souveraineté doit être
étudiée au regard des acceptions dont elle a donné lieu au
cours des siècles. La souveraineté, à l'image de tous les
concepts juridiques, est un concept mouvant dont le contenu dépend
nécessairement du contexte historique, politique et social dans lequel
il a été développé. Comme Jellinek l'indique
très explicitement, la souveraineté n'est pas un concept
inhérent à la nature même de l'Etat.
Lorsqu'il aborde spécifiquement la problématique
de la souveraineté, dans la deuxième partie de L 'Etat
moderne et son droit, intitulée Théorie juridique de l
'Etat, Jellinek commence d'ailleurs son analyse de la façon
suivante : « il n'existe pas de concept fondamental en droit politique
pour lequel il soit plus nécessaire que pour celui de
souveraineté d'étudier le développement historique
»37. De ce fait, Jellinek précise, dès l'entame
de sa démonstration, que la souveraineté est un concept qui
n'existait pas durant l'Antiquité, distinct du concept «d'autarchie
». Or «l'autarchie» était précisément la
caractéristique qui, selon Aristote, distinguait l'Etat antique de
toutes les autres sortes de communauté humaine. Selon Jellinek,
«cette notion antique [l'autarchie ] n'a absolument rien de commun avec la
notion moderne de souveraineté»; elle signifie simplement la «
possibilité de subsister indépendamment d'un Etat
supérieur », lequel « ne doit pas
être une condition nécessaire de son existence
»38.
Il faut noter que certains auteurs, comme Helmut Quaritsch,
ont critiqué cette approche fondée sur la «
contextualisation» des concepts fondamentaux. Selon lui, Jellinek a mis en
relation des systèmes historiques et sociaux par trop antagonistes pour
faire l'objet d'une étude comparative : « le niveau d'abstraction
est exagéré [É] dans la verticalité historique de
Georg Jellinek qui mesura, à l'aune de sa théorie
générale de l'Etat, les Etats européens du courant du 1
9ème siècle aux unions politiques du Moyen-Âge,
aux despotismes orientaux et aux peuples pastoraux.
L'homogénéité structurelle des unités politiques
est donc une précondition de toute théorie de l'Etat utilisable
»39. En effet, dans le premier tome de son
36Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la
réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135
37 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 72
38 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, II, 73
39Helmut Quaritsch, La situation actuelle de la
théorie générale de l'Etat en Allemagne, RDP 1992,
65-76
ouvrage, lorsqu'il brosse un tableau des différents
types d'Etats à travers l'histoire, Jellinek compare les
différents systèmes étatiques, quelle que soit leur
origine, et la place qu'ils réservaient à l'individu.
En comparant ces différents systèmes juridiques,
Georg Jellinek p ropose une «classification des doctrines de l'Etat »
dont l'un des «axes principaux» est le suivant: « La
souveraineté est-elle un attribut essentiel de l'Etat et quel sens lui
donner ? »40. En effet, cette question se pose dans la mesure
où Jellinek remet en cause l'automaticité du lien classiquement
établi entre «Etat» et « souveraineté » : si
la souveraineté n'est pas un concept juridique et politique ancien, elle
n'est pas non plus l'apanage de l'Etat.
Aussi, contrairement aux théoriciens classiques, le
publiciste de Heidelberg estime que « la souveraineté n'est pas un
attribut caractéristique ou spécifique de l'Etat [É] mais
un concept historique, non essentiellement associé à l'Etat
»41 . Si Jellinek est l'un des premiers juristes à
théoriser l'unité politique comme marque essentielle de l'Etat
moderne, le concept de souveraineté qu'il développe est
dissocié du concept d'Etat: toute collectivité humaine peut
disposer d'un titre de souveraineté, même si elle n'est pas
spécifiquement organisée sous la forme étatique. Georg
Jellinek s'oppose donc aux théories traditionnelles faisant de la
souveraineté une caractéristique réservée au seul
Etat et qui ne peut qu'être absolue.
4243
Selon de Bodin
Jean Machiavel Thomas Hobbes 44
Maître
le Heidelberg, , Nicolas , et Jean -
45
Jacques Rousseau , ont tort lorsqu'ils font valoir leurs
modèles de souveraineté qui, bien que des divergences
fondamentales les opposent, font toutes la part belle à l'idée de
toute- puissance. Le souverain, que ce soit le monarque ou le peuple, peut
faire et défaire l'ordre juridique à sa convenance. D'ailleurs,
comme Michel Foucault le montre très clairement, «le droit en
Occident est un droit de commande royale »46. Or, selon Georg
Jellinek, ces auteurs n'ont pas construit un modèle de
souveraineté décrivant la réalité : ils se sont
servi du concept
40 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de
l'Etat, Presse de la fondation nationale des sciences politiques,
2008,240
41 Ibid., 263
42 Jean Bodin, Les six Livres de la
République (1576)
43Nicolas Machiavel, Le Prince (1532)
44Thomas Hobbes, Le Léviathan
(1651)
45 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social
(1761)
46 Michel Foucault, « Il faut défendre
la société », Cours au Collège de France. 1976,
Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 23
de souveraineté pour promouvoir leur vision du
réel, voire pour assouvir des ambitions politiques, notamment
royales.
Jellinek, par le biais du concept d'auto-limitation, construit
un modèle dans lequel la souveraineté, d'une part, n'est pas
réservée à l'Etat et, d'autre part, n'est pas absolue : le
souverain ne peut donc ignorer le droit. L'Etat, par nature, doit agir au moyen
du droit et, de ce fait, s'auto-limite dans les moyens qui lui sont
réservés pour remplir ses missions.
Ce n'est « d'ailleurs pas Jellinek l'inventeur de la
théorie» [É] elle a été imaginée par
48
Jhering »47 ème
au cours de la seconde moitié du 1 9 siècle .
Jellinek «se contente de donner
une forme plus juridique» à la théorie de
Jhering qui énonce l'idée selon laquelle il doit y avoir «
soumission de l'Etat à la loi » dans « l'intérêt
propre de l'Etat »49. S'il n'est donc pas à proprement
parler l'inventeur de la théorie de l'auto-limitation, Jellinek la
développe sur le plan juridique pour faire valoir l'idée selon
laquelle le souverain ne peut « sortir» du droit. Dans cet objectif,
Jellinek cherche à montrer que le souverain, limité par le droit,
doit respecter les normes juridiques qu'il a lui-même
édictées. Les organes étatiques, destinataires des normes
comme n'importe quel individu, doivent les respecter. Or, si ces organes
étatiques respectent le droit, l'Etat, dont la volonté transite
nécessairement par ceux-ci, ne peut agir qu'au moyen du droit.
De plus, comme l'affirme Walter Pauly, il ne faut pas oublier
que «le problème fondamental de Jellinek est bien la soumission de
l'Etat au droit. De quelle façon l'Etat souverain, en tant que
créateur, support et garant de l'ordre juridique peut-être il
être lui-même soumis au droit ? »50. Cette question
constitue l'une des principales problématiques de l'Ïuvre de Georg
Jellinek. Selon le Professeur de Heidelberg, le souverain doit être
limité par le droit: de cette manière, l'individu ne peut
être nié par le pouvoir et bénéficie, sur le plan
juridique, d'une véritable reconnaissance.
47 Léon Duguit mentionne cette précision
dans son article La doctrine allemande de l'auto-limitation de l'Etat,
RDP 1919, 161-190
48 Duguit insiste sur le fait que l'ouvrage de
Rudolf Jhering, Der Zweck im Recht, dans lequel la théorie de
l'auto-limitation est ébauchée, n'a été traduit en
français qu'à moitié. Seul le premier tome a
été traduit, sous le titre de L'évolution du
droit.
49 Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand
(1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée,
PUF, Collection Léviathan, 2002, 310
50 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la
doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.),
Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg,
2001,297
A l'image de Gerber et Laband, Jellinek reconnaît que
l'Etat, personne juridique, est titulaire de la puissance de commandement.
Cependant, Jellinek prend ses distances par rapport aux autres
théoriciens. En développant le concept d'auto-limitation,
Jellinek s'éloigne des théoriciens classiques de l'Etat prussien,
pour lesquels le monarque détient un pouvoir quasiment illimité.
Jellinek, au moyen de l'auto-limitation, construit un modèle dans lequel
l'Etat, dans les actes qu'il accomplit, ne peut se départir du droit, ne
peut agir qu'au moyen du droit. L'objectif de cette «relativisation»
du pouvoir de l'Etat est de défendre l'individu face à la
puissance étatique. Conceptualiser un tel modèle de la
souveraineté, dans lequel le souverain est lié à l'ordre
juridique dont il est le créateur, sert les intérêts des
individus, qui bénéficient, en conséquence, d'une
réelle sécurité juridique. Il est donc «indispensable
de concevoir l'Etat non pas seulement comme un pur sujet de puissance mais,
tout autant comme un sujet de droit »51 . Car, il faut le
rappeler, le «problème central était pour lui, selon Hermann
Heller, la relation entre l'individu et l'Etat »52 . Pour
Jellinek, l'objectif du concept d'auto-limitation est donc de parvenir à
construire un modèle au sein duquel le souverain est limité par
le droit, afin que l'individu soit davantage protégé à
l'encontre de la puissance étatique.
D'autres théories issues de la pensée
jelinekienne confirment cette volonté de défendre les droits
individuels. En effet, Jellinek ira jusqu'à échafauder la
doctrine des «droits publics subjectifs », suivant laquelle les
individus sont dotés de droits qu'ils détiennent vis-à-vis
de la puissance étatique.
La méthode employée par Jellinek lui permet
donc, dans un premier temps, d'effectuer une critique du concept de
souveraineté au regard de son histoire et des conceptions absolutistes
classiques dont il a donné lieu. Il sera donc nécessaire, dans un
premier temps, de s'attarder sur la manière dont Jellinek
déconstruit le concept de souveraineté et, le replaçant
dans une perspective historique et empirique, en montre les lacunes et les
impasses. En pratique, la souveraineté n'est pas consubstantielle
à l'Etat et ne se décline pas naturellement sous une forme
absolutiste. Elle n'est devenue absolue qu'en raison des théories
politiques qui l'ont
51 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la
doctrine des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.),
Figures de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg,
2001,297
52 Hermann Heller, dans Olivier Jouanjan, Une
histoire de la pensée juridique en Allemagne, PUF, Collection
Léviathan, 2005, 295
échafaudé comme telle, dans le but d'asseoir
l'ambition des princes, et plus spécifiquement celle du roi de France
(Chapitre 1).
Par la suite, il sera temps de montrer dans quelle mesure le
Maître de Heidelberg s'écarte des positions absolutistes
classiques lorsqu'il définit sa vision de la souveraineté. En
effet, à l'aide du concept d'auto-limitation, la souveraineté,
selon Jellinek, ne signifie plus toute-puissance : le souverain, dans les
missions qu'il accomplit, ne peut s'écarter de l'ordre juridique qu'il a
mis en place, et doit nécessairement respecter les normes qu'il a
lui-même édictées. En partant de son analyse subjective du
droit, selon laquelle toute norme dépend de la conviction des individus
à une époque donnée, Jellinek démontre que la
conviction dominante, à son époque, ne pouvait plus admettre
l'idée d'une souveraineté absolue.
Cependant, malgré l'influence des positions
jellinékiennes sur le positivisme, courant juridique dont le chef de
file est le juriste autrichien Hans Kelsen, certaines critiques verront le
jour, lesquelles contesteront directement l'idée de l'auto-limitation.
Les théoriciens de la République de Weimar, en particulier les
décisionnistes comme Hermann Heller et Carl Schmitt, prendront leurs
distances par rapport aux concepts jellinékiens. En partant du
raisonnement selon lequel le politique prime le sociologique et le juridique,
les théoriciens du « décisionnisme» apportent des
solutions au problème de la souveraineté qui divergent
sensiblement de celles que le Maître de Heidelberg avait
dégagées (Chapitre 2).
Chapitre 1. La souveraineté, un concept
historique et lacunaire, associé pour des raisons politiques à
l'absolutisme
Georg Jellinek, dans sa volonté d'effectuer une
critique des concepts juridiques, s'attaque directement, dans la
deuxième partie de L 'Etat moderne et son droit,
intitulée Théorie juridique de l 'Etat, à la
question de la souveraineté. Souhaitant s'appuyer sur les faits, sur la
réalité politique, pour analyser la manière dont le
concept de souveraineté s'est développé, Jellinek
entreprend une petite histoire de la souveraineté, de l'Etat antique
à l'Etat moderne. Les leçons qu'il en tire sont les suivantes :
la souveraineté est un concept récent, inconnu à
l'époque antique, «inventé» de toutes pièces
pour des raisons politiques par les théoriciens du Moyen-Âge, Jean
Bodin en tête. Il s'agissait en effet d'asseoir l'autorité de
l'Etat et du roi de France face aux pouvoirs impérial,
ecclésiastique et féodal. La souveraineté est donc un
concept développé dans un contexte politique précis :
assurer au roi une réelle indépendance vis-à-vis de ces
trois pouvoirs (Section I).
En menant cette rapide analyse historique du concept de
souveraineté, Jellinek peut souligner les impasses dudit concept tel
qu'il a été développé par les auteurs classiques.
En effet, Jellinek, s'attardant sur les théories
échafaudées par les auteurs classiques, Jean Bodin, Thomas
Hobbes, Jean-Jacques Rousseau et Nicolas Machiavel en tête, y
découvre des carences, lesquelles démontrent que les
modèles de souveraineté développés par ces auteurs
ne correspondent pas forcément à la réalité.
Jellinek insiste sur le fait que ces auteurs se sont « bornés
» à suivre les ambitions des princes au moment de
l'édification de leurs théories ; ils ont développé
leurs philosophies afin d'appuyer les prétentions politiques
princières, pour leur donner à la fois force et légitim
ité. Jellinek va déconstruire ces concepts juridiques, afin de
montrer qu'ils ne constituent pas une reconstitution fidèle de la
réalité. Pour le Maître de Heidelberg, la
souveraineté n'a été développée que dans le
but de donner une consistance théorie et juridique aux ambitions
politiques du roi de France. En conséquence, selon Jellinek, la
souveraineté, contrairement à ce que prétendent les
auteurs classiques, n'est pas consubstantielle à l'Etat. (Section
II).
Section 1. La souveraineté, un concept
récent dont les origines sont strictement politiques
«La souveraineté ne peut se comprendre que par les
luttes que l'Etat livre, au cours de l'histoire, pour la justification de son
existence »53. Jellinek commence son analyse du concept de
souveraineté par une rapide étude historique. Celle-ci lui permet
de dresser le constat suivant: la souveraineté est une notion qui
n'existait pas sous l'Antiquité. Si le concept « d'autarchie
», développé par Aristote à cette époque,
paraît être proche de celui de «souveraineté », il
n'en possède pas les mêmes caractéristiques et ne doit
vraisemblablement pas y être assimilé. Ainsi, l'Etat grec et
l'Etat romain étaient bien des Etats, bien que le concept de
souveraineté n'ait alors pas encore été
développé (1).
Ce n'es t que durant le Moyen-Âge, pour des raisons
éminemment politiques, que le concept de souveraineté, dans la
forme que nous lui attribuons aujourd'hui, voit véritablement le jour.
Dans son analyse, Georg Jellinek insiste sur le fait que la souveraineté
n'est pas une catégorie «absolue» mais simplement historique,
qui a été «inventée », dans un contexte
particulier, pour des raisons spécifiques. Il s'agissait de faire valoir
le droit des princes face aux autres autorités politiques
médiévales, l'Eglise, l'Empereur et les seigneurs féodaux.
Pour cette raison, ce sont les faits qui ont «poussé» à
la création de la souveraineté, concept développé
dans un but qui, à l'origine, était exclusivement politique
(2).
§1. La souveraineté, un élément
non « absolu » dont l'origine ne remonte qu'aux théories
politiques modernes: l'inexistence du concept de souveraineté sous
l'ère antique
Etymologiquement, la notion de «souveraineté»
n'est apparue, dans la forme qu'on lui connaît, qu'au cours du 1
2ème siècle. Son origine semble être le terme de
«superanus », qui provient du latin
médiéval54.
53 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 98
54 Oscar Bloch et Walther von Wartburg,
Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF,
1968, 604
Cette brève étude étymologique confirme
la théorie de Jellinek selon laquelle la souveraineté est un
concept qui ne prend ses racines qu'au Moyen-Âge et qui n'existait pas
sous l'ère antique.
«Le caractère propre de l'Etat [antique], celui
qui le distingue de toutes les autres sortes de communauté humaine,
c'est, pour Aristote, l'autarchie. Mais cette notion antique n'a absolument
rien à voir avec la notion moderne de souveraineté ».
Littéralement, cette notion désigne la propriété de
«se suffire à soi-même »55. La notion
d'« autarchie» est effectivement empruntée du grec
«autarchia », qui signfie «gouvernement assuré par les
citoyens mêmes »56. Ainsi, comme le précise le
juriste de Heidelberg, «l'Etat doit être constitué de telle
sorte qu'il n'ait pas besoin d'après sa nature d'une communauté
qui le complète »57. L'autarchie est un concept
particulier, lié au contexte antique.
Cependant, il existe une différence majeure entre la
notion de souveraineté, développée à partir du
Moyen-Âge, que nous aurons l'occasion de développer par la suite,
et la notion antique d'autarchie : à l'époque antique, il
«n'est nullement contraire à son essence [l'essence de l'Etat]
qu'il se trouve en fait dépendre, sous tel ou tel rapport, d'une autre
communauté. Il faut seulement qu'il y ait pour lui la possibilité
de subsister indépendamment de cet Etat supérieur, qui, par
conséquent, ne doit pas être une condition nécessaire de
son existence »58. Jellinek précise que ce n'est
qu'Aristote, dans son ouvrage La politique, qui réclame
l'indépendance de l'Etat en puissance et en acte. En
réalité, l'indépendance totale de l'Etat par rapport
à un autre Etat n'est pas une condition stricte posée par
l'autarchie. A l'époque antique, l'Etat, pour être
considéré comme tel, n'a pas à remplir cette condition
d'indépendance, alors même que cette indépendance sera
l'élément principal caractérisant la souveraineté
à partir du Moyen-Âge.
Une des différences fondamentales séparant
l'autarchie de la souveraineté est la suivante: «l'autarchie n'est
pas une catégorie juridique, mais une catégorie morale: elle est
la condition essentielle d'où dépend la réalisation du but
de l'Etat, la réalisation de la vie parfaite [É] elle a ses
racines profondes dans l'opinion des Grecs sur le monde et la vie ». En
conséquence, cette notion «ne nous renseigne d'aucune façon
sur la manière dont l'Etat doit
55 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 73
56 Oscar Bloch et Walther von Wartburg,
Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF,
1968, 46
57 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 73
58 Ibid., II, 73
librement se conduire quant à ses actes et à ses
abstentions, sur son droit et son
59
administration, sur sa politique intérieure et
extérieure » .Notion purement morale, l'autarchie ne donne qu'une
idée de l'Etat idéal tel qu'il était conçu à
l'époque antique. Contrairement à la souveraineté,
l'autarchie n'engendre aucune conséquence juridique ou politique
précise. D'ailleurs, comme le montre Jellinek, le terme d'autarchie
sera, par la suite, utilisé par les Stoïciens comme un concept qui
devient la «marque essentielle de l'individu idéal du sage
[É] le plus haut point de perfection que peut se proposer d'atteindre
l'individu [É] qui seule assure la vertu, dont la possession rend
l'homme indépendant du monde extérieur et lui permet d'accomplir
toujours rigoureusement la règle morale ». Comme le rappelle
Jellinek, le sage est alors celui «qui se suffit à lui-même
», et qui représente donc «l'opposé de l'Individu
souverain, tel que se plaît à le peindre l'Indiscipline moderne
»60.
La marque de l'autarchie est donc, à ce moment
précis de l'histoire, selon l'acception stoïcienne, la
capacité de vivre retiré du monde, de façon
indépendante du monde extérieur, dans le but d'accomplir la
règle morale. A l'époque antique, l'indépendance ne
signifie pas s'imposer et combattre face à un ordre extérieur,
afin de déclarer son existence en tant que force indépendante. Au
contraire cette notion signifie simplement s'exiler, plier devant la force si
nécessaire, pour simplement se retirer du monde.
La conséquence qui en découle est que le concept
grec d'autarchie ne correspond pas à la notion plus récente de
souveraineté.
D'autre part, Jellinek précise que les autres concepts
développés à l'époque antique ne permettent pas
d'obtenir un résultat plus concluant: aucune notion n'est comparable
à celle de souveraineté. D'autant plus, comme Jellinek le
rappelle, que les Romains, tout comme les Grecs, ont toujours ignoré le
concept d'Etat souverain. «A Rome, jusqu'à une époque
très reculée, cette idée subsiste [É] que le peuple
est la source de tous les pouvoirs publics, mais la question de savoir qui,
dans l'Etat, a le plus haut pouvoir, est, je le répète, une
question toute autre que celle de la souveraineté »61 .
Certaines expressions, comme majestas, potestas, imperium
désignent bien le pouvoir de commandement civil et militaire, mais
«ces expressions ne disent rien quant au contenu et aux limites du pouvoir
politique »62. En
59 Ibid., II, 74
60 Ibid., II, 75
61 Ibid., II, 79
62 Ibid., II, 78
d'autres termes, les différents pouvoirs civils et
militaires sont identifiés et sont confiés à des organes.
Mais aucune théorie générale de l'Etat ne traite de la
question de la souveraineté à proprement parler.
Comme nous aurons l'occasion de le voir, Jellinek se sert de
la distinction qu'il opère entre puissance de domination et
souveraineté. Si la puissance de domination est consubstantielle
à l'Etat, quelqu'un devant être nécessairement
chargé du pouvoir de commander et investi du pouvoir suprême de
décision, la souveraineté est un concept différent, qui
n'intervient pas dans la qualité même d'Etat. Un Etat peut
être considéré comme tel sans être souverain. L'Etat
grec, l'Etat romain étaient donc des Etats, malgré le fait qu'ils
pas été souverains au sens propre du terme. Le concept de
souveraineté n'avait pas encore été
systématisé; les Romains comme les Grecs s'étant
simplement penchés sur la question de savoir qui, dans l'Etat, a le plus
haut pouvoir. Mais cette problématique, que l'on a trop souvent
confondue avec la question de la souveraineté, constitue en
réalité un autre débat.
§2. Des raisons historiques et politiques qui
expliquent l'émergence du concept de souveraineté au
Moyen-Âge
«Ce ne sont pas des savants étrangers au monde,
qui ont découvert ce concept [la souveraineté] au fond de leur
cabinet d'étude, ce sont des pouvoirs puissants, des pouvoirs dont les
luttes ont rempli des siècles, qui l'ont mis au jour. C e processus
historique n'a jamais été, jusqu'ici, décrit avec
certitude »63. Jellinek insiste sur les origines du concept de
souveraineté : il est le fait de politiques, qui ont souhaité
imposer leur vision du monde, notamment asseoir l'autorité et les pouv
oirs du roi de France. La souveraineté est, selon lui, un «concept
polémique» qui, après avoir été de
«nature défensive », est «devenu, au fil du temps, de
nature offensive »64.
Au Moyen-Âge, dans le conflit qui oppose l'Eglise
à l'Etat, plusieurs opinions différentes s'affrontent quant
à savoir qui, de l'Etat ou de l'Eglise est supérieur. Les
opinions se prononcent soit en faveur de l'Etat, soit en faveur de l'Eglise.
C'est surtout dans la « dernière
63 Ibid., II, 72-73
64 Ibid., II, 80
période du Moyen-Âge, grâce à la
France, que l'idée de la prééminence du pouvoir de l'Etat
est devenu un fait historique », par le fait que «la papauté
d'Avignon admet [É] la supériorité de l'Etat sur l'Eglise
». Ainsi, en France, on en vient à «affirmer la pleine
indépendance de l'Etat à l'égard des ordres de l'Eglise
»65. C'est dans ce contexte, lors de la lutte entre le roi
Philippe le Bel et le pape Boniface VIII, comme le note Jellinek, que naissent
les écrits qui s'engagent en faveur de l'Etat dans sa lutte face au
pouvoir ecclésiastique.
Jellinek ajoute que le « second pouvoir» qui, durant
le Moyen-Âge, « s'oppose à l'idée de l'Etat
indépendant, est le pouvoir impérial. En effet, la «
théorie officielle » considère « tous les Etats
chrétiens comme des membres de l'Empire romain. L'Empereur seul est le
maître [É] Lui seul peut donner des lois »66.
Ainsi, l'Empereur souhaitant conserver son autorité face au Roi de
France, celui -ci doit s'imposer pour faire valoir ses droits. C'est dans ce
sens que la souveraineté va devenir une arme offensive servant
l'ambition des princes.
Comme souvent, Jellinek insiste sur les faits politiques
historiques, sur la réalité concrète. La théorie
juridique érigeant l'Empereur en chef incontesté du monde
occidental est en effet contestée par certains Etats, comme la France et
l'Angleterre, qui ne tiennent pas compte de la suprématie
impériale. Ainsi « la théorie se voit forcément
contrainte de tenir compte de ces prétentions [étatiques]»
et le fait en appuyant ce « droit à l'indépendance »,
qui est accordé en vertu d'un « privilège impérial
». Ainsi, « l'indépendance prétendue n'est jamais
déduite de la nature même de l'Etat », et l'Empereur conserve
le « privilège exclusif de concéder le titre de roi, et par
suite les prérogatives qui sont attachées à ce titre par
la doctrine juridique dominante »67.
En fait, comme l'exprime très clairement Jellinek,
c'est en France que cette double dualité Etat/Eglise et Etat/Empire est
clairement visible : selon « l'intime conviction juridique» du peuple
français, le roi ne peut avoir de suzerain au-dessus de lui, que ce soit
Dieu ou l'Empereur. « Ainsi se trouve, pour la première fois,
formulé le principe de l'indépendance royale »68.
L'intime conviction du peuple érige le roi en maître
indépendant du pouvoir impérial. Or, comme nous l'avons
déjà vu, le droit, en dernière instance, résulte de
la
65 Ibid., II, 81
66 Ibid., II, 82
67 Ibid., II, 84
68 Ibid., II, 85
conviction dominante à une époque donnée.
C'est au Moyen-Âge que se situe ce changement de paradigme : l'opinion
dominante tend à considérer le roi comme seul détenteur du
pouvoir, qu'il ne détient plus en vertu d'un titre impérial, mais
à raison de son autorité propre.
Georg Jellinek insiste sur la différence qu'il y a
entre les théories médiévales et les théories
circulant à l'époque antique : «les philosophes de
l'Antiquité ne s'étaient pas rendu compte de l'importance de
cette idée de l'indépendance de l'Etat »69. C'est
donc bien au Moyen-Âge que l'indépendance devient un
élément-clé, caractérisant le concept de
souveraineté. Si l'Etat, pour être Etat, ne devait pas
nécessairement remplir cette condition à l'époque antique,
le Moyen-Âge érige l'indépendance en condition essentielle:
pour que l'Etat soit reconnu comme tel, il faut qu'il parvienne à
être indépendant. Or, cette indépendance ne peut être
obtenue par la force, les princes et le roi de France tentant de se soustraire
à la tutelle impérial.
Outre cette double dualité Etat/Eglise et Etat/Empire,
le théoricien de Heidelberg rappelle que la médiatisation du
pouvoir, par le système de la féodalité, a
également ralenti l'avènement de l'Etat moderne. On voit se
dresser des «personnalités de droit public qui ne tiennent leurs
droits que d'elles-mêmes, dont le droit n'est pas subordonné aux
prescriptions de l'Etat »70 : le seigneur peut ainsi rendre la
justice, en lieu et place du roi et entrer en commerce avec la population. En
conséquence, le royaume se morcelle et l'idée de l'unité
de l'Etat est réduite à peau de chagrin.
La tâche qui incombe au roi de France est de se rendre
peu à peu indépendant vis-à-vis du pouvoir seigneurial et
ecclésiastique afin de revendiquer la soumission directe du peuple.
Dès lors, le roi va user de différents stratagèmes pour
faire valoir son pouvoir et son indépendance : étendre le domaine
royal (puis le rendre inaliénable), jouer sur le principe «nulle
terre sans seigneur », obtenir le pouvoir de justicier suprême,
ainsi que le pouvoir de
ème
police puis le pouvoir législatif. De ce fait, «
à la fin du 13siècle, on voit s'établir pour la
première fois le principe que le roi est souverain de tout le royaume,
par-dessus les barons ». De plus, «les légistes
exagèrent la doctrine du Bas-Empire sur la condition du prince souverain
absolu; ils en déduisent la plénitude de pouvoir au roi de France
[É] il n'y a pas de
69 Ibid., II, 87
70 Ibid., II, 88
pouvoir qui tienne ses droits de soi-même,
indépendamment du roi ». Ainsi donc «la théorie et la
pratique concourent à rendre la royauté, et conséquemment
l'Etat, indépendants des droits de souveraineté du seigneur
»71 . Les principes qu'il a à sa disposition et la
pratique qu'il en fait permettent au roi de prendre son indépendance et,
par là même, d'imposer l'indépendance de l'Etat.
C'est ainsi qu'au fur et à mesure, le pouvoir du roi
parvient à supprimer le double dualisme qui existait auparavant. Il fait
« de la collectivité du peuple une unité » et « la
théorie suit [É] ce développement ». Ainsi, selon
Jellinek, c'est bien cet état de fait qui va provoquer
l'émergence des théories sur la souveraineté : «la
concentration du pouvoir de l'Etat dans la main du prince amène à
l'idée qu'un tel pouvoir est un élément constitutif de
l'Etat », en même temps que, grâce sous l'influence de
l'Humanisme naissant, «la conception antique de l'Etat se fait jour dans
le monde chrétien, et avec elle l'idée de l'unité de
l'Etat »72 . La pratique que fait le roi de son nouveau pouvoir
provoque l'idée moderne de souveraineté: cette idée n'est
pas innée, ne repose pas sur des princes de droit naturel, mais
résulte de la pratique du pouvoir des souverains eux-mêmes. D'une
certaine manière, on peut dire que ce sont les souver ains
eux-mêmes, par leurs actes, qui sont à l'origine de la
création du concept de souveraineté.
ème
Cependant, précise les officielles, jusqu'aux 1 5
ème
Jellinek ensuite que
doctrines 14 et
siècle, n'ont pas directement tenu compte de ce nouvel
état de choses: elles ont tenté de «croire fermement que
l'Empire romain d'Occident s'était conservé intact sous son
ancienne forme ». Ces doctrines sont ainsi restées dans «
l'ignorance du réel ». La doctrine officielle reste la doctrine
impériale: pourtant, de par l'émergence du roi de France, cette
doctrine ne permet plus d'envisager sereinement la réalité du
monde. Ainsi, si la doctrine royale tente d'asseoir les positions du roi de
France en «forçant» la réalité, niant pour des
raisons politiques les pouvoirs impériaux, la doctrine officielle, c'est
-à-dire la doctrine impériale, est restée dans une
situation surannée, niant autant que faire se peut les droits nouveaux
que se sont octroyés les princes et le roi de France.
71 Ibid., II, 91
72 Ibid., II, 92-93
Et c'est finalement sur le «sol ferme du droit public
français que se constitue la nouvelle doctrine de l'Etat et de son
pouvoir [É] ce n'est plus en vertu d'un privilège ou par suite de
pures circonstances de fait, mais bien par l'effet d'un droit propre et
originaire que le roi de France est réputé n'être le sujet
de personne ». Ainsi, selon Grassaille, qui «publie un livre sur les
droits régaliens en France [É] le roi de France est le premier
roi qui ne reconnaisse ni de jure ni de facto un
supérieur quelconque dans l'ordre des choses temporelles, pas même
le Pape [É] Il a même sur l'Eglise des droits qui n'appartiennent
à aucun autre monarque » 73.
Puis, selon Jellinek, survient alors le moment décisif
où la théorie va décider d'ignorer sciemment les
conditions dans lesquelles la souveraineté tire son origine et va
l'ériger en élément consubstantiel à l'Etat. La
théorie va ignorer les longs combats qui ont opposé l'Etat aux
autres autorités médiévales afin de conclure que la
souveraineté, loin d'être le résultat de simples luttes
politique s, est un élément inhérent à la nature
même de l'Etat. «Dans Bodin se trouve résumé tout le
développement antérieur, tout ce qui du moins peut aider à
comprendre le caractère juridique du royaume de France. Seulement, ce
résultat qui s'est dégagé de l'histoire politique
française, il l'élève à la hauteur d'un principe
absolu. La souveraineté, conquise au prix de longs combats, figure, dans
sa définition de l'Etat, comme un élément substantiel
».
Jellinek ajoute «qu'avant Bodin personne n'avait
parlé de ce «droit gouvernement sur un plus ou moins grand
nombre de ménages, gouvernement qui dispose d'un pouvoir souverain,
c'est-à-dire du pouvoir indépendant et suprême tant
à l'intérieur qu'à l'extérieur; personne n'avait
dit qu'un pareil gouvernement représente l'Etat [É] de la
réunion en un concept unique de tous les éléments de la
Souveraineté, on ne trouve pas de trace avant Bodin ». Ce sont les
théoriciens, à l'image de Bodin, qui affirment que la
souveraineté est la caractéristique première de l'Etat.
Jellinek, par son analyse, insiste sur l'artifice que constitue le concept de
souveraineté.
Ainsi, la souveraineté est de nature négative:
c'est la «négation de tout ce qui voudrait s'affirmer comme un
pouvoir indépendant»74, que ce soit le pouvoir de
l'Eglise, de l'Empire ou des Etats féodaux. L'Etat devient, par la force
des théories, indépendant de tout pouvoir. Cette
indépendance devient, d'après Jean Bodin, le socle sur lequel
l'Etat peut être fondé.
73 Ibid., II, 94-95
74 Ibid., II, 97
Cette «négation de tout pouvoir
indépendant» est donc créée par les
théoriciens, au Moyen- Âge, dans un but exclusivement
politique.
Or, Jellinek termine en ajoutant que «la portée
universelle de cette négation de tout pouvoir supérieur
n'apparaît pour la première fois d'une façon tout à
fait claire, que lorsque, dans la réalité politique, cette
négation intégrale a triomphé et a surgi ainsi en pleine
lumière devant les yeux des théoriciens »75.
La théorie n'a longtemps pas pris en compte la notion
de souveraineté puis l'a admis, logiquement, oubliant de préciser
qu'elle n'est que le résultat de querelles politiques et historiques, le
produit
des dualités médiévales opposant l'Etat
à l'Empereur, à l'Eglise, et au système féodal
morcelant son propre territoire. L'Etat, en proclamant son unité, en
affirmant son indépendance, a acquis la souveraineté comme un
élément inhérent à sa qualité même
d'Etat. Loyseau ira même jusqu'à déclarer que «la
souveraineté est du tout inséparable de l'Etat. La
souveraineté est la forme qui donne l'être à l'Etat
»76.
La souveraineté est donc un concept juridique
«récent», polémique, dont les racines remontent au
Moyen-Âge, et n'a été mis en avant, à l'origine,
dans l'objectif de nier les pouvoirs des autres autorités s'opposant
à la royauté. La souveraineté n'est donc pas
consubstantielle à l'Etat. Elle est un concept circonstancié, que
les théories politiques ont érigé en concept
«absolu», afin de servir les ambitions du roi et de favoriser son
indépendance.
Car, n'oublions pas, comme le dit très bien Michel
Foucault, qu'il existe un «principe général en ce qui
concerne les rapports du droit et du pouvoir. Dans les sociétés
occidentales, et ceci depuis le Moyen-Âge, l'élaboration de la
pensée juridique s'est faite essentiellement autour du pouvoir royal.
C'est à la demande du pouvoir royal, c'est également à son
profit, c'est pour lui servir d'instrument ou de justification que s'est
élaboré l'édifice juridique de nos sociétés
»77.
75 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 98
76Loyseau, Traité des seigneuries,
dans Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland et
Stéphane Rials (direction), Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy / PUF, Collection Quadrige Dicos Poche, 2003
77Michel Foucault, « Il faut défendre la
société », Cours au Collège de France. 1976,
Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 1997, 23
Section 2. La critique des théories absolutistes
et la remise en cause du lien unissant la souveraineté et l'Etat
C'est seulement « au moment où la
Souveraineté s'est élevée au rôle de
caractère essentiel du pouvoir politique, et, par là,
d'élément de la notion d'Etat, que commencent les tentatives pour
lui donner un contenu positif»78.
Georg Jellinek s'efforce de mettre en lumière les
erreurs des doctrines absolutistes classiques ainsi que les dogmes que
celles-ci ont tenté d'ériger en vérités.
En effet, selon lui, Bodin et Hobbes n'ont assimilé la
souveraineté à l'absolutisme que pour des raisons politiques. En
réalité, si l'on choisit de « détricoter » les
mythes - les concepts d'Etat et de souveraineté ont acquis en France une
aura tout à fait particulière, quasi mythique - il est
aisé d'observer combien la souveraineté ne mène pas
nécessairement à l'absolutisme. Si l'on suit les positions
jellinékiennes, les circonstances politiques réelles ne prouvent
en rien que l'absolutisme est la seule voie possible vers laquelle la
souveraineté peut mener, bien au contraire. L'absolutisme est un dogme,
créé, inventé pour conforter la souveraineté et
renforcer la position royale. Si la souveraineté avait
déjà été mise en avant pour asseoir les
prétentions royales, l'absolutisme permet de les renforcer (1).
En conséquence, la souveraineté n'est pas
consubstantielle à l'Etat, et, pour cette raison, d'autres
communautés politiques peuvent être souveraines. Car, même
si, selon la position jellinékienne classique, le droit n'est pas
antérieur à l'Etat, l'Etat n'est pas le seul à produire du
droit. Il a simplement tendance à centraliser la puissance souveraine
entre ses mains. L'absolutisme, concept qui consacre la possibilité pour
l'Etat de s'occuper de chacun des pans de la vie des individus placés
sous sa domination, de la vie étatique n'est donc pas un fait naturel.
Si l'Etat a tendance à centraliser les pouvoirs, cela ne signifie pas
qu'il soit porté, naturellement, à agir en pure puissance de
domination, sans respect du droit.
De plus, en dissociant la notion de puissance étatique
et de souveraineté, Jellinek insiste sur le fait que la
souveraineté est un simple attribut de la puissance étatique, non
une caractéristique obligatoire. Ainsi, un Etat peut être
considéré comme tel sans pour autant avoir besoin d'être
78 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 9 8-99
souverain. Jellinek, au cours de son raisonnement, montre que
l'Etat non souverain est une hypothèse qui, en pratique, est
envisageable ; une étude historique lui permet d'avancer quelques
exemples de ce type (2).
§1. La critique des théories « offensives
» confondant souveraineté et absolutisme
Lorsqu'il critique les théoriciens absolutistes, Jellinek
vise directement différents auteurs, notamment Nicolas Machiavel, Thomas
Hobbes, Jean-Jacques Rousseau, et Jean Bodin.
Jellinek vise nommément Jean Bodin qui, le premier,
utilise de façon «positive» le concept de souveraineté,
et «passe aussitôt de la défense à l'attaque» et,
ainsi, demande «aux idées nouvelles de décider de la
victoire dans leur sens »79. La critique jellinékienne
des auteurs absolutistes classiques est nette : les concepts qu'ils ont
forgés n'ont pas eu vocation à caractériser le
réel, mais à faire valoir des positions politiques, dans
l'objectif de faire triompher un point de vue particulier.
Ainsi, les auteurs comme Bodin «ne peuvent cependant pas
méconnaître que cette notion de la Souveraineté, même
dans son rôle nouveau, ne provienne d'un concept négatif
»80. Lorsque Bodin définit le concept de
souveraineté, il cite huit «vraies marques de souveraineté
» Ð « le droit de législation, le droit de paix et de
guerre, le droit de nommer aux fonctions les plus hautes, le droit à la
fidélité et à l'obéissance, le droit de
grâce, le droit de monnayage, le droit d'imposer» - qui ne sont
«pas autre chose, comme le fait remarquer Jellinek, que les droits
revendiqués par le roi de France »81 . La théorie
bodinienne, si l'on suit la position du Professeur de Heidelberg, n'est rien
d'autre qu'une doctrine visant à s'assurer de la primauté du
souverain royal, en calquant la théorie sur la pratique du pouvoir
politique. La théorie politique est donc conçue de façon
offensive, afin de «produire des effets politiques considérables
»82 et de renforcer l'autorité du souverain. La
théorie bodinienne vise à produire le réel, à
l'entraîner, non à le caractériser juridiquement.
79 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, 99
80 Ibid., II, 99
81 Ibid., II,111
82 Ibid., II, 111
En revanche, Bodin et Hobbes se séparent nettement
quant au contenu qu'ils donnent au concept de souveraineté, et ce
même si Jellinek ne le mentionne pas spécifiquement. C'est bien le
philosophe anglais du 17ème siècle Thomas Hobbes qui
sera le véritable théoricien de la souveraineté absolue;
le Léviathan83 est d'ailleurs souvent
considéré comme l'ouvrage de référence
défendant la notion de souveraineté absolue. «Que Bodin ait
dégagé l'idée d'un souverain créateur de loi est
une certitude; que cette souveraineté créatrice soit
discrétionnaire et dégagée de toute exigence
d'équité est contestable ». Ainsi, selon Jean- Fabien Spitz,
«Bodin demeure aux antipodes de Hobbes », même si «on peut
comprendre [É] que de telles interprétations aient pu persister
longtemps à propos de La République ». En
réalité, «la souveraineté absolue de Bodin n'a rien
à voir avec l'affirmation d'une souveraineté
préhobbesienne, puisque, s'il dit bien que le prince n'a pas d'autre
limite que celle que la loi de nature lui assigne, il souligne en revanche avec
force l'assujettissement du pouvoir aux principes naturels de
l'équité, rationalisant par là l'idée même de
limite [É] en lui faisant quitter le terrain incertain de l'histoire et
des pratiques coutumières »84.
Selon le Professeur de droit public de Heidelberg, au moment
même où l'idée de souveraineté commence à se
développer, un élément décisif entre en jeu: par le
fait même que ce sont les monarques qui, en pratique, s'opposent aux
différents pouvoirs se dressant face à eux (l'Empereur, le Pape,
les seigneurs féodaux), «ce sont les monarques qui vont recueillir
la souveraineté. L'Etat devient une communauté au sommet de
laquelle se trouve un maître souverain ». De telle sorte que deux
idées se superposent: pour que le pouvoir politique puisse rester
indépendant, il faut que le prince le soit, mais aussi qu'il ne soit
lié par aucune disposition juridique et que «l'ordre tout entier de
l'Etat soit à sa disposition ». De cette manière, si l'Etat
est indépendant, son plus haut pouvoir doit être absolu : et
«la doctrine de la souveraineté tourne à l'absolutisme
»85. Les idées développées à cette
époque tendent donc à assimiler l'idée de
souveraineté à celle d'absolutisme en établissant un
véritable lien logique, articiel, entre ces deux notions.
Georg Jellinek fait d'ailleurs remarquer combien «l'action
qu'exercent les circonstances contemporaines sur l'élaboration des
théories politiques» peut être forte : la théorie
s'adapte au réel et au pouvoir, afin que ce même pouvoir puisse
faire valoir ses prétentions politiques.
83 Thomas Hobbes, Léviathan, ou
Matière, forme, et puissance de l 'Etat chrétien et civil
(1654) 84Jean-Fabien Spitz, Bodin et la
souveraineté, PUF, Collection Philosophies, 16-17
85 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 100
Car c'est bien Jean Bodin qui, selon Jellinek, «au milieu
des troubles des guerres civiles, voit dans la reconnaissance de la
toute-puissance royale le salut de l'Etat »86.
A cet égard, Jellinek n'omet pas de mentionner l'un des
artisans de l'unité italienne, qui n'est
87
autre Machiavel la fin du début 1 6 ème
que Nicolas : à 1 5 ème et au
dusiècle, le penseur italien
milite en faveur d'un pouvoir monarchique fort, qui puisse,
par lui-même, par sa seule volonté, mettre en pratique sa
politique. Selon le théoricien italien, le «monde de la politique
historique est celui de la force» et «la puissance n'est plus celle
des prêtres ou des sages, mais des conquérants modernes,
souverains en personne, qu'ils soient singuliers ou collectifs, princes ou
peuples ». Ainsi, selon lui, comme Gérard Mairet l'exprime
très bien, le «juste est un effet de la souveraineté»
et non une cause. «Le juste est un effet de la force »88.
Ce n'est donc pas un hasard si Jellinek cite le penseur florentin. Machiavel
associe la fondation de l'Etat à la force du souverain: le prince
machiavélien conquiert la souveraineté par les armes. C'est le
souverain qui décrète le juste et l'injuste, car c'est lui le
titulaire de la force.
L'Etat est de plus en plus assimilé à la
personne du prince. L'idée selon laquelle le souverain est titulaire
d'un pouvoir absolu tend à se répandre. En fait, «la
doctrine de la souveraineté du peuple» va se confondre avec le
«principe de date récente selon lequel l'Etat a besoin d'un pouvoir
souverain »89.
Au fur et à mesure, l'Etat se confond avec son
souverain, lequel doit, selon les modèles politiques
théorisés à l'époque, être absolu. On glisse
donc de la souveraineté vers l'absolutisme, comme si un lien naturel
unissait ces deux notions. Or, comme nous l'avons déjà
énoncé, c'est bien le penseur anglais Thomas Hobbes qui jouera un
rôle décisif dans la fondation de l'absolutisme. Car, si Bodin
pose les bases de la souveraineté, Hobbes est le grand artisan de la
doctrine de l'absolutisme.
Contrairement à Jean Bodin, Thomas Hobbes n'admet plus
«la souveraineté du pouvoir de l'Etat» comme «un fait
pur et simple », mais s'« efforce de l'établir
scientifiquement ». Depuis Hobbes, «cette théorie de la
souveraineté de l'Etat se rattache à la souveraineté du
86Ibid., II, 100
87Nicolas Machiavel, Le Prince (1531)
88 Gérard Mairet, Le principe de
souveraineté, Gallimard, 1997, 27
89 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 103
peuple considérée comme formant
l'élément fondamental et originel de l'Etat et de la Constitution
». Ainsi toutes les constructions juridiques sont utilisées pour
fonder, d'une «manière conforme au point de vue politique des
auteurs, le pouvoir souverain du prince »90.
Cela correspond à la formule hobbesienne bien connue,
issue du Léviathan. «On dit qu'un Etat est institué
quand les hommes en multitude s'accordent et conviennent, chacun avec chacun,
que quels que soient l'homme ou l'assemblée d'hommes, auxquels la
majorité a donné le droit de représenter la personne de
tous (c'est-à-dire d'être leur représentant), chacun, aussi
bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre,
autorisera toutes les actions et jugements de cet homme ou de cette
assemblée d'hommes comme s'ils étaient les siens propres ,
dans le but de vivre en paix entre eux et d'être
protégés contre les autres. De cette institution
d'un Etat sont dérivés tous les droits et facultés de
celui, ou de ceux, à qui la puissance souveraine est
conférée par le consentement du peuple assemblé
»91 . Ainsi, le contrat conclu par les individus aboutit
à leur sujétion à l'un d'entre eux, lequel devient le
souverain. Car, comme l'énonce Hobbes lui-même: «Avant que
les appellations de justes et d'injustes puissent trouvent place, il faut qu'il
existe quelque pouvoir coercitif, pour contraindre également tous les
hommes à l'exécution de leurs conventions, par la terreur de
quelque châtiment plus grand que l'avantage qu'ils attendent de leur
infraction à la convention »92. De ce fait, les hommes
concluent un quasi pacte de soumission par lequel ils confient tout leur
pouvoir et toute leur force à une seule personne ou assemblée,
laquelle est titulaire de la souveraineté.
Aux antipodes de la théorie hobbesienne, Jellinek ne
peut concevoir une autorité souveraine qui puisse imposer des normes aux
individus situés dans sa sphère d'action sans avoir elle-
même à les respecter: «une pareille proposition ne peut
être établie logiquement que sur le fondement d'un ordre
théocratique inflexible. Seul un Dieu, seul un monarque honoré
à la manière d'un Dieu, peut faire de son acte de volonté
impénétrable et toujours changeante, une norme s'imposant
à tous excepté à lui -même »93.
90 Ibid., II, 105
91 Thomas Hobbes, Léviathan ,
Gallimard, 2000, Chapitre XVIII
92Ibid., Chapitre XV
93 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, dans Léon Duguit, La doctrine allemande de
l'auto-limitation, RDP 1919, 161-190
Car, si l'on suit la doctrine absolutiste de Hobbes, l'Etat
est une «personnalité une qui ne saurait être limitée
par aucune volonté adverse ». Ainsi, « même lorsque le
droit naturel fait dériver l'Etat de la volonté des individus, il
accorde cependant à l'Etat ainsi créé une puissance
supérieure à toute autre »94. Comme le dit
Gérard Mairet, spécialiste de la doctrine politique de Thomas
Hobbes, « il n'est, dans l'Etat, qu'une seule volonté susceptible
de ne pas obéir à la loi, c'est la
volonté souveraine. Celui qui veut la loi peut vouloir la
défaire, c'est là, dans ce contexte, ce qui définit le
souverain : celui qui n'est pas soumis à sa propre volonté
»95. Le souverain, selon le modèle hobbesien, institue
les lois et peut les défaire selon son bon plaisir. Le fait d'être
souverain le dispense de respecter les lois qu'il a instituées : l'ordre
juridique dépend de son bon plaisir. Ainsi, pour Carré de
Malberg, « la souveraineté, dans le système de la monarchie
absolue, se ramenait à cette idée que le monarque peut tout ce
qu'il veut. C'est ce qu'exprime le vieil adage : « si veut le roi, si veut
la loi » »96.
La théorie hobbesienne se range du côté de
l'Etat, titulaire d'une volonté souveraine et absolue : il dispose du
droit de poser les normes sans avoir à les respecter. Jellinek le dit
expressément : « La thèse juridique moderne de l'Etat a
parfait cette idée en reconnaissant à l'Etat le droit formel de
poser, comme bon lui semble, les limites de son action, de telle sorte qu'en
principe rien de ce qui touche à la vie commune humaine n'est
étranger à sa puissance régulatrice »97.
Le droit est tout entier « englouti » par l'Etat: la «
thèse juridique moderne» a donc appuyé les thèses
hobbesiennes en permettant à l'Etat de centraliser tous les pouvoirs
à la manière d'un souverain absolu.
Les courants absolutistes sont donc à l'origine de
l'idée selon laquelle l'Etat est tout-puissant, libre de fixer, par sa
volonté propre, les limites de ses compétences. Les
théories absolutistes, inspirées par la volonté politique
de construire ou de défendre l'unité de l'Etat, ont donc abouti
au résultat suivant: le champ d'intervention étatique a
été étendu, la puissance de l'Etat a tendu à
devenir absolu, et souveraineté et toute-puissance sont devenues des
termes synonymes.
Or, si l'on suit le raisonnement du maître de Heidelberg,
cette conception est erronée et ne résulte que des ambitions
politiques des souverains et des théoriciens. Ce ne sont pas les
94 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 495
95 Gérard Mairet, Le principe de
souveraineté, Folio/Essais, 1997, 52
96 Raymond Carré de Malberg, Contribution
à la Théorie générale de l'Etat
[1èreédition 1920], Dalloz, 2004, 151
97 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Ass sas, 2004, I, 496
concepts absolutistes qui se sont « calqués»
sur le réel, mais le réel qui a dû « se calquer»
sur les théories absolutistes. L'imaginaire collectif s'est
retrouvé, consciemment ou inconsciemment, influencé par ces
théories.
l'énonce Paul Amseleck 98
Comme , «c'est bien à tort que l'on tend
traditionnellement à
inclure dans le concept de droit les objectifs ou
finalités externes que l'idéologique politique du passé
impartissait aux autorités publiques [É] il s'agissait là
d'une donnée factice, accidentelle, de l'expérience juridique,
qu'il est d'autant plus erroné de rattacher à l'essence
même de la chose Droit ».
Les objectifs que les théoriciens ont assignés
au droit et au concept de souveraineté n'étaient fondés
que sur des motifs contingents, politiques : asseoir l'autorité des
princes, servir les ambitions politiques du roi. Car, comme l'exprime
très bien Michel Foucault, «il n'y a pas d'exercice du pouvoir sans
une certaine économie des discours de vérité fonctionnant
dans, à partir de et à travers ce pouvoir [É] C'est le
discours vrai qui, pour une part au moins, décide ; il véhicule,
il propulse lui-même des effets de pouvoir »99.
§2. L'Etat, une personne juridique dont la
souveraineté n'est qu'un « attribut »
Pour Jellinek, comme nous avons eu l'occasion de le voir
précédemment, la souveraineté n'est pas une
caractéristique inhérente à la seule organisation
étatique.
La souveraineté n'est une caractéristique de
l'Etat que selon un certain type idéal de l'Etat, type qui a beaucoup
influencé les théories modernes. Or, si l'on s'éloigne du
type idéal de l'Etat, qui relève du domaine spéculatif de
la métaphysique, la réalité historique prouve à
elle seule que certains Etats non souverains ont déjà
existé. Fidèle à sa théorie des types, Jellinek
oppose à ces «types-idéaux» ce qu'il appelle les
«types-empiriques », qui, quant à eux, tiennent compte du
réel et ne procèdent pas d'une acception métaphysique.
Ainsi, l'Etat non souverain est une hypothèse qui a déjà
existé dans l'histoire (A).
98 Paul Amselek, L'interpellation actuelle de la
réflexion philosophique par le droit, Droits, 1986, 123-135
99 Michel Foucault, « Il faut défendre
la société », Cours au Collège de France. 1976 ,
Seuil/Gallimard, Collection Hautes Etudes, 1997, 22
De plus, afin de démontrer que la souveraineté
n'est pas consubstantielle à l'E tat, Jellinek dissocie les concepts de
puissance étatique et de souveraineté. La souveraineté
n'est qu'un attribut de la puissance étatique, que l'Etat peut avoir ou
non. Ainsi, la souveraineté est reléguée à une
possibilité mais non à une obligation: un Etat peut ne pas
être souverain tout en conservant sa nature d'Etat. La
souveraineté n'est qu'un attribut étatique, attribut dont l'Etat
personne juridique peut donc ne pas disposer. De plus, en définissant
l'Etat comme une personne juridique, Jellinek insiste sur le fait que le
monarque n'est qu'un organe étatique comme un autre, mais ne se confond
pas avec l'Etat. La souveraineté n'est pas personnelle
et
n'est pas une caractéristique inhérente à la
nature même de l'Etat (B).
A. La souveraineté, une caractéristique non
inhérente à l'Etat
«La conviction que la souveraineté n'est pas une
catégorie absolue, mais une catégorie historique, est un
résultat de la plus haute importance: il permet de décider si la
souveraineté
100
est ou n'est pas une marque essentiell e de l'Etat .
D'après cette formule, il est aisé de comprendre
que Georg Jellinek, en dressant un historique de la notion de
souveraineté, veut souligner que ce concept n'est pas l'apanage de
l'Etat. Selon lui, admettre que ce concept n'est intervenu qu'à partir
d'une certaine période de l'histoire, pour des raisons éminemment
politiques, démontre que la souveraineté n'est pas
consubstantielle à l'Etat: d'autres collectivités, bien que non
organisées selon le modèle étatique, peuvent être
considérées comm e souveraines.
Parmi les grandes nouveautés apportées par Jellinek
dans son travail sur la méthode de conceptualisation juridique, il faut
mentionner la théorie des types.
A la base de tout son travail juridique, Jellinek a dans
l'optique de construire une «science individualisante », une science
qui part de l'individu. Cependant, une science de cette nature ne «saurait
se passer d'une saisie conceptuelle de ses objets ». Cette saisie suppose
donc des «concepts spécifiques que Jellinek appelle types »,
qui sont des concepts propres aux sciences de l'esprit (comme les sciences
juridiques). Jellinek critique les «types idéaux », qui
relèvent simplement du domaine spéculatif: ils ne «renvoient
pas à un être mais à un devoir - être » et ne
constituent qu'un «critère d'évaluation du donné et
non pas un mode de sa
100 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 126
représentation »101. Ces types ne sont
pas fondés sur une base empirique : ils ne sont qu'un idéal vers
lequel le réel doit tendre, une représentation mythifiée
qui n'est que spéculation. Dans sa volonté de bâtir une
véritable science, Jellinek, en déconstruisant les concepts,
s'oppose naturellement à tous ces «types idéaux ». Au
contraire, Jellinek milite pour la construction de « types
empiriques»: ceux-ci sont « dégagés par
l'expérience », ne « comportent pas une prétention
à la validité universelle inconditionnée, car il faut
laisser l'espace de la variation individuelle »102.
Or, lorsqu'il traite de la question de la souveraineté,
Jellinek précise que « dans la doctrine du droit naturel, le
pouvoir de l'Etat-type est caractérisé essentiellement par la
souveraineté. Ce type d'Etat est encore aujourd'hui
considéré par beaucoup comme le seul qui appartienne au droit
». Et, un peu plus loin, Jellinek ajoute que nombreux sont ceux qui «
ont renoncé ainsi à comprendre la nature propre des types les
plus importants des unions d'Etats de nos jours ». Jellinek est
sévère avec les théoriciens qui se sont ainsi
éloignés de la réalité concrète des choses:
« en niant la possibilité des Etats non souverains, ils ont abouti
à des conséquences qui figurent parmi les plus lamentables de
cette conception abstraite de la science juridique qui, uniquement
préoccupée d'idées pures, dédaigne
complètement les enseignements de la vie réelle
»103 . Jellinek confirme ici son mépris des doctrines
fondées sur des types idéaux, c'est-à-dire des concepts
juridiques qui s'éloignent de la réalité concrète
et qui ne relèvent que de la spéculation métaphysique. En
liant automatiquement les notions d'Etat et de souveraineté, les
théoriciens classiques se sont empêchés de voir le
réel pour se réfugier dans des abstractions, dans des
modèles qui s'en éloignent.
L'erreur qui a été commise est donc d'avoir
fondé chaque raisonnement juridique sur des concepts idéaux,
éloignés du monde empirique et historique: « cette question
[de l'automaticité prétendue du lien entre Etat et
souveraineté] reçoit une solution définitive si l'on admet
que la souveraineté n'est pas une catégorie absolue, mais une
catégorie historique »104 . Ainsi, en partant de la
réalité concrète des différents Etats, Jellinek
aboutit au résultat suivant: la souveraineté n'est pas une notion
consubstantielle à l'Etat.
101 Olivier Jouanjan, Une histoire de la pensée
juridique en Allemagne (1800-19 18), PUF, Collection Léviathan,
2005, 302
102 Ibid., 304
103 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 143-144
104Ibid., 2004, II, 143-144
De cette façon, Jellinek s'éloigne
catégoriquement des théoriciens classiques de la
souveraineté. Il prend le contre-pied des théories de Loyseau qui
estimait, comme nous l'avons déjà dit, que la
«souveraineté» est « l'être de l'Etat »,
l'âme de l'Etat, ce qui lui donne son contenu. On peut également
citer Olivier Beaud qui a écrit que « rien ne permet d'invalider
l'opinion laquelle n'y a pas sans ».105
classique selon il d'Etats souveraineté Il faut
bien garder à l'esprit que la pensée dominante a
constamment associé la souveraineté à l'Etat. De ce fait,
en admettant que la souveraineté n'est qu'un concept issu de
circonstances historiques, qu'elle n'est donc pas consubstantielle à la
formation même de l'Etat, Jellinek parvient à envisager
l'hypothèse d'un Etat non souverain. Il donne des exemples précis
pour justifier son point de vue: « ce caractère [de
souveraineté] a autrefois manqué à des Etats
considérés aujourd'hui comme ayant de tous temps
été souverains. A l'époque où l'Eglise intronisant
les rois [É] proclamait la trêve de Dieu [É] avait ses
tribunaux pour assurer l'exercice de ses droits [É] L'Eglise
était un pouvoir supérieur à l'Etat [É] L'Etat du
Moyen-Âge n'était pas encore souverain. Mais c'était
déjà l'Etat »106 . Ainsi, Jellinek, à
l'encontre des théories classiques qui font de la souveraineté
l'élément caractéristique définissant l'Etat,
défend l'idée selon laquelle l'Etat peut exister sans être
souverain. Il dissocie l'Etat à la souveraineté, qui n'est qu'une
caractéristique de celui-ci.
Le Maître de Heidelberg va encore plus loin, affirmant
qu'on « ne saurait arriver à comprendre la situation pol itique du
Moyen -Âge, au moyen de l'idée de la souveraineté ».
Par exemple, « les villes de la Hanse, prises toutes ensemble ou chacune
en particulier, ne sont pas souveraines; au point de vue moderne, elles
paraissent cependant, bien plus que l'Empire qui les embrasse, s'acquitter des
fonctions d'une communauté politique »107 . Bien que
n'étant pas des Etats, la réalité politique montre que ces
villes, par leur importance, par leur autonomie, par leur possibilité
d'exister indépendamment de l'Empire qui leur est supérieur,
peuvent être considérées comme souveraines. En
conséquence, Jellinek insiste sur le fait que « le concept de
souveraineté ne nous mettrait d'ailleurs pas mieux à même
de comprendre le monde politique du temps de Bodin et de ses successeurs. Bodin
lui-même se voit obligé
105 Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland
et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique,
Lamy/PUF, Collection Quadrige/Dicos Poche 2003
106 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 144
107 Ibid., II, 145
d'admettre des modifications diverses de la
souveraineté »108 . Associer l'Etat au concept de
souveraineté, comme si chacun des deux concepts n'était que le
prolongement de l'autre, est une erreur. La souveraineté, telle qu'elle
a été développée par les auteurs classiques, ne
peut pas nous permettre d'envisager toutes les situations politiques.
De même, selon Georg Jellinek, s'extirpant des pures
théories de l'Etat propres aux auteurs que nous venons d'étudier,
« la littérature du droit international ne peut pas, avec ce
concept de souveraineté, embrasser l'ensemble des sujets de droit
international et se voit mise par là dans la nécessité de
former une catégorie particulière d'Etats sans
souveraineté »109 . Cela signifie que le concept de
souveraineté a provoqué des erreurs, non pas tant dans la simple
théorie de l'Etat, mais dans le système juridique en
général, y compris dans ses ramifications internationales.
Le concept de souveraineté ne permet donc pas
d'appréhender la réalité concrète, de comprendre la
situation dans laquelle les Etats se trouvent. En conséquence, Jellinek
relativise le concept de souveraineté: la souveraineté ne
constitue pas un instrument de mesure parfait permettant de savoir quelles sont
les communautés politiques qui peuvent être
considérées comme des Etats et celles qui ne peuvent
l'être. La souveraineté peut être un attribut de
communautés non étatiques comme elle peut être la
caractéristique d'un Etat. La souveraineté est un simple
«attribut du pouvoir étatique »110, mais ne doit
pas être confondue avec la puissance étatique, qui seule
caractérise véritablement l'Etat.
Par la suite, nous nous attarderons d'ailleurs sur la
dissociation que Jellinek effectue entre puissance étatique et
souveraineté. La distinction qu'il opère entre ces deux notions
lui permet de montrer les lacunes du concept de souveraineté, qui ne
permet pas d'appréhender la réalité politique
concrète des Etats. Chaque Etat, par sa nature, est titulaire de la
puissance de commandement. En revanche, la souveraineté n'est pas une
condition nécessaire à la formation d'un Etat.
En revanche, bien que l'Etat ne soit, par nature, pas
nécessairement souverain, Jellinek concède le fait que «
l'Etat a toujours une tendance à absorber tous les moyens d'action
des
108 Ibid., II, 145
109 Ibid., II146 110Ibid., 157
associations qui lui sont soumises ; le développement
ainsi commencé aboutit à faire de l'Etat le seul possesseur de la
puissance souveraine [É] Ainsi l'Etat finit par acquérir le droit
de régler tout droit en vigueur entre ses frontières, de telle
sorte que, dans l'Etat moderne, tout le droit se divise en droit établi
par l'Etat et en droit admis par l'Etat »111.
Si l'Etat tend à s'approprier la souveraineté,
cela ne signifie pas, bien au contraire, qu'elle la détienne par nature.
L'Etat n'est pas le seul à produire du droit: le droit «le plus
ancien des peuples occidentaux s'est développé dans la famille
[É] la religion »1 12 . Mais, ce que veut dire Jellinek,
c'est que l'Etat a en lui une réelle tendance à « absorber,
au fur et à mesure, tous les moyens d'action de ces associations ».
De ce fait, l'Etat, à l'origine, au moment de sa formation, n'est pas le
seul à détenir la puissance souveraine. Ce n'est qu'au fil du
temps que l'Etat va devenir l'unique détenteur de la
souveraineté, au bout d'un certain développement historique, et
non de par sa nature même. La souveraineté n'est pas une
caractéristique inhérente à l'Etat.
Comme le fait remarquer Helmut Quaritsch, «afin de
s'adapter à cette situation particulière de l'Etat
fédéral [depuis 1866, par la Confédération de
l'Allemagne du Nord, élargie en 1871 aux Etats d'Allemagne du sud
pour devenir le Reich allemand, l'Allemagne est un Etat
ème
fédéral ], la théorie de l'Etat dominante
de la fin du 19siècle développa la thèse selon laquelle la
souveraineté serait une propriété non nécessaire de
la puissance étatique» . Ainsi « les Länder [bien que ne
disposant pas de la souveraineté, qui revenait au seul échelon
fédéral] pouvaient être qualifiés d'Etats
jusqu'à ce jour »1 13 . Ainsi, la seule puissance
étatique fonde l'existence de l'Etat.
B. La distinction entre puissance étatique et
souveraineté et la théorie des Etats non souverains
Pour justifier sa théorie visant à limiter la
souveraineté Ð théorie que nous étudierons dans la
deuxième partie Ð, Jellinek désire montrer que celle-ci n'est
pas nécessairement l'apanage de l'Etat, et que l'Etat peut exister sans
pour autant être souverain.
111 Ibid., I, 548
112 Ibid., I, 547
113 Helmut Quaritsch, La souveraineté de l'Etat dans
la jurisprudence constitutionnelle allemande, Cahiers du Conseil
constitutionnel n°9
Comme le formule Eric Maulin, Georg Jellinek, tout comme Paul
Laband et Raymond Carré de Malberg, a «voulu distinguer entre la
puissance étatique et la souveraineté. La première seule
caractérise l'Etat tandis que la seconde n'est que la qualité que
revêt la puissance de l'Etat lorsqu'il est pleinement indépendant
[É] L'Etat fédéré reste un Etat dans le sens
juridique de ce mot [bien qu'il soit intégré dans un Etat
fédéral ] car son organisation constitutionnelle ne
procède pas de la constitution fédérale mais de
son propre pouvoir constituant »1 14 . Ainsi, en dissociant
puissance étatique et souveraineté, Georg Jellinek parvient
à démontrer que la souveraineté n'est pas une marque
consubstantielle à l'Etat; seule la puissance étatique l'est.
Comme Georg Jellinek l'énonce dans L 'Etat moderne
et son droit, «la caractéristique essentielle de l'Etat est
l'existence d'un pouvoir étatique. Mais le pouvoir étatique est
un pouvoir de commander qui n'est pas dérivé d'une autre
autorité; c'est le pouvoir de commander à raison de son propre
pouvoir et, par suite, d'après son droit propre ». Et Jellinek
ajoute que « le contenu de ce pouvoir de commandement est tout à
fait indifférent pour ce qui est de son existence »115 .
Ce qui caractérise essentiellement l'Etat n'est donc pas la
souveraineté à proprement parler, mais l'existence de cette
puissance étatique, de cette puissance de commandement. En
conséquence, un Etat peut ne pas être souverain, tout en disposant
de cette puissance de commandement. Or, le fait de disposer de cette puissance
de commandement suffit pour qu'un groupement puisse être qualifié
d'Etat.
«Toutes les fois qu'une communauté peut exercer sa
domination, conformément à un ordre qui lui est propre en vertu
d'un pouvoir originaire et par des moyens de contrainte originaires aussi,
cette communauté est un Etat »1 16 . L'Etat est donc,
dans l'acception jellinékienne, une communauté qui se distingue
par l'existence de cette puissance étatique, qui seule confère
à ladite communauté le statut d'Etat.
Et «comme le fait remarquer Jellinek, la puissance d'Etat
peut être complète et entière, quoique l'activité
de l'Etat à qui elle appartient ne s'exerce que dans une sphère
restreinte
114 Eric Maulin, Souveraineté, dans Denis Alland
et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique,
PUF, 2003
115 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 147-148
116 Ibid., I, 148
[...] L'Etat possède une puissance complète
dès qu'il détient intégralement les diverses fonctions du
pouvoir, de façon à pouvoir exercer par lui -même une
domination parfaite [...]Il y a plénitude de puissance étatique
par cela seul que l'Etat a, pour les objets rentrant de sa compétence,
pouvoir législatif, pouvoir gouvernemental et
administratif»117. Ainsi, la collectivité est Etat si
elle a une puissance de domination intégrale, et non partielle: la
puissance d'Etat, comme l'exprime parfaitement Carré de Malberg, est
indivisible.
Dans l'optique du Maître de Heidelberg, la
caractéristique d'un Etat n'est donc pas la souveraineté, mais
bien la puissance étatique. Pour qu'une collectivité puisse
être un Etat, il faut qu'elle soit titulaire de cette puissance. Si, dans
l'Etat fédéral, l'Etat particulier n'est «point souverain,
du moins il est investi d'une puissance étatique intégrale
». Il possède, «pour l'exercice de sa compétence, tous
les attributs de la puissance étatique et aussi tous les organes [...]
nécessaires pour l'exercice de cette puissance »1
18.
Ainsi, «même lorsque des Etats étrangers ont
concouru à l'élaboration de la constitution d'une
collectivité, cette collectivité demeure un Etat, pourvu que la
constitution puisse être considérée pro futuro
exclusivement comme un acte originaire de sa volonté ». Et
c'est précisément quand « au contraire, un groupe, pourvu
d'un pouvoir de domination, a reçu son organisation d'un Etat
supérieur à lui et à titre de loi de cet Etat, ce groupe
n'est pas un Etat »1 19 . Le facteur qui élève le
groupement au rang d'Etat est cette capacité à se donner son
organisation, sa constitution, par sa propre volonté, et non en vertu
d'une volonté supérieure qui a voul u pour elle. Son
organisation, sa constitution, doit émaner de sa volonté. Ainsi,
comme le montre le juriste de Heidelberg, l'Alsace-Lorraine n'est alors pas un
Etat, car sa constitution « repose sur les lois de l'Empire allemand
»120.
Poursuivant sa démonstration, Jellinek relève
que pour qu'un groupe ait le caractère d'Etat, il faut que
«l'organe le plus élevé, celui qui assure la
perpétuité du groupe, soit indépendant [...] cet organe ne
doit pas juridiquement coïncider avec l'organe d'un autre Etat
»121 . Si le groupement doit vouloir pour lui seul, doit
pouvoir se donner seul une constitution, par sa propre volonté, il faut
donc également, dans la pratique, une fois que l'Etat est
institué, que
117Raymond Carré de Malberg, Contribution
à la Théorie générale de l'Etat, Dalloz, 2004,
142
118 Ibid., 142
119 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, I, 149-150
120 Ibid., I, 150
121 Ibid., I, 151
son organe le plus élevé coïncide pas,
juridiquement, avec l'organe d'un Etat étranger. Naturellement, dans ce
cas, la puissance étatique ne serait pas celle de l'Etat à
proprement parler, mais proviendrait de cette autre Etat. Et, de ce fait,
« l'identité de l'organe emportant l'identité de l'Etat
»122 , le groupement ne pourrait être
considéré comme un Etat. Il ne serait que la «chose» de
l'autre Etat, qui lui est supérieur, qui peut vouloir pour lui. Dans
cas, le groupement auquel on est confronté, par sa nature même, ne
peut être qualifié d'Etat.
On voit nettement que l'élément décisif,
dans la théorie de Jellinek, pour qu'un groupement puisse être
qualifié d'Etat est donc le fait de disposer librement de la puissance
de commandement: «il faut se prononcer contre le caractère
étatique du groupe, si la communauté n'est pas à
même de montrer un organe supérieur, indépendant, capable
d'agir dans sa pleine indépendance »123 . La
caractéristique d'un Etat tient donc particulièrement dans sa
capacité à se doter d'un «organe supérieur »,
capable de vouloir librement, non pas en fonction d'une norme ou d'un Etat
supérieur.
La conséquence en est la suivante : pour Georg
Jellinek, si la puissance étatique est la caractéristique
principale d'une organisation étatique, la souveraineté n'en est
qu'un attribut. L'Etat est souverain lorsqu'il est pleinement
indépendant, mais l'Etat peut être Etat tout en ne l'étant
pas totalement. De cette manière, au sein de l'Etat
fédéral, l'Etat fédéré reste un Etat au sens
propre du mot: bien qu'il perde sa souveraineté, n'étant pas dans
une situation de totale indépendance, il n'en reste pas moins un Etat,
dans la mesure où il reste intégralement titulaire de la
puissance étatique.
De tous ces éléments découle un
«autre critère » pour « distinguer l'Etat non-souverain
de la communauté non-étatique ; l'Etat non-souverain, dès
que l'Etat qui le domine disparaît, prend aussitôt le
caractère d'un Etat souverain »124 . Cela signifie
nettement que la souveraineté n'est qu'une caractéristique, parmi
d'autres, que l'Etat peut ou ne pas avoir pour être Etat. Dès que
la domination supérieure domine, laquelle limite l'indépendance
de cet Etat, celui-ci devient souverain par la seule force des choses. Il
possédait déjà, auparavant, la puissance étatique,
en tant qu'Etat. De ce fait, la fin de la domination suffit à lui faire
recouvrer la souveraineté de façon quasi automatique.
122 Ibid., I, 151
123 Ibid., I, 151
124 Ibid., I, 154
Après cette distinction entre puissance étatique
et souveraineté, Jellinek formule une définition nette qui permet
de classifier quels sont les Etats souverains par rapport à ceux qui ne
le sont pas, de façon claire et systématisée : «La
distinction entre les Etats souverains et les Etats non-souverains est
maintenant facile à établir. La souveraineté est la
capacité de se déterminer seul soi-même au point de vue
juridique [É] L'Etat souverain seul peut, dans les limites qu'il a
lui-même établies ou reconnues, régler en toute
liberté le contenu de sa compétence. Au contraire, l'Etat non
-souverain, tout en se déterminant lui aussi librement, ne peut le faire
que dans les limites de son pouvoir étatique »125 .
Ainsi, dans l'acception jellinékienne, comme le dit clairement Helmut
Quaritsch, « la souveraineté n'est pas la somme de toutes
étatiques particulières réelles et possibles, elle serait
par contre «compétence de la compétence »,
l'habilitation de disposer de toutes les compétences étatiques,
mais aussi de créer des compétences nouvelles
»126 . On voit
bien qu'un Etat peut agir par le biais de sa puissance
étatique, sans être souverain, car il a la capacité de se
déterminer librement, même si le cadre dans lequel son action
s'inscrit est limité. Le fait qu'il n'ait pas la «compétence
de la compétence» ne signifie pas qu'il n'a pas de puissance
étatique, mais simplement qu'il n'est pas souverain, car il ne peut pas
se créer à lui -même librement, indéfiniment de
nouvelles compétences.
Or, comme le dit expressément Carré de Malberg,
«non seulement l'Etat fédéral possède la
«compétence de la compétence », selon l'expression des
auteurs allemands, ce qui signifie qu'il a le pouvoir d'étendre sa
compétence de sa propre volonté et par ses propres organes. Mais
encore il a le pouvoir de l'étendre indéfiniment, et en cela sa
puissance d'Etat s'affirme comme une puissance de l'espèce la plus
haute, c'est-à-dire comme une puissance souveraine
»127.
Jellinek définit clairement ce qu'il entend par
puissance étatique, et, par là même, par Etat : «se
déterminer ou s'obliger par sa propre volonté, voilà le
signe distinctif de toute puissance de commandement indépendante
»128 . Pour qu'un groupement puisse fonder un Etat, il faut
donc qu'il puisse être titulaire de la puissance étatique,
c'est-à-dire de la puissance de commandement, qui est la «
capacité de se déterminer ou de s'obliger par sa propre
volonté ».
125 Ibid., I, 155
126 Helmut Quaritsch, La souveraineté de l 'Etat dans
la jurisprudence constitutionnelle allemande, Cahiers du Conseil
constitutionnel, n°9
127Raymond Carré de Malberg, Contribution
à la Théorie générale de l'Etat, Dalloz, 2004,
125 128 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, II, 155
Après avoir déconstruit le concept de
souveraineté selon les acceptions classiques, après avoir
montré de quelle façon la souveraineté, dans la
perspective absolutiste, avait été développée dans
un but exclusivement politique, au détriment de toute base empirique,
Jellinek construit son propre modèle de souveraineté.
A cette fin, comme nous allons le voir, il recourt à la
théorie de l'auto-limitation, selon laquelle l'Etat ne peut agir qu'au
moyen des normes juridiques qu'il a lui-même édictées. De
cette manière, la souveraineté se trouve liée par le droit
et ne peut plus coïncider avec l'idée de toute -puissance.
Chapitre 2. La souveraineté révisée
à l'aune du concept d'autolimitation
Georg Jellinek, à l'aide du concept d'auto-limitation,
développe sa conception de la souveraineté en prenant ses
distances à l'égard des théories élaborées
par Machiavel, Bodin, Hobbes ou Rousseau, pour ne citer que les auteurs
principaux.
Révisant la souveraineté au moyen de
l'auto-limitation, le maître de Hiedelberg construit un modèle
dans lequel l'Etat souverain est limité par le droit, dans la mesure
où il ne peut agir qu'au moyen du droit. En découle l'idée
selon laquelle l'Etat n'est pas au-dessus du droit et ne peut
délibérément assujettir les individus qui se situent dans
son domaine d'action.
De cette manière, en défendant l'idée
d'auto-limitation, Jellinek vise à protéger les individus du
pouvoir de commandement étatique. Si l'Etat est titulaire de la
«Herrschaft », c'est-à-dire du pouvoir de commandement,
caractéristique inhérente à la nature même de
l'Etat, cela ne signifie pas pour autant qu'il soit titulaire d'un titre de
souveraineté. De plus, et c'est l'élément sur lequel nous
allons désormais nous attarder, si la souveraineté ne
relève pas naturellement du système étatique, elle ne
permet pas non plus à l'Etat de jouir d'un pouvoir tout-puissant.
Jellinek, dans sa construction de la souveraineté, limite
l'étendue et la force de cette souveraineté par le biais de
l'auto-limitation. Ceci permet aux individus d'occuper une place au sein du
système juridique et d'être véritablement
protégés face à la puissance de l'Etat (Section I).
De plus, la théorie de la souveraineté, dans
l'acception jellinékienne, engendre plusieurs conséquences.
D'une part, en reconnaissant que l'Etat est limité par
le droit qu' il produit, Jellinek place les organes étatiques dans la
même situation que les individus : ils sont tous deux liés par le
droit. De cette façon, l'Etat, dont la volonté transite
nécessairement par les canaux que constituent les organes
étatiques, ne peut se soustraire à l'emprise des normes dont il
est pourtant l'instigateur.
D'autre part, Georg Jellinek, en plaçant l'individu au
coeur de son système juridique, développe la doctrine des droits
publics subjectifs, laquelle rend les individus titulaires de droits à
l'encontre de l'Etat.
Enfin, le modèle jellinékien de la
souveraineté, construit autour du concept d'auto-limitation, engendre
des conséquences intéressant la notion de Rechsstaat,
c'est-à-dire d'Etat de droit. En effet, les théories
jellinekiennes renforcent le droit des individus et lient directement l'Etat au
droit, ce qui était très précisément l'objectif des
théoriciens de l'Etat de droit.
En revanche, certaines critiques vis-à-vis de la
théorie de l'auto-limitation vont voir le jour, après la mort du
théoricien, que ce soit en France par le biais de Léon Duguit, ou
en Allemagne par le truchement des théoriciens de Weimar, Hermann Heller
et Carl Schmitt en tête. Hans Kelsen lui-même a critiqué les
positions de Georg Jellinek, bien qu'il existe un lien direct entre les
théories du maître de Heidelberg et celles du fondateur du
positivisme juridique (Section II).
Section 1. Le concept d'auto-limitation : l'Etat, un
souverain lié par le droit
§1. L'auto-limitation, un concept dont Jellinek n'est
pas l'inventeur mais qui lui permet de limiter le pouvoir de l'Etat et de lier
le souverain au droit
Le concept d'auto -limitation est largement associé
à la figure du «plus grand juriste allemand du début du
siècle », pour reprendre les termes de Léon Duguit, Georg
Jellinek. Cependant, Georg Jellinek n'est pas le premier à utiliser ce
concept d'auto-limitation; celui-ci est issu des travaux de Rudolf Jhering, du
1 9 ème
éminent juriste allemand siècle. Cependant, si
Jhering est
l'initiateur de l'idée selon laquelle l'Etat doit
respecter le droit, il ne la systématisera pas sur le plan juridique.
Selon l'acception jheringienne de l'auto-limitation, l'Etat ne doit respecter
le droit que parce qu'il y va de son intérêt: respecter le droit
vaut mieux pour lui de que de s'en affranchir. Il n'existe pas de
mécanismes juridiques qui obligent l'Etat à agir dans les limites
fixées par le droit : l'intérêt de l'Etat suffit à
fonder l'auto-limitation (A).
Jellinek reprend la théorie jheringienne mais la
développe sur le plan juridique. En effet, l'auto-limitation, dans la
théorie jellinekienne, ne se résume pas à cette
idée d'intérêt. Georg
Jellinek développe la théorie selon laquelle
l'Etat, en tant que personne juridique, se distingue des organes qui le
composent. De ce fait, les organes étatiques doivent respecter le droit
édicté par l'Etat, au même titre que les individus. Or, les
organes étatiques sont les «vaisseaux », les
«canaux» par lesquels la volonté étatique est mise en
mouvement. Or, si ces organes ne peuvent agir qu'au moyen du droit, cela
signifie que l'Etat ne peut s'en écarter: en produisant du droit, l'Etat
est obligé de le respecter (B).
A. L'auto-limitation, un concept esquissé par
Jehring et développé par Jellinek: le droit, un système de
relations entre personnes juridiques
Comme nous l'avons déjà brièvement
annoncé, Georg Jellinek reprend à son compte la théorie de
l'auto-limitation, esquissée par le juriste Rudolf Jhering, afin de
construire sa théorie. Or, en développant juridiquement le
concept d'auto-limitation, le maître de Heidelberg s'inscrit
volontairement en contradiction avec les théories absolutistes,
notamment la doctrine de Thomas Hobbes.
Selon Hobbes, le souverain, car il n'est pas soumis à
sa propre volonté, « ne peut donc s'obliger à soi-même
ni à aucun particulier »129 . En prenant à contre
-pied les doctrines absolutistes classiques, Jellinek tente de construire un
modèle dans lequel le souverain est lui- même obligé par
les normes qu'il impose aux individus placés sous son pouvoir de
commandement.
Dans la mise en place de son système, Jellinek est
influencé par les idées de Jehring, qui «caractérise
certes le droit par la force », mais qui n'en fait «pas le but mais
le moyen du droit ». « C'est dans l'affirmation d'une force
subordonnée à la finalité sociale du droit et devenue
force juste que s'inscrit, dans la théorie jheringienne de l'Etat, le
principe de limitation de l'Etat par le droit [É] car l'ordre n'est
véritablement garanti que là où l'Etat respecte celui
qu'il a lui-même établi »130.
129 Thomas Hobbes, Du citoyen, Principes fondamentaux de la
philosophie de l'Etat, dans Gérard Mairet, Le principe de
souveraineté, Folio/Essais, 1997, 52
130 Jacky Hummel, Le constitutionnallisme allemand
(1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée,
PUF, Collection Léviathan, 2002, 309-310
Selon Jhering, l'Etat doit respecter le droit dans la mesure
où son intérêt lui intime de le faire. Si l'Etat
décidait de s'affranchir des règles de droit qu'il a
lui-même prescrites, il risquerait de créer le désordre
social. Pour cette raison, Jhering affirme que « le droit» n'est rien
d'autre que « la politique bien entendue de la force, non pas la politique
du moment, la politique de la passion et de l'intérêt passager,
mais la politique aux vues larges et lointaines, la politique de l'avenir et de
la fin »131. L'auto-limitation se justifie par
l'intérêt égoïste de l'Etat: ne pas respecter le droit
engendrerait des conséquences bien plus néfastes pour lui que le
seul fait de devoir respecter les normes.
Georg Jellinek, dans son raisonnement, part du postulat
suivant: «tout droit n'est tel que parce qu'il lie non seulement les
sujets mais le pouvoir politique lui-même »132. Et il
poursuit, dans l 'Etat moderne et son droit, en citant directement
l'initiateur de la doctrine de l'autolimitation, c'est-à-dire Jhering
lui-même: «Le droit, dans le sens plein du mot, est donc la force de
la loi, liant bilatéralement; c'est la subordination propre du pouvoir
politique aux lois qu'il promulgue lui-même »133 . Selon
Jellinek, «quand l'Etat édicte une loi, cette loi ne lie pas
seulement les individus, mais elle oblige l'activité propre de l'Etat
à l'observation juridique de ses règles. »134 .
Or, il faut rappeler la vision du droit que possède Jellinek. Selon le
maître de Heidelberg, tout droit es t un système de relations
entre deux personnes : il ne peut être envisagé que de cette
façon. De ce fait, l'Etat ne peut s'extirper de ce système de
relations sans nier sa qualité d'Etat. L'Etat est une personne juridique
; or, toute personne doit être envisagée comme relation, non comme
substance ou comme essence.
Or, comme le souligne Jean-Pierre Machelon, «le concept
d'Etat [dans l'optique jellinékienne] est inséparable de celui
d'organisation juridique. En reconnaissant les gouvernés comme sujets de
droit, l'Etat cesse d'être une simple force exprimant un rapport de
domination. Il se constitue en personne juridique et devient un pouvoir de
droit; il crée un ordre juridique qu'il s'oblige unilatéralement
à préserver, faute de quoi il renoncerait à son existence
même »135 . Le fait même d'être une personne
juridique entraîne l'obligation, pour
131 Rudolf Jhering, L'évolution du droit, dans
Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation, RDP 1911,
161-190
132 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, 130
133 Rudolf Jhering, Zweck im Recht, dans Georg Jellinek,
L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-Assas, 2004, II, 130-13
1
134 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II131
135 Jean-Pierre Machelon, Souveraineté et Etat de
droit, dans Dominique Maillard Desgrées du Loû (dir.),
Les évolutions de la souveraineté, Montchrestien,
Collection Grands Colloques, 167
celle-ci, de respecter le droit et de respecter les autres
personnes juridiques. L'Etat est lui- même une personne juridique et
s'inscrit nécessairement dans une relation juridique vis-à-vis
des personnes placées sous son gouvernement. Ainsi, à partir du
moment où l'Etat est perçu comme une «simple» personne
juridique, il devient impossible pour lui de s'extraire du système
juridique qu'il a instauré.
Dans l 'Etat moderne et son droit, lorsque Jellinek
traite de la question de la souveraineté, il exprime très
clairement l'idée selon laquelle l'Etat, en usant du droit, en fixant un
ordre juridique, se trouve aussi lié par cet ordre, autant que les
individus placés sous son pouvoir de commandement. De plus, en citant
nommément Rudolf Jhering, le Professeur de Heidelberg reconnaît sa
dette vis-à-vis du théoricien allemand, «un des esprits
à la fois les plus vigoureux et les plus souples et un des juristes les
plus pénétrants de l'Allemagne dans la seconde moitié du 1
9ème siècle »136 , selon Léon
Duguit.
B. Le développement juridique du concept
d'auto-limitation par Georg Jeiinek
Georg Jellinek, en reprenant le concept d'auto-limitation «
inventé » par Jhering, le développe de façon plus
juridique.
Selon le maître de Heidelberg, le concept
d'auto-limitation est justifié par le fait que l'Etat, en tant que
personne juridique, est distinct des organes qui le constituent. De cette
manière, Jellinek parvient à rendre crédible le concept
d'auto-limitation: les organes étatiques, à l'image de chaque
personne juridique, se doit respecter les normes étatiques. De cette
manière, l'Etat s'auto-limite en s'obligeant à respecter les
normes qu'il édicte (1).
Jellinek justifie son système en s'appuyant sur sa
conception du droit: le droit est un mécanisme de garantie, et pas
seulement un mécanisme de contrainte. L'Etat doit respecter le droit car
certaines garanties, non expressément juridiques, l'incitent à le
respecter. D'une certaine manière, cet argument se rapproche de celui de
Jhering, pour qui l'Etat devait respecter l'auto-limitation par simple
intérêt égoïste. Selon Jellinek, les prescriptions
juridiques précises ne sont donc pas les seuls instruments obligeant
l'Etat à respecter le droit. D'autres éléments non
juridiques l'y poussent tout autant (2).
136Léon Duguit, La doctrine allemande de
l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190
1. La conception de l'auto-limitation selon
Jellinek
Par quel biais Jellinek parvient-il à mettre en
pratique ce concept d'auto-limitation? Par quel truchement peut-il justifier le
fait que l'Etat, qui institue l'ordre juridique, puisse s'autolimiter, se
contraignant lui-même à respecter un ordre juridique qu'il a
pourtant librement créé ? Comment concilier la suprématie
du droit et l'idée de souveraineté?
Le Professeur de Heidelberg énonce de la manière
suivante la solution qu'il donne à ce problème: «L'Etat, par
la loi, ordonne aussi aux personnes, qui lui servent d'organes, de diriger leur
volonté d'organe dans un sens conforme à la loi. Mais comme la
volonté de l'organe est la volonté de l'Etat, l'Etat, en liant
ses organes, se lie lui-même »137.
La doctrine met souvent cet argument en avant lorsqu'il s'agit
de justifier l'idée d'autolimitation dans la perspective
jellinékienne. Jellinek se distingue de la vision jheringienne de
l'auto-limitation, selon laquelle l'Etat ne devait respecter le droit que parce
que son intérêt lui dictait de le faire. Jellinek juridicise le
concept d'auto-limitation inventé par Jhering et affirme que «cette
dépendance [de l'Etat vis-à-vis du droit] n'est pas d'ordre
moral, mais de nature juridique »138 . Jellinek, tout en
reprenant la notion jheringienne, l'érige en concept juridique.
La solution apportée par le maître de Heidelberg est
la suivante.
Or, pour que l'Etat, personne juridique, soit obligé de
respecter le droit, il faut qu'il y soit juridiquement contraint. L'Etat doit
respecter le droit, car, en ordonnant à l'ensemble des personnes
placées sous son pouvoir de commandement de respecter la loi, il ordonne
de facto à ses propres organes, donc à lui-même, de le
faire. Juridiquement, l'Etat se doit de respecter le droit, car il ne peut
matériellement pas faire autrement. Il est contraint de suivre l'ordre
juridique dont il est l'instigateur.
De cette manière, «à l'opposé de
Laband, qui n'admet pas l'idée d'une limitation théorique de
l'Etat par le droit, dans la mesure où l'Etat crée le droit et ne
peut être lié par sa propre
137 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II131
138 Ibid., II131
volonté, Jellinek affirme certes que l'Etat crée le
droit, mais admet cependant qu'il est possible d'être lié par sa
propre volonté »139.
Jellinek, pour forger sa théorie de l'auto-limitation,
utilise la théorie selon laquelle l'Etat est est une personne juridique
qui se distingue des organes qui le composent. De cette manière,
«le monarque n'est qu'un organe de l'Etat à côté
d'autres organes »140.
C'est précisément cela qui nous intéresse
ici, «les dispositions des Constitutions selon lesquelles le monarque
réunit entre ses mains tous les droits de la puissance étatique,
ne doivent pas être interprétées dans le sens d'une
souveraineté du prince [É] Le monarque n'est qu'un organe de
l'Etat à côté d'autres organes qui sont partiellement
indépendants de l'organe suprême »141.
Dans la perspective jellinékienne, bien que le monarque
demeure l'organe suprême de la structure étatique, bien qu'il soit
celui qui seul peut déclarer la guerre, la définition qu'il en
donne le place néanmoins au «simple» rôle d'organe
étatique. Par ce biais, l'Etat chapeaute l'ensemble des organes, y
compris le monarque : «le pouvoir souverain n'est rien d'autre que l'Etat
défini comme un ensemble d'organes détenant des
compétences constitutionnelles »142. Aussi, l'Etat est
défini comme la personne juridique disposant d'organes pour mettre en
mouvement sa volonté : tous ces organes se détachent de l'Etat,
qui seul peut être souverain.
Ainsi, si le droit est destiné à toutes les
personnes situées sous la domination de l'Etat, y compris les organes
étatiques, l'Etat, n'agissant que par le biais de ses organes, ne peut
s'écarter des règles de droit qu'il a édictées.
L'intégralité d'un passage de l 'Etat
moderne et son droit doit être cité pour saisir le
cheminement suivi par Jellinek tout au long de son raisonnement: «Une
conception [absolutiste] ne peut être réalisée
rigoureusement que dans une théocratie. Un dieu seul ou un monarque
vénéré à l'égal d'un dieu peut poser les
décisions de sa volonté insondable et
139 Jacky hummel, Le constitutionnalisme allemand
(1815-1918): le modèle allemand de la monarchie limitée,
PUF, Collection Léviathan, 2002, 310
140 Ibid., 308
141 Ibid., 307-308
142 Ibid., 310
toujours véritable, comme normes d'action, obligeant
tout le monde sauf lui-même. Mais il en est tout autrement lorsque l'Etat
procède selon des règles fixes, soumises en ce qui concerne leur
établissement et leur révision à des formes juridiques.
Une telle règle présuppose d'abord que les organes de l'Etat sont
obligés par elle. Mais ainsi l'Etat lui-même est lié dans
son activité; en effet , l'activité des organes de l'Etat est
l'activité même de l'Etat, puisqu'il n'existe pas d'autre
activité de l'Etat que celle qui se manifeste par ses organes. Une telle
règle renferme cet engagement, à l'égard des sujets, que
les organes de l'Etat seront tenus de se conformer à la règle
»143 . Ainsi, en distinguant l'Etat des organes dont il
dispose, Jellinek explicite, sur un plan juridique, le concept
d'auto-limitation: si l'Etat ne peut mettre en mouvement sa volonté
qu'au moyen de ses organes, ceux -ci n'agissant qu'en vertu des prescriptions
juridiques étatiques, l'Etat ne peut agir autrement qu'au moyen des
règles de droit qu'il a édictées.
En conclusion, l'objectif de Jellinek est atteint : il parvient
à concilier la souveraineté et l'obligation pour l'Etat de
respecter le droit.
« La souveraineté n'est pas le pouvoir sans
limite, mais la capacité de se déterminer soi-même
exclusivement, c'est par suite la limitation autonome du pouvoir politique, ne
connaissant juridiquement aucun lien émanant de pou voirs
étrangers, mais s'en imposant lui-même par l'établissement
d'un ordre juridique qui seul permet d'apprécier l'activité de
l'Etat au point de vue juridique »144 . Dès lors, la
souveraineté est tempérée par cette notion
d'auto-limitation. Loin des conceptions absolutistes, la souveraineté
est limitée par le droit: l'Etat, même souverain, doit
nécessairement respecter l'ordre juridique. L'Etat souverain n'est plus
situé au-dessus du droit : il n'est plus une puissance de domination
libre de s'affranchir des règles de droit.
Ainsi, «la notion de personnalité juridique de
l'Etat soumet la puissance étatique au droit qu'elle produit
»145 . Et, de cette manière, l'Etat se trouve
limité «en vertu de sa propre organisation, c'est-à-dire
par une autolimitation de l'exercice de sa puissance qui procède
143 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 551
144 Ibid., II, 135
145 Jacky Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1815
-1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée, PUF,
Collection Léviathan, 2002, 310
essentiellement de l'institutionnalisation de cet exercice
»146 . L'Etat, en institutionnalisant sa volonté, en
l'exerçant par le biais de ses organes, s'auto-limite.
En conséquence, Jellinek parvient à créer un
modèle dans lequel l'Etat crée le droit mais se trouve lié
par sa propre volonté. L'Etat, dans l'acte même du droit,
s'oblige.
2. Les normes juridiques comme « normes garanties
»: des éléments extérieurs qui contraignent l'Etat
souverain à respecter le droit
«Jellinek, proche des idées de Max Weber, critique
la conception labandienne qui considère la contrainte comme
caractéristique essentielle du droit »147 . En effet,
selon Jellinek, la notion même de droit n'est pas uniquement affaire de
contrainte. La contrainte n'est qu'une déclinaison de ce qu'il appelle
les «garanties» : tout droit est caractérisé par la
garantie de son application. Or, la garantie de l'application du droit ne passe
pas exclusivement par la contrainte ; d'autres garanties que la contrainte
existent.
D'ailleurs, Jellinek exprime très clairement son
raisonnement : «c'est moins dans la contrainte que dans la garantie dont
la contrainte est une forme particulière, que se trouve le
caractère essentiel de l'idée du droit. Les normes juridique s ne
sont point des normes de contrainte, mais des normes garanties ».
De cette manière, les «garanties qu'offrent de grandes parties du
droit public et du droit des gens, privés par leur nature même de
toute garantie basée sur la contrainte juridique, possèdent
souvent une force plus grande que toutes les mesures juridiques imaginables
»148.
Jellinek, lorsqu'il s'attaque au droit public, entame son
raisonnement en partant du postulat suivant. La puissance dont disposent les
organes supérieurs a certes des limites dans la constitution mais «
à l'intérieur de ces limites, la puissance peut s'exercer
librement et s'il n'y a point, dans l'ordre juridique, de garanties assurant
que cette puissance s'exercera toujours dans une direction
déterminée, personne ne saurait dire dans quel sens s'exercera
cette puissance à part le titulaire même de cette puissance
»149 . De cette manière, le droit n'est pas
146Ibid., 311
147 Ibid., 310
148 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 508
149 Ibid., I, 543
seulement un système de contrainte, contrairement à
ce qui a souvent été dit en doctrine, mais un système de
garanties, assurant que le pouvoir s'exerce dans un sens précis et
déterminé.
L'Etat est lié au droit par des mécanismes de
garantie qui l'empêche de sortir du système juridique. «A
l'extérieur comme à l'intérieur, l'Etat, dans la
communauté de droit international des Etats, se reconnaît comme
lié par le droit (par le droit international) sans se soumettre pour
cela à un pouvoir supérieur ». Si «dans le droit
international, juridiquement, l'Etat n'est soumis qu'à sa propre
volonté », les «garanties ne reposent pas entièrement
sur la volonté de l'Etat. Pour qu'il y ait droit, une seule chose est
nécessaire, c'est qu'il y ait des garanties : il n'est pas indispensable
que ces garanties viennent de la volonté de l'Etat »150.
Comme Jellinek l'explicite à plusieurs reprises dans son ouvrage L
'Etat moderne et son droit, le droit n'est donc pas tant un instrument de
volonté qu'un instrument de garantie. L'application du droit a lieu car
des mécanismes de garantie poussent les Etats à l'appliquer: ces
garanties sont telles que l'Etat ne peut sortir du droit et ne peut agir
autrement que par le biais du droit.
En fait, pour «boucler» son système
d'auto-limitation, pour montrer que l'Etat est lié au droit, Jellinek
précise que de nombreux mécanismes de garantie non
expressément juridiques poussent les Etats à respecter les
prescriptions juridiques. Par exemple, les Etats doivent éviter de
violer le droit international, pour des raisons qui n'ont rien à voir
avec des sanctions juridiques : l'opinion de la communauté
internationale, ainsi que celle des juristes, des journalistes, du public,
obligent les Etats à respecter les conventions et le droit
international. Ces mécanismes, s'ils ne sont pas contraignants, sont
donc loin d'être inefficaces.
«Ce n'est donc pas la contrainte matérielle, mais
les garanties, desquelles la contrainte n'est qu'un simple mode, qui forment la
marque essentielle de la règle de droit. Les règles de droit ne
sont pas, à vrai dire, des normes de contrainte, mais des normes
garanties »151 . Ainsi, les règles de droit sont autant
de garanties justifiant l'argument selon lequel l'Etat ne peut sortir du droit.
Ce n'est pas tant que l'Etat soit véritablement « contraint »
par une force supérieure, le droit, à agir en vertu des
prescriptions juridiques : en réalité, les règles
juridiques sont des
150 Ibid., II, 133
151 Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto
-limitation, RDP 1919, 16 1-190
garanties qui le «poussent» simplement à
respecter le droit. Ces garanties suffisent à lier l'Etat au droit.
Si l'Etat s'auto-limite par le droit, il se trouve donc
également contraint à respecter le droit par des
mécanismes extérieurs, garantissent l'application du droit autant
que les normes elles- mêmes. Des mécanismes non contraignants
peuvent obliger l'Etat à appliquer le droit d'une façon tout
aussi efficace - voire plus efficace - que des mécanismes juridiquement
contraignants. En somme, Jellinek justifie le lien entre Etat et droit en
montrant que l'Etat, outre le fait de devoir respecter les normes qu'il a
produits par le biais de l'auto-limitation, doit également tenir compte
du droit en raison d'éléments extérieurs, de
mécanismes de garantie non expressément contraignants. L'Etat,
même souverain, se trouve donc limité dans sa capacité
d'agir.
§2. Le concept d'auto-limitation:
l'impossibilité pour l'Etat de sortir du droit sans nier sa propre
condition d'Etat
Selon Georg Jellinek, si l'on accepte ce concept
d'auto-limitation, cela signifie que l'Etat, même titulaire de la
souveraineté, est limité par le droit. Jellinek énonce
certains arguments prouvant que l'Etat ne peut utiliser d'autres moyens que le
droit dans l'exercice de son action.
D'une part, l'Etat ne peut pas tout faire et ne peut pas se
rendre «impossible lui-même ». Or, si l'on partait du principe
selon lequel tous les moyens sont à la disposition de l'Etat dans
l'exercice de son action, cela engendrerait la conséquence suivante :
l'Etat pourrait abolir l'ordre juridique et, par voie de conséquence, se
rendre impossible lui-même. Or, en instaurant l'anarchie, l'Etat se
nierait lui-même, et, par là même, irait à l'encontre
de sa nature même d'Etat. Cette situation étant inenvisageable,
l'Etat doit respecter le droit (A).
De plus, Jellinek, rappelons-le, définit le droit comme
le produit de la conviction. C'est la conviction qui donne au fait le
caractère d'une norme juridique. Or, selon le Professeur de droit public
de Heidelberg, la conviction dominante, en ce début de siècle,
marquée par l'idée de l'Etat de droit, est que l'Etat ne peut
plus agir selon son bon plaisir: les mentalités ont évolué
et la civilisation a apporté l'idée selon laquelle l'Etat doit
respecter le droit, comme n'importe quel individu (B).
A. L'anarchie, une hypothèse inenvisageable
pour l'Etat souverain : l'obligation de respecter le système
juridique
L'objectif de Jellinek est de montrer que l'Etat, par sa
nature même, ne peut agir qu'au moyen du droit et se trouve
nécessairement lié par l'ordre juridique qu'il a institué.
Afin de prouver sa théorie, Jellinek raisonne par l'absurde et se place
volontairement dans le cas où l'Etat ne serait pas lié par son
ordre juridique. «S'il est vrai que l'Etat peut tout juridiquement, il
peut alors abolir l'ordre juridique, introduire l'anarchie, se rendre
impossible lui-même. Mais s'il n'y a pas à tenir compte d'une
telle conception, c'est qu'alors l'Etat trouve sa limite jurid ique dans
l'existence d'un certain ordre ». Il faut ajouter la conclusion qu'apporte
Jellinek à son raisonnement: «L'Etat peut, il est vrai, choisir sa
constitution; mais il lui faut avoir une constitution. L'anarchie est une
possibilité de fait, ce n'est pas une possibilité de droit
»152.
L'anarchie n'est pas une situation envisageable pour un Etat :
en effet, si l'Etat pouvait agir par n'importe quel moyen, y compris un moyen
qui n'est pas compris dans son système juridique, cela signifie que
l'Etat pourrait être en mesure d'abolir son propre système
juridique, de scier la branche sur laquelle il s'assoit. Or, selon Jellinek,
l'Etat ne peut pas se nier lui-même, «se rendre impossible
lui-même », au risque de nier sa propre condition d'Etat. Il lui
faut donc nécessairement respecter l'ordre juridique, au risque de
n'être plus un Etat.
Il faut admettre que l'Etat s'oblige unilatéralement
vers l'ordre juridique qu'il crée. Il faut que l'Etat reconnaisse les
gouvernés comme des personnalités juridiques, afin que puisse
naître un droit en tant que relations entre sujets de droit. Pour
Jellinek, un ordre juridique qui n'admettrait qu'une seule et unique
personnalité serait une absurdité, parce que, au bout du compte,
«l'Etat ne saurait lui non plus détenir de droits que si lui font
face des personnalités »153 . Ainsi, si l'Etat acquiert
la personnalité juridique, ce n'est que par le biais de la
reconnaissance d'autres sujets de droit qu'il peut y parvenir.
On constate ici l'immixtion de l'une des théories
jellinéliennes principales selon laquelle le droit est un
«système de relations» entre des personnes : «la
personnalité juridique, qu'il
152 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 129
153 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine
des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures
de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,298
s'agisse de celle de l'Etat ou de celle des individus et de leurs
groupements, n'est pas à penser comme « substances comme le
l'organicisme l'historicisme du 1 9 ème
» - faisait de siècle -
mais comme « relations » »154 .
Ainsi, l'Etat est lié par le droit : c'est bien par la reconnaissance
expresse des autres individus, par les relations juridiques qu'il instaure avec
eux, que l'Etat lui-même peut être reconnu comme personne
juridique, comme sujet de droit. Cette reconnaissance réciproque oblige
l'Etat à agir au moyen du droit et ne peut sortir du droit: si l'Etat
venait à le faire, il se nierait lui-même en tant que personne
juridique, et en tant qu'Etat.
B. La convergence de la « conviction dominante »
et des « éléments constants du droit » qui contraignent
l'Etat souverain à respecter le droit
1. La « conviction dominante » : un Etat
nécessairement lié par le droit
Pour Georg Jellinek, le fondement du droit, se trouve dans la
conviction, dans la croyance qu'un état de fait est un état de
choses reconnu par le droit. Il s'agit, selon le juriste, de « faire
cadrer» la souveraineté «avec notre conception moderne du
droit ». Pour justifier son raisonnement, Jellinek affirme que
l'auto-limitation de l'Etat «a son principe dans les convictions
juridiques dominantes; par suite, étant donné le caractère
subjectif de tous les critères du droit, la nature juridique de
l'obligation que l'Etat s'impose à lui-même se trouve en
même temps démontrée »155.
Selon Jellinek, même si la souveraineté a pu
exister sous la forme absolutiste, celle-ci, au début du
20ème siècle, ne peut plus se décliner sous
cette forme. Le Maître de Heidelberg part du raisonnement
psycho-sociologique selon lequel «le caractère positif du droit lui
vient, en dernière analyse, de la conviction que l'on a de sa force
obligatoire : c'est sur cet élément purement subjectif que repose
tout l'ordre juridique »156 . Or, selon lui, la conviction
dominante à son époque n'assimile plus la souveraineté
à l'idée de toute -puissance. A l'heure du Rechtsstaat,
c'est-à-dire de l'Etat de droit, qui est une réponse au
Polizeistaat, c'est-à-dire
154 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 33
155 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, II, 135
156 Ibid., I, 504
l'Etat policier, l'idée d'une souveraine té non
limitée par le droit paraît difficilement défendable.
Car, en effet, l'idée d'auto-limitation contient une
«assurance donnée aux sujets que les organes de l'Etat se
conforment à ces lois ». Or, «toute norme présuppose
que tant qu'il n'y aura pas de raison suffisante pour l'abroger, elle sera
inviolable. Et c'est cette inviolabilité de l'ordre juridique qui
entraîne en grande partie, pour chaque individu, la
nécessité de calculer ses actes et de prévoir leurs
conséquences; elle est une condition indispensable du
développement constant de la civilisation : elle seule crée cette
confiance sociale sans laquelle les relations entre hommes
s'élèveraient à peine au-dessus du niveau primitif
»157.
Si l'auto-limitation pousse l'Etat à respecter le
droit, elle crée cette confiance sociale que les hommes doivent avoir.
Toute norme contient en elle-même la certitude que, tant qu'elle ne sera
pas abrogée, elle reste inviolable. La civilisation toute
entière, selon Jellinek, repose sur cette possibilité, pour les
individus, d'être en situation de sécurité juridique. Les
individus peuvent à chaque instant savoir à quelle norme ils
doivent se référer et quels sont les actes qui leur sont permis.
Cette sécurité juridique seule permet de créer cette
«confiance sociale» et le « développement constant de la
civilisation ».
Or, «le fondement de tout droit réside, selon
Jellinek, dans «la conviction que l'on a de sa valeur, de sa forme
normative [É] Ainsi donc, c'est de la conviction dominante,
elle-même conditionnée par le degré de la civilisation
générale, qu'il dépend, à un moment donné,
qu'une prétendue norme possède réellement le
caractère de norme véritable. D'où il résulte que
la question finale est celle-ci: l'Etat, d'après les idées d'une
époque donnée, est-il ou n'est-il pas obligé par
l'expression de sa propre volonté, et s'il est obligé, dans
quelle mesure l'est-il ? ». Et
la réponse de Jellinek est la suivante : «L'on ne
peut affirmer qu'une chose, c'est que, dans l'Etat moderne, de plus en plus
chacun est convaincu du caractère obligatoire du droit pour l'Etat
lui-même »158.
Ainsi, en repartant de l'idée que le droit réside
dans la conviction populaire d'une époque donnée, Jellinek
conclut au 20 ème
en affirmant que, à actuelle,
l'heure c'est -à-dire début du
siècle, la conviction populaire dominante
considère comme acquise l'idée que le droit est
157 Ibid., I, 552
158 Ibid., I, 554
obligatoire et possède un caractère
impératif à l'égard de tous, y compris de l'Etat.
L'évolution des convictions aboutit ainsi à ce résultat:
l'Etat ne peut plus outrepasser le droit qu'il a institué car la
conviction dominante ne peut plus considérer la toute-puissance
étatique comme un phénomène logique.
Jellinek développe d'ailleurs toute une analyse
historique ayant pour fin de montrer que certains actes juridiques, relevant de
l'arbitraire étatique, qui passaient pour logiques à une certaine
période, ne peuvent désormais plus être
tolérés. Le juriste donne l'exemple du bill of
159
attainder et du bill of pain and penalties ,
appliqués au 17ème siècle. Si l'on ne parvenait
pas, dans des « cas d'une haute importance politique, à condamner
une personne désagréable, en s'en tenant à l'application
du droit commun, le Parlement votait un bill de condamnation qui, souvent,
créait le crime à punir. Ce bill, une fois sanctionné par
le roi, était exécuté. Souvent l'accusé
n'était même pas cité devant le Parlement [É] Il est
hors de doute qu'aujourd'hui un bill semblable serait considéré
comme une injustice criante, comme un abus des formes juridiques
»160 . Les circonstances, les époques, le simple
écoulement du temps font évoluer les convictions populaires: ce
qui pouvait être considéré comme logique à une
période ancienne ne peut plus être ressenti et accepté de
la même façon dans des temps plus récents. Par ailleurs, il
ne faut pas oublier qu'au moment où Jellinek publie L 'Etat moderne
et son droit, la notion allemande de Rechtsstaat a
déjà été développée. Malgré la
grande «méfiance à l'égard de l'expression et une
distance par rapport aux doctrines qui en ont fait leur bannière
»161 , car il «n'a jamais existé et ne pourra
jamais exister d'Etat limité à la protection du droit
»162 , Jellinek développe une doctrine de
l'auto-limitation ainsi qu'une théorie des droits publics subjectifs qui
viennent donner du poids au concept de Rechtsstaat. La
ème
conviction dominante, marquée par l'essor de ce nouveau
concept développé depuis 1 8
le
siècle en Allemagne, considère que l'Etat est
«naturellement» lié au droit.
D'ailleurs, comme le fait remarquer Jellinek, «
l'idée que l'Etat peut être lié à son droit a
joué un rôle important en ce qui concerne la formation des
idées touchant les constitutions modernes, considérées
en tant qu'actes écrits. Ces constitutions, en effet, cherchent à
endiguer
159 Comme Jellinek l'indique dans L 'Etat moderne et son
droit, le premier punissait de mort, le second d'une peine moins
sévère
160 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 555-556
161 Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit,
Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 30
162 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
cité dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l'Etat de droit,
Presses universitaires de Strasbourg, 2001, 31
la toute puissance législative de l'Etat, non seulement
en établissant des normes fixes suivant lesquelles doit s'exprimer la
volonté de l'Etat, mais encore au moyen de la notion des droits
«garantis» de l'individu »163 . Si Les constitutions
modernes sont marquées par l'idée force qu'il faut «endiguer
la toute puissance» de l'Etat, cela résulte de la conviction que
l'Etat, désormais, est lié par les normes juridiques qu'il
produit.
Dans l'optique jellinékienne, il ne peut y avoir de
«droit, pour reprendre les termes précis d'Olivier Jouanjan,
d'ordre juridique que si l'individu peut se sentir obligé, l'obligation
étant la puissance d'agir comme motif pour déterminer la
volonté. Si, dans l'instant même qu'il doit agir, l'individu ne
peut savoir quelle est la règle d'action de l'Etat avec lequel il est en
relation parce celui-ci [É] peut l'avoir changée, il n'y a
[É] du point de vue de l'individu qu'un néant normatif [É]
Sauf à être complètement irrationnel, celui qui commande se
limite lui-même au moment où il profère le commandement
»164.
La théorie de l'auto-limitation, dans la perspective de
Georg Jellinek, est plus qu'un mécanisme dissociant l'Etat des organes
qui le composent. Elle est la «condition de pensabilité de l'ordre
juridique moderne, de l'ordre juridique dans l'Etat moderne
»165.
2. L'Etat souverain lié par les «
éléments constants du droit »
Jellinek continue son argumentation en affirmant qu'il existe
des éléments plus fondamentaux encore qui «échappent
à tout arbitraire des législateurs. C'est le résidu du
développement historique total d'un peuple, tel qu'il se manifeste dans
les institutions juridiques, comme condition permanente de toute l'existence
historique de ce peuple ». Certains éléments sont
invariables et ne peuvent ainsi jamais «dépendre du bon plaisir de
l'Etat »166.
Pour justifier sa position, Jellinek affirme que
«déclarer le meurtre impunissable est hors du domaine des
possibilités d'une législation réelle. Et si un
législateur s'avisait d'une pareille déclaration, des forces dont
il ne serait pas le maître se chargeraient de châtier le meurtre
en- dehors de toutes formes et de toutes règles ». C'est pourquoi
si le droit est composé
163 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, 557
164 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, 77
165 Ibid., 76
166 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 557
d'« éléments variables », il est
également, selon jellinek composé d'« éléments
constants» qui permettent d'« apprécier les actes volontaires
de l'Etat en-dehors de tout vice de forme ». Cela signifie que l'Etat ne
peut jamais aller à l'encontre de ces « éléments
constants », qui, car ils constituent des caractéristiques
fondamentales des peuples civilisés, ne peuvent point subir d'entorse.
En conclusion, ces «éléments constants du droit forment le
seul fondement possible des devoirs de l'Etat »167.
Du point de vue de Georg Jellinek, il est inconcevable
d'admettre une souveraineté absolue: les éléments
constants du droit doivent toujours, dans tous les cas, être
respectés, et l'Etat ne peut librement s'en affranchir. Ces
«éléments constants» du droit constituent donc
l'élément ultime permettant de justifier la théorie selon
laquelle l'Etat est limité dans la production des normes et dans les
actions qu'il entreprend. Quand bien même l'Etat souhaiterait s'extirper
du droit, il ne pourrait aller à l'encontre de ces caractères
fondamentaux, propres au développement historique d'un peuple, qui
«échappent à tout arbitraire des législateurs ».
Ainsi, «déclarer le meurtre impunissable est hors du domaine des
possibilités d'une législation réelle»; de cette
manière, «une loi ou une sentence judiciaire pleinement valable au
point de vue juridique et à l'abri de toute voie de recours peuvent
être considérées non seulement comme injustes, mais comme
contraires au droit ». Ces éléments constants, qui
permettent donc de limiter l'action de l'Etat, constituent donc le «seul
fondement possible des devoirs de l'Etat »168.
Ainsi, l'Etat n'a pas que des droits mais possède bien
des devoirs vis-à-vis des individus. L'Etat ne peut aller à
l'encontre de la conviction dominante, des éléments constants du
droit, lesquels suivent l'état de civilisation d'un peuple. Ces
éléments constants dictent des obligations, à la charge de
l'Etat. Ces obligations, à l'époque de Jellinek, imposent
à l'Etat de respecter le droit. En conséquence les
éléments constants du droit, qui ne peuvent évoluer que de
façon très lente, fixent un cadre dans lequel l'action
étatique est enserrée.
De ce fait, si l'Etat s'auto-limite dans les règles de
droit qu'il produit, il est également limité par ces
éléments constants, qui fixent des règles au-delà
desquelles il ne peut aller. Le souverain ne dispose pas du droit; il y est
soumis.
167 Ibid., I, 558
168 Ibid., I, 558
Section 2. La déclinaison de la théorie
de la souveraineté au sens jellinékien et les critiques qui en
ont découlé
Soumettre la souveraineté au droit permet à
Jellinek de développer une théorie qui en découle,
appelée la doctrine des droits publics subjectifs. En soumettant le
souverain à l'ordre juridique, Jellinek s'éloigne
considérablement, comme nous l'avons déjà vu, des
théories absolutistes classiques. Jellinek, par cette doctrine, rend
l'individu titulaire de droits qu'il peut faire valoir à l'encontre de
la puissance étatique. Ainsi, Jellinek centre son système
juridique sur la protection individuelle. La théorie de
l'auto-limitation ainsi que la théorie des droits publics subjectifs
limitent les possibilités d'action du souverain et protègent les
droits des individus (1).
De plus, il faut bien admettre que, même si Georg
Jellinek, à son époque, prend ses distances à
l'égard de certains théoriciens du Rechtsstaat, les
notions qu'il développe renforcent substantiellement le concept d'Etat
de droit. En effet, la théorie de l'auto-limitation, par voie de
conséquence, oblige l'Etat à respecter le droit lorsqu'il met en
mouvement sa volonté.
Cependant, après la mort du théoricien de
Heidelberg, les théories jellinékiennes seront vivement
critiquées en doctrine, que ce soit par le théoricien
français du droit, Léon Duguit,
»169
qui ne voit dans l'auto -limitation qu'une « limite
juridique précaire au pouvoir de l'Etat,
ou par les tenants du décisionnisme, notamment Hermann
Heller et Carl Schmitt, qui, en faisant primer le politique sur le juridique et
le sociologique, vont rejeter d'un bloc les concepts jellinékiens
(2).
§1. L'Etat, un souverain dont la personnalité
juridique doit être reconnue par les autres sujets de droit
Pour Georg Jellinek, le «point de départ, c'est la
question de la possibilité de l'ordre juridique en
général, c'est-à-dire d'une base juridique objective, sur
laquelle pourraient se fonder des droits subjectifs.
169Léon Duguit, La doctrine allemande de
l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190
En particulier, Jellinek pose la question de la
possibilité d'un ordre objectif du droit public nécessaire
à la déduction de droits publics subjectifs »170
. Ainsi, comme nous l'avons déjà vu, et comme Walter Pauly le
formule de façon limpide, «l'idée de « relations entre
sujets de droit» donne le fond sur lequel Jellinek figure toutes les
constellations juridiques fondamentales pensables s'agissant de la relation
entre l'Etat et l'individu »171 . Jellinek part bien de
l'individu pour construire tout son système juridique. Il s'agit de
démontrer que le droit n'est pensable que comme un réseau, un
système de relation entre diverses personnes juridiques.
Ce n'est pas un système de domination pure dans les
mains de l'Etat: l'Etat ne peut détenir de droits que «si lui font
face des personnalités », que s'il peut y avoir échange avec
d'autres personnes juridiques : «ce n'est que dans la mesure où
l'Etat se conçoit lui-même comme limité juridiquement qu'il
devient un sujet de droit »172 . Si l'Etat veut acquérir
des droits, il faut qu'il soit reconnu comme tel par d'autres sujets de droit;
si cette reconnaissance n'a pas lieu, l'Etat lui-même ne peut pas
être reconnu comme sujet de droit. On voit bien que l'Etat n'est plus une
entité située au-dessus des autres. L'Etat comme personne
juridique n'existe que par le regard des autres, que par sa reconnaissance
expresse par d'autres individus. En effet, comme le dit expressément le
Professeur Olivier Jouanjan, «le subjectivisme [de Georg Jellinek] est,
profondément, pensée de l'intersubjectivité: on n'est
sujet que l'un pour l'autre »173.
Ainsi, dans la conception jellinékienne de l'Etat,
«la dynamique profonde de l'Etat moderne est celle d'une
«reconnaissance réciproque » entre l'instance qui exerce le
pouvoir de domination et l'individu soumis à cette domination ».
Cet met en exergue le «libéralisme politique du juriste, mais aussi
sa dette à l'égard du kantisme »174 . La doctrine
des droits publics subjectifs permet à Jellinek de replacer l'individu
au coeur du système juridique, de penser l'Etat à partir de
l'individu, et non l'individu à partir de l'Etat.
170 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine
des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures
de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,297
171 Ibid., 300
172 Ibid., 298
173 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, I, 81
174 Ibid., I, 33
Penser la personne comme relation, non comme essence, place
l'Etat dans une situation inédite. Quand bien même l'Etat est
souverain, il doit être reconnu comme tel par les autres individus. De
plus, comme le dit Jellinek, ce n'est que si l'Etat se conçoit comme
limité qu'il peut obtenir le statut de personne juridique, qu'il peut
donc entrer en relation avec d'autres individus.
En mettant en avant ce principe de reconnaissance de la part
des personnes juridiques, Jellinek fait la distinction entre le rapport factuel
de domination et le rapport juridique, seul rapport pensable dans le cadre
étatique, sur le fondement de cette reconnaissance. «Un rapport
factuel de domination ne devient juridique qu'à partir du moment
où les deux membres de la relation, le dominant et le dominé, se
reconnaissent comme les titulaires de droits et de devoirs réciproques
»175.
Les conséquences que l'on peut conclure sur la
souveraineté sont claires. Le souverain n'est souverain qu'à
partir du moment où il est reconnu comme tel par les individus. Ainsi,
la souveraineté, contrairement aux théories absolutistes
classiques, ne doit pas être définie de façon
substantielle, mais uniquement à l'aune de la perception dont il fait
l'objet par les individus. «Or, s'agissant de l'Etat, producteur et garant
des normes juridiques, si la norme n'en est pas une pour lui, elle ne peut
fonder aucune attente chez l'autre personne, ce qui ne signifie pas autre chose
que le rapport ne peut être dit «de droit », et qu'il ne peut
être construit que comme un rapport «de force ». L'Etat ne peut
inspirer confiance [É] C'est au bout du compte l'individualisme
qui porte cette dialectique de la reconnaissance dont le secret
peut-être ainsi formulé : c'est par et dans la reconnaissance
(juridique) de la subjectivité des individus que l'Etat (moderne)
s'assure du fondement de sa propre légitimité qui réside,
ultima ratio, dans la reconnaissance par les individus de l'ordre
juridique de cet Etat, qui n'est, au fond, que le système des
interactions psychiques que produisent ces mécanismes de reconnaissance
»176.
Ainsi, la souveraineté n'est que le fruit de la
perception des individus, de la conviction qu'ils peuvent avoir que l'Etat
est, ou non, souverain. Ce qui est sûr, c'est que, dans la théorie
de
175 Georg Jellinek, Système des droits publics
subjectifs, dans Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou
le juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, 81
176 Olivier Jouanjan, Préface: Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2005, 82
Jellinek, le souverain ne peut être reconnu comme tel
que s'il s'auto-limite et respecte le droit de la même façon que
les individus. Car, de quelle manière pourrait-il inspirer la confiance
et susciter la reconnaissance de la part des autres sujets de droit s'il ne
respectait pas le droit?
A partir de cette reconnaissance, Jellinek crée un
modèle dans lequel l'Etat s'auto-limite et l'individu est
considéré comme un véritable sujet de droits.
§2. L'influence des théories
jellinéliennes sur le positivisme kelsénien et les critiques des
théoriciens de Weimar vis-à-vis de la conception
jellinékienne de la souveraineté
Le modèle jellinékien de souveraineté a
exercé une certaine influence sur les théoriciens du droit au
début du 20ème siècle. Les discussions au sein
de la doctrine juridique ont été vives car les théories
échafaudées par le Maître de Heidelberg n'ont pas
laissé les théoriciens de Weimar indifférents.
D'une part, il est clair que les thèses de Jellinek ont
largement influencé le positivisme général et Hans Kelsen
en particulier. La volonté affichée par Hermann Heller de classer
Jellinek parmi les positivistes le montre d'ailleurs nettement.
Le modèle mis en place par le maître de
Heidelberg de la souveraineté va également dans le sens d'un
renforcement de l'Etat de droit, soumettant le souverain aux normes dont il est
à l'origine le créateur. Ainsi, malgré le fait que
Jellinek n'ait pas caché sa «méfiance » vis-à-
vis des théoriciens du Rechtsstaat , son raisonnement insiste
sur la position supérieure du droit par rapport à l'Etat. En
liant l'Etat au droit, Georg Jellinek donne de la substance à la
théorie du Rechtsstaat (A).
D'autre part, la théorie jellinékienne de la
souveraineté a soulevé la polémique au sein de la
doctrine. Ses définitions, qu'elles aient été
acceptées ou rejetées, ont donné lieu à des
discussions animées: de nombreux auteurs, tels que Léon Duguit,
Carl Schmitt ou Hermann Heller, ont volontairement pris leur distance
vis-à-vis des théories de Georg Jellinek relatives à la
conceptualisation générale du droit et, plus
précisément, à la question de la souveraineté.
L'approche psycho-sociologique de Jellinek est largement remise en cause, tout
particulièrement par les décisionnistes Heller et Schmitt, qui
privilégient une approche
purement politique du fait juridique. Or, cette nouvelle approche
produit des conséquences sur le concept de souveraineté (B).
A. L'influence des théories
jeiinékiennes liant le souverain au droit sur le positivisme et sur
l'idée de « Rechtsstaat »
1. Des liens complexes avec le positivisme
kelsénien
Il est évident qu'il existe un lien entre les
théories jellinékiennes, notamment celles intéressant la
question de la souveraineté, est les positions positivistes, telles
qu'elles ont été fondées par le juriste autrichien Hans
Kelsen. On peut d'ailleurs dire que Kelsen a «mis en question
l'auto-élévation de l'Etat à la personnalité
juridique que suppose Jellinek tout autant que la doctrine de l'auto-limitation
qui lui est sous-jacente »177 . Si les axes de travail de
Kelsen l'ont mené à des résultats différents, les
questions à partir desquelles les deux auteurs ont construit leurs
modèles présentent des similitudes.
Le décisionniste qu'est Hermann Heller ne s'y trompe
pas, lorsqu'il qu'il en vient à critiquer le formalisme juridique propre
au positivisme : «A travers Gerber Laband et Georg Jellinek, le formalisme
juridique libéral a accédé à une position dominante
[...]Il a dû son achèvement à Hans Kelsen, pour lequel, en
toute logique, tout Etat est un Etat de droit, dans la mesure où le
droit présente, indépendamment de la valeur et de la
réalité, une forme pour tout contenu arbitraire [...] L'Etat est
devenu irréel, une abstraction ou une fiction, parce que son contenu de
valeur n'apparaît plus crédible »178 . Sa critique
du positivisme, courant qui selon lui refuse d'intégrer tout
système de valeur dans les fondements de l'Etat et de la Constitution,
assimile consciemment les théories jellinékiennes aux conceptions
kelséniennes. Heller place Kelsen et Jellinek au même rang : le
Professeur de droit public de Heidelberg aurait fondé les
prémisses de ce qui serait devenu, sous la plume du juriste autrichien,
le positivisme.
Il est évident que, s'y l'on suit la conception
jellinekienne de la souveraineté, le souverain se trouve
nécessairement lié par le droit. Or, le positivisme, s'il va plus
loin en théorisant
177 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine
des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures
de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,299
178 Herman Heller, L 'Europe et le fascisme, dans
Sandrine Beaume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la
fondation nationale des sciences politiques, 2008, 258
l'identité entre système juridique et Etat,
reprend la position jellinékienne reliant, de façon
consubstantielle, l'Etat au droit. Jellinek, en montrant que l'Etat ne peut
sortir du droit sans se renier lui-même, semble poser les bases du
positivisme kelsénien. L'anarchie, c'est-à-dire la situation de
pur fait, est, dans l'optique jellinékienne, incompatible avec le
concept même d'Etat. L'Etat est directement lié au droit par un
lien logique. A cet égard, on peut considérer que la
théorie kelsénienne, qui identifie l'Etat au droit, se place dans
une relation de «filiation» par rapport aux théorie
jellinékiennes. «Jellinek ne dira jamais expressément,
à l'instar de Kelsen, que l'Etat se définit comme un ordre
juridique, mais à tout le moins la doctrine de l'auto-limitation
engage-t-elle profondément dans cette voie »179.
En limitant le souverain par le droit, en liant l'Etat au
droit, Jellinek annonce donc l'un des thèmes majeurs du positivisme.
L'une des différences que l'on peut noter, contrairement à ce que
Heller affirme, tient au fait que, chez Jellinek, «il y va de la
possibilité d'une éthique de la vie humaine commune, une question
que Kelsen évacue consciemment »180 . Kelsen ne pense le
droit que sur un plan formel, et non sur un plan matériel. Au contraire,
Jellinek construit son modèle sur une base empirique et relie Etat et
droit dans un but éthique : faire valoir les droits individuels face
à la puissance étatique. Si «l'image de Kelsen est en effet
trop souvent celle d'un savant indifférent au monde et à la
politique », alors qu'il fut le «rédacteur de la Constitution
autrichienne de 1920, qu'il fut membre de la Haute Cour constitutionnelle ins
tituée par cette Constitution et qu'il en démissionna avec
éclat pour protester contre une révision constitutionnelle
consacrant un affaiblissement des pouvoirs de la Cour »181,
celle de Jellinek est tout à fait différente. Celui-ci, en
théorisant l'Etat de façon tant sociologique que juridique,
semble s'immiscer dans la réalité politique, dans le contexte
précis des différentes époques qu'il tente d'analyser. De
cette façon, Jellinek est impliqué dans la défense des
droits individuels : son objectif est de défendre la protection des
individus face à la puissance étatique en s'appuyant sur une
certaine vision éthique du droit.
De ce fait, si, dans un premier temps, Jellinek
déconstruit l'absolutisme de la souveraineté
et démontre que celle-ci n'est qu'un concept historique et
circonstancié, le maître de Heidelberg montre également
que l'Etat, même titulaire de la souveraineté, ne peut aller
à l'encontre des
179 Olivier Jouanjan, Préface : Georg Jellinek ou le
juriste philosophe, dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son
droit, Panthéon-Assas, 2004, 79
180 Walter Pauly, Le droit public subjectif dans la doctrine
des statuts de Georg Jellinek, dans Olivier Jouanjan (dir.), Figures
de l'Etat de droit, Presses universitaires de Strasbourg, 2001,299
181 Patrick Wachsmann, Le kelsénisme est-il en crise
?, Droits, 4, 1986, 53-64
individus et ne peut nier leurs droits. Le jugement que Heller
portait sur Jellinek insiste de façon pertinente sur ce point : «Le
problème central était pour lui [Jellinek] la relation entre
l'individu et l'Etat ».
2. La défense des droits individuels face à
la toute-puissance étatique: des objectifs similaires à ceux
prônés par les théoriciens du Rechtsstaat
Georg Jellinek, tout au long de sa théorie, tente de
montrer comment le concept d'auto - limitation peut permettre aux individus de
se protéger face à la puissance étatique. Ainsi, Jellinek
donne de la substance à la théorie du Rechtsstaat, bien
qu'il ne soit pas un théoricien de l'Etat de droit à proprement
parler. Sa théorie, comme nous l'avons déjà
démontré, est centrée sur l'individu, la conviction
individuelle, le monde subjectif. Il en ressort une souveraineté
tempérée, loin de l'absolutisme des auteurs classiques : le
souverain ne peut nier l'individu. L'Etat n'est pas un pur instrument de
domination: il doit respecter le droit, notamment les
«éléments constants» du droit, lesquels forment un
cadre dans lequel l'action étatique s'insère. En
conséquence, le souverain respecte nécessairement le droit.
Il faut d'ailleurs noter qu'au cours de son analyse historique
des différents types d'Etat, dans le premier tome de L 'Etat moderne
et son droit, intitulé Théorie générale de
l 'Etat, Jellinek insiste sur le fait que l'Etat, au cours des
siècles, n'a jamais véritablement nié l'individu,
contrairement aux idées reçues.
« Sans doute, l'individu, dans l'Etat antique, comme dans
l'Etat moderne, pouvait exercer son activité dans une sphère
d'action libre et indépendante de l'Etat, mais l'antiquité n'a
jamais eu conscience du caractère juridique de cette activité
libre [É] Mais l'ignorance du droit individuel n'existe [sous
l'Antiquité] qu'en ce qui concerne cette sphère de
liberté; car on a vivement conscience de la tâche que l'Etat doit
remplir dans l'intérêt de l'individu et du droit de l'individu
d'en exiger l'accomplissement »182 . Ainsi, en retraçant
un historique des différents types d'Etats, Jellinek insiste sur le fait
que la souveraineté de l'Etat n'a jamais été absolue :
l'individu a toujours bénéficié d'une certaine
«sphère de liberté », bien que les époques, en
la matière, montre des différences conséquentes. Nier
l'existence d'une «sphère de liberté» individuelle,
refuser d'admettre que l'individu a toujours bénéficié
d'une certaine reconnaissance juridique à toutes les époques,
reviendrait à nier la réalité historique.
182 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, I, 468-469
«Entre l'individu antique et l'individu moderne, quant
à leurs rapports avec l'Etat, toute la différence, au point de
vue juridique, se borne à ce que la liberté de l'individu moderne
est expressément reconnue dans les lois de l'Etat, tandis que celle de
l'individu antique était si naturelle qu'elle n'a jamais eu d'expression
légale »183.
En dressant un tableau historique des différents Etats,
Jellinek souligne le fait que la liberté de l'individu a toujours
existé ; la différence entre les périodes antiques et
modernes tient dans la reconnaissance expresse de cette liberté
individuelle par le système politique. De cette façon, Jellinek,
d'une part, met en échec les théories absolutistes, et, d'autre
part, s'attache à montrer l'importance de l'individu dans tous les
systèmes juridiques. L'individu, dès l'Antiquité,
était au moins titulaire de droits politiques qui lui permettaient de
participer à l'exercice du pouvoir. C'est pourquoi, parler de
négation de l'individu, oublier l'existence de ces libertés sous
l'ère antique, célébrer la souveraineté comme un
concept absolu, consiste à nier la réalité des choses.
De ce fait, lorsque la doctrine assimile l'Etat antique
à un Etat omnipotent, elle se base uniquement sur, « les
théories de Platon et d'Aristote » : cet Etat correspond à
« un type idéal et non à un type empirique
»184 . Si Jellinek insiste, par la suite, sur la distinction
ent re souveraineté et Etat, il met en avant, dans sa Théorie
générale de l 'Etat, le fait que l'idée d'un Etat
antique omnipotent, « dominant l'individu de toutes parts, ne lui
permettant aucune action politique »185, relève donc
purement d'un « type idéal» : ce type idéal
reflète les théories grecques, notamment platoniciennes et
aristotéliciennes, mais ne correspond pas à la
réalité des choses. Malheureusement, les historiens et les
philosophes se sont davantage penchés sur ces théories que sur le
contexte politique réel. L'histoire démontre que l'Etat grec ne
dominait pas l'individu de cette façon. Selon le Maître de
Heidelberg, l'individu disposait en réalité de certains droits et
se trouvait déjà titulaire d'une « sphère de
liberté », bien que celle-ci soit quelque peu restreinte.
Jellienk, à nouveau, insiste sur l'enjeu de sa
théorie de l'Etat : déconstruire les concepts pour replacer
l'individu au coeur du système juridique. De ce fait, soumettre la
souveraineté de l'Etat au droit lui permet de remplir son objectif en
accordant une place officielle, un statut,
183 Ibid., I, 473
184 Ibid., I,451
185 Ibid., I, 450
aux individus. Si l'Etat, dans l'histoire, n'a jamais pu nier
l'individu de façon totale, cela signifie que la souveraineté n'a
jamais été, à proprement parler, absolue, si ce n'est dans
les ouvrages politiques des théoriciens. Respectant le droit et
l'individu, l'Etat ne peut pas être titulaire d'une souveraineté
absolue; les individus et l'Etat ont entre eux des relations, non des rapports
de sujétion ou de pure domination. Ainsi, Georg Jellinek, libéral
sur le plan politique, donne de la substance au concept d'Etat de droit, en
défendant le droit et l'individu face à la puissance
souveraine.
L'entière construction de son concept de
souveraineté tourne autour de l'individu: celui-ci
bénéficie d'une reconnaissance au sein du système
juridique et peut avoir des relations avec la puissance étatique.
L'individu et l'Etat sont des personnes juridiques, qui, entre elles, sont
reliées par des rapports de droit.
Geog Jellinek cherche à montrer que la
souveraineté, à l'instar de l'ensemble des concepts juridiques,
est le fruit de relations entre les personnes juridiques, et non d'une
domination ou d'une sujétion de l'un sur l'autre. De cette
manière, en déconstruisant les théories politiques, en
distinguant les concepts d'Etat et de souveraineté, Jellinek parvient
à construire un modèle dans lequel l'Etat ne peut nier
l'individu. Dans tout système politique, l'Etat a laissé aux
individus placés sous son pouvoir de commandement une
«sphère de liberté », y compris sous l'ère
antique. Pour cette raison, parler de souveraineté au sens
«absolu» est une erreur: le souverain n'a jamais
dépassé les limites d'un certain commandement et a toujours
laissé aux individus une certaine liberté. De cette façon,
la simple constatation de l'existence de cette «sphère de
liberté » dément l'existence d'une souveraineté dans
laquelle l'individu ne serait que le sujet de la domination étatique.
B. Les critiques de l'acception jellinékienne
de la souveraineté par Léon Duguit et par les tenants du
décisionnisme
Pour terminer notre étude, nous allons nous attarder sur
deux types de critiques auxquelles l'Ïuvre de Jellinek a dû faire
face.
En premier lieu, le juriste français Léon Duguit
a souligné, au début du siècle dernier,
la prétendue faiblesse de la théorie de l'auto-limitation
utilisée par Jellinek pour nier la toute - puissance de la
souveraineté étatique. Selon lui, si ce concept d'auto-limitation
est
«précaire », la théorie
générale de l'Etat telle qu'elle est développée par
Jellinek relève elle- même du «métajuridisme »,
preuve que le juriste de Heidelberg ne parvient pas à éliminer
toute forme de spéculation (1).
En second lieu, le concept de souveraineté, sous le
régime de la République de Weimar, va connaître une
nouvelle acception, par le biais de la théorie de la
«décision », chère à deux auteurs, Carl Schmitt
et Hermann Heller. Bien que Heller soit social-démocrate, contrairement
à Schmitt dont les compromissions avec le régime nazi sont
incontestables, chacun des deux auteurs a farouchement critiqué les
théories de Jellinek. Heller le considère comme l'instigateur du
positivisme, courant de pensée qu'il rejette catégoriquement
(2).
1. La critique de Duguit: la faiblesse du concept
d'auto-limitation et le « métajuridisme » de
Jellinek
Selon l'éminent doyen de la faculté de Bordeaux,
l'auto -limitation jellinékienne est « fragile» car le pouvoir
d'un Etat n'est souvent limité que dans la mesure où «il le
veut bien»: son pouvoir ressemble ainsi plutôt à un pouvoir
« absolu et sans limite »186 . Selon Duguit, ce n'est donc
que par une «apparence de raison» que l'on peut parvenir à
lier l'Etat au droit par un lien de nécessité. Car, comme nous
l'avons vu, en s'efforçant de construire son concept d'auto-limitation,
Jellinek tente d'élaborer un raisonnement pour limiter l'action de
l'Etat, construire un modèle dans lequel la puissance étatique
peut être enserrée.
Duguit reprend d'ailleurs à son compte les termes
employés par Jellinek pour montrer combien l'auto-limitation n'est qu'un
concept fragile et précaire. Ce qui gêne Duguit au plus haut point
est l'assertion suivante, issue de l 'Etat moderne et son droit:
«Pour résoudre la question de la limitation des pouvoirs de l'Etat,
il faut mettre de côté les instrument s insuffisants de manoeuvre
juridique, dont beaucoup de ceux qui traitent le problème veulent
seulement se servir. La solution de la question, pour employer une expression
que je propose, est de nature métajuridique
»187 . Jellinek, en construisant des concepts bâtis
sur la réalité empirique, souhaitait s'écarter de toute
tendance spéculative. Or, construire un raisonnement
métajuridique, cela revient à admettre que les simples
règles juridiques positives ne peuvent
186Léon Duguit, La doctrine allemande de
l'auto -limitation de l'Etat, RDP 1919, 16 1-190
187 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans
Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation de
l'Etat, RDP 1919, 161-190
expliquer, techniquement, l'auto-limitation de l'Etat. Jellinek
ne parvient donc pas à éliminer toute forme de spéculation
dans sa théorie juridique de l'auto-limitation.
Ainsi, selon Duguit, «tout cela révèle chez
Jellinek des hésitations et des scrupules ». De cette
manière, après avoir montré que l'Etat ne peut agir
autrement qu'au moyen du droit qu'il crée, Jellinek prétend
boucler son système en admettant, de surcroît, que certains
éléments fondamentaux du système juridique, les
«éléments constants» du droit, ne relèvent pas
du pouvoir réel du législateur. On peut ainsi « croire qu'il
admet pleinement l'existence d'un droit supérieur à l'Etat et
d'une limite juridique s'imposant généralement et rigoureusement
à l'Etat [...]Il admet ainsi qu'on ne peut pas ne pas reconnaître
qu'il y a certaines bornes que l'Etat ne peut pas, historiquement, moralement,
politiquement dépasser [...] c'est métajuridique ». Si
Duguit insiste sur cet élément «métajuridique »,
c'est qu'il y trouve un argument permettant de critiquer la théorie
jellinékienne.
Le fondement sur lequel la théorie de Jellinek
relève donc de la métaphysique : si Jellinek n'a de cesse de
critiquer les positions spéculatives des auteurs classiques (qui posent
des modèles ne reposant jamais sur des bases empiriques), il ne parvient
pas non plus, dans sa propre méthode, à éliminer toute
trace métaphysique. S'il se fait le pourfendeur du droit naturel,
Jellinek insiste pourtant sur ces «éléments
fondamentaux» qui font de certaines normes juridiques des
impératifs auxquels l'Etat même ne peut se soustraire. Alors qu'il
souhaitait, à l'image de Kant, assujettir la connaissance aux limites du
seul champ phénoménal, lui interdisant du même coup toute
prétention sur le champ nouménal, Jellinek n'arrive pas à
respecter son cahier des charges.
De plus, lorsque Jellinek traite du droit international, il
justifie celui-ci de la même manière que le droit public interne
et tente de fonder le caractère obligatoire des contrats entre Etat sur
la formule de l'auto-limitation. Les Etats se soumettent donc volontairement
aux règles du droit international; le droit international a un fondement
psychologique, de la même manière que le droit public interne.
Ainsi, c'est la croyance des individus à l'existence de règles de
droit international qui fonde l'existence de ce droit international.
De plus, contrairement aux opinions courantes, ce n'est pas
parce qu'il existe peu de moyens de contrainte au sein du droit
international que celui-ci ne constitue pas véritablement
un système juridique à part entière. Une règle
de droit n'a pas besoin d'être sanctionnée pour être
reconnue en tant que telle: il faut simplement que son
exécution soit garantie. Or, selon Jellinek, il existe suffisamment de
mécanismes de garantie qui incitent les Etats à appliquer le
droit international.
Pourtant, pour évoquer le cas où les
règles internationales se trouvent en opposition avec les
intérêts de l'Etat, comme le fait remarquer Duguit, Jellinek
utilise une formule étonnante: «là où l'observation
du droit international se trouve en conflit avec l'existence de l'Etat, la
règle de droit se retire en arrière parce que l'Etat est
placé plus haut que toute règle de droit particulière. Le
droit international existe pour les Etats et non pas les Etats pour le droit
international »1 88.
Duguit choisit de coupler cette affirmation du juriste de
Heidelberg avec la formule suivante, également extraite de l'Etat
moderne et son droit: «s'il existait un ordonnancement
interétatique et surtout superétatique, tout à fait sans
lacune, décidant tous les conflits suivant des règles juridiques
préétablies, cela aurait pour résultat de conserver dans
le monde moderne et pour un temps indéfini ce qui est malade, vieilli,
ce qui est une survivance du passé et, par là, serait rendu
impossible tout progrès salutaire ». Ainsi, Jellinek admet que, si
l'ordre international est lacunaire, cela ne peut
être qu'une bonne chose, dans la mesure où ces
lacunes rendent possible l'évolution, le progrès. Si le droit
international, lacunaire, contrarie les intérêts des Etats,
ceux-ci peuvent s'abstenir de le respecter, car l'Etat prime le droit
international.
Il est exact de relever, comme le fait Duguit, que ce
raisonnement pose problème. Cela signifie que l'auto-limitation, telle
qu'elle est formulée par Jellinek, ne fonctionne pas
véritablement: le droit s'arrête là où
l'intérêt supérieur de l'Etat commence. Et voici, selon
Duguit, la « doctrine abominable de la guerre instrument de progrès
humain et source d'ordre juridique ». Car, si Jellinek utilise, comme
exemples à l'appui de sa thèse, la création de l'Empire
allemand à la suite des grandes guerres du 19ème
siècle, chacun des évènements «produits » par
l'Etat lorsque celui-ci s'abstient de respecter les règles du droit
international ne sont pas forcément aussi «heureux », loin de
là.
188 Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, dans
Léon Duguit, La doctrine allemande de l'auto-limitation de l'Etat,
RDP, 1919, 161-190
D'une part, reconnaître que, lorsque son
intérêt le dicte, l'Etat peut s'abstenir de respecter le droit
international, cela signifie que le droit, qui puise pourtant selon Jellinek sa
force dans la conviction des individus, plie devant l'intérêt
étatique: voilà bien un problème dans sa doctrine de
l'auto-limitation. L'Etat prend le pas sur le droit. L'Etat peut
s'écarter des normes juridiques lorsque les circonstances
l'y poussent, alors même que ces normes, dans le
système jellinékien, sont pourtant le fruit des convictions
individuelles. Or, nous le verrons, comme l'expriment très bien les
chefs de fil du décisionnisme quelques temps plus tard, c'est
précisément dans les moments de « crise » que l'on peut
définir le souverain, celui qui est habilité à prendre la
décision ultime. Le fait que l'Etat puisse s'abstenir de respecter
l'ordonnancement juridique international lorsque son intérêt
supérieur est en jeu constitue une entorse terrible au concept
d'auto-limitation, qui tentait précisément de lier l'Etat au
droit qu'il produit, d'une façon quasi automatique.
D'autre part, se placer du côté du
progrès, souhaiter que l'ordre international ne soit pas
«verrouillé » mais puisse évoluer vers une situation
meilleure, c'est un point de vue éminemment respectable concevable, au
début du 21 ème
mais difficilement surtout siècle,
après les conflits mondiaux qui ont
émaillé le dernier siècle. Ainsi, Duguit achève son
article de cette manière : «telles étaient, avant la guerre,
[la première guerre mondiale] en ce qui concerne le droit international,
les conclusions négatives du plus célèbre juriste
publiciste de l'Allemagne ».
Naturellement, le déroulement de la première
guerre mondiale ne permet pas de donner raison à Jellinek sur ce point:
le fait que l'Etat, dans une situation où son intérieur le dicte,
puisse ne pas respecter le droit, et ainsi s'abstenir de respecter le droit
(alors même que le lien entre Etat et droit constituait le fondement
même de l'auto-limitation) n'engendre pas que des conséquences
heureuses. Pourtant, Jellinek se range authentiquement du côté de
Kant, lorsqu'il évoque l'avenir des sociétés et du droit
international, citant directement le Maître de Königsberg: «son
développement [du droit international] nous paraît tendre vers ce
but, pour nous bien lointain, peut-être même irréalisable
d'une façon intégrale, ce but que Kant nous a montré
lorsqu'il écrivait : « Le plus grand problème qui se pose
devant l'espèce humaine et que la nature oblige à
résoudre, c'est la réalisation d'une société
universelle de nature civile,
administrant le droit »189 . Ainsi, même
si, dans certains cas, l'Etat s'abstient encore de respecter les
réglementations internationales, l'évolution du droit
international devrait tendre vers la concrétisation d'une
société de cette nature, dont la mission serait
précisément de faire respecter le droit.
2. La critique du raisonnement jellinékien par
les tenants du décisionnisme et la remise en cause du concept de
souveraineté
Quelques années après la mort de Georg Jellinek,
sa vision de la souveraineté a été critiquée par
les « décisionnistes », Hermann Heller et Carl Schmitt en
tête.
En réalité, c'est la méthode même
employée par Jellinek qui sera mise en cause : au raisonnement psycho
-sociologique du maître de Heidelberg, les décisionnistes
préfèrent une approche politique, dans laquelle l'unité de
l'Etat est justifiée par des raisons purement politiques. L'unité
telle qu'elle est conceptualisée par Schmitt, et contrairement à
Jellinek, «n'est ni juri dique, ni sociologique: elle est remise entre les
mains de l'organe suprêmement politique, le président du Reich,
gardien de l'unité politique ». Sa théorie tourne uniquement
autour de l'Etat, et ne se focalise absolument pas sur la
société, contrairement à Jellinek qui, dans son
étude de la souveraineté, intègre des
éléments sociologiques.
Pour comprendre les critiques que les deux auteurs ont
adressé à Jellinek, il faut tout d'abord cerner, au
préalable, leur vision du droit et de l'Etat.
Si, pour Jellinek, le souverain est celui qui
bénéficie d'un pouvoir supérieur et
indépendant, Schmitt, à l'aide de son raisonnement purement
politique, le définit comme celui qui effectue
190
la discrimination entre l'ami et l'ennemi publics. Dans son
ouvrage La notion d e politique , Carl Schmitt pose déjà
les jalons de cette discrimination politique, discrimination qui constitue une
des bases fondamentales pour comprendre l'ensemble de son oeuvre:
«L'ennemi, ce ne peut être qu'un ensemble d'individus
groupés, affrontant un ensemble de même nature [É] L'ennemi
ne saurait être qu'un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif
à une collectivité, et particulièrement à un peuple
tout entier, devient de ce fait affaire
189 Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle,
dans Georg Jellinek, L 'Etat moderne et son droit, Panthéon-
Assas, 2004, I, 564
190 Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion,
1992
publique ». De ce fait, dans cet ouvrage, Carl Schmitt
caractérise l'Etat de la manière suivante : c'est une
«unité politique organisée formant un tout» et «
à qui revient la décision ami-ennemi ».
Schmitt caractérise le souverain comme celui qui prend
la décision ultime en cas de conflit: «il résulte de cette
confrontation avec l'éventualité de l'épreuve
décisive, celle du combat effectif contre un ennemi effectif, que toute
unité politique est nécessairement ou bien le centre de
décision qui commande le regroupement ami-ennemi, et alors elle est
souveraine dans ce sens (et non dans un quelconque sens absolutiste), ou bien
elle est tout simplement inexistante ». Est donc souveraine l'unité
capable de faire la distinction ami-ennemi: c'est bien cette capacité
à discriminer qui fait la force du souverain.
La souveraineté, dans l'acception schmittienne, est
donc exclusivement pensée en termes politiques. La méthode du
décisionnisme s'écarte donc radicalement de celle employée
par Jellinek et les post-kantiens: le droit n'est qu'une sous-catégorie
du politique, lequel est défini, selon Schmitt, comme étant le
domaine de la lutte entre amis et ennemis.
191
De plus, dans la théorie schmittienne, comme
l'énonce Sandrine Baume , il n'y a pas mention de la doctrine de
l'auto-limitation telle que Jellinek l'a exp osée, mais « son
opinion
192
peut être dérivée de ses propositions
exposées dans Théorie de la constitution. Schmitt tranche le
dilemme entre souveraineté de l'Etat
et prééminence du droit public, en optant pour
le maintien de la puissance souveraine de l'Etat et en en acceptant les
conséquences ultimes, c'est-à-dire la subordination de l'individu
et de ses droits à l'Etat, qui seul peut les garantir ». Bien
entendu, cette affirmation doit être mise en relation avec la
définition que Carl Schmitt donne de l'Etat: «L'Etat moderne est
une unité politique close, par son essence il constitue le status,
c'est-à-dire un status total qui relativise tous les autres status
à l'intérieur du sien propre ? Il ne peut reconnaître en
son sein aucun status de droit public antérieur ou supérieur
à lui et ayant autant de droits que lui ».
En conséquence, pour Schmitt, l'individu est
subordonné à l'Etat; la notion même d'auto- limitation
ou de droits publics subjectifs n'a aucun sens. Schmitt fait clairement
privilégier le
191 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l 'Etat, Presses
de la fondation nationale des sciences politiques, 2008,254
192 Carl Schmitt, Théorie de la Constitution,
PUF, Collection Léviathan, 1993, 310
pouvoir souverain sur le droit. L'individu, s'il est titulaire
de droits, ne peut l'être que dans la mesure où le souverain les
lui reconnaît expressément. La relation entre droit et pouvoir, au
coeur de la souveraineté dans l'acception jélinekienne, lequel
tente de limiter la souveraineté au moyen du droit, a pour
résultat, dans la théorie schmittienne, la victoire du pouvoir
face au droit.
Sandrine Baume évoque le cas particulier de Heller qui,
selon elle, a tenté d'élaborer une « conciliation»
entre le normativisme kelsénien et la doctrine schmittienne. Selon cet
auteur, il faut sortir de cette dualité: «toute théorie
partant de l'alternative droit ou pouvoir, norme ou volonté,
objectivité ou subjectivité, méconnaît la
construction dialectique de la réalité étatique, c'est
pourquoi elle échoue déjà à l'initiale
»193 . Selon lui, le droit est donc le produit d'un rapport
dialectique entre l'être et le devoir-être, entre le pouvoir et la
norme. De cette manière, la Constitution n'est «ni le fruit d'une
volonté souveraine, ni un système logique et clos de normes
»194 . Heller utilise la théorie décisionniste de
Carl Schmitt dans la mesure où le souverain est effectivement celui qui
prend la «décision ». Cependant, ces théories
s'écartent de celles de Schmitt car, outre son point de vue politique
modéré, sa préférence va au système
parlementaire: chez lui, la décision se joue au niveau du Parlement, au
niveau de la représentation nationale, et non au niveau du pouvoir
exécutif, option choisie par Schmitt. Cependant, dans sa vision du droit
et de l'Etat, et ainsi de la souveraineté, Heller va directement
critiquer Georg Jellinek.
Heller s'attaque aux positivistes qui refusent
d'intégrer des valeurs dans les fondements de l'Etat : selon lui, il ne
peut y avoir d'unité politique que si elle repose sur l'acceptation de
valeurs communes, lesquelles sont l'origine de la légitimité de
l'Etat et donc de la Constitution. L'un de ses ennemis intellectuels est donc
Kelsen, qui «s'efforce du mieux » qu'il peut à
«dépolitiser la théorie de l'Etat. Qui se demande encore
quelle théorie de l'Etat fut plus fructueuse, plus profonde, plus
essentielle? Celle des hommes politiques tels que Dahlmann, Stahl, Stein et
Mohl ou celle des hommes non politiques comme Gerber, Laband, Jellinek et
Kelsen ? »195.
193 Hermann Heller, Staatslehre, dans Sandrine Baume,
Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des
sciences politiques, 2008, 255
194 Sandrine Baume, Carl Schmitt, penseur de l'Etat,
Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2008, 255
195 Herman Heller, Staatslehre, dans Sandrine Baume,
Carl Schmitt, penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des
sciences politiques, 2008, 259
Heller, de la même manière que Schmitt, s'oppose
directement à Georg Jellinek, à qui il reproche de
«dépolitiser » le système juridique, de la même
manière que Kelsen.
«Par souveraineté, nous entendons la
qualité de l'indépendance absolue d'une unité de
volonté par rapport à une autre unité de décision
efficiente »196. Cette définition de la
souveraineté s'écarte sensiblement de la conception
jellinékienne : Heller y introduit, de la même manière que
Carl Schmitt, la notion de décision, éminemment politique.
En conséquence, la vision décisionniste du droit
s'écarte radicalement de l'approche kantienne de Jellinek: dans
l'optique décisionniste, le droit n'est qu'un sous-produit du politique.
De ce fait, le concept de souveraineté devient une notion
éminemment politique, directement associée au concept de
décision.
196 Hermann Heller, Die Souvernitt. Ein Beitrag zur Theorie
des Staats- und Vlkerrechts, 1927, dans Sandrine Baume, Carl Schmitt,
penseur de l'Etat, Presses de la fondation nationale des sciences
politiques, 263
La souveraineté est un concept quasi mythique au sein
du droit français: au fil du temps, après avoir été
considérée comme simple théorie, la souveraineté a
obtenu le statut de vérité historique. Comme l'a rappelé
Michel Foucault, « dire que le problème de la souveraineté
est le problème central du droit dans les sociétés
occidentales, cela signifie que le discours et la technique du droit ont eu
essentiellement pour fonction de dissoudre, à l'intérieur du
pouvoir, le fait de la domination, pour faire apparaître, à la
place de cette domination, que l'on voulait réduire ou masquer, deux
choses : d'une part, les droits légitimes de la souveraineté et,
d'autre part, l'obligation légale de l'obéissance
»197 . Dans l'optique de Foucault, le concept juridique de
souveraineté a servi à masquer l'idée de domination, afin
de favoriser certaines idées politiques, certaines conceptions du
pouvoir.
Or, la théorie de Jellinek vise
précisément, lorsqu'elle touche à la souveraineté,
à déconstruire les concepts couramment utilisés, à
montrer de quelle façon les théories ont façonné
notre image du réel. L'image du souverain absolu n'est pas une
vérité historique attestée, mais la résultante d'un
discours sur le pouvoir, dont les théoriciens les plus fameux ont
été Jean Bodin et Thomas Hobbes. Jellinek se place sur une base
empirique, revisite le concept de souveraineté au travers des
différentes acceptions dont il a fait l'objet au cours de l'histoire,
puis construit son propre modèle, axé sur le concept
d'auto-limitation. Selon Jellinek, la doctrine a trop souvent oublié de
déconstruire les mythes forgés par les anciens théoriciens
politiques. Or, derrière les théories, qui ne sont souvent que
présentations falsifiées du réel, la souveraineté
n'est qu'un concept, qui a donc permis de faire triompher une certaine vision
du pouvoir.
La souveraineté au sens jellinékien s'appuie sur
l'individu pour limiter la souveraineté au moyen du droit. En partant du
droit comme produit du monde subjectif, Jellinek part de l'individu pour
comprendre l'Etat et les concepts juridiques. Fidèle à la
tradition kantienne, Georg Jellinek s'oppose radicalement «aux
essentialistes»; il construit son modèle à partir d'une
approche véritablement «subjective» du droit, au sein de
laquelle la conviction individuelle a toute sa place. De cette manière,
la souveraineté n'est pas un concept absolu mais purement relatif, issu
de luttes politiques historiques, dont l'acception dépend de la
197 Michel Foucault, «Il faut défendre la
société », Cours au Collège de France
(1975-1976), dans Alain Laquièze, La critique de la
souveraineté par les libéraux anglo-saxons, dans Dominique
Maillard Desgrées du Loû, Les évolutions de la
souveraineté, Montchrestien, Collection Grands Colloques, 2006,
173-174
conviction dominante; or celle-ci ne peut plus tolérer
l'idée d'une souveraineté toute- puissance, qui s'affranchirait
selon son bon plaisir des règles de droit.
Il est possible d'établir une comparaison entre la
manière dont Jellinek étudie le concept de souveraineté,
à partir d'une critique de la raison juridique et des concepts
utilisés, et la façon dont Michelangelo Antonioni, dans son chef
d'Ïuvre Blow up, réalisé en 1966,
déconstruit notre perception de la réalité. Antonioni,
à la manière de Jellinek, insiste sur le fait que la
réalité n'est pas ce qu'elle semble être : nous
débattons trop souvent sur des images du réel, et non sur la
réalité elle-même. Thomas, le photographe du film
d'Antonioni, n'est-il pas précisément le représentant le
plus fidèle de ces théoriciens fascinés par les images,
les photos, les représentations, lesquelles ne sont finalement que des
mises en forme figées et falsifiées du réel dans lequel
nous vivons ? Comme la dernière scène du film nous l'indique -
dans laquelle des clowns miment une partie de tennis - les théories ne
sont que des leurres, des constructions artificielles sur lesquelles les
discours sont construits. Perdant de vue le réel, le droit devient un
monde de constructions théoriques; la prise en compte de l'individu, de
sa vision du droit, de son mode de pensée, permet seule de mettre en
place une théorie «réelle », une science du droit, au
sein de laquelle les éléments jadis laissés de
côté seraient réintégrés. Car Jellinek
applique finalement la même logique à la question de la
souveraineté qu'Antonioni à la question du regard: sommes-nous
certains de ce que nous voyons? Les concepts ne cachent-ils pas d'autres
éléments que ce que les théories nous donnent à
voir ? En déconstruisant notre mode de perception du réel, donc
également de la chose juridique, ne peut-on pas donner une image plus
fidèle de la réalité?
Bibliographie
Ouvrages de référence
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[1ère édition 1900] - Première partie
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Panthéon-Assas, 2004
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[1ère édition 1900] - Deuxième partie
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Panthéon-Assas, 2004
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Dictionnaire de la culture juridique, Lamy/PUF, Collection Quadrige
Dicos Poche, 1 ère édition 2003
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étymologique de la langue française, Presses Universitaires
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Ouvrages philosophiques
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morale de Kant -, La Table Ronde, 2005
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Collection Quadrige Grands Textes, 7ème édition 2004
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Librairie philosophie J. Vrin, Collection Bibliothèque des textes
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Libraires générale française, Collection Le Livre de
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Genèse d'une doctrine -, Presses de la fondation nationale des
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Léviathan, 1 ère édition 2005
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- Réflexions critiques sur l'actualité de Carl Schmitt
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Thierry Rambaud, Actualité de la pensée
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n°3, 2005, 707-732
Patrick Wachsmann, Le kelsénisme est-il en crise
?, Droits, 4, 1986, 53-64
Sommaire
Chapitre 1. La souveraineté, un concept historique et
lacunaire, associé pour des raisons politiques à l'absolutisme
17
Section 1. La souveraineté, un concept récent dont
les origines sont strictement politiques
18
§ 1. La souveraineté, un élément non
« absolu» dont l'origine ne remonte qu'aux théories politiques
modernes : l'inexistence du concept de souveraineté sous l'ère
antique 18
§2. Des raisons historiques et politiques qui expliquent
l'émergen ce du concept de souveraineté au Moyen-Âge
21
Section 2. La critique des théories absolutistes et la
remise en cause du lien unissant la souveraineté et l'Etat 27
§ 1. La critique des théories « offensives
» confondant souveraineté et absolutisme 28
§2. L'Etat, une personne juridique dont la
souveraineté n'est qu'un « attribut » 33
A. La souveraineté une caractéristique non
inhérente à l'Etat .34
B. La distinction entre puissance étatique et
souveraineté et la théorie des Etats non souverains 39
Chapitre 2. La souveraineté révisée à
l'aune du concept d'auto-limitation 44
Section 1. Le concept d'auto-limitation : l'Etat, un souverain
lié par le droit 45
§1. L'auto-limitation, un concept dont Jellinek n'est pas
l'inventeur mais qui lui permet de limiter le pouvoir de l'Etat et de lier le
souverain au droit 45
A. L'auto-limitation, un concept esquissé par Jhering et
développé par Jellinek : le droit, un système de relations
entre personnes juridiques 46
B. Le développement juridique du concept d'auto
-limitation par Georg Jellinek 48
1. La conception de l'auto-limitation selon Jellinek 49
2. Les normes juridiques comme "normes garanties": des
éléments extérieurs qui contraignent l'Etat souverain
à respecter le droit 52
§2. Le concept d'auto-limitation: l'impossibilité
pour l'Etat de sortir du droit sans nier sa propre condition d'Etat
.54
A. L'anarchie, une hypothèse inenvisageable l'Etat
souverain: l'obligation de respecter le système juridique .55
B. La convergence de la «conviction dominante» et des
« éléments constants du droit » qui contraignent l'Etat
souverain à respecter le droit 56
1. La « conviction dominante» : un Etat
nécessairement lié par le droit 56
2. L'Etat souverain lié par les
«éléments constants du droit » 59
Section 2. La déclinaison de la théorie de la
souveraineté au sens jellinékien et les critiques qui en ont
découlé 61
§ 1. L'Etat, un souverain dont la personnalité
juridique doit être reconnue par les autres sujets de droit 61
§2. L'influence des théories jellinéliennes
sur le positivisme kelsénien et les critiques des théoriciens
de Weimar vis-à-vis de la conception jellinékienne de la
souveraineté 64
A. L'influence des théories jellinékiennes liant
le souverain au droit sur le positivisme et sur l'idée de
«Rechtsstaat » .65
B. Les critiques de l'acception jellinékienne de la
souveraineté par Léon Duguit et par les tenants du
décisionnisme 69
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