UNIVERSITE DE TUNIS - TUNIS III AL-MANAR
Faculté de Droit et des Sciences Politiques
de Tunis
Campus Universitaire
LE DISCOURS RELIGIEUX EN TUNISIE
L'exemple de la
Communauté Juive
Mémoire pour l'Obtention du Master
en Sciences Politiques
Présenté et soutenu
publiquement le 28 décembre 2007
par
Sadek METIMET
Membres du Jury :
Président : Med Redissi
Suffragants :
Med Hedi B. M'rad
Hafidha Chekir
Année Universitaire 2006 - 2007
La Faculté de droit et des sciences politiques de
Tunis n'entend donner aucune approbation, ni improbation, aux opinions
émises dans les mémoires et les thèses ; ces opinions
doivent être considérées comme propres à leurs
auteurs
- A mes parents,
En marque, trop tardive, de reconnaissance
Leur repos ultime,
en ces terres du nord,
révèle la mesure de leur
abnégation
- A mes frères
- Pour tous ces Autres, semblables
et différents, qui ont donné
lumière
et relief à notre vie.
- A mon encadreur, Demoiselle Hafidha CHEKIR, pour sa
patience malgré mes fluctuations d'humeur .
Liste des abbréviations
. A.I.U. : Alliance israélite
universelle
. A.J.A. : American Jewish Association
. C.G.T. : Confédération
générale de travail
. C.S.I. : Centrale sioniste
internationale
. C.S.P.T. : Code du statut personnel
tunisien
. F.C.T. : Fédération
communiste de Tunisie
. F.S.J.U : Fonds social juif
unifié
. F.S.T. : Fédération
socialiste de Tunisie
. L.E.A. : Ligue des Etats
arabes
. P.A.E.J. : Parti d'action et
d'émancipation juive
. P.C.F. : Parti communiste
français
. P.C.T. : Parti communiste
tunisien
. P.L.C. : Parti libéral
constitutionnel
. S.D.N. : Société des
nations
. U.S.T.T. : Union syndicale des travailleurs
de Tunisie
INTRODUCTION
Le terme « discours » n'a pas
une bonne réputation. Stigmatisé aussi bien pour ses lourdeurs
formelles que pour son caractère mensonger ( il suffit de penser
à l'expression de " langue de bois " pour s'en convaincre ), il semble
aujourd'hui condamné au mépris . Vide, creux, le discours cumule
les handicaps au point d'apparaître comme l'attribut le moins honorable
de ceux qui se livrent à l'activité discursive, surtout dans le
domaine politique. Tous savent bien l'approbre qui entoure les "beaux
parleurs", habiles à manier les "mots" mais impuissants à faire
bouger les "choses". Déjà, le Coran qualifie de
"manipulés" ceux qui croyaient au discours des poètes (S 26 -V
224). Cette distinction fragile entre «les mots et les choses»
démontre la vulnérabilité de l'activité discursive
dans le champ social et sa faible légitimité (1) .
Il faut définir, tout d'abord, ce qu'on
entend par le terme «discours». C'est un terme peu précis et
englobe plusieurs emplois. Il désigne "tout énoncé
supérieur à la phrase, considéré du point de
vue des règles d'enchaînement des suites de phrases" (2).
Mais dans un sens plus large le discours "c'est l'énoncé
considéré du point de vue du mécanisme discursif qui
le conditionne " (3). Ainsi, un regard jeté sur un texte, du point
de vue de sa structuration "en langue", en fait un énoncé; une
étude linguistique des conditions de production de ce texte en fera un
discours. Il faut entendre par-là que les conditions de production ne
sont pas un simple contexte (c'est-à-dire des circonstances qui
exerçaient des contraintes sur le discours) mais qu'elles
caractérisent le discours, le constituent : la relation d'appartenance
d'un discours à une formation discursive est facteur constitutif du
discours (4).
Le fait discours est sujet à une
typologie. Il s'agit d'une catégorisation intuitive, évidente
grâce à laquelle, ensuite, un système de propositions
devient possible et nécessaire. On parle alors de discours politique,
discours religieux, discours syndical, discours juridique, etc. En
réalité, ce qu'il faut catégoriser, c'est "ce qui fait
qu'un discours fonctionne, et non le jugement qu'on peut porter sur lui"
(5).
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(1) Le Bart Ch., Le discours politique . Paris ,
P.U.F., 1998, p.13 (2) Dubois J et al., Dictionnaire de linguistique
. Paris, P.U.F., 1973, p.72 (3) Guespin L., " L'analyse du
discours ", Paris, Langages, n°23-1971, p.14 (4) Robin R.,
Histoire et linguistique. Paris, A.Colin, 1973, p.89 (5)Guespin L.,
"Types de discours ou fonctionnements discursifs ?", Paris, Langages,
n°41-1976, p.9.
Le travail qui s'interroge sur "la place de
l'affrontement discursif dans la conjoncture politique et
idéologique", et en tant qu'il conclut que "tout se passe comme
si l'affrontement dans le discours (c'est-à-dire dans le
système discursif, objet de l'étude) avait pour seule
fonction la reconnaissance qui permette à tous ceux qui défendent
les mêmes valeurs de se reconnaître, de se retrouver, de se
sécuriser dans la communion d'un même groupe" (1).Un tel
travail contribue à ébranler toute catégorisation ou
typologie . En effet, le défaut de toute typologie est qu'elle passe
à coté de ce qui peut être important, et
éventuellement essentiel ; c'est dire que le social est tout entier
discursif
Mais comment qualifier le discours religieux, ou
plutôt comment parler politiquement de la religion?. L'approche de la
religion doit se faire sur la base de deux idéaux : un
idéal pratique de la sincérité et l'idéal
théorique de l'objectivité. La religion doit être chercher
dans le sentiment intérieur, la disposition subjective, et on en
vérifie la présence dans des signes objectifs tels que la
participation aux rites. En effet, si nous sommes à la recherche des
signes objectifs d'un sentiment subjectif sincère, nous poursuivons une
lueur. Quel peut-être le signe objectif d'une disposition qui, par
définition, est impossible à objectiver?. Nous ne pouvons donc
chercher l'objectivité de la religion ailleurs que dans son
objectivité même. Or, la religion n'est objective pour nous que
fait politique.(2)
Avec le triomphe de la démarche scientifique,
depuis plus d'un siècle, le discours sur la religion est comme
censuré. Dans un contexte soumis à une laïcité, de
droit ou de fait, mal comprise, il est même frappé d'interdit dans
l'espace public. Il semble que le progrès exige que le sacré soit
refoulé dans le for intérieur de l'âme humaine. Mais avec
le déclin des idéologies, en particulier athées, il
paraît que la désillusion à l'égard des
mécanismes planétaires et l'espoir de salut collectif stigmatise
uniformément les populations. Ces derniers, secouées par les
vicissitudes qu'engendrent les exigences de la compétition
économique, cherchent actuellement à se préserver des
menaces d'engloutissement dans le cosmopolitisme. C'est ainsi que l'on trouve
volontiers refuge dans des enracinements locaux qui débordent le
contrôle des systèmes religieux .
Le mot cultus, qui désigne la
dévotion envers un être suprême, a du reste donné
naissance à la fois au terme de "culture" et à celui de "culte",
la dévotion et la croyance en un être suprême servant de
base à la culture(3). C'est la rencontre dynamique entre les
différentes cultures qui a donné naissance à la
réflexion et à l'étude du discours de chaque culture,
c'est-à dire sa manière de donner un sens à la vie,
à son identité et à son altérité.
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(1)Guespin L. op cit p.10 (2) Manet P., " Comment parler
politiquement de la religion ", Paris, Commentaires, n°113-2006 p25.
(3) Figuier R. (Dir. de), Dieux en sociétés :le religieux
et le politique, Paris, Autrement, 1992, p.13
Le Judaïsme en Tunisie, en tant que religion
d'une frange de la société a développé tout au long
de son parcours un discours religieux qui permet aux membres du groupe de se
positionner sur le plan social vis-à-vis d'eux-mêmes tout d'abord,
et vis-à-vis d'autrui ensuite. La production de ce discours est du
ressort des "professionnels" du religieux, "les gardiens du sacré"
: rabbins et théologiens. Mais le judaïsme,
à l'instar de l'islam, ne connaît pas de sacerdoce et n'a pas de
clergé hiérarchisé, le rabbin est un simple particulier
désigné pour la lecture des prières. Dès lors, on
est en droit de parler du discours religieux des intellectuels, des
journalistes, des politiciens au même pied d'égalité que
les rabbins et théologiens. En fait, c'est par une attitude
constructiviste qu'on a choisi de considérer comme religieux, un
discours du fait de sa source ou de son contenu, de ses modes de diffusion ou
encore de ses effets produits. Le discours n'est pas cet instrument transparent
grâce auquel la réalité des choses se laisserait apercevoir
: le discours a ses logiques propres, il construit le monde
social autant qu'il le reflète (1) .
L'étude du discours religieux juif tunisien
est-elle utile et nécessaire?. La réponse a cette question fait
jaillir une autre, de principe : Y a-t-il un judaïsme
tunisien ou plutot un judaïsme en Tunisie ?
Les juifs en Tunisie ont été toujours en
nombre infime, entre 2 % et 3 % de la population et ce jusqu'au lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale(2). En réalité, si on
prélève la pièce juive de la mosaïque, que forme la
société tunisienne, le tableau reste certes lisible ; les juifs
tiennent en peu de mots. Toutefois, non seulement dans le tableau laissé
troué de blanc mais quelque chose de fondamental va manquer, c'est
"l'intelligence de transformations sociales majeurs, de la dynamique qui
soumet à des déclassements les diverses composantes de la
société tunisienne " (3). Or, sans l'analyse de ce jeu de
forces et de tensions, on ne comprend ni le discours religieux ni politique
de cette communauté tunisienne.
Par ailleurs, le point de vue statistique n'est pas
suffisant pour rendre le tableau intelligible, c'est la position sociale et le
rôle socioculturel de cette communauté qui sont fondamentaux. Le
souci de notre étude, c'est l'ensemble des relations qu'ils
entretiennent par rapport au reste de la société .
L'étude du discours religieux juif en Tunisie
est-elle nécessaire ? Pourquoi maintenant?. On peut répondre,
sans difficulté, à la deuxième question, celle du moment.
Dans les milieux juifs Twansa-s installés en France, on parle
amèrement d'une « amnésie
tunisienne » officielle
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(1) Le Bart Ch., op cit, p.27 (2)Valensi L., Histoire
communautaire, histoire plurielle (la communauté juive en Tunisie),
Actes du colloque de Tunis 25-27 février 1998, Faculté des
lettres de Manouba, 1999,p. 51 (3) Ibid, p. 56
concernant la Communauté juive (1) . Or, il
paraît que c'est un mouvement naturel d'occulter pendant un moment,
à la suite de bouleversements politiques, ce qui a pu exister auparavent
. En effet, dans les années qui ont suivi l'indépendance de la
Tunisie, on a occulté le passé colonial pour privilégier
la redécouverte d'un passé qui avait été
gommé, pendant 75 années de protectorat :
la mémoire arabe de la Tunisie (2). Maintenant, sans sujet tabou et loin
de tout esprit de polémique et de critique, on est en mesure
d'étudier sereinement la période du protectorat français .
Il en est de même pour l'étude de la Communauté juive et de
son discours religieux car, juste après 1956, on a voulu rassembler
« la nation » tunisienne après une grande
période de tensions politiques pour la libération et
l'indépendance . Il était hors de question de parler de tout
discours sectaire ou des droits d'une frange de la société, c'est
anti-intégrationniste et anti-national.
Mais hormis ces considérations
théoriques, nous revenons à la question initiale : l'étude
du discours religieux juif en Tunisie est-elle nécessaire ? . Si on a
répondu à la première question sans difficulté, la
réponse à cette question demeure aléatoire et sujette
à plusieurs affirmations :
*Tout d'abord, la condition pour que les juifs tunisiens -
partageant désormais les mêmes droits que les autres actuellement
- entrent pleinement dans la grande communauté tunisienne est qu'ils
cessent de se regarder comme une communauté séparée pour
n'être plus qu'un groupe minoritaire religieux parmi d'autres
à l'instar des ibadhites, des turks hanéfites,
des berbères, des noirs, des andalous,etc.
*Ensuite, la confrontation avec une culture profane pose la
question de la validité de la culture juive traditionnelle et la renvoie
au domaine du religieux séparé désormais des autres
branches du savoir. Mais "dès lors que la foi se retire dans le
domaine privé, intime et dès lors que la religion n'offre plus un
cadre compréhensif de production de sens, la connaissance du
passé devient le refuge de l'identité juive"(3) de sorte que
l'étude du discours religieux des juifs de Tunisie peut être un
avatar de réinventions du passé indépendant de source
biblique traditionnelle.
*En outre, il n'y a pas eu seulement une rupture
socio-culturelle qui conduit à une reévaluation du rapport au
passé et à sa laïcisation mais il y a, surtout, une
discontinuité dans l'histoire des
______________________________________________________________________
(4) Propos de Serge Moati recueillis par Reverdi S., Tunis,
Revue Réalités n°1132 du 12.9.2007 (1) Nataf C.
« Juids et musulmans en Tunisie » in Entre orient
et occident , Cohen-Tannoudji D., (Dir de ) Paris, édit. De
l'éclat , 2006, p. 47. (2) Valensi L., Une histoire des juifs de
Tunisie est-elle nécessaire?est-elle possible?. In Actes du
colloque de Tunis, Histoire communautaire, histoire plurielle , 25-27 fevrier
1998, Manouba, CPU p. 55. (3) Idem p 56
juifs de Tunisie : c'est parce que l'histoire
est finie qu'on éprouve le besoin de la connaître et de
l'étudier
*En guise de conclusion, commençons par la fin : il
n'y a presque plus de juifs en Tunisie, un monde millénaire s'est
effacé. Donc, c'est l'énigme d'un changement aussi massif que
rapide qu'on tache de déchiffrer et un vide creusé par leur
absence qu'on veut combler : les juifs tunisiens appartiennent
à une espèce en voie d'extinction (0,001 % de la population
totale ) (4). Quoi qu'il en soit, le besoin de savoir, né de leur
absence, se développe-t-il du besoin de comprendre les raisons de leur
disparition brutale et massive ? . Et quels sont les bouleversements qui ont
rompu le modus vivendi qui relie les différents
éléments de la société tunisienne ?.
Mais une autre question surgit: où
réside l'utilité de l'étude du discours religieux juif en
Tunisie? Il y a un paradoxe dans le deuxième segment de la question qui
mérite notre attention : les juifs de la Tunisie
ont pris une faible part dans le mouvement de libération nationale (1).
Il n'y a qu'un petit nombre, très infime, qui a partagé les
aspirations nationalitaires répandues dans le reste de la
société tunisienne. Leur départ massif en vagues,
dès la fin de la deuxième guerre mondiale en 1945, lors de la
création de l'Etat d'Israël, après la proclamation de
l'indépendance nationale en 1956 et lors de chaque crise entre la France
et la Tunisie (la crise de Bizerte 1961, nationalisation des terres agricoles
en 1964) traduit, de leur part, plutôt une conviction que la puissance
coloniale a été un bouclier protecteur et un agent
d'émancipation de leur ascension sociale. Or, paradoxalement, une fois
partis et longtemps après leur départ, ils se réclament
toujours de la Tunisie et se désignent comme tel sous un
néologisme les "Twansa-s". Ce constat est
vérifiable en France, dans la région de Sarcelles, et qui
s'affirme explicitement sur des modes divers (2).
Hormis cette considération, l'étude du
discours religieux juif en Tunisie répond à un projet cognitif
circonscrit : "le renouveau des sciences humaines et
sociales, avec les multiples interrogations qui l'ont accompagné,
amènent aujourd'hui de nouvelle génération de tunisiens
à repenser l'histoire de leur société sous l'angle de la
pluralité : pluralité des démarches, pluralité des
thèmes, pluralité des acteurs. Etudier le discours religieux de
la Communauté juive en Tunisie relève d'une volonté de
reconstruction de la mémoire collective sans exclusive ni mutilation.
Elle ne doit être ni occultée, ni continuer seulement à
s'écrire comme elle le fut du temps de la littérature du
ghetto" (3). Le terme de l'étude du discours religieux juif en
Tunisie «positivement décolonisé»(4) peut être
remplacé par le postulat de « historiser » le
______________________________________________________________________
(4)Sans auteur : « les juifs au
Maghreb »,Paris, Revue Moment, n°1,1998, vol 23,
p.42 (1) Valensi L, op cit p 159. (2) Idem p 49 (3) Larguèche A.,
Juifs et musulmans, fraternité et déchirements, colloque
de Paris Sorbonne, 22-25mars1999, Paris, Somogy édit. 2003, p.13 (4)
Laroui A., L'histoire du Maghreb : un essai de synthèse. Paris,
Maspéro, 1970, p. 29.
discours religieux juif en Tunisie (1), c'est-à-dire le
traiter en matière dont la connaissance est plus importante que
l'approbation ou la réprobation . Là encore, c'est un but
indiqué sans prétention d'y arriver. Au mieux, on réussira
à compenser par la sérénité ce qui nous manque en
connaissance intime du milieu.
Ce bref rappel inscrit dans l'histoire
contemporaine, comme dans l'actualité immédiate, de la
Communauté juive en Tunisie, nous révèle à quel
point les rapports de cette minorité avec la grande majorité
musulmane reste dans notre vécu un dilemme douleureux. D'où
l'interêt de ce parcours que nous entreprenons dans les pages qui suivent
et qui ne sont qu'une tentative de répondre à un certain nombre
d'interrogations. Celles-ci auront fondamentalement à
l'élucidation du phénomène du développement en
« dents de scie » du discours religieux juif en Tunisie et
ce à travers une lecture des thèmes posés, des
confrontations posées et des solutions recherchées.
Parler de la Communauté juive en Tunisie,
c'est aborder son discours développé à travers son
existence séculière en tant que Communauté et sa rencontre
avec les autres. Or, cette Communauté, ayant développé la
conscience minoritaire, n'a jamais constitué une société
politique de dimension considérable : les penseurs et
théologiens juifs, en terre d'islam, ont développé les
mêmes idées que ceux des musulmans et débattu les
mêmes sujets que ceux des penseurs musulmans(2). Le sentiment
psychologique de minorité , déjà développé
chez la Communauté juive en Tunisie, trouve sa traduction et son origine
dans le statut juridique de 'Ahl Al-Dhimma ( Les
protégés ). C'est un concept développé par les
juristes musulmans pour qualifier l'existence des non-musulmans en terre
d'Islam. Les juifs faisant partie des Gens du livres (Ahl al-Kiteb) ne
sont pas concernés par le discours universaliste et le
prosélytisme de l'Islam (3) .
Toutefois , leur existence en terre d'islam est
limitée par des lignes de démarcation infranchissables sous peine
de violer le pacte de protection. Le statut de protégé
(dhimmi) procure, en effet, aux juifs le droit de vivre leur religion
librement. En contre partie de ce droit une participation contributive
(Jezyâ ou impôt de capitation ) est exigé de toute
la Communauté comme contribution fiscale dans l'effort de la protection
de leurs âmes et biens ainsi que leur exemption de certaines charges
comme l'enrôlement dans l'armée (4)
______________________________________________________________________
(1) Goldstein D., Libération ou annexion. Tunis,
M.T.E.,1978, p.8 (2) Chouraqui A., La pensée juive, Paris, PUF, 1975, p.
25 (3 ). Voir Mervin S., Histoire de l'islam:fondements et doctrines.
Paris, Flammarion, 2000,p.209 (4) Ibn El-Khouja M.-H., Les juifs du
Maghreb Arabe (En Arabe) , Le Caire (Egypte), L.E.A., 1973 , p.53
Par ailleurs, la Dhimma, de par son
caractère politique, est du ressort de l'autorité en place. La
Communauté juive était placée sous la protection du
Prince, détenteur du pouvoir politique, dans son dhimma. De ce
fait, la Communauté juive était coincée en tenaille entre
la population et les autorités en place; la moindre crise
socio-politique engendre brimades et vexations pour les membres de cette
Communauté qu'on qualifie, à tort ou à raison, de
collaborateurs avec le système politique en place
Le choix de la période étudié du
discours religieux (XIX - XX siècles) touche trois périodes de
l'histoire de la Tunisie : Le Makhzen ou l'Etat
précolonial, le protectorat et l'indépendance. Ce choix
délibéré nous est imposé du fait de la
contemporaniété de la période au niveau des idées
véhiculées sur le plan du discours religieux et surtout du fait
de l'abondance des études, directes ou indirectes, faites à
propos de la Communauté juive en Tunisie soit en Tunisie ou ailleurs
à titre académique ou des colloques circonstanciées. Le
chroniqueur et ministre tunisien 'Ahmed Ibn 'Abi Dhief a longuement
évoqué, dans son Ithaf (2), le rôle des juifs
tunisiens dans l'évolution du pays et leur droit absolu à la
liberté et l'égalité conformément aux
précepts de l'islam, religion par essence libératrice.
L'historien tunisien Mohamed Hédi Chérif qualifie les
juifs de Tunisie, au XIX siècle, d'"introducteurs de
modernité " (2).
Dans ces conditions socio-politiques est-il
possible, pour la Communauté juive en Tunisie, l'emmergence d'un
discours religieux contemporain et moderne, qui prend en charge la
réponse actuelle à tout les défis factuels
dépassant ainsi le caractère "anisthésant" de la religion
? . C'est la problématique de notre modeste mémoire qui forme le
trame de notre travail. En effet, la nécéssité,
l'utilité, l'étude voire l'emmergence du discours religieux juif
en Tunisie constituent un ensemble d'interrogations qui trouvent leurs
réponses, du moins une élucidation dans notre mémoire .
C'est pourquoi, il nous apparu utile de dégager dans une première
partie que l'interprétation, restrictive ou extensive, du pacte de la
dhimma par l'autorité en place ainsi que les rapports de la
Communauté avec les membres de la société majoritaire a
donné naissance à un discours à contenu variable
(Première partie ) qui trouve son élan discursif
au gré des circonstances et époques : c'est
l'idée maîtresse aborderée dans la première partie
de ce mémoire où on tachera de démontrer que la
variabilité du discours religieux juif était fonction
principalement des rapports avec les autres, société et pouvoir
politique. La Communauté juive tunisienne a interprété
différemment ses rapports avec le Makhzen et le protectorat.
Chaque période a ses exigences et son discours qui varient par rapport
à l'interlocuteur concerné .
______________________________________________________________________
(1) Ibn Abi Dhief A., Ithaf ahl ezamen fi muluk Tunis we 'ahd
el-Amen ( livre en arabe ) Tunis, M.T.E., 1990, T.6, p.8 (2) Chérif
M.-H, Ben Dhief et les juifs tunisiens, Paris, Confluences
Méditerranée, Printemps 1994, p. 94
Mais en réalité, ce discours à
contenu variable a été touché dans l'identité
même du fait de l'apport culturel d'autres juifs venant des horizons
divers, ainsi que par la modernité qui a altéré
l'homogénéité du discours religieux juif tant au niveau
des items débattus et au niveau des rapports avec le milieu le plus
proche, les musulmans (pouvoir politique et population). Depuis, le discours
religieux juif a connu une évolution inégale
(Deuxième partie) qui va jusqu'à son paroxysme
: l'éclatement . On tachera de démontrer dans
cette seconde partie de notre mémoire qu'il n'y a plus un seul discours
religieux juif mais une multitude . A l'opposé de la première
période où la variabilité ne concerne que le contenu, la
seconde période touche le discours religieux dans l'identité
puisqu'il s'est détaché de l'espace culturel dans lequel il a
fait des racines pour s'envoler vers d'autres cieux .Cette affirmation
conflictuelle de l'identité et de la culture juives touche les rapports
ombilicales de la Communauté juive avec le pouvoir politique tunisien
dans la période du protectorat francais et après
l'indépendance . Il y a une sorte de détachement du discours de
son milieu du fait des « désillusions »
idéologiques et politiques .
PREMIERE PARTIE
=
UN DISCOURS RELIGIEUX JUIF
A CONTENU VARIABLE
La Communauté juive a
développé tout au long de son parcours en Tunisie deux rapports :
le premier rapport est exogène, il concerne les rapports de ses membres
avec les autres. Cette Communauté vit sous l'autorité politique
et sociale de l'autre, qui n'est pas juif . Alors, les juifs, conscients de
leur caractère minoritaire, ont développé des rapports
d'aménagement : pas de confrontation mais pas de
soumission, c'est un discours de cohabitation ( Chapitre Premier
). Il y a un accord implicite de répartition des tâches.
L'autorité en place laisse à la Communauté la
possibilité de se doter des organes de représentation sans
immixtion aucune. La Communauté en contrepartie cède l'espace
public à l'autorité, c'est-à-dire qu'elle se retire du
champ politique. Le chef de la Communauté est le levier de
correspondance entre sa Communauté qu'il représente auprès
des autorités mais en même temps il est le représentant du
pouvoir politique en place auprès de sa Communauté . Ce double
rôle du Qâyid de la Communauté constitue une
passerelle entre la grande majorité musulmane et la Communauté
juive, c'est dire que le système n'est pas clos mais il y a
interférences entre la majorité et la minorité.
Par ailleurs, la Communauté juive , acceptant
cette cohabitation a développé à travers le temps un
discours religieux flexible (Chapitre deuxième) qui
est à la base de sa personnalité et sa culture adaptative
à toutes les circonstances. Dès lors, le discours se
développe en fonction des rapports de force existants en place, le
discours juif de la période makhzen n'est pas la même
que la période du protectorat. Le changement du statut politique et
juridique était pour quelque chose .
Chapitre 1 - Un discours religieux de
cohabitation
La situation sociale et juridique des juifs, dans la
Régence de Tunis, tout au long de la période beylicale
était stable et sans changements notoires . En vertu des principes du
droit musulman, les juifs, dhimmi-s, jouissent du respect absolu de
leur culte et de leur statut (1). La "dhimmitude" est un concept
juridique développé par les juris consultes musulmans pour
aménager un statut juridique aux "Gens du Livre" vivant dans l'espace
territorial de "Dar al-Islam". En outre, et au fil des temps, une sorte
d'accord politique tacite s'est développé : les juifs
cèdent l'espace public au pouvoir politique en place en contre partie
d'une liberté totale d'exercer leur culte et du bénéfice
d'une relative autonomie leur permettant de s'administrer et de satisfaire
leurs besoins en matière cultuelle et sociale .
Cette stabilité sociale et ce sentiment
d'être protégés par les autorités en place ont
engendré un discours religieux de cohabitation avec le milieu social et
politique dans lequel vivait cette Communauté . En
réalité, ce genre de discours était
systématisé en réaction positive aux
événements extérieurs. Deux moments historiques, dans le
parcours de la Communauté en Tunisie, ont développé chez
elle un discours de circonstance, collaborateur et impliqué avec le
pouvoir politique en place : le premier c'est avec l'Etat tunisien beylical
(Section1), le deuxième était avec l'Occident
européen (Section 2), spécialement avec la
France. Ce discours religieux collaborateur et de cohabitation, qui
frôle parfois l'opportunisme trouve sa légitimité et son
fondement dans l'adage, développé par les rabbins de la
"diaspora", selon laquelle:" la loi du prince est La loi" :
(dina el-malkhûta dîna).
Par ailleurs, ce discours a vite évolué
vers d'autres cieux, vers une modernité plus actuelle, lente et non
corrosive, et ce lors de l'arrivée des juifs livournais
(Grana-s) en Tunisie dès le début du
XVIIe siècle. Le Pacte fondamental tunisien de 1857 aurait pu
être un cadre pour une nouvelle forme de citoyenneté pour les
juifs en Tunisie mais l'instauration du protectorat, facteur principal parmi
d'autres, a avorté le processus . Alors, les juifs tunisiens
attendaient leur "émancipation" d'en dehors du pays. L'état des
relations internationales au milieu du XIX siècle encourageait
déjà ce genre de démarche (la montée en puissance
de l'Europe et l'agonie de "l'homme malade" ottoman, ce qui implique une lutte
pour le partage des marchés de son empire).
__________________________________________________________
(1) Ben Achour M.-Az., "La tolérance dans
l'histoire des pays musulmans", in L'islam et l'espace
euro-méditerranéen, Cahiers I.S.I.S. VIII, Publications du Centre
Universitaire de Luxembourg, 2001, pp. 41-46
Section 1- La judaïcité et l'Etat
tunisien
Sous l'égide de l'Etat beylical, la
Communauté juive a souvent obtenu un statut d'autonomie sociale qui lui
permettait de vivre d'une façon acceptable son existence religieuse.
Cette situation procure une place privilégiée à
l'échelle économique et une autonomie quant à
l'organisation institutionnelle de la vie communautaire. En
réalité, ce statut assure à la fois une protection dans un
cadre discriminatoire (Paragraphe I) pour les membres de la
Communauté juive et contribue, en même temps, à
l'intégration de ce groupe religieux (Paragraphe II)
dans le tissu social tunisien.
§ I - Protection discriminatoire
l'Etat beylical a hérité le statut que
l'Islam assigne à tous ceux qui croient aux Saintes Ecritures,
appelés Gens du Livre (Ahl Al-Kitab). Du
coup, l'Etat reconnaît aux juifs le droit de pratiquer leur religion tout
en payant, en contre partie, un tribut leur garantissant la
sécurité et la protection. C'est un statut de
protégé (A ) dont jouit la communauté
juive qui participe activement à la vie économique et sociale et
garde un monopole de fait sur certains secteurs commerciaux que les tunisiens
musulmans répugnent. Toutefois, pour différencier le musulman du
juif, on impose, à ce dernier, certains traits vestimentaires apparents
et une contribution fiscale (B ) dus de son statut de
protégé et son exclusivisme de certaines activités
très lucratives.
A - Un statut de protégé
En fait, la condition des « Gens du
Livre » en terre d'Islam était régie par un
véritable pacte. Si les juifs devaient verser à l'Etat musulman
l'impôt de capitation, l'autorité devait, en retour, leur assurer
sécurité et protection. C'est par l'appellation de
protégés (Ahl Al-Dhimma) que furent
désignés les juifs tunisiens astreints au paiement de
l'impôt de capitation "Jezya"
Par ailleurs, en échange de la
sécurité et de la protection qui leur étaient
assurées, les juifs ne devaient pas seulement s'acquitter de
l'impôt de capitation, il leur fallait encore ne pas enfreindre un
certain nombre d'interdits dont on cite quelques-uns :
- Ne pas attaquer le livre sacré (le Coran ) ni en
fausser le texte
- Ne pas accuser le prophète de l'Islam ou en
parler avec mépris
- Ne pas parler de la religion islamique pour la
blâmer ou la contester
- Ne pas entreprendre une musulmane en vue de relations
illicites ou licites
- Ne pas détourner de la foi aucun musulman ni
nuire à sa personne
- Ne pas venir en aide aux ennemis ou accueillir aucun de
leur espion (1).
En réalité, cet impôt de
capitation (Jezya) est prélevé sur les tributaires
(ahl al-dhimma) mâles, libres et majeurs et ne s'applique pas
aux femmes, ni aux esclaves et domestiques, ni aux incapables physiques ou
mentaux ni aux vieux et ni sur aux démunis (2) .
La jezya pour les Gens du Livre a
son équivalent pour les musulmans, c'est la Zaket, impôt
sur le revenu. Donc, Jezya et Zaket constituent en fait deux
contributions fiscales qui s'imposent de part et d'autre et sur toute personne
vivant en terre d'islam . On explique cette imposition fiscale dans le fait que
l'obligation du Jihad ( dans le sens d'un service militaire )
n'était pas imposée au protégé . De ce fait, sa
contribution fiscale constitue la contre partie de sa protection et de sa
liberté religieuse. Dans la Régence de Tunis , c'est au
Qâyid des juifs, représentant de ses coreligionnaires
auprès du beylic, de décider du montant global annuel de la
Jezya à payer par la Communauté collectivement. Ce
même Qâyid est aussi , en même temps, le
trésorier receveur général du Bey
En fait, la large autonomie économique dont
jouissaient les juifs leur a donné, malgré l'imposition fiscale
de capitation, l'occasion de réaliser leur promotion économique
tout en gardant leur foi religieuse intacte et même prospère. Ils
ont continué à bénéficier, dans le cadre de l'Etat
beylical, d'une large tolérance qui leur permettait, non seulement de
célébrer leur culte sans contrainte, mais de vivre selon la loi
mosaïque, et ce en s'auto-administrant. La liberté de
célébration du culte, la gestion autonome (ayant
développé l'esprit communautaire chez les juifs tunisiens) et
leur intégration dans le tissu social et économique du pays,
constituent les conditions nécessaires de l'essor d'un discours
religieux original
Ce pacte de protection impose, outre la contribution
fiscale, une différenciation vestimentaire
B - Différenciation vestimentaire
Le juriste musulman Al-Mawardi, dans
son traité intitulé « Les Statuts
Gouvernementaux» , cite, à titre indicatif, les traits
distinctifs qui doivent différencier le dhimmi (dont le juif) du
musulman :
____________________________________________________________________________
(1) Mawerdi A., Les statuts
gouvernementaux,(Traduction Fagnes), OPU, Alger, 1984, p 63 (1)Ibn
El-khouja Med.-H., op cit, p, 52. (2) Al-Mawerdi A., Les statuts
gouvernementaux (Traduction Fagnes), Alger, OPU,1984, p 213.
- Le juif doit se distinguer par un tenu extérieur
en portant un signe distinctif (ghiyâr) et une ceinture
spéciale (zonnar) avec des vêtements spécifiques
où certaines couleurs lui étaient réservées
- Le juif ne doit pas élever de construction plus
haute que celle du musulman mais d'une hauteur moindre ou égale
- Enfin il ne doit pas employer, pour monture, des chevaux de
race ou de sang mêlé sauf un mulet ou un âne lors de sa
pénétration dans la ville
Toutefois, Paul Sebag note, que les juifs
tunisiens s'habillent comme les musulmans et que le costume juif comporte les
mêmes éléments (serwal, jubba, burnus...) que le
costume musulman. Mais à la différence des musulmans qui portent
une chéchia rouge enveloppée d'un turban blanc, les
juifs doivent porter un bonnet noir enveloppé d'un turban de couleur
sombre(1). En réalité, il semble que la différenciation
vestimentaire ( des vêtements de forme et de couleur spéciales )
était loin d'une forme de discrimination sociale mais un signe de
reconnaissance d'une personne dhimmi vivant en terre d'islam . Cette
différenciation touche aussi les autres membres de la
société musulmane . On reconnaît, à cet
époque, une femme non mariée par son tenu , un homme esclave par
l'anneau en argent dans sa main gauche , un étudiant à la
Zitouna par son chéchia rouge avec son " queue de
cheval" noir , un artisan par son serwal moins ample . L'habit
n'était pas sectaire mais de reconnaissance sociale .
La différenciation vestimentaire était
la plus voyante, mais elle n'était pas la plus importante. La
Communauté juive a régi positivement par rapport au tissu social
musulman en développant leur intégration communautaire
§ II - Intégration communautaire
L'intégration et le communautarisme constituent
deux items apparemment contradictoires mais en réalité
complémentaires dans le discours religieux juif en Tunisie.
L'intégration suppose, en principe, l'effacement graduel de toute
spécificité particulière et la fusion lente mais
certaine dans la "grande communauté" tunisienne . Rien de cela n'est
réalisé puisque les juifs ont gardé un particularisme
spécifique dans la société tunisienne. Ceci se
vérifie au niveau de la séparation spatiale de l'habitat ,
imposée ou voulue par cette minorité, et que rien en principe
n'interdisait de résider en dehors de cet espace, la Hara, mais
une simple situation de fait qui a pris force de droit. En revanche, le
communautarisme suppose le détachement, sans rupture, du corps social et
le développement d'une autonomie distinctive des autres composantes
_____________________________________________________________
(1) Sebag P., Histoire des juifs en Tunisie : des origines
à nos jours . Paris, l'Harmattan , 1991, p. 113
de la société. Or, rien n'est
réalisé de ce qui précède puisqu'un étranger
venant en Tunisie ne peut pas distinguer, à première vue, le juif
de son compatriote musulman. Les juifs en Tunisie, malgré la
différence de religion, ont une contribution culturelle certaine
( A ) dans le système religieux tunisien mais tout en
gardant une certaine spécificité communautaire (
B )
A - Contribution culturelle
L'archéologie atteste d'une
présence juive en Tunisie qui remonterait au troisième
siècle avant l'ère chrétienne. Le judaïsme constitue
objectivement un édifice dans le nouveau monument du monothéisme
qui connaîtra plus tard ses deux variantes : le christianisme et l'islam
(1). Un phénomène important doit être, à cet
égard, noté : c'est en Tunisie, terre d'accueil, que les premiers
signes de transition du judaïsme, religion ethnique et national, à
l'universalisme par une pratique du prosélytisme, sont apparus. Ceci a
des implications importantes sur le plan culturel (2) surtout dans la mise en
brèche de l'idée de la "diaspora", chère à certains
théologiens juifs. Donc, la problématique du judaïsme
tunisien antique se pose en termes de spécificités locales, de
judaïsation des berbères et de la transition de la forme de la
religion
L'époque islamique constitue l'étape
décisive qui voit naître, dans la cité musulmane, un
judaïsme "ifriqiyen" stable et prospère. Les sources
hébraïques s'accordent sur un fait important : la culture juive
dans l'ifriqiya musulmane a connu un véritable essor dans le cadre du
régime de protection garanti par l'islam. En effet, un savant
américain, Salomon Goïten, grand connaisseur du
judaïsme médiéval, a pu écrire sans réserve :
" A aucune époque, la science juive ne fut plus renaissante qu'elle
ne le fut dans la première moitié du XI siècle lorsque le
grand Nassim ben Jacob développa, à Kairouan,
l'étude et les commentaires du Talmud... Pour aucune période nous
ne connaissons un aussi grand nombre de responsa (fatwas, consultations
juridiques ) envoyés de Baghdad en Tunisie, et de si riches donations
parties de Tunisie vers l'Irak et la Palestine " (3).
A coté de ces talmudistes , des
médecins et philosophes juifs ont brillé
(Ish'âq ibn Suleimân, Dûnnash ibn
Tâmim) et ont joué un rôle important dans la
reformulation et la rediffusion de la philosophie grecque (4) .
_____________________________________________________________________________
(1) Ibid, p11 (2) Larguèche A. op cit p 16. (3)
Goïten S.D., A méditerraneen society , the jewish communities
of arab world, University of California Press, 1971, T.II, p. 203 (4)
Sebag P., op cit, p.
Ce contraste entre l'Occident et l'Orient a
alimenté l'idée du "mythe de l'islam terre d'accueil".
En effet, hormis la parenthèse éphémère de
l'époque hilalienne (1) ou des moments épars de la
sévère orthodoxie almohade , la réalité sociale de
la Communauté juive était non seulement profonde mais aussi
durable puisque, à l'aube de la modernité, les juifs
chassés d'Espagne, avec leurs compatriotes les maures musulmans
andalous, depuis l'édit royal d'expulsion de 1492, après la
"reconquiesta" décidée par Ferdinand d'Aragon et
Isabelle d'Espagne, trouvèrent naturellement refuge dans les
cités musulmanes du Maghreb. Les flux migratoires ont continué
jusqu'aux XVIII et XIX siècles avec l'arrivée des juifs
livournais d'Italie. Ceci dénote que la Tunisie était un pole
d'attraction économique et un lieu d'épanouissement culturel
Le judaïsme ifriqyen, à
l'époque de l'islam médiéval, connaît une
évolution particulière illustrée par
l'épanouissement d'une culture hébraïque philosophique et
savante exprimant l'autonomie d'une Communauté religieuse dans la
société musulmane et a contribué, par-là
même, à une meilleure compréhension des rapports
inter-ethniques et la capacité culturelle de l'islam à
gérer la différence et à l'entretenir. Donc, le
schème classique du pacte de la dhimma comme modèle
explicatif montre, avec éclat, ses limites historiques. C'est
dire que le statut de dhimmi ne doit pas masquer des situations
concrètes fortement contrastées selon les époques et les
régimes politiques
Après Kairouan, ce
fût Tunis, nouvelle capitale, dans laquelle la Communauté
juive a continué à prospérer sous "l'oeil
bienveillant du Saint-Patron de la ville Sidi Mehrez, sultan de la
Médina, qui fût, selon la légende judéo-musulmane,
le protecteur des juifs de la Tunisie" (2). Ce marabout et faqih
était le premier dignitaire musulman a influer sur le pouvoir politique
en place pour faire entrer la Communauté juive en plein coeur de la
Médina, dans un quartier "la Hara" des juifs (l'actuelle
cité Al-Hafsia ), près de son mausolée, en tout
cas à l'intérieur des murs de la Médina.
1705 était l'année de l'accession
au pouvoir de la dynastie husseinite qui semble, plus que ses
prédécesseurs, avoir associé les juifs à son
pouvoir. Ils occupaient de nombreux emplois dans l'administration des
finances. " Ce sont les juifs en qui le Bey a le plus de confiance pour
l'administration de ses finances. Le grand Qâyid du Bey, ou grand
trésorier, est juif ainsi que tous les trésoriers particuliers,
tous les teneurs de livres, écrivains et autres officiers, dont les
fonctions ont quelque rapport avec l'écriture et les calculs " (3).
Les juifs semblent avoir occuper tous les postes clés, tant pour la
perception des impôts et
____________________________________________________________________________
(1) Les Bani Hilal sont des tribus errants
cloîtrés dans le Sud de l'Egypte autorisés par le Calife
fatimide d'envahir la Tunisie comme sanction contre l'émir
berbère qui a dénoncé sa vassalité (2)
Larguèche A., op cit p (3) Sebag P., op cit p89
l'ordonnancement des dépenses, que pour le maniement
des espèces et la tenue des livres de comptes. Enfin et surtout,
il faut noter que le receveur général des finances, placé
sous les ordres du Khaznadar (Ministre des finances), était
toujours un juif. Ce haut commis de l'Etat beylical, qui était aussi
le Qâyid des juifs, (le chef de l'ensemble de
la population juive du pays ) a été chargé de fixer le
montant annuel de la Jezya (impôt de capitation) que la
Communauté juive doit verser solidairement au souverain .
Pendant l'époque moderne, surtout
durant la constitution de l'Etat beylical , par leurs positions
économiques, financières et commerciales, les membres actifs de
la Communauté, surtout la dynamique élite juive livournaise, ont
contribué à introduire les techniques de la modernité et
du mercantilisme auprès de l'Etat et des élites urbaines
(1).
On est tenté de se demander pour quelles
raisons les juifs ont été appelés à jouer un
rôle si important dans la dynastie husseinite , Etat musulman de surcoit
?. Ce qui a été décisif , croyons-nous, c'est la
flexibilité et la capacité du discours religieux juif
à s'adapter rapidement à son environnement . Le
caractère collaborateur du discours , qui évolue au gré
des circonstances , trouve sa légitimité et son fondement dans
l'adage , développé par les rabbins de la "diaspora", selon
laquelle : la loi du Prince est la loi (dina el-malkhûta dina)
. Aussi, vu leur nombre , " les juifs n'avaient pu vivre au milieu d'une
population ayant une autre foi , sans la protection du Prince , à la
tête de l'Etat. Mais cette protection , ils se sentaient tenus de la
mériter par leur loyalisme et leur zèle " (2).
Les vexations ou mauvais traitements dont
étaient victimes les sujets juifs de la part des gens du peuple ou de
certains princes capricieux et despotiques ne dérivent pas d'une
référence religieuse préalable incitant à ce
genre de pratiques. Elles étaient systématiquement
condamnées d'une façon énergique par une élite
tunisienne, particulièrement ouverte et éclairée, dont le
chroniqueur et ministre tunisien Ahmed Ibn Abi Dhiyef, qui exprimait
l'esprit et ce en affirmant que les juifs étaient "nos
frères dans la patrie " (3).
Cette Communauté, admettant la domination
politique par le contrat de protection dans leur différence religieuse,
participe aussi à la vie du milieu où elle est implantée.
Les juifs tunisiens ont adopté la langue arabe dans la vie active et
dans leurs rédactions administratives et transactions commerciales
_________________________________________________________________________________
(1) Ibid p89 (2) SebagP.,opci p89 (3)Chateur K., "Le
constitutionnalisme en Tunisie au XIX siècle" , Tunis, RTSS-CRES,
n°40-41-42, 1975, p 13
Les juifs de Tunisie ont continué à
bénéficier , dans le cadre de l'Etat musulman , d'une large
tolérance qui leur permettait non seulement de célébrer
leur culte sans entraves, mais encore de vivre selon la loi mosaïque ,en
s'administrant eux-mêmes d'où une contribution cultuelle certaine
dans le discours religieux monothéiste en Tunisie .
B - Contribution cultuelle
La base de la culture de la minorité juive en
Tunisie n'est pas spécifique à cette Communauté, le
monothéisme est le dénominateur commun des juifs,
chrétiens et musulmans en Tunisie . Toutefois, cette Communauté
fait partie d'un peuple , sujet d'un dieu "qui combat avec lui dans la
guerre et lui accorde ses bienfaits dans la paix "(1). En échange,
le peuple lui rend un culte tout spécial, en particulier lui doit des
sacrifices
La culture juive repose sur ces fondements et le
célèbre récit de la révélation faite par
Dieu à Moïse sur le mont Sinaï en Egypte le confirme
:un Dieu, Yahveh, déclare y avoir choisi le peuple juif
pour son peuple, et lui propose son alliance (Bérit
) :" Je vais conclure avec toi une alliance. Au nom de tout
ton peuple j'accomplirai des merveilles, comme il n'en a été
faites dans aucun pays, dans aucune nation " Exode 34 (10)
Cependant il faut noter que dans l'univers juif, le
ciel confie le pouvoir a un peuple tout entier avec qui il passe un
contrat et prend dans son ensemble certains engagements. Donc, à
l'origine, les juifs sont constitués comme une Communauté
responsable collectivement devant Dieu, dès lors ce peuple ne peut
jamais s'en remettre à qui que ce soit pour décider pour lui. A
défaut, il aurait renoncer à son être qui est d'être
partie au contrat avec Dieu (2). C'est dans ce cadre cultuel qu'on comprend
dés lors l'esprit communautaire des juifs en Tunisie
La culture juive lie donc l'identité juive au
culte de Yahveh ( Dieu unique d'Israël): la Communauté
juive est une communauté religieuse. Ayant le sentiment qu'ils
constituent une nation sans Etat, nation définie par sa religion, les
juifs vivant sous domination "étrangère", des goyim, ont
dû s'accorder des institutions qui leur étaient imposées ou
sont crées par leur soins. En effet, le caractère total de leur
religion leur interdisait d'être gouvernés comme les autres: ils
ont dû créer des institutions, adaptées à leur
situation, garantissant leur statut socio-religieux, un statut d'autonomie
sociale qui leur permettait de vivre d'une façon acceptable leur
existence religieuse, la seule importante à leurs yeux.
(1) Robin M., Histoire comparative des idées
politiques, Paris, Economica, 1988, p.132 (2) Idem, p134
L'Etat tunisien beylical a été
particulièrement tolérant avec la Communauté juive. Ils
avaient le droit de pratiquer leur culte, de célébrer leurs rites
: c'est un usage administratif judiciaire dans la justice charaique tunisienne
de ne pas citer, par exemple, un juif en justice le jour de sabbat
(Shabbat ). Moyennant la soumission à l'Etat, et quelques
actes symboliques (contribution fiscale par le paiement de l'impôt de
capitation, différenciation vestimentaire particulière et non
flagrante, prières pour le souverain le jour du shabbat ) les
juifs jouissaient donc d'une grande liberté . Les beys de la Tunisie,
depuis Ahmed Bey, ont toujours demandé la bénédiction ( la
Barakha liturgique ) du Grand-Rabbin lors de leur accession au
trône husseinite.(1)
Le législateur biblique avait fait de la
charité la règle essentielle de la doctrine. Le Talmud,
scrupuleusement respecté dans la vie de la communauté, a
constitué les assises de la charité religieuse avec
les organismes qui en émanent : le Tamhoui
ou caisse de nourriture, et la Koupa ou caisse de
secours en espèces. Partout à travers l'ensemble du territoire
tunisien et dans toutes les villes où il y a une Communauté
juive, si petite et si pauvre qu'elle soit, il y a une caisse publique de
charité (2) pour faire face aux circonstances sociales
défavorables. En réalité, la charité juive puise
ses ressources financières dans un impôt obligatoire.
L'administration de la Communauté s'adjugea,
dès le XII siècle, le monopole de la viande
"cacher" de boucherie, grâce à la
schehita (abattage suivant le rite ) dont
elle fixait le prix suivant les besoins. Au moyen des bénéfices
réalisées, la Communauté pouvait faire face à tous
les services du culte, de la bienfaisance et de l'instruction et satisfaire les
exigences des autorités locales. En fait, l'obligation de secourir les
pauvres, les malades et les infirmes a de tout temps
été considérée comme une prescription doctrinale et
observée sans défaillance comme un devoir religieux et non comme
une simple incitation morale dont l'inobservance dépend de la
volonté individuelle de chaque membre de la Communauté
La Communauté relève de
l'autorité d'un chef qui cumule généralement la charge du
Qâyid des Juifs et la charge de receveur général
des finances -trésorier . Ce "hasar ve ha-tafsar "
(seigneur et chef ) était chargé de
:
- Répartir entre les chefs
de famille , selon leurs ressources, l'impôt de capitation (
Jezya ) dont la Communauté est redevable collectivement.
- Représenter le Prince auprès de la
Communauté , et la Communauté auprès du Prince.
- Administrer toutes les affaires de la Communauté
avec le concours d'un certain nombre de notables les plus instruits et les plus
fortunés.
____________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit p 113 (2) Darmon R., La
situation des cultes en Tunisie . Paris, A. Rousseau et Cie, 1930, p. 71
Quant aux ressources , elles sont constituées
par une dîme aumônière, par une taxe sur la viande des
animaux abattus selon le rite , par les offrandes des fidèles, la taxe
sur les pains azymes, du produit des dons et des quêtes à
domicile , du revenu des legs, du fonds de réserve et des collectes
faites dans les synagogues publiques, notamment pour l'acquisition par les
fidèles du droit de réciter par préférence
certaines prières
La Communauté peut faire face , avec ces
ressources, à toutes les dépenses . Elle assure notamment :
- Le fonctionnement de son "Ab
bet-dîn", tribunal rabbinique
présidé par le Grand-Rabbin
- L'entretien de la Knesseth,
synagogue ou maison de prière
- L'administration des écoles , de son abattoir
rituel, de son cimetière avec les nombreux préposés qu'il
faut rémunérer
- Le solde de sa caisse de secours aux indigents et aux
malades
A coté du Qâyid ,il y a une autorité
religieuse . Le Grand-Rabbin (Dayanim),
président du Tribunal rabbinique veillait au respect de la loi en
s'inspirant des préceptes immuables de la Thora et du
Talmud , ou loi orale, formée de la
Mischna, qui contient l'ensemble des traditions
orales, et de la Guémara, qui les
développe ,les discute et les adopte aux différentes
circonstances de la vie. La juridiction rabbinique se contentait de
régler tous les conflits en matière de statut personnel . Le
statut personnel juif englobe , entre autres, la fixation de la
majorité, le règlement des successions, la nomination et la
surveillance des tuteurs, les fiançailles et le dédit , la
régularité et la validité du mariage, la
ketouba (acte contenant les
déclarations du mari sur l'apport de la femme et l'augment de dot), les
reprises et la restitution , le "guet"
(répudiation), la paternité et la filiation , le droit
successoral et les testaments , le levirat
(obligation pour le frère majeur d'épouser la veuve de son
frère décédé sans enfants ), et les sanctions en
cas de refus , les pensions alimentaires
Ceci étant dit , il convient de noter que la
doctrine et la jurisprudence , qui se distinguent dans d'autres systèmes
juridiques, sont ainsi confondus dans le judaïsme . Alors comme ouvrage
didactique , le Tribunal a recours aux commentaires de
Maïmonide (XII siècle) ainsi
qu'à la très nombreuse littérature savante qui a suivi.
L'étude du Talmud fut toujours en honneur chez les juifs , la
jurisprudence rabbinique s'enrichit de toutes les dissertations auxquelles il a
donné lieu dans le cours des siècles (1). L'ouvrage du rabbin
Karo , Le Schulchân Aruch
( La table servie), est la référence de consultation pour
les rabbins tunisiens . C'est un abrégé de la loi et
____________________________________________________________
(1) Chalom J., Les israélites de la Tunisie,
Paris, L N D J , 1907, p 58
de la tradition , composé au XVI siècle, et qui
a acquis chez les juifs l'autorité d'un véritable code. Il
comprend dans la préface toutes les lois usuelles avec leur origine dans
le Talmud et l'interprétation des
divers auteurs. Cet abrégé remplace le Talmud, les
commentaires et les ouvrages des casuistes . Ce "corpus juris" des
juifs est composé de quatre livres . C'est un traité pour l'usage
des tribunaux et des hommes de loi de la Tunisie (1)
. Malgré leur diversité d'origine ,
tous les juifs vivant alors sur le sol tunisien , aussi bien les
"Grana-s" que les "Twansa-s", étaient des sujets du
Bey et relevaient de sa souveraineté .Tout au plus , il était
admis qu'un petit nombre de juifs , des courtiers au service des
commerçants européens, étaient placés sous la
protection des diverses puissances et pouvaient s'en prévaloir . Mais
cette protection ne pouvait pas les soustraire à l'autorité du
Bey.
Le statut d'autonomie sociale , attribué
à la Communauté juive en Tunisie , pendant la période
beylicale , a permis à ses membres de vivre , d'une façon
acceptable , son existence religieuse . Ce statut puise ses racines dans le
pacte de la dhimma réservé aux "Gens du Livre" par
l'islam . Il implique , à la fois, une protection discriminatoire par
le pouvoir politique contre une contribution fiscale ( la Jezya ) et
une intégration communautaire qui exige de la part des juifs une
implication culturelle dans le tissu social tunisien .
L'équilibre réussi,
réalisé entre la protection discriminatoire et
l'intégration communautaire , a encouragé les membres de la
Communauté juive à participer activement dans la vie
économique et sociale et d'avoir le monopole de certains secteurs
commerciaux très lucratifs . Ce sont, en fait, les conditions
matérielles pour l'émergence d'un discours religieux de
cohabitation .
Les juifs de la Tunisie étaient au courant de
tout ce qui se passait en Europe . Ils ont appris au XVII siecle avec un vif
intérêt l'extension aux Juifs français de la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen Française,
réalisée par décret émanant de l'Assemblée
Constituante française du 27 septembre 1791. Les décrets
napoléoniens du 17 mars 1808 et 20 juillet 1808 (2)ont
intégré définitivement les Juifs français dans la
nation française et en commun accord avec le Grand
Sanhédrin ( le Grand-Rabbin de France).
D'ailleurs , les armées impériales
françaises faisaient triompher les principes de la Révolution
française dans tous les pays où elles passaient et
« émancipaient » d'un coup tous les juifs
qu'elles rencontraient . Ainsi , peut-on comprendre l'ardente sympathie
à
(1) Ibid, p 58 (2) Kriegel A., Les juifs et le monde moderne
( Essai sur les logiques d'émancipation), Paris, Seuil, 1977 , p. 23
l'égard de l'Occident , et plus
particulièrement la France , dont font preuve alors les juifs de
la Tunisie .
Section 2 - La judaïcité et
l'Occident
L'instauration du protectorat , par le traité
du Palais Bardo du 12 mai 1881, complété par la convention de la
Marsa de 1883, n'a pas soulevé en réalité une vive
opposition de la population tunisienne musulmane(1).Partout dans le monde arabe
, où la France a débarqué , son éruption n'a pas
suscité qu' "étonnement , admiration naïve et vive
curiosité"(2). Elle fût accueillie, par contre,
par la Communauté juive tunisienne avec une évidente satisfaction
.La France aurait fait l'objet , selon un auteur, d'une "acceptation
joyeuse" (3). En fait, les Juifs étaient persuadés qu'ils
tireraient avantage des transformations multiples que la France apporterait
dans le pays . Ils pensaient aussi que leur condition ne manquerait pas de
s'améliorer sous la protection d'une nation qui avait proclamé
les droits de l'Homme et du citoyen et qui avait été la
première à émanciper les Juifs . L'exemple type, c'est
le pays le plus proche, l'Algérie, où les juifs
indigènes, au terme du décret d'Adolphe Crémieux (Ministre
français ) de 1870, étaient devenus des citoyens français
à part entière . Cette politique française suivie
là-bas laissait bien augurer de celle qu'elle adopterait à leur
égard en Tunisie . Ainsi, le protectorat français
représenta à leurs yeux le commencement d'une ère de
liberté et de progrès dans laquelle ils ont mis tous leurs
espoirs. De fait, la colonisation du pays n'allait pas tarder à se
traduire par une chaîne de mutations dont la vie de la Communauté
juive fût assurément affectée.
L'année 1881, date d'établissement du
protectorat en Tunisie , n'était pas une date charnière entre
deux situations sociales pour la Communauté juive tunisienne puisque le
discours revendicatif ( Paragraphe I ) commença
à se systématiser depuis le début du XIX siècle et
ce par un détachement progressif de la société mère
et une marche lente mais certaine vers l'Occident. Le fer de lance de ce
nouveau discours est la collectivité livournaise installée en
Tunisie en vagues successives depuis le XVII siècle ."Twansa-s"
et "Grana-s", deux cultures différentes au sein d'une
même communauté, ont favorisé l'émergence d'un
discours catégoriel (Paragraphe II ) dans lequel
plusieurs courants de pensée s'entremêlaient jusqu'à
l'antagonisme
________________________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit p. 135 (2) Arkoun M., La
pensée arabe. Paris, PUF,1979, p.94 (3) Cohen-Hadria E., Les
milieux juifs de Tunisie avant 1914 , dans " Le mouvement social"
, n°7-8-9/ 1967, p.97, cité par Sebag P., op cit p. 173
§ I - Un discours revendicatif
D'après un recensement de toute la population
en Tunisie , procédé par l'administration coloniale en 1906, la
population se répartit comme suit : 1 703 142 tunisiens musulmans;
64 170 tunisiens juifs , 128 895 européens (dont 34
610 français, 81 156 italiens, 13 129 diverses nationalités )
(1).
La population tunisienne juive se serait
répartie entre les diverses circonscriptions administratives comme suit
: Beja:822; Mejez el-Bab:214; Bizerte: 1 423; Gabes: 1 271; Jerba: 3 685;
Gafsa: 368; Tozeur: 363; Grombalia:1 804; Kairouan: 483; El-Kef: 848;
Téboursouk: 63; Sfax: 2 781; Souk el-Arba' (Jendouba) : 311;
Tabarka: 41; Sousse: 4 923; Thala: 1; Autres: 3; Tunis:44 769;
Total: 64 170. (2) .
Il faudra attendre le commencement du XIX
siècle et l'établissement du protectorat français en
Tunisie pour que soient formulées explicitement les premières
revendications au nom des juifs tunisiens. Elles s'articulent autour de deux
points :le rattachement des juifs à la justice
française ( A ) et la possibilité pour eux
d'acquérir la nationalité française par la
naturalisation ( B ) .Ces deux revendications correspondaient
aux aspirations de l'intelligentsia moderniste qui s'était formé
au lendemain du protectorat français.
A - La protection : Extension de la
couverture juridictionnelle
Le caractère revendicatif du discours de la
Communauté juive tunisienne touche , au niveau de la couverture
juridictionnelle, le système juridictionnel beylical tant chara'ique
que rabbinique .
Tout d'abord , l'institution du protectorat n'avait
apporté aucune modification à la répartition des
compétences des diverses juridictions relevant de L'Etat
protégé. Les juifs tunisiens continuaient à être
justiciables des tribunaux de l'Etat tunisien pour tous les procès
à caractère criminel, civil ou commercial. Les juridictions
rabbiniques demeuraient compétentes pour les litiges qui touchaient le
statut personnel. Cependant, en 1896, les juridictions consulaires des
puissances européennes furent supprimées et tous les
étrangers devenaient justiciables des tribunaux français
nouvellement crées en Tunisie. L'administration coloniale procède
ensuite en 1898 à la réduction draconienne du nombre des juifs
tunisiens anciennement protégés par la France . Cette couverture
n'a plus d'objet du fait de l'abolition des juridictions
___________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit p. 136 . (2) Idem p. 136.
consulaires et de la levée de toute protection
étrangère Ils devenaient automatiquement justiciables des
tribunaux beylicaux (musulmans et rabbiniques) de l'Etat tunisien.
Cette nouvelle situation a suscité une
réaction chez l'élite juive qui n'a pas tardé à
demander , au nom de ses coreligionnaires, l'extension de la justice
française à tous les juifs tunisiens (1). Cette demande
incessante de protection à travers l'extension de la couverture
juridictionnelle s'est faite en parallèle avec une critique
sévère des tribunaux de l'Etat tunisien .
1 - Critique du système juridictionnel
charaïque
L'élite juive tunisienne reprochait aux tribunaux de
l'Etat tunisien , dont les juifs tunisiens sont justiciables dans tous les
affaires ,hormis le statut personnel plusieurs griefs dont:
- D'avoir des magistrats insuffisamment formés. "
La procédure suivie devant les tribunaux musulmans, en apparence
très simple, est un fouillis d'abus . Ainsi , les
dépositions des témoins sont reçues en matière
civile ou pénale , non point par les magistrats , mais par les notaires
musulmans" (2). La condamnation de Battu Sfez était
basée sur un témoignage, des gens émus, dressé par
acte notarié.
- De rendre leurs arrêts en fonction des principes
généraux de droit musulman sans pouvoir se référer
à des codes. "Les règles de cette législation sont
éparses dans les auteurs et la jurisprudence où abondent les
contradictions , dans la coutume et les usages qui n'offrent aucune suite"
(3). Les magistrats musulmans , n'ayant pas entre leurs mains des textes
précis et ordonnés , ne pouvaient donner aux justiciables des
garanties contre l'arbitraire et la fantaisie.
- De faire preuve de partialité lorsqu'ils ont
à connaître de litiges où des juifs sont impliqués.
Le serment est prêté dans la forme religieuse : le juif tunisien
ne peut assister au serment de son adversaire musulman qui a lieu au
Mesjed (lieu de culte musulman) où il n'a point
accès .(4)
L'exercice , sur le territoire tunisien , à
la fois des juridictions françaises , charaïques et
rabbinique , appliquant aux juifs tunisiens chacune sa législation
propre, montre le caractère anormal de la situation juridique de cette
catégorie d'autochtones .
_________________________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit p 154 (2) Chalom J., op
cit p 129 (3) Ibid, p 125 (4) Ibidem, p 129
La juridiction rabbinique tunisienne n'a pas
été épargné des critiques sévères
formulées par l'élite juive en Tunisie.
2 - Critique du système juridictionnel
rabbinique
Un journal de Tunis, "Le Courrier
Tunisien", exprimant l'opinion des juifs tunisiens, a écrit en
1905: "que la race juive souffre en Tunisie d'un mal imputable à la
domination rabbinique et que la suppression en sera la guérison "
(1)
Le statut personnel des juifs tunisiens était
régi par les principes du droit mosaïque , tel qu'ils
découlent de la Bible et du Talmud et sont exposés et
expliqués dans de nombreux traités . Une bonne partie de
l'élite juive tunisienne , ayant épousé les vues de la
nouvelle intelligentsia qui prônait les idées modernes , n'a pas
hésité à en faire le procès :
- Tout d'abord, une critique du système
législatif mosaïque chez qui deux points essentiels ont
été le cible des critiques de l'élite moderne de la
Communauté juive tunisienne: le statut de la femme et le droit
successoral : On déplore que la polygamie soit encore
permise et que le mari puisse répudier son épouse par un acte
unilatéral sans se justifier , que la femme mariée ,
frappée d'incapacité légale, tombe dans la
dépendance de son époux qui , en cas de son décès
sans laisser d'enfants ,sa veuve est tenu d'épouser son beau
frère. On dénonce , en second lieu , que le droit successoral
mosaïque consacre des inégalités choquantes : Il accorde au
fils aîné une part double de celle de ses frères
puînés . Il exclut les filles de la succession de leur père
, dès lors qu'il y a des enfants de sexe masculin . Il attribue au mari
la totalité des biens de sa femme décédée . Il
limite les droits de la femme dans la succession de son mari au montant de sa
dot , tel qu'il figure dans son contrat de mariage .
- Ensuite, une critique au système juridictionnel
rabbinique : Malgré la réorganisation de la justice
rabbinique par le décret beylical du 28 novembre 1898
complété par le décret du 28 mars 1922 qui avait
fixé la composition , les attributions et le fonctionnement , il est
souvent reproché , à cette instance dont la compétence
s'étendait à l'ensemble des juifs tunisiens , de mettre en oeuvre
une procédure archaïque . C'est pourquoi l'élite juive
demandait , sans toucher au droit mosaïque, d'étendre à
l'ensemble des juifs tunisiens le régime dont avaient
bénéficié les juifs protégés par la France
ou une puissance étrangère . Les juifs tunisiens deviennent
justiciables des juridictions françaises qui appliqueraient , en
matière civile et pénale, la même législation qu'aux
français, et pour tout ce qui avait trait à leur statut
personnel, le droit mosaïque .
(1) Journal "Le Courrier Tunisien" , 10 juillet
1905, cité par Chalom J., op cit p 94
Aussi, à l'instar du juge musulman
charaïque tunisien , on reprochait au Rabbin-juge de rendre des
arrêts en application des principes généraux du droit
mosaïque sans pouvoir se référer à des codes . En
effet, les règles de cette législation sont éparses entre
le Talmud , la Guemara , la Mishna et dans la coutume et les
usages qui n'offrent aucune suite . D'ailleurs , entre la
« nation » livournaise et la collectivité
tunisienne, la coutume et l'interprétation du droit mosaïque est
très différente du fait de la différence de culture .
Aussi, le grand reproche qu'on adresse à la justice rabbinique en
Tunisie, c'est l'absence de motivation dans les arrêts rendus de telle
façon qu'on est souvent perplexe devant l'absence d'argumentation des
jugements rendus et il faut faire un grand effort d'extrapolation pour
déduire le raisonnement du juge dans ses arrêts rendus .En outre,
on déplore l'absence de la jurisprudence (1).
L'extension de la couverture juridictionnelle
française à la Communauté juive tunisienne n'était
pas la seule revendication. Une autre aspiration, non moins fondée,
correspondant aux revendications de l'intelligentsia moderniste, s'était
formée au lendemain du protectorat : c'est la
naturalisation par le bénéfice de l'acquisition de la
nationalité.
B - L'échappatoire : L'acquisition de la
nationalité
Dans ce domaine , comme cela se passe chaque fois que
des réformes sont octroyées au terme d'une action de masse; une
aile radicale , dans l'opinion juive tunisienne , poursuiva le harcellement des
autorités coloniales . Alors, vu que l'extension de la juridiction
française aux juifs tunisiens se heurta au refus de l'administration
coloniale , par respect des conventions conclues avec l'Etat beylical , une
mesure importante pouvait être prise pour répondre aux aspirations
de l'élite juive : lui permettre , sous certaines
conditions, d'acquérir la nationalité française
Le discours revendicatif de l'élite de la
Communauté juive a déplacé sa campagne à outrance
pour l'acquisition de la nationalité française . Toutefois ,
cette question , parmi d'autres, a fragilisé cette Communauté du
fait de sa liaison au religieux . La question du statut personnel liée
à la naturalisation a été le lieu de turbulence qui a
secoué les juifs tunisiens et a suscité des tensions
énormes
Pour mieux appréhender le problème de la
naturalisation et son rapport avec le discours revendicatif juif , il faut
placer ce dernier dans son contexte . Une série de textes juridiques
ont vu le jour depuis 1899 jusqu'à 1923 reflétant en
réalité l'intensité des pressions et des
réclamations ainsi que la grande campagne à travers les
médias d'une grande partie de l'élite
_______________________________________________________________________________
(1) Rahmouni K., La justice religieuse de la Tunisie du
XIX siècle . Tunis, Info. Juridiques ,n°4/5, juin 2006, p.
32
juive tunisienne pour l'acquisition de la nationalité
française pour toute la Communauté juive
Tout d'abord , en 1900 le juif tunisien ne pouvait
remplir aucune condition, prévue par le décret
présidentiel du 28 fevrier 1899 (1) en vigueur, pour être
naturalisé du fait de son exclusion de l'enrôlement militaire et
de la fonction publique. Alors, le "lobby" juif tunisien demandait
une réforme du texte du décret présidentiel francais de
1899 régissant la naturalisation vers plus de souplesse .
Le décret présidentiel francais du 3
octobre 1910 (2) soumit une nouvelle réglementation de telle sorte que
la naturalisation des juifs tunisiens devienne potentiellement possible et ce
par l'exigence , entre autres, de la maîtrise de la langue
française , l'acquisition d'un niveau d'études supérieure
ou le mariage avec une française . Mais vite l'élite juive a
reproché à ce texte juridique son caractère
élitiste et a conclut qu'avec ce texte presque la totalité de la
Communauté juive resta de nationalité indigène .
Après la fin de la première guerre
mondiale ( 1914-1918 ) un décret présidentiel du 8 novembre 1921
(3) entame un processus de naturalisation automatique en conférant la
nationalité française "jus soli" aux étrangers
habitant en Tunisie dans les mêmes conditions que s'ils eussent
habité la France . Ce texte était conçu pour les italiens
et maltais résidants en Tunisie dans le but d'endiguer
l'ingérence italienne mais exclut les juifs tunisiens .
Une campagne de réclamation fut mené
à Paris et à Tunis , par l'élite juive en Tunisie , en
faveur d'un assouplissement des dispositions permettant la naturalisation des
juifs indigènes . Ce fut la loi du 20 décembre 1923 (4)
organisant l'acquisition de la nationalité française qui garde ,
pour les tunisiens , son caractère individuel et volontaire pour ne pas
étendre de manière automatique , à toute la
Communauté juive tunisienne, l'acquisition de la nationalité . Le
législateur français a tenu à ménager le Bey
tunisien en évitant de soustraire à son autorité une
grande partie de ses sujets
Mais , et malgré l'assouplissement des
conditions de naturalisation et l'ampleur des facilités , l'élite
juive continua à harceler le Ministre-Résident
général en Tunisie en revendiquant cette fois la naturalisation
de l'ensemble de la minorité juive en développant l'idée
que la Communauté juive , étant libre de tout lien de
nationalité , constitue en fait une minorité d'un peuple
israélite dispersé partout dans le monde"n'ayant pas une
attache particulière à la Tunisie" et qui a droit à
l'autodétermination des peuples conformément aux principes du
Président américain Wilson, développés lors du
Congrès de Versailles en
(1) Sebag P., op cit , p. 155 (2) Lagrange H. et Foutana
H., Codes et lois de la Tunisie , Paris, 1912, p.667-669. (3) Ibid,
supplément 1922, p. 53-55. (4) Girault A., Principes de colonisation
et de législation coloniales, Paris, 1936, p. 144
1918(1).
Cette attitude consensuelle de l'élite juive
tunisienne a provoqué deux réactions La première
émanait de la part des tunisiens musulmans qui demandaient aux juifs
tunisiens de refuser la naturalisation car le protectorat "n'est pas une
association avec la France" (2) et que la Tunisie reste un Etat qui garde
sa personnalité juridique internationale et par conséquent les
sujets du Bey gardent leur nationalité telle que prévue par la
Constitution de 1861. La loi française du 20 décembre 1923
relative à la naturalisation porte atteinte à l'autorité
et à la souveraineté du Bey garanties par les traités .
La deuxième réaction provenait d'une partie de la
Communauté juive en réponse, à l'élite juive des
années 1920, qui développait à son égard une
argumentation qui frollait l'injure et l'outrage (3) . Cette élite
développait l'idée que les prescriptions religieuses juives sont
immuables donc incapables de cohabiter avec la naturalisation française
. Alors, il faut une sortie du religieux du domaine public à l'espace
privé..
Cette demande d'écarter la loi
mosaïque du statut personnel du champ d'application et de la
reléguer dans l'espace privé , a provoqué des
contradictions au sein de la Communauté juive qui venaient se
superposer sur l'ancien clivage Twansa-s et Grana-s
: un discours catégoriel éclate sur la base d'un
débat houleux engagé entre plusieurs courants qui divisent la
Communauté juive de Tunisie .
Ce discours n'est pas lié
nécessairement au débat sur la naturalisation mais il puise ses
racines et son fondement dans l'arrivée des Grana-s dans la
Régence depuis 1492. Ce genre de discours a commencé à se
systématiser depuis le XV siècle jusqu'à sa structuration
au XIX siècle. Il a quand même changé de contenu à
travers les temps mais il garde sa vivacité, sa structure et sa nature
et se développe au gré des circonstances
II - Un discours catégoriel
Au début du XVIII siècle , la Communauté
juive de Tunis apparaît comme une Communauté stable, bien
organisée et dotée d'institutions efficaces . La
Communauté doublement encadrée administrativement et
religieusement par son "Qâyid" et son conseil
_________________________________________________________________________________
(1) Dr Cattau, in Journal L'Avenir social , Tunis,
26 avril 1925. (2) Farhat S., La question de la naturalisation
d'après le P.L.C., in Journal Tunis socialiste, du 6
décembre 1923 ,Tunis. Cité par Allagui A., "Les juifs face
à la naturalisation dans la Tunisie colonialel" in Actes du
colloque de Tunis,25 -27 février 1998, Histoire communautaire, Histoire
plurielle (La Communauté juive de Tunisie), Faculté des Lettres
de Manouba, Tunis, CPU, 1999, p.79 (3) Bessis J., "A propos de la
question de la naturalisation dans la Tunisie dès les années
30", in Actes du colloque ISHMN, Tunis,1985, p. 137.
rabbinique , bénéficiait d'une large autonomie.
(1)
Le "Qâyid" des juifs , nommé par le Bey
pour répartir et recueillir les impôts dus par les membres de la
Communauté , faisait aussi fonction de receveur
général-trésorier du Bey et assurait de la sorte un
rôle d'intermédiaire entre les autorités et sa propre
Communauté . Mais , bien qu'il n'occupe que des fonctions
financières et politiques , le "Qâyid" avait, au fil des
années , suffisamment d'autorité auprès du Bey pour
intervenir dans la nomination du Grand-Rabbin et pour disposer d'un pouvoir
judiciaire en matière de répression des délits.
Mais , au début du XVIII siècle , la
Communauté allait subir l'épreuve de la scission
intercommunautaire . Les juifs d'origine européenne , dits Grana-s
, soucieux de préserver leurs particularisme et privilèges ,
décidaient , à un moment de leur saga en Tunisie ,de se
soustraire au contrôle du "Qâyid" local et de se doter
d'une organisation particulière . La minorité livournaise , (
B ) monopolisant la fortune et supportant l'essentiel des
charges communautaires, cherchait en réalité à se
détacher de la Communauté locale Twansa-s, (
A )généralement démunie et à
s'identifier de plus en plus aux colonies européennes
protégées par les traités et accords. A ces deux
catégories , s'ajoute une troisième , sélectionnée
des deux précédentes ; ce sont les juifs protégés
( C ) des puissances étrangères . Trois
sensations planent chez les trois catégories : la
frustration, la supériorité et l'immunité .
A - Les juifs Twansa-s :
la frustration
Tous les juifs tunisiens parlaient la langue du pays , dans
leurs relations avec la population musulmane et dans leurs relations entre eux
. Le "parler judaïque" , n'est
pas un "hébreu corrompu" mais une variante de
l'arabe dialectal en usage dans le pays . Le parler des juifs ne se distingue
pas du parler des musulmans , ni par la morphologie , ni par la syntaxe mais il
s'écarte seulement par une prononciation caractérisée par
la permutation de la valeur de certaines consonnes.. Les emprunts à
l'hébreu sont rares et se limitent à un petit nombre de mots
liés à la pratique du judaïsme au niveau cultuel . (2)
Cette langue parlée, les juifs l'écrivent aussi
mais en utilisant les lettres de l'alphabet hébreu . Donc, c'est dans
cette variante d'arabe dialectal , transcrit en caractères
hébreux , que sont rédigés livres de compte , lettres
d'affaires, contrats et mémoires.
_____________________________________________________________
(1) Larguèche A., "La communauté juive de
Tunis à l'époque husseinite : unité, contrasteset
relations intercommunautaires" in Histoire communautaire , histoire
plurielle ( la Communauté juive de Tunisie), Actes du colloque de Tunis
du 25'26 et27 fevrier 1998 à la faculté des lettres de Manouba,
C.P.U.,1999, p 166 (2) Sebag P., op cit p 121
Dans toutes les villes, la vie de la Communauté juive
était soumise aux prescriptions de la religion mosaïque . Le repos
du sabbat était scrupuleusement observé. Les
solennités de l'année liturgique juive étaient
célébrées avec éclat : le jour de l'an
(Rosh ha-shanah); le jour de l'Expiation
(Yom Kippour); la fête des Tabernacles
(Sukkot); la Pâque
(Pessah); la Pentacôte
(Shavu'ot); la fête des Sorts
(Pourim) et la fête de la
Dédicace (Hanukkah) (1). Il y a
aussi des cérémonies qui jalonnent le cours de l'existence : la
circoncision des enfants mâles, huit jours après leurs naissance,
les mariages , les usages relatifs à la mort où on signale , pour
les juifs Twansa-s, le rôle de la confrérie de la
hobra, (qui rend aux défunts les derniers
devoirs), la participation aux obsèques de "pleureuses de
profession", les manifestations ritualisées du
deuil, ainsi que les veilleuses que l'on allume et dont en entretient la flamme
à la mémoire des morts . (2)
D'autre part, il y a des croyances et pratiques
superstitieuses que les juifs tunisiens partageaient avec la population
musulmane . En effet , générale est la croyance au mauvais oeil
('ayn), que l'on tient pour responsable de
la maladie comme du malheur . Ils croient aussi à l'existence de
génies (jân, pl.
jenûn-s) qu'il ne faut pas irriter sinon ils s'emparent des
êtres humains et engendrent des troubles et des maladies nerveuses . Il
n'est alors d'autre moyen de s'en guérir que de les chasser du corps du
possédé par le recours à l'organisation d'une
séance , appelée rebaybya (du
rabab = rebec). Dans des cas moins graves , on fait appel à un
Khaffâf (guérisseur chassant le mal par des
passes magiques ) . (3)
Du coté rituel, il faut noter de prime abord que deux
grands rites à liturgie différente se partagèrent le
judaïsme : le rite palestinien et le rite babylonien . Ce dernier est le
seul qui soit observé en Tunisie par la catégorie des
Twansa-s(4).
Enfin, le monothéisme rigoureux de la religion
mosaïque prohibe le culte des saints et des intercesseurs . Cependant
"il est admis par la plus pure doctrine que l'on peut aller prier sur les
tombeaux des morts illustrés par leurs vertus religieuses et obtenir
par la méditation de ces vertus des bénéfices
d'ordre religieux ou moral" (5) . L'usage populaire , chez la
Communauté tunisienne , a dénaturé cet hommage et l'a
transformé en véritables demandes d'intercessions , sinon en un
culte d'hommes providentiels. Ces pèlerinages
dégénèrent même couramment en sortes de fêtes
accompagnées d'agapes, de libations et de pratiques nettement
superstitieuses . Les tombeaux les plus visités en Tunisie sont ceux du
Rebbi Fragi à Testour (Nord-ouest de la
Tunisie ), du Rabbi Pinhas à Moknine (
le Sahel tunisien), celui d'el-Hamma Rebbi
Yussef El Fessi (près du Gabes dans le sud
tunisien) et celui de Lella
Ghriba
____________________________________________________________________
(1) Ibid p 124 (2) Ibidem p 126 (3) Sebag P., op
cit p 150 (4)Darmon R., op cit p 84 (5) Ibid, p 85
(l'abondonnée) à Jerba , dans le sud du pays.
Malgré sa précarité économique ,
l'élite "tûnsiyya" n'a pas été
évincé ni de ses responsabilités de service du Beylic, ni
de la direction de la Communauté juive. Cette élite avait eu donc
assez de ressources politiques pour éviter la mise sous tutelle par les
Grana-s (livournais ).
B - Les juifs Grana-s : la supériorité
L'apport ethnique des juifs hispano-portugais s'était
produit en Tunisie dès le XVI siècle . Chassés d'Espagne,
ils s'étaient enfuis en Tunisie et principalement en Italie. De Livourne
en particulier, région italienne, des colonies nombreuses sont venus
à Tunis. On appela "livournais" ( El Grana-s ) les descendants
de ces immigrés. La raison de leur implantation en Tunisie paraissait
d'ordre économique: on les rencontre acheter des navires
confisquées, pratiquer l'assurance maritime, participer au rachat des
captifs chrétiens par les corsaires turcs et réduits en
esclavage, en avançant su place, les sommes nécessaires, pour se
faire rembourser chez leurs correspondants de Livourne (1). Dans la
littérature, on parlait du fameux "ami de Livourne" .
Par rapport aux juifs autochtones, les Grana-s
n'avaient pas la même langue, ni le même degré de
civilisation, ni les instincts d'indépendance. Ils étaient tenus
à l'écart et désignés, par les juifs
Twansa-s, sous le nom de la « Communauté de
l'exil ». Alors, dès 1710, les Grana-s prenaient
l'initiative de créer leurs propres institutions communautaires ( un
Temple, un tribunal, une boucherie, un hammam de purification et un
cimetière distincts de ceux des Twansa-s ) et habitaient un
petit quartier jouxtant la vieille Hara, appelé "Dribet
el-Grana-s".
Le niveau de richesse et de culture était
supérieur à celui de leurs humbles coreligionnaires autochtones .
Leur orgueil de caste de juifs ibériques , les fréquents voyages
en Europe , les relations familiales et commerciales avec Livourne , la
connaissance des langues européennes, une certaine différence
liturgique composaient une personnalité socioculturelle fort
contrastée par rapport aux Twansa-s. Donc, leur discours
religieux trouve son originalité par rapport au discours ambiant en
Tunisie . Le schisme n'était donc pas un événement
extraordinaire malgré les apaisements à travers la convention
(taqqnah ) qui fut arrêtée le 7 juillet 1741 par les
notables des deux groupes qui a pour objet la séparation des deux
collectivités et de laisser à chacune d'elles ses lois cultuelles
et civiles , ainsi que l'accord dit "Qesmet diar el-Leham" ( Partage des
abattoirs et boucheries ) arreté en 1784 (2).
(1) Taïeb J., Les juifs livournais de
1600 à 1881, in Actes du colloque de la faculté des lettres
et des arts de la Manouba , tenu le 25-27 fevrier 1998, Tunis, C.P.U., 1999,
p.153 (2) Ibid, p. 156
Le discours catégoriel des Grana-s , au sein
de la Communauté juive en Tunisie , va influencer , pendant la
période du protectorat , l'élite juive moderniste de telle sorte
que le clivage Twansa-s vrsus Grana-s n'a plus de raison
d'être.
Mais au fil des temps , les Grana-s , de plus en plus
nombreux , de plus en plus riches, de plus en plus influents ,
bénéficiant de la sollicitude du consulat d'Italie à
Tunis, devinrent de plus en plus arrogants écrasant leurs humbles
coreligionnaires Twansa-s. Les rapports se déteriorent
d'avantage à partir de 1840-50 avec l'arrivée des nouveaux venus
, des " carbonari ", des libéraux laïques , voire antireligieux
qui choquaient , par leur impiété , les juifs indigènes .
Les Grana-s , par leur qualité d'européens d'origine ,
dans un monde où triomphait l'Europe , exercaient , par leur snobisme ,
une évidente attraction sur l'ensemble de la Communauté juive de
la Tunisie .
Ces nouveaux livournais se situaient
économiquement , politiquement, psychologiquement dans un cadre
pré-colonial , assujettissant pour le pays d'accueil . Ce sont les
ancêtres d'une catégorie de juifs dite les protégés
C - Les juifs protégés :
l'immunité
Malgré les principes d'égalité
, liberté et de propriété affirmés dans le Pacte
fondamental de 1857 et la Constitution de 1861 , les juifs de Tunisie se
plaignaient encore de l'Administration beylicale . Plusieurs griefs
étaient avancés :
- Malgré la suppression de l'impôt de
capitation "Jezya" depuis 1856 par 'Ahmed Bey , curieusement les
cadeaux ou gratifications régulières , versées
annuellement à des hauts fonctionnaires de l'Etat , quoique devenus
comme des usages « Awa'id », apparaissaient comme
des brimades discriminatoires . Usages auxquels il serait dangereux de
déroger (1).
- Les juridictions tunisiennes, composées
exclusivement de magistrats musulmans, même quand elles avaient à
se prononcer sur la pénalité encourue par un juif , faisaient
preuve à son égard d'une sévérité sans
rapport avec les faits qui lui sont reprochés . (2)
- Les juif pouvaient être victimes de vols, de
violences, de meurtres, sans que les coupables fussent recherchés,
jugés et punis. Il arrivait que des jeunes filles soient enlevées
par des musulmans et contraintes d'embrasser l'Islam. Il y a une certaine
indifférence des autorités devant les violences individuelles
dont les juifs pouvaient être victimes de la part des populaces(3).
-
______________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit p 128-129 (2) Taïeb J., op
cit p 124 (3) Taieb J., " Réalité et perception de la
condition juive en Tunisie (1705-1857)" , in Actes du colloque de Tunis,
Faculté des Lettres de Manouba, 25-27 fevrier 1998, Tunis, C.P.U., 1999,
p.126
Alors , c'est pour "mettre fin à
l'arbitraire des magistrats, disait le sociologue "tunsi" Paul
Sebag , et jouir d'une plus grande sécurité que de nombreux
juifs , appartenant pour la plupart à la classe fortunée, se sont
efforcés d'obtenir des patentes de protection des puissances
européennes représentées dans la capitale des Beys "
( 1)
Ceux qui obtenaient une patente de protection , et devenaient
les "protégés" d'une puissance européenne ,
conservaient paradoxalement la nationalité tunisienne . Leur statut
personnel continuait à être régis par le droit rabbinique
mais ils devenaient justiciables des juridictions consulaires à
l'égard des ressortissants étrangers . En plus, le consul de la
Puissance européenne qui les protégeait assurait, par le
système des capitulations, leur défense s'ils étaient les
victimes d'un délit ou d'un crime .
Dans les années qui précédaient
l'institution du Protectorat , les patentes de protection se firent de plus en
plus nombreuses . En 1864, on dénombre 3 000 juifs
protégés par l'Italie, la France, l'Espagne, la Hollande, la
Belgique, l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie , les Pays-Bas, le Danemark, la
Russie et la Grèce (2).
La patente de protection constitue , pour le juif en Tunisie,
un moyen de se mettre à l'abri d'une injustice toujours redoutée.
Pour les puissances étrangères, le document de la patente
était un moyen de se constituer une clientèle et, sous
prétexte de défendre leurs protégés, de se donner
le droit d'intervenir dans les affaires intérieures de la
Régence.
Le Bey de Tunis, Mohammed Es-sadok Bey, n'a pas manqué
de s'élever contre cette "extra-terrritorialité" que
les patentes assuraient à des personnes qui faisaient partie de ses
sujets . En juillet 1866, il décide la méconnaissance de toute
protection accordée aux Tunisiens et l'application du droit tunisien sur
ceux mêmes qui sont munis d'une patente . Pourtant et malgré
cette déclaration solennelle, l'attribution et l'usage des patentes de
protection se poursuivit car chaque partie , dans la patente, trouve son compte
.
L'usage des patentes de protection a contribué à
la complexité de la population juive du pays . En effet , aux juifs
Grana-s et aux juifs Twansa-s , se sont ajoutés les
juifs protégés qui avaient un statut
intermédiaire entre celui des étrangers et celui des nationaux .
Cette nouvelle souche se recrute en réalité dans les deux
catégories de la Communauté juive tunisienne (Twansa-s
et Grana-s) en sus des juifs étrangers .
_______________________________________________________________
(1)Sebag P., op cit, p.107 (2) Atinguer S (Dir de) , Les
juifs dans les pays musulmans (1850-1950), Kuwait (Traduit en arabe), CNC,1995,
p.139
Ainsi, à coté des vieux "Grana-s",
établis dans le pays de longue date et considérés comme
des sujets du Bey, il y eut de nouveaux "livournais", venus s'établir
dans le pays après la signature du traité de 1822 entre la
Régence de Tunis et le Duc de Toscane, qui jouirent des droits et des
privilèges accordés aux étrangers de confession
chrétienne .
Dans le XIX siècle , les juifs italiens
n'étaient pas les seuls juifs étrangers . Il y avait des juifs
d'Algérie , devenus français par le décret Crémieux
, un petit nombre de juifs , originaires de Gibraltar ou de l'île de
Malte, sujets britanniques. Mais pris ensemble ( italiens, français ou
britanniques) les juifs étrangers étaient peu nombreux par
rapport aux juifs sujets du Bey.
Les juifs toscans , immunisés par les patentes de
protection s'associaient avec les autres juifs étrangers d'autres pays
pour constituer une minorité catégorielle au sein de la
Communauté juive en Tunisie . Mais quoique moins nombreux, cette
catégorie "d'immunisés" était un vecteur de
modernité aussi bien à l'extérieur de la Communauté
juive qu'en son sein . Modernité économique d'abord, ( la
plupart sont des courtiers, des marchands d'import-export, etc. ils sont
motivés par la finance et par les opportunités nées du
déséquilibre des finances beylicaux). Modernité
politique ensuite, moins bien connue mais qui s'était
propagé comme une tache d'huile à travers les années chez
la Communauté juive en Tunisie. Les juifs livournais ont introduit
à Tunis, dès le XVII siècle, les premiers imprimés
hébraïques. La plupart de ces juifs protégés
sont des " carbonari-s", laïques et même antireligieux .
L'exterritorialité permettait en effet à ces juifs
d'échapper à l'arbitraire des autorités beylicales, de
l'autoritarisme redouté du Qâyid des Twansa-s
et de l'archaïsme des tribunaux rabbiniques tunisiens puisqu'ils
relèvent désormais des tribunaux consulaires qui appliquaient
à leur égard le droit mosaïque
L'existence de cette nouvelle catégorie de
protégés a contribué avec le concours d'autres facteurs au
déclenchement de la révolte dite du Majba
dirigée, en 1864, par un chef d'une tribu , Ali Ben
Ghedahom (1)
Cette situation catégorielle au sein de la
Communauté juive de la Régence engendra des convoitises, voire
des jalousies de la part des juifs Twansa-s et Grana-s.
Elle a constitué un prélude pour des nouvelles demandes pour le
nivellement de traitement en matière judiciaire, et un exemple à
suivre pour se soustraire de la nationalité tunisienne, pourtant
établie selon la conception moderne dans le Pacte fondamental de 1857 et
la Constitution de 1861, et de se libérer de l'arbitraire des
juridictions beylicales ( chara'ïque et rabbinique)
(1) Sebag P., op cit p 128 : A l'occasion , on qualifie le
Bey par un surnom "le Bey des Juifs" pour caricaturer son entourage
judaïque ( son Trésorier receveur des finances, son médecin
, son interprète franco-arabe ,ses tailleurs, etc.).
Dans les quatres décennies qui
précédaient 1881, des Twansa-s s'associèrent aux
Grana-s "patentés" dans le domaine des finances . Le cas
typique étant celui du Qâyid des juifs et
trésorier du Bey Nissim Scemama, âme damné du
Premier ministre concussionnaire Mustapha Khaznadar et en relation
d'affaires étroites avec un certain Giacomo Guttiers, grand
trafiquant et courtier , acheteur spéculateur de titres de la dette
publique tunisienne et grand agioteur .
Dans la même période, quelques Twansa-s
se glissèrent dans la catégorie des Grana-s Toscans, les
uns parce que devenus protégés d'un Etat européen , les
autres par décision du Bey: l'interprète franco-arabe d'Ahmed Bey
(1837-1855), le nommé Abraham Memmi devint
Gorni-protégé, ainsi que toute sa parentèle, en
récompense de ses bons et loyaux services. (1).
Pour conclure , on constate qu'avant le Protectorat
français , et durant près de deux siècles , le discours
religieux juif fût largement marqué par l'existence de deux
catégories au sein de la Communauté juive (Twansa-s et
Grana-s ) et de leur rivalité . A l'intérieur de ce cadre,
une claire distinction des époques s'impose toutefois. Aux
Grana-s, des premiers temps, largement impliqués dans la
marchandise et dans les activités liées à la course et
ayant tendance à s'intégrer dans la Communauté juive
autochtone par rivalité, intrigues ou compromis , s'opposent les vagues
d'immigrants du XIX siècle, culturellement différents, voire des
"carbonari", laïques et même antireligieux , motivés
par la finance et attirés par le relatif vide démographique de la
Régence et par les opportunités nées du
déséquilibre des finances beylicaux .
Dans ses rapports avec l'Occident, la
Communauté juive en Tunisie a développé un discours
revendicatif cherchant la protection par l'extension de la couverture
juridictionnelle française et un échappatoire par l'acquisition
de la nationalité . Par ailleurs, non homogène de part ses
origines, cette Communauté a généré en son sein un
discours catégoriel spécifique pour chaque groupe culturel. Quant
aux relations avec le Makhzen, c'est un discours légitimatoire
à travers l'intériorisation du statut dhemmi par
l'acceptation de la protection et son implication financière et le
retrait apparent de l'espace politique d'une part, et l'intégration
communautaire par une contribution culturelle certaine et une
spécificité cultuelle notoire. Le souci de cohabitation a
engendré une variabilité dans le contenu du discours religieux
juif, vérifiable à travers l'engagement de la Communauté
hébraïque envers autrui , le goyim .
En réalité, la variabilité de contenu du
discours se manifeste à travers son caractère
légitimatoire de l'environnement dans lequel il se trouve . La
légitimation se traduit au niveau de la flexibilité du discours
par sa capacité à s'adapter rapidement à son environnement
(1) Taïeb J., op cit, p.159-160
Chapitre II - Un discours religieux flexible
Le discours religieux judaïque a
évolué en flexibilité en s'engageant avec les
autorités politiques en place. Cette collaboration avec le pouvoir
politique existant trouve son origine, en réalité, dans le
contenu même du discours hébraïque diasporique
: le juif, n'appartenant pas (ou plus) à un Etat juif,
doit définir son attitude vis a vis des pouvoirs politiques en place.
Les juifs constituent une nation définie par sa religion. C'est autour
de sa foi que l'identité de la communauté juive se maintient.
Les idées politiques juives se manifestent dans une communauté
dont la religion constitue le fondement de l'identité. Les juifs, ayant
un sens aigu d'une Communauté à part, et se voyant vivre chez les
autres, ont dû s'accommoder des institutions qui leur sont
imposées ou qui ont été crées par leurs soins. En
fait, le caractère « total et global » de leur
religion leur interdisait d'être gouvernés comme les autres
: ils ont dû créer alors des institutions qui
sont adaptées à leur situation garantissant leur statut
socio-religieux ; ils ont crée un Conseil de notables
(Gedoleî ha-qahal ) formé par les chefs
de famille les plus instruits et les plus fortunés et a sa tête le
Grand-Rabbin, chef de la communauté appelé Shaykh
al-yahûd (Zaken ha-yehûdim ) .
Placée sous la protection directe de
l'autorité politique, la Communauté juive a
développé un discours flexible qui s'accomode avec « le
discours ambiant » existant, démontrant par là une
capacité d'adaptabilité aux situations nouvelles. Par ailleurs,
cette Communauté , quoique repliée sur elle-même, demeure
toutefois ouverte à « l'air du temps ». Dès
lors, la flexibilité du discours religieux touche à la fois les
rapports de la Communauté avec les autres ainsi que le contenu du
discours même .
La Communauté juive n'a pas tardé
à réagir positivement à deux situations concomitantes.
L'une, exogène, touchant le changement de statut légal et
politique (Section 1 ) , l'autre, endogène, est
relative à la mutation du champs discursif (Section 2)
de la judéité par le remplacement de ses supports
linguistiques et culturelles..
Section 1 - Les hébraïques et le
changement de statut
Communauté inquiète par nature,
soumise à un statut juridique diminué , les juifs
considéraient leur situation à la fois injuste, difficile,
supportable faute de mieux, fort peu anomique et pour tout dire presque normale
(1). Cette Communauté vivait en fait sa position politique
diminuée et exposée comme " le juste châtiment pour les
péchés du passé et du présent . Les clercs furent
à l'origine de cette idée expiation , mais elle fut , par tous,
intériorisé"(2).
Au fond, le temps historique comportait deux bornes
, le glorieux passé ( celui du Temple de Jérusalem ) et un
âge d'or à venir ( les temps messianiques , ceux de la
délivrance) . On a donc ici affaire à une vision
idéologique mettant le présent et l'histoire , quel que soit leur
durée, entre parenthèses et excluant , par nature, toute
idée de rébellion , politiquement impossible et allant contre
l'ordre divin , "car il ne fallait point se révolter contre les
nations " (3) .
Triomphe globalement le principe du dîna
de-malkhûta dîna ( la loi du pays est la loi) non seulement en
légalité mais dans une large mesure en légitimité .
Vis-à-vis des autres, c'est-à-dire des autorités, s'impose
un loyalisme obligé par nécessité et par
conviction, d'autant que le prince, son Etat sont protecteurs par
tradition . Au fond, une forme implicite de dépolitisation, une
espèce de marginalisation, d'extériorité des mouvements
d'opinion et des coups et révolutions de palais (4)
Deux événements historiques ont
extirpé cette communauté de son "cocon" , de son isolationnisme
et de son mutisme et l'ont obligé, à travers son élite,
à réagir. Le premier événement, intérieur,
ayant trait à leurs rapports avec l'Etat beylical, réside dans
leur statut juridique (Paragraphe I ) dans lequel le juif
tunisien passe d'un dhemmi (protégé) à un citoyen
. Le deuxième événement, extérieur, survenu
après l'établissement en 1881 du protectorat français
en Tunisie consiste dans le statut politique du juif tunisien
(Paragraphe II ) qui passe d'une soumission passive à
une participation active . Dans les deux situations , c'est la
flexibilité du discours religieux qui a permis la réaction
positive par rapport aux événements et l'évolution du
contenu du discours.
____________________________________________________________________
(1)Taieb J., " Réalité et perception de la
condition juive en Tunisie " in Fellous S., Dir. de , Juifs et musulmans ,
fraternité et déchirements, Paris, Somogy ed., 2003, p 125.
(2) Taieb J. op cit p 125. (3) Taieb J., op cit p 126 (4) Taieb J. op
cit p 126
§ I - Le statut juridique : du dhemmi au
citoyen
Au milieu du XIX siècle, la condition de la
Communauté juive de Tunisie ne différait guère des
siècles précédents . Les juifs étaient encore
soumis au statut que l'Etat beylical réserva à ses
protégés, ahl al-dhimma, exception faite pour ceux qui
relevaient de puissances étrangères ou ceux qui détenaient
des patentes de protection .
Cependant , deux données juridiques ont
bouleversé le statut légal des juifs en Tunisie vis-à-vis
de l'Etat beylical : d'une part le Pacte fondamental
( A ) octroyé par le Bey à ses sujets tunisiens
et qui a libéré les juifs du pacte de la dhimma devenu
déjà caduque depuis longtemps; d'autre part la naturalisation
française ( B ) établie par la loi
française du 20 décembre 1923 et qui s'est étendue
curieusement sur le territoire tunisien portant atteinte à la
souveraineté du Bey et violant l'esprit du traité du protectorat
de 1881.
Les deux articulations juridiques ont touché
profondément la Communauté juive en Tunisie dans son statut
légal . Les conséquences directes étaient palpables sur le
discours religieux juif en Tunisie qui s'est vite adapté au gré
des événements . La conjoncture politique a influé sur
l'octroi et l'établissement de ces deux textes juridiques
A - Le Pacte fondamental de 1857
En Tunisie, et dès le règne
d'Ahmed Bey (1837-1855 ), une idée
« révolutionnaire » commença à se
répandre selon laquelle l'action politique et le volontarisme tenace
pouvaient mettre à bas le statut d'exception . Le XIX siècle
représente en Tunisie une véritable rupture dans l'univers mental
de la Communauté juive, rupture qui brise le vieux monde de la
soumission à l'ordre des choses . Il s'agit d'une mutation significative
dans la culture politique et un abandon d'un habitus enraciné
depuis des siècles . ( 1 )
L'octroi et l'établissement du Pacte fondamental
était en réalité le fruit de l'ingérence
française et des puissances étrangères dans la
Régence . Il a fallu un incident s'apparentant au "fait divers" pour
le déplacer au "fait majeur" et son instrumentalisation dans un but
politique notoire . Un cocher juif, Battu Sfez, en état
d'ivresse, eut une altercation avec un musulman . La dispute s'envenimait par
l'échange des propos vifs. Le musulman accuse son rival d'avoir maudit
la religion . Alors le charrutier, malmené par une foule
fanatisée, fût arrêté, jugé ( sur la base
d'un témoignage reçu devant notaires et établi dans un
acte ) et condamné à la peine capitale pour blasphème (2).
Il est exécuté en juin 1857. La rigueur de la peine
soulève une vive
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------(1)
Taieb J., op. cit. p. 136 (2) Sebag P., op cit, p.117
émotion au sein de la population juive
terrorisée par cette manifestation de fanatisme. Les consuls de France
et d'Angleterre à Tunis en tirent argument pour demander au Bey de
s'engager dans la voie des réformes libérales.
Les pressions de plus en plus vives amènent le Bey
à proclamer le 10 septembre 1857 une déclaration sous le nom de
la charte de 'Ahd al-'amân, littéralement le
« Contrat de sécurité », plus connu sous le
nom de Pacte fondamental . C'est une déclaration de principes qui
accordaient de larges garanties à tous : nationaux et
étrangers, qu'ils soient musulmans, juifs ou chrétiens .
Il faut dire, au passage, que Tunis connaissait, à
cet époque, un climat intellectuel favorable aux réformes
dû à la conjoncture internationale et au souffle rénovateur
qui traversait l'ensemble des pays musulmans . Déjà, Ahmed
Bey (1837-1855) a entrepris des réformes de l'enseignement à
travers l'école militaire du Bardo et l'université
Zeïtouna qui ont participé à la formation d'une
élite de réformateurs tels que Ahmed Ibn Abi Dhief , le
général Hussein , etc.(1) . Toutes ces circonstances
étaient imbriquées pour l'émergence d'un nouveau discours
politique et le changement de la situation socio-légale dans la
Régence . Mais la redondance du système politique et
l'autoritarisme du pouvoir beylical se sont ébranlés subitement
par le " fait divers " de l'exécution sommaire du cocher juif. Le
processus des réformes est alors déclenché par injonction
et par des forces extérieures de surcoit.
Porteur d'une nouvelle conception, le Pacte
fondamental doit instaurer en principe les bases d'une nouvelle politique qui a
pour finalité de changer les relations du pouvoir politique avec la
société, relations qui reposaient sur le pouvoir absolu du Bey .
Le Pacte est composé d'un préambule, onze articles et un
serment où sont exposés les nouveaux principes adoptés par
l'Etat beylical qui vont constituer les fondements de sa politique future .
Celle-ci garantira les droits auxquels aspire tout un chacun et
consacrera la trilogie constitutionnaliste : liberté ,
égalité et propriété (2)
Mais, si le Pacte s'adressait à toute la
société , il n'en demeure pas moins qu'il a accordé une
importance plus particulière à la situation des non-musulmans et
plus précisément à celle des juifs , les chrétiens
européens sont déjà protégés par le
système des capitulations . En fait, il constitue l'aboutissement des
actions engagés par l'élite juive et la réussite du
nouveau discours religieux revendicatif juif auprès du Makhzen
et des puissances étrangères .
(1) Ben Rejeb R., " La question juive et les
réformes constitutionnelles en Tunisie " in Juifs et musulmans ,
fraternité et déchirements , Fellous S., Dir de, Paris, Somogy
ed., 2003, p.133 (2) Chekir H., Les sources d'inspiration de la
Constitution tunisienne de 1861, in Le choc colonial et l'islam , Luizard
P.-J., (Dir de ) , Paris, La découverte, 2006, p.75
Ce Pacte, qu'Ahmed Pacha Bey (1855-1859)
jura de respecter, annonçait aux juifs une ère nouvelle et
mettait fin aux discriminations vexantes dont les juifs avaient eu
jusque-là trop souvent à souffrir . Parmi les
onze articles constituant le corps du texte du Pacte, six articles (plus que la
moitié ) sont consacrés, d'une façon explicite ou
implicite, aux juifs . L'article 1er donne l'assurance de vivre en
paix " à tous les habitants de notre Etat , quelles que soit leur
religion ". L'article IV est plus explicite dans la reconnaissance d'une
complète liberté religieuse en stipulant que " Nos sujets
juifs ne seront pas empêchés dans l'exercice de leur culte "..
Quant à l'article VIII, il est clair dans sa formulation lorsqu'il
évoque que :" Tous nos sujets, musulmans ou autres, seront
également soumis aux règlements ....en vigueur dans le pays ".
Le principe de l'égalité de tous les sujets du royaume sans
distinction de religion , excluait que les juifs fussent assujettis à
une imposition spéciale . Le chapitre III du Pacte met fin à
l'interdiction qui était faite aux juifs tunisiens d'accéder
à la propriété immobilière : " Tous nos sujets
, quelle que soit leur religion, pourront posséder des biens immeubles
..". L'article VI du Pacte prévoit la nomination d'assesseurs
juifs dans le cas où le tribunal , en matière
pénale , aurait à traiter des affaires dans lesquelles sont
impliquées des sujets juifs .
L'article VII a retenu la même disposition
quant à la composition des tribunaux de commerce (1). On leur
reconnaissait implicitement le droit d'accéder aux fonctions publiques
L'article 78 de la constitution de 1861 énonce que : "Tout sujet
tunisien qui n'aura pas été condamné à une peine
infamante pourra arriver à tous les emplois du pays s'il en est
capable"
Mais si l'entrée en vigueur de ces
réformes avait créé un climat d'optimisme et de confiance
au sein de la Communauté juive, parce que leur application contribuait
à l'amélioration de leur situation, elle a déchanté
quelques années plus tard, lorsque ces réformes furent suspendues
. En fait, la suspension de la constitution de 1861 n'est pas due uniquement
à la révolte de 1864 mais il s'avère que cette
expérience moderniste reposait dès le départ sur des
fondations peu solides et portait les germes de son échec .
L'établissement du Pacte fondamental et l'octroi de la constitution
étaient le fruit principalement de l'ingérence française
et anglaise dans la Régence pour asseoir leur pénétration
dans le marché tunisien et le partage précoce du patrimoine de "
l'homme malade, l'empire ottoman . Le contexte dans lequel est apparue cette
constitution explique aussi bien son renom que les conditions de sa suspension
(2) en 1864.
Le soulèvement d'Ali ben Ghedahem
en 1864 amena le Bey à suspendre la constitution de 1861 et les
institutions qui en dépendent . Toutefois, l'égalité
devant l'impôt, le droit à la propriété, la
suppression de la différenciation vestimentaire pour les juifs en
Tunisie, furent des conquêtes que la suspension du Pacte fondamental de
1857 et de la constitution de 1861 n'arriva pas à annuler.(3)
(1) Chekir H., op. cit., p. 78 (2) Ibid, p. 71 (3)
Sebag P., op cit, p.121
Toutefois, l'échec des réformes
constitutionnelles a amorcé une autre phase dans le discours religieux
revendicatif pour faire évoluer la situation des juifs et conduire
à l'émancipation de nombre d'entre eux . Cette
émancipation se situera à deux niveaux :
- En premier lieu, n'ayant plus aucune couverture
légale des droits réalisés (égalité
d'imposition fiscale, droit de propriété, etc. ) donc
susceptibles d'être retirés à tout moment, les juifs
tunisiens reprenaient de nouveau la demande de protection des consuls
étrangers . Ce phénomène s'amplifia à partir de
1864 et l'Etat beylical ne put le contrer malgré ses protestations
auprès des consuls . Les patentes se distribuaient au gré des
demandeurs juifs tunisiens qui en profitaient et qui constituaient , en
même temps, une clientèle pour les puissances
étrangères à travers leurs consuls
accrédités.
- En second lieu, cet appel pour la protection
étrangère était soutenu par une élite de juifs
livournais et français qui trouvaient appui auprès de l'Alliance
israélite universelle (A.I.U.) . Cette dernière , luttant pour
l'émancipation des juifs opprimés à travers le monde,
fonda un comité local en Tunisie en 1864 et réussit à
aider les juifs à se rapprocher de l'Europe en intervenant auprès
des consuls pour qu'ils bénéficient des patentes de protection .
Aussi, ce comité local de l'A.I.U. a installé auprès de la
Communauté juive en Tunisie les bases d'un enseignement moderne qui
"instruirait et rendait consciencieux"(1). Il faut dire,
qu'après l'échec des réformes de 1857 et de 1861, les
juifs en Tunisie n'avaient plus aucun espoir dans une émancipation
provenant de l'intérieur . En effet, au-delà du Pacte
fondamental et de la constitution, comme textes garantissant les droits
sociaux, politiques et économiques, demeurait une situation de fait qui
n'était pas déterminée par la situation de droit (2).
Lente mais certaine, le discours juif revendicatif
du XIX siècle a atteint ses buts malgré les vicissitudes et les
contre temps et ce à travers trois facteurs :
+ La situation des juifs en Tunisie bénéficia,
à cette époque, des rivalités entre l'Angleterre, l'Italie
et la France qui se disputaient la prépondérance politique en
Tunisie . Ces trois puissances prenaient souvent , dans un but politique , la
défense des juifs tunisiens, toujours victimes des
préjugés religieux : la France surtout
intervenait en leur faveur, couvrant de protection consulaire nombre de juifs
indigènes (3) par l'attribution des patentes de protection ..
+ La Commission financière internationale,
chargée de percevoir certains revenus concédés par l'Etat
tunisien (douanes et monopoles) et de désintéresser les
créanciers , qui fut imposée
______________________________________________________________________
(1) Ben Rejeb R., op cit , p 140. (2) Ben Rejeb R., op cit p
140 (3) Chalom J., op cit , p 29 (1869-1883),
à la Tunisie par l'Angleterre, l'Italie et la France
fonctionna avec le concours des juifs, dont beaucoup étaient, à
Paris ou à Tunis, les plus importants prêteurs du Bey (1).
+ Par ailleurs , l'influence française trouve , en
Tunisie, dans la population juive un très utile instrument . La grande
majorité des juifs de Tunisie souhaitent une occupation française
et s'y préparait . En 1877, l'A.I.U. de Paris créa à
Tunis un comité régional qui a fondé une école
où devait être donné l'enseignement du français et
que la France prit sous sa protection par l'ouverture d'une souscription au
consulat de France à Tunis en sa faveur (2) .
La progression vers l'émancipation pour les
juifs en Tunisie se déployait selon diverses stratégies
: acquisition des droits auprès des autorités
beylicales, politique de protection par l'obtention des patentes de protection
auprès des consuls et naissance d'un enseignement moderne qui facilite
la marche vers l'Occident . La politique de protection ne tarda pas à
évoluer en naturalisation, surtout vers la fin des années 1860.
Lorsque "l'occupation" française de la Tunisie s'accomplit en 1881,
" un vaste espoir gonfla le coeur des israélites"(3). Ils
espéraient que la nation de 1789 alla les émanciper politiquement
et moralement .
B - La naturalisation française
Au cours de la période coloniale , surtout
l'entre deux guerres, la Communauté juive en Tunisie a oscillé,
à maintes reprises, entre l'unité et l'éclatement , en
dedans ou en dehors de l'Etat colonial , entre l'impératif de la
cohésion face aux éléments déstabilisants et la
logique des tensions internes
Parmi les schismes importants qui ont
fragilisé la Communauté juive fut celui relatif au religieux . La
question du statut personnel liée à la naturalisation a
été le lieu de la turbulence qui a secoué les juifs en
Tunisie et a engendré des tensions au sein de la Communauté .
Dans cette "marche vers l'Occident" qui a commencé par les patentes de
protection, puis par l'enthousiasme suscité par l'établissement
du protectorat française jusqu'au déclenchement du processus
d'élaboration de la législation sur la naturalisation
française entamé depuis le décret présidentiel
français de 1899 jusqu'à la loi de 1923 , l'adaptation du
discours religieux a été, à maintes reprises, posée
avec insistance. La naturalisation touche de plein fouet un des
éléments de ce discours : le statut personnel. Une autre tension
interne éclate , après la promulgation de la loi du 20
décembre 1923 relative à
(1)Chalom J., op cit p 30. (2) Chalom J., op cit p. 31.
(3) Chalom J., op cit p. 31
la naturalisation, c'est la question de la tunisification ou
de la francisation du Grand-rabbinat. Cette tension , s'ajoutant à celle
du statut personnel, reflète les crises de cette Communauté
déchirée et tiraillée par une conception critique des
valeurs , de la fin de l'enracinement dans l'univers théologique , de
la gestion du religieux dans l'espace public et une conception holistique
où le judaïsme est celui qui assure le lien entre les juifs (1)
Un débat houleux et fructif s'est
engagé au sein même de la Communauté juive. Il
dénote de l'existence de plusieurs discours parcourant cette
collectivité . Tous s'accordaient sur le lien de connexion entre la
naturalisation et le statut personnel mais se différenciaient quant
à son degré et sa nature . La résolution de cette question
aura des effets sur l'administration du cultuel : le grand
rabbinat .
1 - La naturalisation et le statut personnel
A la question de l'adoption de la
nationalité française équivaut à l'abandon du
statut personnel épine dorsale de toute religion, vu que le
naturalisé français sera régie dans ses rapports de statut
personnel ( mariage, succession , divorce, etc.) par le droit civil
français , laïc par essence, à cette question, trois
discours, au sein de la Communauté juive, se sont cristallisés :
un discours libéral, un discours conciliateur et un discours
conservateur
a - Le discours libéral est un
discours assimilationniste qui a mené en parallèle la campagne
pour la naturalisation et la revendication pour l'adoption des règles du
Code civil français en matière de statut personnel sur la base
d'une critique de la "loi de Moïse" relative au mariage, au divorce, au
lévirat et à la succession qui sont des prescriptions religieuses
immuables et incapables de cohabiter avec la naturalisation .
En réalité, si le courant laïc
appelle à la séparation du religieux d'avec le politique et
à l'abandon du statut personnel mosaïque par l'adoption du Code
civil français suite au mouvement de naturalisation, il s'ensuit
nécessairement un appel à la suppression du Tribunal rabbinique .
Alors , une campagne était déjà menée contre cette
juridiction au lendemain de sa réorganisation par le décret
beylical du 28 novembre 1898, complété par le décret du 28
mars 1922.(2)
________________________________________________________
(1)Allagui A., "Les juifs face à la naturalisation
dans le Tunis colonial", in Histoire communautaire , histoire plurielle (
la Communauté juive en Tunisie ), Actes du colloque de Tunis,
Faculté des lettres de Manouba, C.P.U., 1999, p. 214. (2) J.O.T.
n°27 du 5 avril 1922
Ce discours juif libéral dénonce les
inconvénients de cette institution et sa raison d'être . Il
propose d'échapper à toutes les justices confessionnelles
(musulmane ou juive ) - car les juges ( Cadhi ou Rebbi) ignorent le droit
moderne - et prône une justice laïque, capable d'appliquer le statut
personnel avec impartialité et indépendance. Seules les
juridictions françaises sont qualifiées pour atteindre ce but
Mais la réaction des conservateurs ne se fit
pas attendre . Elle prend même le caractère de polémique,
d'injure voire d'outrage de personne
b - Le discours conservateur : La frange
traditionaliste de la Communauté juive en Tunisie accuse les
libéraux de tous les adjectifs : " assimilés, assimilateurs,
juifs honteux, renégats, intellectuels ignorants, etc. " (1). Elle
accuse le groupe laïcisant de mettre en dérision la loi
mosaïque , d'inquiéter les consciences et de troubler la paix
religieuse
A travers son journal "L'Egalité" (
Istioua ), porte-parole de ce courant, elle s'indignait contre la levée
de bouclier contre les croyances , les usages religieux et le fondement de la
famille .
Les tenants du discours conservateur rappellent, tout
d'abord, que personne n'est qualifié pour modifier le statut personnel
mosaïque . Ils considèrent "l'adoption des règles du
Code civil français , en matière de statut personnel , dangereux
car la loi civile s'altère et se modifie au moindre accident alors que
la loi religieuse reste d'essence intangible" (2).
Entre ces deux discours extrémistes, il
existe des jugements nuancés à travers le discours
réformateur qui, tout en critiquant les imperfections du tribunal
rabbinique , réclamait la réorganisation et le remaniement de
cette institution .
c - Le discours réformateur : Il
n'était pas aussi tendre dans sa critique de la juridiction rabbinique,
considérée comme archaïque. Il suggère des
remèdes à l'intérieur de cette juridiction
reflétant sa conception de fond du statut personnel . Il n'est pas
question de rompre avec l'esprit du statut personnel mosaïque et avec le
judaïsme mais d'introduire des dispositions de nature à l'adapter
aux conditions nouvelles . Il part du constat que le statut
personnel juif avait été conçu alors que la famille
était patriarcale et que le régime de la propriété
correspondait à cet état social (3) . Partant de ce constat , le
régime successoral favorisant les mâles et excluant plus
---------------------------------------------------------------------------------------------------
(1) Journal La Justice du 21 sep. 1923 et
21 déc. 1923 (voir les titres des éditoriaux ) cité par
Allagui A., op cit p. 212 . (2) Editorial intitulé "La Digue
infranchissable" de Sir Eliacher in Journal L'Egalité (Tunis)
du 15 août 1923. (3) Editorial intitulé " Erreurs
d'appréciation des adversaires du statut personnel " , in
Journal L'Egalité Tunis du 22 octobre 1923
souvent les femmes se comprend facilement . Or, "rien dans
les principes mosaïques ni dans la tradition ne s'opposait à la
transformation du statut personnel" (1) . Les transformations à
travers des siècles des moeurs, des mentalités et des structures
socio-économiques devaient avoir pour conséquence des
modifications dans les lois. La loi mosaïque, qui ne saurait
échapper à cette règle d'évolution, subira
naturellement les transformations adéquates à la conception du
droit moderne. Le statut personnel n'a rien d'intangible et d'immuable car la
loi rabbinique a un caractère évolutif et il faut qu'il
"devienne matière purement civile entrant dans les
possibilités humaines de la modifier à l'image de l'état
social qu'elle a pour fin de réglementer". Cette réforme est
" oeuvre d'évolution et non pas de révolution" (2).
Enfin, les tenants de ce discours, s'adressant aux
chefs religieux, demandaient d'employer leurs efforts à introduire
certains remaniements dans quelques branches parmi celles qui ne portent aucune
atteinte aux principes de la religion . Il cite plusieurs exemples à
savoir la Kétouba , le lévirat, etc. (3)
L'enjeu de la liaison entre la naturalisation et le
statut personnel n'est pas la seule source de tension , le titulaire du grand
rabbinat doit-il être indigène ou français?
2 - Le Grand-Rabbinat
Il n'y a pas de sacerdoce chez les
juifs ni de ministère de l'autel ( l'alménor : al
minbar). Il ne reste aujourd'hui que le rappel symbolique à
certains jours de l'année des anciens sacrifices et la
prérogative pour les cohanim d'être appelés
à la qeri'a ( lecture publique de péricopes du rouleau
de la Thora ) et de prononcer à certains offices la formule solennelle
de barakha (bénédiction des pontifes ). Actuellement,
la seule autorité en matière religieuse est celle des rabbins .
Le rabbin ( maître ), appelé en Orient le 'hakhâm,
n'est pas un prêtre au sens sacerdotal; c'est un simple fidèle
spécialisé dans la connaissance de la doctrine et du culte, et
qui n'a d'autre rôle que d'éclairer et de guider les autres
fidèles . Il n'y a donc pas dans le judaïsme et chez les ministres
de culte de hiérarchisation sacerdotale, mais une simple tendance
à la centralisation purement administrative(4) .
Le premier dignitaire religieux en Tunisie est le
Grand-Rabbin, nommé par décret beylical sur la proposition du
Conseil de la Communauté et "appointé sur le Budget" . Il
exerce
____________________________________________________________________
(1) Editorial de J. Scémama: "Le statut
personnel des israélites tunisiens : une parenthèse " in le
journal La Justice ( Tunis) du 3 aout 1921 (2) Ma'arek H., journal
La justice 25 janvier 1924 (3) Journal La Justice du 22
juin 1923 .La Kétouba est un texte rédigé par notaire
correspondant à un contrat de mariage et à un acte de mariage.
(4)Darmon R., op cit p 73
un pouvoir religieux : il préside les
cérémonies du culte, officie et prêche dans les synagogues,
il a la surveillance et le pouvoir d'admonition à l'égard de tous
les rabbins tunisiens , dirige le corps des rabbins et des ministres
officiants, il délivre les autorisations d'exercer aux
péritomistes et aux abatteurs ritualistes .
Cette simple énumération donne une
idée de l'importance de la fonction du Grand-Rabbin, comme chef
spirituel d'une Communauté nombreuse et hétéroclite, avec
un pouvoir considérable au point de vue du culte , de l'alimentation ,
de l'instruction et de l'assistance .
Cependant , les nouvelles générations
juives sont de plus en plus coupés de la religion de leurs pères
par leur nouvelle culture . Elles n'ont pas appris l'hébreu dans les
écoles laïques françaises et connaissant assez mal les
principes du judaïsme, elles ne sont pas en mesure de s'acquitter de leurs
obligations religieuses . A cela s'ajoute une grande
généralité des juifs européens qui montrent une
indifférence la plus absolue en matière de religion , tant au
point de vue de l'instruction que des pratiques cultuelles , souvent
réduites à des actes de pure superstition .
Face à cette situation, toute la
Communauté juive s'accordait et convenait de la nécessité
de donner à la collectivité de nouveaux ministres du culte . Et
sur fond de nationalité, trois discours opposés se partageaient
l'opinion juive tunisienne ainsi que le Conseil de la Communauté
:
a - Un discours occidentalisant qui
suggère de nommer un Grand-Rabbin instruit en France et de lui confier
la tâche de former un nouveau corps de rabbins . Ce discours se trouve
chez le groupement minoritaire des Grana-s, de vie nettement
européenne qui exerce, par contre, une influence considérable sur
la Communauté tout entière par ses modes de vie. Toutefois, ce
discours occidentalisant néglige l'existence de la masse
judéo-arabe, les Twansa-s, qui forme en même temps la
seule masse vraiment pratiquante (1) .
b - Un discours indigène qui
constate, confiant, que la religiosité est encore assez
développée dans la population juive de base, de langue
exclusivement arabe : les enfants fréquentent assidûment les
kouttab-s et les adultes suivent les sermons hebdomadaires des rabbins
. Alors, la réalité statistique est là pour conforter
l'avis d'être en faveur d'un corps rabbinique exclusivement tunisien qui
garde encore l'esprit de la communauté dans les prières à
travers la participation collective (2).
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(1) Darmon R., op cit p. 83 (2) Ibid, p. 90
c - Le discours
conciliateur propose de désigner le Grand-Rabbin parmi
les juifs twansa-s avec un Grand-Rabbin adjoint français (1)
à l'instar des municipalités en Tunisie où le
président, toujours indigène, délègue la plus
grande partie de ses fonctions à un vice-président
français
la loi de la naturalisation de 1923, avec ses
implications sur le statut personnel et le ministère du culte, s'ajoute
au phénomène de l'attribution des patentes de protection et
à la demande de l'extension de la couverture juridictionnelle des
tribunaux français pour constituer les éléments du
discours religieux juif revendicatif et le début du processus de
détachement de la Communauté juive en Tunisie vers une
acculturation et une occidentalisation certaines malgré le nivellement
juridique établi dans le Pacte fondamental et explicité dans la
constitution de 1861 ainsi que le frein sans effet de la notabilité
religieuse locale , jalouse de ses prérogatives.
En fait, par l'instauration du nouveau
discours religieux revendicatif, la nouvelle élite juive cherchait,
outre l'acquis juridique ( le passage du dhemmi au citoyen ), à
participer dans la vie politique et à accéder à des postes
de responsabilité à l'instar de leurs compatriotes musulmans .
Les membres de cette élite voulaient passer de la soumission à la
participation .
§ II - Le statut politique : de la soumission
à la participation
La culture politique de la Communauté juive
de Tunisie , dans le contexte traditionnel, combinait l'attente messianique
d'un futur qui promettait leur libération avec, pour le présent,
un apolitisme dicté tant par la prudence que par leur condition de
sujets « protégés » du Bey . L'attente
messianique a certes une dimension politique. L'avènement messianique
se traduit par la domination juive sur toutes les nations . Cette
espérance messianique est une attitude potentiellement et politiquement
subversive qui appartenait à un futur que "seul Dieu
déterminera" (2) .
En attendant, respectant en cela la tradition qui
veut que dina de-malkhuta dina ( la loi du prince est la loi ), les
juifs en Tunisie, comme ailleurs, devaient respecter la loi de l'Etat qui les
abritait .Le pacte de la dhimma réduit au minimum leur
implication dans la sphère politique sauf pour quelques personnes
éminentes ( les notables ) qui étaient associées à
l'Administration financière du pays. La Communauté juive est, aux
yeux de l'autorité beylicale, collectivement responsable sur le plan
fiscal. Elle avait son Qâyid qui sert d'intermédiaire
entre la Communauté d'une part , les représentants de
l'autorité politique de l'autre .
____________________________________________________________________
(1) Ibidem p. 95 (1) Valensi L., "La culture politique
des juifs " in Juifs et musulmans , fraternité et
déchirements , Fellous S., Dir. de, Paris , Somogy ed., 2003, p. 232
Dans ce cadre général, les juifs
n'avaient pas d'exigences politiques . Ils n'avaient pas de conflits
d'intérêts avec l'Etat ou avec la population environnante . La
Communauté juive développe surtout, à travers ses membres,
des tactiques défensives pour éviter les ennuis ou pour
réduire les risques d'abus de la part de la population locale ou des
représentants de l'autorité .
Le milieu du XIX siècle voit, en Tunisie,
une remise en cause de la relation asymétrique existante entre
musulmans, le Makhzen et protégés juifs
(dhimmi-s). Des changements intervenaient , dans les années
1850, des réformes du système politique autorisaient une
redistribution des rôles entre les différentes composantes
religieuses de la société et une redéfinition des
relations entre les groupes, c'est un nouveau discours juridique tunisien
( A ) qui se pose comme un premier réagencement dans le
statut politique des juifs à travers les réformes du XIX
siècle . Mais l'avortement de ce nouveau discours juridique a
amené les juifs Grana-s ( livournais de la deuxième
vague ), dès le tournant du XIX siècle , à activer un
levier extérieur , celui d'une puissance occidentale, qui a fini par
s'imposer comme un discours juridique alternatif ( B ), c'est
le protectorat francais. Il constitue le second réagencement.
A - Le discours juridique tunisien : les
réformes du XIX siècle
Sur le modèle des réformes des
Tanzimet opérés dans le centre du Califat ottoman depuis
1839 , les changements institutionnels et fiscaux en Tunisie ouvraient aux
juifs des positions dans la gestion financière et administrative du pays
. Aussi, ils pouvaient abandonner « les symboles
stigmatisants » et acquérir des propriétés
foncières et avoir des représentants dans les tribunaux . Mais
pour le courant conservateur musulman, les changements institutionnels,
modifiant la position sociale et légale des juifs, ne sont pas
introduits par les autorités locales mais dictés par les
puissances étrangères par désir de s'assurer la
position dominante dans la région de la Méditerranée
musulmane (1) . Donc, il faut " combattre l'implantation des
institutions étrangères et riposter à la pression
exercée par la supériorité matérielle de
l'Europe " (2) .
Les deux textes juridiques ( le Pacte fondamental de
1857 et la Constitution de 1861 ) préconisaient un nouveau discours,
inexistant auparavent dans le champ sémantique politique tunisien
: l'égalité juridique de tous les sujets ,
quelle que fût leur religion et mettaient ainsi fin à tout
régime infériorisant . Parmi les institutions prévues par
le mouvement de réformes fut le Conseil supérieur dont les
membres étaient en partie nommés par le Bey et en partie
cooptés
(1) Valensi L., op cit p. 233. (2) Chekir H., op cit ,
p. 72.
parmi les grands notables du pays par les premiers
conseillers nommés . Or, en dépit de l'égalité
affirmée entre sujets de la Régence , aucun notable juif ne
figurait dans ce Conseil supérieur
A. Ibn Abi Dhief qui adressa au Conseil , dont il
était membre , une question écrite dans sa première
réunion : " Nous demandons au Conseil
supérieur pourquoi il n'a pas choisi de juifs lors du dernier
recrutement de cette assemblée (...) Les étrangers habitant le
Royaume de Tunis n'ont point jusqu'ici été soumis à ses
lois (...) Si nous considérons donc les non-musulmans comme sujets du
royaume , cela facilitera la soumission des étrangers à nos lois
(...) Mais si l'étranger constate que les non-musulmans sont tenus
à l'écart, sa répugnance à se soumettre à
nos lois ne fera qu'augmenter" (1).
On ignore la réaction des juifs tunisiens ou
si ces sujets avaient inspiré la démarche du ministre de la plume
mais ce que cet exemple illustre, c'est que des changements progressifs se
produisaient dans la culture politique locale à travers le nouveau
discours juridique qui était prêt à réviser les
règles régissant les droits des minorités, dont la
Communauté juive . Les initiateurs de ce discours étaient au
courant des réformes (Tanzimet) introduites en 1839 et 1856
à la capitale du Califat ottoman , notamment la charte de
Gülhâné de 1839 et de Khatt-i Hamayoun de
1856, et s'en inspiraient , comme ils " étaient informé des
renouvellements de la pensée politique en Europe " (2). Le nouveau
discours juridique tunisien cherchait réellement à
améliorer le fonctionnement de ses propres institutions politiques . Le
problème de la comptabilité entre un droit moderne et les
fondements religieux de la chari'a ne manquait pas de se poser .
D'ailleurs, Ibn Abi Dhief les confronte ouvertement, et "entreprit un
voyage en Turquie pour s'assurer de la conformité des réformes en
cours avec la religion musulmane "(3).
En fait, on ne saurait ignorer l'attraction , voire
la fascination, que l'Europe des Lumières exerça sur
l'élite dirigeante du pays . Déjà dans les années
1830, Hammouda Bey s'inspirait directement du modèle européen
pour moderniser l'armée et l'Administration (4). Les juifs,
attirés par l'Occident, ne sont donc pas seuls à penser que la
"Terre promise" est désormais l'Europe plutôt que la "Terre
sainte" .
L'exécution sommaire et
précipité du charretier juif Battu Sfez a
ébranlé la Communauté juive, l'a fait sortir de sa
réserve due à sa situation de passivité et a
constitué une occasion propice pour briser le vieux monde de la
soumission à l'ordre des choses et l'abandon d'un habitus
devenu inopérant et sans efficacité,
l'intériorisation des conflits et l'acceptation du fait
_______________________________________________________________________________
(1) Chérif M.-H., "Ben Dhief et les juifs
tunisiens", Revue Confluences Méditerranée,
Paris, n°10, printemps 1994, p. 89 (2) Valensi L., op cit, p.234.
(3) Chekir H., op cit , p.76. (4) Ben Hammed M.-R., "La limitation du
pouvoir politique chez Khéreddine" in Mélanges H.M'zioudet,
1994,C.P.U,Tunis, p221
accompli . Le discours religieux juif passe d'un discours
légitimatoire à un discours revendicatif. On passe alors d'une
complainte populaire en judéo-arabe chantée le soir, dans les
ruelles de la Hara, à la mémoire du feu Battu Sfez,
à la revendication politique ouverte en formant une
délégation de juifs tunisiens et français, résidant
à Tunis, qui se rendait à Paris, sollicita l'appui de
Napoléon III et réclama ouvertement la protection de la France
pour les personnes et leurs biens en Tunisie (1).
Cette brèche ouverte en 1857 par la
Communauté juive en Tunisie a rompu avec l'habitude de complicité
passive avec le pouvoir en place . Le Makhzen ne constitue plus la
digue protectrice de la Communauté car il fonctionnait selon un
modèle qui s'apparente au système "sultanien" où
le souverain, imprévisible, disposant d'un pouvoir illimité, est
maître des personnes et des biens ( 2).
Ces événements ne sont pas
passés inaperçus pour la Communauté juive tunisienne qui a
réalisé que l'action politique et le volontarisme tenace
pouvaient aboutir à arracher des droits . La soumission passive n'est
plus de mise, la participation active est à la mode . En
réalité, ce sont les juifs livournais, et derrière eux
les juifs étrangers, résidents à Tunis, qui, dès le
tournant du XIX siècle, commençaient à activer "le levier
extérieur, celui d'une puissance occidentale " (3).
Cependant, il faut reconnaître que le nouveau
discours juridique tunisien systématisé à travers une
série de réformes a été "trahis" par une
partie de la Communauté juive en Tunisie, surtout
étrangère, "mal vécu" par le Makhzen (
l'Etat précolonial) où le Bey voit son autorité se
circonscrire, "incompris" par la population majoritaire et le courant
conservateur et enfin "avorté" par l'établissement du
régime de protectorat français qui a mis toute la Régence
dans une dhimmitude généralisée et a ouvert le
sillage de l'alternative d'un discours juridique français en Tunisie
.
B - Le discours juridique français : le
protectorat
Sur le deuxième versant du XIX siècle,
c'est « l'occupation » de la Tunisie qui mettait les
tunisiens ( juifs et musulmans ) directement en contact avec les principes de
la culture politique républicaine et démocratique (4) parce
qu'elle est constamment proposée comme un horizon à atteindre .
Le discours juridique français, à tavers le régime du
protectorat, malgré le contrôle étroit sur la population
colonisée, a permis l'apparition d'un espace public, d'un lieu où
des.
____________________________________________________________________
(1) Faucon N., La Tunisie avant et après l'occupation
française. Paris, 1893, Tome I, p. 198. ciTé par Chalom J., op
cit, p.23 (2) Larguèche A., op cit, p.156 (3) Valensi L., op cit ,
p.233 (4) Ibid, p. 233
aspirations convergentes ou contradictoires peuvent
s'exprimer, se négocier et se débattre L'occupation de la
Tunisie, par les changements institutionnels et économiques qu'il
introduit dans le pays, a produit du même coup un décloisonnement
de la société et a ouvert des nouveaux lieux de
sociabilité, inexistants auparavant, indépendants des clivages
religieux : les écoles laïques, les journaux, les
associations culturelles et sportives, le théâtre,etc. Ces
nouveaux espaces, sans abolir les cloisons anciennes entre la Communauté
juive et la majorité musulmane, y ont ouvert des brèches
extensibles . A l'intérieur de la Communauté juive, ils
autorisaient un certain affranchissement des individus à l'égard
des contraintes de leur groupe et de leur religion .
Ici, il convient d'analyser les
événements, et éventuellement le discours juif, non d'une
manière téléologique (c'est-à-dire à partir
de la fin ), mais comme un ensemble de processus dont les acteurs ne
connaissaient pas les effets lointains . En effet, avec l'ouverture d'un espace
public, quoique dans des conditions de domination française, divers
choix devenaient possibles et des lieux de passage s'ouvraient entre les
différents éléments de la société . Pour la
Communauté juive en Tunisie les anciennes élites morales et
religieuses ont cédé le terrain à de nouvelles
élites occidentalisées .
Par ailleurs, la Métropole qui commande
à distance le destin de ses colonies propose en même temps des
modèles politiques divers et offre un forum à ceux qui s'engagent
dans l'action . Alors, au-delà, se dessine un horizon où
"figurent pour les juifs , la haskalah ( courant
réformisme religieux), puis le sionisme pour les uns et le
communisme pour les autres. Ces modèles n'agissent pas sur la vie
politique ni sur les institutions mais sur les aspirations et sur l'action . Or
les individus ont pu, selon les phases de leur vie , passer d'une utopie
à une autre , voire l'une s'écrouler alors que d'autres se
matérialisent . " (1)
L'école laïque, installée en
Tunisie depuis le début du siècle, constitue un moyen efficace
d'inculcation des principes de la culture politique de la France
démocratique et républicaine dont les juifs de la Tunisie
portèrent leur adhésion . Mais l'expression la plus forte de
cette adhésion fut le développement de la presse écrite
très diversifiée malgré l'étroite surveillance de
l'activité politique et l'intermittence de la liberté
d'expression et d'association par le régime protectoral .
La floraison de la presse juive traduit un puissant
processus d'acculturation et de sécularisation . On a inventorié
plus de 120 journaux et périodiques publiés entre 1878 et 1961 en
judéo-arabe , en hébreu ou en français (2) . L'adoption
de chaque langue correspondait à une
__________________________________________________________________
(1)Valensi L., op cit p.236. (2) Senoussi M.-A., "La
presse juive en Tunisie " in Revue Historique Maghrébine,
Tunis, n°63-64, juillet 1991, p.327 ( Article en langue arabe)
période d'évolution de cette presse
écrite et à un niveau d'acculturation et de détachement de
la
société d'origine .
Il faut reconnaître qu'un des facteurs majeurs
de l'adhésion des juifs au modèle démocratique et
républicain fût l'intégration de la majeure partie,
graduellement et au fil du temps, dans la Communauté politique
française par l'obtention de la citoyenneté . En
vérité, la politique d'attribution de la nationalité a
différé entre 1898, date du premier décret
présidentiel français, et 1923 année de la promulgation de
la loi française sur la naturalisation . Quoiqu'il en soit, et
malgré les motifs qui sous tendaient ces textes juridiques, cette
politique aboutira à terme " au divorce entre les aspirations et le
statut des juifs d'une part, ceux de la majorité musulmane de l'autre"
(1).
A partir de 1923, on estime à 15% seulement
( 7 950 sur un total de 53 O22 juifs tunisiens) la proportion des juifs qui
acquiert la nationalité française (2). Mais sans demander
nécessairement le statut de citoyen français , les juifs en
Tunisie ont néanmoins adhéré à une culture qui les
libérait des contraintes anciennes et les armait pour des nouveaux
horizons . Les leçons de l'école laïque auront
été retenus et l'adoption de l'idéologie des
Lumières et des valeurs laïques et républicaines comme
modèle de vivre seront partagés par la grande majorité de
la Communauté juive .
Dans les conditions précoloniales et
coloniales , le "choc de la modernité" en Tunisie a
épargné la Communauté juive dans son ensemble car c'est
elle qui était le levier de la modernité tant sur le plan de
l'introduction des nouvelles techniques que sur le plan social et
économique . Par contre, la société est restée
cloisonnée dans ses anciens clivages , n'ayant pas encore
réalisé la maîtrise des nouvelles techniques . Les juifs
ont épousé, plus volontiers que les tunisiens musulmans, les
idéologies laïques et universalistes . Ils furent plus souvent
tentés par le cosmopolitisme culturel et politique que par le
nationalisme (3). De celui-ci , ils furent tenus à distance non
seulement par ses acteurs mais aussi par son contenu à dimension
religieuse musulmane.
Quoi qu'il en soit, la place
conférée à l'activité discursive n'est en effet pas
de même nature par exemple dans les démocraties
représentatives ( qui établissent les conditions formelles d'un
débat ouvert entre compétiteurs lors d'une élection et
entre gouvernants et gouvernés d'une élection à l'autre)
et les régimes autoritaires qui utilisent le discours juridique
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
(1) Valensi L., op cit , p.236-237 (2) Attal R.,
et Sitbon C., Regards sur les juifs de la Tunisie , Paris Albin Michel, 1999,
p. 37 (3)Goldstein D., Libération ou annexion, Tunis, M.T.E., 1978,
p.39
comme modalité politique unilatérale de
légitimation (1) .
Le nouveau discours juridique tunisien, quoique
réformateur et voulant être à jour avec "l'air du temps",
n'était en réalité que mimétique dans le sens de
la greffe de la trilogie constitutionnaliste dans le système juridique
tunisien sans la recherche d'un préalable adaptabilité entre les
deux normes. Les racines du crédo égalitaire sont
différents : l'idéologie constitutionnaliste
inscrit sa motivation dans un courant laïc, alors que les
réformateurs musulmans s'inspirent de la tradition religieuse,
d'où l'échec de la transplantation . Par ailleurs, ce nouveau
discours juridique a perdu de sa crédibilité du fait de son
imposition de l'extérieur par les puissances étrangères et
ne profitant, en fin de compte, qu'à une partie infime de la
société tunisienne : la Communauté juive
.
La participation de cette minorité religieuse
était prévue et permise dans les nouveaux textes juridiques mais
ne s'était jamais traduit dans la pratique à cause de la
perversion du discours jurdique par l'autoritarisme du pouvoir politique en
place . Alors une alternative s'est posée d'évidence, c'est le
discours juridique francais qui a permis, à travers l'idéologie
des Lumières, quoique dans des conditions d'occupation, le
décloisonnement de l'espace public . Les institutions crées,
cette fois-ci, à savoir l'école laïque, la presse et les
associations diverses, sont la traduction concrète de ce discours et les
juifs tunisiens n'ont pas été écartés du droit d'y
accéder . On passe des "mots" aux "choses", du discursif à
l'effectif ; il y a une mutation dans le champ discursif juif.
Communauté repliée sur soi même
par nature et « se voyant vivre chez les autres », la
judaïté tunisienne, soumise à un statut juridique
diminué , s'impose un loyalisme obligé par
nécessité dû au triomphe du principe de dina
de-malkhûta dina (la loi du pays est La loi ) qui créait une
forme implicite de dépolitisation et une flexibilité du discours
religieux .
Cependant, deux événements historiques
ont extirpé cette Communauté de son isolationnisme et de son
mutisme et l'ont poussé, à travers son élite, à
réagir . Le premier a trait à ses rapports avec l'Etat beylical .
Il réside dans le statut juridique dans lequel le juif tunisien passe
d'un dhemmi à un citoyen . Le deuxième a survenu
après l'établissement du protectorat français en Tunisie .
Il consiste dans le statut politique du juif tunisien qui passe d'une
soumission passive à une participation active . Dans les deux cas, c'est
la flexibilité du discours religieux qui a engendré une
réaction positive par rapport aux événements et
l'évolution du contenu du discours . Le détachement de la
Communauté juive de la société mère était
lent mais certain et se vérifiait à travers l'adoption d'une
nouvelle culture .
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(1) Le Bart Ch., Le discours politique , Paris, P.U.F., 1998, p.
Section 2 - Les juifs et la mutation discursive
La crise financière qui frappa le
Makhzen depuis 1864 allait engager le pays dans une politique
d'endettement et de dépendance, et allait montrer sous un autre jour
« la question juive » dans le pays; c'était la
période de l'installation des paradoxes. Au moment de
l'émancipation juridique et politique de la Communauté juive en
1857, l'Etat va instituer un impôt ( la Majba ) qui
s'apparentait à la capitation ( Jezyâ )
réservée aux juifs, mais cette fois
généralisée à l'ensemble de la population; c'est la
"dhimma inversée" (1) puisque c'est la majorité
musulmane qui était concernée .
La révolte de 1864 , quoique
adressée contre le dédoublement brutal de l'impôt
Mejba a touché la Communauté juive dans ses biens
à travers les grandes villes de la Régence . Les réformes
de 1857 ont été ressenties par les 'Ulémas comme
un défi à l'ordre religieux . "L'émancipation" du
dhemmi et son entrée dans l'espace public constitue une
bid'a (innovation) inadmissible.
La montée de l'intolérance et du
fanatisme à l'échelle populaire , s'ajoutant à la rupture
entamée avec le pouvoir beylical, ont accéléré le
processus de l'occidentalisation ainsi que la mutation discursive de la
Communauté juive . Cette mutation a commencé par l'adoption
d'une nouvelle langue ( § I ) qui prélude
l'adoption d'une nouvelle culture ( § II ) .
L'influence culturelle de l'Europe ne se limitait plus à la langue et au
mode de vie , elle visait même la croyance et la foi .
§ I - L'adoption d'une nouvelle langue
Ayant démontré leur incapacité
à défendre la Communauté juive dans les périodes de
crise, surtout dans l'affaire de Battu Sfez en 1857, les anciennes
élites juives religieuses et morales ont cédé
graduellement le terrain à de nouvelles élites plutôt
occidentalisées . Leur cheval de bataille était principalement
l'enseignement qui brisera les chaînes de l'handicap linguistique pour
« dompter la culture européenne »
La mutation discursive était lente,
hésitante pendant la période du Makhzen (
A ) mais n'a pas tardé à trouver un ancrage
après l'établissement du protectorat ( B ) .
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(1) Laroui A., Les origines sociales et culturelles ..
p.314, cité par Larguèche A., op cit , p702
A - La période Makhzen
Avant l'établissement du protectorat
français, les études et l'instruction étaient
organisées d'une façon archaïque et comportaient trois
cycles d'études:
+ Le premier cycle, a lieu dans le Kûttab (
talmud-torah) et était consacré à l'étude de
l'hébreu jusqu'à ce que l'enfant-élève arrive
à lire couramment le texte des prières usuelles .
+ Le deuxième, ayant lieu aussi dans le
kûttab, était consacré à l'étude des
cinq premiers livres de la Bible à la faveur d'une traduction en
judéo-arabe .
+ Le troisième, avait lieu dans une
Yeshivah, permettait d'aborder l'étude de la Mishnah
et de la Gemarah et une connaissance plus approfondie du
Talmud (1).
Mais ce système d'enseignement chez la
Communauté juive en Tunisie, au XIX siècle, présentait des
défauts qu'on n'a pas manqué de dénoncer . Outre
l'exiguïté des locaux , on a critiqué l'archaïsme des
méthodes didactiques qui donnaient le pas à la mémoire sur
l'intelligence ainsi que le contenu de l'enseignement qui ne préparait
le jeune juif qu'" à célébrer sa majorité et
à prendre place dans la Communauté des fidèles " mais ne
lui donnait pas les connaissances qui le préparait à la vie
active . Tout au plus , il apprenait à écrire l'arabe
dialectal
transcrit en caractères hébreux(2). Par
ailleurs, l'absence de production intellectuelle, comme aux périodes
aghlabite et hafside, de grands rabbins tunisiens au XIX
siècle, importante s'il y en a, montre que la culture juive
traditionnelle se trouvait à bout du souffle et au bout du tunnel .
Ces insuffisances de l'enseignement
hébraïque traditionnel ont conduit une grande frange de la
Communauté juive en Tunisie à envoyer leurs enfants dans des
écoles modernes, crées au cours du XIX siècle dans la
capitale et dans les villes côtières par des missions catholiques
et protestantes en 1831(3) . La colonie livournaise n'a pas tardé, avec
le concours de l'Etat Italien , a ouvrir deux collèges à Tunis .A
ces écoles et collèges, les juifs livournais, suivis par les
Grana-s et par les plus fortunés des Twansa-s,
furent les premiers à envoyer leurs enfants .
C'est seulement dans les années qui
précédèrent le protectorat français qu'un
changement décisif intervient et que cette mutation discursive prit son
élan et ce avec la création en 1878 de la première
école de l'Alliance Israélite Universelle ( ci- après
Alliance ou A.I.U. ). En 1863 un comité local de l'Alliance ,
présidé par un juif français résident à
Tunis, fut crée à Tunis mais le
____________________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit p.126 (2) Larguèche A., Pauvres,
Marginaux et Minoritaires à Tunis à l'époque
précoloniale . Thèse de doctorat d'Etat en histoire, Tunis ,
1997 Faculté des lettres et sciences humaines , p. 726 (3) Kazdaghli
H., Expansion coloniale et activités missionnaires. In El-Ghoul
F., (Dir de) Conquetes, colonisation, résistence en
Méditerranée : la restructuration des espaces politiques,
culturels et sociaux. Actes du colloque tenu à Tunis , le 26 ?27
et28 novembre 1998, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis
et CERES, Tunis, 2004,p253
Bey refusa de la reconnaître par précaution de
l'intrusion soutenue des puissances étrangères à travers
ce comité local, aidé en cela par le Qâyid des
juifs par méfiance, quant à lui, d'un autre coup bas, des juifs
Grana-s, aidés en cela par les juifs européens, de le
détrôner (1).
Il a fallu un événement majeur pour
venir à bout de la réticence des Twansa-s.
L'insurrection de 1864 éclata et toucha les collectivités juives
de l'intérieur du pays de plein fouet dans leurs biens et âmes .
Alors, l'Alliance, profitant de l'occasion, lança en leur faveur une
grande souscription qui eut un grand succès et fut distribué
entre les endommagés et les nécessiteux .Le Qâyid
des juifs n'a pris aucune initiative et le dédommagement des
autorités fut très lent . Ce rôle joué par le
comité de l'Alliance dans l'aide aux victimes renforça
auprès des Twansa-s son influence et sa
crédibilité .
En 1878 le bey assouplit sa position et autorisa
l'ouverture à Tunis d'une école de l'Alliance et lui permettait
de percevoir une surtaxe sur l'abattage de la viande cacher ainsi
qu'une aide financière annuelle du Bey, pour faire face à ses
dépenses de fonctionnement et d'entretien (2). L'école fut
inaugurée le 7 juillet 1878 avec plus de mille élèves
inscrits provenant dans leur grande majorité des kûttab-s (
tamud-thora ). Le consul de France aida à l'obtention de la cession
d'un vaste immeuble ( rue Malta sghira à Tunis ) et a couvert cet
achat par une souscription ouverte dans les locaux du consulat .
L'école fonctionna près d'un siècle (jusqu'à 1965
) et elle fut aussi le point de départ d'une série d'autres
établissements scolaires à Tunis et dans plusieurs villes
d'intérieur .
Le nouvel établissement , tout en faisant une
place à l'enseignement de l'hébreu et de la culture juive ,
assurait surtout un enseignement de la langue française et de toutes les
disciplines inscrites au programme des écoles françaises . La
création de l'école de Tunis était " l'instrument de
la liberté des juifs tunisiens "(3). C'est à travers
l'école de l'A.I.U. de Tunis que la mutation discursive s'opère
et réalise, en même temps, l'union , partiellement, entre la
collectivité Twansa-s et la collectivité
Grana-s et les juifs étrangers.
Grâce à cette nouvelle institution , la
connaissance du français allait se répandre parmi les masses
juives en y faisant pénétrer de nouvelles idées . Le
judéo-arabe est relégué dans la communication avec les
musulmans ou dans la vie courante dans la basse couche juive de la
Hâra de Tunis
La création d'une école moderne , de
type européen avait été la motivation principale du
___________________________________________________________________
(1)Weil G., " Les débuts de l'Alliance
israélite universelle en Tunisie : 1861 - 1862 " , Fellous S., Dir. de ,
op cit , p. 171. (2) Weil G., op cit , p.177 (3) Hagege C.,
cité par Weil G., op cit, p. 171
comité local de l'Alliance dès le début
des années 1860 . Ce comité , s'adressant aux Twansa-s
,
"s'efforcera de démontrer que l'école est le
moyen le plus sûr pour nos coreligionnaires de s'attirer la sympathie de
leurs frères de l'Occident , et que la véritable
émancipation leur sera acquise , dans un avenir prochain , bien
plutôt par l'instruction que par l'appui des gouvernements
étrangers" (1).
Une certitude s'impose : l'entrée de
la France dans l'espace public tunisien, en 1881 par l'instauration du
protectorat, a accéléré le processus de l'acculturation
d'une grande partie de la Communauté juive . L'oeuvre de l'Alliance put
réellement se développer sans les contraintes auxquelles elle
avait été confronté
B - La période coloniale
Le mouvement amorcé depuis la fin du XIX
siècle s'est poursuivi au début du XX siècle . C'est dans
des écoles dispensant un enseignement moderne en langue française
que les enfants juifs ont été scolarisés . Les
publications statistiques donnent les effectifs de la population scolaire et sa
répartition par sexe . Il est aisé d'en tirer les effectifs des
juifs tunisiens scolarisés dans les établissements d'enseignement
primaire et secondaire
Tunisiens juifs
scolarisés ( 1921 - 1939 ) ( 2 )
Année Garçons
Filles Ensemble
1921 4 960
4 690 9 650
1926 5 663
5 434 11 097
1932 5 929
6 021 11 950
1936 6 475
6 193 12 668
1939 6 343
6 313 12 656
Il en ressort de ces chiffres une augmentation
continue du nombre d'élèves scolarisés qui est due
à l'accroissement de la population et de l'élévation du
taux de scolarisation . Par ailleurs, on assiste dans la même
période à une progression du nombre de bacheliers juifs
tunisiens
____________________________________________________________________
(1) Les propos de Garsin V , Président du Comité
local de l'A.I.U. à Tunis , cité par Weil G. op cit , p.175
(2) Sebag P., op cit , p.191
Tunisiens juifs bacheliers
( 1916 - 1939 )
Année Garçons
Filles
Total
1916
|
15
|
1
|
16
|
1921
|
35
|
4
|
39
|
1926
|
43
|
7
|
50
|
1931
|
58
|
18
|
76
|
1936
|
64
|
24
|
88
|
1939
|
93
|
32
|
125
|
De ce fait, le nombre de jeunes qui ont pu
entreprendre des études supérieures dans les universités
françaises d'Alger ou en Métropole s'est accru . Dans l'ensemble
des écoles, assurant la scolarisation de la jeunesse juive tunisienne,
une place importante continue à être occupée par les
écoles de l'A.I.U. qui sont au nombre de cinq dans les grandes villes (
Tunis, Sousse , Sfax ) . Dans ces écoles, l'enseignement est conforme
aux programmes en vigueur dans les écoles publiques françaises .
Mais on y enseigne aussi l'hébreu, l'histoire juive et les principes de
la religion juive .
Les progrès de la scolarisation ont
entraîné de nouveaux progrès de la francisation . La
connaissance du français a continué à se répandre
au sein de la population juive. Ainsi, pour de nombreux juifs tunisiens , le
français devient l'une des langues maternelles , voire la langue
maternelle . Du même coup , ils parlent de moins en moins l'arabe , et
à la limite ne savent même plus le parler . Seuls leur demeurent
familières certaines expressions rituelles ( bénédictions
, malédictions, formules conjuratoires ) qui échappent à
leurs parents sous le coup d'une émotion (joie ou colère ) ( 1
)
Le progrès de la francisation se traduit par
un déclin du judéo-arabe qui demeurait , pour des îlots de
juifs épars de la vieille génération, la langue la plus
accessible pour la lecture et la culture .
____________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit , p.192
§ II - L'adoption d'une nouvelle culture
L'acculturation de la Communauté juive ,
c'est-à-dire son occidentalisation , a eu pour conséquence un
recul de la connaissance de l'hébreu et de la pratique religieuse juive
( A ) ainsi que son détachement du territoire (
B ) , c'est la "sortie des juifs de la cité "
puisqu'ils furent tout aussi bien souvent tentés par le cosmopolitisme
culturel et politique que par le nationalisme et la culture locale .
A - La déshébraïsation
C'est dans la capitale et les grandes villes qu'on
constate une assez large déshébraïsation de la population
juive . Il faut entendre par-là que la connaissance de l'hébreu
est de moins en moins répandue parmi les nouvelles
générations scolarisées dans les écoles modernes du
protectorat . S'il reste une place à l'enseignement de l'hébreu
dans les écoles de l'Alliance israélite , il est totalement
absent dans les écoles publiques que fréquentent la plupart des
jeunes
Les hommes capables de lire l'hébreu se font
plus rares . Alors , pour pallier à cet handicap gênant, on a
publié des Haggadah-s ,où le texte hébreu en
lettres carrées est accompagné d'un texte hébreu transcrit
en caractères latins . Et comme la méconnaissance de
l'hébreu entraîne celle du judéo-arabe ; on a
édité aussi des Haggadah-s où le texte
hébreu est accompagné et d'une traduction judéo-arabe et
d'une traduction française . Cette déshébraïsation
n'a pas affecté la Communauté du sud tunisien qui est
restée fidèle à son système traditionnel
d'enseignement .
La déshébraïsation se double,
chez les nouvelles générations, d'un affaiblissement de la
pratique religieuse . La plupart des enfants , pour célébrer leur
barmitsvah (la majorité à 13 ans), apprenaient par coeur
des prières transcrites en caractère latin . Les
élèves de l'école de l'Alliance ont congé le samedi
mais non ceux des écoles publiques et privées qui s'instruisaient
comme leurs camarades chrétiens et musulmans . Chez les adultes , on
observe de moins en moins le shabbat avec rigueur . Le samedi , les
juifs ferment les "échoppes" de la Hara mais non leurs
magasins et leurs usines de la ville moderne .
Les vieilles synagogues sont peu
fréquentées par les jeunes qui, ne sachant pas lire
l'hébreu, ne peuvent pas prendre part aux offices. Alors, on commence
à éditer des livres de prière en français . Aussi
,on ne retient des solennités de la célébration de
l'année liturgique que les réjouissances au détriment des
prières rituelles. En fait, toute la pratique juive tendait à se
concentrer autour d'une solennité unique : Le Yom Kippour ( le
jour de l'Expiation ) où on jeune et on se fait un devoir de ne pas
travailler , de ne pas faire de cuisine, de ne pas fumer et on assiste aux
offices célébrés dans les synagogues , remplis de
fidèles. Dans ce comportement , il n'est pas aisé de faire la
part de ce qui revient à la piété du sujet et à son
souci de respecter la piété des autres . La concentration de la
communauté favorise le contrôle social et la dispersion et le
mélange aux autres éléments de la population le rend plus
difficile. En s'évadant de la Hara, les familles pouvaient se
soustraire aux normes contraignantes de la Communauté .
En fait, les nouvelles générations
sont de plus en plus coupées de la religion de leurs pères par
leur nouvelle culture . N'ayant pas appris l'hébreu, et connaissant
assez mal les principes du judaïsme, elles ne sont pas en mesure de
s'acquitter de leurs obligations religieuses et se détournent de rabbins
formés à l'ancienne et parlant qu'une langue ( l'arabe ) qu'ils
comprennent mal, et que leur mise négligée n'incline pas à
respecter . Alors, les déshébraïsés s'attaquaient
à ses rabbins Twansa-s et suggéraient des rabbins
français " pour donner aux cérémonies du culte un
plus grand apparat "( 1 ). Le modèle européen était
attrayant et a trouvé une grande frange de la Communauté juive
comme support pour asseoir le projet colonial en Tunisie malgré
l'apparition d'un réformisme local de part et d'autre ( musulman et juif
) qui puise ses références au même modèle occidental
avec une coloration religieuse référentielle..
B - La déjudaïsation
La problématique posée en
matière d'éducation et d'instruction éclaire, en
réalité, le conflit fondamental entre le courant
réformateur tunisien musulman apparu depuis le XIX siècle ,
à travers Ahmed Ibn Abi Dhief et Khéreddine Pacha, puis dans le
mouvement " les Jeunes tunisiens " et le parti libéral constitutionnel
( P.L.C. ) d'une part, et le courant réformiste juif de l'époque
représenté par l'Alliance Israélite Universelle , d'autre
part .
Le courant réformiste juif était
développé en Europe occidentale , en France en particulier . Ce
type de réformisme juif est diffusé par l'Alliance , dès
la seconde moitié du XIX siècle en Tunisie , mais sous la forme
d'une variante coloniale . Le modèle européen se base sur
l'émancipation , l'acculturation et l'intégration à la
société locale .Ce courant est issu de la Révolution
française qui annonçait l'apparition du nationalisme en Europe ,
il servira de modèle au comportement des juifs à l'égard
de la nation ( la France ) qui leur inspire des sentiments patriotiques .
Le courant réformateur tunisien musulman ,
en adoptant et émanant lui aussi du modèle européen ,
attendait des juifs un patriotisme identique à l'égard de l'Etat
musulman . Toutefois ,
______________________________________________________
(1) Sebag P., op cit , p.202
à l'époque de l'expansion coloniale , le
patriotisme des juifs de France les a conduit à participer au projet
colonial de leur patrie et non pas aux intérêts et au
"bien-être public" de l'Etat musulman , perçu comme
tyrannique et de type " sultanien " (1). Alors qu'en France , le modèle
impliquait l'émancipation , l'acculturation et l'intégration
à la majorité nationale , tous les processus dictés par
le modèle s'appliquaient , non pas à la société
locale tunisienne mais au pouvoir étranger et à la classe des
colons européens . On a là une sorte de transplantation et de
mutation coloniale du réformisme juif occidental .
Une partie de l'élite juive tunisienne avait
des racines en Europe , surtout en Italie . Ces juifs essayaient de renforcer
leurs liens avec le parti européen du monde colonial . Une partie de
leurs efforts portaient sur le renforcement de leur statut politique
d'étrangers en tant que citoyens européens ( français ou
italien ) . Leur culture subit également des transformations : elle a
tendance à s'éloigner de la culture juive pour se rapprocher des
normes culturelles européennes et laïques ( 2 ). Ce sont ces
milieux , en majorité Grana-s qui sont à l'origine du
comité local du réformisme juif occidental , l'Alliance
Israélite Universelle ( A.I.U. )
Donc, l'affrontement entre la variante coloniale du
réformisme juif occidental , qui cherche à accorder la protection
française aux juifs du pays , et les aspirations des réformistes
tunisiens musulmans qui tentaient à encourager le patriotisme des juifs
locaux était inévitable . En effet, le discours d'Ibn Abi
Dhief pose que la chari'a exige l'égalité totale
des juifs avec les musulmans, en tant que protégés de l'islam
(des dhimmis ). C'est pourquoi , d'après lui, il faut corriger
les erreurs commises à leur égard en abolissant tous les signes
de discrimination . L'humiliation, la répression, les dommages
quotidiennement infligés et le rabaissement des dhimmis
relevaient d'une dénaturation de la vraie religion et ne
témoignaient pas en faveur du bon ordre religieux . L'octroi de
l'égalité , à travers le Pacte fondamental de 1857 et la
constitution de 1861, est représentée chez Ibn Abi Dhief
comme un acte d'observance religieuse que seule la mauvaise foi des
insensés pourraient refuser . Ainsi , les réformes
représentent une amélioration dans la vie religieuse et dans le
rapport des tunisiens avec Dieu (3). Quant aux juifs, dès que les
discriminations furent abolies et que l'Etat put garantir leurs droits, ils
n'avaient plus aucune raison de leur coté de s'opposer à
l'instauration de relations correctes avec les musulmans "leurs
frères dans la patrie", disait Ibn Dhief, et de changer
d'attitude vis-à-vis de la protection européenne .
La déclaration d'un principe
d'égalité entre tous les membres d'une société,
à savoir une majorité et une minorité religieuses exige
un changement d'attitude mutuelle de l'une envers
___________________________________________________________________________
(1) Tsur Y., op cit, p.165 (2) Ibid p.168 (3)
Chérif M.-H., " Ben Dhief et les Juifs tunisiens " Confluences
Méditerranée, Paris, n°10-Printemps 1994, p.91
l'autre . Pourtant , on constate une divergence notoire entre
le discours d'Ibn Abi Dhief et celui des "Lumières en Europe",
due au fait que les racines du crédo égalitaire sont
différents : les "Lumières" inscrivaient leur motivation dans
un courant nouveau laïc, alors qu'Ibn Abi Dhief s'inspire de la
tradition religieuse classique, telle qu'il la perçoit .
De l'autre coté, chez la Communauté
juive en Tunisie , malgré les réformes entreprises en 1857 et
1861 le phénomène de la ruée des juifs vers la protection
étrangère s'accentua . Aux patentes de protection
délivrées par les puissances étrangères s'ajoute
l'action de la variante coloniale du réformisme juif occidental,
à travers le comité local de l'A.I.U., vers la mobilisation de la
Communauté juive tunisienne pour épouser le modèle
occidental . Victor Garsin , premier directeur et fondateur de ce
comité, juif français, se glorifie , dans sa correspondance avec
le siège de l'A.I.U. à Paris, de ses démarches
auprès du consul de France pour qu'il accorde la protection
française aux juifs du pays ( 1 ) .
L'échec des réformes de 1857 - 1861
était le premier rendez-vous manqué entre la Communauté
juive en Tunisie et le courant réformateur musulman. D'autres occasions
vont encore échoué après l'établissement du
protectorat français en Tunisie et après l'accession du pays
à l'indépendance nationale . La première ligne de faille
dans ces échecs était la crise de l'identité culturelle de
la judaïcité tunisienne qui s'est répercutée sur les
rapports de la Communauté avec le pouvoir politique .
Les anciennes élites juives religieuses ,
morales et intellectuelles , ayant montré leur incapacité notoire
à défendre la Communauté dans les périodes de crise
, ont cédé graduellement le terrain à de nouvelles
élites , pas nécessairement religieuses, qui ont trouvé un
ancrage en Occident comme levier à manipuler et comme
référence idéologique . Leur cheval de bataille
était l'enseignement qui brisera l'handicap linguistique et accaparera
la culture européenne . Le processus de l'acculturation a
engendré une mutation discursive au niveau de la langue utilisée
et de la culture véhiculée . La déjudaïsation et la
déshébraïsation sont les conséquences de cette
mutation malgré la résistance d'une partie minoritaire mais
active au sein de la Communauté juive soucieuse de ses
prérogatives et privilèges .
Par ailleurs, les juifs , ayant le sentiment d'une
Communauté à part et se voyant vivre chez les autres , ont
développé un discours religieux flexible qui s'accommode avec
les institutions établies et s'adapte aux situations existantes .
D'ailleurs, ce discours a réagi positivement à deux
____________________________________________________________________________
(1) Tsur Y., op cit, p. 165
événements : l'un relatif au changement de
statut tant juridique que politique , l'autre touchant le champs discursif
La flexibilité précède un
discours religieux de cohabitation qui trouve sa légitimité dans
l'adage développé par les rabbins selon laquelle : la loi du
prince est La loi . La cohabitation n'est pas un choix
délibéré mais une situation imposée à cette
Communauté . Donc , le discours religieux s'est développé
au gré des circonstances et a été toujours collaborateur
et impliqué avec le pouvoir politique en place , la soumission
était de mise religieusement et l'espace public était
délaissé .
Le passage de la cohabitation à la
flexibilité dans le discours juif était le fait d'une nouvelle
élite morale et intellectuelle qui a pris le flambeau de l'ancienne
élite et a trouvé un nouvel ancrage dans l'idéologie des
lumières . Le passage de la soumission à la participation
était son cheval de bataille
Le changement du caractère du discours au
gré des circonstances et au choix de ses détracteurs ( locuteurs
) dénote de l'aspect variable du contenu du discours religieux et de sa
capacité à l'adaptation , ce qui lui a permis de survivre et de
créer des alternatives multiples . Cependant , la diversité dans
le contenu du discours a crée un schisme dans la Communauté juive
en Tunisie au niveau de son identité et a engendré un
détachement de la société d'origine . Cette
variabilité du contenu du discours a engendré
inéluctablement son inégale évolution .
DEUXIEME PARTIE
=
UN DISCOURS RELIGIEUX JUIF
A EVOLUTION INEGALE
Dans le monde occidental, le mouvement pour la
reconnaissance des droits civils des juifs commença à se
manifester vers la fin du XVII siècle . Pendant le XVII siècle,
des Lumières, cette tendance alla en s'affirmant . Ceci ne
préjuge pas l'existence, parmi les juifs, des opposants qui craignaient
que l'octroi des pleins droits aux juifs ne fût par une assimilation
complète, voire des conversions .
La Révolution française a aboli en
1789 l'autonomie des groupes religieux et accorda en 1791 aux juifs les pleins
droits de citoyenneté française . Napoléon fonda de sa
part le Grand Sanhédrin en 1807, dont les membres renonçaient
à une juridiction civile particulière, les problèmes
relevant uniquement de la vie religieuse ayant été confiés
à une nouvelle structure, le consistoire (1). Vers 1870,
l'émancipation avait eu lieu de fait dans tous les pays d'Europe
occidentale malgré la culture antisémite entretenue dans les
couches populaires par le courant conservateur
.
L'émancipation a changé en profondeur
la situation des juifs dans le monde . Au lieu de vivre en autarcie, en
communauté, bref en ghetto, ils ressentent la
nécessité de prendre leur place dans tous les corps de la
société, jouissant des mêmes droits et soumis aux
mêmes lois que les autres citoyens . La vie privé des juifs
continue , en principe , à être réglée par la Torah
(l'obéissance à la Loi demeure une exigence absolue ) . Mais ,
dans la vie publique , le point de référence est la
société moderne et laïque , et c'est à partir d'elle
que le nouveau statut des juifs se définit .
Ce changement de rapport au monde laïc a eu pour
effet l'émergence d'une nouvelle "identité juive" ainsi que
l'apparition des courants discursifs ( libéral, traditionnel et
orthodoxe ) (2)
La Régence de Tunis n'a pas été
épargné par cette vague d'émancipation . Le Pacte
fondamental de 1857 et la Constitution de 1861 ont établi
l'égalité de tous les sujets quelque soit sa religion , devant la
loi . Le pacte de la Dhimma était déjà caduque
avant même la promulgation de ces deux textes . L'abolition de
l'impôt de capitation (Jezya) était une des
manifestations de ce changement de statut juridique et politique
.
En sus de ces réformes précoloniales,
le protectorat français, avec le processus de naturalisation
entamé depuis le décret présidentiel de 1898, a
posé d'autres jalons dans l'émancipation de la Communauté
juive en Tunisie à l'instar du modèle de la Métropole .
Mais les juifs tunisiens ont mis moins d'empressement à demander leur
naturalisation . C'était sans
______________________________________________________________________________________________
(1) Sed-Rajna G., L'ABCdaire du Judaïsme . Paris,
Flammarion, 2000, p.46 . (2) Sed-Rajna G., op cit , p.20
doute l'effet des courants de pensée que l'on pouvait
noter alors au sein de la population juive.
Les traditionalistes, les sionistes et les communistes
combattaient, chacun à sa manière, la naturalisation pour des
raisons soit purement religieux soit de pure politique . Mais quelque soit le
courant de pensée adopté, les tunisiens de confession juive ont
été moins désireux de devenir français parce que,
pour la plupart, ils s'accordaient de leur condition juridique et
économique dans la Tunisie de l'entre deux guerres . Aussi, la vague
antisémite qui plane en Europe dans la même période avec
les épurations ethniques faites par l'Allemagne nazi entre les deux
guerres sont pour quelque chose pour dissuader tout prétendant à
une nationalité européenne.
Toutes ces affirmations et ces antagonismes ont
remis en question, au niveau du discours religieux deux données qui ont
été jusque-là épargnées :
la première est l'identité culturelle (Chapitre 1
) qui puise ses racines depuis plus de deux millénaires dans le
sol tunisien malgré le changement des systèmes politiques .
D'autres alternatives contestaient manifestement leurs places respectives dans
le référent culturel juif pour un détachement de la
société mère et la sortie d'une culture qui a
démontré son passéisme et son incapacité à
gérer des problèmes actuels . L'apport occidental
européen était déterminant dans l'altération de
l'identité culturelle .
Par ailleurs, outre le référent
culturel, c'est le rapport avec le pouvoir politique en place
(Chapitre 2 ) qui devient lui aussi objet de contestation .
La critique discursive touche aussi le mouvement national en quête de
libération et de construction de l'Etat national .
L'hétérogénéité
du contenu du discours religieux quant à ses sources (
assimilationistes, traditionalistes et sionistes ) et à ses initiateurs
a crée des résistances et des réticences chez les membres
de la Communauté juive en Tunisie. Les positions diverses des
acteurs-locuteurs du discours religieux ont créé un dynamisme
mais aussi inéluctablement une évolution inégale du
discours.
Chapitre 1er - Le discours religieux et
l'identité culturelle
C'est à partir du milieu du XIX siècle
que les juifs tunisiens ont été soumis à l'épreuve
de la perte des repères de leur territorialité physique avec les
vagues successives des juifs Grana-s qui se sont mis en concurrence
avec les juifs autochtones sur le plan cultuel ( n'ayant pas les mêmes
rites ) , sur le plan culturel (n'ayant pas le même mode de vie ) et sur
le plan politique (n'acceptant pas l'autorité du Qâyid )
.
La religion occupe une place essentielle dans
l'attribution d'un sens à l'existence . C'est un facteur incontournable
de l'identification culturelle : à elle seule,
l'appartenance religieuse peut rendre compte de l'identification culturelle
.
Vers la fin du XIX siècle, la
Communauté juive était confrontée à des
bouleversements sans précédent . Elle découvre
l'existence de la diversité des cultures et des systèmes
d'explication du monde . Les membres de cette Communauté, appartenant
à une société "traditionnelle", - où la
religiosité semble ne devoir jamais faire l'objet d'une quelconque mise
en cause - découvraient à partir de la deuxième
moitié du XIX siècle, avec l'installation des juifs livournais et
autres juifs européens, que l'on peut ne pas avoir une religion, que
l'on peut se construire son propre système religieux au moyen de
bricolages les plus insolites, voire que l'on peut en changer . C'est un
très grand bouleversement dans l'ordre des représentations les
plus fondamentales de l'existence .
Dans la société tunisienne, " de la
tradition ", où domine le souci de maintenir à la fois la
cohésion sociale et la mémoire du passé, un tel changement
et éclatement sont inconcevables . L'univers symbolique et religieux
dans ces contextes s'organise autour d'un mythe, qui explique aussi bien les
origines du monde que celles du groupe social lui-même . Les structures
sociales, les pratiques quotidiennes et le langage se rallient pour rappeler
incessamment la présence de la mémoire collective et son contenu;
pour réaffirmer aussi souvent que possible, les fondements de
l'identité collective . La formation identitaire s'érige en
réponse aux exigences situationnelles et relationnelles auxquelles les
acteurs sociaux ont à faire face (1)
En fait, l'identité est une production
infiniment variable , bien qu'elle serve uniquement les mêmes
finalités : c'est le positionnement de l'acteur sur la scène
sociale , la construction ou la défense de ses limites dans la
confrontation à l'altérité , l'attribution et le partage
du sens et des valeurs en de-ça et au-delà des limites (2).
____________________________________________________________________
(1) Vinsonneau G., L'identité culturelle - Paris :
Armand Colin , 2002,p.19 (2) Vinsonneau G., op cit, p. 23
La dynamique dans la rencontre entre les acteurs
sociaux, porteurs de cultures distinctes, s'accompagne d'un
réaménagement des systèmes symboliques en présence
. La formation identitaire de la Communauté juive a été
sollicitée et mise à l'épreuve, non pas par la
Communauté mère, musulmane mais, en son sein, par
l'arrivée des juifs d'autres horizons ayant une culture
différente d'une part, et par l'émergence des courants
d'idées divergeants d'autre part . Alors, pour se consolider et ne pas
perdre ses repères, la Communauté juive a établi, à
travers la négociation et les conflits qui permettent de créer
des compromis, des ajustements et des synthèses, un point de
repère et un lieu de référence : c'est
l'affirmation d'une identité et d'une culture judéo-arabe (
Section 1 ) . Cette stratégie identitaire permet
à la fois l'adaptation de la Communauté et l'attribution d'un
sens à son être et à sa pratique . Mais cette vision
statique de l'identité et de la culture n'a pas résisté au
dynamisme et aux contestations . La présence des juifs livournais et
européens ainsi que le contact ou le conflit avec ces groupes soit en
Tunisie ou à l'étranger a crée une
hétérogénéité culturelle vue comme
redoutable pour la cohérence identitaire . Le contact entre un groupe
socioculturel différent de la Communauté juive en Tunisie et les
processus d'interaction entre la Communauté autochtone et les groupes
étrangers se réclamant de différents enracinements
culturels mais embrassant la même religion ont crée une
altération de la culture judéo-arabe, et de l'identité
culturelle( Section 2)
L'hétérogénéité devient alors une chance
d'ouverture et d'enrichissement et n'est plus nocive à la
cohésion identitaire .
Section 1 - Affirmation d'une culture
judéo-arabe
Tout d'abord , la confrontation avec une culture
profane pose la question de la validité de la culture juive
traditionnelle et la renvoie au domaine du religieux séparé
désormais des autres branches du savoir . Mais "dès lors
que la foi se retire dans le domaine privé , intime et dès lors
que la religion n'offre plus un cadre compréhensif de production de
sens , la connaissance du passé devient le refuge de
l'identité juive " (1)
La Tunisie, se situant au carrefour des flux
migratoires et des transactions commerciales entre le nord et le sud
méditerranéen, constitue avec son importante Communauté
juive, un terrain privilégié de contact et de sociabilité
entre les divers groupes ethniques et religieux qui y cohabitent .
Deux faits majeurs dans l'histoire moderne de la
Communauté juive en Tunisie ont marqué son affirmation
identitaire : le premier, c'est le dédoublement de
cette Communauté, à
(1) Valensi L., op cit , p. 55
partir du XVI siècle par l'arrivée des
hispano-portugais, les Grana-s qui aura des répercussions
communautaires et politiques importantes . L'autre donnée consiste dans
le fait que la Tunisie est le premier pays arabe à avoir aboli
dès le milieu du XIX siècle le statut juridique particulier qui
consacrait la différenciation du juif en terre d'Islam : le pacte
de la dhimma
Mais même si la Communauté juive vivait
d'une façon autonome, repliée sur ses valeurs dans son espace
clos de la Hâra, il n'en demeurait pas moins qu'elle subissait
les influences du milieu environnant . En effet, bien que la Communauté
majoritaire et la Communauté minoritaire fussent séparées
par une barrière infranchissable de la religion, une culture ambiante
entre les deux communautés constituait l'expression la plus
répandue de la religiosité populaire en Tunisie : la vigueur du
culte des saints, le maraboutisme ainsi que des croyances superstitieuses et
des coutumes ancestrales marquaient la mentalité populaire et jetaient
les jalons des mythes fondateurs d'une sociabilité durable (
§ I ) à travers l'histoire . Mais malgré
cette cohésion identitaire une nette stratification sociale (
§ II ) commença à ébranler cette
Communauté à un point qu'un chercheur Tunisien est amené
à dire que l'histoire de la Communauté juive à
l'époque moderne se confond dans une large mesure avec l'essor et la
prospérité de l'Etat tunisien au XVIII siècle ainsi
qu'avec les crises et l'effondrement de ce même Etat à la fin du
XIX siècle (1).
§ I - Les mythes fondateurs d'une
sociabilité durable
Il ne s'agit pas de retracer l'itinéraire de
la Communauté sur la longue durée mais certaines remarques
s'imposent à ce sujet :
+ Tout d'abord, le judaïsme en Tunisie constitue
objectivement la première pierre dans le nouveau socle du
monothéisme qui va connaître plus tard son épanouissement
avec le christianisme et l'islam .
+ Ensuite, c'est en Tunisie que sont apparus, de façon
précoce, les premiers signes de transition du judaïsme d'une
religion ethnique et nationale vers une religion à vocation
universaliste par une pratique du prosélytisme, ce qui comporte des
implications importantes sur le plan civilisationnel .
+ Enfin, le judaïsme ifriqien, à
l'époque de l'islam médiéval, surtout à
Kairouan , connaît une évolution particulière
illustrée par l'épanouissement d'une culture
hébraïque philosophique et savante exprimant l'autonomie d'une
Communauté religieuse dans la société musulmane et a
démontré la capacité culturelle de l'islam à
gérer la différence et à l'entretenir (2).
____________________________________________________________________
(1) Larguèche A., op cit, p. 646 (2) Chouraqui
A., Histoire du judaïsme . Paris, PUF,1993, p.60
L'origine tunisienne du judaïsme est
attestée par plusieurs historiens. Robert Brunschvig constate
"qu'au Moyen âge, des groupes berbères judaïsants
coexistaient en Ifriqiya et avaient en partie fusionné avec les colonies
juives venues d'Orient "(1) . Récemment, Paul Sebag écrit
que " dans l'Afrique romaine , il y eut d'autres juifs que des juifs de
souche . Des hommes et des femmes de toutes races se sont convertis au
judaïsme qui fit preuve d'une grande force de pénétration
"(2). L'historien arabe Ibn Khaldoun , nous donne les noms de certaines
tribus berbères juives : les Nafoussa au sud , les Jrawa
dans les montagnes, les Findalawa, les Medyouna et les
Bahloula dans les plaines, et démontre l'imprégnation
du judaïsme dans le sol tunisien (3) . Quant à Georges Adda, il va
plus loin en dissipant le mythe de "la diaspora" en disant que " les juifs
ont été bien acceptés en Afrique du Nord. Et cette
diaspora, contre un mythe qui n'a pas perduré, a été
effectué au moyen orient avant la guerre du royaume de Judée et
avant même la destruction du Temple"(4).
Toutefois, l'histoire de la Communauté juive
en Tunisie est fondée sur des mythes qui constituaient des moments
décisifs dans la construction d'une mémoire collective
spécifique (A) et la constitution des traditions et
coutumes ( B ) originales
A - Une mémoire collective
spécifique
Nombreux sont les mythes fondateurs qui se
rattachent toujours soit à des personnes soit à des lieux .
Pour les uns et les autres, on attribue une sacralité dans un but
démonstratif d'ancrage de la Communauté au territoire . Deux
exemples typiques de ces mythes fondateurs de la Communauté juive
tunisienne sont révélateurs de sa "tunisienneté"
: Lella Ghriba et le Hara
de Tunis
+ Le premier mythe fonde l'antécédence de
cette communauté sur le territoire tunisien et se rattache à la
tradition maraboutique juive locale : le sanctuaire de la
grande sainte juive de l'île de Jerba, dans le sud tunisien, Lella
Ghriba (l'abondonnée), objet de pèlerinage annuel chaque
mois d'avril . Ce sanctuaire renfermait selon une vieille tradition une porte
du temple du Roi Salomon fils de David détruit après la prise de
Jérusalem en 586 avant J.C. (5) . L'établissement des juifs en
Tunisie daterait ainsi de la plus haute antiquité . Dans cette
perspective, Jerba joue un rôle dominant, revendiquant son origine
mythique de "nation de prêtres " , les juifs jerbiens , descendants des
kohanim , officient en tant que tels et jouissent d'un prestige
incontesté dans les
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(1) Brunschvig R., La berbérie orientale sous
les hafsides , cité par Larguèche A, idem p. 36 (2) Sebag
P. op cit p.154 (3) Ibn Khaldoun A., Al-Mukaddima, Tunis, M.T.E., 1984, p.54.
(4) Adda G., 'Israël, le péché originel' dans le
Journal Al-Ch'ab (UGTT), Tunis du 21 octobre 2006 (5) Ben Attar
L., 'La Gheriba de Djerba' in Vie de Tunis , III-n° 21/1924,
p.140, cité par Larguèche A., op cit , p.648
milieux religieux (1) . Déjà , les rabbins de
Jerba se sont opposés à l'ouverture d'un établissement de
l'Alliance Israélite Universelle en 1904 car, pour eux , l'école
séculière juive est menaçante vu qu'elle mettait en
question les contenus même du système éducatif
rigoriste de Or Torah (2) .
+ Le deuxième mythe se rattache à l'habitat
juif dans la ville de Tunis . Dans la mémoire juive l'installation de
leur Communauté à l'intérieur de la Médina
de Tunis serait la conséquence de l'initiative du saint-patron de Tunis
( Sultan el-Medina ) le faqih malékite Mehrez Ibn
Khalaf ( Sidi Mehrez ) . La légende , savamment
entretenue par une tradition orale puis écrite , a fini par s'imposer
comme une vérité axiomatique à portée symbolique .
Si la plupart des versions insistent sur la tolérance du saint-faqih et
présentent l'intercession en leur faveur émanant de sa propre
initiative , d'autres font intervenir l'intelligence des juifs pour parvenir
à leurs fins . L'une des versions raconte qu'un rabbin ordonna aux
artisans habiles juifs de fabriquer deux beaux sabres identiques. Il offrit
l'un d'eux au Prince musulman qui admira l'arme , alors il l'informa de
l'existence d'un autre aussi magnifique à Constantinople et que la seule
personne qui peut le lui procurer était Sidi Mehrez grâce
à ses pouvoirs miraculeux . Alors le saint , sommé par le prince
d'aller chercher le sabre , n'eut d'autres recours que de s'adresser
aux juifs qui posèrent comme condition à leur coopération
son intervention auprès du souverain afin d'autoriser quatre familles
juive ( 'Hâra en arabe dialectal ou Quartel ) à
s'installer à l'intérieur de la cité . Ce qui fut fait et
depuis les juifs quittèrent le quartier de Mellassine pour s'installer
près de la Zawiya ( Mausolet ) du saint . Les quatre familles
comprenait en réalité toute la Communauté qui comptait
quatre lignées matrimoniales (3).
Une légende chargée de symboles et de
sens : l'ouverture de la Médina aux juifs
apparaît comme le résultat de la génie juive qui a su
mettre à profit le crédit du saint auprès du prince et de
la population musulmane . Elle participe dans la tradition orale
judéo-musulmane de Tunis à approfondir les bases d'une
sociabilité durable entre les deux communautés de la cité
.
D'autres mythes ont fonctionné par la
création d'un passé mythique qui se confondait avec la
réalité historique et qui servait à la fois des objectifs
de légitimation aux yeux de la Communauté musulmane majoritaire
et de ciment de cohésion pour la survie de la Communauté. Ainsi
, nous retrouvons une tradition qui procède par la fixation d'un
ensemble d'événements fondateurs qui donnent au récit
historique de la Communauté une portée trans-historique (4) et
aide à l'ancrage de l'affirmation d'une identité culturelle
locale .
____________________________________________________________________________
(1) Podselver L., 'Religion populaire :
continuité' in Fellous S., Dir de , op cit , p.361 . (2) Valensi
L., op cit , p.124 . (3) Cazes D., Essai sur l'histoire des
israélites de Tunisie - Paris : 1889, p.75 , cité par
Larguèche A., op cit, p.650. (4) Larguèche A., op cit, p.654
La référence à l'histoire ,
légendaire , mythique ou réelle n'était pas la seule
stratégie déployable dans l'instrumentalisation de la formation
identitaire au service de la réclamation de son appartenance à ce
territoire . La Communauté juive dispose d'autres ressources
mobilisables pour la construction identitaire : ce sont les traditions et les
coutumes .
B - Les traditions et les coutumes
partagées
Il n'y a pas que le culte des saints ( le
maraboutisme ) qui est commun à la communauté musulmane et
à la communauté juive. Ce maraboutisme qui s'apparente à
une religion populaire, concerne "les manifestations religieuses qui
échappent à la régularité du clerg , tous les
écarts par rapport à une religion dite officielle, prescrite ou
cléricale " (1). Il y a aussi des moeurs, des traditions et des
coutumes partagés : langue, tenue vestimentaire, superstition .
D'autres coutumes et usages sont spécifiques à la
Communauté juive :
1 - Langue et écriture : Tous
les juifs tunisiens parlaient la langue du pays , soit entre eux soit avec la
population musulmane . Le parler judaïque , qui n'est pas un
« hébreu corrompu », est une variante de l'arabe
dialectal en usage dans le pays .Il s'en écarte seulement par une
prononciation caractérisée par la permutation de la valeur de
certains consonnes telles le sîn et le shîn ,le
zîn et le jîm . Les emprunts à
l'hébreu sont rares et se limitent à un petit nombre de mots
étroitement liés à la pratique du judaïsme .
Le parler judaïque est aussi écrit.
Cependant , pour l'écrire , ils n'utilisent pas les lettres de
l'alphabet arabe mais les lettres de l'alphabet hébreu. C'est dans cette
variante d'arabe dialectal, transcrit en caractères herbeux, que sont
rédigés livres, lettres, contrats et mémoires(2). Au fil
des temps , l'arabe devient la langue véhiculaire et la puissance de
cette langue permit aux juifs tunisiens , depuis l'installation arabo-musulmane
en Ifriqiya , de regarder avec des yeux neufs les pouvoirs de l'hébreu
et de lui fixer des règles à l'instar de l'arabe . Ce
bilinguisme provoqua une renaissance de l'hébreu utilisé par les
poètes et les canonistes , tandis que les théologiens se
servirent presque exclusivement de l'arabe (3) .
La culture d'expression judéo-arabe est un
élément constitutif du patrimoine identitaire de la
communauté juive tunisienne . Le parler arabe des juifs tunisiens
relevait à la fois d'une expression propre à cette
communauté et d'une adaptation au milieu culturel environnant .
2 - Vêtements et parures . Le
costume juif se composa des mêmes éléments que le costume
musulman . Les hommes portaient un serwel ( pantalon ), une
shamla ( ceinture large ), une
____________________________________________________________________
(1) Podselver L., op cit, p.357. (2) Sebag P., op cit, p.
121 (3) Chouraqui A., op cit, p.54
sûriya ( chemise ), une sedriya (
gilet fermé ), une fermla ( veste sans manches), un
bûrnous (manteau à capuchon ), chaussent une bal'gha
( babouches ) et se coiffent d'une chéchiya ( bonnet
rouge) enveloppée d'un turban ( kashta ) noir ou bleu
foncé . Les femmes portèrent un serwel ( pantalon
ample ), une sûriya ( chemises à manches longues ), et
une blouza ( sorte de boléro) le tout enveloppé, hors de
chez elles, d'un sefsari (pièce de soie ) et se couvrent la
tête d'une ta'qrita et qufiya ( mouchoir et coiffe ),
et chaussaient des bashmaq' ( souliers fermés ) ou
temaq' ( mules ouverts ). Elles se fardaient les yeux à l'aide d'un
ko'hol, se teignaient les cheveux avec du 'henné, et
portaient des ri'hana-s ( colliers ) et des me'qâys (
bracelets ) et 'khal'khal ( anneaux de chevilles ) . La seule
différence à des musulmanes c'est qu'elles circulaient sans
voiler le visage (1) .
3 - Magie et superstition . Outre le
culte des saints , les juifs partageaient avec les musulmans un certain nombre
de croyances superstitieuses comme le mauvais oeil ( 'ayn ) que pour
la mettre en échec on trace l'empreinte de la main ( Khomssa)
sur les murs et dans des bijoux . On croit ensemble au pouvoir prophylactique
de la corne de bélier et le poisson ainsi que plusieurs formules
conjuratoires qui tirent leur efficacité dans leur prononciation . Les
juifs croient aussi aux génies ( jenoun-s ) qui s'emparent des
êtres humains et engendrent chez eux des troubles , surtout des maladies
nerveuses . On a recours , pour exorciser le corps , à des
séances de danse rythmé appelée rebaybiya . On
fait appel aussi pour les cas moins graves à un khaffâf
c'est-à-dire un guérisseur avec du plomb comme métal de
purification
A ces us et moeurs , s'ajoute des coutumes qui
sont spécifiques aux juifs tunisiens et qui ont eu, à la
longue, force de lois opposables à autrui et applicables par le juge
chara'ïque .
4 - Le h'azaqat qandil ( la possession
par la lampe ) . L'interdit qui pesait sur le droit de
propriété , interdit instauré depuis Hammouda Pacha Bey, a
crée une véritable situation d'entassement de la population juive
dans des logements exigus dans le cadre restreint de la Hara de Tunis
. Alors, pour pallier à cette situation, les responsables
communautaires , dès le XVIII siècle, ont instauré
à travers le conseil rabbinique d'un droit d'occupation du logement,
appelé H'azaqat Qandil ( possession par la lampe ). Le recours
à la pratique de la h'azaqa serait une réaction
défensive et compensatoire, susceptible de garantir un minimum de
sécurité en garantissant un droit d'occupation légal
transmissible et objet de transactions diverses Ce droit,
développé par le conseil rabbinique, est respecté par la
juridiction charaïque musulmane (2) .
Aussi, il y a des fêtes spécifiques
à la Communauté juive tunisienne qui ne sont pas
____________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit, 123 (2)Larguèche A., '
La Communauté juive à l'époque husseinite' in
Colloque Histoire communautaire...,op cit,p.169
inscrits dans le calendrier juif, mais font partie de ces
ajouts autorisés qui permettent aux coutumes de se perpétuer : le
pèlerinage à Lella Ghriba à Jerba, le
pèlerinage d'El-Hamma au tombeau du rav Sayed El Maârab ,
la fête des jeunes filles, celle des garçons à
Yithro (1) . D'ailleurs, il y a des cas où musulmans et juifs
vénéraient le même saint : c'est Sidi Faraj Shawwat
à Testour (2)
Mais malgré la spécificité de la
mémoire collective et le partage des traditions et des coutumes , la
Communauté juive subissait des contrastes sociaux flagrants
§ II - La stratification sociale
La progression numérique , engendrant une
progression dans l'espace , est significative d'un dynamisme
particulièrement actif de la communauté, que le
développement des activités commerciales dans la vie de la
cité ne manque pas de confirmer .Mais si la collectivité juive
comprenait une élite entreprenante et active (A) sur
le plan économique , elle est traversée par des
contrastes sociaux très marqués avec l'existence d'une
différenciation ethno-culturelle ( B ) .
A - Une élite active et
homogène
La Communauté juive
était déjà suffisamment différenciée depuis
le XVIII siècle . L'élite juive d'origine
étrangère , très dynamique , s'est greffée sur le
corps de la Communauté autochtone sans se confondre avec elle ,
accentuant ainsi les clivages. Au sommet de la pyramide se plaçait une
élite particulièrement entreprenante et active sur le plan
économique . Elle était constituée de deux
catégories : la grande bourgeoisie commerçante
et financière ( ce sont les juifs négociants Grana-s
mais aussi Twansa-s qui se sont taillés une place de choix
dans le commerce extérieur de la Régence ) d'une part, et les
grands agents financiers du beylic et les fermiers juifs qui se recrutaient
essentiellement de juifs autochtones d'autre part.
Ces deux catégories constituant la grande
bourgeoisie, commençaient à se distinguer au début du XIX
siècle par une tendance à l'européanisation de leurs
moeurs au niveau vestimentaire et de la culture et des attitudes dues à
la fréquence de leurs contacts avec la société occidentale
. Ces membres constituaient le noyau de l'élite la plus dynamique et
influente de l'organisation modernisatrice (3).
___________________________________________________________________
. (1) Podselver L., op cit, p.358. (2) Montel J,
'Excursion en Tunisie' , Revue Tunisienne , Tunis , 1894, p.90 ,
cité par Larguèche A., Pauvres...,op cit, p.684 (3)
Larguèche A., Histoire de la communauté .., op cit, P.171.
Le chroniqueur A. Ibn Abi Dhief
témoigne de son coté de la montée de cette élite ,
de sa fortune et de son pouvoir dans l'échelle sociale, par opposition
aux difficultés des classes sociales musulmanes, dans les années
1860: "...la plupart des riches du pays sont des juifs comme les fils de
'Attâl , les Nat'taf et d'autres parmi la notabilité juive du
royaume " (1) . Le fermier général Nessim Sciammama
, à titre indicatif , a laissé , après sa mort ,
plus de 25 millions de riyals (2)
Le fait caractéristique de ces milieux juifs
de finance et de négoce était leur implication , par le
système des protections et le jeu des alliances , avec les puissances
européennes et leur intrusion à leurs rivalités dans la
Régence à la veille du protectorat (3) .Ce fait notoire
expliquait dans un sens le mépris du général Hussein (
Maire de Tunis et membre du Grand Conseil crée après 1857 ) de
cette élite qu'il qualifia d'ingrate.
Enfin, cette bourgeoisie , et pour marquer son
ascension , déserta la Hara pour s'installer dans le quartier
franc de Tunis et le banlieu nord ( la Goulette ) .
En dehors de cette élite
homogénéisé économiquement et culturellement se
trouvait une diversité ethno-culturelle et des contrastes sociaux .
B - Une diversité ethno-culturelle
Malgré l'existence d'une élite juive
dynamique , la Communauté juive était traversée par des
contrastes sociaux très marqués à un point qu'un
observateur du XIX siècle , remarquant qu'il y a au moins six milles
indigents juifs à secourir, concluait que: " la Communauté
juive de Tunis n'est qu'un vaste bureau de bienfaisance. Les ressources de
l'assistance juive sont fournies par un impôt obligatoire " (4).
C'est cette population démunie, laissée à son sort, proie
de la misère, de l'ignorance, au conservatisme, à sa
mentalité et à ses pratiques superstitieuses dans un espace clos
et hermétique, la 'Hâra .
Cette masse nombreuse de pauvres, au bas de
l'échelle, donnait à la Hâra son cachet
miséreux . Aussi, la déchéance matérielle de la
majorité des habitants de la cité constituait un principal
obstacle à la renaissance de la Communauté. La caisse de
l'assistance, subventionnée par toute la Communauté, assurait
quelques subsides pour permettre, dans la fin du XIX siècle, a plusieurs
familles de recevoir chaque vendredi soir les secours, aumône
légale des juifs .
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(1) Ibn Abi Dhief A., Al-Ithaf .Tunis: MTE, 1990, t.6, p.82.
(2) Larguèche A., op cit, p.171 (3) Caniage J., Les origines du
protectorat en Tunisie , p.423 , cité par Larguèche A., p. 675
(4) Lapie P., Les civilisations tunisiennes : étude de psychologie
sociale - Paris: 1898, p.166, cité par Larguèche A., op cit,
p.534.
Entre ces deux classes , si contrastées sur
les plans économique et ethno-culturelle , se trouvait des couches
moyennes assez nombreuses qui se recrutaient essentiellement parmi les
Twansa-s, constituées d'artisans et de petits
commerçants et qui se répartissaient dans toutes les
activités ( orfèvrerie, bijouterie, confection, menuiserie,
tissage et cuir ) et se situaient principalement dans des souk-s qui
leur étaient réservés comme souk el-Grana mais
ils investissaient ensuite l'espace des souk-s musulmans les plus
proches de la grande mosquée Zeitouna(1) .
Les couches moyennes avaient développé
la pratique de l'usure à petite échelle dans leurs relations
d'échanges avec les couches citadines musulmanes, ce qui ne manquera pas
de constituer une ligne de faille et un facteur de tension sociale avec les
larges couches en difficulté de la société musulmane . Un
prêt non-remboursé, au XIX siècle, est passible devant le
Tribunal correctionnel et d'emprisonnement .
Souvent, le juif, généralement
commercent, familiarisé avec sa clientèle musulmane , vendait
à crédit ou procédait carrément à de petits
prêts à intérêt . Ce genre de prêt est interdit
en principe mais pas pour le juif . Il lui est permis d'après un
commandement explicite du Deutéronome ( Dt 23, 20, 21 ) où il est
stipulé : " Tu ne demandera d'intérêt à un de
tes compatriotes . Tu pourras tirer un intérêt de
l'étranger .. dans le pays que tu vas occuper " . Ceci a
engendré dans la société profonde, populaire et qui
n'avait ni l'éducation ni les conditions pour se faire une image moins
négative de l'autre, surtout de confession juive, une attitude de
rejet qui se manifestait au gré des circonstances, tantôt
violemment tantôt implicitement (2) .
Cette attitude de rejet a engendré un
sentiment d'infériorité chez les membres de la Communauté
juive tunisienne . Le juif tunisien, conscient de son statut minoritaire et de
la précarité de sa condition, même si
intérieurement il entretenait la conviction d'une
supériorité provenant de l'élection divine, affichait
l'image de l'être inférieur. Alors, "l'israélite
tunisien devenait rapace, accapareur; il devenait sordidement avare, cachait
son or et se montrait misérable . Son jugement se faussait
également, et il arrivait presque à penser que tromper ses
oppresseurs n'était pas une mauvaise affaire " (3)
(1) Taieb J., Les Juifs de Tunis, Paris : s.d., 1989 , p.416.
(2) Larguèche A., Pauvres.., op cit, p.713.
(2) Cazes D., Histoire des Juifs , op cit, p.138
Mais malgré les animosités de part et
d'autre, les deux sociétés, juive et musulmane, vivaient dans la
différence, attachée chacune à ses "
vérités ". Ceci ne préjuge pas qu'il y a des lieux de
convergence apparents, des structures mentales semblables et des
échanges quotidiens intenses .
Les traits de la personnalité de base du juif
populaire ne diffèrent pas pour l'essentiel de ceux du tunisien musulman
citadin : il est superstitieux, soumis et docile, doté d'un sens
pratique et capable de s'adapter à des contextes différents . Le
culte des saints, l'art culinaire, le parler arabe, l'art musical, etc.(1)
La fécondité des rapports
judéo-musulmanes n'ont pas pu arrêté les barrières
économiques à s'ériger pour présider au processus
de détachement de la Communauté juive tunisienne par
l'entrée sur scène des puissances européennes et le voeu
implicite, parfois explicite, des juifs en Tunisie de l'émancipation du
joug politique et culturelle de la société tunisienne
traditionnelle . L'élite juive makhzénienne et les
grands négociants sont qualifiés d' "introducteurs de la
modernité " (2) par les techniques qu'ils ont introduit et par les
idées occidentales qu'ils ont taché à répandre, ce
qui a, du même coup, altéré la culture judéo-arabe
.
L'identité juive en Tunisie était
intimement lié à la culture judéo-arabe, ce qui a
imprégné la substance de la Communauté d'une
manière indissociable. Les membres de la Communauté juive,
à travers les institutions religieuses et communautaires,
transmettaient cette culture à la suite de son incorporation et
contribuaient en même temps à sa transformation et au maintien de
ses particularités. Les éléments de cette culture, une
fois incorporés, se structuraient en personnalité de base qui
confie aux individus une mentalité partagée et
caractéristique de cette culture, bref une identité culturelle
spécifique.
Toutefois, la Communauté juive en Tunisie,
à l'instar de la société mère, n'est pas
réductible à une simple identification et elle n'est
pas inerte . La dynamique du changement opérée par
l'entrée des livournais européens puis de l'établissement
du protectorat rendaient la Communauté synthétique du fait de la
multiplication des contacts sociaux entre individus et groupes et rendant
l'ensemble dynamique, pluriel et interactif. Cette structure communautaire aura
une vocation intégratrice des éléments nouveaux .
En liaison avec la dynamique culturelle,
l'identité elle-même subit les mêmes assauts.
_____________________________________________________________________________________________
(1) Larguèche A., Pauvres..,op cit, p724 (2)
Chérif M.-H ., Pouvoir et société, p.166, cité
par Larguèche A., op cit, p.686
L'identité est un processus dialectique
intégrateur des contraintes qui autorise l'émergence de
particularités individuelles et la conformité de l'individu avec
le groupe , donc à l'uniformité sociale(1) . Le dynamisme
prévalant à la fin du XIX siècle en Tunisie qui touchait
soit l'individu dans son identité , soit le groupe dans sa culture, a eu
pour conséquence logique l'altération de la construction
identitaire de la Communauté juive .
Section 2 - L'altération de la culture
judéo-arabe
L'année 1864 constituait une articulation
importante dans l'affirmation du discours religieux juif en Tunisie .
Après les acquis de 1857 et de 1861 consacrant l'égalité
des juifs , la révolte d'Ali Ben Ghédahom et ses
conséquences négatives sur la Communauté juive dans
l'ensemble du territoire de la Régence a démontré en
réalité l'incapacité et l'échec de l'instance
représentative de la Communauté auprès du Makhzen
à gérer la crise dans le but de délimiter les
dégâts . Le Qâyid Nessim Sciammama ne
s'intéressait en réalité qu'à ses propres alliances
et à son intérêt personnel . D'ailleurs son implication
dans une affaire de corruption le rendait incapable de défendre les
intérêts de sa Communauté qu'il représentait
auprès du Makhzen . Sa fuite à l'étranger dressa
la majorité musulmane contre la minorité juive en guise de
représailles parce qu'on lui attribuait la paternité de la mesure
du dédoublement du taux de la Mejba (nouvel impôt
général) et du détournement des fonds publics ainsi que
l'intelligence avec des puissances étrangères par le
système des protections (2).
Face à ce vide institutionnel dans la
représentation de la Communauté juive auprès du Bey,
maladroitement comblé par la désignation du neveu du
Qâyid en fuite, une infiltration européenne se
manifestait à travers la création d'un comité
régional de la section tunisienne de l'Alliance israélite
universelle ( A.I.U. ) en 1864 par des juifs français, livournais et
autochtones. Les membres fondateurs constituaient le noyau le plus dynamique
et le plus influent de l'organisation modernisatrice de l'élite
intellectuelle juive moderne installée en Tunisie . Cette
catégorie supérieure se distinguait par une nette tendance
à l'européanisation de ses moeurs, tant au niveau des modes
vestimentaires qu'à leur culture. C'est le début de
l'altération de la culture judéo-arabe par l'occidentalisation du
discours religieux juif ( § I ) . Juste après
l'établissement du protectorat, un nouveau mouvement politique et
social, développé en Europe, revendiquait un droit de cité
dans la représentativité du discours juif en Tunisie et finira
par s'implanter : il préconisait le retour à Sion, ancien nom
d'Israël . Par son action, une sionisation du discours juif (
§ II ) commença à se développer .
____________________________________________________________________
(1) Vinsonneau G., L'identité culturelle - Paris:
Armand Colin, 2002, p.23 (2) Larguèche A., ' Nassim Shammama : un
caïd face à lui-même et face aux autres ' in Fellous
S., Dir de , op cit , p.147
En fait, ces deux nouveaux discours
prétendaient être l'alternative idéale à un discours
traditionnelle qui a démontré son inefficacité et son
immobilisme .
§ I - L'occidentalisation du discours
La France constituait, pour une grande frange des
juifs de la Tunisie, " l'âme sur un cheval "(1). Ils
accueillaient avec joie l'entrée des troupes françaises . C'est
que les juifs, toujours portés vers les mouvements émancipateurs,
sentaient que les soldats français n'étaient pas armés
seulement de fusils et de canons, mais qu'ils étaient armés aussi
de la Déclaration des Droits de l'Homme . L'arrivée des
français signifiait pour la Communauté juive la prémisse
d'une autre époque et la fin d'un discours collaborateur, conciliateur
et de cohabitation et le début d'un grand débarras d'une culture
classique, cloîtrée sur elle-même et «
inévitablement dogmatique (2).
Le mouvement de scolarisation amorcé
dès l'établissement du protectorat français en 1881
s'était poursuivi sans arrêt . C'est dans des écoles
dispensant un enseignement moderne et laïc en langue française que
les enfants, des deux sexes, de l'élite et de la classe moyenne juive
ont été scolarisés . Alors, une augmentation continue du
nombre de garçons et de filles scolarisés due, non seulement
à un accroissement de la population mais encore à une
élévation du taux de scolarisation par la croissance des
effectifs de l'enseignement primaire et secondaire. Aussi bien, et après
une génération, dès les années 1920, assiste-t-on
à une progression du nombre de bacheliers juifs tunisiens des deux sexes
(3) . De ce fait, le nombre des jeunes qui ont pu entreprendre des
études supérieures dans les universités françaises
(en France ou en Algérie ) s'était accru .
Les progrès de la scolarisation ont
entraîné de nouveaux progrès de la francisation . La
connaissance du français continuait à se répandre au sein
de la population juive et " un bon usage de la langue française
leur apparaît à la fois comme la condition et le signe d'une
réelle promotion sociale "(4).
La diffusion et le progrès de la francisation
se traduisaient par le déclin de la culture judéo-arabe . Avec
cette déchéance inéluctable, la presse, la
littérature et la culture en langue française gagnaient en
importance . L'abandon de la Hâra et l'établissement
dans les nouvelles cités, en dehors des vieilles villes facilitaient les
contacts entre la population juive et les divers éléments de la
population européenne, en favorisant l'adoption des modèles
occidentaux en matière de mode de vie .
(1) Redissi H., Le discours musulman sur la
modernité : la totalité désunie. Canada, Revue
Carrefour, 1991 13-1, p.86 (2) Ibid , p. 86 (3) Sebag P., op cit , p.191.
(4) Ibid, p.193
Face à ses grandes mutations, l'acculturation
d'une grande partie de l'élite juive - son occidentalisation -
était évidente . Elle a eu pour conséquence un recul
certain de l'hébreu et de la pratique religieuse . Mais cette
élite acculturée proposait pour la Communauté juive de
faire un apport discursif nouveau ( A ) au contenu du discours
juif en Tunisie . Mais cette alternative , quoique aidée par le " climat
colonial ambiant ", n'était pas unique et était
sérieusement concurrencée par d'autres courants d'idées,
avec qui elle établissait des rapports discursifs ( B )
A - L'apport discursif nouveau :
l'occidentalisation
Imbibée par la culture française , une
grande partie de l'élite juive , qui a fait ses études dans
l'école laïque française , s'enthousiasmait pour le
modèle français et voyait dans le nouvel ordre politique du
protectorat un facteur de progrès et un moyen de réduire
l'important paupérisme juif .
Tout d'abord , cette élite était
révolté contre la justice beylicale tunisienne qui n'offre aucune
garantie au justiciable et " où les principes coraniques tiennent
lieu de code pénal même pour les non-musulmans "(1). Alors,
elle proposait que les juifs tunisiens devaient être soumis aux tribunaux
français laïcs et respectueux des droits de la défense .
Elle se lançait dans l'action publique tout en rompant avec l'habitude
" des démarches feutrées et des sollicitations auprès
des autorités dont sont coutumiers les notables juifs " (2) .
L'élite juive moderne s'était
persuadée rapidement qu'il faut utiliser la presse écrite pour
propager et défendre le nouveau discours . Elle lançait en 1907
un hebdomadaire en langue française " La Justice ", qui a pour
sous-titre : " Journal pour l'extension des droits et des devoirs de la
France en Tunisie et organe des revendications des israélites de Tunisie
" . A travers ce long sous-titre, ce courant semble être à la
fois le soutien des prérogatives de la puissance coloniale et le
défenseur des droits pour les juifs en Tunisie .
Le journal n'était pas le seul moyen
d'expression du groupe . Les membres de ce courant diffusaient leurs
idées en intervenant dans les organisations professionnelles, dans les
réunions des partis politiques républicains et des institutions
communautaires . En 1931, le groupe se constituait enfin en Parti politique
sous le nom : Parti d'action et d'émancipation juive
(P.A.E.J.).
__________________________________________________________________
.(1) Nataf C., " La tentation de l'assimilation
française " in Fellous S., Dir de , op cit , p.204 . (2)
Ibid , p.205
L'apport discursif de ce courant s'axait autour de
deux idées phares : les rapports de la Communauté juive avec la
France et le contenu du discours religieux juif .
1 - " Une certaine idée de la France " .
Ce groupe voyait dans la France le pays des droits de l'homme , le
pays qui a été le premier au monde à émanciper les
juifs et à leur conférer la dignité du citoyen . "
Notre instruction, notre éducation, nos idées
libérales, nous les devons entièrement à la patrie
française et nous lui en sommes profondément reconnaissants
(1). La France était le premier pays à accorder aux juifs
les droits civils et politiques . La déclaration des droits de l'homme
et du citoyen était ressentie comme l'acte le plus
généreux de tous les temps et " la traduction laïque des
Dix Commandements "
La France était par conséquent le pays
qui apporte à la Tunisie les bienfaits de sa civilisation , ses
principes généraux , l'instruction , l'hygiène et la
culture . La France était pour ce groupe un Etat laïc où
l'Eglise et l'Etat sont séparés , et qui permet à ses
citoyens juifs d'exercer leur culte en toute liberté , tout en
étant totalement intégrés à la Nation : les juifs
en France , tout en restant fidèles à leurs traditions
religieuses , peuvent occuper des hauts emplois dans l'Etat , être
parlementaires et même ministres .
C'était de cette vision d'une France
républicaine, laïque, progressiste et généreuse que
découlait, pour ce groupe, la revendication d'une nationalité
française, par raison ou par sentiment . En Tunisie, rappelait ce
groupe, les juifs, bien que n'ayant jamais subi de graves persécutions,
en revanche, n'ont jamais été des citoyens mais des sujets du Bey
. Pour eux, malgré la généreuse hospitalité que la
Tunisie réserva à leurs ancêtres, " la Tunisie ne fut
jamais la patrie tunisienne ". Pour s'en convaincre,
référence faite aux intellectuels tunisiens musulmans , lorsque ,
après le protectorat , le concept de nation prenait corps chez eux et
engagèrent des luttes, ces luttes, dans leur esprit ne concernaient que
leurs coreligionnaires . Or c'est seulement par la nationalité
française que les juifs de Tunisie pourront être à la fois
fidèles à leurs traditions religieuses tout en étant des
citoyens égaux en droits et en devoirs . Cette intégration n'est
pas possible, estimait ce groupe, dans un Etat musulman qui, quelque soit son
degré d'évolution, restera imprégné de la tradition
islamique, et de ce fait ne pourra admettre la totale et égalitaire
intégration des minorités religieuses .
Dès la promulgation de la loi du 20
décembre 1923, relative à la naturalisation, ce groupe
encourageait ouvertement les juifs tunisiens à en
bénéficier et à constituer des dossiers de naturalisation
. Pour eux, l'appel à l'acquisition de la nationalité
française doit "se faire entendre en toutes circonstances,
même par les rabbins dans leurs sermon, car eux aussi la France leur
a
____________________________________________________________________
(1) Ibidem , p.208
assuré la liberté complète du culte
et des avantages matériels considérables " (1) . Le journal
La justice publie dans chaque parution la liste des
naturalisés sous le titre : " Bonjour parmi nous ..."
Par ailleurs, ce groupe occidentalisant se
caractérise par l'idéalisation de l'instruction moderne et par
une conception sourcilleuse de l'égalité qui constituaient, pour
eux, deux apports émancipateurs des troupes françaises
entrées en Tunisie en 1881.
Ce courant voue un véritable culte à
l'instruction, considérée comme le moyen de l'émancipation
individuelle, du progrès social et de la fraternité .
L'instruction est le seul moyen de développer une camaraderie avec les
autres éléments de la population et d'échapper au
"ghetto" spatial ou religieux, réel ou fictif . Pour ce faire,
le groupe de La Justice réclamait l'ouverture des écoles
par la généralisation de la scolarisation de la jeunesse juive .
Enfin, pour se vanter, ce groupe ne manque pas de se réjouir
publiquement de présenter la première bachelière de la
Tunisie et la première femme inscrite au barreau de Tunis (
Juliette Bessis ) ainsi que la première agrégée
en Lettres ( Myriam Bonan ) (2)
En se fondant sur les principes de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen française de
1789, ce courant revendiquait une égalité totale de droits des
juifs en Tunisie avec les autres citoyens . Cette revendication
d'égalité était constante et se faisait en
parallèle avec la campagne pour la naturalisation . C'est au nom du
principe d'égalité que ce courant intente un recours pour
excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat français lorsque la
majoration de traitement de 1928 dite " le tiers colonial ", dont
bénéficiait les fonctionnaires français, était
refusé aux juifs naturalisés en rappelant que la loi ne
prévoit pas de discrimination entre les Français d'origine et les
français par naturalisation (3)
2 - Une certaine conception du judaïsme .
D'emblée, les hommes de La Justice, par application
du principe d'égalité, refusaient l'assistance-charité
pratiquée par la Communauté juive . La distribution du
hilluq ( secours hebdomadaires ) aux juifs pauvres de la
Hâra est humiliante et ne peut entraîner la suppression de
la misère . Ils réclamaient le remplacement de l'assistance -
charité par l'assistance au travail, à l'emploi et à la
santé . " Il ne faut pas soulager la misère, il faut la
supprimer " affirmaient-ils (3) . La suppression se faisait
nécessairement à travers l'école et les progrès de
l'hygiène .
Ce courant, apparaissant comme un levier de
progrès et de motivation, dérangeait les traditions . Alors pour
se prémunir contre les attaques, les membres du groupe affirmait leur
____________________________________________________________________
(1) Ibidem , p.210 (2) Sebag P. op cit p. 324 (3) Nataf
C., op cit, p.213
attachement au judaïsme . Ils n'en voulaient pour preuve
que le sous-titre de leur journal qui rappelait qu'il s'agissait d'un organe
confessionnel. Mais au nom de la liberté de conscience, ils estimaient
que chacun peut avoir une vision différente de la religion." Sur le
terrain religieux, l'attitude de notre parti est nette. Neutralité
absolue . Ni pour ni contre la religion"(1).
Ce courant séparait nettement la pratique
religieuse, qui est une affaire individuelle, de la fidélité au
judaïsme dont ils se réclamaient . Toutefois, ils étaient
unanimes dans la condamnation des superstitions, les pèlerinages, le
culte des saints et tous actes dans lesquels ils voyaient une
déformation de la religion traditionnelle et contre lesquels ils
luttaient avec fermeté en s'appuyant sur les textes fondateurs et sur
l'autorité de savants rabbins .
En parallèle, et avec l'affirmation de la
défense de la pure tradition juive épurée des
superstitions, ils constataient que les jeunes juifs scolarisés en
majorité par l'école française perdaient l'habitude de la
langue arabe et se détournaient en même temps de la religion parce
que les rabbins parlaient une langue qui devenaient pour eux incomprise et de
ce fait la richesse et les valeurs du judaïsme se
dépérissaient . Alors, pour assurer la pérennité
du judaïsme, il faut tout d'abord orienter les jeunes rabbins tunisiens
vers le séminaire consistorial français en France pour avoir une
formation moderne en usant de la langue de Molière « moins
émotive et plus rationnelle ». Ensuite, il faut faire appel
à un Grand-Rabbin français pour coiffer et superviser les rabbins
tunisiens dans le but de ramener tous les juifs (Twansa-s, Grana- ,
français et autres ) à la synagogue .
Ces propositions, à la fois politiques et
religieuses, n'ont pas tardé de provoquer des réactions de la
part des traditionalistes , du mouvement sioniste et des nationalistes
tunisiens .avec qui des rapports discursifs ont été
établis
B - Les rapports discursifs concurrents
L'apport discursif des occidentalisateurs dans
l'élite juive en Tunisie suscita trois réactions :
traditionaliste, sioniste et nationaliste tunisien
1 - La discursive traditionaliste . Ce
courant critiquait les intellectuels du groupe de La Justice et les
qualifiait d' "assimilés ". Par la culture, importé par le
colonisateur, ils provoquaient une rupture avec la culture
judéo-tunisienne . Ce parti politique ( Parti d'action et
d'émancipation juive : P.A.E.J. ) était qualifié à
tort d'action et d'émancipation, et était plutôt "un parti
pour l'assimilation juive dans la Métropole" .
___________________________________________________________________
(1) Ibid, p. 213
Le courant traditionaliste jetait le
discrédit sur ses "coreligionnaires francisés" déjà
déshébraïsés et voulaient parvenir à une
déjudéaïsation de la Communauté tout entière .
Ces juifs qui affirmaient que l'on peut s'assimiler en restant juif donnaient
en réalité rarement l'exemple d'un judaïsme strictement
observé. Ce qui battait en brèche leur distinction entre religion
juive et culture juive . En fait, ils voulaient transplanter une culture
occidentale laïque au lieu et place de la culture judéo-arabe .
L'assimilationnisme voudrait en fait rompre avec
la « vie séparée » qui a été
la vie des juifs pendant des siècles dans la terre d'islam , pour se
mêler avec la « vie des Gentils »,
c'est-à-dire il voulait dissoudre la Communauté dans la nation
française . Enfin, ces francisants, et au vu de leur vie réelle,
ne pouvaient transmettre un judaïsme qu'ils n'ont pas reçu. Ainsi,
les assimilés donnaient à croire que l'on ne saurait assigner des
limites à l'assimilation et que celle-ci conduisait, tôt ou tard,
à une fusion dans le peuple pris comme modèle, en emportant une
complète déjudaïsation (1) .
Les traditionalistes se proposaient avant tout de
faire échec aux progrès de l'irréligion et de ramener les
juifs de Tunisie à une pratique intégrale du judaïsme .
Mais, et peut-être sans le vouloir, ils secondaient les efforts de ceux
qui prônaient l'identification entre les communautés juives
à travers le monde et un Etat juif : ce sont les sionistes qui
prenaient la relève critique de l'apport discursif des
occidentalisateurs du discours juif en Tunisie
2 - La discursive sioniste.Les
dirigeants sionistes, ne cherchant pas tout d'abord la polémique,
voyaient dans le groupe du journal La Justice, " des jeunes juifs
qui se cherchent (2)
Ensuite, et dans un deuxième temps, poussant
l'analyse à son paroxysme , constataient que ce groupe d'intellectuels
francisants voyaient que " la situation des juifs en Tunisie posait des
problèmes d'un ordre particulier .. et qu'il était de leur devoir
d'améliorer la situation politique, sociale et économique de nos
coreligionnaires en Tunisie "(3), les sionistes s'attaquaient à ce
groupe voyant en lui " un cinquième bataillon " de la France qui
prônait l'accession des juifs tunisiens à la citoyenneté
française. Pour les sionistes, le juif tunisien était
privé d'une citoyenneté qu'il ne pourra acquérir que dans
un Foyer national juif. Les militants du sionisme tunisien qualifiait La
Justice d'être un journal anti-juif, et c'est le summum de
l'insulte
L'hebdomadaire, serein, constatant de sa part le
caractère chauvin de la Fédération de cette tendance,
répondait d'une façon prophétique qu'elle
s'inquiétait de voire le sionisme constituer en Tunisie un facteur de
discorde entre juifs et musulmans . Ces derniers sont représentés
par une nouvelle élite nationalitaire
____________________(1)Sebag P., op cit , p.203 (2)Nataf C.,
op cit, p.214. (3) Ibid, p.215
3 - La discursive nationalitaire . Le
groupe de La Justice, tout en éprouvant une "certaine sympathie
" vis-à-vis du nationalitarisme tunisien dans la mesure où il
réclamait plus de liberté, d'égalité et plus de
participation dans "la gestion des affaires publiques", s'opposait à
l'idéologie nationalitaire voyant en elle " une source de haine et
d'exaltation de différences " . Le groupe moderniste reproche aux
nationalistes tunisiens leur référence religieuse musulmane
notoire, ce qui excluait éventuellement les juifs tunisiens et les
rendaient étrangers .
Mais le groupe nationalitaire de l'Action
tunisienne , organe de presse du nouveau courant politique destourien,
exprimait la volonté de défendre les Tunisiens sans distinction
de religion . Le nouveau groupe expliquait que la référence
religieuse à l'islam, dans la lutte anticolonialiste, était un
élément de mobilisation pour rassembler la grande majorité
des tunisiens imbibés par le traditionalisme . La lutte contre
l'assimilation et la naturalisation, qualifiées comme des voies
d'apostasie, était un moyen d'action politique pour rassembler la grande
majorité qui végétaient dans la liturgie. Cette lutte
contre la naturalisation ne pouvait, en aucun cas, être dressée
contre la Communauté juive en Tunisie mais contre les naturalisés
queque fut leur confession .
Les membres du groupe de La Justice, tout
en saluant la volonté exprimée des
néo-destouriens et malgré la sympathie avouée
pour ce nouveau courant, d'apparence laïque, du nationalitarisme tunisien,
mettaient toujours leurs espoirs dans l'école publique " qui fera
disparaître les haines et permettra l'émergence d'une nouvelle
personnalité tunisienne , apte à gérer les affaires
publiques locales sans distinction de religion " (1).
Les membres du groupe La Justice
s'inquiétaient en fait , non pas du nationalitarisme tunisien mais
de voir le sionisme en Tunisie constituer un facteur de désordre entre
juifs et musulmans . Tous les partis politiques existants sur la scène
sociale tunisienne pouvaient créer des passerelles de transit , des
espaces publics d'un travail en commun entre les deux communautés . Mais
ce n'est plus le cas si le discours religieux juif se sionisait .
§ II - La sionisation du discours
Bien que l'attachement à la terre
d'Israël fut entretenu de façon permanente par la lecture de la
Bible, la prière et la liturgie, le rapport avec Sion ( le nom ancien
d'Israël ) était devenu depuis longtemps de caractère
essentiellement spirituel . Le retour réel ne pouvait être
conçu
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(1) Nataf C., op cit , p.216
qu'avec l'arrivée du Messie qui devait rassembler les
exilés (1) .
En Tunisie, l'opinion juive au début du
protectorat se partageait entre la tendance traditionaliste qui s'opposait aux
assimilationnistes, ceux qui avaient reçu une formation moderne et
voyaient dans l'occidentalisation du discours religieux comme le seul moyen
d'émancipation . Cependant , de nouvelles idées
commençaient à se répandre parmi les juifs de Tunisie . La
publication en 1896 du livre de Théodore Herzel , " L'Etat juif " et la
réunion du premier congrès sioniste en 1897 en Suisse ont eu leur
écho en Tunisie par le développement du mouvement sioniste. Ce
mouvement proposait un nouveau discours alternatif ( A ) face
à la sclérose traditionaliste et au transplantation
assimilationniste. Mais, au fil du temps et avec l'évolution des
événements, ce discours prenait un caractère
évolutif (B ) au niveau du contenu et de l'action
politique entreprise .
A - Un discours messianique alternatif
Le sionisme en Tunisie était le mouvement le
plus puissant de tous les pays arabes. Dès 1906, un avocat juif
tunisien ( Me Alfred Valensi ) publia dans une revue académique à
Paris (Revue politique et parlementaire ) une étude sur le sionisme.
La même année, elle fut traduite en judéo-arabe en Tunisie
et a constitué la première expression du sionisme en Tunisie .
Depuis, le mouvement sioniste connaît de nouveaux développements
au gré des événements en Tunisie et à
l'échelle internationale .
Le discours religieux juif en Tunisie s'était
divisé au début du XX siècle entre les traditionalistes et
les assimilationnistes . Les premiers ont une connaissance de la langue
hébraïque et de la culture judéo-tunisienne et exprimaient
les convictions d'une part importante de la population juive attachée
à ses traditions ainsi que des notables rattachés au pouvoir
beylical et au Conseil de la Communauté juive . Ils se recrutaient
essentiellement des Twansa-s qui tachaient d'aménager leurs
rapports avec les autorités tunisiennes par un discours de cohabitation.
Aussi, ils entretenaient discursivement la grande majorité de la
population juive attachée à un judaïsme strictement
observé au niveau cultuel et à une conception culturelle
spécifique du judaïsme tunisien qui prônait le culte des
saints et la superstition . Ce courant n'avance pas un discours religieux
contemporain et moderne, il se contente du maintien d'un statu quo
entouré d'une certaine passivité politique . Face à
eux, se trouvaient les
----------------------------------------------------------------------------------------------------
(1) C'est dans les années 1850-1860 qu'un groupe de
rabbins en Europe , initiés par Théodore Herzel (juif de la
Hongrie) ont lancé un mouvement en faveur du retour volontaire ,
effectif des juifs à Sion . Ils estimaient que la situation
"diasporique " des juifs ne correspondait pas à leur
réalité de groupe national et proposaient la création en
Palestine d'un Etat juif fondé sur la loi de Moïse telle qu'elle
est consignée dans la Bible .Sed-Rejna G., op cit, p.102
assimilationnistes qui branlaient l'occidentalisation du
discours religieux juif, comme la seule alternative et l'occasion en or,
à travers la séparation du politique et du religieux, de
cantonner ce dernier dans l'aspect cultuel . Ils donnaient l'exemple des juifs
français qui ont pu entrer dans la vie publique sans abandonner leurs
convictions religieuses. Ces assimilationnistes se recrutaient dans
l'élite juive citadine qui a profité du système
d'enseignement français laïc pour acquérir une culture
française imbibée des idées de modernité et de
laïcité .
Ni les uns, ni les autres n'ont pu accaparer la
majorité de la Communauté juive et chacun se cramponnait dans ses
positions . Ceci a crée une ligne de faille qui ne fait que s'agrandir .
Alors, le mouvement sioniste, comme une providence, trouva le milieu propice et
le terrain préparé pour se propager comme un discours religieux
alternatif aux discours existants, l'un sans avenir et l'autre sans
passé .
Le sionisme qui se présente comme un discours
messianique, s'était vite propagé chez les milieux juifs en
Tunisie au gré des circonstances à l'échelle
internationale rapportées et commentées en détail par la
presse local . En 1917, par la déclaration du Lord Balfour, le
gouvernement britannique déclarait qu'il envisageait favorablement
l'établissement, en Palestine, d'un Foyer national pour le peuple juif .
La Société des Nations ( la S.D.N. ) entérinait cette
déclaration sur le plan du droit international et chargeait la
Grande-Bretagne d'exercer un mandat en Palestine en son nom , en 1920 .
Cette décision soulevait un grand
enthousiasme parmi les juifs en Tunisie et "une atmosphère de
rédemption régnait, qui se manifestait par des prières
d'action de grâce, des réunions publiques, un réveil du
messianisme religieux, une intensification de l'activité sioniste qui se
traduisit par la préparation d'une 'aliyah (montée ) à la
Terre promise et un accroissement de la vente de sheqels " (1)
En 1920, la Fédération Sioniste de
Tunisie regroupa les douze organisations sionistes tunisiens qui se
répartissaient sur quatre courants : le courant nationaliste socialiste
( Tseirei Tsion ), le courant nationaliste( Beitar , mouvement
révisionniste) les religieux ( Daber Ivrit à Jerba )
et les indépendants ( Tseirey o'avey Tsion à Sfax )
(2) .
La nouvelle organisation fut officiellement reconnue
par les autorités tunisiennes et le sionisme devenait organisé ,
légal et établi et était bien intégré dans
l'ensemble social des forces politiques et sociales présentes en Tunisie
. Cette reconnaissance permit au mouvement de
____________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit , p.205 (2)Saadoun H., 'L'influence
du sionisme sur les relations judéo-musulmanes " in Fellous S.,
Dir de , op cit , p.221.
développer son activité et sa propagande
à travers ses journaux qui sont au nombre de trois parmi trente-six
journaux juifs sur un ensemble de cent cinquante journaux et périodiques
(1).
Le sionisme en Tunisie fit peu d'adeptes parmi les
classes instruites , gagnées aux idées modernes et sous
l'influence du "modèle français" ; alors le mouvement sioniste ,
avec tous ces courants , a pu discourir amplement parmi les
éléments traditionalistes qui étaient
prédisposées sur le plan religieux par leur rigorisme et qui "
ne pouvaient pas comprendre réellement l'idéal sioniste "
(2).
Le mouvement sioniste lutta pour "une sionisation "
du discours religieux sur le plan juridique en luttant contre les institutions
communautaires juives, particulièrement à l'occasion des
élections du Conseil de la Communauté juive, et sur le plan
politique en luttant pour la promotion de l'image de la Communauté juive
par la presse sioniste. De ce fait, le sionisme a eu un rôle
prépondérant dans le processus de modernisation de la
société juive en Tunisie parce qu'il s'était
positionné comme une expression organisationnelle de l'identité
sociale et politique moderne du judaïsme tunisien. Il a rassemblé,
en son sein, les traditionalistes, les socialistes et les laïcs, ce qui
fut une première. Par ailleurs, le sionisme tunisien ne provoquait pas
la société et le pouvoir colonialiste français et
poursuivait une tradition de lutte et de protestation anti-communautaire .
L'importance du sionisme en Tunisie était
double sur le plan discursif : Il a pu s'implanter en dessus des deux courants
discursifs ( traditionaliste et assimilationniste) en créant un moyen
d'expression d'identité politique et sociale moderne . Il ne
s'était pas contenté du discours alternatif, il créa une
infrastructure pour l'immigration des juifs tunisiens, et proposa une
alternative à la vie en Tunisie . De ce fait, il passa au discours
messianique évolutif de réalisation
B - Un discours messianique évolutif
Grâce aux diverses organisations sionistes
implantées dans les villes où il y avait une collectivité
juive et aux journaux qu'elles publiaient, l'idée sioniste se
répandit au sein de la Communauté juive en Tunisie, mais jamais
se traduire par un mouvement d'émigration, une 'aliyah (
montée) à destination de la Terre promise . Ce sionisme
était ce qu'on appelait " un sionisme sans réalisation " (3) .
Aucun effort ne fut entrepris par les organisations sionistes pour promouvoir
l'émigration de la Tunisie . Pour la Centrale sioniste internationale
(C.S.I.), seuls les juifs touchés par la vague d'antisémitisme,
qui planait dans les pays de l'Europe et de
____________________________________________________________________________
(1) Saadoun H., op cit, p.222. (2) Sebag P. op cit, p.
205. (3) Sebag P., op cit, p.206
l'U.R.S.S; entre les deux guerres , constituaient le lot des
pionniers d'Israël . Or , la vie des juifs de Tunisie ne fut jamais telle
pour être contraints d'émigrer . De ce fait , l'adhésion au
sionisme , pour un grand nombre parmi eux, signifiait le ralliement à un
projet idéal et non la participation à la renaissance de l'Etat
juif sur le sol de l'ancienne Judée (1).
Cependant et dès 1947 - 1949, le sionisme
tunisien, à travers sa Fédération, a organisé
l'immigration clandestine en Israël (2) . Et ce fut le facteur principal
qui poussa les juifs de la Tunisie à l'immigration
A l'évidence, ce sont les
événements du Moyen-Orient qui ont pesé sur la
continuité de la présence juive en Tunisie. Le départ de
la Communauté juive, 'aliyah était dû
essentiellement à la situation politique intérieur de la Tunisie
après l'indépendance . La frange des assimilés
culturellement, et naturalisés juridiquement, quitta pour la France .
L'autre frange, gagnée par un sionisme sentimentale quitta pour
Israël "sans comprendre l'idéal sioniste" . Quelque soit la
destination, le divorce était entamé avec le pouvoir politique en
Tunisie, tout autre chose n'est que « détail de l'histoire
»
-----------------------------------------------------------------
(1) Sebag P., op cit , p. 207. (2) Saadoun H., op cit ,
p.225.
Chapitre II -
Le discours religieux et le pouvoir politique
La Communauté juive en Tunisie a
été immanquablement affecté par l'arrivée des juifs
Portugais et Livournais aux XVIII et XIX siècles. L'installation de ces
collectivités juives étrangères a bouleversé la
mentalité collective du judaïsme en Tunisie et a crée
même des contradictions et des dissidences cultuelles et culturelles. En
observant ces faits significatifs, qui attestent de l'évolution en
profondeur de la judaïcité tunisienne depuis le XIX siècle,
on est amené à constater, au fil des temps, une politisation de
plus en plus évidente qui résulte d'expériences
vécues et de transformations structurelles spécifiques qui ont
déterminé des formes nouvelles d'interférence entre le
religieux et le politique (1).
Le point essentiel à rappeler est le
caractère minoritaire et marginal du judaïsme dans la
société tunisienne . La Communauté juive en Tunisie se
trouve au début du XX siècle coincée entre deux forces
idéologiques : l'appartenance à la
société tunisienne à majorité musulmane avec qui
elle partageait une histoire millénaire coiffé par un
Makhzen qui se porte garant pour la protection de cette Communauté
contre les humiliations et les brimades d'une part, et le "centralisme
laïque" de l'Etat républicain français protecteur avec sa
conception intégrateur et anticommunautariste. Avant l'entrée
sur la scène politique tunisienne du protectorat français, la
judaïcité tunisienne a été toujours acculée,
pendant longtemps, à une attitude générale de retrait et
de méfiance à l'égard de la politique, quand ce
n'était pas à une attitude de connivence passive avec le pouvoir
politique en place. Il faut dire que le pacte de la dhimma offre le
cadre de référence à cet état de situation dans
l'inconscient collectif des juifs tunisiens. Cette attitude de méfiance
caractérisait, généralement, l'ensemble de la
Communauté juive et ses principales institutions (Grand-Rabbinat et
Conseil de la Communauté ) . Ceci a généré, depuis
l'établissement du protectorat, le "militantisme" de nombreux juifs,
à titre individuel, en dehors des corps institués, ainsi que la
participation, parfois passionnelle, aux grands débats politiques au
début du XX siècle . Pour certains, parmi eux, l'appartenance au
judaïsme et la référence à l'intérêt
général de la Communauté juive étaient en
eux-mêmes évoqués pour justifier ou expliquer leurs prises
de position ou leurs choix politiques .
Dans l'histoire contemporaine de la Tunisie, le
discours religieux juif a été contraint de sortir de sa
passivité politique eu égard à la société
tunisienne et de sa complicité avec l'autorité en place à
deux moments de son évolution : le premier moment
était juste après l'établissement
____________________________________________________________________
(1) Tapia C., "Religion et politique" in Lasray
J.-C. et Tapia C., Les Juifs du Maghreb :diasporas contemporains - Paris:
l'Harmattan, 1989, p.210
du protectorat avec l'émergence du Mouvement National
Tunisien ( Section 1er ) au début du
siècle jusqu'à la fin des années 1950. Le deuxième
rendez-vous est l'indépendance de la Tunisie et l'émergence de
l'Etat national ( Section 2eme ). A ces deux moments, le
discours religieux a réagit différemment et d'une façon
inégale du fait des bouillonnements internes au sein de la
Communauté juive et à cause de la différenciation du
vis-à-vis politique
Pour schématiser, on constate que l'influence
de l'institution religieuse juive en Tunisie auprès des pouvoirs publics
était quasiment nulle, de même qu'était nul l'impact des
forces politiques sur cette même institution . Le " juif religieux (
ou pratiquant ), en s'interdisant toute prise de position politique se niait
politiquement , tandis que le juif laïque ( ou indifférent au
culte ) en professant un militantisme fervent , se niait spirituellement et
culturellement " (1) .
Section 1er - Le discours religieux et le
mouvement national
D'emblée, il est important de préciser
que l'engagement anticolonial dans ses diverses formes, n'a concerné
qu'un nombre réduit parmi les juifs tunisiens. Les tendances politiques
qui vont se partager l'élite juive en Tunisie étaient
l'assimilationnisme ( au sens de l'attrait et l'adhésion à la
culture française ) et le sionisme ( le retour volontaire des juifs
à Sion - Terre d'Israël ).
Au début du XX siècle et
malgré le décloisonnement de la Hara entamé
depuis le XIX siècle et l'habitat des juifs dans la cité moderne,
la séparation géographique de l'habitat était de nature
à limiter le réseau des relations entre la majorité
musulmane et la Communauté juive en Tunisie. L'appel à
l'extension de la juridiction française aux juifs tunisiens ainsi que la
naturalisation pure et simple constituaient les manifestations d'un penchant
pro-occidental . Dès lors, chaque communauté ( juive et
musulmane ) vivait dans la différence, attachée à son
identité, à ses vérités . Mais cette
séparation n'était pas étanche, des liens de convergence
existaient, des débats ont été instaurés et des
actions ont été entreprises . Le "choc colonial" a
été ressenti différemment par les deux communautés.
Pour les uns, c'est un affront à laver, pour les autres c'est un moment
de l'histoire à exploiter.
Cependant , les choses n'étaient pas aussi
claires au début du XX siècle . Aux "animosités
traditionnelles" qui existaient auparavant entre musulmans et juifs
s'ajoutaient des reproches, des "prétextes" immédiats qui furent
derrière le déclenchement des tensions : les
patentes de protection consulaires, les demandes d'extension de la juridiction
française et la naturalisation s'ajoutaient à un
évenement, survenu après la fin de la Grande Guerre
____________________________________________________________________
(1) Tapia C., op cit , p.210
(1914 - 1918 ), qui a déclenché les
hostilités : Les jeunes juifs tunisiens n'avaient pas
eu à souffrir des effets de la guerre puisqu'ils étaient
dépourvus de l'uniforme et exemptés de l'enrôlement
militaire . Alors, ici et là-bas, dans les grandes villes, des saccages
et des humiliations à l'encontre de la population juive se sont
déroulés causant des dégâts matérielles
énormes .
Dans ce contexte colonial, deux identités
commençaient à se séparer où chacune d'elle
développait son propre discours . Alors, pour faire face à
cette conjoncture "explosive", un effort de rapprochement entre les
élites, c'est-à-dire les initiateurs des discours juif et
musulman , pouvait entamer la possibilité d'une autre voie à
bâtir pour justement dépasser le climat d'excitation populaire .
Ce souci de rapprochement, de dialogue et de collaboration était
motivé surtout par les espoirs soulevés par les " Quatorze
Points" du Président américain Wilson et par le Congrès
de Versailles qui a ouvert, pendant un laps de temps, une possible
émancipation du joug colonial et le droit des peuples à
l'autodétermination (1) . Alors, de part et d'autre, des appels sont
lancés pour dépasser la situation de blocage et de crise en
faisant prévaloir la nécessité de rapprochement dans le
but de modifier le régime du protectorat vers plus de justice et
pourquoi pas à en finir .
Le discours de l'élite juive est gagné
par l'adaptation aux valeurs occidentales des Lumières . Dans ce cadre,
il ne peut appréhender les revendications de la majorité
musulmane qu'à travers le cadre du droit de chaque peuple à
l'autodétermination . Et c'est pour cette raison que le discours juif a
porté , en premier lieu, un soutien critique ( §
I ) aux partis nationalitaires . Puis, au fil des années et
après mûrissement, il a proposé un soutien alternatif (
§ II ) au mouvement national à travers les partis
pluri-ethniques .
§ I - Un soutien critique aux partis
nationalitaires
Partant du constat que les " animosités
intercommunautaires" traditionnelles ont changé d'envergure depuis
l'établissement du protectorat et apparaissaient au grand jour au su et
au vu des autorités du protectorat, certains membres de l'élite
juive de l'époque ont conclu que " depuis l'occupation
française de la Tunisie, des "pogroms", très limités, se
sont produit , et des musulmans se sont mis à massacrer des juifs . Mais
à chaque fois, sans aucune exception, il a pu être mis à
l'évidence que ce massacre n'avait été rendu possible que
grâce à la bienveillance,
____________________________________________________________________
(1)Kazdaghli H., "L'engagement des juifs tunisiens dans
l'anticolonialisme " in Colloque Histoire communautaire , op cit ,
p.220.
sinon à la complaisance et aux suggestions,
d'autorités françaises " (1) . Le régime colonial
profitait de cette division et essayait même de l'instrumentaliser
Plusieurs personnalités juives ont
dénoncé "l'indifférence coupable" des autorités .
L'implication des milieux coloniaux, autorités et colons, s'explique par
l'antisémitisme de la droite française qui faisait tout pour
freiner la course d'une forte tendance au sein de l'élite juive, qui
revendiquait l'assimilation qui s'était manifesté dès
l'établissement du protectorat en émettant le voeu de se
soustraire à la justice beylicale puis la demande de naturalisation(2).
La Communauté juive, surtout sa frange livournaise, constitue un
concurrent sérieux pour le colon français dans l'investissement
en Tunisie dans tous les secteurs de l'économie, d'autant plus qu'ils
ont un penchant vers l'italianisation sur le plan culturel et linguistique ce
qui constitue un obstacle pour le développement de la culture
laïque française
Mais malgré la propagation du discours
assimilationniste et le développement de la rhétorique sioniste,
comme réaction à l'antisémitisme occidentale, une tendance
dans les milieux juifs de Tunis, s'était jointe à l'élite
musulmane pour discuter et développer les revendications à
formuler pour l'ensemble des Tunisiens, sans distinction de religion. Mais les
tentatives d'action politique commune, entre juifs et musulmans, n'ont pas eu
le plus souvent de suite et "les efforts des nationalistes tunisiens pour
recruter des juifs ont tourné court . Les juifs, attirés par la
politique, n'ont pas rejoint les partis nationalistes " ( 3 ) .
En somme, le discours juif modéré soutient le mouvement national
d'une façon critique . Il conteste les fondements idéologiques (
A ) des partis nationalistes tunisiens et discute même
les moyens d'action politique ( B ) entrepris par leurs cadres
.
A - Critique des fondements du
nationalitarisme
S'opposant au discours assimilationniste d'une
frange de l'élite juive tunisienne qui prônait l'extension de la
juridiction française à toute la Communauté juive en
Tunisie, le groupement Les Jeunes tunisiens, avait lui aussi une
forte opposition à cette demande et avait proposé un programme de
réorganisation de la justice pour l'ensemble des Tunisiens, musulmans et
juifs, fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs
judiciaire et administratif ( 4 ) . Mais toujours est-il , une
inquiétude demeurait exprimée par l'élite juive sur leur
situation et leur
____________________________________________________________________
(1) Cohen-Hadria E., Du protectorat français à
l'indépendance tunisienne , souvenirs d'un témoin socialiste .
Nice : Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine , 1976,
p.20 . (2) Goldstein D., Libération ou annexion , aux chemins
croisés de l'histoire tunisienne -Tunis : MTE, 1978, p.360 (3) Valensi
L., "Espaces publics , espaces communautaires aux XIX et XX
siècles " Confluences Méditerranée ,1994, n°10,
p.104. (4) Bach-Hamba M., La justice tunisienne, Imprimerie Nationale ,
Genève, 1917, p.20.cité par Rahmouni K., Info juridiques,
n°4/5-juin 2006,p.32
statut dans le nouvel Etat à construire où
l'islam constitue un tout qui absorbe la croyance, le culte et le droit .
Gaston Smaja, un membre de cette élite, affirmait en 1925,
s'adressant à un militant tunisien musulman qui lui reproche son
francisation : " Que feront-ils donc les juifs tunisiens
dans le nouvel Etat musulman ? Puisque nationalité et religion ne font
qu'un " ( 1 )
Malgré l'abandon, à travers le Pacte
fondamental de 1857 et la constitution de 1861, de la conception classique de
la nationalité en droit musulman, considérant comme sujets
tunisiens les musulmans ainsi que les juifs résidant dans la
Régence, le mouvement national ( le Parti libéral
constitutionnel ) adopte en 1920 une argumentation juridique religieuse,
basée sur les préceptes de l'islam, pour réfuter la
thèse de la naturalisation . Pour l'élite musulmane,
nationalité et religion se confondaient pour ne former qu'une seule
chose : l'Umma . Alors, ce système de
normativité constituait un enjeu de contestation du pouvoir colonial et
un levier de lutte nationale ( 2 ) . Mais cette démarche n'a pas
été partagé par l'élite juive de l'époque
où une partie d'elle s'était jointe à l'élite
musulmane pour discuter des revendications à formuler concernant
l'avenir du pays .
En dehors des assimilationnistes et des sionistes,
l'élite juive éprouve une certaine sympathie vis-à-vis du
nationalisme tunisien dans la mesure où il réclame plus de
liberté et d'égalité et de participation dans "la gestion
des affaires du pays ". Mais elle s'opposait au nationalisme en tant
qu'idéologie considérée comme une source d'exaltation des
différences . Elle reproche essentiellement au nationalisme tunisien de
ne pas être laïc, c'est-à-dire séparant le religieux
du politique, et de s'appuyer sur la tradition islamique, revendiquée
comme élément d'unité nationale. En effet, " la
conscience nationale des Tunisiens se confond avec la conscience religieuse, de
sorte que patriotisme et religion ne font qu'un dans le coeur des Tunisiens
musulmans "(3 ) C'est précisément en raison de cette fusion
que les juifs tunisiens se sentaient rejetés en dehors de la conscience
nationale tunisienne. Ce nationalisme tunisien refuse aux juifs le droit de
revendiquer la nationalité française et les considère
comme des sujets perpétuels du Bey et non comme des êtres libres
d'adopter une autre citoyenneté qui les traite sur un pied
d'égalité et non comme des protégés, des
dhimmi-s
L'attitude des nationalistes tunisiens
inquiétaient l'élite juive à tel point que Gaston
Smaja, chef de file des assimilationnistes, s'adressa aux nationalistes en
ces termes : " Vous réclamez une Constitution ! Affirme-t-elle la
laïcité de l'Etat tunisien et l'accès de tous sans
distinction de religion à toutes les fonctions de l'Etat, même au
poste de Premier ministre, même aux postes judiciaires ? " (4 )
____________________________________________________________________
(1) Journal "L'Avenir social" , Tunis du 26 avril
1925 , cité par Allagui A., op cit, P.207 (2)Allagui A., op cit, p.207.
(3) Nataf C., "La tentation de l'assimilation française " in
Fellous S., Dir. de , op cit , p.216. (4) (1) Nataf C., op cit , p.226 .
Outre le fondement religieux du nationalisme
tunisien et l'exaltation de la haine d'autrui, les juifs anticolonialistes
critiquaient le mouvement national dans son action politique
B - Critique de l'action politique
L'élite juive, adressait un grief principal
aux nationalistes tunisiens, en sus de la référence religieuse
sur le plan idéologique, c'est "le manque de
célérité dans les décisions audacieuses et le
manque surtout de l'expérience". Les nationalistes, (surtout le vieux
Destour ) favorisaient dans leur tactique "la fixation dans
l'intransigeance. N'ayant rien à espérer des autorités
française , les nationalistes penchèrent de plus en plus vers le
rejet du protectorat dans un sens réactionnaire"(1) .
Pour Cohen-Hadria " le retour à l'islamisme devait amener
les destouriens à adopter vis-à-vis de la France une attitude
intransigeante et à avoir une peur inconsidérée du moindre
compromis tactique . Comme la fin du protectorat n'était pas dans un
avenir prévisible, ils étaient condamnés à un
immobilisme absolu, ponctué de loin en loin de longs
télégrammes de protestation répandus
généreusement à travers le monde entier, mais qui ne
changeaient rigoureusement rien à rien " (2 )
Les raisons tactiques de cet immobilisme sont dues
à la manière d'appréhender la politique. En effet,
"les dirigeants nationalistes, mêmes ceux qui n'étaient pas
des avocats , abordaient l'activité politique à la manière
des avocats. Ils présentaient leurs revendications au Bey et aux
autorités françaises tels des avocats soutenant leur cause devant
le tribunal . Ils ne pensaient nullement aux compromis. La politique devait
être pure, une affaire d'idéal plutôt que l'exercice de
l'art du possible " (3).
Dans ce cadre, on peut expliquer aisément,
la référence religieuse dans l'idéologie d'un mouvement
national qui puise ses sources dans le constitutionnalisme occidental . Ces
nationalistes "après avoir cherché à imiter le
colonisateur, font un pas vers le conservatisme pour amener les masses
à une prise de conscience nationale " . Or, cette élite
musulmane occidentalisée doit se dévouer entièrement au
changement et doit être politiquement efficace pour prévenir la
formation d'un mouvement réactionnaire. Le retour au conservatisme
dénote d'une approche erronée de l'action politique et un "
certain manque de confiance dans les masses qu'une répugnance de risquer
quoi que ce soit dans la lutte de modernisation " ( 4 ) .
A partir des années 1930, l'opposition ferme
au nationalisme tunisien s'altérait du fait de la déception de
l'élite assimilationniste des autorités coloniales
refusant la naturalisation
____________________________________________________________________
(1)Goldstein D., op cit, p.498. (2) Goldstein D., op cit,
p.498. (3) Goldstein D., op cit, p.499. 41) Goldstein D., op cit , p.432
massive à l'instar de l'Algérie par le
décret Cremieux de 1870. Alors, elle commençait à
émettre
les mêmes critiques que les nationalistes musulmans
à l'encontre du Congrès eucharistique de Carthage de 1932. Elle
recevait, par ailleurs, avec bienveillance le nouveau courant destourien ( le
néo-destour ) qui exprimait sa volonté, dans son organe de presse
l'Action tunisienne , de défendre les Tunisiens sans
distinction de religion
En réalité, une adhésion plus
marquée et militante des juifs tunisiens dans l'anticolonialisme s'est
faite à travers le mouvement social et politique avec des facettes
syndicale, socialiste et communiste. Il s'agit d'un soutien alternatif au
mouvement national à travers les partis politiques pluri-ethniques .
§ II - Un soutien alternatif par les partis
pluri-ethniques
L'élite juive tunisienne, profondément
imprégnée du franco-judaïsme, de l'idéologie
républicaine et laïque et formée par l'école publique
française, s'était montrée fidèle à cet
enseignement et à ces principes dans la pratique et dans les prises de
position politique .
D'un autre coté, le classement des partis
politiques pluri-ethniques parmi les organisations franchement
anticolonialistes est sujet à discussion . En dehors du mouvement
national, les organisations politiques et syndicales existantes en Tunisie
dans les années 1920-1930 ne sont que le prolongement
géographique des organisations de la Métropole et elles ne sont
jamais allées dans leur revendication jusqu'à la demande
intégrale de l'indépendance nationale. Cependant, on peut
affirmer aisément qu'elles ont joué un rôle important dans
la critique de la politique coloniale dans le but de modifier le régime
du protectorat avec l'appui des Français libéraux .
L'adhésion politique des juifs actifs
tunisiens s'est répartie entre l'action syndicale (A)
et l'action politique ( B ) à travers les partis de
gauche : socialiste ou communiste.
A - Soutien à travers l'action
syndicale
Nombreux sont les juifs qui avaient
intégré les entreprises coloniales et étaient devenus
ouvriers et employés . Ils avaient pris part aux luttes syndicales aux
cotés des autres ouvriers des autres confessions ( musulmans et
chrétiens ) et des autres nationalités (français, italiens
et maltais ). Ainsi, à travers la lutte syndicale, les juifs tunisiens
ont contribué à la lutte contre l'exploitation coloniale et
à la prise de conscience de la lutte syndicale contre " le
système qui protège et encourage la spoliation des autochtones
" ( 1 )
Le mouvement syndical avait été un
facteur de prise de conscience chez beaucoup de juifs qui ont participé
à la reconstitution du mouvement syndical au sein de l'union
départementale de la C.G.T. qui avait pris, en 1946, le nom d'Union
syndicale des travailleurs de Tunisie (U.S.T.T. ) (2)
Ainsi plusieurs juifs tunisiens avaient fait leur
première initiation à la vie politique à travers
l'institution syndicale. D'autres, par contre, étaient passés
par les partis politiques socialiste et communiste
B - Soutien à travers l'action politique
L'adhésion de la judaïcité
tunisienne aux partis politiques et la participation de son élite dans
le débat des idées ont eu lieu depuis l'établissement du
protectorat en Tunisie. L'antisémitisme de la droite française
n'a pas laissé le choix à d'autres alternatives pour les juifs
tunisiens que d'adhérer à la gauche républicaine
française qui se composait essentiellement, en premier lieu, de
socialistes, puis, et depuis 1920, de communistes
1 - La Fédération socialiste de Tunisie
( F.S.T. ) : Cette fédération était
constitué depuis 1908 sous l'impulsion d'Albert Cattan,
médecin juif tunisien qui sera pendant plusieurs années son
secrétaire général. Cette fédération est
admise à la S.F.I.O en 1912. Mais depuis 1921 et après la
victoire de la révolution d'Octobre 1917 et la constitution de
l'U.R.S.S., cette fédération se scinde et donne lieu à
deux fédérations, l'une socialiste réformiste et l'autre
franchement communiste .
L'adhésion à l'une ou à l'autre
fédération ne repose sur aucun critère ethnique ou racial,
ce qui a encouragé un nombre très important de juifs tunisiens
à adhérer et à diriger ces deux groupements à
l'instar de bien d'autres d'origine chrétienne ou musulmane . Cependant,
malgré le caractère politique de ces deux
fédérations, on ne peut les classer parmi les organisations
anticolonialistes du fait de leur lien organique avec les
fédérations de la Métropole ainsi que leurs programmes
d'action qui se limitaient à la critique de la politique coloniale et sa
revendication d'une politique plus juste dans le cadre de la "mission
civilisatrice de la France" en lui rappelant qu'elle a autant de devoirs que de
droits en Tunisie. Les deux fédérations
________________________________________________
(1) Kazdaghli H., op cit, p. 226. (2) Bessis J., Les
Fondateurs , index bibliographique des cadres syndicalistes de la Tunisie
coloniale (1920-1956). Paris: l'Harmattan,1985, p.19
constituaient un pôle de progrès,
d'égalité et de rationalisme qui a eu un effet attractif sur les
éléments de l'élite intellectuelle juive de la Tunisie
coloniale qui voulait dépasser, par l'adhésion à ces
organisations, les solutions conservatrices proposées au sein de la
Communauté d'origine .
Les jeunes juifs tunisiens issus de l'école
laïque française considéraient que "la question juive" en
Tunisie trouverait sa véritable solution à travers la
démarche prônée par la Révolution française
accordant la citoyenneté aux juifs. Mais ils restaient peu explicite
sur le type de concrétisation spécifique qui pouvait lui
être envisagée dans un contexte colonial .
En Tunisie, la composante majoritaire de la
population musulmane commençait à affirmer son identité
à travers un nationalitarisme moderniste qui, justement,
instrumentalisait la religion comme élément de mobilisation .
Alors, dans la mesure où ce mouvement constituait une protestation
contre l'oppression et la discrimination, il paraissait, pour l'élite
juive, légitime et inspirait uniquement la sympathie mais pas au point
d'y adhérer. En réalité, ce qui rendait peu nombreux les
constitutionnalistes juifs, n'était pas, croyons-nous savoir, ni la
référence à l'islam dans l'idéologie des partis
nationalistes, ni "le manque de célérité" dans l'action
politique mais c'était la crainte de leur isolement au sein de leur
Communauté religieuse. Les juifs tunisiens, ayant
développé un discours d'adaptation aux événements,
se gardaient de toute hostilité envers le protectorat qui avait
amélioré leurs conditions d'existence. Le rapport des forces
était en faveur de la France et l'idée de l'indépendance
du pays se perd dans le "vague d'un avenir aussi lointin que la
venue du Messie pour les israélites "(1)
Même ceux, minoritaires, qui
réclamaient la "Constitution", parmi l'élite juive tunisienne,
à l'instar des partis nationalitaires, le faisaient uniquement pour
obtenir un régime plus libéral et non pas jusqu'à la
demande de l'indépendance du pays. C'était donc plus qu'une
précaution oratoire, si l'élite juive sympathisante avec les
destouriens, souligna que la Constitution se tiendrait dans le cadre du
protectorat, et que " le but final serait la bonne intelligence aussi bien
entre Tunisiens et Français qu'entre musulmans et israélites "
( 2 )
Ainsi, la véritable rencontre entre
nationalistes musulmans et juifs tunisiens allait se faire sur le terrain de
l'action syndicale et politique. Beaucoup parmi eux étaient souvent
animés et dirigés par les militants du Parti communiste
2 - La fédération communiste tunisienne
(F.C.T.) : Toutes les sources s'accordaient pour dire que ce sont les
juifs qui avaient participé depuis le début des années
1920 à la mise en place de
la Section communiste de Tunisie ( 3 ) . Depuis la
création de cette Fédération communiste
(1) Smaja G., "la question de la naturalisation : A mon
ami Salah Ferhat du P.L.C." ,in Journal "Tunis Socialiste", Tunis le 16
décembre 1923, (2) Goldstein D., op cit , p.364 . (3) Kazdaghli H.,
"Trois participations tunisiennes dans les congrès mondiaux de
l'internationale communiste " Revue An-Nahj (Damas)
,1989,n°25, p.122 ( En Arabe)
en 1921 jusqu'à la deuxième Guerre Mondiale, ce
sont des juifs qui se sont succédés à la direction de ce
parti de gauche Les tunisiens musulmans ( 'Ali Jerad et Mohamed
Ennafa' ) n'ont atteint l'échelle de direction qu'après
1948. Le phénomène était notoire à un point qu'un
membre de la direction du parti communiste français ( le P.C.F. ), qui
séjourna en Tunisie pendant un mois, rédigea un rapport
adressé au Comité exécutif de l'Internationale communiste
en 1938 dans lequel il relève la question de la prédominance de
l'élément juif au sein du parti communiste tunisien (le P.C.T. )
( 1) .
Sur le plan strictement politique, l'intelligentsia
juive sort de sa réserve accoutumée et entre dans le combat
politique notamment au parti communiste, porteur de l'idéal d'une
société sans classes, sans discrimination et sans
antisémitisme. Peut-être, pourrait-on expliquer le succès
de ce parti auprès d'un grand nombre de l'élite juive tunisienne
par certaines similitudes entre le messianisme juif et le messianisme
socialiste, de sorte que pour beaucoup de juifs croyants -
révoltés par le "silence de Dieu" face au statut inférieur
des juifs ainsi que les persécutions - le passage d'un univers à
l'autre se faisait presque naturellement, suivant la logique d'une
sensibilité et d'une disponibilité en quête d'un
authentique objet d'investissement (2 ). D'ailleurs les jeunes militants juifs
passaient allègrement du sionisme au communisme et inversement surtout
après la Deuxième Guerre Mondiale ( 3 ).
Sur un autre plan , les juifs tunisiens , en
militant au sein du P.C.T., ne sont persuadés de servir les
intérêts de la Communauté dont ils font partie mais de la
société toute entière. Aussi bien, adoptent-ils
l'assimilation au peuple au milieu duquel ils vivent et prennent-ils part
à son combat pour la transformation de la société. De ce
fait, les juifs tunisiens se trouvèrent amenés à affirmer
leur appartenance à "la nation tunisienne" et à vouloir lier
leur destin à celui de leurs compatriotes musulmans (4) . Mais la
"révolution prolétarienne" , qui réalisait la
libération des peuples coloniaux en maintenant des liens avec le peuple
de la Métropole , semblait préférable à
"l'indépendance" pour laquelle luttaient les partis nationalitaires ,
dont rien n'assurait qu'elle serait favorable aux minorités ( 5 ) .
Cependant "la révolution prolétarienne"
promise et tant attendue ne s'était pas réalisée ni dans
la Métropole ni dans la Régence, alors que l'indépendance
nationale, en 1956, était une vérité palpable . Cet
événement a marqué un tournant dans le discours juif en
Tunisie car il a entraîné un changement dans la condition des
personnes. La Communauté juive en Tunisie se divise suivant leur
allégeance à l'Etat nouveau : Juifs de nationalité
tunisienne et Juifs étrangers
____________________________________________________________________
(1) Kazdaghli H., op cit, p.231. (2) Tapia C., op cit ,
p.211. (3) Tapia C., op cit, p.222. (4) Sebag P., op cit , P.207. (5) Sebag
P., op cit, p.208 .
Section 2 - Le discours juif et l'Etat national :
le temps des choix
" Le 20 mars 1956, la pulsion nationale parvient
enfin à la surface de l'histoire. L'âme de Tunis flotte sur ses
terrasses. Le pays tout entier accourt, culbute, éclate sa nouvelle
identité"(1). L'indépendance tunisienne a marqué un
tournant dans la vie de la Communauté juive en Tunisie. L'accession de
la Tunisie à la souveraineté a entraîné des
changements profonds dans l'organisation des pouvoirs publics comme dans la
condition des personnes. Déjà, la Communauté juive se
divise en deux sur un critère plutôt juridique :
les nationaux et les étrangers . Les juifs étrangers ( de souche
et naturalisés ) ont été amenés à suivre la
colonie française et italienne principalement dans leur retour vers
l'Europe. En revanche, les juifs de nationalité tunisienne se sont vu
reconnaître les mêmes droits et devoirs que leurs concitoyens
musulmans. Les nouveaux dirigeants de l'Etat national se sont attachés
à réaliser l'intégration de la minorité juive
à la Communauté nationale. Les changements touchaient le statut
personnel au niveau des sources du droit applicable et de la juridiction
compétente. Ils ont atteint aussi les institutions communautaires par
une tunisification évidente.
Cette politique, qui donnait aux juifs tunisiens les
droits les plus étendus en tant qu'individus appartenant à une
minorité communautaire, mais leur refusait toute existence en tant que
Communauté minoritaire, marquait en fait une rupture radicale avec la
condition qui avait existé sous le régime du protectorat
français. Mais malgré ces mesures touchant le statut des
personnes, les juifs tunisiens n'ont pas été amenés
à quitter le pays.
En fait l'indépendance de la Tunisie imposa
aux juifs autochtones un choix difficile et douloureux. Nombre de juifs ne
voulaient ni émigrer à destination d'Israël ni aller
s'établir en France, et ils restaient en Tunisie sans avoir à
prendre d'autres décisions que celle de ne pas en prendre. Pour les
porter à demeurer dans le pays natal, malgré les changements
auxquels il fallait s'attendre, il faut l'existence de bonnes raisons et un
grand effort d'extrapolation pour chasser de l'esprit "les vieux
démons" qui reviennent d'une façon cauchemardesque. Pour faire
face à cette situation d'indécision, les pouvoirs publics, dans
le but de "calmer" les esprits troublés, il est vrai , par l'exode d'une
grande partie des juifs de Tunisie soit à Israël soit en France,
ont pris des mesures d'intégration ( § I ) pour
endiguer la panique régnante. Il est vrai qu'Israël et la France
constituaient deux pôles d'attraction d'un puissant aimant où
dans son milieu se trouvait la Communauté juive de Tunisie. Ceux qui
sont restés, malgré la déchirure, ont joué la carte
de l'espoir et ont préféré la terre natale sur la Terre
promise occidentale ou orientale. Mais après quelques années et
tout compte fait, la désillusion s'installait dans l'âme et "le
désenchantement" touchait leur discours, l'émigration (
§ II ) devenait l'ultime choix
____________________________________________________________________
(1) Béji H., Désenchantement national , Essai
sur la décolonisation - Paris: F.Maspéro, 1982,p.9
§ I - Les mesures d'intégration
Ceux des juifs, qui ont décidé
à demeurer dans le pays, ont été devant un dilemme entre
leur attachement à une patrie où ils étaient nés
leurs ancêtres depuis 2500 ans et étaient enracinés et
à laquelle leur mode de vie était accordé d'une part, et
tout autant aussi la crainte d'affronter une vie nouvelle dans un pays inconnu
d'autre part. Etre juif ne s'identifie pas obligatoirement avec l'Etat
d'Israël et être "dans l'air du temps" ne veut pas dire
émigrer en France .
En fait, tous ceux qui sont restés ne
faisaient pas leur demeure en Tunisie dans le même esprit. Les uns,
grands bourgeois, restaient parce qu'ils avaient des biens considérables
(propriétés urbaines, entreprises industrielles, exploitations
agricoles, etc.) qu'ils ne pouvaient réaliser d'un jour à
l'autre sans envisager l'avenir avec crainte. D'autres, appartenant à la
classe moyenne, demeuraient parce qu'ils étaient persuadés que le
nouveau régime leur permettra de continuer à exercer leur
profession dans les mêmes conditions d'avant et de
bénéficier en conséquence de la même aisance,
surtout qu'ils ont reçu des hautes autorités du pays que la loi
serait la même pour tous. Ils ne cherchaient pas à participer sur
le plan politique mais espéreraient pouvoir y terminer leurs jours dans
leurs pays. D'autres enfin, une élite juive (l'intelligentsia), les
anciens anticolonialistes, restaient aussi mais en affirmant vouloir prendre
une part active à la construction nationale comme les patriotes
tunisiens qui ont participé à leur manière au mouvement
national et à la libération du pays du joug du colonialisme. Ce
sont des juristes ( avocats et magistrats ), médecins, industriels,
banquiers, enseignants, grands commis d'Etat.
Les trois catégories voulaient montrer par
leur engagement qu'il y avait , pour les juifs de Tunisie, une autre voie que
la participation au peuplement de l'Etat d'Israël ou l'assimilation
à la nation française , et qu'elle pouvait être leur
intégration dans "la nation tunisienne" ( 1 ).
Pour tous ceux qui prenaient le pari de rester dans
le pays, l'Etat national leur a offert des mesures d'intégration dans la
société relatives à leurs droits ( A )
ainsi qu'une nouvelle organisation communautaire ( B ) .
___________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit, p.288
A - L'octroi des droits
Auparavant, ces droits existaient dans des textes
épars ou dans des usages administratifs. La nouvelle volonté
politique de l'Etat national était de les affirmer d'une façon
solennelle et de les codifier dans des textes spécifiques. Ces droits se
répartissaient entre les droits politiques et les droits civils
1 - Les droits politiques : Le parti
"destourien" s'est employé à doter le pays des institutions d'un
Etat moderne en donnant les mêmes droits et les mêmes devoirs
à tous ses nationaux sans distinction de religion. Les textes,
définissant l'organisation des pouvoirs publics, ont assuré
à tous les tunisiens, musulmans et juifs, les mêmes droits
politiques. En application du décret du 6 janvier 1956, qui
définit les modalités d'élection des membres de
l'Assemblée Constituante, les juifs ont pu prendre part aux
élections. Un candidat, de confession juive , inscrit sur la liste
"d'union nationale" du parti destourien (le néo-destour) , fut
élu : André Baruch.
La Constitution adoptée par
l'Assemblée Nationale Constituante fut promulguée le
1erjuin 1959. Ce texte organique a affirmé la primauté
de l'islam ( Article 1 ) tout en reconnaissant aux autres confessions le droit
d'exister. L'article 6 stipule que :" La République tunisienne
garantit la dignité de l'individu et la liberté de conscience, et
protège le libre exercice des cultes, sous réserve qu'il ne
trouble pas l'ordre public ". Ainsi, ils étaient
assurés de ne subir aucune discrimination dès lors que la
constitution proclamait l'égalité de tous les citoyens sans
distinction de race ou de confession : " Tous les citoyens sont
égaux quant à leurs droits et leurs devoirs. Ils sont
égaux devant la loi " ( l'article 6 de la constitution ) .
A la seule exception de la charge de chef de l'Etat
, les juifs pouvaient donc être appelés à exercer tous les
mandats s'ils figuraient sur une liste de candidats , toutes les charges
ministérielles si l'un parmi eux était désigné par
le Président de la République , et toutes les fonctions si
quelqu'un d'eux y était appelé par une décision
ministérielle .
En pratique, il y eut un juif élu à
l'Assemblée Nationale Constituante ( 1956 ), à la première
Assemblée nationale législative ( 1959 ), ainsi qu'à la
seconde ( 1964 ). Il y eut un ministre juif dans le gouvernement de l'autonomie
interne ( 1955 ) ainsi que dans le gouvernement de l'indépendance ( mars
1956 ). Cependant, l'amenuisement accéléré des effectifs
de la minorité juive dû à l'exode d'une grande partie
à d'autres destinations amena , légitimement, les dirigeants du
pays à estimer que la présence des juifs dans les hautes
instances de l'Etat n'a plus de justification politique et de
représentativité. Il n'y eut plus de ministre juif au
gouvernement depuis 1959 et de député à l'Assemblée
depuis 1969. Mais les juifs continuèrent à exercer les droits que
la constitution de 1959 avait accordés à tous les citoyens, sans
distinction de confession .
Assimilés à leurs compatriotes
musulmans en matière de droits politiques , les juifs tunisiens le
furent aussi en matière de droit civil
2 - Les droits civils : le statut personnel .
Quelques mois après l'accession de la Tunisie à
l'indépendance, les Autorités du pays décidèrent
d'apporter un certain nombre de réformes en matière de statut
personnel en substituant aux dispositions traditionnelles du droit musulman
classique et éparpillé entre deux rites (malékite et
hanafite), une réglementation codifiée et applicable à
tous. Un Code du statut personnel (C.S.P.T.) réglementant le mariage, la
filiation, le divorce et les successions fut promulgué par un
décret du 13 août 1956 et complété par le
décret du 19 juin 1959 qui réglemente le testament et ses
modalités .
Ce nouveau code du Statut personnel qui ne
s'appliquait initialement qu'aux tunisiens musulmans fût, aux termes de
la loi du 27 septembre 1957, rendu applicable à tous les tunisiens,
quelle que fût leur confession et il réglemente, à partir
du 1er octobre 1957 le statut personnel des juifs tunisiens au lieu
et place du droit mosaïque .
Sans s'étendre sur les dispositions du code
mais juste on marquera les points sur lesquels il a signifié, pour les
juifs tunisiens, un changement notable : le mariage et le régime
successoral :
a - Le mariage : Il a apporté trois
nouveautés pour les futurs époux juifs tunisiens :
+ L'âge requis pour le mariage est celui de la
puberté pour le droit mosaïque ( 12 ans pour la femme et 13 ans
pour l'homme ). Le nouveau code tunisien l'a fixé à 17 ans pour
la femme et 18 ans pour l'homme .
+ Alors que le droit mosaïque autorise le mari à
avoir plus d'une épouse, le code de statut personnel a mis la polygamie
hors la loi devenant un délit passible de peine .
+ Le droit de répudiation unilatérale
accordé au mari juif par un simple acte de divorce (Get) est
interdit et toute dissolution du mariage ne peut se faire qu'à travers
un divorce judiciaire prononcé par un Tribunal à la demande des
conjoints moyennant une indemnité destinée à
réparer le préjudice causé .
b - Le régime successoral tel qu'il
résulte du droit mosaïque exclut les filles de la succession de
leur père s'il y a un ou plusieurs frères; il accorde au fils
aîné une part double de celle des fils puînés ( le
droit d'aînesse ); le mari recueille la totalité des biens de sa
femme décédée en l'absence d'enfants nés de leur
union; la femme est exclue de la succession de son mari et n'a droit qu'au
versement du douaine mentionné dans sa ketoubah (
acte de mariage ) et est obligée de s'incliner à l'institution
du lévirat sauf dénonciation expresse.
La substitution, au statut personnel mosaïque,
d'un statut personnel défini par une loi applicable à tous les
citoyens sans distinction de confession constituait un progrès pour les
juifs que leur intelligentsia au début du XX siècle a vivement
critiqué et a demandé l'amendement constatant les
conséquences fâcheuses. Mais une partie de l'opinion juif tunisien
a regretté que le législateur tunisien ait rendu applicable aux
juifs tunisiens une législation d'inspiration musulmane surtout
lorsqu'il accorde aux fils une part double de celle des filles; il attribue
aussi au mari survivant à sa femme le quart de ses biens s'il y a des
enfants de leur union, la moitié si elle n'en laisse pas; et la femme
survivante à son mari le huitième de ses biens, s'il laisse des
enfants, le quart s'il n'en laisse pas ( Article 143 du C.S.P.T. ) .
Par ailleurs, la loi du 27 septembre 1957 rendant le
C.S.P.T. applicable aux juifs, édicte en même temps la suppression
des tribunaux religieux (Tribunal rabbinique de Tunis et Tribunal du
Chari'a). La disparition du Tribunal rabbinique, malgré
l'émoi parmi les membres de l'élite juive traditionnelle,
était la conséquence logique de l'adoption d'un statut personnel
défini par une loi applicable à tous, sans distinction de
religion sous l'égide de juridictions civiles et non religieuses. Il ne
se trouve personne pour s'élever contre une mesure qui tendait à
l'intégration des juifs dans la nation tunisienne ( 1 ).
La politique d'intégration des juifs dans la
nation tunisienne ne tarda pas à mettre à jour une réforme
des institutions communautaires mises en place depuis la fin du XIX
siècle .
B - Une nouvelle organisation communautaire
La réforme des institutions communautaires
fût réalisée par la loi du 11 juillet 1958 . Elle
prévoit que tous les chefs lieu des gouvernerats du pays , doit
être créer une "association cultuelle israélite " ,
constitué par tous les israélites des deux sexes ,
âgés de vingt ans accomplis .
Chaque association cultuelle sera
gérée par un conseil d'administration, issu d'une élection
à deux degrés. Au premier degré les israélites,
sans distinction de nationalité, élisent "une assemblée
générale" constituée par des israélites de l'un ou
de l'autre sexe, âgés de trente ans accomplis et de
nationalité tunisienne, au nombre de 50 à 100 membres. Au
deuxième degré, les membres de l'assemblée
générale élisent parmi eux les membres du conseil
d'administration, au nombre de 5 à 15 .
____________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit , p.292
Les associations cultuelles juives ont pour objet
:
+ L'administration du culte israélite et la gestion des
biens mobiliers et immobiliers leur appartenant, l'organisation et l'entretien
des synagogues, le service des inhumations et des pompes funèbres , le
service de l'abattage rituel, du pain azyme et des produits
alimentaires cacher avec le concours des rabbins de leur gouvernerats
et conformément aux normes édictées par le Grand-Rabbin de
Tunisie .
+ L'assistance à caractère cultuel aux indigents
de confession israélite .
+ L'organisation de l'enseignement religieux et la gestion des
établissements qui le dispensent , conformément à la
législation en vigueur .
+ L'élaboration d'avis sur toutes les questions
intéressant l'exercice du culte israélite que le gouvernement
jugera utile de les consulter, et notamment le Grand-Rabbin de Tunisie .
Les ressources des associations cultuelles
proviennent des revenus des biens qu'elles gèrent, du produit des taxes
spéciales instituées à leur profit suivant la
réglementation en vigueur, des dons, legs, offrandes et
rétributions des cérémonies et services religieux, des
cotisations internationales et les subventions des collectivités
publiques .
Le même texte a dissout en même temps le
conseil de la Communauté israélite de Tunis et les diverses
Caisses de bienfaisance et de secours israélite sur tout le territoire
national et a dévolu leur patrimoine et leurs attributions - durant un
délai de trois mois - à des comités provisoires de
gestion du culte israélite dont les membres sont désignés
par arrêté ministériel (Art. 17 et 18 )
Cette nouvelle législation comportait de
réels progrès sur la législation antérieure
puisqu'elle étendait le principe de l'élection à toutes
les communautés juives du pays et qu'elle faisait participer aux
élections les femmes aussi bien que les hommes. Mais des observateurs
(1)ont pu constater que la population juive n'accueillit pas avec faveur la
nouvelle loi qui se traduisait dans l'immédiat par le remplacement du
Conseil de la communauté juive de Tunis, issu d'élections en
1955, par une commission provisoire de gestion du culte israélite,
formée de membres désignées par l'administration. Cette
réforme a fait l'objet de réserves d'autant plus nettes que la
mise en place des associations cultuelles fut remise sine die, et que
la mission des comités de gestion provisoires fut définitivement
prorogée alors qu'elle devait rester uniquement trois mois pour la
période transitoire ( 1 ).
En réalité certains historiens ( 2 )
avançaient l'idée selon laquelle la transition de l'ancien
régime au nouveau aurait pu se dérouler dans de meilleurs
conditions si de sérieuses
___________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit, 293 . (2) Sebag P., op cit, 294.
(3) Sebag P., op cit , p.294.
divergences ne s'étaient fait jour entre les dirigeants
de la Communauté juive en Tunisie et les autorités tunisiennes
survenues avant la promulgation du texte de l'organisation communautaire.
Cette dissolution était voulue par les autorités, parce que le
conseil de la Communauté n'avait pas donné son approbation
à la désafectation du grand cimetière de l'avenue Roustan
(actuellement Habib Thameur) qui constituait une enclave très vaste (
6,5 hectares ) et dont le gouvernement devait faire un jardin public
appelé " Le Passage" (1). Le conseil de la Communauté s'y refusa
: il fut dissout par la loi du 11 juillet 1958. Le même jour, le
Grand-Rabbin intérimaire de Tunisie était titularisé dans
son poste par la seule autorité laïque .
Il apparaissait, après l'accession de la
Tunisie à l'indépendance, que la politique d'intégration
adoptée par les pouvoirs publics donnait aux juifs comme aux musulmans
les mêmes droits politiques, le même statut personnel en les
rendant justiciables des mêmes tribunaux . Il ne subsistait entre eux
d'autre différence que celle résultant de leur pratique de cultes
distincts .
Cependant, cette politique d'intégration a
mis fin à l'autonomie relative dont avait bénéficié
pendant des siècles la Communauté juive dans le cadre de l'Etat
musulman. Dans ce cas , existait-il encore des conditions favorables pour
l'évolution du discours religieux juif en Tunisie? On a vu auparavant
que le discours religieux a subi un schisme : une occidentalisation et une
sionisation. L'espace réel et le milieu propice de ces discours est en
réalité en dehors de la Tunisie . C'est pour cette raison que
malgré les mesures d'intégration prises par les nouveaux
dirigeants du pays , le discours religieux juif de Tunisie a subi un "
désenchantement" et a opté vers l'exode en dehors de son pays
natal d'origine .
§ II - L'émigration
Déclenchée notoirement depuis la
création en 1948 de l'Etat d'Israël et dès les
dernières années du protectorat, l'exode des juifs de Tunisie
s'est poursuivie en s'amplifiant dans les années qui ont suivi
l'accession de la Tunisie à l'indépendance. L'exode a
touché, non seulement les juifs français, mais encore les juifs
tunisiens .
Les juifs de nationalité française
étaient affectés par les mesures, au lendemain de
l'indépendance, de tunisification du personnel administratif. Alors,
ces juifs, à l'instar de tous les français furent invités
" à demander leur remise à la disposition de la
Métropole " (2) sauf pour le cadre enseignant ( instituteurs et
professeurs ) qui sont régis par un accord culturel entre
(1) Sebag P., op cit, p.294. (2) Ibid p.294
les deux pays . Pour les autres , exerçant dans tout
les secteurs de l'économie tunisienne , réagirent comme tous les
français en se persuadant de leur extranéité en Tunisie et
qu'il y a lieu de quitter tôt au tard ; alors mieux valait le faire sans
tarder . En trois ans , la moitié de la population française ont
quitté le pays .
Les juifs de nationalité tunisienne
n'auraient pas dû être affectés par les changements que
connut le pays au lendemain de l'indépendance, dés lors que les
textes constitutifs de l'ordre nouveau accordaient les mêmes droits
à tous les citoyens, quelle que fût leur religion et que les
hauts dirigeants du pays proclamaient l'égalité de tous les
nationaux devant la loi. En octobre 1956, le Président Bourguiba est
intervenu auprès du Raïs Jamel Abdenasser pour que les juifs
tunisiens établis au Caire ne fussent pas atteints par les mesures
d'expulsion, décidées contre les juifs d'Egypte. Il entendait
par-là qu'il ne fait pas de distinction entre nationaux qui ont les
mêmes droits à la protection de l'Etat (1) .
Mais malgré la bonne volonté des
autorités du pays traduite à travers les nouveaux textes
instituant l'égalité de tous, les juifs de Tunisie ne devaient
pas tarder, les uns après les autres , à quitter la terre
natale pour des raisons multiples ( A ) mais à des
destinations préconnues (B).
A - Les raisons de l'exode
Le départ auquel n'avait jamais pensé
les juifs restants va être vécu comme "un arrachement pour la
plupart " et comme "l'échec d'une vie qu'ils croyaient
consacrer à la Tunisie " (2). D'autres ont cru bien faire de
rester afin de pouvoir continuer "à militer pour que change la
société, à apporter une contribution à la
réflexion sur les moyens de ce changement " (3). Ils croyaient
fermement que " le combat, le leur , était donc celui des autres
tunisiens " mais sans ignorer que " leur condition de juifs ne leur
donnaient pas tout à fait les mêmes possibilités qu'aux
arabe, mais ils sentaient qu'ils devaient lutter pour faire reconnaître
leur citoyenneté à part entière (4) .
Au fil des jours, il n'y a plus de vie communautaire
car les tendances distinctives se dégageaient à travers des
comportements d'individus ou à la limite de groupes d'individus . A
travers ce déclenchement du mouvement de départ, on peut
déceler les raisons de cet "exode" :
Extérieures et intérieures .
_________________________________________________________________
(1) Haddad Ch., Juifs et Arabes, cité par Sebag P.,op
cit p.312 (2)Sllama B.,"La déchirure" . Confluences
Méditerranée ,1994,n°10,p.130. (3) Naccache G.,
Cristal-Tunis, Ed.Salambo,1982,p.143. (4) Naccache G., op cit , p.143
1- Des raisons exogènes
a - L'arabisation de l'Administration :
Promu au rang de langue officielle de l'Etat, l'arabe
devient pratiquement la seule langue en usage dans les
ministères de souveraineté (justice, défense,
intérieur) et dans l'administration régionale. Le
français demeure toutefois à être utilisé comme
langue de travail dans d'autres services techniques de l'administration .
Par ailleurs, l'arabisation concerne le personnel
à recruter. Le souci légitime du gouvernement d'ouvrir largement
aux musulmans, longtemps frustrés, les emplois dans l'administration,
les banques, le commerce, le barreau, les hôpitaux, etc.,.
réduisit d'autant les possibilités des juifs, au demeurant pour
la plupart arabophones très médiocres (4) . Mais certains
pensent que "la montée de cadres tunisiens, ne se fait pas selon
les règles de méritocratie, ni même pour récompenser
des services rendus pendant la lutte nationale, mais selon l'appartenance
à la majorité musulmane " (1). Alors "une vexation ou
une concurrence déloyale avec les collègues musulmans au travail
" (2) devenaient une monnaie courante et "c'est triste de le dire , la
vie a donné raison à ceux qui partaient " (3). Ainsi, grand
nombre, de nationalité tunisienne et de confession juive, finirent par
partir à l'exception de ceux qui s'estimèrent trop avancés
en âge pour recommencer leur vie dans un autre pays .
b - La discrimination confessionnelle
: En dépit des textes législatifs accordant à tous les
nationaux les mêmes droits et les mêmes devoirs, les Tunisiens
juifs ont souffert d'un certain nombre de discrimination de fait. Tout d'abord
au niveau du recrutement, ils furent tenus à l'écart des
ministères de souveraineté comme si on doutait de leur loyalisme.
Ensuite, au niveau de la promotion et l'avancement pour certains qui
travaillaient déjà, ont été
déresponsabilisés des emplois fonctionnels. Enfin, la
discrimination touchait des secteurs d'activité où la nouvelle
administration favorisait systématiquement les entreprises musulmanes
par rapport aux juives. Elle accordait largement des licences et des
autorisations d'activité aux uns et privait d'autres, ou donnait
à contre coeur. Il en est de même pour le concours financier des
établissements de crédit(4). Par ailleurs, les agents du fisc
s'acharnaient volontiers sur les entreprises juives que musulmanes et taxaient
plus lourdement les premiers. Alors le comportement de tous ceux qui
exerçaient une parcelle de pouvoir persuadait les juifs qu'en
dépit des déclarations officielles et des lois de la
République, ils ne seraient jamais traités comme leurs
concitoyens musulmans. Alors, ils prenaient la décision de partir
dès qu'ils le pouvaient .
. (1) Kazdaghli H., "L'engagement des juifs dans
l'anticolonialisme" , op cit, p.235. (2) Valensi L., "Espace public", op
cit, p.107. (3) Haïk M.-A., entretiens et témoignages
avec Kazdaghli H., op cit, p.234 . (3) Haïk M.-A., op cit, p.235 .
(4) Sebag P., op cit , 296
c - La politique économique :
Après avoir fait pendant quelques temps un libéralisme
économique, les pouvoirs publics optèrent pour un
développement planifié de l'économie en vue de promouvoir
une forme de "socialisme destourien". Les juifs ont été peu
enclins à faire partie de coopératives dont la gestion leur
échappait, se trouvaient cantonnés dans un secteur privé
durement concurrencé par le secteur de l'Etat. Alors, làs des
difficultés d'approvisionnement et de la modicité des contingents
alloués, ils décidèrent de vendre leurs fonds de commerce
et de partir. Hormis quelques rares réussites individuelles, les
entreprises économiques juives se trouvèrent
étouffées par un socialisme autoritaire qui finit par dresser les
couches de la population en 1969. Mais le retour de l'économie
libérale en 1970 constata la disparition des entreprises
économiques juives .
3 - Des raisons endogènes
a - Le complexe minoritaire : La
réduction lente mais certaine, au fil des ans, des effectifs de la
population juive avivait chez ceux qui restaient un complexe de
minorité. Dans un pays où une politique d'intégration est
menée par des mesures législatives, l'autonomie de la
Communauté est battue en brèche et le complexe minoritaire surgit
du fait de la sensation d'être exposés à toute
éventualité de la part de la majorité que l'Etat ne
pourrait ni prévenir ni endiguer. Cette crainte est d'autant plausible
et papable que l'histoire de cette Communauté est plein
d'événements de vexations et de brimades mais jamais, il est
vrai, faire l'objet d'une explosion de violence meurtrière.
Déjà, dans les années 1960 le milieu etait propice au
développement de ce genre de crainte surtout à l'échelle
régional arabo-musulman où le problème palestinien planait
sur la conscience collective des peuples et qui ne cessait de donner à
la minorité juive des raisons de s'inquiéter. En Tunisie, par
deux fois, l'inquiétude prit le caractère d'une panique qui fut
à l'origine de départs nombreux : la première fut au cours
de la crise qui affecta les relations franco-tunisiennes par l'exigence du
gouvernement tunisien de l'évacuation immédiate de la base de
Bizerte par l'armée française. Pendant les
événements tragiques, un bruit court que les juifs à
Bizerte s'étaient rangés à coté des Français
et leur avaient prêté main-forte. Il n'en fallut pas d'avantage
pour que les juifs se croient menacés de représailles et ne
prennent, dans la précipitation, la décision de partir à
l'exemple des milliers de Français qui quittèrent la Tunisie,
l'année de Bizerte en 1961 .
La deuxième épreuve de
l'inquiétude générale des juifs tunisiens fut la
journée du 5 juin 1967 pendant la guerre israélo-arabe. Ce
jour-là à Tunis, des manifestations se
déclenchèrent, qui rencontrent une opposition vaine des forces
de l'ordre, dans les rues de la concentration de la minorité juive,
détruisirent des magasins et mettaient à feu la grande synagogue
de l'avenue de Paris. Malgré la condamnation de la tournure des
manifestations par le Président de la République le soir
même et sa promesse d'indemniser les préjudices, la nouvelle vague
de départ précipités se déclencha aggravant le
complexe minoritaire de ceux qui restèrent .
b - La désunion des familles .
Alors que tant de raisons poussaient les juifs à partir, ceux qui y
demeuraient possédaient des biens qu'ils hésitaient à
vendre ou parce que dirigeaient des entreprises, somme toute prospères,
ou encore parce qu'ils pouvaient continuer à exercer leur profession et
à gagner leur vie. Ils restaient aussi bien souvent parce qu'ils
n'étaient plus de première jeunesse et qu'ils hésitaient
à se lancer dans l'aventure d'une transplantation qui exigeait une
complète reconversion ou bien qu'ils attendaient que leurs enfants aient
fini leurs études supérieures en France ou qu'ils aient le temps
de s'y faire une situation. En somme, il n'y était pas une famille qui
ne fût divisé : Tunisie, Israël et France. Cette
désunion est provisoire et chaque famille entendait bien mettre fin un
jour à une séparation dont elle souffrait. Dès que les
circonstances s'y prêtaient, ceux qui étaient restés
partaient à leur tour, pour que la famille dispersée fût
à nouveau réunie .
S'il est relativement aisé de dégager
les raisons multiples qui ont amené les juifs à quitter le pays,
il est assez difficile d'établir à quel rythme s'est fait cet
exode après l'indépendance. Les statistiques tunisiennes ne
distinguent plus , au recensement comme à la sortie ou l'entrée
dans le pays, Tunisiens juifs et Tunisiens musulmans. Lors du recensement
général de la population du 1er février 1956,
les Tunisiens juifs étaient au nombre de 57 786. Au début de
l'année 1970 on l'estimait de l'ordre de 10 000 âmes ,
c'est-à-dire les effectifs se réduisirent de plus des 4/5.
A l'heure où nous sommes( l'année 2007
), la Communauté juive ne doit pas dépasser trois milles (3 000
)âmes dont le quart se trouve encore à Jerba et la plus
grande partie dans la capitale. Il y a peu de jeunes dans cette population,
lesquels jeunes vont en France parfaire leurs études ou carrément
en Israël effectuer leur "alliah" (1)
Par ailleurs il y a de bonnes raisons de penser que
l'exode des juifs vers la France, qu'il est difficile de cerner, s'est fait au
même rythme que l'exode des juifs vers Israël sur lequel il y a de
données précises. Ce qui est sûre, c'est la destination; ce
qui est improbable, c'est le retour .
B - La destination
Depuis l'année 1970, les effectifs de la
population juive ont continué de s'amenuiser. Sans avoir
été jamais contrainte par les circonstances à un
départ massif et précipité, elle a fourni chaque
année son contingent d'émigrants à destination
d'Israël ou de la France. Dans l'un ou l'autre cas, c'est le discours
alternatif qui a fini par s'imposer : le sionisme ou L'assimilationnisme, ce
qui a accentué le " déchirement" du juif tunisien du fait de son
___________________________________________________________________
(1) Haddad Ch. "En rapide survol : l'histoire des juifs de
Tunisie ", in Site LeBorgel.com, visite le 17 juillet 2007 sous
n°29738 .
"déracinement"
1 - L' 'Aliyah tunisienne à
Israël
L'émigration ( 'Aliyah )
à destination d'Israël des juifs de Tunisie dans les années
qui ont suivi l'indépendance tunisienne se répartissait comme
suit (1):
1956 6 543 1961 1
600 1966 677
1957 2 667 1962 2
093 1967 878
1958 1 326 1963
904 1968 1 321
1959 425 1964
816 1969 1 685
1960 509 1965
933 1970 1 363
Total : 23 740
A ce chiffre s'ajoute ceux qui avaient
émigré avant 1956 et après 1948 qui s'élevaient
à 28 260 (2). Les premiers 'olim ( immigrants ) d'avant 1956
ont fait leur 'aliyah par adhésion au discours sioniste . La
seconde vague , celle qui a suivi après l'indépendance , a
été récupéré tardivement par le même
discours mais surtout désillusionnée et
désenchantée du discours des dirigeants de l'Etat-nation qui
insistait sur la " Communauté Nationale " .
Les caractéristiques socioculturelles
rendaient compte de la place qui a pu leur être faite dans la
société israélienne . Ce sont des éléments
de la population les plus modestes et les plus traditionalistes qui sont
"montés" à Israël , alors que l'élite
éclairée ou aisée a choisi la France. Ainsi a-t-on pu dire
que l'aliyah tunisienne représentait l'émigration d'un
"corps social amputé de ses élites" (3). Sans
qualification aucune, ils ne pouvaient prétendre qu'aux emplois modestes
et moins rémunérés. Les Twansa-s entraient dans
la distinction des sefardim et des ashkenazim qui hantait
depuis longtemps la conscience de la société israélienne .
Les juifs occidentaux n'ont pas hésité à expliquer ces
disparités de niveau de vie par de prétendus traits ethniques des
juifs venus des pays arabes ( sefardim ), par "inaptitude à la
pensée abstraite " donc, en dernier analyse, par
infériorité raciale (4). L'impression générale est
que les juifs ashkénazim -occidentaux considéraient tous
les sefardim-orientaux , dont les Tunisiens, avec mépris et
peut-être de pitié ou même de peur mais rarement avec esprit
fraternel. La nouvelle société israélienne avait
hérité de toutes les disparités qui existaient auparavant
en Tunisie entre Grana-s ( livournais ) et Twansa-s .
Les juifs tunisiens qui contestaient en Tunisie, après
l'indépendance, l'abolition du droit
___________________________________________________________________________
(1) Ben Simon D., et Errera E., Israéliens (des juifs
et des arabes )- Paris : s.d.,1989, p.74-75. (2) Ben Simon D et Errera E., op
cit , p.75. (3)Sebag P., op cit , 301. (4) Sebag P., op cit , p. 302
mosaïque du champ d'application et son remplacement par
le C.S.P.T, se trouvaient confrontés, une fois arrivés en
Israël, au même phénomène c'est-à-dire la
substitution à l'ancien droit mosaïque par le nouveau droit civil
israélien d'inspiration laïque et anglo-saxonne, qui contribue
largement à l'occidentalisation de l'institution familiale ( L'Etat
d'Israël a élevé l'âge légal au mariage,
interdit la polygamie et garantit l'égalité de l'homme et de la
femme dans le mariage et ce depuis 1953 ). D'ailleurs, l'accès à
une meilleure connaissance de la langue hébraïque s'est
accompagné d'un affaiblissement de la pratique religieuse. Les normes
adoptées par l'Etat d'Israël, l'esprit laïque des enseignants,
l'influence des modèles populaires par les médias ont
amené les nouvelles générations à prendre leurs
distances à l'égard des croyances et des rites séculaires.
La résistance de ces juifs traditionalistes en Tunisie, pays d'origine,
à l'occidentalisation, et à la déjudaïsation qu'elle
entraînait, a cessé sur le sol de la " Terre
retrouvée " et s'est transformé en résignation.
De la culture judéo-arabe et du discours
religieux systématisé en Tunisie, les juifs Twansa-s
n'ont gardé qu'un coté exotique comme l'engouement pour la
musique arabo-orientale, prédilection pour la cuisine tunisienne ,
célébration de certaines fêtes à caractère
familial comme la Se'udah Ytro et Rosh-hodesh le-banot et
un attachement à une forme traditionnelle de la piété
populaire qui constitue le culte des saints ( le maraboutisme ) : on
célèbre chaque année l'anniversaire du décès
du Rebbi de Gabes ( Sud tunisien ), Haïm Houri, inhumé
à Beer Sheva ( Bir As-sabo' ), appelé Hiloula de
Neguev ( An-Naqab ). La visite de sa tombe (Ziyara ) a
remplacé, pendant un certain temps, le pèlerinage à la
Gh'riba de l'île de Jerba en Tunisie ..
Les traits culturels que l'on rencontre surtout
parmi ceux qui sont venus de Tunisie à un âge avancé, sont
plus rares et plus effacés chez leurs enfants, nés et
formés en Israël. Il est peu probable qu'ils se transmettent de
génération en génération surtout avec le pouvoir
d'assimilation de la société israélienne .
Les assimilationnistes, quant à eux, avec
ceux qui ont reçu une instruction à l'occidentale, ont fait la
France comme destination .
2 - L'établissement en France
Il est difficile de suivre le mouvement
d'émigration des juifs de Tunisie à destination de la France. Il
n'existe pas une base statistique car ni le pays d'origine (la Tunisie ) ni le
pays d'accueil ( la France ) n'ont fait de distinction fondée sur la
religion entre nationaux, comme entre étrangers .
L'émigration à destination de la
France, amorcé dans les dernières années du protectorat,
s'est poursuivie au lendemain de l'indépendance, en connaissant des
fortes poussées lors de la crise de l'évacuation de Bizerte en
1961 et la guerre israélo-arabe de 1967 au Moyen-Orient. Cette
émigration a porté sur la presque totalité des juifs de
nationalité française, italienne et une grande partie des juifs
de nationalité tunisienne. On estime à près de 60 000, sur
un total de 125 000 émigrants, le nombre de juifs de Tunisie qui on
émigré en France (1), lesquels ont été plus
nombreux (plus de 58 % ) que ceux qui ont émigré en Israël
.
L'origine sociale des juifs de Tunisie qui ont
émigré en France est parfaitement connue . Tout d'abord, les
juifs de nationalité française, la plupart aisés (
Médecins, avocats, négociants ), puis les juifs de
nationalité tunisienne, eux, appartenaient en partie à la classe
aisée ( Médecins, avocats, etc. ), en partie à la classe
moyenne (Commerçants, employés de banques, etc. ) et en partie
à la classe ouvrière qualifiée (2) .
Si la migration en Israël a
représenté la transplantation d'une population traditionaliste,
gagnée et récupérée par le discours sioniste et
amputée de ses élites, la migration en France a
représenté la transplantation d'une population socialement
différenciée et moderne, préparée et imbibée
déjà par le discours assimilationniste pendant le protectorat,
comprenant la presque totalité de ses élites et qui entendait
bien s'adapter à un pays dont elle parlait la langue et dont la culture
lui était plus ou moins familière .
A l'opposé des juifs de nationalité
française qui venaient à la Métropole avec les droits des
citoyens et bénéficiaient à ce titre des mesures de
rapatriement ( Prime d'installation et prêts de reconversion ), en sus de
leurs droits de transférer leurs fonds et de déménager
leurs biens , les juifs de nationalité tunisienne, au contraire, ne
pouvaient avoir, en France, que le statut d'étrangers et pour vivre dans
"l'Hexagone" devaient obtenir un permis de séjour et une carte de
travail. Mais surtout, ils quittaient la Tunisie sans possibilité de
déménagement des biens et sans être autorisés
à transférer leurs avoirs : 20 kilos de bagages et un dinar
tunisien en poche en sus d'un montant dérisoire en devises, c'est tout
ce que le législateur tunisien permettait à ses nationaux
d'emporter (3).
Toutefois, les migrants juifs tunisiens furent bien
accueillis par l'Administration française qui leur facilita le
séjour et le travail, sachant qu'ils sont culturellement aptes à
s'intégrer car appartenant déjà au courant
assimilationniste, d'autant que le pays d'accueil était en plein boom
économique et cherchait la main d'oeuvre. Ces juifs ont
bénéficié, en outre, des aides multiples
_____________________________________________________________________________
(1)Taïeb J., " Le grand exode des juifs de Tunisie (
1949-1975)" in Cultures juives méditerranéennes et
orientales , Collectif - Paris : s.d., 1980 , p.205 . (2) Sebag P., op cit,
p.305 (3) Touati E., "Avec un dinar en poche". Revue
L'Arche -Paris,1961,n°57, p.30, cité par Sebag P., op cit,
p.313 .
des institutions d'assistance et de solidarité relevant
du Fonds social juif unifié ( F.S.J.U. ) et.des subventions de
l'Américain Jewish Association ( A.J.A.) (1). Tous, avec ces aides et
facilités, n'ont pas tardé à vivre mieux qu'ils n'avaient
vécu dans le pays qu'ils avaient quitté.
Les juifs de nationalité tunisienne n'ont
pas tardé à demander leur naturalisation française, et ils
ont été d'autant plus nombreux à l'obtenir que les
conditions d'accession à la nationalité française
étaient plus aisées à remplir dans le Métropole
qu'elles ne l'étaient en Tunisie au temps du protectorat. Ainsi s'est
estompé, peu à peu, la distinction qui existait d'abord entre
juifs de nationalité française et juifs de nationalité
tunisienne, du moins sur le plan juridique, puisqu'il n'y a eu désormais
que des juifs d'origine tunisienne, devenus français de plus ou moins
longue date .
La vie en France a affecté les croyances et
les pratiques religieuses des juifs de Tunisie . Si nombre d'entre eux ont
continué à pratiquer le judaïsme ( observance stricte des
interdits alimentaires, accomplissement des rites canoniques de la naissance et
de la mort, célébration des fêtes de l'année
liturgique et la présence aux offices synagogaux ), il y a d'autre,
nombreux, appartenant à des familles évoluées qui se sont
éloignés de toute forme de pratique et avançant dans la
déjudaïsation. Mais il y a d'autres, qui en réaction contre
des parents déjudaïsés, ou désillusionnés
politiquement et appartenant à l'ancienne gauche anticolonialiste
tunisienne, ont fait un retour à un judaïsme strictement
observé, éclairé et conforté par une connaissance
renouvelée de la Bible et du Talmud (2).
Déjà en Tunisie, tenants du discours
assimilationniste, et maintenant établis en France, ces Twansa-s
sont en voie d'intégration totale avec toutes les
conséquences qui en découlaient sur le plan culturel et cultuel.
Alors , pour ne pas être dissous dans la société
française, une réaction "d'orthodoxie" se développa parmi
eux qui tenait un discours mi-religieux m--sioniste selon lequel la France
devrait être une simple étape et que le juif est censé
"monter" à Israël. Mais il y en a relativement peu qui
adhéraient à ce discours et songeaient à quitter leur
terre d'accueil et à faire leur 'aliyah ; " les
transplantés en voie d'assimilation affirment , malgré leur
sympathie pour Israël , leur lien indéfectible avec la France
" (3) .
Les juifs de Tunisie ont acquis, au cours de leur
existence pluriséculaire sur la terre tunisienne, un certain nombre de
traits culturels dont il est aisé d'établir : langue
parlée, folklore, superstition, musique, danse, cuisine, etc. Mais on
ne trouve actuellement chez les
____________________________________________________________________________
(1) Sebag P., op cit, p.306 . (2) Schnapper D., Juifs et
Israélites - Paris, 1980, p.68, cité par Sebag P., op cit, p.
213. (3) Idem, p.116
juifs d'origine tunisienne que des lambeaux de ces traits
surtout chez les enfants nés et formés en France. Le
pèlerinage à Lella Ghriba dans l'île de Jerba (
Sud tunisien ) chaque année constitue pour eux une forme de
rétablissement de ses traits, outre le développement des centres
de recherches en France et la périodicité des colloques tenues
dans les deux rives de la méditerrannée (1).
Cependant la question demeure posée : comment
croire que les traits culturels en voie de disparition puissent constituer le
fondement d'une identité culturelle digne de ce nom ? Les juifs de
Tunisie, établis en France, peuvent fort bien affirmer leur
identité en demeurant fidèles aux croyances et aux pratiques de
la religion juive. Mais " vouloir le faire en se réclamant d'une
culture judéo-tunisienne évanescente " et en essayant de
ressusciter et de développer un discours religieux en dehors de son
milieu natal ( la Tunisie ) " ne saurait être que la poursuite d'un
fantasme " (2). On peut naturellement transporter partout où on va
sa religion avec soi mais le discours inhérente à la religion est
difficilement transplantable ; il doit être développé et
systématisé dans le milieu où il est destiné . Etre
juif en France n'est pas être juif en Israël, le premier doit se
faire discret sous peine d'être ridiculisé, le second s'exhibe en
plein public par des mouvements d'autiste devant le mur de lamentation
(1) Ben Simon D., Les juifs de France et leurs relations
avec Israël - Paris, 1988, P.198, cité par Sebag P;, op cit ,
p.213.. (2) Sebag P., op cit, p. 220 .
CONCLUSION
Tout au long de notre modeste étude, on a
cherché à dégager les grands lignes du discours religieux
juif en Tunisie. Fait important , la production et la systématisation de
ce discours était devenu, depuis le XIX siècle, non plus
l'exclusive des rabbins, les professionnels du religieux , mais du ressort de
la nouvelle élite moderne. La prise en charge de ce discours par les
intellectuels juifs s'était faite en douceur et sans heurts : les
rabbins n'ont pas parjuré les nouveaux penseurs de la condition juive.
Les intellectuels, de leur part, n'ont pas attaqué ces " gardiens du
sacré ". Le débat entre les premiers et les seconds, à
travers la presse écrite, en tant que nouvel espace public, a
porté sur le coté culturel ( statut social, succession, vie
sociale, etc. ) et n'a pas touché nullement le coté cultuel . "Le
salive coule pas le sang et l'excommuniation n'était pas dans l'ordre
du jour".
Par ailleurs, on a tenté d'aborder la
manière dont la collectivité juive percevait son statut de
minorité au sein d'une société a majorité
musulmane à travers l'affirmation d'une identité culturelle
basée sur des mythes fondateurs qui trouvent leur ancrage dans leur
histoire millénaire, et lui donne une légitimité de
présence et d'appartenance à la Tunisie depuis la période
phénicienne. Toutefois, et malgré l'accumulation historique, le
"choc de la modernité " n'a pas épargné cette
communauté. Par ce fait, certaines convictions ont été
altéré et l'érosion a balayé certains dogmes .
L'arrivée des juifs livournais ( Grana-s
), depuis le XVII siècle jusqu'à l'aube du XX
siècle, a ébranlé le caractère redondant du
discours religieux juif et lui a donné un contenu variable et
revendicatif. Alors ce discours va osciller entre deux référents
culturels : le classicisme et le modernisme. Ce débat, en forme
d'antagonisme, perdurait, entre les deux groupes jusqu'au 1864, année de
révolte de Ali Ben Ghedahom .
L'articulation de 1857 - 1861, à travers le
Pacte fondamental et la Constitution octroyés par le Bey, constituait
un événement majeur. La dynastie husseinite, depuis son
accession au trône depuis 1705, semblait avoir associer les juifs
à son pouvoir à travers une politique de fonctionnarisation des
notables juifs. Mais en réalité, cette participation ne profitait
qu'à une élite liée au pouvoir par des
intérêts économiques notoires. Avec les textes de 1857 -
1861, c'est l'égalité qui était affirmé
solennellement entre musulmans et " Gens du livre" .
Le "choc colonial ", constituant un défi
à relever pour la majorité musulmane , était par contre
"l'âme sur un cheval" pour une grande frange de la Communauté
juive, et une occasion en or, à ne pas rater, pour l'émancipation
effective et l'accession à " l'espace public". La réticence des
autorités coloniales vis-à-vis des juifs autochtones pour leur
implication totale dans la vie sociale et politique, par calcul politique ou
par respect des formes antérieurement établies, semblait un motif
suffisant pour l'engagement de l'élite juive dans le combat politique en
vue d'une reconnaissance totale des droits civils et politiques, à
l'instar de la Métropole. L'extension de la couverture juridictionnelle
française et l'assouplissement des conditions de naturalisation
étaient les deux leitmotiv pour se débarrasser du joug du
pouvoir beylical autoritaire et de la juridiction rabbinique jugée
archaïque.
Trois moments ont vu la métamorphose du
discours juif en Tunisie : l'entrée des livournais dans la
société musulmane avec ses implications culturelles. En second
lieu, le fait colonial avec son arrière plan civilisationnel. En
troisième lieu, la percée du discours sioniste dans la
Communauté juive depuis le début du XX siècle, avec son
alternative déracinante. L'indépendance de la Tunisie constituait
pour le discours juif le "désenchantement" total et la
désillusion d'une frange traditionaliste qui a parié sur la
possibilité d'un nouveau pacte de citoyenneté en Tunisie . Entre
les textes juridiques posés depuis 1956 et la pratique factuelle de tout
les jours, un grand champs discursif, rempli de non-dits, commença
à s'élargir. La judéité est une espèce en
voie de disparition .
Cette Communauté disparaitra ou, au
contraire, se maintiendra-t-elle et, un jour, se retrouvera-elle dans la
prospérité ?. La solution en fait se trouve au Moyen-Orient. Si
la paix s'installe, comme chacun le souhaite et les palestiniens, peuple
chassé de son territoire, recouvrent leurs droits les plus
élémentaires ( un Etat vivable avec un territoire
vérifiable ), dans ce cas " bien de Twansa-s souhaiteraient
retrouver dans le calme et la sérénité les sources de
leurs pères et leurs aieux ".
Ce modeste mémoire ne peut donc se terminer
que sur un espoir de paix pour tous et en particulier , pour une
Communauté , qui a vécu 25 siècles sur le même sol ,
et que les aléas de la politique et des discours déracinants a
éloigné de ses sources historiques , dont elle garde , sous tous
les cieux où elle se trouve , actuellement , une profonde nostalgie
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TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
5
PREMIERE PARTIE
UN DISCOURS A CONTENU VARIABLE 13
CHAPITRE 1 - UN DISCOURS RELIGIEUX DE
COHABITATION
Section 1 - La judaïcité et
l'Etat beylical 16
§ I - Protection
discriminatoire 16
A - Un statut de
protegé 16
B - Différenciation
vestimentaire 17
§ II - Intégration
communautaire 18
A - Contribution cultuelle
19
B - Contribution culturelle
22
Section 2 - La judaïcité et
l'Occident 26
§ I - Un discours revendicatif
27
A- La protection: Extension de la couverture 27
juridictionnelle
1 - Critique du
système charaïque 28
2 - Critique du
système rabbinique 29
B- L'échappatoire:
L'acquisition de la nationalité 30
§ II - Un discours
catégoriel 32
A - Les Twansa-s :
la frustration 33
B - Les Grana-s : la
supériorité 35
C - Les protégés
: l'immunité 36
CHAPITRE 2 - UN DISCOURS RELIGIEUX FLEXIBLE
41
Section 1 - Les hébraïques et le
changement de statut 41
§ I - Le statut juridique : du
Dhemmi au citoyen 42
A - Le Pacte fondamental de
1857 42
B - La naturalisation
française 46
1 - Naturalisation et
statut personnel 47
a- Le discours libéral
47
b- Le discours conservateur 48
c- Le discours réformateur 48
2 - Naturalisation et
Grand-Rabbinat 49
a- Un discours occidentalisant 50
b- Un discours indigène 50
c- Un discours conciliateur 51
§ II - Le statut politique: De
la soumission à
la participation
51
A - Le discours juridique
tunisien: les réformes 52
Du XIX siècle (
1857-1861 )
B - Le discours juridique
français: le levier 52
occidental
Section 2 - Les juifs et la mutation
discursive 58
§ I - L'adoption d'une nouvelle
langue 58
A - La période
Makhzen 59
B - La période
coloniale 61
§ II - L'adoption d'une
nouvelle culture 63
A - La
déjudaïsation
63
B - La
déshébraïsation
64
DEUXIEME PARTIE
UN DISCOURS A EVOLUTION INEGALE
68
CHAPITRE 1 - LE DISCOURS RELIGIEUX ET
L'IDENTITE
CULTURELLE
71
Section 1 - Affirmation d'une culture
judéo-arabe 72
§ I - Les mythes fondateurs
d'une sociabilité durable 73
A - Une mémoire
collective spécifique 74
B - Les traditions et les coutumes partagées
76
1- Langue et écriture
76
2- Vêtements et parures
76
3- Magie et superstition
77
4- Le h'azaqat qandil
77
§ II - La stratification
sociale 78
A - Une élite active
homogène 78
B - Une diversité
ethno-culturelle 79
Section 2 - Altération de la culture
judéo-arabe 82
§ I - L'occidentalisation du
discours 83
A - L'apport discursif
nouveau: l'assimilation 84
1- Une certaine idée de la France
85
2- Une certaine conception du judaïsme 86
B - Les rapports discursifs
concurrents 87
1- La discursive traditionaliste
87
2- La discursive sioniste
88
3- La discursive nationalitaire
89
§ II - La sionisation du
discours 89
A - Un discours messianique
alternatif 90
B - Un discours messianique
évolutif 92
CHAPITRE 2 - LE DISCOURS RELIGIEUX ET LE
POUVOIR
POLITIQUE
95
Section 1 - Le discours religieux et le
mouvement national 96
§ I - Un soutien critique aux
partis nationalitaires 97
A - Critique des fondements du
nationalitarisme 98
B - Critique de l'action
politique adoptée 100
§ II - Un soutien alternatif
par les partis pluri-ethniques
A - Soutien à travers
l'action syndicale 101
B - Soutien à travers
l'action politique 102
1- La fédération socialiste de Tunisie
(F.S.T.)
2- La fédération communiste de Tunisie
(F.C.T.)
Section 2 - Le discours religieux et l'Etat
national : le temps
des choix
105
§ I - Les mesures
d'intégration 106
A - L'octroi des droits
107
1 - Les droits
politiques 107
2 - Les droits civils :
le statut personnel 108
a- Le mariage
b- Le régime successoral
B - La nouvelle organisation
communautaire 109
§ II - L'émigration
111
A - Les raisons de l'exode
112
1- Des raisons
exogènes 113
a- Arabisation de
l'Administration
b- Discrimination
confessionnelle
c- Politique économique
2 - Des raisons
endogènes 114
a- Complexe
minoritaire
b- Désunion
des familles
B - Les destinations de
l'exode 115
1 - L' 'Aliyah
( montée ) à Israël 116
2 -
L'établissement en France 117
Conclusion générale
121
Bibliographie
124
Table des matières
134